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Université de Caldas

Département de langues étrangères

Culture et civilisation francophones

1er semestre 2020


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Discours de Jules Ferry sur la politique coloniale française

Jules Ferry (1832-1893) a été président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de 1883 à mars
1885.

Il y a, je crois, quelque intérêt à résumer et à condenser, sous forme d'arguments, les principes, les
mobiles, les intérêts divers qui justifient la politique d'expansion coloniale. […] Je disais qu'on pouvait
rattacher ce système à trois ordres d'idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus
haute portée et à des idées d'ordre politique et patriotique.

Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de quelques chiffres,
les considérations qui justifient la politique d'expansion coloniale au point de vue de ce besoin de plus en
plus impérieusement senti par les populations industrielles de l'Europe et particulièrement de notre riche et
laborieux pays de France, le besoin de débouchés. […]

Messieurs, il y a un second point, un second ordre d'idées que je dois également aborder, le plus
rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Messieurs, il
faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit
vis-à-vis des races inférieures… Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un
devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. […]

Un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m'expliquer en toute
franchise. C'est le côté politique de la question. Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que
font tous les autres et, puisque la politique d'expansion coloniale est le mobile général qui emporte à
l'heure qu'il est toutes les puissances européennes, il faut qu'il en prenne son parti, autrement il arrivera…
Oh ! pas à nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils ! il arrivera ce qui est
advenu à d'autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent aujourd'hui,
quelque puissantes, quelque grandes qu'elles aient été, descendues au troisième ou au quatrième rang.
Quand vous direz à vos électeurs : « Voilà ce que nous avons voulu faire », soyez tranquilles, vos électeurs
vous entendront, et le pays sera avec vous, car la France n'a jamais tenu rigueur à ceux qui ont voulu sa
grandeur matérielle, morale et intellectuelle.

Discours prononcé par Jules Ferry à la Chambre des députés, le 28 juillet 1885.

Le commerce entre la France et son empire colonial


Part des importations
de la France venant de 1890 1929 1938 Part des exportations
l'empire colonial (en %) de la France à destination
1890 1929 1938
Caoutchouc – 9,3 25,1 de l'empire colonial (en %)

Graines oléagineuses Automobiles – 33,4 45,5


17,8 25 54,4 Machines et mécaniques 8,1 30,7 41,2
et arachides
Cacao 3,8 56,1 88,4 Tissus de coton 34,8 49,9 84,6
Café 0,4 3,7 42,7 Ciment – 59,1 84,1
Riz 11,1 80,1 93,7 Huile d'arachide – 68,2 89,6
Vin 16,8 83,8 96,8 Sucre raffiné 12,7 83,5 98,5
1er 1er
Place de l'empire
– partenaire partenaire
dans le commerce français
commercial commercial

Source : D'après Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, Édition du Seuil, 1984.

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Premier empire colonial

Il est composé principalement par des possessions de la Nouvelle-France, aux Antilles, aux Indes,
ainsi que des comptoirs et d'îles parsemées.

Le Premier espace colonial français est l'espace colonial issu des conquêtes monarchiques. Les
désignations suivantes lui correspondent : « premier empire colonial », « empire royal »,
« empire monarchique » car il a été créé majoritairement par des régimes monarchiques. Les
justifications de la colonisation française ont évolué avec le temps. À l'origine, la rivalité de
puissance avec l'empire austro-espagnol de Charles Quint. La deuxième justification était la
propagation de la foi chrétienne (missions).

Au XVIIe siècle, les établissements des Antilles françaises vivent de contrebande et de piraterie
aux dépens des colonies espagnoles et hollandaises plus prospères.

Puis vient la justification physiocratique : les colonies doivent fournir les cultures exotiques que la
métropole n'assure pas (sucre, café, indigo). Comme les colons français sont peu nombreux, on
fait venir en masse des esclaves africains.

À la Révolution, s'opposent les partisans du réalisme économique (pas de colonies sans esclaves)
et ceux des principes égalitaires (« périssent les colonies plutôt qu'un principe »).

En Inde, les Français ont commencé à vouloir s'implanter de façon significative en 1719 et 1763.
Mais leurs efforts ont été néanmoins ruinés après la conclusion du traité de Paris en 1763.

En Amérique, après un siècle de présence, la Nouvelle-France commence à s'effriter : à la perte


des territoires à l'est du Mississippi (Louisiane occidentale) lors des traités d'Utrecht en 1713, se
sont ajoutés les territoires à l'Ouest (Louisiane orientale), ainsi que le Canada lors du traité de
Paris en 1763. La France a repris la Louisiane occidentale, grâce à Napoléon, qui l'a revendu trois

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ans plus tard aux États-Unis en 1803. L'Amérique du Nord devient alors en majorité anglophone.

En 1804, les français perdent le dernier joyau de leur premier empire colonial : la colonie de
Saint-Domingue proclame son indépendance et devient la République d'Haïti.

Après la chute du Premier Empire, la France ne conserve que quelques possessions : les cinq
comptoirs des établissements français de l'Inde, l'île de Gorée au Sénégal, quelques îles des
Antilles (Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin…), ainsi que la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon.

Deuxième empire colonial

La politique coloniale du Second Empire porte l'empreinte de l'Empereur Napoléon III. Ce dernier
entreprend une modernisation de la marine de guerre française qui doit permettre d'améliorer la
capacité d'intervention des troupes coloniales. La superficie du domaine colonial triple sous le
Second Empire jusqu'à atteindre un million de km² pour cinq millions d'habitants.

Chronologiquement, l'annexion définitive de la Nouvelle-Calédonie en 1853 constitue la première


action coloniale de l'Empereur. En Afrique, il fonde le port de Dakar et crée le corps des tirailleurs
sénégalais. L'implantation du comptoir des Rivières du Sud en 1859, puis l'acquisition de la côte
du Gabon en 1862 sont les principales étapes de la pénétration française en Afrique de l'Ouest.

En Afrique de l'Est, Napoléon III signe en 1862 un traité de commerce avec Madagascar où
s'installe un consulat de France. La politique impériale vise principalement de ce côté de l'Afrique
à contrer l'influence britannique. Au Maghreb, il renforce la présence des conseillers militaires
français dans l'armée tunisienne.

Le Second Empire étend le domaine français en Algérie et entreprend la conquête de la


Cochinchine et du Cambodge, de la Nouvelle-Calédonie, de nombreuses îles dans le Pacifique
(aujourd'hui en Polynésie française) et du Sénégal. Un décret impérial du 2 juin 1848 crée les
départements français d'Algérie.

En Europe, Napoléon III exerce sa politique expansionniste par l'annexion de la Savoie et du


Comté de Nice en 1860 par le traité de Turin. Plus limitée, et surveillée en Europe après la défaite
napoléonienne, la France se lance dans la conquête de l'Afrique avec la campagne d'Algérie
(1830-1847). Puis elle colonise la majeure partie de l’Afrique occidentale et équatoriale,
l'Indochine, ainsi que de nombreuses îles d'Océanie. Ce second espace atteint son apogée après
la première guerre mondiale, lorsque la France reçoit de la Société des Nations un mandat sur la
Syrie et le Liban.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les territoires français d'Outre-mer sont un enjeu central :
entre l'été 1940 et la mi-1943, la quasi-totalité bascule dans le camp des forces de résistance.

Malgré des tentatives d'intégration plus grande des colonies dans la République (Union française
en 1946), celles-ci restent dans un état de dépendance, et leurs élites et populations ne se
satisfont plus de cet état de fait.

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La décolonisation, l’émiettement de l’empire français

La France a été défaite, occupée, humiliée. Les indépendantistes et autonomistes que l'on
n'a pas, ou peu, écoutés jusqu'alors jugent le moment venu d'obtenir satisfaction. Entendant
briser les empires coloniaux, l'URSS comme les États-Unis les favorisent. La conférence de
Brazzaville de 1944 prévoit d'établir une nouvelle politique envers les colonies. Le général de
Gaulle tient un discours à ce sujet. Mais, en 1945, les forces françaises répriment avec férocité
une manifestation nationaliste algérienne à Sétif. Puis, en 1947, Madagascar est le théâtre de
massacres organisés par l'armée...L'assimilation des populations indigènes au sein de la France
est restée une intention, malgré la bonne volonté de certains, la représentation démocratique des
« indigènes » reste quasiment nulle.

L'Union française remplace l'Empire en 1946, selon la constitution de la IVe République. Elle
rassemble les départements d'Algérie, les nouveaux Départements d'outre-mer (Martinique,
Guadeloupe, Guyane, Réunion) et les Territoires d'outre-mer, c'est-à-dire toutes les autres
colonies, excepté deux Territoires associés (Togo, Cameroun). Enfin, les protectorats prennent le
nom d'États associés. Sont créés le franc Colonies françaises d'Afrique (CFA) et le franc Colonies
françaises du Pacifique (CFP).

En Indochine, avant de quitter ce territoire, les Japonais ont favorisé l'indépendance - celle du
Vietnam est même proclamée en 1945. Ici, plus qu'en aucune autre colonie, les Français ont vu
leur autorité anéantie. Le mouvement Viêt-cong se lance dans une guerre de libération qui va
durer de 1946 à 1954. C'est cette année-là que sont signés les Accords de Genève. Le Laos et le
Cambodge deviennent indépendants, ainsi que le Vietnam, qui est cependant divisé en deux.
Finalement, la France rapatrie ses citoyens.

La Guerre d'Algérie commence en 1954 où une guérilla agite le pays. La France va répondre
par des opérations militaires de plus en plus offensives. La guerre se propage autant dans les
campagnes qu'en ville. Le gouvernement Mollet et le Parlement donnent de plus en plus de
liberté à l'armée pour qu'elle réduise à néant la « rébellion ». Durant la Bataille d'Alger, entre
autres, elle aura recours à la torture et aux assassinats de prisonniers. Cette guerre qui ne dit pas
son nom fait chuter la IVe République. Sous la pression, notamment, des armées d'Algérie,
Charles de Gaulle revient au pouvoir en 1958. Il fonde la Ve République et, bientôt, va contrarier
les partisans de l'Algérie française qui l'ont soutenu. Finalement, les accords signés à Evian en
1962 entre la France et le Front de libération nationale (FLN) algérien mettent fin au conflit.
L'indépendance votée par la population algérienne provoque le départ de centaines de milliers de
Français. Ils s'installent, parfois très difficilement, en métropole. Quant aux soldats algériens alliés
des français, les harkis, ils sont très nombreux à être éliminés au lendemain de l'indépendance.
Une partie d'entre eux réussit à rejoindre la France, malgré l'ordre officiel de ne pas les y
transférer. La plupart sont cantonnés dans des villages clos, séparés des autres Français.

Un anticolonialisme de gauche s'est affirmé, fondé sur des principes moraux et politiques.
L'exploitation des peuples et de leurs richesses, les crimes commis par les soldats et les colons
sont les principaux reproches faits à la colonisation. Une partie de ces anticolonialistes s'engagent
aux côtés des nationalistes, algériens notamment.

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La France se retire du Liban et de la Syrie en 1946, puis d'Inde en 1956. La Tunisie et le Maroc
obtiennent leur indépendance en 1956, sans trop de violences. Mohammed V est roi du Maroc et
Bourguiba, président de la République tunisienne. La même année, l'Union des populations du
Cameroun lance une insurrection qui échoue. La Guinée se déclare indépendante de la France en
1958, à l'issue du référendum qui établit la nouvelle Communauté française inventée par la Ve
République afin de succéder à l'Union française et de réunir les territoires africains. Toutes les
autres colonies françaises de l'Afrique subsaharienne obtiennent pacifiquement leur indépendance
en 1960, ce qui met fin à la Communauté française : Dahomey (Bénin), Côte d'Ivoire, Haute-Volta
(Burkina Faso), Mauritanie, Niger, Sénégal, Soudan (Mali), Congo, Gabon, Oubangui-Chari
(Centrafrique), Tchad, Togo, Cameroun, Madagascar.

La France sans ses colonies

Nombre d'anciennes colonies ont gardé des liens très forts avec la France : économiques,
diplomatiques, culturels... C'est ce que l'on appelle positivement la coopération et négativement le
néocolonialisme. Les pays africains qui ont été des colonies françaises constituent une zone
stratégique où l'armée française est implantée dans des bases militaires.

La francophonie est un des liens qui unissent la France à ses anciennes possessions.
Cependant, dans ses organisations on trouve également nombre de pays qui n'en furent pas.

Des habitants des colonies ont émigré en métropole durant tout le vingtième siècle.
D'abord limité, le mouvement s'amplifie après la Seconde Guerre mondiale, lors de la période de
reconstruction du pays. Dans les années 1960, les grandes entreprises engagent massivement
des travailleurs étrangers qu'elles vont chercher dans leur pays, notamment dans les anciennes
colonies qui viennent d'accéder à l'indépendance. L'intégration est le maître mot des
gouvernements qui veulent mener des politiques favorisant la bonne installation des populations
venues des anciennes colonies et leur adhésion aux valeurs nationales. Les traditions conservées
par certaines populations immigrées font l'objet de nombreux débats.

Les Départements et Territoires d'outre-mer ne sont plus considérés comme des colonies.
Cependant, des mouvements et partis politiques indépendantistes figurent en bonne place sur
l'échiquier politique de ces terres françaises non métropolitaines.

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Mali: l'art des griots, traditions et transmission Radio télévision Suisse - 26 mars 2018

Depuis plus de sept siècles, les grandes familles des griots transmettent à leurs enfants l'art de la parole et des
instruments qui la portent. Confrontés aux changements rapides de la société, ceux-ci doivent aujourd'hui inventer
de nouvelles façons d'être griots dans un contexte mondialisé.

En Afrique de l'Ouest, on utilise le mot griot depuis longtemps pour désigner


des personnes qui ont en commun d'avoir développé un don particulier pour
la parole et dont le travail consiste à transmettre l'histoire de l'Afrique de
génération en génération. Dans ce contexte de culture orale, l'identité d'un
individu passe presque toujours par la mémoire de ses parents sur plusieurs
générations et la référence à l'ancêtre mythique de son clan. La mémorisation
des généalogies et leur déclamation représentent donc un art important dont
une part significative de l'acquisition relève de l'initiation.

Des instruments réservés


La tradition raconte qu'au 13e siècle, le héros Soundjata Keïta, créateur mythique de l'empire du Mali, a rassemblé
les clans et a établi alors l'organisation de la société selon une répartition qui s'est ensuite perpétuée jusqu'au 20e
siècle. A côtés des hommes libres et des esclaves, on y distingue les artisans maîtres d'une force vitale, occulte et
potentiellement dangereuse. A cet égard, les griots sont les artisans de la parole, tout comme les forgerons sont
ceux du métal. Leur maîtrise du verbe leur interdit tout échange matrimonial hors du groupe. Intermédiaires
privilégiés de la société traditionnelle, on fait appel à eux quand il faut prendre la parole en public ou pour régler
n'importe quel différend au sein de la communauté.
Pour porter le verbe et le rendre plus fluide, les griots ont alors recours à certains instruments spécifiques: le
tambour d'aisselle, le xylophone bala (ou balafon), le luth et principalement la kora (à 21 cordes). Dans la société
traditionnelle, ils sont restés longtemps les seuls à les utiliser: tout non-griot qui en aurait joué aurait couru le risque
d'être rejeté par les siens.
Le temps de l'ouverture
Au moment de l'indépendance, le patrimoine des griots joue un rôle essentiel dans la construction de l'identité
nationale malienne. Au sein de l'Ensemble Instrumental du Mali, la kora, le balafon et le luth sont les outils
privilégiés de la politique d'authenticité voulue par le nouveau régime. L'orchestre fait rapidement sensation dans
toute l'Afrique de l'Ouest. Il est constitué presque exclusivement de membres des grandes familles de griots,
Kouyaté, Diabaté, Sissoko ou Soumano…
A partir de la fin des années 60, le développement d'une véritable culture urbaine bouleverse la relation des Maliens
à la musique. Depuis Bamako, Radio Mali devient un centre de création musicale, tandis que les ensembles
s'électrifient et s'approprient les répertoires traditionnels. Dans ce processus d'arrangement, les griots jouent un rôle
important et sont les pionniers d'un son nouveau.
Nouveaux enjeux
Au cours des années 90, alors que le concept de World Music s'épanouit en Europe, les instruments traditionnels des
griots reviennent rapidement au premier plan des "musiques du monde". Formés à bonne école, leurs nouveaux
maîtres s'appellent Toumani Diabaté pu Ballaké Sissoko. Ils ont su avant ou mieux que d'autres faire bon usage des
conseils que leur ont prodigués leurs producteurs occidentaux. Forts d'une parfaite maîtrise du répertoire
traditionnel, ils participent aux collaborations les plus variées, du blues au jazz ou à la pop et deviennent les modèles
de la génération suivante, qui ne craint plus désormais d'électrifier ses instruments.
Aujourd'hui, si la grande tradition de la parole se transmet encore de manière initiatique, la plupart des jeunes griots
ont compris que pour faire carrière, il faut désormais à la fois répondre aux critères traditionnels d'excellence vocale
ou instrumentale et faire preuve d'inventivité.

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L’héritage d’Ali Farka touré

Le 7 mars 2006, disparaissait le guitar hero malien, Ali Farka Touré. Dans la petite ville de Niafunké, dans la région de Tombouctou,
Ali Farka Touré était plus qu’un musicien. Maire, notable, cultivateur, bienfaiteur, il a aussi redonné aux jeunes la fierté d’appartenir à
cette région aride et enclavée. Reportage.

Après une traversée du fleuve Niger de plus de 24 heures en pirogue, Niafunké apparaît enfin, entre les eaux grises du fleuve et le
vert des rizières alentour. Située à 200 km au sud de Tombouctou, au Mali, Niafunké, la ville du guitariste Ali Farka Touré est
manifestement enclavée. Il n'y a aucune route fiable, il faut des heures de trajet pour y arriver et en repartir. La ville est faite de
sable, de soleil et de vent. De musique aussi.

Ali Farka Touré s’y sentait chez, lui qui avait inscrit sur sa carte de visite "musicien-cultivateur" est effectivement connu ici pour ses
centaines de têtes de bétail (bœufs, moutons, chèvres…), ses hectares cultivés, ses rizières et ses arbres fruitiers. Aujourd’hui, Bila,
l’aîné de la descendance d’Ali Farka, gère ce patrimoine. Dans cette région songhaï et peule, le bétail et les terres représentent
richesse et influence.

Dans la cour de la maison familiale, à Niafunké, Bila, entouré des "jeunes de la maison", pris en charge par la concession d’Ali Farka,
boivent le thé. Ils répètent l’amour d’Ali pour Niafunké : "Il n’a jamais souhaité aller vivre à Bamako, il a préféré vivre ici en famille.
Tous ses enfants étaient à l’école locale de Niafunké. La culture des trente hectares de riz permet une embauche locale" . Ce choix de
vie, ainsi que l’aura de sagesse et de simplicité d’Ali Farka, lui confèrent une image bien particulière dans la région.

Au cours de l’année 2004, les citoyens de Niafunké ont poussé le "musicien-cultivateur" à devenir maire de cette commune de 30.000
habitants.

Une tâche qu’il a accomplie pendant vingt mois, du 7 juillet 2004 au 7 mars 2006, date de son décès à Bamako. Le nouveau maire,
Samba Bâh, dresse la liste des actions sociales d’Ali Farka : "Il voulait faire de Niafunké la Suisse de l’Afrique. Il a donc activement
œuvré au reboisement de la ville et planté plus de 13000 jeunes arbres, mais aussi favorisé l’irrigation, l’assainissement, appuyé les
associations de femmes, de jeunes…Mais la suite est difficile, car nous n’avons pas les mêmes moyens. Quand il voulait quelque
chose pour Niafunké, il mettait la main à la poche, sans hésiter. Dans toutes ses actions, le social primait". En effet, même chez lui,
Ali Farka a mis à profit la tradition ouest-africaine qui encourage celui qui a réussi, à prendre en charge la scolarité des jeunes de la
famille ou du quartier. Ainsi, chaque soir dans la cour familiale, des petits font leurs devoirs et des lycéens travaillent sur un tableau
noir leurs équations mathématiques à la lumière d’un néon.

Plusieurs jeunes insistent sur le rôle de "modèle" d’Ali Farka pour la ville de Niafunké. Car au-delà de son aura, Ali Farka, par sa
renommée internationale, a donné une existence à cette ville perdue au milieu du Sahel. "Ali Farka a apporté la fierté à Niafunké. Il
nous a permis d’exister, d’être fier de notre région, de ses richesses naturelles et culturelles" raconte Aly Magassa, musicien d’Ali
Farka, confortablement installé chez lui, sur une natte multicolore. En effet, en explorant avec sa guitare les rythmes traditionnels du
répertoire Songhaï, Peul, Touareg, ou ceux de la musique des génies du fleuve, Ali Farka a ré-ouvert une voie musicale infinie, celle
de la tradition.

Chaque soir, à 18 heures, après le travail aux champs, les jeunes générations de "musiciens-cultivateurs" se retrouvent devant
l’ancienne maison d’Ali Farka Touré, face au fleuve Niger. Ils y jouent des morceaux appris par le grand frère Afel Bocoum, neveu
d’Ali Farka et désigné comme le successeur du guitar hero.

Afel a été formé par Ali Farka et Afel nous a lui-même formé à la guitare et à la calebasse.
Il est aussi exigeant avec nous qu’Ali pouvait l’être avec lui. Tous les jeunes musiciens de
Niafunké insistent sur leur profond désir de prolonger l’œuvre d’Ali Farka Touré, et "d’aller
plus loin encore", afin de faire connaître les rythmes du fleuve et ceux du désert au reste
du Mali et du monde.

