L’«ITINERAIRE INTERIEUR»>
DU PERE ANDRE MARC
Introduction & son ceuvre
En définissunt Yhomme « un @tre debout », le P. André
Mare se définissait un peu lui-méme. Ceux qui ont
connu ont gardé l'impression d'une grande unité, d'une
grande possession de soi, La fermeté du maintien, la
belle simplicité des traits et des attitudes, la lumigre et
Yattention du regard, la cordialité sobre de Pentretien se
retrouvaient dans lenseignement et dans Poeuvre écrite.
Tout, en lui, était d'un seul tenant : solidement articulé
et vivant d'une vie intense qui avangait toujours. Qu’il
rive ou qu'il parle, les mots retrouvaient, par leur ordre
et par le mouvement, leur séve et leur sens originels. Pour
Jui appliquer une de ses images, expression était « &
fleur dacte ». Elle était acte elle-méme, non ce bavardage
sérieux qui menace le professeur_et que Paul Valéry
eroyait habituel au prétre quand il le définissait : « le
préposé aux choses vagues ». Cette invasion du mol eat
condamné, phis qu'un autre, Je P. Mare. L’acte du signe,
« Yactivité signiflante, « constituait 1a donnée inépuisa~
ble de sa méditation. C’était pour lui comme un lieu iné-
taphysique oft se joignent et se révélent la profondeur
de la personne, univers qu'elle assume, et le Verbe qui
Jes sous-tend.
Il y avait 14 pour lui, un véritable carrefour des cho-
ses divines et humaines qu'il devait, sur le mode philo-
sophique, développer en trilogie : Psychologie Réftexive,
Dialectique de UAffirmation, Dialectique de TAgir. D'ou,
autour de ce centre, l'unité du trajet philosophique des-
siné par sa vie, refléé par ses ouvrages.
Ce trajet, le P. Mare, homme sans mystére et qui
'analysait et se cilait Iui-méme avec le détachement du
spéculatif et l’étonnante simplicité des enfants de Dieu,
nous en a donné I'essentiel en des notes encore inédi-182 P. FONTAN
tes dont voici quelques extraits : ils composent la plus
sire introduction & son ceuvre.
La rédaction de I'itinéraire Intérieur fut commencée
en janyier-février 1947. Le P. Mare avait alors cinquante-
cing ans et se trouvait — aprés une typhoide qui fit plu-
sieurs victimes autour de lui, le P. Descogs notamment —
en convalescence a Marseille. Le besoin d'écrire, d'une
facon détendue, & Vusage de ses intimes, salliait & Ia
méditation trés’sereine et comme impersonnelle de son
fond Ie plus personnel,
Aprés avoir noté, p. 1 (du manuscrit), ce qui, a nos
yeux, fut chez lui une vocation effectivement réalisé
‘dans le monde des idées construites : « Je révais de ma.
chines, au point qu’étre ingénieur dans les chemins de fer
me séduisait_», il démonte son propre mécanisme, s'ex-
plique Iui-méme, p. 2 :
Le philosophe est en moi Ie résultat de mon tempérament et de la
formation intellectuelle et spirituelle donnée par Ia Compagnie ; il est
1a synthise de homme et du seligieux. Ma vocation philosophique
est un développement de ma vocation ccligieuse ; et jfentends ces mots
comme exprimant une vérité de fait aussi bien qu'une niécessité logi-
que (...) Ma philosophie est la conséquence de ma foi et cette foi est
4 son tour justifiée par ma philosophic, sans que ces deux formes
Séquivatent, ‘puisqu’elles tradaisent deux démonstrations différentes et
complémentaires.
Ce texte est intéressant par ce qu'il dit, mais aussi
par ce qu'il dénote : un besoin extréme @unir dans la
distinction, et celui trés particuligrement de rendre ré
proques, sans les bloquer, le logique et le réel, Le terrain
de cette réciprocité est a’ ses yeux I’étre humain, dont la
contingence, étant celle d'une personne, porte "en elle-
méme, non sa contradictoire, mais sa justification, Cette
personne, Ie P. Marc T’atteindra, tout au long de son
existence, dans le Pére Marc, puisque la réflexion dont
il se prévaut a pour objet propre 1a compénétration du
singulier le plus proche et de Puniverse] le moins « sub-
jectif >.
Cette réflexion était la grande affaire. Sa nécessité,
son essence et sa méthode, devaient se faire jour lente
ment et avec effort. Résultat conditionné par un milieu
auquel le philosophe rend justice :ITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 133
Si je navais pas orienté ma vie vers la Compagnie de Jésus, il est
se que les préoccupations intellectuelles discernées aprés coup en moi
dane mes écudes secondaires n’auraient jamais affleuré & ma conscience
G) Je serais demenré tour extérieur 3 moi. Devenir cant soit peu inté-
tieur 3 moi serait un assez rude travail (p. 28).
On songe & Hegel transposant Virgile ; ¢ Tantae molis
erat seipsam cognoscere mentem >.
Mais le milieu ignatien ne nourrissait pas un philoso-
phe dont le systéme dévorerait tout, L’homme est d'abord
vaincu par Dieu, et il le reste. Sans écrire les confessions
de saint Augustin, notre ami dit ou suggére Vessentiel,
sur son enfance et les années décisives,
Quant au débat avec Diew, il fut violent et prolongé : je n’en
veux dite rien de plus (p. 22).
[Le] souci des fins deeniéees [qui fue d'un grand poids dans sa
décision d'entrer chez les Jéswites] devait me tester. Je le retrouverais
exigeant, une fois devenu professear. Mon systéme ne bouclerait qu’avec
Ja morale générale, lorsque j'aurais vu comment toutes les théories sur
Ja connaissance, la liberts, Itee, y permettent 3 homme de s Sxer
dans Vabsolu, c'esti-dice en Diew. Cetve tendance de mex réflexiont
se complétersit par une autce : définir Je sens de la porcte de ta per-
sonne humano-divine du Cl dans notre destinée (p. 27)
Mon (lection rédigée [3 Vissue de sa retraite de fin d'études]...
je ta fis fire au P. Vénal... : ¢ C'est un peric chef-d’euvre. » J'avoue
jque cette remarque me consola en me flattant davoir &é vaincu par
Dieu a force de logique franche.
Je cédais 4 un commandement intérievs, devenu iteésstible, et Diew
me poussait dans Ix Compagnie de Jésus I'épée dans les reins. Pourtant,
bien qu’ll déermin3t ma détermination, je ta savais ex je me savais
ibre, car je comprenais que, malgré mes tépugnances, elle répondait 3
ma vrsie nature, et que la gree, en sa puissance, était libérateice de
ma liberté ts faible. En accomplissant la volonté de Diew, j'accom-
plissais 1a mienne tcis cettainement.
Si plus tard, le P, Mare devait étre, en métaphysique,
Vhomme des antinomies fortement articulées et définiti-
vement vaincues, c'est a 1a faveur d'une victoire inté-
rieure, d’ordre spirituel, of notre philosophe a toujours
reconnu Ja libération de Ia pensée a Vintérieur de la foi
et par celle-ci,
A Poceasion de ses Exercices et de la Méditation du
Régne, il écrit, p. 34 =184 P. FONTAN
Je m'applique donc ce texte, qui me convient 3 fa letere : Fides
queccens intellectum... Je concluerai d’ailleurs, un jour, que la saison
humaine se définit céciproquement : Intellectus quactens fidem.
Notons Je terme ¢ définir >. M exprime sinon une
« essence > (abstraite) du moins ce qui est, pour le P.
Mare, « l'essenticl » de Ia vie de Vesprit : de la pensée
philosophigue, telle que sa conscience Videntifie en un
sujet lui-méme animé et comme accompli par Ia foi.
