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Les enfants du bon Dieu ?

C’était Ameur qui leur avait trouvé ce


nom. Un soir qu’ils s’étaient amusés autour d’un feu de planches
volées à faire le recensement de tous les enfants des arcades, ils
s’étaient aperçus que la plupart ne s’étaient jamais connu de parents
et que pour les autres c’était tout comme, parce que leurs chiens de
pères les avaient oubliés presque dès leur naissance : « Il n’a pas
oublié, neuf mois avant, de coucher avec ta mère pour forger ton
portrait. — Et toi donc ? On voit bien que tu as été fait la nuit : tu es
noir comme elle et comme ton destin. » Pour consoler tout le monde,
Ameur avait dit que ça ne faisait rien de n’avoir ni père ni mère,
parce qu’en réalité on était tous les enfants du bon Dieu.
Tous ces modes de vie cependant étaient ou fatigants ou
aléatoires. Aussi Ameur faillit-il un jour trouver la solution définitive :
on allait manger tous les jours et pour rien. Il expliqua à tout le
monde ce qu’il fallait faire : ce n’était vraiment pas difficile !
Septembre finissant ramenait déjà les orages, la fin des fruits, les
premiers froids ; on allait de nouveau grelotter sous les arcades.
Alors autant trouver tout de suite un moyen radical pour au moins
manger, parce qu’on a toujours moins froid quand on mange. Or,
tous savaient qu’à l’école de M. Bourdais il y avait une cantine. Il
suffisait d’aller se faire inscrire. Un rire énorme et sans fin secoua les
petites poitrines : « Eux à l’école ? Quelle bonne blague ! L’école,
c’est bon pour les riches ! — Nous sommes tous des enfants du bon
Dieu », avait répondu Ameur.
Il avait fini par les convaincre. Il fallait maintenant préparer
l’affaire : d’abord Ali, Kouider, Mourad et tous « les vieux » ; ceux qui
avaient plus de douze ans, inutile de venir, ils ne feraient que
« casser le travail » des autres ; ils n’auraient qu’à aller travailler
dans les chantiers, dans les fermes, à Alger. Pour les autres,
M. Bourdais ne les prendrait certainement pas crottés comme ils
étaient ; alors, la veille de la rentrée, corvée de lavage de tous les
habits à la fontaine du marché, la nuit de préférence. Certains
lambeaux n’étaient plus lavables et risquaient de fondre dans l’eau,
tant ils étaient inconsistants : on volerait quelques chemises,
quelques culottes chez les commerçants kabyles. Il fallait être
peigné : Mourad ce jour-là passerait son démêloir à tout le monde.
Le plus difficile c’était les noms : Ameur savait très bien que

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