Plus tard, le jour baisse sur "le jardin" d’Ali Farka, les jeunes musiciens se dispersent dans
une ambiance bon enfant. L’un d’eux traduit une blague bien connue ici, et explique,
hilare : "On ne peut pas mourir à Niafunké. Il y a le fleuve Niger qui te donne le bon
poisson, le bon riz, il y a la bonne musique, il y a tout ici, on ne meurt pas, là !" Ali Farka
Touré, dont l’esprit n’a pas voulu quitter Niafunké, rigole bien aussi.

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Lettre d’Hamadou Ampâté Bah à la jeunesse africaine

Celui qui vous parle est l’un des premiers nés du vingtième siècle. Il a donc vécu bien longtemps et, comme vous l’imaginez, vu
et entendu beaucoup de choses de par le vaste monde. Il ne prétend pas pour autant être un maître en quoi que ça soit. Avant
tout il s’est voulu un éternel chercheur, un éternel élève, et aujourd’hui encore sa soif d’apprendre est aussi vive qu’aux
premiers jours. Il a commencé par chercher en lui-même, se donnant beaucoup de peines pour se découvrir et se bien
connaître, afin de se reconnaître en son prochain et l’aimer en conséquence. Il souhaiterait que chacun de vous fasse autant.
Après cette quête difficile, il entreprit de nombreux voyages à travers le monde : Afrique, Proche-Orient, Europe, Amérique. En
élève sans complexes ni préjugés, il sollicita l’enseignement de tous les maîtres et de tous les sages qu’il lui fut donné de
rencontrer. Il se mit docilement à leur écoute. Il enregistra fidèlement leurs dires et analysa objectivement leurs leçons, afin de
bien comprendre les différents aspects de leurs cultures, car le grand problème de la vie, c’est la mutuelle communication.
Certes, qu’il s’agisse des individus, des nations, des races ou des cultures, nous sommes tous différents les uns des autres ;
mais nous avons tous quelque chose de semblable aussi, et c’est ce qu’il faut chercher pour pouvoir se reconnaître en l’autre et
dialoguer avec lui. Alors nos différences, au lieu de nous séparer, deviendront complémentarité et source d’enrichissement
mutuel.
De même que la beauté d’un tapis tient à la variété de ses couleurs, la diversité des hommes, des cultures et des civilisations
fait la beauté et la richesse du monde. Combien ennuyeux et monotone serait un monde uniforme où tous les hommes, calqués
sur un même modèle, penseraient et vivraient de la même façon! N’ayant plus rien à découvrir chez les autres, comment
s’enrichirait-on soi-même?
A notre époque si grosse de menaces de toutes sortes, les hommes doivent mettre l’accent non plus sur ce qui les sépare, mais
sur ce qu’ils ont de commun, dans le respect de l’identité de chacun. La rencontre et l’écoute de l’autre est toujours plus
enrichissante, même pour l’épanouissement de sa propre identité, que les conflits et les discussions stériles pour imposer son
propre point de vue. Un vieux maître d’Afrique disait: il y a « ma » vérité et « ta » vérité, qui ne se rencontrent jamais. « La »
Vérité se trouve au milieu. Pour s’en approcher, chacun doit se dégager un peu de « sa » vérité pour faire un pas vers l’autre…
Jeunes gens, derniers né du vingtième siècle, vous vivez à une époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur
l’humanité et passionnante par les possibilités qu’elle ouvre dans le domaine des connaissances et de la communication entre
les hommes. La génération du vingt et unième siècle connaîtra une fantastique rencontre des races et d’idées. Selon la façon
dont elle assimilera ce phénomène, elle assurera sa survie ou provoquera sa destruction par des conflits meurtriers.
Dans ce monde moderne, personne ne peut plus se réfugier dans sa tour d’ivoire. Tous les états, qu’ils soient forts ou faibles,
riches ou pauvres, sont désormais interdépendants, ne serait-ce que sur le plan économique ou face aux dangers d’une guerre
internationale. Qu’ils le veuillent ou non, les hommes sont embarqués sur un même bateau: qu’un ouragan se lève, et tout le
monde sera menacé à la fois. Ne vaut-il pas mieux essayer de se comprendre et de s’entraider mutuellement avant qu’il ne soit
trop tard?
L’interdépendance même des états impose une complémentarité indispensable des hommes et des cultures. De nos jours,
l’humanité est comme une grande usine où l’on travaille à la chaîne: chaque pièce, petite ou grande, a un rôle défini à jouer qui
peut conditionner la bonne marche de toute l’usine. Actuellement, en règle générale, les blocs d’intérêts s’affrontent et se
déchirent. Il vous appartiendra peut-être, ô jeunes gens, de faire émerger peu à peu un nouvel état d’esprit, davantage orienté
vers la complémentarité et la solidarité, tant individuelle qu’internationale. Ce sera la condition de la paix, sans laquelle il ne
saurait y avoir de développement.

Je me tourne maintenant vers vous, jeunes africains noirs. Peut-être certains d’entre vous se demandent-ils si nos pères avaient
une culture, puisqu’ils n’ont pas laissé de livres? Ceux qui furent pendant si longtemps nos maîtres à vivre et à penser n’ont-ils
pas presque réussi à nous faire croire qu’un peuple sans écriture est sans culture? Mais il est vrai que le premier soin de tout
colonisateur quel qu’il soit (à toutes les époques et d’où qu’ils viennent) a toujours été de défricher vigoureusement le terrain et
d’en arracher les cultures locales afin de semer à l’aise ses propres valeurs.
Heureusement, grâce à l’action de chercheurs tant africains qu’européens, les opinions ont évolué en ce domaine et on
reconnaît aujourd’hui que les cultures locales sont des sources authentiques de connaissance et de civilisation. La parole n’est-
elle pas, de toute façon, mère de l’écrit, et ce dernier n’est-il pas autre chose qu’une sorte de photographie du savoir et de la
pensée humaine?
Les peuples des races noires n’étant pas des peuples d’écriture ont développé l’art de la parole d’une manière toute spéciale.
Pour n’être pas écrite, leur littérature n’en est pas moins belle. Combien de poèmes, d’épopées, de récits historiques et
chevaleresques, de contes didactiques, de mythes et de légendes au verbe admirable se sont ainsi transmis à travers les siècles,
fidèlement portés par la mémoire prodigieuse des hommes de l’oralité, passionnément épris de beau langage et tous poètes.
De toute cette richesse littéraire en perpétuelle création, seule une petite partie a commencé d’être traduite et exploitée. Un
vaste travail de récolte reste encore à faire auprès de ceux qui sont les derniers dépositaires de cet héritage ancestral, hélas en
passe de disparaître. Quelle tâche exaltante pour ceux d’entre vous qui voudront s’y consacrer!

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Mais la culture, ce n’est pas seulement la littérature orale ou écrite, c’est aussi et surtout un art de vivre, une façon particulière
de se comporter vis-à-vis de soi-même, de ses semblables et de tout le milieu naturel ambiant. C’est une façon de comprendre
le rôle et la place de l’homme au sein de la création.
La civilisation traditionnelle (je parle surtout de l’Afrique de la savane au sud du Sahara, que je connais plus particulièrement)
était avant tout une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux. En aucun cas un homme, quel qu’il soit,
n’était isolé. Jamais, on n’aurait pas laissé une femme, un enfant, un malade ou un vieillard vivre en marge de la société,
comme une pièce détachée. On lui trouvait toujours une place au sein de la grande famille, où même l’étranger de passage
trouvait gîte et nourriture. L’esprit communautaire et le sens du partage présidaient à tous les rapports humains. Le plat de riz,
si modeste fût-il, était ouvert à tous.
L’homme s’identifiait à sa parole, qui était sacrée. Le plus souvent, les conflits se réglaient pacifiquement grâce à la «palabre»:
«Se réunir pour discuter», dit l’adage, «c’est mettre tout le monde à l’aise et éviter la discorde». Les vieux, arbitres respectés,
veillaient au maintien de la paix dans le village. «Paix!», «La paix seulement», sont les formules-clés de toutes les salutations
rituelles africaines.
L’un des grands objectifs des initiations et des religions traditionnelles était l’acquisition, par chaque individu, d’une totale
maîtrise de soi et d’une paix intérieure sans laquelle il ne saurait y avoir de paix extérieure. C’est dans la paix et dans la paix
seulement que l’homme peut construire et développer la société, alors que la guerre ruine en quelques jours ce que l’on a mis
des siècles à bâtir.
L’homme était également considéré comme responsable de l’équilibre du monde naturel environnant. Il lui était interdit de
couper un arbre sans raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n’était pas sa propriété, mais un dépôt sacré confié
par le Créateur et dont il n’était que le gérant. Voilà une notion qui prend aujourd’hui toute sa signification si l’on songe à la
légèreté avec laquelle les hommes de notre temps épuisent les richesses de la planète et détruisent ses équilibres naturels.

Certes, comme toute société humaine, la société africaine avait aussi ses excès et ses faiblesses. C’est à vous, jeunes gens et
jeunes filles, adultes de demain, qu’il appartiendra de laisser disparaître d’elles-mêmes les coutumes abusives, tout en sachant
préserver les valeurs traditionnelles positives. La vie humaine est comme un grand arbre et chaque génération est comme un
jardinier. Le bon jardinier n’est pas celui qui déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et, au
besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles. Couper le tronc serait se suicider, renoncer à sa personnalité propre pour
endosser artificiellement celle des autres, sans y parvenir jamais tout à fait. Là encore, souvenons-nous de l’adage: «le morceau
de bois a beau séjourner dans l’eau, il flottera peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman!».
Soyez, jeunes gens, ce bon jardinier qui sait que, pour croître en hauteur et étendre ses branches dans toutes les directions de
l’espace, un arbre a besoin de profondes et puissantes racines. Ainsi, bien enracinés en vous-mêmes, vous pourrez sans crainte
et sans dommage vous ouvrir vers l’extérieur, à la fois pour donner et pour recevoir.
Pour ce vaste travail, deux outils vous sont indispensables: tout d’abord, l’approfondissement et la préservation de vos langues
maternelles, véhicules irremplaçables de nos cultures spécifiques : ensuite, la parfaite connaissance de la langue héritée de la
colonisation (pour nous la langue française), tout aussi irremplaçable, non seulement pour permettre aux différentes ethnies
africaines de communiquer entre elles et de se mieux connaître, mais aussi pour nous ouvrir à l’extérieur et nous permettre de
dialoguer avec les cultures du monde entier.
Jeunes gens d’Afrique et du monde, le destin a voulu qu’en cette fin du vingtième siècle, à l’aube d’une ère nouvelle, vous soyez
comme un pont jeté entre deux monde: celui du passé, où de vieilles civilisations n’aspirent qu’à vous léguer leurs trésors avant
de disparaître, et celui de l’avenir, plein d’incertitudes et de difficultés, certes, mais riche aussi d’aventures nouvelles et
d’expériences passionnantes. Il vous appartient de relever le défi et de faire en sorte qu’il y ait, non rupture militante, mais
continuation sereine et fécondation d’une époque à l’autre.
Dans les tourbillons qui vous emportent, souvenez-vous de vos vieilles valeurs de communauté, de solidarité et de partage. Et si
vous avez la chance d’avoir un plat de riz, ne le mangez pas tout seuls! Si des conflits vous menacent, souvenez-vous des vertus
du dialogue et de la palabre! Et lorsque vous voudrez vous employez, au lieu de consacrer toutes vos énergies à des travaux
stériles et improductifs, pensez à revenir à notre Mère la Terre, notre seule vraie richesse, et donnez-lui tous vos soins afin que
l’on puisse en tirer de quoi nourrir tous les hommes. Bref, soyez au service de la vie, sous tous ses aspects » !
Certains d’entre vous diront peut-être: «C’est trop nous demander! Une telle tâche nous dépasse!». Permettez au vieil homme
que je suis de vous confier un secret: «de même qu’il n’y a pas de « petit » incendie (tout dépend de la nature du combustible
rencontré), il n’y a pas de petit effort. Tout effort compte, et l’on ne sait jamais, au départ, de quelle action apparemment
modeste sortira l’événement qui changera la face des choses. N’oubliez pas que le roi des arbres de la savane, le puissant et
majestueux baobab, sort d’une graine qui, au départ, n’est pas plus grosse qu’un tout petit grain de café».

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Au Bénin, les zémidjans en mode Uber

L’application ZemExpress met en relation clients et les motos-taxis des grandes villes du
pays pour livrer des colis à domicile ou transporter des personnes. Célèbres dans toute
l’Afrique de l’ouest, ces conducteurs de mototaxi vous emmènent dans n'importe quel coin
de la ville, pour quelques dizaines de centimes d'euro, là où les taxis traditionnels ne
peuvent pas toujours se rendre.

Par Hermann Boko Publié le 15 septembre 2017 à 19h31

« Allô ? Vous voulez qu’on vous livre un colis ? OK, on vous envoie un livreur. » Dans la salle de réunion de
sa start-up, Gloria Accrombessi enregistre une nouvelle commande.
Cette scène se répète plusieurs fois par jour à Cotonou. Ainsi va le quotidien de la jeune équipe qui fait
tourner ZemExpress, une application mobile de transport et de livraison dans la capitale et ses environs.
Lancé en décembre 2016, le service s’appuie sur les motos-taxis, les fameux « zémidjans », omniprésents au
Bénin. Dans la langue fon, telle que pratiquée dans le sud du Bénin, le mot «zémidjan» signifie « amenez-
moi vite » ou « allons-y rapidement ».
En l’absence de transports en commun efficaces, plus de 150 000 motos-taxis, conduits essentiellement par
de jeunes chômeurs, sillonnent les rues de Cotonou à la recherche de clients. Rapide et peu cher, c’est le
principal mode de transport des Béninois, et ZemExpress consacre son « ubérisation », sur le modèle de la
fameuse entreprise de voitures avec chauffeur.

Une bonne partie des commandes passent par WhatsApp.


Guillaume, responsable de la logistique, répartit les
courses à la dizaine de zémidjans avec qui la start-up a
négocié un partenariat. « Nous recevons en moyenne
70 commandes par jour », dit-il. Les clients peuvent
payer par mobile money (via leur téléphone) ou à la
livraison.
Problème : certaines rues de Cotonou n’ont pas de nom
ni de numéros. « Les livraisons prennent parfois du retard
parce que le livreur perd du temps à chercher un client
qui n’arrive pas lui-même à indiquer son domicile »,
remarque Gloria Accrombessi. Mais les zémidjans
connaissent bien le territoire et finissent toujours par s’y
retrouver.

Elias est l’un des dix zémidjans qui collaborent régulièrement avec la start-up. Il est devenu conducteur de
moto-taxi après avoir perdu son job de docker au port de Cotonou. Il apprécie l’idée d’avoir toujours une
livraison à faire entre deux clients. Cela lui permet de se faire plus d’argent au lieu de perdre son temps à
« errer en cherchant un prochain client ». « ZemExpress représente aujourd’hui 50 % de mes revenus
mensuels, qui varient entre 90 000 et 100 000 francs CFA », dit-il.

Mais quel avenir pour une entreprise qui s’appuie sur un mode de transport qui pourrait décliner au cours des
prochaines années ? En juillet, le gouvernement a mis en circulation quelque 300 véhicules dans le cadre du
programme Bénin-Taxi pour moderniser le transport urbain dans les grandes villes. Le tarif minimum de la
course est à 1 000 francs CFA. Mais Gloria Accrombessi se veut rassurante : « Les motos-taxis sont plus
rapides que les voitures et vous évitent un temps fou dans les embouteillages. »

Hermann Boko (contributeur Le Monde Afrique, Cotonou)

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Thomas Sankara, l’âme de fond de la révolution au Burkina Faso
Maria Malargadis, Libération, 14 novembre 2014

Le «Che Guevara africain», assassiné en 1987 et remplacé par Blaise Compaoré,


est devenu l’une des figures emblématiques du «Balai citoyen». Un mouvement
de la jeunesse qui a joué un rôle clé dans le départ du chef de l’Etat.
C’est une tombe enfin «libérée». Celle d’un mort, dont le seul nom suffit, encore
aujourd’hui, à galvaniser les foules africaines et bien plus encore celles de son pays
natal, le Burkina Faso. Le récent soulèvement populaire qui a embrasé ce petit État
d’Afrique de l’Ouest, balayant le régime en place, a aussi permis de libérer l’accès au
cimetière de Dagnoe, gardé depuis plusieurs décennies par des militaires armés.
Un leader contre l’Occident
Ce vaste cimetière isolé à la périphérie de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, abrite celle de Thomas
Sankara, le «Che Guevara africain». Un leader singulier, charismatique et visionnaire rendu célèbre par ses
projets en faveur de l’autosuffisance nationale et ses discours audacieux. Comme celui à la tribune des
Nations unies, en octobre 1984, lorsqu’il n’avait pas hésité à affirmer aux grands de ce monde que son tout
petit pays souhaitait «risquer de nouvelles voies pour être plus heureux». Le rêve était peut-être utopique ou
idéaliste, il a été en tout cas vite brisé. Jeune capitaine de l’armée burkinabée, Sankara a pris le pouvoir à
34 ans, en 1984. Moins de quatre ans plus tard, le 15 octobre 1987, il sera renversé et assassiné. Son tombeur
n’est autre que son plus proche collaborateur, son frère d’armes, son ami : Blaise Compaoré. Celui-ci devient
alors l’homme fort du pays, à sa tête durant vingt-sept ans, avant que les manifestants de Ouagadougou ne le
contraignent, le 31 octobre 2014, à une fuite peu glorieuse.
Le pays des hommes rebelles
Blaise Compaoré aurait dû s’en douter, car c’est une longue histoire : la Haute-Volta, rebaptisée en 1984 «Pays
des hommes intègres» (Burkina Faso) par Thomas Sankara, est aussi le pays des hommes rebelles, jamais
totalement soumis malgré un tempérament plutôt pacifique. «La génération de nos parents s’était déjà
révoltée le 3 janvier 1966, renversant le régime corrompu du premier président, Maurice Yaméogo, rappelle
Zinaba Rasmane, 28 ans, étudiant en maîtrise de philosophie. C’était la première insurrection populaire de
l’Afrique postcoloniale.» Le jeune homme a été lui-même un témoin de la dernière révolution, considérée par
certains comme l’aube annonciatrice d’un nouveau printemps africain. «Ma génération n’a connu que Blaise
au pouvoir. Mais depuis des années, la colère gronde et personne n’a jamais oublié les victimes de son régime.
Pour les jeunes d’aujourd’hui, même ceux qui ne l’ont pas connu, Sankara reste l’homme politique qui les
captive le plus. Depuis sa mort, il n’y avait plus d’horizon pour la jeunesse de ce pays», explique Zinaba.
Durant toutes ces années, le président fratricide aura tenté en vain de se débarrasser d’un fantôme qui
revient aujourd’hui avec d’autant plus de force que l’insurrection populaire d’octobre s’est réclamée de son
nom. «Pendant toutes ces années, on a maintenu vivante la flamme de son souvenir. Nos parents nous
parlaient sans cesse de lui à la maison. Encore petit, j’avais dessiné un portrait de Sankara que mon père avait
mis dans son magasin. Mais jusqu’à début novembre, personne ne pouvait venir se recueillir sur sa tombe.
Au Burkina Faso, personne ne s’attendait à ce coup d’état, et personne n’a oublié la stupeur qui a saisi le pays
à ce moment-là. Puis le silence s’est imposé, pour longtemps.