Crest dans ce contexte spirituel qu'il faut comprendre
les tudes philosophiques, d'abord infructueuses, de ce-
Jui qui n'est @abord qu'un éléve dans un « scolasticat >.
Je me disais expressément que toutes ces lecons ne m'apprenaient
aguére ce qui se passe dans ma téte, lorsque je pense, ni ce que cela vaut,
ni comment cela fonctionne (p. 46).
Exception faite pour le P. Auguste Valensin (avec
Jui « j'étais surpris... de découvrir quelque chose, que je
ecomprenais >, p. 47), Vimpression, en fin d'études, est
assez négative :
ime semblait... une pute acrobatie de concepts, rout
auire chose qu'une vie intérieute (p. 49).
Le trait de lumiére, aprés ce purgatoire assez naturel
aux fortes personnalités, vint d’ailleurs. Nommé profes-
seur de 3, le jeune Pere est obligé, pour sa classe, d’af-
fronter, 4 méme les textes et d’unc facgon concrete, le
probléme de la construction et expression de la pensée.
11 découvre les Exercices illustrés de Crouzet pour le
francais et le Jatin.
Aidés d'ouvrages sur l'art d’€crire, comme ceux d’Albalar er Lan-
son, ils furent pour moi le livre providentiel ow le canot de sauver
tage. (p. 54).
A ce contact, les textes
devenaient impensables hore de l'activite de Vauteur qui les avaient
Alaporés, et aussi bien hors de Mactivité du lecteur, qui i la suite de
Yauceur les reconsticuaic 4 son compre ex devenait capable d'en produite
d'autres personnellement (p. 55).
[Cette méthode} fut pour moi le lever du jour parce qu'elle était
pleinemeat xéflexive (p. 55).
Lienjew était une prise de conscience de soi par lo pensie expéri-
mentée dant son expression méme (p. 55).
JVavais compris que ta connaissance n'était pas inertie mais acti-
vité constcuctive paisqu'elle était essentiellement composition avantITINERAIRE INTERIEUR DU P, MARC 185
tee expression... LYintelligence a beau étre passive et recevoir, eels ne
Ini suffit pas pour comprendre si elle né ae donne activement ce qu'elle
resoit (p. 79).
Mais bien qu’elle conscruisit une représentation. 1a connaissance
frait autre chose que cette représentation. Elle était la pensée se mai-
tuisant, se possédant, se gouvermant au sein de cette représentation conse
traits, Elle était quelque chose de la personne vivante, qui se connait
élle-méme. Plas tard, je nommerai ceia : présence et lucidité d'esprit.
Liesprit conscruit sa ceprésentation pour croitre en présence d’esprit.
Le P. Mare anticipe délibérément sur ses propres for-
mules, ct aussi sur son propre systéme, dont la vue dis-
tincte viendra plus tard.
Je veux le répéser. Les résultats, que je discerne aujourd’bui dans
mes années de cégence 1917-1920. ne m'apparaissaient point avec cette
netterz, Je les avais véeus, je les avais reconnus, inventoriés. C’était
mieux ainsi. Puisque la connaissance s'appuie sur Uétre, ne fautil pas
d'abord iece en soi avant de se connaitre t (p. 84).
ier principe sera mis en ceuvre dans la psy-
chologie réflexive. L’étre de 1a connaissance, et la valeur
que cel éire emporte, ne seront pas dissociés. Toutefois
Te jugement de valeur ne sera donné sous une forme
pleinement distincte et explicite, qu'aprés une réflexion
sur la nature de notre activité intellectuelle, réflexion
constituant par elle-méme un temps fort de cette activité
Dans une philosophic fortement centrée sur la per-
sonne et son acte de penser, esprit pourrait sembler,
parfois, se satisfaire de lui-méme, n’était ce poids du
réel qui vient la lester, de Vextérieur et de V'intérieur tout
ensemble puisque la construction, loin d’étre gratuite, est
fonction dun donné effectivement recu, et que son mode
mental est fonction du sujet en tant qu’étre. Le principe
‘ agere sequitur esse » sera pris dans toute sa force, dans
toute sa profondeur,
— Le P. Mare quitte la régenee, La révélation philoso-
phique que furent pour lui ces classes d’humanités, va
trouver son développement et son application dans les
années qui suivent, consaerées & la théologie et & la pré-
paration au sacerdoce.
Le guide, ou plutot V'inspirateur, fut le P. Rousselot —
Veeuvre écrite du P. Rousselot,
is encore par lui. De sa thise, je retenais sar-
ic que Te véritable intelligible. le vrai con-
Ce der
Srallais vivee er je
tour le début, of il exposait186 P. FONTAN
maissable, ce n’était poine Mélément conceptuel, abserait, tes formales
de la connaissance, mais lesprit subsistant, donc la personne... (p. 83).
Plus que objet connu important était donc l'aetivité du connais-
sant qui se découvre et se posséde dans la maitrise et la possession des
expressions, par et dans Itsquelles il se donne sa représentation. Cette
remarque était capitale pour moi, car
1° je ne m’en Gtais guéce douté durant ma philosophic :
2 elle mettait en lumitre le fait de mon expétience de professeur
et Ies cendances cachées de toute ma vie ;
3° enfin elle me révélait que Ie sujet connaissant ne se saisit que
dans la saisie d’un objet. Au lieu d’étre un simple cogito cattésien tout
‘oceupé de soi, Ia conscience est relation, opposition sujet-objet.
Descartes, ou plutét le schéma eartésien, parait évité.
Kant le sera-t-il ? On sait comme il évile de clore le sujet
sur lui-méme, Il le produit seulement dans sa relation
aux contenus d’expérience. La conscience ne connait
delle que ce rapport, compris comme information,
structuration, des phénoménes par un réseau, transcen-
dental, de lois, Elle aura pour le P. Mare, une autre di-
mension : une intériorité qui la met en quelque sorte &
distance de cette tache. La conscience, & ses yeux, se con-
nail, non comme pur principe formel d’unité, mais comme
existence autonome, ouverte, par cette possession de soi,
Ia profondeur métaphysique de ses objets, atteignant
eeux-ci en leur existence propre. A Yappui de cctte these,
Je P, Mare ne craindra pas de citer telle formule, telle
intuition métaphysique de Kant, peu accordée au criti-
cisme, Ce dernier systéme, considéré dans ses exclusives,
représentait alors pour la pensée chrétienne la difficulté
typique, celle qu'il fallait affronter & tout prix non seule-
ment pour une apologétique de circonstance, mais parce
qu'elle paraissait naitre — indépendamment des contin-
gences historiques — de la eritique naturelle et de ling
vitable analyse du savoir humain. Nous verrons le P.
Mare reprendre & son compte et sur des bases trés per
sonnelles ce qu'il estimait étre 'effort de Kant, pour
aboutir & des conclusions opposées.
Lopposition était inévitable dans la mesure ot le
kantisme justifie cette conclusion de V. Delbos : « Kant
m’envisage le « moi » que comme principe des < for-
mes >, des « concepts >, des « idées >... Ainsi il pose abs-
traitement un moi qui n’est d'une certaine facon a per-
sonne... » (Figures et Doctrines de Philosophes, p, 257-258).ITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 187
Le P. Mare avait trop conscience d'une vie intérieure
profondément sienne pour se laisser prendre, un jour, aux
jéges de l’analytique. Et ceci d’autant plus qu’a cette
époque, et définitivement, ill prenait — au témoignage du
manuscrit — un sentiment trés ferme et trés vif de « son
rapport personnel & Dieu >.
