La vie recommença avec ses matins imprévus parce qu’il fallait
chaque aube inventer une journée nouvelle, qui ne ressemblait
jamais à la précédente ; il fallait aider les circonstances, ruser avec le froid, la faim, avec les hommes, avec les camarades, aider les jours à naître parce qu’on est toujours levé avant le soleil et puis les voir mourir… sans regret comme sans espoir : « On l’a eu celui-ci aussi ! À nous la nuit ! Demain on verra bien. » M. Bourdais, cependant, avait eu des remords. À voir errer, faméliques et promis aux bises prochaines de l’hiver, tous ces enfants semblables à ceux qui, chaque matin, les joues roses et le ventre plein, se pressaient sur les bancs de sa classe, il avait regretté de n’en avoir accepté aucun. Un jour il était allé trouver Mme Bourdais pour lui dire que cet Ameur… après tout… intelligent… et vif… et énergique… et beau… et tout et tout… s’il était pris en main… peut-être… un jour… sait-on jamais… Et puis plus tard on aurait eu la satisfaction d’avoir tiré un homme du ruisseau. M. et Mme Bourdais n’avaient pas d’enfant. Mme Bourdais n’avait pas dit non et tout de suite avait douché, frotté, peigné et parfumé Ameur qui n’avait pas l’air plus étonné que cela. Ce qu’on croyait être le plus difficile s’avéra à l’expérience le plus aisé : en deux mois Ameur apprit à lire et à écrire sans bavures. Il insultait les diphtongues qui ne venaient pas assez vite sur sa langue ou sous sa plume, mais il les savait. Des obstacles cependant surgirent auxquels ni Mme ni M. Bourdais n’avaient songé : les anciens compagnons d’Ameur venaient lui rendre visite, les plus timides sous prétexte de venir lui dire bonjour, quelques-uns pour voir, la plupart pour demander du pain ou des sous. L’opinion de Mme Bourdais était là-dessus précise et sans ambages : il fallait séparer Ameur de tout ce monde, sans quoi l’expérience était vouée à l’échec. M. Bourdais émettait quelques objections : il y avait quelque injustice à ne vouloir sauver qu’une unité du troupeau et encore, de toutes, celle que la nature avait tellement gâtée qu’elle semblait être celle qui en eût le moins besoin. Mme Bourdais adoptait chaque jour une solution différente, selon la conclusion de son dernier raisonnement, son humeur du jour, la réussite de son déjeuner. Mais les autres, non seulement revenaient, mais se