2012, le «déclic» de l’insurrection


Zinaba, jeune étudiant en philosophie, est l’un des militants les plus actifs du «Balai citoyen». Ce mouvement
de désobéissance civile a été créé il y a un peu plus d’un an avec l’objectif de «balayer» le régime Compaoré,

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en commençant par l’empêcher de se représenter. Il se revendique ouvertement de l’héritage de Thomas
Sankara. Pendant les récentes manifestations, ses membres se sont retrouvés en première ligne. Mais si la
mobilisation a réussi à chasser aussi rapidement l’homme fort du pays, réputé indétrônable, c’est également
parce que le terrain avait été préparé à l’avance.
«Le déclic, ce fut les élections de 2012, se souvient Guy-Hervé Kam, un avocat d’affaires. Les élections
municipales et législatives ont surtout renforcé l’aile la plus dure du parti de Compaoré, le Congrès pour la
démocratie et le progrès. On a alors compris que rien n’arrêterait le régime dans sa course à la survie. Il fallait
donc sortir de nos bureaux, susciter un vrai mouvement populaire et, surtout, convaincre les jeunes des
quartiers défavorisés, que la question du pouvoir était plus importante que le foot.» Ce quadragénaire à l’allure
moderne est le porte-parole du Balai citoyen.
Tirant les leçons de ses problèmes passés, Guy-Hervé Kam a inspiré, avec d’autres, l’originalité du mouvement
citoyen : «On a organisé des caravanes avec des concerts et des meetings dans les quartiers populaires. On
parlait aux jeunes en moré, la langue la plus usitée ici, et non plus en français. Ils ont tout de suite adhéré :
enfin on parlait leur langage, on les rassemblait autour d’artistes qu’ils connaissaient.» Le Balai citoyen a aussi
mis en place des «barrages pédagogiques» : «A la mi-octobre, on a plusieurs fois bloqué toutes les avenues
principales de la ville en même temps pendant deux heures pour diffuser des slogans de mobilisation avec des
mégaphones», se souvient Guy-Hervé Kam.
Il ne cache pas sa fierté à l’évocation de cette organisation prérévolutionnaire : «Quand le moment est venu
d’empêcher les députés de voter la réforme constitutionnelle pour permettre à Compaoré de se représenter,
tout le monde était prêt pour l’épreuve de force.» Il y a eu certes des moments de flottement. «Quand j’ai vu
le dispositif militaire déployé dans la ville ce 30 octobre, le jour prévu pour le vote, j'ai eu peur" reconnaît-il.
Mais les jeunes étaient déterminés, ils m’ont dit : "On y va, on passe en force." Et c’est comme ça qu’on a pris
d’assaut l’Assemblée et empêché le vote. Le lendemain, Blaise quittait le pays.» Tout est allé si vite que
personne n’a anticipé la suite. Les lendemains de révolution sont souvent difficiles à gérer, même dans un
pays qui se réclame d’un héros sacrifié.
«Nous resterons une sentinelle»
Bien qu’inspiré par Thomas Sankara, le Balai citoyen se refuse à imposer des options idéologiques : «Dans ce
pays, nous n’avons pas besoin de théorie, affirme Guy-Hervé Kam. Nous avons des problèmes concrets :
permettre aux enfants d’aller à l’école, offrir eau potable et nourriture à tout le monde. Tout ce qui ira dans ce
sens sera positif.» Son mouvement refuse de participer au nouveau pouvoir : «Nous resterons une sentinelle,
la mauvaise conscience des gouvernants», assure-t-il. «Le peuple a décidé que l’exercice du pouvoir ne se ferait
pas sans lui : ça, c’est du Sankara ! Mais il est mort il y a près de trente ans et son discours doit être adapté aux
défis du monde actuel. Or, dans ce pays, nous n’avons pas d’avant-garde politique dans laquelle la population
se reconnaîtrait spontanément .
Que restera-t-il de cette révolution d’octobre inspirée par Sankara ? A Ouagadougou, les vautours qui
accaparaient les richesses du pays sont depuis peu partis en exil. Mais certains anciens du régime restent dans
l’ombre. Toute l’armée était aux ordres de Compaoré. Fallait-il pour autant l'exclure de la nouvelle ère ?
Certains ont pu reprocher au Balai citoyen d’avoir accepté la prise du pouvoir par les militaires au lendemain
de l’insurrection. «Face au vide du pouvoir, on risquait le chaos ! C’est pour cette raison que nous sommes allés
trouver les militaires, pour leur dire de prendre leurs responsabilités en se démarquant de Compaoré et en
assurant le retour de la sécurité», se défend Me Kam.
Alors que le jeune activiste quitte la cantine, un homme l’interpelle joyeusement : «Mon frère ! Ça y est, on a
presque fini !» «Non, on n’a pas encore commencé», lui répond d’une voix Zinaba. Il soupire : «La révolution a
encore un goût d’inachevé. Il nous faut construire, tout en nous occupant de nos ennemis.» A la fin du mois, il
se rendra sur la tombe de Thomas Sankara : «Je lui dirai que non seulement nous avons vengé sa mort, mais
que nous avons aussi fait revivre son esprit, son rêve de liberté.»

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Quand le rap français prend l’accent congolais

Par Amanda Winnie Kabuiku Le Monde.fr Le 18.09.2015 à 17h32

Il cumule tous les superlatifs. Maître Gims est devenu en moins de deux ans l’un des artistes les
plus importants de la scène musicale française. Le chanteur de 29 ans, né à Kinshasa
(République démocratique du Congo), est en tête de tous les classements des ventes de
disques depuis la sortie, en août, de son dernier album Mon cœur avait raison.
Avec Niska, également d’origine congolaise, Maître Gims a pris d’assaut Planet Rap, la première radio urbaine en
France. C'est symptomatique de la nouvelle direction empruntée par le rap français : puiser dans le patrimoine
culturel africain. La chanson « Sapés Comme Jamais », extraite de l’album Mon cœur avait raison de Maître Gims,
reprend de manière décomplexée les thèmes de la musique congolaise : la sapologie, l’extravagance et l’ambiance
survoltée de la RDC.
Comme tout courant musical, le rap a ses codes. Des codes qui se sont, eux aussi, adaptés à la réalité française.
« Dans un premier temps, les rappeurs se revendiquaient des quartiers et des cités, aujourd’hui, il y a plutôt le
besoin de rappeler ses origines ancestrales », analyse Philo Moanda, créateur du label Bomayé dont est issu le
rappeur Youssoupha, fils du défunt roi de la rumba congolaise, « Seigneur » Tabu Ley Rochereau. « Tous les
jeunes des cités qui font du rap savent qu’ils ne sont pas des Américains. Ils grandissent dans cette culture
congolaise qui prend par les tripes », ajoute Philo.
Entrecouper ses textes d’un refrain en lingala (la langue la plus parlée au Congo-Kinshasa), entreméler des riffs
de guitare rumba sur des beat urbains ou raconter son quotidien avec le regard d’un jeune immigré congolais en
France est devenu l’apanage de cette nouvelle génération de rappeurs en « conversation permanente » avec leur
pays d’origine.
Au début des années 2000, certaines stars de la musique congolaise commencent à se livrer à un trafic lucratif de
visas. Ils font venir en Europe de jeunes gens issus des « quartiers populaires de Kinshasa » en les faisant passer
pour des musiciens ou des danseurs. Cela a laissé des traces sur les jeunes de la diaspora congolaise à Paris.
« Au lieu que ces jeunes de Kinshasa s’intègrent, ce sont les jeunes d’ici qui se sont intégrés à eux. J’ai grandi
dans ce milieu-là, au milieu des répétitions des spectacles de Papa Wemba », se souvient Tito Prince. Prince, de
son vrai prénom, est un ovni dans le hip-hop français. Il manie l’art du storytelling avec habileté et n’hésite pas à
raconter le parcours du « jeune noir né en France ».

Une empreinte plus personnelle


La « congolisation » du rap français ne se résume pas à scander des mots tels que niama (animal), shégué
(enfants des rues) ou ndeko (frère), mais à une volonté de laisser une empreinte plus personnelle, plus subtile. «
Quand certains rappeurs chantent, on dirait du lingala français », estime Tito Prince, comme pour rappeler une
proximité « naturelle » entre la culture française et les cultures africaines.
« Les rappeurs américains font référence à l’Afrique sur un mode plus fantasmagorique, sur l’appel à l’unité de
tous les pays africains, le panafricanisme. Une Afrique qui fait encore référence à l’esclavage. Sur le mode de celui
qui n’a jamais été là-bas. Les rappeurs français, eux, ils connaissent l’Afrique », analyse le sociologue Anthony
Pecqueux.
Les succès populaires de Tito Prince, Maître Gims ou Youssoupha ne sont pas les révélateurs d’un «
communautarisme au sein du rap français ». Ils sont plutôt la preuve que ce genre continue d’évoluer et qu’il est
capable de toucher un public plus large.

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Maitre Gims Sapés comme jamais
On casse ta porte, c'est la Gestapo Avance sur la piste Handeck à ta go, sale petit coquin, t'es cocu
Je vais t'retouver me dit Colombo Les yeux sont rivés sur toi Quand elle m'a vu elle t'a plaqué
Ça veut vendre des tonnes à la Gustavo Les habits qui brillent tels Les Mille Et Une Nuits
Un café sans sucre, j'en ai plein sur l'dos Paris est vraiment mal, mal, mal, mal Ferregamo, peau de croco sur la chaussure
Hé ouais ma puce, la thune rend beau J'suis Congolais, tu vois j'veux dire ?
Ça va faire 6 ans qu'on met des combos Sapés comme jamais Hein hein, Norbatisé
Je manie les mélos, Warani, Warano Sapés comme jamais Maître Gims m'a convoitisé
Tu te demandes si c'est pas un complot Sapés comme jamais Charlie Delta localisé
Sapés comme jamais Les mbilas sont focalisés
Haut les mains, haut les mains Loulou' et 'Boutin (bando) Sapés comme jamais
Sauf les mecs sapés en Balmain, Balmain, Loulou' et 'Boutin ('Boutin na 'Boutin) Dorénavant, j'fais des jaloux
Balmain Sarouel façon Aladdin Coco na Chanel (Coco) J'avoue, je vis que pour la victoire, imbécile
Coco na Chanel (Coco Chanel) La concurrence à ma vessie
Loubou', Zano' et Hermès
Passe avant minuit Niama na ngwaku des ngwaku Louis Vuitton sac, j'veux la recette
Je vais t'faire vivre un dream J'contrôle la ne-zo, apprécie mon parcours

Yousoupha « L’effet papillon »


Rimes explosives comme la nitro pour qu'la concurrence au micro ne puisse pas le nier
Si ça part dans les insultes évite la re-mè
Si d'la punchline tu rates la chute, hésite pas, remets
C'est freestyle, mais J'te parle pas de shit et de sky, mais
Bien de la street et ses racailles, eux-même
J'rap toujours frais, on dirait qu'j'suis tout nouveau
Vous rappez tous pareil on dirait une choré' de Kuduro
J'fais tout le boulot, le coeur en saison hivernale
Mon frère, la tête sous l'eau, attend d'être enfin libérable
En fait, un enfermé qui s'évade
C'est rare comme Jean Pierre Pernaut qui donnerait la parole à Kemi Seba
Nos ennemis nous séparent, la guerre à base de coups d'pute
Qui parle de Rap Game? Ça fait longtemps que je ne joue plus
J'ai plus le temps des pourparlers
Nos vies sont tellement brèves, si on en faisait un film on l'appellerait Kourtrajmé
Le courage est de mise, un seul homme visionnaire
J'viens des bidonvilles de Kin' appelle-moi Slumdog Millionaire
Comme tous ceux qui viennent d'Afrique pour rouler en gamos
Qui grandissent sur une terre battue, mais pas celle de Roland Garros
J'arrose la poisse qui m'escorte, comment me projeter?
Le bonheur à ma porte, mais faut que j'passe le seuil de pauvreté
J'pense à mes oncles sans papiers, c'est dramatique
Mais pour des fafs ils pourraient reconnaître la gosse de Rachida Dati
Han, on nous baratine malgré l'effort
Pas attendu la crise pour voir que la misère est forte
La Guadeloupe se révolte, la France est éclatée
Tu croyais voir la Compagnie Créole, t'as eu le LKP
Rescapé, grâce au succès j'suis pas un délinquant
Mais j'reprends le métro pour retrouver l'inspi' d'il y a 5 ans
Eh ouais j'ai changé, et je le montre
Désormais j'écris mes textes engagés dans le journal "Le Monde"
Retiens mon nom d'analphabète, tu veux que je faiblisse
Si j't'ai traité de con, bah considères que c'est un euphémisme
Trop d'ennemis dans le complot sans crier gare
Remarque que ceux qui parlent dans mon dos, seul mon cul les regarde
J'reste à l'écart mais dans la machine j'suis le gravillon
Pour enrayer Paris avec ma rime et l'effet papillon

Ok, j'te l'avais dit qu't'avais jamais entendu de rap Français

J'avance les yeux fermés, les poings serrés, l'estomac noué


J'ai tous mes membres pour le moment, que Dieu soit loué
J'ai pris des coups, oui je dois vous l'avouer
Mais que Dieu soit loué, que Dieu soit loué ………

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Monsieur Macron, libérez la francophonie du Quai d’Orsay!
Par Habari RDC et Yaga Burundi deux plateformes de blogueurs congolais et burundais
19 mars 2018 à 17:56 Libération

Nous, blogueurs congolais de Habari, si nous parlons et écrivons lingala, tshiluba, ou swahili à la maison ou dans nos quartiers,
nous communiquons en français d’ouest en est de la RDC. C’est dans cette langue que nous faisons connaître au monde une
jeunesse congolaise vibrante, complexe, qui ne se réduit pas à un peuple en souffrance. Avec plus de 300 ethnies réparties sur
quelque 2,3 millions de kilomètres carrés, chaque communauté a au moins son dialecte ou «sa» langue. Supprimer l’une
d’entre elles ou, à l’inverse, en élever une au niveau de langue nationale unique en RDC pourrait susciter des conflits, tant
l’attachement aux ethnies reste grand. «Le français est notre trait d’union», affirme non sans raison Christian Kunda, professeur
de français à l’université de Lubumbashi. C’est la seule langue (officielle) qui unit les Congolais sans les renvoyer à leurs
origines ethniques ou tribales, sans les diviser. Au fil des collines, des fleuves, et des dialectes rencontrés, il peut évoluer, et
adopter des tournures de phrases étonnantes, mais il n’en demeure pas moins notre langue commune. Il est d’autant plus
désespérant d’observer la légèreté avec laquelle les présidents français abusent de cette proximité linguistique pour la
satisfaction - à courte vue - des intérêts de la France. Si l’alternance venait à prendre place en RDC, le nouveau pouvoir se
vengera-t-il sur le français en tant que langue ? Comment peut-on ainsi risquer de compromettre l’avenir de cette communauté
de langue au nom de petits intérêts diplomatiques ?

Bien moins vaste, et pourtant plongé lui aussi dans une crise politique insoluble, le Burundi, notre pays, pour nous blogueurs de
Yaga, n’en a pas moins un besoin vital du français. Tout gamin burundais, après avoir appris à prononcer «maman» ou «papa»,
va se mettre à apprendre le français. Dès notre enfance, à l’école primaire, nous avons été nourris au français. Tous les cours,
sauf le kirundi - notre langue nationale - étaient, et sont toujours, donnés dans cette «langue de Molière», devenue aussi notre
langue. A Bujumbura, nous travaillons au quotidien avec l’Institut français du Burundi. Nous avons même célébré la première
édition au Burundi de la «Nuit des idées» pour réfléchir au futur de notre pays. Nous ne comprenons dès lors pas pourquoi le
différend politique entre les dirigeants du Burundi et l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) a eu pour effet une
suspension du Burundi de cette institution en avril 2016. L’une des conséquences de cette décision a été l’interdiction pour nos
jeunes artistes de participer aux Jeux de la francophonie en Côte-d’Ivoire. D’autres jeunes ont par ailleurs été privés de
possibilité de formation, en raison de cette suspension. Qui est l’arbitre ? La politique étrangère française ? Le Burundi, ce
«petit pays», grand par sa culture, ses écrivains, ses chanteurs, est pourtant une porte d’Orient francophone, entourée - à
l’exception de la RDC - de pays anglophones. Encore une fois, pourquoi ainsi jouer avec l’avenir de cette langue qui nous unit ?
Regardons notre voisin le Rwanda, avec lequel nous avons parfois aussi nos différends. Il a quitté la francophonie en 2009, et a
imposé l’anglais dans ses écoles. Ses griefs sont lourds, mais faut-il que cela se répète ?

La francophonie devrait s’affranchir du ministère des affaires étrangères français. Cessez d’en faire un instrument politique. La
France a beaucoup d’autres leviers pour promouvoir ses valeurs et ses intérêts dans le monde. Une langue peut servir à
exprimer des idées politiques, mais ne peut obéir à une seule politique.

En 2050, nous serons 700 millions à pratiquer, avec plus ou moins d’aisance, le français au quotidien. Et la plupart d’entre nous
serons africains. Nous parlons et écrivons la même langue que vous mais nous lui apportons tellement de formes innovantes,
d’idées nouvelles aussi… C’est pourquoi nous vous demandons de faire en sorte que le français devienne enfin une langue du
monde, notre langue du monde.

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La langue française en recul à Madagascar
Madagascar accueille en 2016 le sommet de la francophonie, l’occasion d’explorer son rapport ambigu au
français et au malgache.

Victor, 11 ans, regarde fixement la feuille de papier sur laquelle deux mots sont écrits : « un chat ». Au
bout de longues secondes, il murmure : « Acheter ? » Derrière lui, sa grande sœur a tenté en vain de le lui
souffler. Ce jour d’octobre, il est venu s’inscrire à l’école publique du quartier de Mahamasina, proche du
centre-ville d’Antananarivo. A la rentrée, Victor aura des cours de géographie et de « connaissances
usuelles » en français. S’il ne maîtrise pas la langue de Molière, ce n’est pas grave : il y a de bonnes chances
pour que son professeur soit dans le même cas.
Avec le malgache, le français est la deuxième langue officielle de Madagascar. C’est aussi la langue des
affaires, de l’administration, de l’enseignement supérieur, et celle que l’on voit sur la plupart des panneaux
de la capitale. Pourtant, seuls 20 % de la population la maîtrise. Un paradoxe que l’on retrouve dans le
système éducatif qui est, sur la Grande Île, dans un état dramatique. D’après l’Unicef, 82 % des enfants
vivent sous le seuil de pauvreté, et un enfant sur quatre n’est pas scolarisé.

Bilinguisme de fortune
A quelques rues de là, ça discute dans une salle de classe surchargée. Cette fois, ce sont les enseignants qui
sont sur les tables en bois, et chuchotent sous le nez du formateur. Ces maîtres qui enseignent tous depuis
cinq à dix ans, sont en cours de titularisation, et reçoivent pour la première fois une formation au métier
de professeur.
Pour pallier le manque de professeurs, les parents d’élèves se sont constitués en association pour recruter
des jeunes diplômés et leur confier l’éducation de leurs enfants. Une conséquence directe des politiques
« d’ajustements structurels » de la Banque mondiale qui, dans les années 1990, imposait aux pays pauvres
comme Madagascar un gel du recrutement de fonctionnaires. Depuis 2014, le ministère de l’éducation les
titularise par vagues successives, et leur offre une mise à niveau de six semaines.
Penchée sur le manuel, Marita Ratoandroarintsoa, 43 ans, lit la leçon, péniblement, dans un français plus
qu’hésitant. Le formateur en didactique enchaîne quelques explications, puis passe au malgache pour
répondre aux questions.
« On n’a pas assez l’habitude de parler français, explique timidement Marita à la fin du cours entourée de
quelques collègues. Lorsqu’on le parle en classe, les élèves ne nous comprennent pas. » « Dans les livres, il y
a plein de mots que l’on ne connaît pas. Il faut alors consulter le dictionnaire ou demander à un collègue »,
renchérit Sema Randriamampiamima, également enseignant dans la capitale. Pour mener à bien leurs
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cours, le seul recours est un bilinguisme de fortune. Les explications se font en malgache, mais le résumé,
les évaluations, et les manuels sont en français. Une barrière de plus qui s’ajoute à des conditions
d’enseignement déjà difficiles : manque de matériel scolaire, salaires versés en retard, enfants dans le
dénuement.

« Malgachisation »
De l’avis de tous, cette situation pour le moins étrange, et qui constitue un frein manifeste au décollage
économique de Madagascar, s’explique par des politiques linguistiques contradictoires menées depuis
l’indépendance en 1960. En particulier, le traumatisme laissé par la période de « malgachisation », initiée
dans les années 1970, est évident. Imposée par un mouvement de contestation estudiantin qui voulait
détrôner la suprématie du français, celle-ci s’est, de manière unanime, soldée par un échec.
« La malgachisation en soi n’est pas mauvaise. Il n’y a pas de meilleur outil d’apprentissage pour l’enfant
que sa langue première. Mais l’état n’avait pas les moyens de ses ambitions, ni les ressources humaines »,
argumente la socio-linguiste Vololona Randriamarotsimba. De manière hasardeuse et précipitée, des
malgachisants ont été sollicités pour inventer tout le vocabulaire qui faisait défaut au malgache. « Mais il y
avait plusieurs tendances en conflit, et des tensions entre la vingtaine de variantes régionales, ajoute t-elle.
Pour l’instant, il n’existe pas encore de terminologie malgache officielle. »
Résultat, à l’école primaire, le français a été mis de côté, la qualité de l’enseignement public a chuté, une
génération a été sacrifiée. Celle-là même qui se retrouve aujourd’hui à devoir donner cours en français
sans le maîtriser. Les inégalités se sont creusées, alors que ceux qui en avaient les moyens mettaient leurs
enfants dans le privé. « On a constaté une baisse du niveau général. La maîtrise du français est devenue un
élément de stratification sociale », complète la socio-linguiste. Car, à l’Université, la langue de l’ancien
colonisateur est restée l’unique langue d’enseignement. Le plafond de verre linguistique s’en est trouvé
renforcé.

Complexe d’infériorité
Depuis, le pays a fait machine arrière. « Dans les années 1990, le gouvernement a eu la volonté de
démocratiser le français. Mais, par prudence, l’élite politique n’a jamais voulu l’afficher clairement »,
détaille Vololona Randriamarotsimba, évoquant une « refrancisation implicite ».
La politique linguistique reste aujourd’hui une question épineuse, qui revient régulièrement à l’ordre du
jour. « On a joué aux apprentis sorciers, et maintenant il n’y a plus de consensus ni de volonté politique »,
résume l’ancien ministre Gratien Horace.
De la malgachisation, le malgache garde un complexe d’infériorité, présenté comme une langue
incomplète et incompatible avec les sciences. Un repli sur le malgache irait à l’encontre de la volonté,
indispensable, d’ouvrir l’île au reste du monde. La question financière entre également en jeu : « Si l’on
veut vraiment la langue malgache, il faut l’équiper avec des ouvrages, un lexique, former des enseignants,
estime Amboaratiana Soa-Naivo, étudiant en linguistique française à l’ENS. C’est plus rapide et plus effectif
de se focaliser sur le français, qu’on le veuille ou non. »

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Danyèl Waro, l’engagé poétique
28/04/2017 RFI musique

Sept ans après son album Aou amwin, le réunionnais Danyèl Waro revient avec monmon,
un disque riche, lumineux, aux courbes intimes et spirituelles. Il nous reçoit chez lui, à
Saint-Paul, à La Réunion, pour parcourir en profondeur ses engagements politiques,
poétiques, linguistiques. Rencontre.