Cette absence de soi hors de soi qui caractérise notre conscience 3
Tétat de voie, cette essentielle inadéquation de ce que nous sommes ¢t
de ce que nous connaistons de nous, Ie réle da monde extérieur dans
Ie processus d’intériorisation de ta connaissance, tout cela me formu-
lait ce que j'avais jusque-li vécu.... Avec 1a connaissance, V'amour et le
désir devenaient matigre 4 réflexion. parce qu’ils étaient un des élé-
ments de Ia connaissance et que je ne pouvais plus réfléchir sur elle,
sans céfléchic sur eax (p, 91)
Mais par-dessus tout, Diew jaillisait du cur de la conscience et de
Lette, non plus extérieur mais intériear 3 eux. II apparsissait présent
moi, en moi, comme je ne V'avair encore jamais va. Ce point éait
bien plus important. puisqu'il justifiair. comme vie pleinement bu-
maine, la vie chrétienne et la vie religieuse, en tamt que présence de
Dieu et présence i Diew. Pour moi ce fut une révolution, un véritable
émoi.
\Ce travail s'est schelonaé sur plusieurs semaines et sur plusieurs
mois de année 1921. Mais il eut sa conclusion soudaine durant le tri
daum de rénovation 3 I'Epiphanie 1922. ...Dans un instant, je ti
mon esprit le meud de toute ma vie. J’en fus remué pour plusieurs
jours au point d’avoir un peu de fitvre (p. 92).
Quelque fiévre a-t-elle précédé cette révélation ?
Quels furent, dans Vorganisme et l'affectivité, les res-
sorts de ce « moment » qu'il n’est pas nécessaire de
rapprocher de Descartes et de Pascal puisque l'un et
Yautre, quel que soit leur génie, s‘apparentent, en leur
‘< nuit’> lumineuse, A ces états de ferveur bien connus
dans les séminaires et les noviciats ?
‘Toujours est-il que, trés maitre de soi, le jeune P. Mare
rédige alors un texte dont la p. 6 (citée, p. 93 du Mémoire)
a beaucoup d’élan,
L’aorore pointait aprés Ta nuit, Les personnes et les choses b:
gnaient dans une clarté matinale et chaleurcuse, Jadis le P. Maitre
mavait dit qu'il me fallait quelque chose qui m’enthousiasmat Vame ;
Javais déonvert une pensée et un amoue, Diea, dont l'impérissable
jeunesse me ranimait.
Ges lignes, et d’autres semblables, montrent assez que
le P. Mare n’est un cérébral qu’en un certain sens seule138 P. FONTAN
ment, Sa Psychologie réflexive et sa Dialectique de PAgir
raltacheront sans doute Je dynamisme spirituel la con-
naissance comme suite naturelle et complément néces-
saire @un réalisme intellectuel encore bien imparfait.
Mais ce moment d’intelligence, qui constitue la pre-
mitre expression de esprit dans lordre analytique du
P. Marc, ouvre sur une ¢ présence d’esprit » que le con-
cept d'intelligence n’épuisera pas. Nous sommes en p
sence d’une intériorité si riche et si profonde qu'elle doit
étre visée A travers des activités distinctes dont chacune
exige Fautre et recoit de autre ume nuance nécessaire
4 son cxacte définition, L’expérience spirituelle dessinée
dans T'itinéraire, trés particuliérement celle de ces années
1920-1923 (le P. Marc a trente ans), ne s'accommode pas
dune version appauvrie.,,
Nous percevons assez bien, dés maintenant, Jes sources
vivantes de Peenvre, I serait un peu simple de Pexpliquer
par une conjonction providentielle des exercices de
Crouzet et des Exereices de saint Ignace, les premiers
représentant 1a méthode, et les seconds I’ame profonde.
La « méthode » se confond trop bien avec I’ « esprit »
puisquelle est attention du sujet & lui-méme & travers
Yaete et le mouvement. Elle-méme est un retour & inspi-
ration profonde de la pensée, de la communication, de
Faction.
Et ce retour et cette inspiration ne sont pas, par défi-
nition, chose impersonnelle. Ils engagent Ja personnalité
du P, Mare, telle que la vie et la méditation religieuses
Yoffrent & sa méditation philosophique : 4 la fois comme
objet et comme foyer actif de cette méditation. « Dans 1a
mesure oii le philosophe s'est allaché & la possession et
iption du réel, éeril H. Gouhier, ombre de Phomme
n se profile sur le monde qu'il voudrait offrir
a toutes les eréatures douées de raison. Si M. Gil-
son ct M. Maritain tiennent si_vivement a appeler ehré-
tienne la philosophie de saint Thomas, e’est qu’ils la con-
naissent trop bien par V'intérieur et, au moment oit Tuni-
vers des Sommes se met & tourner pour la joie intellec-
tuelle de tous les hommes, ils le sentent mi par la main
Wun sage chrétien. » (La Philosophie et son Histoire,
p. 44),
Aux approches de son ordination sacerdotale, 1a
sagesse chrétienne du religieux est arrivée a ce point de
maturation et de ferveur qui exige désormais, sur le modeITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 189
philosophique trés particulier A son tempérament, une
expression systématique, si Von entend par systéme,
moins Yordre formel des concepts que ordre naturel du
vivant,
1 était notoire que cette premiére prise synthétique de conscience
de moi étaic un tablean de ma vie et mon pas une doctrine théorique
intelleccuelle. Cetce intellectualisation serait te travail... du reste de ma
ie ; elle sera a la fois une mise en thé ‘et une compréhension plus
grande de ma vie intérieure... Je fus particulitrement aidé dans cette
tiche par les P-P. Costa de Beauregard, Delaye et Monier-Vinard. L’ap-
profondissement de notce tre et de motte connaissance serait un ap-
profondissement de notre vie surnatarelle, une intelligence plus grande
du Christ.
Savais un véritzble besoin de ¢ développement » ; je sentais que
développet ma pensée serait me développer tout entiet, que Mexprimer
serait me posséder mieux (p. 94)
Pour I'instant, et par la force des choses en ce climat
de retraite, le < développement » appartient surtout au
genre <¢ éerits spirituels ». L’émotion, qui vient de 1a
pensée animée par la foi, et qui nourrit cette méme
pensée, souléve la phrase et accueille l'image :
Je Tisais de Psichari Le voyage du Centurion et dans ses voies
diffécentes des miennes, je disccenais des ressemblances avec moi. Je
connaissais ¢ la royale iveesse de Vintelligence qui a secoué ses chai-
8 et qui se connait >. Je me reconnais dant Maxence, 4 qui il fal-
Iie « le pain de Ia eubstanticlle vérité, non pa dans les douces réve-
ries du corur, mais le vol sévéce de Mespric tendu vests 2 possession
Gieenelle >. Comme tui, je « ne cherchais plus la griserie du voyage.
car alle est trop parfumée, la teree of T'on s'est arrété : V'on ne navi-
gue plus sur les mers mauvaises parce que Ton a touvé le port et que
Tancee a ité jetée dans l'incomparable béatitade (p. 95).
Cette vibration du centurion jésuite va persévérer. A
bien regarder, elle transparait dans les longs débats de
Vanalyse réflexive... Nul divorce, chez le P. Marc, entre
les effusions du coeur et Palgébre de esprit,
Tl éerit & cette époque, & titre d’exercice, un ¢ sermon-
programme » qui fut « donné » devant ses maitres et
condisciples. Il y fait part de sa découverte et de son
orientation, Ce texte fut remarqué et fit impression.
« Décidément, mon vicux Mare, vous étes un esprit... »
Un professeur y discerne des traces de doctrines d'imma-
nence, Fait assez curieux et qui mérite d’étre souligné :190 P. FONTAN
il n’est pas sans explication, si Ton songe & certaines
phrases de ltinéraire. Ainsi, & Yoccasion du P. Rous-
selot,
Je séalisais que c'était la présence de Dieu en moi : rien d'autse
que ma présence 3 moi bien entendue, non pas forcément formulée,
‘mais auchentiquement véue ; conséquemment une affaire de tous les
instants comme les battements du ceur ou {a respication (p. 92).