Dans la fraîcheur des hauts de Saint-Paul, à Bwarouz, sur l’île de La Réunion, Danyèl
Waro nous accueille dans sa case aux couleurs joyeuses, à la végétation épaisse, un
havre de paix où chantent les oiseaux.
En créole, il explique : "J’ai grandi au sein du Parti communiste, à une époque où notre parole, notre langue de 'sans droit',
étouffée, n’était pas entendue. Et puis, au fil des années, j’ai perdu la motivation. Aujourd’hui, je ne crois plus ni á la révolution
ni au manichéisme. J’ai arrêté de rêver, politiquement parlant. Peut-être suis-je devenu trop modéré, trop mou? Je n’adopte plus
de propositions violentes ni radicales. Et finalement, je poursuis ce que je sais le mieux faire : mettre des mots bout à bout".
Le temps d’Adékalom l’une de ses chansons phares (1994), symbole de la résistance réunionnaise contre des décisions prises
depuis Paris, reflet des luttes de la fin des années 1970, paraît loin… Et pourtant. L’engagement initial de Danyèl demeure là, au
cœur de sa démarche, car, le confesse-t-il : "Ma bataille, artistique davantage que politique, était dès l’origine en faveur du
maloya, de la musique, des défavorisés, de notre langue."
La défense de ce créole, aujourd’hui encore nourrit son combat quotidien, avec pour origine une blessure viscérale : "Il nous
fallait nous réapproprier cette langue méprisée, interdite à l’école, sur les ondes, à la télévision, sous prétexte de nous inculquer,
via un centralisme forcené, la 'langue de la réussite', le français : quelle violence insidieuse exercée contre notre identité !
Comment, dès lors, nous construire ?"

Le "maloya Danyèl"
Avec une poignée d’autres artistes Danyel, adepte du métissage, redonne dans les années 1980, sur les ondes, en chanson, ses
lettres de noblesse au créole. Celui qu’il tresse, mot à mot, en un travail d’artisan ne ressemble à nul autre. Sa poésie
énigmatique y compris pour de nombreux Créoles, prend ses inspirations dans des devinettes, dans des métaphores, dans des
jeux de mots ancestraux, ramassés en une poignée de mots.
Dans le même temps, son créole regarde loin devant, visionnaire : l’invention d’une langue personnelle. "Je fais du 'maloya
Danyèl', dit-il. Je propose un modèle, une écriture qui nécessite peut-être plusieurs écoutes, plusieurs lectures. J’espère que l’on
redécouvre mes textes à chaque écoute. Dans le même temps, je glisse dans le livret de mon disque un petit lexique et traduis
mes textes en français, pour les zoreilles… un peu aussi pour nous autres" , sourit-il.
Sa langue ne saurait se contenter du seul sens. Il goûte la rythmique des mots, leurs couleurs, leurs saveurs, leurs chocs
physiques, qu’il prolonge de sa danse de chamane, de son engagement, corps et âmes, sur la scène : un acte physique, une
émotion forte.

Monmon
Alors, bien sûr, son art sans concession nécessite du temps. Sept ans après Aou amwin, il sort enfin monmon, son septième
disque studio. Son titre l’indique : "Je voulais rendre un hommage à la monmon, la maman, sans majuscule, responsable devant
l’éternité, toujours obligée de s’occuper de son marmay, même au temps de l’esclavage. Une maman que, trop ingrats, nous
célébrons souvent post mortem."
Sur des rythmiques aux influences indiennes, sur des mélodies joliment organisées, Waro y chante la Réunion, sa terre mère
nourricière, ses religions mêlées (malbar, catholique) ses épices, sa cuisine ( Dori), sa vie quotidienne, les histoires qui façonnent
ses habitants…
Plus encore que sur ses autres albums, son art, ici, se fait spirituel, métaphysique : "Je m’occupe désormais d’affaires qui durent
plus longtemps que les conflits politiques immédiats. Comme un planteur, je sème des graines pour demain, j’installe mes
chansons dans un écosystème, dans le durable. C’est peut-être ici, que réside le sacré."
Comme chacun de ses disques, et peut-être encore davantage, celui-ci nous ramène sans polémique, à des dimensions
essentielles : celle d’un brin d’herbe, celle d’un oiseau, celle d’une lumière, celle d’une poésie cosmique, à portée de voix.

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“A Djibouti, la France doit sortir d’une vision uniquement sécuritaire”

Le petit Etat aux grandes ambitions est en pleine mutation. Ce n’est pas la France qui est l’initiatrice de ces
changements mais la Chine, explique la chercheuse Sonia Le Gouriellec.

LE MONDE Le 17.02.2017 à 13h29 • Mis à jour le 17.02.2017 à 17h36

« Les Français, c’est fini ici », me lance un passant alors que je me promène dans le centre de Djibouti.
Effectivement, en quelques mois le visage de Djibouti s’est transformé, et le « partenaire historique français »
n’en est pas l’initiateur. Les inaugurations d’infrastructures se multiplient (voies de chemins de fer, ports,
routes, aéroports, centres commerciaux, etc.) et le pays s’internationalise.

Djibouti semble vivre à un rythme nouveau. Le lancement de la construction de la première base militaire
chinoise en Afrique a concentré l’attention internationale sur ce petit État de la Corne de l’Afrique et les
analystes s’inquiètent des relations à venir entre les différentes puissances, parfois rivales, sur ce petit bout de
terre.

Rêve de devenir le « phare de la mer rouge »

La Chine, le Japon, les États-Unis, la France, l’Italie, l’Union européenne et bientôt l’Arabie saoudite y ont
installé leurs troupes. Djibouti a bénéficié d’un contexte international favorable. La lutte contre le terrorisme,
puis la piraterie dans le Golfe d’Aden, ont optimisé sa position géographique. Le petit État capitalise sur sa
position géographique privilégiée, à l’entrée du détroit de Bab el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’océan
Indien. Il dispose d’une voie maritime où circulent près de 20 % des exportations mondiales, 10 % du transit
pétrolier annuel, et une route importante pour la Chine puisque plus d’un milliard de dollars de marchandises y
passent tous les jours pour rejoindre le marché européen.

Djibouti, sous le parrainage de la Chine, réalise son ambition : devenir une plateforme logistique et
commercial, de la finance et des télécommunications. Le micro-Etat se rêve en « phare de la Mer rouge », en
Singapour de l’Afrique.
Le mois de janvier 2017 restera le symbole des transformations en cours à Djibouti. Le 10, la gare de Nagad
est inaugurée en grande pompe. Cent ans après la construction par les Français du chemin de fer reliant
Addis-Abeba à la mer par Djibouti, la Chine permet aux Djiboutiens de se rapprocher de leur ambition de
plateforme régionale. Les Chinois ont remplacé les Français. Quelques jours plus tard, le président inaugure la
pose de la première pierre de deux tours jumelles, de 23 étages, qui seront le futur siège de la compagnie
d’ingénierie civile chinoise. Puis, on inaugure une nouvelle zone franche de 4 800 hectares, jouxtant la base
chinoise et le nouveau port. Cet événement est suivi de l’ouverture du siège de la Banque Internationale de la
Soie. En effet, le secteur bancaire explose et le centre-ville de Djibouti se transforme en centre financier. À
chaque évènement, le président djiboutien ne manque pas de remercier le partenaire chinois qui a su croire
en Djibouti.

Comme beaucoup de petits États, Djibouti se révèle vulnérable économiquement. Le pays ne dispose pas de

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ressources naturelles, 80 % du PIB repose sur les services, le pays reste un importateur net, la pauvreté et le
chômage sont endémiques. Pour sa croissance, Djibouti est donc tributaire de partenariats et
d’investissements étrangers. Pour le moment, la Chine détient le monopole.
En quelques années, la Chine a investi près de 14 milliards de dollars à Djibouti, dont une part de prêts. La
dépendance de Djibouti s'accroit mais le micro-Etat de la Corne de l’Afrique veut croire en son rêve et ses
dirigeants le reconnaissent : ils n’ont pas le choix. Le développement du pays est une nécessité. « Les Chinois
nous ont rendu notre fierté », se réjouit un interlocuteur djiboutien.

Faire évoluer la relation avec la France

Comment, dans ce contexte, la France peut-elle penser sa relation avec ce pays un temps surnommé «
Djibouti, l’ignorée » ou « Djibouti, confetti de l’empire » ? Une mythologie fortement développée en France
voit ce petit pays comme « hors du temps ». Il est vrai que l’harassante chaleur et la consommation de khat
plongent les populations dans une torpeur qui donne au touriste de passage un sentiment de suspension
spatio-temporelle.

Les Chinois eux reprennent la vision qui était celle de la France à la fin du XIXe siècle. Historiquement, le
colonisateur français avait fait de Djibouti un port de transit pour les marchandises exportées ou importées par
l’empire Ethiopien. La « réémergence » de l’Éthiopie, prête à devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici
2025, accroît aujourd'hui le dynamisme de Djibouti, unique point d’accès développé à la mer.

Pour penser ce Djibouti-là, la France doit résolument sortir d’une vision uniquement sécuritaire qui est celle qui
a motivé son implantation sur ce territoire, depuis son indépendance en 1977. A cette date, la France avait
déployé sa plus grosse opération aéronavale depuis la seconde guerre mondiale afin de protéger Djibouti de
l’annexion par ses voisins éthiopiens et somaliens.
La France a conservé cette image de protecteur du pays dont les autres partenaires ne bénéficient pas. Mais
ce n’est plus seulement la sécurité qui préoccupe Djibouti mais bel et bien le développement et un essor
économique basé sur un multilatéralisme de circonstance.
La France ne peut se résoudre à penser l’Afrique comme un tout et ne débattre que des problèmes
migratoires, de développement ou de violences. L’Afrique est diverse et la France doit penser plus
globalement. Derrière Djibouti, il faut avoir à l’esprit un marché économique de près de 500 millions
d’habitants.
Certes, la France n’a pas la capacité d’égaler la force de frappe économique et la vitesse de la Chine mais elle
a d’autres atouts. L’aide au développement, la promotion de la francophonie, l’éducation, doivent
s’accompagner d’une politique dynamique et inventive. La France est réputée pour ses formations et peut
proposer un partenariat pour former des jeunes djiboutiens aux métiers de la logistique, des transports ou des
finances. Nos entreprises en pointe dans le domaine du développement durable constituent également une
force.
La poursuite des intérêts économiques et commerciaux n’a pas à être dissociée de la promotion des valeurs
de la France dans le monde. Les accélérations de l’histoire dessinent sans conteste un avant et un après, à la
France de définir le rôle qu’elle souhaite jouer dans ce petit bout de terre, porte d’une Afrique de l’Est en
pleine émergence.

Sonia Le Gouriellec, chercheure associée au LIPHA (Laboratoire Interdisciplinaire d’Etudes du Politique Hannah Arendt de Paris Est)

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Sophie Bessis : «L’art du compromis à la tunisienne est issu d’une vieille tradition d’urbanité»
Libération Par Catherine Calvet et Célian Macé — 17 février 2019

Depuis l’indépendance, les régimes tunisiens ont forgé la singularité du


pays, en s’appuyant sur l'histoire et en louant la tradition de dialogue et
l’attachement à la Constitution. Cette «tunisianité» est aujourd’hui
largement intériorisée par la société. Aujourd’hui encore, sa révolution est
regardée depuis tout le monde arabe. Pourquoi la «petite» Tunisie a-t-elle
toujours eu une place à part ?
L’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis partage aujourd’hui sa vie
entre Paris et Tunis. Dans son dernier livre, elle retrace l’histoire d’un
pays petit par la superficie mais remarquable par son expérience et la
profondeur de son histoire depuis trois mille ans.

Comment définissez-vous la «tunisianité» ou la singularité tunisienne ?


La géographie conditionne en partie l’histoire. Il suffit de regarder une carte pour voir que la Tunisie est un pays
largement ouvert sur la mer avec plus de 1 200 kilomètres de côtes et très proche de l’Europe du Sud puisqu’une
centaine de kilomètres seulement la sépare de la Sicile. La Tunisie est à l’intersection de ces deux mondes
méditerranéens. Enfin, c’est un pays peu montagneux, contrairement à l’Algérie et au Maroc. Il n’y a pas de reliefs
infranchissables empêchant la traversée de la Tunisie. Et tout au long de son histoire, on y a beaucoup circulé !
La «tunisianité» est aussi une construction historique forgée entre autres par Habib Bourguiba, au pouvoir de 1956
à 1987. Le premier chef d’État de la Tunisie indépendante estimait que la personnalité tunisienne ne se résumait pas tout
entière dans son arabité et qu’il fallait faire remonter son histoire à la fondation de Carthage au IXe siècle avant notre
ère. Pour se démarquer du nationalisme arabe et pour asseoir sa politique de sécularisation, Bourguiba s’est situé dans
une histoire longue prenant son départ bien avant l’arrivée de l’islam. Ce qui est en définitive intéressant dans cette
notion de tunisianité, c’est qu’elle a été en grande partie intériorisée par la société. Même les dirigeants islamistes se
sont résignés à l’invoquer.

Qu’est-ce qui change avec l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987?


De 1956 à 2011, la Tunisie s’inscrit dans la même séquence historique. Les régimes de Bourguiba et de Ben Ali ont été
tous deux autoritaires, même si leurs modalités d’exercice du pouvoir ont différé. Ce qui change à partir des années 70,
dès avant l’arrivée de Ben Ali à la tête de l’Etat, c’est qu’on constate l'émergence de mouvements issus de l’islam
politique, parallèlement à un puissant retour du religieux dans la société sur un mode très conservateur, sous l’influence
grandissante des monarchies du Golfe. Comme les autres régimes arabes, les deux régimes qui se sont succédé en
Tunisie ont mené à partir de cette période une brutale répression des islamistes tout en valorisant l’islamité du pays,
tentant ainsi d’apparaître aux yeux des opinions comme les seuls gardiens légitimes de la religion.

Comment définir ce fameux art du compromis que vous rangez dans les critères tunisiens?
Après la révolution de 2011, elle est le seul pays arabe à n’avoir connu ni le chaos à la libyenne, ni l’atroce guerre à la
syrienne, ni une restauration autoritaire comme en Égypte. La capacité à négocier de ses élites est peut-être due aux
vieilles traditions d’urbanité dont elles sont porteuses. Depuis l’Antiquité, la Tunisie est plus urbanisée que ses voisins, et
les traditions commerçantes des cités littorales sont peu compatibles avec la guerre. Cette habitude, comme l’ancienneté
de l’État, a probablement joué dans cette capacité à éviter les conflits violents.

Depuis la révolution, la Tunisie incarne quelque chose bien au-delà de ses frontières…
Elle a une trajectoire à part. Elle ne peut pas servir de modèle, mais elle est examinée pour son expérience originale et
est devenue un référent important. Par exemple, tous les mouvements féministes du monde arabe regardent la Tunisie.
Cela ne veut pas dire que la situation des femmes y est parfaite, très loin de là. La législation n’est pas encore égalitaire,
notamment en matière d’héritage - question qui est actuellement débattue. Mais alors que le code du statut personnel
date de 1956, il reste encore le plus avancé du monde arabe. Cela fait trois générations que les Tunisiennes ne savent
plus ce que la polygamie veut dire. Par ailleurs, l’expérience démocratique en cours depuis 2011, en dépit de ses
problèmes et de ses fractures, est suivie avec beaucoup d’intérêt. Si c’est possible en Tunisie, pourquoi pas nous, se
disent les activistes du monde arabe. Mais les expériences historiques différentes ne produisent pas les mêmes effets,
les destins divergents des «printemps arabes» le prouvent amplement.

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La femme musulmane. Le pouvoir des images et le danger de la pitié – Lila Abu-Lughod

Dans les médias occidentaux, les images de femmes voilées sont très souvent convoquées pour figurer l’oppression qui
sévirait de manière uniforme dans le monde musulman. Selon l’anthropologue Lila Abu-Lughod, de telles images,
omniprésentes, ne sont pas bénignes : elles contribuent à nourrir la représentation d’un fossé civilisationnel entre Orient et
Occident. Niant la complexité des significations du voile comme la diversité des populations qui le portent, ces images figent
une relation à deux termes dans laquelle hommes et femmes « libres » devraient voler au secours de femmes purement et
simplement contraintes, dépossédées de leurs droits et de leurs choix.

Quelles images avons-nous, aux États-Unis ou en Europe, des femmes musulmanes, ou des femmes de la région connue sous
le nom de Moyen-Orient ? Nos vies sont saturées d’images, et ces images sont étrangement limitées à un nombre très
restreint de figures ou de thèmes : la femme musulmane opprimée ; la femme musulmane voilée ; la femme musulmane qui
ne jouit pas des mêmes libertés que nous ; la femme régie par sa religion ; la femme régie par ses hommes.

Ces images ont une longue histoire dans l’Occident, mais elles sont devenues particulièrement visibles et omniprésentes
depuis le 11 septembre. Beaucoup de femmes se sont mobilisées aux États-Unis autour de la cause des femmes afghanes
opprimées par les talibans fondamentalistes – ces femmes étant représentées par les médias comme recouvertes de la tête
aux pieds par leur burqa, sans la possibilité ni d’aller à l’école ni de porter du vernis à ongles. Un gouvernement – celui de
George W. Bush – se servit ensuite de l’oppression de ces femmes musulmanes pour légitimer moralement l’invasion militaire
de l’Afghanistan. Ces images de femmes opprimées et voilées furent utilisées pour susciter le soutien de l’intervention. Je
voudrais, ici, défendre l’idée que, outre les indicibles horreurs, les bouleversements et la violence dont ces interventions
américaines ont accablé les vies des femmes musulmanes en Afghanistan et en Irak, l’utilisation de ces images a aussi été
néfaste pour nous, dans les pays occidentaux où elles circulent, en ce qu’elles tendent à étouffer notre capacité à apprécier la
complexité et la diversité des vies des femmes musulmanes, à les considérer comme des êtres humains.

Pourquoi devrions-nous trouver cela troublant ? Pour ma part, la raison pour laquelle je suis gênée par ma collection d’images
médiatiques est que l’expérience de mes vingt-cinq ans de recherche dans le Moyen-Orient, et particulièrement en Égypte,
m’a appris que de telles images ne reflètent pas la variété de style des costumes des femmes dans ces pays et ne contribuent
en rien à permettre la compréhension de ces différences. Mes propres albums de famille contiennent des photos de ma
grand-mère et de ma tante, toutes deux palestiniennes, dans l’un de ces pays – la Jordanie – : l’on y voit ma tante en blouse
et en pantalons, ses longs cheveux raides découverts, tandis que même ma grand-mère porte juste une écharpe blanche
toute simple, drapée négligemment sur les cheveux. J’y trouve aussi une vieille photo de ma grand-mère et de ma tante avec
deux de mes oncles, prise dans les années 1950, où les hommes sont en costume et les femmes portent des robes soignées
et une coiffure élégante. Il suffit de jeter un coup d’oeil aux articles récents traitant de ces pays, comme la Jordanie, pour
trouver encore de petites photos qui nous montrent l’équipe nationale de basket féminin en short ou la reine en train de dîner
avec un groupe de femmes cosmopolites, européennes ou jordaniennes, que l’on ne peut distinguer les unes des autres.
Pourquoi ces photos ne font-elles pas la couverture du New York Times Magazine pour représenter la Jordanie, au lieu de
femmes voilées ? C’est comme si les magazines et les journaux syriens ou malais mettaient des femmes en bikini ou Madonna
en couverture chaque fois qu’ils traitaient des États-Unis ou d’un pays européen.

Burqa ou costumes Chanel ?

L’uniformité de ces images de femmes voilées, ajoutée à leur omniprésence, pose plusieurs problèmes. Premièrement, il
devient difficile de penser au monde musulman sans penser aux femmes, ce qui creuse un fossé entre « eux » et « nous » du
fait de leur position ou la façon dont elles sont traitées. Loin de nous permettre de réfléchir aux connexions qui existent entre
les différentes parties de notre monde, cela contribue à instaurer un fossé civilisationnel. Ensuite, ces images brouillent notre
accès à la variété des vies menées par les femmes dans les mondes musulmans ou moyen-orientaux, qui tiennent à la fois à
des différences temporelles et géographiques, mais aussi à des différences de classe et de région. Troisièmement, elles nous
rendent aussi difficilement perceptible la complexité du port du voile lui-même. Il est communément admis que la
manifestation la plus flagrante de l’oppression des femmes afghanes sous les-talibans-et-les-terroristes réside dans la
contrainte qui leur était faite de porter la burqa. Les libéraux confessent parfois leur surprise devant le fait que, bien que
l’Afghanistan ait été libéré des talibans, les femmes ne se débarrassent pas de leurs burqas. Pour quelqu’un comme moi, qui
ai travaillé dans des régions musulmanes, cela n’a rien de surprenant : nous attendions-nous vraiment à ce qu’une fois «
libérées » des talibans, elles « retournent » à leurs t-shirts moulants et à leurs jeans ou qu’elles dépoussièrent leurs costumes
Chanel ?

Il faut rappeler quelques faits fondamentaux à propos du voile. Tout d’abord, ce ne sont pas les talibans qui ont inventé la
burqa en Afghanistan. Elle était la tenue de sortie des femmes pachtounes d’une certaine région. Les Pachtounes sont un
groupe ethnique parmi d’autres en Afghanistan et la burqa, s’est développée en même temps que d’autres manières de se
couvrir pour symboliser la pudeur ou la respectabilité des femmes dans le sous-continent et dans l’Asie du Sud-Est. Tout
comme ces autres manières de se couvrir, la burqa a, dans de nombreux contextes, servi à matérialiser la séparation
symbolique des sphères féminine et masculine et à accentuer le lien des femmes avec la maison et le foyer plutôt qu’avec les
espaces publics où se mêlent les étrangers.

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Réclusion portable

Il y a de cela une vingtaine d’années, l’anthropologue Hanna Papanek, qui travaillait au Pakistan, décrivit la burqa comme une
« réclusion portable ». Elle faisait remarquer que, pour beaucoup, il s’agissait d’une invention libératrice, car elle permettait
aux femmes de sortir des espaces séparés où elles étaient confinées tout en respectant l’exigence morale fondamentale de
séparation et de protection des femmes vis-à-vis des hommes à qui elles n’étaient pas liées. Depuis que j’ai rencontré cette
formule de « réclusion portable », ces robes me sont apparues comme des « maisons mobiles ». Partout, une telle façon de
se voiler signifie l’appartenance à une communauté particulière et la participation à une éthique de vie dans laquelle la famille
est d’une importance primordiale pour l’organisation de la communauté et où le foyer est associé au caractère sacré des
femmes.

D’où, évidemment, la question : si tel est le cas, pourquoi les femmes deviendraient-elles subitement impudiques ? Pourquoi
se débarrasseraient-elles soudain des marques de leur respectabilité, puisque ces marques, qu’il s’agisse de la burqa ou
d’autres manières de se couvrir, sont censées les protéger, dans la sphère publique, contre le harcèlement d’hommes
inconnus en signifiant symboliquement qu’elles sont encore dans l’espace inviolable de leur maison ? D’autant que cette
manière de s’habiller est devenue tellement habituelle que la plupart des femmes ne pensent quasiment plus à leur
signification.

On peut faire quelques analogies, quoi qu’aucune ne soit parfaite : pourquoi sommes-nous surpris que les femmes afghanes
ne mettent pas leurs burqas au rebut alors que nous savons très bien qu’il ne serait pas convenable de porter un short à
l’opéra ? Les croyances religieuses et les normes de la communauté exigent que les cheveux soient couverts dans certaines
traditions, musulmane, juive et, jusqu’à récemment, catholique. Les gens portent les vêtements qui correspondent à ce qui
est estimé convenable par leur communauté, et sont en cela guidés par les normes sociales communes, par leurs croyances
religieuses et leurs principes éthiques, à moins qu’ils ne les transgressent délibérément pour affirmer quelque chose ou qu’ils
n’aient pas les moyens de les respecter. Si nous pensons que les femmes américaines, même celles qui ne sont pas
croyantes, se déterminent selon des choix libres en matière d’habillement, il suffit de nous rappeler l’expression de « tyrannie
de la mode ».

À propos du voile, je souhaite mettre ici l’accent sur un point crucial. Non seulement il y a de nombreuses manières de se
couvrir, dont chacune a une signification particulière dans la communauté où elle a cours, mais le fait en soi d’être voilée ne
doit en aucune manière être assimilé à une absence de puissance d’agir ni en être constitué en symbole. Comme je l’ai
soutenu dans Veiled Sentiments, mon étude ethnographique d’une communauté bédouine dans l’Égypte de la fin des années
1970 et 1980, ramener le voile noir devant son visage devant les hommes plus âgés et respectés est considéré comme un
acte volontaire de la part de femmes qui sont profondément attachées à leur moralité et dont le sens de l’honneur est lié à la
famille. Couvrir leur visage dans certaines situations est l’une des façons dont elles manifestent leur respect d’elles-mêmes et
leur statut social. Et ce sont elles qui décident pour qui elles estiment qu’il est approprié de se voiler. Elles ne se voilent pas
pour les hommes plus jeunes, ni pour les étrangers. Elles ne se voilent pas pour les hommes égyptiens qui ne sont pas
bédouins parce qu’elles ne les respectent pas, en bref parce qu’elles ne considèrent pas que ces deux dernières catégories
d’hommes fassent partie de leur communauté morale.

Pour prendre un cas très différent, le « vêtement modeste islamique » que nombre de femmes éduquées du monde
musulman ont commencé à porter depuis la fin des années 1970 est maintenant un symbole public de piété et peut être
interprété comme un signe de raffinement propre aux milieux urbains éduqués, comme l’expression d’une forme de
modernité.

Dans une étude importante sur les femmes engagées dans le mouvement des mosquées en Égypte – dans lesquelles, à partir
des années 1970, les femmes sont allées s’instruire de leur religion et suivre des leçons souvent dispensées par des femmes
prêtres qui insistaient sur le fait d’y avoir leur place –, l’anthropologue Saba Mahmood a montré que cette nouvelle forme de
vêtement est perçue par beaucoup de femmes qui l’adoptent comme une manière corporelle de cultiver leur vertu. Certaines
explications avancent, par exemple, que ces femmes manifestent, par un retour à une culture authentique, leur protestation
contre l’Occident, ou alors qu’elles effectuent une régression dans le temps pour se protéger contre les assauts de la
modernité, ou encore qu’elles inventent des moyens pour se déplacer à l’extérieur plus confortablement, être plus à l’aise
lorsqu’elles travaillent dans les bureaux avec des hommes ou lorsqu’elles prennent le bus, afin de ne pas être importunées. Au
lieu de cela, Saba Mahmood nous enjoint à écouter les explications que donnent ces femmes dans leurs propres termes : ce
qui se formule est qu’elles veulent être proches de Dieu, qu’elles veulent être de bonnes musulmanes. Elles le font aujourd’hui
en se voilant et en s’instruisant de leur religion, qu’il s’agisse d’apprendre à prier comme il faut ou à être une personne
respectable.

Deux choses ressortent de cet aperçu de quelques-unes des nombreuses significations que prend le voile dans le monde
musulman contemporain. Premièrement, nous devons résister à l’interprétation réductrice qui fait du voile le signe par
excellence de l’absence de liberté des femmes. Deuxièmement, nous ne devrions pas réduire la diversité des situations et des
attitudes de millions de femmes musulmanes à un unique vêtement. Peut-être est-il temps d’en finir avec l’obsession de
l’Occident pour le voile, blanc ou noir, peut-être est-il temps de se concentrer sur d’autres questions importantes qui devraient
préoccuper les féministes et tous ceux et celles qui s’inquiètent de la condition des femmes.

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J’ai soutenu que l’emprise qu’ont sur nous ces images de femmes voilées réside dans le fait qu’elles émoussent notre
compréhension et restreignent notre perception de la complexité. Pour moi, il est manifeste que l’une des fonctions les plus
dangereuses de ces images est de permettre à nombre d’entre nous d’imaginer que ces femmes ont besoin d’être sauvées par
nous ou par nos gouvernements.

Construire de la sorte la figure de femmes ayant besoin d’être plaintes ou sauvées implique non seulement que l’on veuille les
sauver de quelque chose, mais encore que l’on désire les sauver de quelque chose pour quelque chose d’autre, pour un
monde différent ou pour une configuration d’un autre type. Quelles violences une telle transformation peut-elle comporter ?
Et quelles présomptions est-on amené à faire sur la supériorité de ce pour quoi on les sauve ? Quelle que soit la forme qu’ils
prennent, les projets des Occidentaux visant à sauver les femmes d’ailleurs se fondent dans leur sentiment de supériorité et le
renforcent en retour. Ils sont également empreints d’une forme d’arrogance condescendante qui, en tant qu’anthropologue
sensibilisée aux autres modes de vie, me met mal à l’aise. J’ai passé beaucoup de temps avec différents groupes de femmes
musulmanes et je sais quelque chose de la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes, dont elles se respectent elles-mêmes ;
je sais aussi combien j’admire et combien j’aime leur complexité et leurs ressources.

Il existe d’autres perspectives, dont certaines remettent en question la supériorité occidentale. Ainsi, s’adressant aux États-
Unis, un célèbre islamiste lance cette accusation : « Vous êtes une nation qui exploite les femmes comme des produits de
consommation ou des supports publicitaires, appelant les clients à les acheter. Vous utilisez les femmes pour servir les
passagers, les visiteurs et les étrangers, pour accroître vos profits. Puis vous faites de grandes déclarations pour dire votre
soutien à la libération des femmes (…) . Vous êtes une nation qui pratique le commerce du sexe sous toutes ses formes,
directement et indirectement. Des sociétés et des institutions gigantesques s’établissent sur ce fondement, sous le nom d’art,
de divertissement, de tourisme ou de liberté, ou d’autres noms spécieux que vous leur attribuez. »

Les descriptions de ces apologistes en termes d’exploitation sexuelle ou de manque de pouvoir dans la sphère publique
doivent-elles nous conduire à prendre en pitié les femmes américaines ou européennes ? Une telle idée nous paraîtrait
absurde, voire irritante. Nous avons mille réponses à ces accusations. Que nous soyons critiques à l’égard de la façon dont
sont traitées les femmes dans nos propres sociétés, en Europe ou aux États-Unis, que nous évoquions le « plafond de verre »
qui empêche les femmes de gravir tous les échelons hiérarchiques de leur profession, le système qui maintient tant de foyers
dirigés par des femmes en dessous du seuil de pauvreté, la fréquence des viols ou du harcèlement sexuel ou même
l’exploitation des femmes dans la publicité, nous ne percevons pas en cela le reflet de la nature oppressive de notre culture, ni
nous n’y trouvons une raison de condamner notre tradition religieuse dominante, le christianisme. Nous savons que de telles
choses ont des causes complexes et nous avons la conviction, au moins, que certains et certaines d’entre nous travaillent à
changer les choses.

De la même manière, il nous faut considérer que toutes sortes de femmes du monde musulman peuvent aussi trouver
absurdes ou irritantes les dénonciations de l’oppression des femmes musulmanes.

Le libre choix et la tradition

Mais à travers ces histoires singulières de femmes du Moyen-Orient ou de féministes dans le monde musulman, qu’est-ce
donc que je veux montrer ? Je pense que nous devons être plus respectueux. Il nous est impératif de reconnaître que les
gens n’ont pas nécessairement envie d’abandonner leur culture et leur monde social. La plupart des gens ont de l’estime pour
leur façon personnelle de vivre. Ils n’aiment pas qu’on leur dise de renoncer à leurs convictions religieuses. Nos choix sont
toujours façonnés par des discours, par des positions sociales, par des configurations géopolitiques et par l’inégalité de
pouvoir, de sorte que leur portée spécifique est limitée historiquement et géographiquement. Ceux pour qui les valeurs
religieuses sont importantes ne les voient certainement pas comme des contraintes, ils les voient comme des idéaux pour
lesquels ils luttent.

Nous pouvons désirer la justice pour les femmes, mais parviendrons-nous à reconnaître qu’il puisse y en avoir différentes
conceptions et que différentes femmes puissent vouloir ou choisir des futurs différents de ceux qui nous paraissent les
meilleurs ? À reconnaître que les choix auxquels nous les voyons confrontées soient en fait le produit de situations que nous
avons contribué à leur imposer ? Ma conclusion est que si nous nous soucions vraiment des situations dans lesquelles se
trouvent ces femmes qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie blanche occidentale, nous ferions bien de laisser de côté voiles
et vocations à sauver les autres pour nous efforcer d’examiner des manières de rendre le monde plus juste.

Il me semble que si nous sommes préoccupés par les femmes, y compris par les femmes musulmanes, nous pouvons peut-
être travailler chez nous à rendre les politiques américaines et européennes plus humaines. Si nous voulons participer aux
affaires de ces contrées lointaines, nous devrions peut-être le faire avec la volonté de soutenir ceux qui, au sein de ces
communautés, ont pour but de rendre les vies des femmes (et des hommes) meilleures. Quoi que nous fassions, nous
devrions le faire avec respect et en ayant en tête les termes d’alliances, de coalitions et de solidarité, plutôt que ceux de
secours, salut ou pitié. Surtout, il nous faut résister à la puissance de ces images limitées et limitatives de femmes
musulmanes en noir et blanc qui circulent parmi nous.

Version originale en anglais, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann. Première publication in Lettre Internationale
(Danemark) 12 (2006) (version en danois), copyright © Lila Abu-Lughod/Lettre Internationale (Danemark)

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Cèdre de table
Jacky Durand, libération, 23 octobre 2015

C’est une petite cuisine parisienne avec des odeurs d’épices en provenance du placard voisin. Une
poignée de mètres carrés pour un concentré de vies qui racontent l’enfance des plats du pays
natal et l’exil. Bienvenue chez Andrée Maalouf, née en 1950 à Beyrouth, arrivée en France
en 1976, quand le Liban se déchirait. Presque quarante ans à cuisiner ici pour se souvenir, «les
yeux fermés, de l’eau de rose» de la pâtisserie familiale, mais aussi pour faire vivre, évoluer cette
formidable mosaïque qu’est la cuisine libanaise.
«Mondialisation». D’elle, nous connaissons surtout les mezzés (qui veut dire « saveur ») qui
étaient déjà présents sur les tables de l’Empire ottoman. Ils se caractérisent par une grande
diversité, une finesse, un équilibre des saveurs et des textures : cru, cuit, croquant, amer, doux,
piquant, acidulé, croustillant. C'est un carnaval flamboyant où l’on picore le froid et le chaud au
cours d’un interminable défilé de petits plats (ils peuvent dépasser la quarantaine), qui vont d’une
simple soucoupe d’olives au houmous aux pignons de pin en passant par le foie d’agneau cru et
les petits chaussons farcis d’épinards, de viande ou de fromage.
Le bassin méditerranéen a toujours été une plaque tournante d’échanges commerciaux,
culturels, intellectuels mais aussi culinaires. Situé au carrefour de la Grèce, de la Turquie, de la
Syrie, d’Israël et de la Palestine, le Liban a concentré au fil des siècles les meilleurs savoir-faire et
saveurs de ces pays qui ont marqué son histoire. Il a su créer son propre héritage culinaire qui a
contribué à sa réputation. La gastronomie libanaise est à l’image de sa population : cosmopolite et
voyageuse.
En 2010, Elle publie Saveurs libanaises, miroir de la diversité, un livre de transmission mais
également d’innovation culinaire, dans la préface duquel son mari l’écrivain et académicien Amin
Maalouf notait : «Pour ceux qui ont quitté leur pays, la cuisine est - si j’ose détourner un dicton
célèbre - ce qui reste de la culture d’origine quand on a tout oublié.»
De l’enfance, Andrée Maalouf a le galettes de pain. J’ai encore l’odeur au sortir du four
souvenir des étés au village familial, quand on les saupoudrait avec le zaatar», dit-elle en
dans la montagne libanaise, où «la nous faisant humer une poudre verte dont le parfum
cuisine était omniprésente». «Ma oscille entre le thym et la sarriette.
mère nous envoyait faire cuire les de

Andrée Maalouf a poursuivi en France ses études débutées au Liban. A l’époque, son fils aîné avait
4 ans. «Vous imaginez la difficulté… Il a quitté le village au Liban où il était l’enfant roi pour se
retrouver ici, où il ne parlait pas le français.» Les Marsabens sortent du four, gourmands et
croustillants petits carrés blonds. «Les copains de mon fils venaient à la maison quand je cuisinais,
cela a été un trait d’union entre eux. Mes enfants étaient fiers et avaient le sentiment de ne pas
être étrangers.» «Notre lien avec la cuisine libanaise est difficile à exprimer, enchaîne Karim
Haïdar, le cuisinier qui l'accompagne. C’est vis-à-vis de nos enfants que les choses se précisent.
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Mes deux fils et ma fille sont nés ici, ils ne parlent pas l’arabe. Ils ont chacun une relation
particulière à un plat libanais. Mon aîné adore la crème d’ail, il est capable d’en manger à la
cuillère. Mon second fils adore les lentilles. Ma fille, qui a bientôt 10 ans, n’aime pas les légumes
mais raffole du taboulé. Elle mange aussi toutes nos recettes à base de viandes crues, dont le foie
d’agneau.»
Orfèvre des kebbés. Du plus loin qu’il se souvienne, Karim Haïdar a toujours eu «une passion»
pour la cuisine. Celle de sa grand-mère, qui faisait des feuilles de vigne farcies de riz et de viande
tandis que lui, à 8 ans, tentait ses premiers œufs brouillés avec des légumes.
A la différence des autres restaurants libanais, où les mezzés sont omniprésents, celui-ci est
«atypique» car il ne propose que trois entrées, trois plats, trois desserts. Une cuisine de produits
et de saison où il multiplie les variations autour des Kebbés, ces pépites de saveurs et de textures
où le boulgour en turc, accompagne le bœuf, l’agneau haché, mais aussi les noix, les amandes, les
épinards, les aubergines… La légende voudrait qu’il y ait, dans les pays du Levant, 365 variantes du
Kebbé. «C’est un des plats de base de la cuisine libanaise, servi dans toutes les familles, riches
comme pauvres, explique Karim Haïdar en étirant la pâte à la manière d’un potier. C’est ma tante
qui m’a appris ce geste avant l’ouverture de mon premier restaurant.»
Pain du sérail. Cet ancien juriste s’est lancé dans d’autres aventures culinaires saluées par la
critique. Il vient de créer l’Académie de cuisine du monde arabe, qui réunira «chefs, chercheurs,
penseurs», pour promouvoir la transmission des savoir-faire et des recettes. Karim Haïdar compte
organiser d’ici deux ans, à Paris, un festival de la cuisine du monde arabe. «On voudrait montrer
une image plus positive du monde arabe», dit-il.
Si l’on devait décrire une journée au Liban, celle-ci débuterait par un petit-déjeuner sucré-salé qui
mêle souvent fromage, confiture et yaourt. «Le vendredi [équivalent du dimanche, pour les
musulmans] matin, on fait des fèves avec de la tomate, du persil, de l’oignon et du citron», raconte
Karim. Dans la tradition arabe, le membre le plus âgé de la famille allume le café, qui se déguste
avec de la cardamome et reste au chaud toute la journée. Au repas, entrées et plats sont servis en
même temps, sans ordre de préférence. «Chez nous, les Arabes, on a toujours des invités. Chaque
vendredi, on mangeait chez ma belle-mère et on devait cuisiner à partir de 9 heures du matin !» se
souvient-il. Et pour les grandes occasions, comme les mariages, on s’affaire aux fourneaux sept
jours avant la date. La communauté non musulmane peut également arroser le repas d’un verre
de vin.
Andrée Maalouf ajoute : «Jusqu’ici, la cuisine a résisté. La cuisine, c’est peut-être la seule chose
que l’on ne peut pas détruire. Au contraire, la guerre chassant les gens de leur pays, ils propagent
leur cuisine dans le reste du monde.»

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Le soufisme, "un Islam de l'excellence du comportement"
Reportage de Nabila El Hadad, correspondante au Maroc pour France Inter
« Dans l'islam et le soufisme, connaître Dieu, c’est comme connaître cette main-ci. Cette main-ci, c’est comme Dieu. Cette
main, c’est Dieu. Si tu aimes cette main, tu dois aimer tout le monde. »
Cette phrase vient du cheikh Sidi Hamza, un vieux monsieur de plus de 90 ans, le maître spirituel de la confrérie soufie
Boutchichya, dont la filiation remonte au plus ancien maître soufi du IXème siècle, un saint aux yeux de ses disciples, des
musulmans soufis, venus par centaines lui rendre visite. Nous sommes à Naïma au nord du Maroc, le berceau de la voie
soufie Boutchichiya, la plus importante d'Afrique du Nord. Le voyage se fera au rythme d'invocations. Une à deux fois par
an, des dizaines de disciples soufis se réunissent ici pour effectuer une retraite spirituelle.
Rhizlaine, jeune infirmière originaire de Belgique : « Je m'appelle Rhizlaine, j'ai 25 ans, je viens de Bruxelles. On est ici
dans une zaouïa. La zaouïa, c'est le centre spirituel d'une confrérie. » Comme elle, plus de 400 femmes, hommes et
enfants ont fait le déplacement depuis l'étranger. La plupart depuis la Belgique, la France ou encore l'Espagne. Tous pour
rendre visite à leur maître spirituel et partager des moments de méditation où l'invocation occupe une place centrale dans
le soufisme.
« L'islam se répartit en trois degrés : l'islam la religion, c'est-à-
dire dans la pratique. L'iman, c'est-à-dire la foi, les convictions
et l'ihsan, c'est-à-dire l'excellence du comportement. Le fait
d'invoquer, on apprend à aimer tout le monde, à surpasser ses
difficultés, à les comprendre. »
Dans les invocations, le nom de Dieu et ses attributs sont
répétés matin et soir, durant des heures, en plus des cinq
prières quotidiennes dans l'islam.
Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, dans une
effusion collective, les corps se balancent, les bras levés au
ciel. Certains poussent des cris, d'autres pleurent ou rient,
dans un état d'extase, d'ivresse spirituelle.
Pour Samia, la trentaine, anthropologue originaire de Paris, l'invocation permet de lutter contre l’ego :« On parle de lutte
contre l’ego, le djihad intérieur. La plus grande guerre, c'est celle qu'on mène contre soi. Et tout le travail de l'invocation,
c'est d'annihiler un peu cet ego. »De retour en France, Samia vivra le soufisme dans l'intimité. Comme elle, les adeptes ne
se revendiquent pas ouvertement soufis. Pour eux, le soufisme est avant tout un cheminement spirituel personnel qui se
vit en communauté.

A une époque où la presse évoque régulièrement le cas de ces jeunes européens musulmans, partis combattre en Syrie, et
souvent attirés par les mots d’ordre religieux les plus radicaux, il faut connaître un autre courant de l’Islam : le soufisme.
Un courant porteur d’une véritable philosophie de la tolérance, et qui est souvent la première cible des adeptes d’un Islam
radical : on l’a vu au Mali avec la destruction des mausolées de Tombouctou. Mais des cas semblables d’agression ont eu
lieu en Tunisie, en Lybie ou au Pakistan.

Le soufisme a aussi souvent croisé l’histoire de France. Aujourd’hui, plusieurs confréries venues principalement d’Afrique
du nord et d’Afrique de l’ouest s’emploient, très discrètement mais très activement, à porter dans l’hexagone le message
d’un islam ouvert, tolérant et apaisé. L’ONU elle-même vient de reconnaître ce caractère universel des valeurs portées par
le soufisme.
Les musulmans soufis sont des personnes qui recherchent l'intériorisation, l'amour de Dieu, la contemplation, la sagesse
dans le cadre d'une perspective initiatique et ésotérique.
Souvent mis en opposition avec l'islam traditionnel tant par des Occidentaux que par des musulmans, le soufisme cultive
l'idée que Mahomet aurait reçu en même temps que le Coran des révélations ésotériques qu'il n'aurait partagées qu'avec
quelques-uns de ses compagnons.
Le soufisme a pour objectif la recherche de l'agrément de Dieu, la promotion du tawhîd – « science de l'unicité de Dieu ».
Les rites sont inutiles s'ils ne sont pas accomplis avec sincérité. Pour certains, le soufisme prône l'existence d'une
connaissance cachée et un idéal de non-attachement aux choses de ce monde. En toute rigueur, le terme soufi désigne un
individu parvenu à la réalisation spirituelle totale.
L’amour tient une place centrale dans l’enseignement soufi. Tôt dans l’histoire de l’islam, les grands mystiques musulmans
ont en effet consacré des traités à ce thème. Néanmoins, c’est dans le cadre de la poésie que les maîtres soufis
célébrèrent le plus profusément l’amour. Toute leur poésie, pourrait-on dire, s'y rapporte, de près ou de loin.