Tout est, évidemment, de « bien entendre > la pré-
sence a soiméme, pour y trouver : « quelqu'un qui soit
en moi plus moi-méme que moi », ce « plus » désignant
Ja transcendance divine et consacrant, sans équivoque,
la distinction. Cette explication qui refuse de confondre
au moment of Pintimité la plus radicale se fait jour,
sera la tache trés importante du P. Marc en face du dan-
ger inhérent a la méthode réflexive, de clore sur elle-
méme la conscience, de la ramener, comme dit G, Marcel,
a cette chose « qui se réfléchit au'lieu de s'accomplir >.
Quelle que soit 1a valeur technique de sa dialectique
future, le P, Mare était, dés cette époque, trop réfrac-
taire A pareil glissement pour imaginer qu'un lecteur
Je soupconnat d’équivoque. Tout, en lui, s'opposait a la
« courbure réflexive >: son tempérament ouvert au monde
et trés particuliérement aux personnes ; son sens méta-
physique du rapport sujet—objet, fini—infini ; son sens
religieux surtout, d’oi nalt, dans’ une vie exemplaire de
préire, une conscience philosophique plus claire. Con-
science non pas de Dieu (Dieu n'est pas dans sa doctrine
objet présent d'intuition) mais de la situation concréte
qui nous référe a lui comme au principe de V’étre, objet
ultime de Vaffirmation et du désir. L'unité ainsi reconnue,
parce qu'elle n’est pas identité pure ni davantage confusion,
sexprimera dans un dialogue — a prigre — oi con-
vergent vers Diew toutes les affections d'un homme. Un
mot sur ces detniéres dans le eas du P. Mare : elles expli-
quent, en bonne pari du moins, les développements que
son ceuvre va consacrer a Pamour, et plus profondément
Yorientation et la structure dynamique de sa philosophie.
La vocation du P. André Mare n'est pas celle d'une
nature indigente que la vie religicuse < compléterait ».
Elle est Yoffrande et Vépanouissement @une richesse
reconnue, consentie et maitrisée, S'il devait éerire, plus
tard, sur la spiritualité conjugale et sur Ia vie consacrée,
des pages dont P’élévation est faite de réalisme, c'est parITINERAIRE INTERIEUR DU P, MARC pr
la force et 'équilibre d’un tempérament qui se retrouve
lui-méme & Vintéricur de la foi, témoins ces extraits, cités
par I'Itinéraire intérieur, qui datent de son ordination
sacerdotale et de sa premiére messe,
[Lettre 4 sa serur religiease] : Le Christ est une atmosphire of
nous nous mouvons. L’oiseau est dans air qu'il respite et qui Te
porte, le pénétre, oft s'appuient ses ailes : ainsi je suis dans le Christ...
Lhomme ne peut vivre seal. Il lui faut s'unir et se donner 3 um
autre. La fécondité des Smes n'a pas d’autre loi. Seul, "homme est
stérile + il lui faut le Christ et son pouvoir de vie (p. 102).
([D'un sermon, le jour d: s3 premiére messe en son pays normand] +
=-Puis heure dee séparations (familiales) sonna... L’union des
crore n'a pas cessé... Sur les sentiers de la vie intérieare, od, par le
décachement de toutes choses, Dieu les entraine & grandes journées vers
Lui, ils se sont rencontrés, reconmus et stimulés joyeux... [ls marchent
Ja main dans la main, par Ia foi obscure, vers les surprises et le plein
midi de la gloire. Diew ne les a séparés localement gue pour les unit
-bas plus mystérieusement et dans les cieux éterneliement (p. 103).
[Eerie 4 2 mire, le 20 novembre 1922] : Je fais de plus en plus
connaissance avec ceux qui m'entourent, et conmaissance intime, pro-
fonde. Le contact s'établic 4 ce poinc de Wime ec de la conscience of
Ton est en rapport avec Dieu : c'est délicieux... Autcefois je l'ignorais.,
extérieur aux autres, extéricur 4 moi-méme et toujours un peu soli
taire. Maintenant. rouvé mon équilibre et je n'ai plus de diff
calté 3 m’ouvric, 4 parler en toute simplicité... Je sais ce qu'est Ia
société des imes : il n'y 2 que Diew et la vie religieuse pour la faire
aussi douce, aussi confiante, aussi fraternelle. Aw ciel ce sera-micax
‘encore, mais ce ne sera pas antrement.. (p. 103 bis).
Laissons 1a « vie spirituelle » pour Ja philosophie
sans oublier ec que chacune doit Yautre, La 2 (et der-
niére) partie de I'/tinéraire intérieur nous fait assister &
Pélaboration du systéme jusqu’au moment oii tout est en
place pour la composition de la somme que devait laisser
Je P. Mare.
Pendant les deux années qui suivent ordination, le
P. Mare est éléye de philosophie a Université Grégo-
rienne. Sa pensée prend déja la forme technique quelle
ne dépouillera plus. Elle découvre et met en ceuvre les
sources prochaines de sa synthése,
Le P. Valensin montrait Ia fermeté. la tenue de lacte de la connais
ance attentive, qui se campe devant Vobjet, cout en le campant en
celle et devant elle ; il en amalysait le caractére spirituc!, inétendu ; le
P. Jousse montrait Je dle du corps et de sts gestes ; Delacroix décou-192 P. FONTAN
vrait dans Vacte du signe et da langage um travail d'analyse et de syn-
tise 5 il Gablissait que cet acte, en tant quiacte diintelligence et de
compréhension, était mémoite et prévision, cest-a-dire simultané 3 soi
dans son entier.. (p. 123)
Rien de tour exla ne stopposait 3 ce que Je P. Maréchal disaic du
jugement. mais y ajoutait ec Villustrait avec une cohérence si parfaite.
‘que je discernais de mieux en mieux, dans son intégrité, Vacte de con-
raistance objective, dont il fallait entreprendre l'étude, si je voul
pénétrer les conditions de notre connaissance ou celles de l'objet, . Si nous avons de lui une métaphysique centrée
sur 'acte du signe, c'est qu'il n’avait rien d'un misologue
et que le discours chargé de sens et nourri de silence
était pour lui un grand besoin d'dme et de corps, D’otITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 3
sa vocation de professeur, D’oi Je fait, peut-étre, que sa
mort suivra de prés son impuissance derniére A donner,
de sa pensée, Vexpression discursive caractéristique de
ses classes ct de ses écrits... ces derniers logiquement
parvenus a terme, Ce qui w’était pas, dans son optique,
une défaite, mais le prélude a intuition définitive réca~
pitulant le logos...
En 1926-1927, le P. Mare fait sa troisitme année de
noviciat & Paray-le-Monial :
Je devais done laisser & Diew la Libre disposition de ma vie tan-
dis que je m'étais jusqu'ici twop milé de le faire § mon geé.. J'en-
wwais dans V'obfissance tant par l'intelligence que par la volonté puit-
que j'y discernais un effec de la vertu de foi. Il me fut en conséquence
plus aisé 3 ’écé 27 d'accepter la décision humainement déroutante, qui
me chargea de la classe de seconde & Poitiers ; em vertu de tels prin-
cipes, cette surprise pour ma raison humaine me fit croire & une dis-
position providentille et la suite a montsé que je ne m’étaia pas
trompé (p. 131).
Cet acquiescement de fol & quelque sagesse plus
haute est sous-jacent & la patience sans drame du philo-
sophe chrétien qui pressent, par dela les antinomies,
Punité conciliatrice.
Crest d'ailleurs la méthode d’opposition qui constitue
& cette époque — 1927-1928 — le centre d’intérét du pro-
fesseur de seconde, Il parle méme de « découverte », pour
signifier sang doute qu'il identifie, & travers les textes,
comme procédé logique (et non simplement verbal), ce
quill avait déja spontanément « vécu » dans l'élabora-
tion de sa these.