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Si les maîtres soufis donnent une telle importance à l'amour, c’est qu’ils considèrent la station spirituelle qui y est associée
comme une des plus dignes qui soient. L’imam Al-Ghazâlî dit à ce sujet : « Aimer Dieu est l’ultime but des stations
spirituelles et le plus haut sommet des rangs de noblesse».
Mais si, pour certains, le soufisme consiste à « en faire plus » que les autres musulmans, en matière de prières et de jeûne,
pour d'autres « il se situe uniquement au niveau de l'orientation intérieure et ne vise ni à rajouter des rites ni à en
retrancher » (Ahmad Al Alawi)].
Il se caractérise parfois par des pratiques ascétiques visant à purifier l'ego comme la méditation, le Mouraqaba, mais
l'élément commun à tous les soufis sans exception, c'est le dhikr, qu'on pourrait traduire par « rappel » ou « invocation »,
qui consiste à se remémorer Dieu notamment en répétant son nom de manière rythmée ou des formules traditionnelles
tirées du Coran, telles que la shahâda, le témoignage de foi. Le dhikr est considéré comme une pratique purificatrice de
l'âme, car on juge que le nom d'Allah possède une sorte de valeur théurgique qui agit sur l'âme. Il existe plusieurs
modalités de dhikr.
Le soufi, après avoir mené le grand combat, ayant domestiquée son individualité et s’étant délivré de toutes les visions
partielles et illusoires qui y sont attachées, accède au degré recherché de connaissance de Dieu, et n'agit que par
adoration de Lui ainsi qu'Il l'a dit : « Lorsque Je l'aime, Je suis l'ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main
par laquelle il saisit… » (Hadith qudsî rapporté par Al-Boukharî). Ceci est rapproché par certains soufis du fait de se voir
attribuer certains « prodiges » (voir ou entendre très loin, faire preuve parfois d'une force physique extraordinaire, etc.),
Une autre pratique régulière est la récitation de poèmes à caractère spirituel, notamment le louange du prophète de
l'islam Mahomet.
Du point de vue des idées, le soufisme est un courant ésotérique et initiatique, qui professe une doctrine affirmant que
toute réalité comporte un aspect extérieur apparent (exotérique ou zahir) et un aspect intérieur caché (ésotérique ou
batin). Il se caractérise par la recherche d'un état spirituel qui permet d'accéder à cette connaissance cachée. Cette
importance accordée aux secrets a même mené jusqu'à l'invention des langues artificielles par les confréries.
La « danse soufie »
Cette danse est une pratique spirituelle, qui porte le nom de Samâ signifiant « audition spirituelle » en lien avec le
soufisme. On connaît cette danse tournante également sous le nom de « Derviches Tourneurs ».
C’est un espace de liberté totale, une recherche de la plénitude, une expérience personnelle et intime à travers la
technique des tours giratoires. 
Le danseur tourne comme la terre tourne autour du soleil, il est alors en osmose avec l’univers en suivant la rotation du
mouvement des planètes, il tourne du côté gauche, du côté du cœur. Seul celui qui tourne détient la réponse au pourquoi
de cette danse. Pour connaître les mystères et les secrets de cette danse, il faut vouloir soi-même tenter l’expérience,
comme un voyage qui ne peut-être vécu sans un départ…
La sensation de vertige est naturelle. C’est un élément essentiel à l’apprentissage de la danse soufie car par cette
sensation de vertige ou de nausée le danseur prépare son corps à l’état d’extase, appelé ivresse mystique. Ces sensations
peuvent être plus ou moins fortes d’une personne à l’autre.
La persévérance et le dépassement de soi font partie des étapes à parcourir pour tenter de rejoindre cette voie spirituelle
où l’esprit et le corps s’abandonnent pour une libération de l’âme. Avec le temps, le danseur acquiert une maîtrise de son
corps et la sensation de vertige ou nausée disparaît pour laisser place à une sensation de plénitude.
Il faut être croyant pour danser. Il faut croire en l’amour. L’amour de soi et des autres. Croire en nous avant tout et
accepter de suivre cette voie, parfois semée d’embûches, de déception, de découragement mais aussi de rêves accomplis
et d’espoir.
La longue jupe, le plus souvent de couleur blanche, symbole de pureté, permet de mettre en valeur le mouvement
circulaire du danseur.
La danse soufie est la danse des âmes et révèle l’énergie spirituelle. Cette énergie ne peut se voir à l’oeil nu car elle est
insaisissable et sa couleur n’est autre qu’une lumière incolore, pure et transparente comme un miroir à travers lequel le
monde se reflète.
Voilà pourquoi les mouvements de vagues infinies de la jupe permettent de révéler la présence de l’âme qui, telle une
aura, enveloppe le corps et l’inonde comme le soleil qui offre sa lumière à la terre, source de vie sans laquelle nous ne
pourrions exister.
La musique soufie est répétitive, souvent construite autour de Zekr (ou Zikr) désigne à la fois le souvenir et la pratique qui
ravive ce souvenir. Les rythmes rappellent le battement du cœur et les boucles musicales mènent au Samâ et à l’ivresse
mystique.

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De Saïgon au delta du Mékong, un voyage dans l'ancienne Cochinchine

Le figaro magazine
Il y a soixante-dix ans, le 23 novembre 1946, la péninsule indochinoise s'embrasait pour mettre fin à l'occupation française.
Voyage dans l'ancienne province du sud, depuis la bouillonnante Saïgon jusqu'aux plaines fertiles du delta du Mékong.
Evoquer le sud du Vietnam renvoie souvent à ces images jaunies d'une vie héritée des colonies, aux sombres souvenirs des
guerres pour l'indépendance, à des paysages de rizières et de mangroves. Imaginer le Mékong qui arrose le delta de la
péninsule indochinoise, c'est immédiatement suivre le fleuve qui mène au cœur de la jungle et des ténèbres, celui que le
capitaine Willard remonte à la recherche du colonel Kurtz dans Apocalypse Now.
Aussi, quand votre avion atterrit à l’aéroport de Tan Son Nhat, tout votre imaginaire explose d'un coup. L'aéroport de
Saïgon - parce que ce nom est tellement plus joli que celui d'Hô Chi Minh-Ville, donné à la métropole après 1975 en
hommage au héros de la lutte révolutionnaire - est situé au cœur même de la bouillonnante cité: en quelques années, la
ville a grignoté sans répit les campagnes autour pour accueillir les 10 millions d'âmes de ce poumon économique du pays.
Premières visions, premiers chocs. L'áo dài, cette longue tunique de soie élégamment portée par les femmes, s'est laissé
détrôner par le jean et le tee-shirt ; et les cyclomoteurs ont eu raison des vélos que seules les jeunes filles allant au collège
ont conservés. Rejoindre les quartiers du centre relève dès lors du parcours du combattant: des milliers de petites motos
s'entremêlent dans un trafic dont peu se plaignent. Il règne même une sorte de sérénité dans cette cacophonie
assourdissante. Souvent à trois ou quatre sur une Honda, on se frôle, on se pousse parfois du coude pour se frayer un
passage, on ne s'insulte jamais, on klaxonne sans cesse.

Saïgon n'est décidément plus la capitale endormie de la


Cochinchine française, celle des siestes sous la moustiquaire, celle
de l'apéritif que l'on prenait en soirée, celle d'un art de vivre
décadent qui sentait l'opium et l'ennui comme dans les romans de
Marguerite Duras. Saïgon l'insolente a été construite sur le terreau
de nos ambitions coloniales. Saïgon la rebelle osa défier les
provinces communistes du Nord.
Saïgon la frivole s'offrit aux bras des GI américains jusqu'à sa perte.
Saïgon la repentie s'est soumise contre son gré à la sévérité
d'Hanoï.
Mais c'est oublier que Saïgon avait juste hiberné et attendu des jours meilleurs pour renaître. Saïgon, désormais,
redevient ludique et indomptable, entreprenante et boulimique. Comme avant…
La ville se transforme vite, à toute allure. Retournez-y dans un an, et vous ne la reconnaîtrez plus. Ces multiples bidonvilles
de tôle qui accueillirent pendant des années les immigrants venus des campagnes, ont péri sous les bulldozers, faisant
place à des gratte-ciel triomphants, des buildings qui rivalisent de hauteur avec les autres métropoles d'Asie.

Rien n'échappe au nouvel ordre urbain: autour de la cathédrale de


briques roses construite par les Français, là où le Tout-Saïgon aime
se retrouver à la tombée de la nuit, des galeries commerciales ont
surgi, des magasins de haute couture ont poussé comme des
champignons, les plus grandes chaînes hôtelières se sont
implantées.

Devant tous les terrains encore en friche, un grand panneau annonce l'imminente naissance d'une résidence de luxe,
d'une salle de congrès ou d'une université. Une soif de conquête et d'ivresse a gagné les cœurs. Une fièvre qui jamais ne
retombe: il suffit, à l'heure du dîner, de rejoindre l'immense place faisant face à l'ancien hôtel de ville, un bâtiment
construit au début du XXe pour mieux comprendre ce peuple en mouvement perpétuel.
Ils sont des milliers à s'y rassembler pour discuter, jouer aux cartes, acheter des billets de loterie, boire un verre dans la
douceur du soir. Les anciens sont assis en cercle, des adolescents se draguent, des couples se forment, on rit, on
s'interpelle, on vit.

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Et toujours ce même bruit incessant auquel on finit par s'habituer, tout comme ces milliers de motos qui déferlent sur
chaque artère. Traverser la route, de ce fait, relève du défi. Mais il suffit d'observer son voisin piéton pour assister au
miracle. Avant tout, rester calme, ne pas se laisser impressionner par le chaos. Puis, s'élancer tranquillement, défier le
flux, avancer au pas sans même regarder la moto qui fonce sur vous. Elle vous évite, vous contourne, tout devient fluide.
Les collisions sont rares, voire inexistantes, dit-on. On croit rêver. On s'habitue, tout simplement. On se fond lentement
dans l'âme de cette ville qui, derrière cette modernité effrénée, a su conserver une douceur qui lui est propre, un charme
indéfinissable.

Ainsi, dans cette animation intense, le voyageur appréciera les


«restaurants de poussière» installés sur les trottoirs. Assis sur
un tabouret de plastique rouge, il y consommera des crevettes
grillées ou du bœuf aux vermicelles parfumé d'herbes fraîches,
le tout assaisonné de ce nuoc-mâm qui transforme en or
gastronomique n'importe quel légume insipide. Cette sauce de
poisson accompagne tous les plats des Vietnamiens, ceux des
riches comme ceux des pauvres.

La foule se fait plus compacte quand on approche le vieux centre, figé dans un temps colonial oublié de tous - les moins de
25 ans représentent 70 % de la population -, sauf des autorités qui parient sur le tourisme, restaurant avec soin les vieux
bâtiments. La vieille cathédrale Notre-Dame, de style néo-roman, demeure le repère inamovible de ce qui a été le «Petit
Paris de l'Extrême-Orient». Autour d'elle se dressent la poste centrale construite par Eiffel, avec sa charpente métallique
surmontée d'une immense verrière.

En poursuivant jusqu'au fleuve, on descend la Dong Khoi («rue


de l'Insurrection générale»): entre deux boutiques élégantes, on
découvre le théâtre municipal, de style Belle Epoque, puis le
légendaire Continental, le palace le plus chic des années 1930,
qui accueillit André Malraux puis Graham Greene. Difficile
cependant d'en goûter les délices, l'endroit est parsemé de grues
en vue de la construction d'une ligne de métro qui devrait surgir
de terre à l'horizon 2020.

Alors, pour courir après le temps, on part se perdre dans le vieux


quartier chinois de Cholon, toujours aussi commerçant, où l'on
vend de tout car c'est sa vocation depuis sa fondation.
Cette fureur de Saïgon, ses excès envoûtants, il faut savoir aussi s'en protéger. Non pas la fuir, mais la quitter un temps,
comme le font ses habitants quand arrive le week-end. Pour mieux la retrouver. Pour mieux l'apprécier. A une heure de
voiture, direction l'ouest et le delta du Mékong, cette plaine d'eau hors du temps qui s'étend à perte de vue.
On emprunte une route bien entretenue mais très poussiéreuse. A la première pluie, quand viendra la mousson, tout sera
lavé, le paysage changera de couleur dans l'instant. Ici, le renouveau arrive avec l'eau. En bordure de la voie, les cà phê
vong attendent le voyageur: des bars improvisés et ombragés où l'on sirote une boisson fraîche en se balançant dans un
hamac.
Première village posée sur le fleuve à 50 kilomètres de la grande métropole, My Tho vaut surtout pour son emplacement,
au cœur de nombreuses îles renommées pour leurs jardins fruitiers. Le long de la berge, il y a des dizaines de passeurs qui
attendent le voyageur pour lui faire découvrir en canot ce petit paradis terrestre. Des bananiers, des papayers entremêlés
de lianes servent de toile de fond à une lente remontée de la rivière.

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Le Mékong arrive ici en fin de course, après avoir dévalé les
montagnes himalayennes, et il irrigue un gigantesque territoire
rizicole et verger du Vietnam. Les hommes qui se sont installés
entre les neuf bras de ses eaux l'appellent Song Cuu Long («rivière
aux neuf dragons») et ont appris à le dompter pour le cultiver. Et,
parce qu'ils respectent ce fleuve nourricier, toutes les embarcations
qui parcourent ses canaux offrent à voir la même décoration: deux
yeux protecteurs répartis de chaque côté du bateau pour se
protéger du mauvais sort.

Dans ce territoire du Sud, on vit en symbiose avec la terre et l'eau, on ne plaisante pas avec ces forces mystérieuses qui
veillent à l'harmonie, régulent les saisons et la destinée des mortels. Les génies sont partout: dans le vent, les nuages, les
arbres mais aussi les objets de tous les jours. Le génie du sol contrôle la fertilité des champs et le génie de la mort vous
tient à sa merci.
Alors, on prend bien soin de ne jamais s'exprimer vulgairement pour ne pas fâcher les esprits. Ce qui donne lieu à
des expressions pleines de subtilité: on ne dit pas qu'un ancien vient de mourir, mais qu'il est «parti se cacher
derrière la montagne» ; de même on parle de «la rencontre de l'or et du jade» pour évoquer l'acte sexuel ou «des
accords du luth et de la guitare» pour l'amour conjugal.

Le jour n'est pas encore levé quand nous rejoignons avec les premières
brumes le marché flottant de Cai Rang. Les vendeurs ont rempli toute
la largeur du fleuve de leurs navires alourdis par le poids des
marchandises. Les acheteurs vont et viennent sur de petites barques,
sur des pirogues à moteur ou de simples radeaux en bambou, pesant,
tâtant, sentant des fruits inconnus en Occident, avant d'arrêter leur
choix et de conclure l'affaire.
On repart avec des goyaves ou des mangoustans, sortes de citrouilles
couleur violette qui se découpent en quartiers comme une orange.

Vers 9 heures, le marché s'épuise et les embarcations se


retirent. Nous en profitons pour quitter le fleuve principal. On
avance alors dans une cathédrale végétale faite de palmiers
d'eau et de manguiers.
Les branches effleurent notre sampan, on longe de petites
briqueteries avec leurs étonnants fours de forme conique, on
glisse sous ces ponts en bois qu'empruntent les bicyclettes, on
passe de simples maisons à pilotis au bord desquelles des
femmes lavent leur linge, on remarque des villas blanches,
réservées aux plus aisés, et on s'offre aux rencontres les plus
improbables, mais aussi les plus touchantes.

Il est tard ce soir-là quand nous accostons à Sadec, la ville de L'Amant, pour un pèlerinage obligé. La jeune Marguerite
Duras y passa sa jeunesse et y découvrit l'amour, encore adolescente, dans les bras de son «beau Chinois de
Mandchourie», en s'abandonnant à une passion destructrice et transgressive. Tout est écrit dans son roman, mais les
traces de ce passé des années 1920 s'effacent doucement. La maison du Chinois, un temps reconvertie en poste de police,
reste désespérément vide et n'accueille qu'une poignée de touristes.
Restent le marché couvert de Sadec, construit par les Français, et de vieilles maisons coloniales à l'abandon,
mélancoliques à souhait. Restent surtout ces écrits de Marguerite Duras, lors du passage d'un bateau près de Vinh Long:
«Jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et
ses bras, ces territoires d'eau qui vont aller disparaître dans les océans.» On ne sort pas indemne d'une telle vision.

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Luang Prabang, Mékong séduction Par Anne-Marie Grué 10/06/2013 Le figaro

Plus de quinze ans après son classement au patrimoine mondial de l'Unesco, la cité sacrée a changé. Plus belle, plus
prospère et plus fragile, Luang Prabang, joyau du Laos, attire aujourd'hui tous les regards.
Le Mékong est «La Mère des eaux», un fleuve légendaire et l'authentique voie royale d'un Laos millénaire. Dixième fleuve du
monde par sa longueur (plus de 4000 kilomètres), c'est un seigneur sûr de son éternité mais capable de tout engloutir sur
son passage au plus fort de la saison des pluies, lorsqu'il monte de 15 mètres ! C'est évidemment sur ses rives que des
ermites et des rois très sages ont, en des temps fort anciens, choisi d'édifier Luang Prabang, aujourd'hui encore l'une des
plus belles cités d'Asie.
Une croisière sur un navire tout en bois permet d'y arriver confortablement en
deux jours, depuis la frontière thaïlandaise, et d'y faire son entrée au pied des
marches, comme le faisaient jadis le peuple lao et ses rois. Un temps
nécessaire aussi pour se laisser gagner par les sortilèges du Mékong, calmer
l'allure, apprivoiser l'humidité et ouvrir les yeux. Au-delà des deux rives, de
très beaux arbres et quelques rares villages de minorités, si pauvres,
totalement coupés du monde pendant les pluies. Sur l'eau, des sampans
traditionnels, des embarcations de toutes formes et de toutes puissances et la
vision fugace d'un pêcheur solitaire, fine silhouette coiffée de son chapeau
conique accroché à sa longue perche.
Les habitants donnent aux bonzes le premier riz du matin
C'est une cité de l'aube. Luang Prabang s'évertue à célébrer le coucher de l'astre solaire, alors qu'elle n'est jamais aussi vraie
qu'aux petites heures du jour, lorsque ses premiers tuk-tuk (taxis bariolés à trois roues) se mettent à pétarader. Au bord du
fleuve, les marchandes d'algues séchées commencent à disposer leurs paniers sur le trottoir. A côté de l’ancien palais royal,
le marché du matin est en pleine effervescence. A même la rue, très propre, il est rempli de curiosités: lamelles de peau de
buffle séchée, œufs de fourmis, écureuils rôtis, confiture de piment sucrée...
Pendant ce temps-là, les bonzes se sont préparés à la rituelle quête matinale des offrandes. Pieds nus, ils se glissent en
longues files couleur safran dans la ville encore fraîche, le bol à aumône à la main, effectuant autour de leur monastère un
circuit convenu. Agenouillés devant leur maison, en silence, les habitants leur donnent le premier riz du matin. Les donateurs
doivent alors méditer sur le thème de la générosité, et les bonzes sur celui de la pauvreté. La présence des touristes
complique désormais ce rituel et le silence, au moins dans la rue principale, est aujourd'hui tout relatif.
Classée en décembre 1995 au Patrimoine mondial, la ville de Luang Prabang, qui se détériorait, a indéniablement été sauvée
par l'Unesco. Les dernières maisons de bois sur pilotis du centre-ville ont été préservées, les jolies maisons coloniales
françaises restaurées, et les temples consolidés. «En a-t-elle fait assez? s'interroge Francis Engelmann, écrivain et conseiller
pour l'Unesco. On peut se poser la question. Mais il suffit de voir ce qu'est devenu Chiang Mai en Thaïlande, encore
semblable à Luang Prabang voilà trente ans, désormais hérissée de tours, pour se convaincre qu'il fallait faire quelque
chose.»

Somsanith Nithakhong et sa broderie


C'est son isolement -dû à la géographie autant qu'à l'histoire- qui a permis à Luang Prabang de préserver son atmosphère
infiniment sereine et sa ferveur bouddhique unique. Or, l'agrandissement de l'aéroport est annoncé pour 2012, et le chantier
d'une voie ferrée reliant le Vietnam (au sud) à la Chine (au nord) est en train de démarrer... Beaucoup se refusent pourtant à
céder au pessimisme.
Dans son humble et charmante maison au bord de la rivière, Somsanith Nithakhong, penché sur son ouvrage, de minuscules
ciseaux à la main, perpétue un art de cour: la broderie aux fils d'or et d'argent. Descendant de la famille royale du Laos, il est
habité par l'obsession de transmettre ses connaissances. «C'est maintenant, avant que les vieux ne meurent, que nous
devons inculquer aux plus jeunes notre savoir-faire. C'est le but de ma vie», explique dans un français parfait cet homme
raffiné qui forme aujourd'hui 27 élèves, et brode des merveilles dignes des musées. Lui aussi se désole lorsqu'il voit des
touristes se dorer au soleil sans le moindre respect pour la présence des bonzes. «Mais la force des Luang Prabangais, c'est
la résilience, confie-t-il en connaisseur. Je crois à l'énergie qui circule ici.»
Il est 17h30. Le soleil jette ses derniers feux sur la cité aux 32 temples et passera bientôt derrière les collines, teintant le
Mékong d'un rose soyeux. Pour 5 000 kips (50 centimes), vous avez traversé le fleuve afin de gagner le temple de
Chomphet, sur la rive droite. Solitaire, le « monastère à la pointe de diamant » offre depuis sa terrasse la vue la plus
admirable qui soit sur Luang Prabang. Bientôt noyés par la douce nuit laotienne, le profane et le sacré se rapprocheront
encore un peu plus. Comme une île de grâce au cœur de la jungle, coincée entre la Thaïlande prospère et le Vietnam
conquérant, Luang Prabang n'a pas fini de lutter.
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Angkor, entre sacré et prospérité

Au Cambodge, la fréquentation exponentielle du parc archéologique,


haut lieu du tourisme victime de son succès, est une menace pour sa
préservation. Face à cette déferlante, les autorités ont établi un « code
de conduite ».