Je veux parler de la méthode d'opposition ou de cxéation des idées
par les conteaires telle que je l'ai dépistée [3 cette époque] indépen-
damment de toute métaphysique préconcue, simplement dans le jeu
spontané de V'intelligence cher les auteurs les plus variés... J'ai appris
BiG confronter les idées opposées. qui semblent se déteuire. pour titer
de ce face-i-face leur harmonic secrete, montrer comment elles s'appel-
lent et se confirment. De Ia sorte, une idée, au lieu de rencontrer dans
son contraire one objection, qui la raine, s'en sert comme d'un sppui,
qui Ia consolide (p. 127).
En 1928 le P. Mare est nommé professeur de philo-
sophie au scolasticat de Jersey. Il ne quiltera cet ensei-
gnement qu’en 1950, date de sa nomination & Paris. Dans
Fintervalle 1941-1946, auront été composés ses trois grands
ouvrages : Psychologie Réjlexive, Dialectique de UAffir-19 P. FONTAN
mation, Dialectique de VAgir, précédés, dés 1933, de
Liidée de PEtre chez saint Thomas et la Scotastique pos-
térieure, et suivis, synthése et conclusion qui devait parai-
tre en 1958, de L’Etre et UEsprit.
La succession de ces ouvrages correspond & la logique
intéricure de Vauteur plus encore qu’aux circonstances.
Ces derniéres allaient dans le sens d'une vocation philo-
sophique, puisqu'aprés avoir enseigné un moment l'on
tologie, il devait tre bient6t chargé de la psychologie
rationnelle, puis de Ja morale générale et de Tontologie.
Il écrit p. 197 de I"Itinéraire
De mime que Ia métaphysique m'avait renvoyé 3 la psychologic
sationnelle, de méme l'une et l'autre me renvoyérent 3 la Morale comme
3 lewe couronnement.
Dés le début de sa tache apparait sa résolution et
sa netieté de vues.
Apres une trés belle présentation du cadre — Jersey,
Je scolasticat — en un style plein de couleur, de mouve-
ment, de relief, le P. Mare écrit :
Sallais vivre de longues années de réflexion ardue, solitaire, te-
nace, obstinge, mais sans agitation ni fi@vre. Tranquille et tenace, je
‘mettrais le sitge devant les difficultés, sans jamais Ie lever, jusqu’a ce que
Je force leur entrée ; je restais devant les obscurités jusqu’a ce qu'elles
eéelaicent...
‘Savais deux principes fermes :
— tout dégager de Vacte bumain de conmaissanct par une analyse
réflexive
— puis enchainer tes diverses affirmations les unes A partir des autres
‘par une méthode dialectique d’oppesition (p. 155).
De ce forage personnel saint Thomas n’était pas
absent. Le P, Marc avait « reneontré » a Rome et s*était
dautant mieux reconnu son disciple que ses premiéres
études de philosophic avaient marqué I'échec, en Jui, du
P. Decogs et de Suarez — sans nommer Duns Scot.
La céinvention des thises thomistes, appuyée par la lecture de saint
‘Thomas, s'accompagnait en moi d'une expérience pervonnelle de mon
esprit qui se pensait ec se découvrait dans I'étee. Quatorze ou quinze
ans plus tard, le vocable diexistentialisme ferait son appatition pour
ftiqueter des tendances philosophiques fore différentes bien qu'associées
dans an méme souci de Pindividuel existant. Les tendances qui per-
saient dans mon ontologie ainsi que dans mes réflexions de Rome, +
préoccupaient de Wexistant, de Meste, de I'acte, de Vindivida, de Ja per-ITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 195
sonne. Tournane le dos aux philosophies de l'abstrait, elles optaient
sans rémission pour une philosophic du concret (p. 161).
Mais i] ne s’agissait pas d'une simple attention a Tex-
périence intérieure ou aux theses thomistes qui lui font
droit, Le besoin d’articulation logique est égal chez le
P, Mare & son besoin de revenir, par contact, aux sources
mémes du langage et au surgissement de la personne
Je eenconteais le systtme thomiste avec ses diverses thises bien
déterminges mais pluréc juxtaposées qu'enchainges les umes aux autres
de manitre 3 s'engendrer les unes les autres. Je révais donc de la gentse
Togique de cette doctrine avec toutes ses théses 3 partir d'un principe
unique, qui contraigait 3 enteeprendre sa déduction en mime temps
qu'il la dirigedt.
De mime que javais cherché comment étaient construits I'Horace
de Corneille, le Britannicus de Racine, le Sermon sur le Christ-Roi de
Bossuet, de méme j'étais curieux d’examiner comment se bitirait la phi
Josophie thomiste comme sédifiait le systéme d’Hamelin. Je restais
bien toujours le méme (p. 172).
D’ot le premier ouvrage : L’idée de I'Etre chez saint
Thomas et dans la scolastique poslérieure,
Cette scolastique postéricure était celle qui fut d’abord
inculquée a Pauteur. II Panalyse comme un souvenir bien
présent et lui oppose, quant au probleme-clef de la méta-
physique, Ia souplesse qui évite de penser l’étre comme
un invariant et quien dit lunité relative par affirmation
dun rapport (essence-exister),
Le véritable titte... vit di Gre : L'idée de I'Etre et te point de
départ de la déduction métaphysique.,. Il m’est ainsi pasfois acrivé de
ne bien comprendre ce que j'2vais fait qu’aprés Favoir fait (p. 174-
175).
Liauteur souligne, p. 176, les raisons et le caractére
personnel de son thomisme :
Avec mon besoin de pensée construite par Ia vertu dune logique
intérieuse, qui soit une =coissance et une évolution en tout pateilles 3
celles d'un organisme vivant, of toutes Ies parties se conditionnent réci-
proquement, jtais intellectucllement plus satisait chez saint Thomas
que chez Scot, Suarez ct leurs partisans. Mon godt pour une pensée
qui respecte le récl, of elle #alimente parce qu’il correspond 3 sts exi-
déterminait encore mon choix de saint Thomas et mon rejet de
¢, tout en apaisant le sentiment qu’a celui-ci de note esprit
corume acte et sujet. Je ne nie point ecpendant quien Poceusence jex-
plicitais le thomisme, ct dailleurs comment faire autrement lorsque je196 P. FONTAN
le rapprochais des modernes ? La conséquence était que je pénétrais
aucant mieux les scolastiques et les modernes que je les entendais par
conteaste les uns avec les autres, et que je me servais d’eux, expressions
particuliéres de Vesprit bumain, pour découvrir une expression plus
pleine encore de ce dernier,
Nous trouvons amorcée, dans cet ouvrage — ott la
référence 4 Hamelin paralt capilale — le dialogue qui
servira de trame a tous les ouvrages du P. Mare, anciens
et modernes désignant par leurs oppositions mémes, la
yérité intérieure : cette vie de l'esprit dont le P. Marc
fait son theme obstiné,
De Vaccueil excellent qui fut fait & son ceuvre, rele-
ons ici, comme indiquant l'orientation décisive de notre
philosophe, ces lignes du P. Simonin dans le Bulletin
thomiste 1934 (p. 9-13). Elles sont consignées dans I'lti-
néraire, p. 17:
On ne peut éviderament reprocher au P. Mare de n’avoir pas écrit
toute une métaphysique, on doit au contiaice le fliciter avoir écrit
une maniére de prolégomines 4 une métaphysique future,
Crest trés exactement ce que le P, Marc avait voulu
faire, comme il le dira souvent depuis, IL s’agissait pour
lui, suivant ses propres expressions, d’écrire a la fagon
de Kant et en un sens opposé, de nouveaux (et sans doute
définitifs) Prolégoménes.