Le Monde.fr Par Bruno Philip (envoyé spécial à Angkor)

En cette humide matinée de la fin juin, un groupe de touristes chinois grimpe péniblement les raides escaliers d’un des
plus célèbres temples du parc archéologique d’Angkor, surtout connu pour ses énigmatiques visages sculptés dominant
l’édifice de leurs sourires. Mais pour ces visiteurs, le but de l’escalade n’a pas pour objet de profiter dans la sérénité des
splendeurs de ce monument vieux de huit siècles, construit sous la domination du grand roi khmer Jayavarman VII.

Manifestant bruyamment sa joie d’être entrés dans le temple, jouissant du délice de pouvoir hurler ensemble, le groupe
de touristes se lance à l’assaut, bras tendu prolongé par son arme de poing favorite : une perche avec un téléphone
portable accroché au bout, condition nécessaire pour assouvir cette soif passionnée de l’autoportrait – un désir nommé «
selfie ».

Les temples hindous et bouddhistes d’Angkor, quelque 700 monuments éparpillés dans une zone immense du nord du
Cambodge et classés au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1992, ont vu leur fréquentation exploser en une quinzaine
d’années : une soixantaine de milliers de visiteurs en 1999, un peu plus de deux millions en 2014. Outre le temple le plus
connu, Angkor Vat, cinq ou six autres monuments concentrent le maximum de visiteurs, de plus en plus souvent venus de
Chine ou de Corée du Sud : 146 696 touristes ont visité le temple Bayon au mois de mai, dont 44 681 ressortissants de la
République populaire.

La rançon du succès étant tout à la fois la mort de la poésie des lieux et le début des problèmes – archéologiques,
esthétiques, sécuritaires –, les autorités cambodgiennes sont en train de prendre des mesures pour faire face à cette
déferlante. Car responsables et spécialistes, tant étrangers que khmers, ont beau répéter depuis des années que le
tourisme doit être respectueux du patrimoine, la spectaculaire augmentation du nombre de visiteurs dans des
monuments à caractère religieux qui n’ont pas été bâtis pour résister à pareille affluence représente une réelle menace à
leur préservation.

« 10 % du PNB dépend du tourisme »

« La forme de tourisme souhaitée qui a été mise en avant par beaucoup ne correspond pas à la réalité du tourisme de
masse », constate Christophe Pottier, architecte et archéologue vivant au Cambodge. Garantir que le succès touristique du
parc d’Angkor puisse éviter la détérioration des temples constitue donc une rude tâche pour les autorités touristiques du
pays.

« Il faut bien comprendre que ce genre de tourisme est un phénomène relativement nouveau pour Angkor. Il s’agit de
concilier les exigences d’un tourisme qui est une source de revenus importants pour le pays, explique-t-il, et la
préservation des sites archéologiques dans le contexte d’un site vivant où résident une centaine de milliers de
Cambodgiens, dont le respect absolu pour le caractère sacré des temples se combine avec le désir de plus de prospérité. »

Dans la périphérie des zones protégées en priorité, toute une population aux activités liées au tourisme est en effet venue
gonfler celle des 112 villages du parc. De l’aveu même des autorités, il n’est pas toujours facile de faire respecter les règles
d’interdiction de construire dans ces zones. « Il y a une façon très simple d’éviter tout impact du tourisme sur les temples :
supprimer le tourisme ! », plaisante Sok Sangvar, directeur du tourisme pour la région. Optimiste, il veut croire que «
l’augmentation exponentielle du tourisme n’est pas un problème en soi : ce qu’il faut, c’est parvenir à bien gérer l’afflux et
le transformer en opportunité pour mon pays, dont 10 % du PNB dépend du tourisme ».

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Éduquer gardiens et touristes

M. Sok, fils du puissant vice-premier ministre Sok An, n’a pas été nommé là par hasard : Angkor est depuis le temps des -
colons français un symbole national. Sa silhouette figurait même sur le drapeau des Khmers rouges, et il continue d’être
l’emblème du Cambodge. Le parc constitue en quelque sorte une priorité d’état.

« Angkor n’est pas qu’un site touristique, c’est l’esprit même du Cambodge ; préserver le site n’a pas que des buts
économiques, c’est aussi préserver notre histoire », assure Sok Sangvar. Et si le directeur du tourisme peut compter sur le
pouvoir de son père pour imposer ses vues, il a manifestement décidé de prendre son nouveau job très au sérieux. Pour
cela, il utilise des méthodes modernes de gestion : les murs de son bureau sont recouverts des plans des principaux
temples sur lesquels sont mentionnés les noms de tous les gardiens et l’emplacement que chacun d’eux est censé occuper
dans le monument. « Puisque les choses ont changé, il faut éduquer les gardiens, être strict dans la gestion, remettre au
travail les employés. J’ai même créé un corps d’inspecteur des temples », détaille Sok Sangvar en expliquant cette
nouvelle politique, censée combiner rigueur, discipline et motivation.

Mais ce sont avant tout les touristes qui doivent être éduqués : un « code de conduite » est mis en application, affiches à
l’appui, devant les temples les plus fréquentés. Entre autres, le « code » demande aux visiteurs d’être correctement vêtus
en signe de respect du caractère sacré des lieux. La photo d’une jeune fille assise dans un temple, jupe retroussée haut sur
les cuisses, a été apposée devant l’entrée de certains monuments, une croix rouge barrant l’image…

Figure également au menu du « code », la mise en application rigoureuse de l’interdiction de pénétrer dans certaines
parties fragiles des monuments – ne serait-ce que pour leur propre sécurité au vu de la dangerosité de l’escalade dans cet
environnement de murailles et d’escaliers.

D’autres mesures ont été prises pour éviter l’usure prématurée de bas-reliefs souvent objet de caresses inopportunes par
des millions de mains. Au temple Banteay Srei, , la porte du Dieu hindou Indra a été fermée pour éviter que les sacs à dos
des visiteurs frottent sur les pierres. Au Ta Prohm, monument connu pour ses énormes banians qui étreignent le temple
dans leurs racines, des passerelles de bois ont été installées pour canaliser la circulation. Un sens obligatoire de la visite a
désormais été imposé. Sok Sangvar prévoit également l’instauration d’un ticket à puce qui permettrait de savoir combien
de visiteurs sont déjà dans le temple et d’interrompre la visite en cas d’engorgement…

Stabilité des temples

Mais une autre menace pèse sur Angkor : le pompage abusif de la nappe phréatique. Les hôtels toujours plus nombreux
qui se sont construits dans la ville voisine de Siem Reap pourraient en effet compromettre l’assise même des temples. «
Quand le niveau de la nappe phréatique descend trop vite, les monuments sont menacés », explique Hang Peou, un
hydrologue. Le pari n’est pas gagné : selon une étude japonaise, au-delà du pompage de 12 000 mètres cubes d’eau par
jour pour les hôtels, la situation devient problématique. Or il s’en pomperait désormais 30 000 mètres cubes au quotidien.
« Si on ne trouve pas d’autres solutions, il ne sera pas possible de garantir la stabilité des temples », redoute Hang Peou.

Le tourisme n’est cependant pas qu’une plaie, observe Dominique Soutif, directeur de l’EFEO à Siem Reap : « Le tourisme
a des effets pervers. Cependant, le succès d’Angkor assure aussi le financement de la conservation de ces temples
magnifiques », rappelle-t-il. Entre flux touristique et préservation, l’avenir dira si le point d’équilibre a été trouvé…

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Bouddhisme, la quête du renouveau

Fabrice Midal, docteur en philosophie, retrace l'histoire du bouddhisme en occident et, loin de
tout exotisme, en précise la doctrine. Hors-série L'atlas des religions Le monde-La vie

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Référendum en Nouvelle-Calédonie, ou l’espoir d’un destin commun
Les électeurs du territoire doivent se prononcer dimanche pour ou contre l’indépendance. Une revendication
en perte de vitesse depuis trente ans.
Patrick Roger– Le monde – 3 novembre 2018

Après des années d’affrontements meurtriers, la poignée de main historique scellant les accords de Matignon
du 26 juin 1988, avait fait naître l’espoir d’une nation en construction, intégrant toutes les communautés.
Trente ans après, à la veille de la consultation du 4 novembre par laquelle les électeurs vont devoir répondre
à la question « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne
indépendante ? », force est de reconnaître que cet espoir a été déçu. Le « vivre ensemble » des discours
politiques apparaît comme une inaccessible chimère tant restent fortes les inégalités sociales et
sociologiques. Sans que les responsables à la tête du « pays » ne fassent preuve non plus d’une réelle
volonté de les combattre.
Nouméa, la « capitale », est l’éclatant symbole de ces mondes parallèles, qui se côtoient sans véritablement
se mêler. Les quartiers riches du sud de la ville comptent moins de 5 % de Kanaks quand, dans les quartiers
sociaux sept à huit habitants sur dix sont kanaks. Il reste un long chemin à parcourir pour donner un sens à
la mixité sociale.

Les inégalités persistent


Pour autant, il serait vain de nier les progrès accomplis sur la voie
de la réconciliation, l’émergence de valeurs partagées et
l’acceptation d’un destin commun, après les déchirures des années
1980. Cette prise de conscience se traduit par un essor du
sentiment d’appartenance calédonienne qui est particulièrement
sensible chez les jeunes, qui ont fréquenté les mêmes
établissements scolaires, pratiqué les mêmes activités, suivi les
mêmes formations, même si, là aussi, persistent d’évidentes
inégalités. Cet enracinement de la citoyenneté calédonienne, au-
delà de l’appartenance communautaire oblige les dirigeants
politiques à élaborer, au lendemain du référendum, un projet qui
rassemble et non qui divise.
« Une nouvelle forme de colonisation »
Le fait identitaire n’en demeure pas moins un puissant ciment de la communauté kanak, qui représente 39 %
de la population calédonienne (275 000 habitants). La « pleine reconnaissance de l’identité kanak » était un
des piliers de l’accord de Nouméa de 1998. Si d’incontestables progrès ont été accomplis en vingt ans, de
nombreux Kanaks jugent que la domination économique et culturelle exercée par le modèle européen
n’intègre pas les dimensions de la pluriculturalité.
« Depuis vingt ans, ce qui a changé, c’est pour partie le regard sur la civilisation kanak , expliquait au Monde
Emmanuel Tjibaou, le directeur d'une agence culturelle kanak. Mais, si la Nouvelle-Calédonie a avancé sur la
voie de l’affirmation d’un “destin commun”, cela ne s’est pas fait de manière consciente et concertée. En
réalité, la prise en compte de l’identité kanak, du métissage, de la vie commune, surtout en ville, des
transformations qui doivent accompagner le rapport avec la culture autochtone a peu évolué. Les Kanaks, les
Mélanésiens de manière générale, sont contraints et forcés d’adopter le mode de vie occidental. C’est une
forme d’aliénation déguisée. Le brassage de populations, bien sûr, a eu lieu. Il n’y a qu’à voir le nombre de
mariages entre les communautés. Mais le politique n’avance pas au rythme de la société. Il est en retard. »
Le rattrapage et le rééquilibrage économiques engagés à partir des accords de Matignon se sont
accompagnés d’un déplacement des populations et le métissage des communautés d’une confrontation des

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cultures parfois vécue comme un déchirement et une perte de repères. Une large partie de la population
mélanésienne est aujourd’hui urbanisée et a adopté le mode de vie et de consommation occidental. Ce que
les indépendantistes considèrent comme « une nouvelle forme de colonisation ».
« En trente ans, on est passé de la culture kanak niée à la culture kanak asservie , estime Emmanuel Tjibaou.
Dans nos comportements, notre alimentation, notre mode de vie, nous sommes toujours colonisés. Et, donc
nous nous retrouvons en contradiction avec nos propres références. Ce n’est pas comme cela qu’on construit
un avenir commun. »
La volonté de reconnaissance identitaire reste donc une profonde aspiration dans la population kanak mais
elle ne se conjugue plus nécessairement avec la revendication de l’indépendance. Le rêve indépendantiste
n’est pas mort, mais il s’est considérablement affaibli. Qu’est-ce qui a changé en trente ans ? Les
indépendantistes n’ont pas su insuffler un espoir nouveau, donner une crédibilité au projet d’une nation
indépendante.
Ils avaient tout misé sur la stratégie du nickel, avec l’implantation d’une usine dans la province Nord. L’usine
a bien vu le jour et a tardé à produire des résultats et l’effondrement du cours du nickel n’a pas permis
d’atteindre les objectifs attendus. La Nouvelle-Calédonie n’a pas réussi à développer un modèle favorisant
une souveraineté alimentaire et énergétique, même si quelques expérimentations commencent à voir le jour.

Interrogations lancinantes
Les dirigeants indépendantistes ne sont pas exempts de reproches. Depuis vingt ans, ils ont consacré une
bonne partie de leur énergie à négocier pied à pied les conséquences institutionnelles de l’accord de
Nouméa. Aujourd’hui, au sein même de leur communauté, et surtout chez les jeunes, ils apparaissent comme
ayant été incapables de passer le relais aux jeunes générations. Ce sont toujours les mêmes ou presque qui
sont aux commandes du mouvement indépendantiste.
Enfin, il ne faut pas négliger les inquiétudes d’une partie de la population mélanésienne sur les conséquences
d’une sécession avec la France, en termes de protection sociale, d’accès aux études ou d’émancipation et de
droit des femmes dans le nouvel état. Des interrogations qui reviennent de manière lancinante dans les
réunions publiques.
C’est le paradoxe des accords de Matignon et de Nouméa, négociés pour ouvrir le processus de
décolonisation. En engageant le rattrapage et le rééquilibrage du territoire, en lui permettant d’accéder à un
nouvel essor économique, ils ont fait reculer la perspective de l’indépendance, estompé la force de la
revendication indépendantiste. Le résultat du référendum de dimanche en sera très probablement la
traduction. Il faudra alors inventer un après qui donne un réel contenu à ce fameux « vivre ensemble ».

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La Caraïbe, un territoire à géométrie variable par Romain Cruse https://visionscarto.net

À la confluence des trois Amériques, la Caraïbe en tant que territoire est issue d’un long processus de construction
historique. Pourtant, ses limites restent de nos jours encore floues et varient selon les perceptions locales insulaires.
L’étymologie du nom donné à cette région est porteuse d’enseignements, elle est la base des multiples perceptions que
les habitants de la Caraïbe ont de leur territoire.
Le terme lui-même a été inventé par les Européens, et non par les Caribéens. C’est donc un nom imposé de « l’extérieur ».
Le mot Caraïbe dérive de « Karib », le nom donné par les colons européens à l’un des derniers peuples « premiers » ayant
survécu au génocide amérindien, témoin de la disparition quasi complète des trois millions d’habitants pré-colombiens
des îles caribéennes. Ils ont cherché très tôt à présenter les Kalinagos comme des cannibales, ce qui leur aurait donné la
justification morale pour tenter de les « civiliser ».... Dans le langage de ce peuple, le terme « karibna » désignait un être
humain, une personne.
Le terme « Antilles », lui, dérive probablement de « Antillia », une île légendaire du Moyen Age — comme l’Atlantide —
qu’on voit apparaître sur les cartes de navigation européenne à partir de 1424.
D’autres ont avancé l’hypothèse d’une étymologie latine désignant les « îles d’avant » (le continent). La dernière
terminologie répandue, particulièrement dans le monde anglophone, est celle des « Indes Occidentales », rappelant
l’erreur magistrale de navigation des premiers colons européens : lorsque Christophe Colomb débarque sur une petite île
des actuelles Bahamas en 1492, il est certain de se trouver au Japon, à la porte des Indes... soit aux antipodes de sa
localisation réelle.
Un territoire à géométrie variable
Si l’étymologie du terme « Caraïbe » trouve différentes origines, chacune élaborée historiquement par les peuples qui y
ont vécu, les contours territoriaux de la Caraïbe semblent encore plus fluctuants. Si n’importe qui ou presque peut pointer
la région sur une carte, bien peu sont en effet capables de la délimiter. Si l’on ne prend en compte que les pourtours de la
mer des Caraïbes, des îles comme par exemple la Barbade et les Bahamas en sont exclues, bien qu’étant des destinations
caribéennes phares de l’industrie touristique.
Et que faire de ces pays de l’isthme centre-américain qui tournent le dos à la mer des Caraïbes, en s’ouvrant sur le
Pacifique à travers leurs capitales et leurs ville-ports ? Que dire, à l’inverse, du Guyana, de la Guyane ou du Suriname,
petits territoires continentaux d’Amérique du Sud complètement excentrés à l’est de la mer des Caraïbes, où une
population métissée à large descendance africaine parle pourtant différents langages créoles typiquement caribéens ?
Une définition géographique bien trop limitée
La Caraïbe est avant tout une région marquée par une histoire particulière, celle de l’esclavage et des plantations de canne
à sucre. C’est, selon un auteur portoricain, l’ « afro-amérique centrale », une région localisée à la fois au croisement de
l’histoire et de la géographie. Une région située entre les deux Amériques, en position centrale, caractérisée par la
domination de descendants de travailleurs forcés amenés d’Afrique et plus tard d’Asie. Cette mise en relation contrainte
créera un attribut essentiel de la Caraïbe : la créolisation.
Il s’agit, d’après les martiniquais Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, d’une forme particulière de métissage dont les
résultats sont totalement imprévisibles et chaotiques. Cette créolisation touche toutes les facettes des cultures
caribéennes : langues (créoles jamaïcain, haïtien, guadeloupéen), croyances (vaudou haïtien, santeria cubaine, cultes
baptistes, cultes rasta), etc.
Une mosaïque identitaire
Comment les Caribéens aiment-ils se définir ? Quelle
perception ont-ils d’eux-même ? Autrement dit, quel est leur
sentiment d’appartenance ? Les Cubains, par exemple, se
définissent largement comme des « Latinos » et non pas
comme des Caribéens – exception faite de ceux originaires de
Santiago de Cuba, une ville où la population d’origine africaine
est beaucoup plus importante. À l’autre bout de la chaîne de
volcans, les jeunes de Martinique et de Guadeloupe ont
développé une identité particulière qu’ils nomment
« antillaise ». Les Antillais sont, selon leur perception propre,
les habitants de Martinique et de Guadeloupe. Opposant cette
identité à celle des autres îles de l’archipel, ceci leur donne une
place à part dans cet ensemble, à mi-chemin entre la France et
la Caraïbe.

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Aimé Césaire, le combattant de la négritude
Par Paul-François Paoli Le figaro

Il a toujours mêlé poésie et politique. Dans les années 1940, il fonda


le courant littéraire de la négritude, avec Léopold Sédar Senghor. Écrivain, poète
et homme politique, il vient de s'éteindre à Fort-de-France à l'âge de 94 ans, ville
dont il fut le maire plus d'un demi-siècle.
Mondialement renommé pour son action en faveur de la «négritude», concept dont il sera le théoricien avec le
président sénégalais Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire laisse une œuvre poétique et théâtrale qui a exercé une
influence considérable aussi bien en Occident que dans le monde africain et créole. Homme de paix et de
réconciliation, Papa Césaire, ainsi qu'on le surnommait affectueusement aux Antilles, était une figure respectée et
politiquement incontournable, malgré les contestations que pouvaient engendrer ses prises de position.
«Ni asservissement, ni assimilation»
Né le 26 juin 1913, en Martinique, le jeune Aimé Fernand Césaire est issu d'une famille de sept frères et sœurs. Son
grand-père fut le premier enseignant noir de Martinique et sa grand-mère savait lire et écrire, qualité rare pour une
femme de ce milieu, à cette époque. Sa mère, couturière, et son père, contrôleur des impôts, encouragent le jeune
Aimé à poursuivre des études. Bachelier, il obtient une bourse d'études et quitte son île pour la métropole. Sa venue
dans la capitale provoque un choc et une déception. Bien que jouissant des mêmes droits que quiconque, le
nouveau venu ne se sent pas perçu comme un Français «comme un autre».
Après avoir réussi, en 1935, le concours d'entrée à l'École normale supérieure, il fonde, avec le Sénégalais Léopold
Sédar Senghor une revue appelée à jouer un rôle dans la prise de conscience de l'identité négro-afri caine, L'Étudiant
noir. Reprenant à son compte le terme péjoratif de «nègre», il écrit dans un de ses premiers articles : «Les jeunes
nègres d'aujourd'hui ne veulent ni asservissement ni assimilation, ils veulent l'émancipation .» Laquelle suppose la
décolonisation des peuples africains et la valorisation de leur culture d'origine. C'est le sens du concept de
«négritude» qu'il défend avec Senghor.
Fondée sur le sentiment qu'il existe une communauté d'expérience propre à tous les Noirs, qu'ils soient américains,
antillais ou africains, cette notion traverse son premier livre, un recueil de poésie, Cahier d'un retour au pays natal,
rédigé en 1938.
Devenu agrégé de lettres, Aimé Césaire retourne en Martinique en 1939 pour enseigner. Il est élu, en 1945, maire de
Fort-de-France et soutient le projet de «départementalisation» des Antilles, de la Guyane et de la Réunion. Une
position que beaucoup jugeront incohérente : en effet, peut-on affirmer que l'identité antillaise est «aliénée» tout
en refusant l'indépendance à une époque où les peuples africains réclament leur droit à la souveraineté ? En fait, s'il
refuse le concept d'assimilation républicaine, porteuse, à ses yeux, d'une forme de négation, Aimé Césaire reste
attaché à la France. Il se donne comme but de concilier le principe d'autonomie au sein du cadre national.
En 1950, Aimé Césaire publie le "Discours sur le colonialisme", charge virulente et analyse implacable de l’idéologie
colonialiste. Le poète et homme politique martiniquais y fait le procès d’une Europe "indéfendable", pour avoir
colonisé le monde au nom de la civilisation.
Loin des sirènes de l'antioccidentalisme
Parallèlement, il poursuit une œuvre poétique qui seront salués par André Breton pour leur puissance d'évocation
du monde afro-antillais. Il écrit aussi des pièces de théâtre.
Considéré par beaucoup comme le plus grand écrivain du monde afro-caribéen, il acquiert une renommée mondiale.
Élu et réélu député de Martinique de 1946 à 1993, il est néanmoins contesté par une jeune génération d'écrivains
antillais, comme Raphaël Confiant, qui critiquent sa vision «mythique» de l'africanité et prônent le métissage et la
«créolisation» plutôt que la valorisation de la négritude. S'il a dénoncé avec virulence un universalisme occidental
trop réducteur à ses yeux, Aimé Césaire n'a pour autant jamais cédé aux sirènes de l'antioccidentalisme. Par ailleurs,
il s'est désolidarisé des discours qui, ces dernières années, ont prétendu instrumentaliser le malaise de certains Noirs
en France pour nourrir le thème de la repentance. Fondé sur la reconnaissance de la diversité, son humanisme s'est
voulu capable de concilier une forme de «multiculturalisme ouvert» avec le principe d'unité sur lequel est fondée la
nation française.