Premier pas dans la réalisation de ce qui devait étre
Je programme de toute sa vie, en accord avec le souci
constant des maitres qui avaient formé ou influence —
Je P. Maréchal notamment — : recommencer Kant contre
Kant luiméme, utiliser contre lui certaines fissures de
sa pensée, tres particuliérement certain fond intuitif
avoué parfois de Phomme mais bien étranger au systéme.
Ce programme prend corps aussitét aprés la publica-
tion, et le suceés, de L'Idée de PEtre.
Je sentais la nécessité d’explorer 3 fond le domaine de la connais-
sance et de la liberté, si je voulais bien dominer celui de I'étre. Puis-
que jr dégageais de V'acte de connaissance objective cette idée de W'étre,
ipe premier de coute idée comme de toute séalité, et que jétablis-
sais s2 tenear par une description de cet acte, je eroyais ne pas le com-
prendre pleinement, si je ne pénétrais pas jusqu'aux assises de cet acte,
done elle est le ressort, En face de Kant, pour lequel la métapbysique
ext une disposition naturelle ea mime temps qu'une illusion de notre
eaprit, je concluais que cette Métaphysique devait ére établie commeITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 7
tune inclination nécessaire et légitime de notte esprit en vercu d'une
que de la raison. Il devenait impossible de bitic une ontolo-
ie en toute connaissance de cause, sans roprendse tout le travail de
Kant. Mais ¢tait une tiche de géant, que ma pacesse me setenait d’en-
ueprendre pour le seul plaisir. Un événement se produisit alors qui m'y
décida d'emblée et me relanca dans de nouvelles recherches pont de
nombreuses années (p. 183).
Cet événement : un enseignement nouveau, confié au
P, Mare. La Psychologie Rationnelle, et non plus P’Onto-
Jogie. Cette tache nouvelle revenait, dans la pensée du
professeur, @ reprendre sur de nouveaux frais ct dans
un sens opposé, lentreprise kantienne:
Pour moi... 12 Critique kantienne de Ja Raison Pose était une psy-
chologie racionnelle dans les perspectives de Kant (p. 188)
Les p. 180187 de 'Itinéraire nous font assister aux
progrés du P, Mare dans sa réflexion et nous donnent
un résumé de la doctrine ainsi élaborée,
L, Lavelle [dont il venait de lire La Présence totale st La Cons
cence de soi) & pariait de cette conscience comme d'une présence d'es-
prit. Voila les expressions que je décare heuceuses et dont je fait en
core un des centres de mes réflexions. Jusque-li jfavais bien découvert
Fate au sein de notte jogemenc ea tant qu'il est force daffirmation de
soi, de position de soi, Mais mon vocabulaite s'arcitait 13. Je. savais
encore que notre jugement était un signe, mais je nallais pas au deli.
‘Vers 1933, je saisis que I'étee, tel qu'il se révélaie dans notte connais
sance, éaaic plus profondément un acte de présence et de présence d'ee-
pit. Geice au langage, le jugement, Yaffirmation m'2pparut comm
um signe de connaissance, de conscience ou de présence d'espri
Libomme s'y tabissait tout entier dans la dualité comme dans Tunité
de Ia chair et de
(p. 186).
Pac orchestration des termes (prenait naissance) une dialectique nom
seulement de Vintelligence mais de la volonté, donc de notte activicé
intégrale en face de son destin, dans l'hisctoire » (p. 187).
Ime ct aussi dans ses rapports avec son entourage...
Le dualisme kantien est done évité : il n'y a pas deux
« critiques » chez le P. Mare, pas plus qu’il n'y a oppo-
sition et coupure entre Ie sujet et les choses, Pesprit étant
pour lui — il le note en ce point de lItinéraire —
« passivité active », dans Pacte commun du connaissant
et du connu, Cet acte commun nous reporte au schéma-
tisme, mais compris comme régle imposée par l'esprit &8 P. FONTAN
Yimage en fonction du réel et conformément & sa struc-
ture.
Par des voies paralléles 4 celles de Kant mais avec d'autres princi-
sais 3 Vopposé. Je navais pas le sentiment de faire mauvaise
contenance devant lui (p. 191).
Le mouvement naturel du systtme, sinon la logique
abstraite, entrainent, par le réalisme revendiqué, une
philosophie de la volonté, ou plus exactement de Pamour,
Vintérieur et non & cété de cette philosophie de la con-
naissance, C’est ainsi que le deuxiéme tome de la Psycho-
logie réflezive naitra spontanément du premier. Il le fera
@autant mieux au moment de la rédaction définitive qu’a
cette époque le ministére du P. Mare portera le philo-
sophe avec plus d'intensité et de mouvement vers ces
ies oil le coeur et l'esprit composent une méme vibra-
suPour &tce aussi exact que possible, selon que les souvenirs me le
permettent, le second moment de cette dialectique fur moins développé
an cette rédaction de 1933. Il ne prit, du point de vue théorique. une
importance égale 3 Yautre qu’a Voccasion d'une retraite préchée en sep-
tembre 1935 aux prittes professeurs du diocése de Poitiers. Il me sem
ble qu'il en fut ainsi (p. 187)
Ce qui est certain, quel que fut appoint des eircons-
tances, c'est le changement de ton, et presque de respi-
ration et de rythme, que manifeste le deuxiéme tome de
la Psychologie. Liauteur se libére des sécheresses de Yana-
lyse appliquée au discours et parait déployer des ailes
trop longtemps repli¢es,
Mais nous sommes encore & la période de maturation.
Le projet d'écrire pour le public n’apparait pas. Le
P, Mare médite et enseigne. I] approfondit l'unité de la
connaissance et de Pamour. Elle se manifeste en ceci que
leur terme commun (p, 191) consiste en des personnes. IL
écrit, p. 192 :
Je saurai bien qu’a I'inverse peut-ttre de ce qui se fait trop cou-
tamment, il faudrait en philosophie donner 3 l'amour une place aussi
importante qu’3 la connaissance, car l'amour est le subterfuge inventé
pac V’esprit, pour surmonter les imperfections de la connaissance et con-
duice celle-ci 4 sa perfection.
Serait-ce un pléonasme et une infidélité au texte de
reconnaitre cette imperfection de lz connaissance dans
le fait précis que son réalisme n'est pas encore celui deITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC wy
amour ? Dans ce cas V'analyse de la connaissance est
comme aspirée par une dialectique complémentaire, et
définitive, porte ouverte a lexpérience religieuse parce
que commandée secrétement par celle-ci.
Mais le P. Mare est un psychologue métaphysicien et
cest en termes mélaphysiques, non dans les limites d'une
phénoménologie au sens étroit du mot, qu'il exprime le
lien de 1a spéculation et de la vie.
Il aboutit a cette conclusion, p, 194 :
Dans I'dlaboration de cette Psychologie je constate deux rendances :
Ie sens de Mincarnation ct le sens de la transcendance de V'esprit humain
Le contraste du fini et de Vinfini, source du tragique et du dramatique
de notre destin.
Crest done naturellement que cette Psychologie se
transcende en morale, comme la Dialectique de VAffir-
mation ouvrira plus tard sur la Dialectique de PAgir.
En 1936, l'enseignement de la morale vient & point
nommé, en dyptique avec l'Ontologie.
Vers le mois de juin 1936, il me fut offert de donner en 3* annze
la Morale Générale et I’Ontologie, chacune um semestre ; j'acceptai.
+-De tous les cours dont je fas chargé, la Morale Générale far pour
moi le plus captivant... (p. 198).
Elle Vétait comme morale, parce que centrée sur
notre dynamisme et sa fin. Elle I'était comme générale,
parce qu'elle laissait ainsi au P, Mare Vhorizon néces-
saire & son regard et l'espace nécessaire & son mouve-
ment,
It rencontre, pour les faire rentrer dans son ordre,
les tentations et les états qui alimentalent déja la litté-
rature philosophique ; angoisse, désespoir, révolte, etc...
Tous ces thimes soi-disant existentialistes sorcaient deux-mémes de
Vanalyse sflexive de Vacte. Tis découlaient du contraste du fini et de
Trinfini en nous, contraste qui fait de homme étce le plas mouve-
menté, le plus déséquilibré peut-étee, tant qu'il précend se suffire de son
insuffisance. Or il est claie qu'un tel contraste suit immédiatement des
principes da thomisme, ob 'acte est de soi illimité (p. 201).
Mais ce contraste n'est pas sans solution, Le P, Marc
lui donne, a ses yeux, toute sa force, par I'antithése sui-
vante :
1) La mort est requise, qui libire l'ame du corps.200 P. FONTAN
2) Alors Vincégrité de notre eve n'est plus sauve. Pourtant si nous
voulons Zire entitrement nous-mémes et entidrement tout, etc.
(p. 202).
Crest désespéré. Mais ce n'est pas grave, car V'Iting-
raire ajoute, p. 202, avec simplicité
Saccumalais ainsi avec plaisir les difficultés pour jouer avec les,
sachant bien que j'en viendrais 4 bout.
Comme Je Dieu de la Bible jouait avec Leviathan,
Yentant de Dieu devenu philosophe se meut avec aisance
et volupté parmi des monstres qu’il prend au sérieux
parce qu'il mesure ce qui les rend tels. Le ressort qui
les explique est, ou devient, le resort central de la d
Jectique de l'Agir : le désir naturel de voir Dieu.
S'il est un cas od Vidée d'un étre ne me suffit pas, mais of 1a
séalicé méme de Y8tre, dont j'ai Fidée, peut m’apaiser, c'est le sien.
Pour étre pleinement toutes choses et pour étre pleinement mo
faut devenir lui. Le seul moyen de tout perdre. an point de récupé
rer ce qui semblait perdu, c'est d'étre uni a lai, La mort, par li, alest-
clle pas surmontée ? (p. 202).
Ainsi, comme on V’a dit de lart au Moyen-Age, le
P, Mare fait « mordre a Ja mort sa propre poussicre »
par 'espoir de posséder Pinfini,
Mais quelle possession ?
Celle d'abord qu'introduit l'amour ;
Puisque Dieu nous dépasse infiniment. et que par Ja connaissance
dont nous disposons, nous nous |’assimilons en l’assimilant 4 nous,
Vamour qui nous transporte en [ui nous assimilera 3 Iwi, tel qu'il est cn
Tni-méme, Au lieu de Wabaiseer 3 nous, nous nous éliverons 3 lui
. 202)
Svagitil de Yan naturel qui surgit nécessairement
d'une connaissance philosophique ? Certainement pas car
le P. Mare ajoute :
Rien non plus que nous puistons séaliser. Le tout est de com
prendre que Je possible me se mesure pas seulement 3 ce dont nout
sommes capables mous-mémes, mais encore et surtout 4 ce que Diew
peut et veut faire de nous si nous y consemtons.
La charité « théologale » est done ici a horizon de
Ia philosophie, comme un point inaccessible dont cette
derniére est plus que le réve.
Mais le P, Mare n’arréte pas le jeu de 'esprit a cette
unité dans amour, L’élan vers une intuition imprimantITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 208
Dieu dans Vame était objet central de son attention et
«la clef de vote de Pédifice >. Sollicité, a certain
moment, de supprimer de son cours, pour des raisons de
personnes et de diplomatie, cette these sur le désir de
voir Dieu, il ne transige pas :
Vadmets que quelqu’un ne fase pas de cette thise la plaque
tournante de son cours ; mais j'admets aussi et méme mieux, qu'elle
soit considérée comme telle, et je Je fais. C’est une opinion libre... Et je
alaccepte pas que la conséquence de la liberté que je laisse aux aatres,
soit la suppression de Ja mienne (p. 205).
Tout le poids d'un enseignement philosophique por-
tait done sur un terme et un bien que la philosophie
Teconnait simplement possibles, geste divin purement
gratuit dont Ia réalité est un point @histoire — d’ « his-
toire sainte » — a vérifier comme tel,
Lrangoitse, le tragique, le deamatique de notee destin, c'est d'écte
3 la merci d'un événement, qui tout en ayant les dehors et la banalité
des autres. peat cacher quelque chose d'unique ec de divin. si bien
que nous pouvons Ie négliger et le laisser inapercu, et tout perdre, au
Tiew de tout gagner (p. 204).
Nous sommes assez loin de Spinoza, Brunsehvicg et
Heidegger. La sérénité stoicienne et langoisse simple
ment terresire sont surcoupées par une dialectique ot
Pinquiétude et Passurance sallient, la crainte véritable
étant celle de ne pas entendre, dans histoire du monde
et notre histoire personnelle, un appel sauveur.
Vraiment : ¢ La philosophie menait & la foi > (p. 205).
Elle conduisait méme aux Exercices de saint Ignace dont
le P. Mare, philosophe et théologien devait un jour expo-
ser « la dialectique >, par un retour de lanalyse aux
sources spirituelles dont elle a toujours véeu.
Restait & composer et rédiger la Somme déja pré-
sente dans la pensée et plus qu’bauchée dans les cours
du P, Mare. Chez un homme qui faisait du langage le
point de départ et la référence constante de ses médita-
tions, s'exprimer aussi distinctement, aussi logiquement
et aussi complétement que possible dans un ensemble
progressif of Ia construction serait un dialogue avec les
grands esprits, n’était pas un accident mais une voca-
tion rigoureuse, aussi bien qu'une joie,
‘Aux alentours de 1936-1937, T'idée me vine de transformer cts
cours en ouvrages composés 3 Ia fagon de ceux de Blondel, Hamelin,202 P. FONTAN
Lachelier, Kant, etc... qui constitueraient une sorte de Somme en
un ouvrage en francais comme ceux des univer-
aires, od je traiterais tes problémes selon mes forces aussi a fond
que posible. En 1945, M.A. Forest me demanda quels lecteurs j‘avais
ea vue. Aucun, lui tépondis-je, si ce n'est des hommes tels que vous,
fore au courant des questions. que je traite pour elles-mémes de mon
mieux et pour Ie plaisir. > .
Je me proposais d+ confronter les médigvaux, aussi les anciens,
avec les modernes ec de les expliciter les uns par les autres. Avec l'aide
des philosophies comparées, je voulais appliquer sciemment Vanalyse
réflexive, puis engendter dens leur détail Pensemble des diverses thises.
fen les articulant les unes aux autres, grice 4 [a méthode dialectique
opposition. Je voulais moderniser Je thomisme pour des esprits con-
temporains. Inversement, cela fait, j'entendais monteer quel approfon-
dissement, quelle précision ce thomisme peur procure 3 12 pensé>
moderne, pour aborder et trancher les problémes... Ce travail me sem-
lait d'avtanc plus urgent, qu’il navait pas encore é entrepris suc
‘cette échelle, sauf pour Maréchal, bien qu’il cépondit 3 des besoins
actuels.
Devant cette tiche je doutais de moi, en méme temps que j'éprou-
vais la tentation de la gloite... Je me voyais au pied d'un Himalaya for-
midable... Avec le temps tous ces débats intéricurs m'amenicent 3 la
décision de m'atteler 4 Ta besogne ; une fois la plume en main. je ne
Ia déposerai pas de sits.
cule terrain était plus que déblayé, poisqu’'il était défi parcoury
de routes routes tracées, bordées elles-mémes des fondements des édifi
ces. que je n’avais plas qu’ construire... Lorsque j'avais commencé 3
circaler dans le pays de Ia métaphysique. je m’étais mis en route, sans
prestentir 08 jfallais. Mainteaant je savais o& jfavais abouti. Je n'avais
done plus qu’a recommencer mon voyage, en prévoyant ce terme, de
manitre 4 y parvenir sans encombre, en toute sécurité, obligatoirement,
Or ce point d'arrivée, céeait bel et bien Ia légitimation du fait chrétien,
en tant que le Christ, Homme-Dieu, est par l'incarnation Tinsertion de
VAtsola, de V'Eternel dans le temps et le contingent. It fallait s'2ssu-
rer que cette synthise da contingent et de labsolu dans un fait, dont les
apparences peuvent tre banales, était possible, on du moins a’était pas
impossible et ne ponvait par l'étre (p. 205-206).
Voila Phomme et déja Veeuvre. Le P. Mare se dit
trég clairement lui-méme, avec une simplicité qui peut
surprendre, tant elle rend possible Fobjection ou la cri-
tique par le démontage en quelque sorte impersonnel,
des intentions, des raisons, des procédés, des tentations
aussi,ITINERAIRE INTERIEUR DU P. MARC 203
La lecture de I'Itinéraire est Pailleurs & cet égard si
éclairante qu'elle dissuaderait d'affronter dans le détail
‘un monument philosophique ou chaque question est traitée
+ aussi a fond que possible >, mais dont le seeret et I’es-
sentiel nous paraissent donnés d’avance. Cet abandon
dune tiche qui demande, ii faut Vavouer, un certain
courage, ne serait pas cependant justifié,
Pour transparentes qu’elles sient, In genése d'une
eeuvre, son invention, son « idée », sa méthode, ne sau-
raient étre confondues avec le systéme effectivement
eonstruit. Ce dernier peut les trahir par certaines de ses
pensées et logiquement conduire, 4 insu de son homme,
a ce qu'il pensait éviter. Toute organisation véritable a
sa valeur et sa vie propres, L’anticipation de Poeuvre, le
fait qu’au témoignage de auteur les avenues étaient
tracées, les constructions ébauchées et 1a fin connue et
atteinte avant la composition proprement dite, nous obli-
gent seulement & reconnaitre — comme partout — un
temps d’invention et un temps d’exposé, sans bloquer Pun
et autre. Et Poeuvre matériellement produite, restée
toujours présente & cet exposé, est indispensable & lintel
igence de sa création, quelles que soient les confidences
dun grand esprit sincére sur son évolution et son travail.
Liltinéraire a son épilogue dans le Post-scriptum de
1950, publié par les Archives de Philosophie (janvier-mars
1962) peu aprés la mort du P, Mare, Ces pages sont elles-
mémes suivies d’une note de quelques lignes, écrites deux
ans plus tard, ott l'auteur définit Mintention qui fut tou-
jours la sienne : éclairer Jes discussions contemporaines,
comme avait fait le P. Maréchal, par les principes pre-
miers de V’étre et de Pesprit :
Comme Maréchal, je n'ai fait que recourir aux principes de saint
Thomas et je me suis apercu qu’ils étaient loin d'étee utilisé: aurant
qu'il Gait possible, bien qu’ils ne fussent pas ignorés.
Le texte méme du Post-scriptum développe cette pen-
sée, Plus précisément il s'attache a situer le P, Marc
parmi les « tendances existentialistes, réflexives, phéno-
ménologiques, voire historiquement dialectiques @aujour-
@hui » (p. 10 du fascicule imprimé). Il s'agit mieux que
une attention bienveillante accordée aux doctrines. Cha-
cune vit dune vérité partielle mais indéniable que le
P. Mare intégre sans difficulté. Il écrit, en regard des
philosophies de existence :204 P. FONTAN
Metice en question Pitre revient 3 me mettre en question dans I'étre,
Vai compris que ais un ¢ étre en situation » (p. 5).
Les questions ont en pour moi V'aspect d’un mystire plus que
d'un probléme... Le mystire est ce qu'il faut aborder avant tout.
‘ai bien ta certitude que Vhomme est < laissé > aux mains de son
propre conseil. « Derelictus » (p. 6).
En regard du matérialisme dialectique
L’analyse du signe... livee Je rapport Homme 3 Homme dans la
Nature, Cela implique Je social, 3 travers le familial, 4 travers routes
les complexités du biologique, de l'économique, du politique (p. 7-8)
11 est légicime de voir te principe de la dialectique dans le rapport
Gure-esprit.. Il est Hgicime de partir de unite étce-esprit et de vouloir
transformer le monde selon que sa forme est inadéquate 4 notee puis-
cance sar Ini (p. 9).
Tel est accueil, Mais c'est une intégration. Car : « Se
mettre en question > revient pour Je P, Mare a « orga-
niser le syst8me de létre > (p. 6) sur un type classique,
thomiste plus précisément,
« Etre en situation >, c'est étre mis en demeure de
dominer et comprendre les situations particulitres @un
point de vue universel, transcendantal (au sens oii 'on dit
que l'étre, et Pétre personnel, est un transcendantal (pp. 5
et 6).
Le « derelictus > emprunté & Ja Bible n’exprime pas
un état d’abandon (« jelé Ja ») mais un appel a Ja libre
fidélité (pp. 6 et 7). Et la liberté ainsi évoquée est contra-
dictoire de la nécessité abstraite, mathématique, non de 1a
nécessité concréte, intelligible ei mystérieuse tout ensem-
ble, issue de l'amour créateur. D’oir les rapports du temps
et de l’éternité, de la mort et de la vie : mystére qui n'est
pas sans angoisse, — mais V'angoisse dont parle le
P. Marc « est espérance en Dieu > (p. 7).
Quant au marxisme et sa dialectique : < il faut
admettre & la fois en nous le matérialisme et la trans-
cendance de l'esprit incarné > .. « Au réalisme impar-
fait de la représentation s'amoree Je réalisme radical
de Vamour >» par quoi < "homme évite Valiénation et
In relation menacante du maitre et de Vesclave : il y
substitue Ja relation d’amitié entre personnes libres >.
Mais alors : « la plus haute conscience n’est pas celle de
Vhomme devant la nature, mais devant Dieu » (pp. 9
et 10).ITINERAIRE INTERIEUR DU P, MARC 205
En ces contacts avec des pensées étrangéres, le
P. Marc apparait non un éclectique facile, mais plutot
un « puissant réducteur ». II raméne a soi, par voie
d'approfondissement et de synthise, ‘non les pensées
d'autrui, mais ce qui lui parait en elles dicté par le
rapport étre-esprit tel qu'il Ie congoit a partir de son
analyse du signe. Cette analyse aboutit 4 ce qu'elle
supposait dans son objet comme dans son acte
Tout est dans les rapports des personnes entre elles. L'étre unique,
original. c'est V'étre individuel, surtout U'atze personnel. Diailleucs cest
aussi fe véritable universe, si V'idée "individu est pour let scolastiques
‘an transcendantal (p. 5).
On le voit par le Post-scriptum comme par Hiné
raire, le P. Marc est plus sensible au contenu positif
des doctrines, & la ¢ dialectique d'affirmation > qu’elles
enferment a ses yeux, qu’aux limites internes qui les
definissent, & cet échec et cette butée de l'esprit dont un
philosophe dénué de consolations théologiques se réelame
parfois irréductiblement. Nous terminons sur cette remar-
que. Elle n’est pas, dans notre esprit, un reproche,
Duisqu’il est, en spéculation comme ailleurs, diverses
demeures et des graces trés diverses, celle de souffrir et
attendre dans lopacité relative des choses et de esprit,
et celle de Voptimisme et de la force, de la montée dans
Ja_lumiére. Le Pére André Mare, comme son maitre
saint Thomas d’Aquin, est de ces derniers, de ces heu-
reux, en qui la gréce n’a pas été vaine..,
P. FONTAN