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Pour l'écrivain Edouard Glissant, la créolisation du monde est "irréversible"
Le Monde.fr | 04.02.2011 à 09h53 | Propos recueillis par Propos recueillis par Frédéric Joignot
Le grand écrivain antillais Edouard Glissant est mort le 3 février, à Paris, à l'âge de 82 ans. Poète, romancier,
essayiste, auteur dramatique et penseur de la "créolisation", il était né à Sainte-Marie (Martinique) le 21
septembre 1928 et avait suivi des études de philosophie et d'ethnologie, à Paris.

Qu'entendez-vous par la nécessité de développer une "pensée du tremblement", à laquelle vous consacrez
votre prochain livre ? Selon vous, seule une telle pensée permet de comprendre et de vivre dans notre
monde chaotique et cosmopolite ?
Edouard Glissant : Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s'entrecroisent, des pans
entiers de culture basculent et s'entremêlent, où ceux qui s'effraient du métissage deviennent des extrémistes.
C'est ce que j'appelle le "chaos-monde". On ne peut pas diriger le moment d'avant, pour atteindre le moment
d'après. Les certitudes du rationalisme n'opèrent plus, la pensée dialectique a échoué, le pragmatisme ne suffit
plus, les vieilles pensées de systèmes ne peuvent comprendre le chaos-monde.
Même la science classique a échoué à penser l'instabilité fondamentale des univers physiques et biologiques,
encore moins du monde économique, comme l'a montré le prix nobel de chimie Ilya Prigogine. Je crois que
seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l'irrésolu, la
crainte, le doute, l'ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des
pensées ouvertes, des pensées créoles.
Pourriez-vous donner une définition de la "créolisation" ?
L'apparition de langages de rue créolisés chez les gosses de Rio de Janeiro, de Mexico, ou dans la banlieue
parisienne, ou chez les gangs de Los Angeles. C'est universel. Il faudrait recenser tous les créoles des banlieues
métissées. C'est absolument extraordinaire d'inventivité et de rapidité. Ce ne sont pas tous des langages qui
durent, mais ils laissent des traces dans la sensibilité des communautés.
Même histoire en musique. Si on va dans les Amériques, la musique de jazz est un inattendu créolisé. Il était
totalement imprévisible qu'en 40 ou 50 ans, des populations réduites à l'état de bêtes, traquées jusqu'à la
guerre de sécession, qu'on pendait et brûlait vives aient eu le talent de créer des musiques joyeuses,
métaphysiques, nouvelles, universelles comme le blues, le jazz et tout ce qui a suivi. C'est un inattendu
extraordinaire. Beaucoup de musiques caribéennes, ou antillaises comme le merengue, viennent d'un
entremêlement de la musique de quadrille européenne et des fondamentaux africains, les percussions, les
chants de transe. Quant aux langues créoles de la Caraïbe, elles sont nées de manière tout à fait inattendue,
créée entre maîtres et esclaves, au cœur des plantations.
La créolisation, c'est un métissage d'arts, ou de langages qui produit de l'inattendu. C'est une façon de se
transformer de façon continue sans se perdre. C'est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les
chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l'interférence deviennent créateurs. C'est la création d'une
culture ouverte et inextricable, qui bouscule l'uniformisation par les grandes centrales médiatiques et
artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une
allure vertigineuse…
Selon vous, l'Europe se créolise. Vous n'allez pas faire plaisir au courant souverainiste français…
Oui, l'Europe se créolise. Elle devient un archipel. Elle possède plusieurs langues et littératures très riches, qui
s'influencent et s'interpénètrent, tous les étudiants les apprennent, en possèdent plusieurs, et pas seulement
l'anglais. Sans compter la présence de populations venues d'Afrique, du Maghreb, des Caraïbes, chacune riche
de cultures centenaires ou millénaires, certaines se refermant sur elles-mêmes, d'autre se créolisant à toute

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allure comme les jeunes Beurs des banlieues ou les Antillais. Tout cela rend les notions de frontières intra-
européennes de plus en plus floues.
Dans votre dernier roman, Ormerod, votre Europe semble influencé par l'archipel caraïbe ?
L'archipel caraïbe s'étend jusqu'à la côte colombienne de l'Amérique du Sud et la grande ville de Cartagena,
atteint la Floride et la Caroline, et regroupe une quantité d'îles de toute taille. Tout au long de cet archipel, on a
assisté à une intense diffusion de la colonisation européenne, puis la colonisation de tous par tous, ce qui a
nourrit la créolisation et ses surprises à répétition.
Les Américains du sud des Etats-Unis ont vécu là-bas, ils ont adopté le style de vie des îles, ils se sont installés à
Porto Rico, aux Bahamas, à Grenade. Ils ont été confrontés à des Noirs, des Espagnols, des Français, des métis,
ils se sont créolisés. Ce ne fut pas une américanisation pour autant. Voyez l'incroyable richesse des musiques
caraïbes depuis le jazz latino, en passant par le zouk, le reggae, le steel band, la salsa et le "son" cubain, etc,
sans compter les nouveaux mélanges salsa-reggae, merengue-jazz.
Voyez la littérature et la poésie caraïbe depuis Aimée Césaire, sans oublier le prix Goncourt de Chamoiseau, ou
l'extraordinaire littérature haïtienne. L'archipel offre un modèle de diffusion chaotique de l'art et de la pensée
du tremblement, sans uniformisation, au contraire à travers la créativité poétique. L'Europe devrait y réfléchir,
elle qui offre une telle mosaïque de langues et ne cherche pas à s'uniformiser culturellement…
La notion d'identité nationale, ou ethnique, ou tribale devient beaucoup plus difficile dans le monde que
vous décrivez. Il faudrait mieux, selon vous, s'ouvrir et se forger ce que vous appelez dans votre essai
Poétique de la relation : une Identité-relation ?
Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l'homme contemporain engagé dans un monde-
chaos et vivant dans des sociétés créolisées. C'est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre
en cause l'unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-
même, craignant l'étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une
tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s'identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur
les identités, comme sur notre relation à l'autre.
Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des
autres. Une Identité-relation. C'est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à
parler à l'autre du point de vue d'une identité fixe. Bien définie. Pure. Maintenant, c'est impossible, même
pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de
craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement.
Vous dites regretter que la littérature française ne soit pas du tout "ouverte au mouvement du monde" et
encore moins créolisée?
C'est la même chose à chaque rentrée littéraire. En France, on pratique une espèce de refus fondamental à
s'enrichir de la diversité. La littérature française a oublié le mouvement du monde. Elle ne traite plus que des
para-problèmes de psychologie, elle est retournée sur elle-même, elle ne nous apprend presque rien de ce qui
se passe dans cette société métissée, elle est frileuse de tout, surtout du plaisir et des autres, elle est monotone
et monocorde. La littérature française a un gros problème avec le baroque que n'a pas la littérature latino-
américaine ou caraïbe. Les Français se sont beaucoup renfermés sur eux-mêmes après la guerre, rejetant les
étrangers et la vie qui les bousculait, appelant à l' "intégration " et l'"assimilation " des immigrés, c'est-à-dire à
l'oubli de leurs cultures.
Aux Etats-Unis, ils n'ont pas peur de leurs étrangers, ni de ce qu'ils apportent à leur pays. La richesse de la
société française, de son histoire, n'a pas la littérature qu'elle mérite. Mais ce sera éphémère, tout cela va
changer bientôt…

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Vaudou en Haïti, l'âme d'un peuple
22.11.2010 France Culture

Impossible de parler d’Haïti sans évoquer le Vaudou , qui désigne


l’ensemble des dieux et des forces invisibles dont les hommes essaient
de se concilier la puissance ou la bienveillance. Profondément ancré
dans l’âme haïtienne, il trouve son origine dans l’ancien royaume du
Dahomey, en Afrique de l’Ouest, s’exportera en Amérique et dans la
Caraïbe à l’époque de l’esclavage noir africain se développant dans la
clandestinité..
Aujourd’hui, le vaudou réunirait 50 millions d’adeptes dans le monde :
aux Etats-Unis, en Louisiane et à la Nouvelle Orléans mais également
en Floride, au Brésil et en particulier dans l'Etat de Bahia, aux Antilles
mais s’il est originaire du continent africain, ce n'est pas l'endroit où le
vaudou est le plus pratiqué, à noter cependant les exemples du Togo,
Ghana, Nigeria et du Bénin.
Le vaudou (divinité, dieu, esprit) est un exemple de syncrétisme où des éléments de religions africaines vont se fondre
progressivement avec le culte des saints dans la religion catholique, question essentielle de survie pour les adeptes d’une
croyance interdite, sévèrement réprimée par les colons jusqu’à la peine de mort. En y intégrant des éléments catholiques,
le vaudou « chrétien » devient plus acceptable. D’ailleurs, Dieu existe dans cette religion et porte en créole le nom de
Bondyé , un peu comme nous parlons du Bon Dieu. Comme dans la religion catholique, il incarne l’Etre suprême auquel –
dans les faits – on ne s’adresse pas directement. Il est immatériel, jamais représenté sous quelque forme que ce soit. Lui-
même délègue d’ailleurs ses pouvoirs à des intermédiaires : saints, esprits et lwas (esprits ou divinités). Cette délégation
permet une habile transition de la religion officielle au vaudou… et vice versa.
Dans le vaudou, la place du surnaturel est importante. Il existe un
monde de l’invisible auquel la pratique du vaudou permet
d’accéder à condition d’invoquer l’aide du lwa concerné. En
l’occurrence, le premier d’entre eux est Papa Legba qui garde la
frontière entre le monde des humains et le monde surnaturel.
C’est la raison pour laquelle on le dit présent à l’entrée des
temples, aux barrières et aux carrefours. Il est apparenté pour la
religion catholique à Saint Pierre, en raison des clés du paradis et à
Lazare que le Christ fit lever du tombeau et donc revenir du
royaume des morts.
Papa Legba qui ouvre et ferme les chemins, est représenté comme
un vieillard couvert d’un chapeau de paille, fumant la pipe et
tenant une canne. Très coléreux, à minuit il devient malfaisant.
Les pratiquants du Vaudou invoquent Dieu le créateur avant n’importe quelle cérémonie, puis ils utilisent la danse et la
transe pour se laisser posséder par les forces de l’esprit… Et nombreux sont ceux qui en Haïti respectent secrètement le
calendrier Vaudou dans les activités personnelles, professionnelles ou autres...Autant de moments différents qui rythment
la vie des adeptes du Vaudou et donc un peu, aussi, la vie de la communauté haïtienne.
A plusieurs reprises, le vaudou a joué un rôle important dans l’histoire d’Haïti,
notamment dans l'organisation des révoltes contre les colons français. Dans la
nuit du 14 août 1791, au Bois-Caïman, un village d’HaÏti, un prêtre ou un maître
de la religion vaudou, Dutty Boukman, organisa une cérémonie pour un grand
nombre d’esclaves. Un cochon noir fut sacrifié et les assistants burent son sang
afin de devenir invulnérables. Boukman ordonna alors le soulèvement général
qui éclata dans la nuit du 22 août.
On dénombra près d’un millier de blancs assassinés, 161 sucreries et 1200
caféières dévastées. Boukman qui était de grande taille et d’une force peu
commune fut tué au combat et sa tête exposée au Cap-Français, afin de prouver
qu’il n’avait rien d’invulnérable. La cérémonie du Bois-Caïman est considérée en
Haïti comme l’acte fondateur de la révolution et de la guerre d’indépendance.

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Un Mardi Gras en fanfare à la Nouvelle-Orléans
Avec plus de 500 célébrations dans l’année, la
Louisiane affiche un calendrier contenant plus
de fêtes que de jours. Difficile de faire son
choix mais s’il fallait en faire un, ce serait sans
doute celle de Fat Tuesday. La saison du
Carnaval a commencé ce 19 janvier et se
poursuivra jusqu’au 12 février à minuit, jour
de Mardi Gras. Préparez vous à faire la fête
sans aucun complexe !

Mardi Gras est aujourd’hui une des fêtes les plus populaires de la Nouvelle-Orléans. Arrivée en
Louisiane avec les premiers Français installés dans la région, la première célébration a lieu en
1699. Elle a connu de nombreuses interdictions car les bals n’étaient pas autorisés à l’époque et ce
n’est qu’en 1875 que l’Etat de la Louisiane légalise cette célébration. Presque un siècle et demi
plus tard, il n’existe plus aucune limite à l’exubérance et tout est permis. Une loi spéciale autorise
même les personnes ne faisant pas partie d’une parade à porter un masque le jour de Mardi Gras.
Seule interdiction pendant les festivités, celle de ne pas s’amuser.

Vêtue aux couleurs du Carnaval,la population de la


Nouvelle-Orléans fête les cinq derniers jours avant
Mardi Gras. Défilés costumés, bals masqués et
concerts, lancé de colliers, de doubloons (des écus)
et de jouets, l’animation est à son comble sur
Bourbon Street. A cause des rues trop étroites du
Vieux carré, les Krewes (parades) les plus
impressionnantes se donnent rendez-vous sur
Canal Street et St Charles Avenue, festivités
couronnées chaque année par l’élection du roi du
Carnaval.

Le spectacle offert par les Krewes reste un des


moments les plus attendus. Chacune défile à un
moment bien précis et sur un circuit bien défini.
Parmi les plus populaires, la Krewe des Rois, la
Krewe des Zulus, le Mardi Gras des Indiens, la
Krewe de Bacchus et la Krewe d’Endymion. Cette
dernière reste la plus populaire, par sa taille mais
aussi parce qu’elle compte chaque année dans
son groupe des célébrités.

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« Avancez vers l’arrière », ou les vicissitudes de la loi 101
par André Braën

Le monde diplomatique juillet 2016

Dans un autobus bondé de la capitale, comme de la plupart des villes de province, il n’est pas rare
d’entendre le chauffeur inviter les passagers à « avancer vers l’arrière ». Cet oxymore traduit bien
la situation linguistique au Québec. Au Canada, le français et l’anglais sont les deux langues
officielles du gouvernement fédéral, mais la langue commune reste l’anglais. Sauf exceptions,
l’utilisation du français hors du Québec se limite à la sphère privée ; sa survivance soulève
l’indifférence et, parfois, l’hostilité. Au Québec même, son statut et son avenir font débat.
Le français est devenu la langue officielle de la Belle Province en 1974. Un statut renforcé en 1977
avec l’adoption de la Charte de la langue française ou loi 101, dont le préambule impose cette
langue à l’Etat dans l’enseignement, les communications, le commerce, et ce dans le respect des
droits des Québécois anglophones et des communautés autochtones. On voulait donc faire du
français la langue commune du Québec, à l’image de l’anglais dans les autres provinces
canadiennes.
A la veille de l’adoption de la loi 101, l’anglais était, au Québec, la langue des affaires, et le
français celle des petits emplois. Une inégalité économique existait entre les locuteurs, mais
celle-ci (et c’est là l’un des succès les plus éclatants de cette politique linguistique) a
pratiquement disparu. Alors que les immigrants choisissaient massivement d’envoyer leurs enfants
à l’école anglaise, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La loi aurait donc créé une « paix linguistique »
et garanti une fois pour toutes le statut du français au Québec. Et pourtant, le malaise persiste.
Le territoire du Québec se caractérise par une certaine diversité linguistique. En premier lieu, il
existe les langues autochtones, toutes en péril. Puis vient le français, parlé par près de 80 % de la
population. On retrouve ensuite l’anglais, langue maternelle de 8 % des Québécois. Enfin, les
langues de l’immigration (celles de ceux qu’on appelle les allophones) se développent et
concernent désormais plus de 12 % des habitants. Ce pluralisme conduit inévitablement à
l’utilisation d’un idiome commun, et c’est l’anglais qui est le plus souvent choisi pour
communiquer. Ainsi, le Québec d’aujourd’hui est tout au plus une société bilingue où le français
demeure la langue d’une majorité incapable de l’imposer sur son propre territoire.

Ecole anglaise ou française ?


Soutenue par le plus grand nombre au Québec, la loi 101 est probablement la mesure la plus
détestée au Canada anglais, où l’affirmation nationale des francophones est considérée comme un
repli sur soi ou comme une réaction à caractère ethnique.
La loi 101 est quotidiennement bafouée. L’Office québécois de la langue française (OQLF),
pourtant chargé de son application, évite les mesures pénales et insiste plutôt sur la persuasion…
trente-cinq ans après l’adoption de la loi. L’administration fédérale est quant à elle tenue au
bilinguisme. La loi fédérale sur les langues officielles a été adoptée par le Parlement canadien afin
de promouvoir le français et d’assurer sa visibilité partout au Canada. En garantissant l’égalité du
français et de l’anglais, son application au Québec se retrouve, non sans ironie, à s’opposer au
renforcement du français dans cette province.

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L’immigration joue un rôle important dans l’évolution démographique du Québec. Historiquement,
elle a toujours profité essentiellement à la minorité anglophone, sauf depuis 2006. A cette date, la
majorité des nouveaux immigrants connaissaient déjà le français à leur arrivée. Cela sera-t-il
toujours le cas ? Comment assurer une intégration réussie de tous les nouveaux arrivants ?
L’école est à la fois un lieu d’apprentissage et d’intégration sociale. Au Québec, l’instruction
primaire et secondaire se fait normalement en français. L’accès à l’école anglaise se voit plutôt
réservé aux membres de la communauté anglophone. Celle-ci peut compter sur des services
éducatifs complets et de qualité, historiquement bien implantés, de la garderie à l’université.
Contrairement à la situation prévalant dans le reste du Canada, ce sont les parents francophones
et allophones qui, au Québec, s’adressent aux tribunaux afin d’obtenir un accès à l’école anglaise,
perçue comme un élément-clé d’un bilinguisme réussi. Aux niveaux collégial et universitaire, où
l’on peut choisir la langue d’instruction, plus de la moitié des enfants de l’immigration, ainsi
qu’un nombre significatif d’élèves francophones, selon les chiffres de l’OQLF, choisissent de
poursuivre leurs études dans les institutions d’enseignement anglophones.
Le travail joue également un rôle important dans l’intégration sociale. En vertu de la loi 101, le
français doit être la langue de travail au Québec. Mais, là aussi, la confusion est entretenue et le
bilinguisme très souvent exigé comme condition d’emploi. Si la loi 101 proclame le droit des
employés de travailler en français au Québec, les employeurs posent souvent de manière abusive
la connaissance de l’anglais comme critère d’embauche.

Un message ambigu
Pour que la loi 101 atteigne son objectif et que le français devienne véritablement la langue
commune au Québec, il faut un engagement clair et sans équivoque de son gouvernement et de sa
population. La situation du Québec résulte en grande partie de l’ambiguïté du message envoyé par
la population francophone elle-même, qui semble, au détriment de sa propre langue, privilégier le
bilinguisme. Elle découle également de la division politique que connaît le Québec où, pour
certains, la loi 101 apparaît comme une mesure indépendantiste inconciliable avec le fédéralisme
canadien. Aujourd’hui, la « paix linguistique » semble rimer avec laisser-faire. Sur les plans
constitutionnel et linguistique, le Québec demeure assis entre deux chaises.

André Braën
Professeur de droit à l’université d’Ottawa.

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Nancy Huston La morgue de la reine 29/10/14

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Les Diables rouges, grands fédérateurs d'un pays fort de sa diversité
Par Sébastien Boussois, Docteur en sciences politiques,chercheur Moyen-Orient, enseignant en relations internationales — 10 juillet 2018 à 08:46
Libération

Pour certains, la Belgique est un mystère sur la carte du monde. Pour


d’autres encore, elle est la cause de tous les malheurs que le continent
européen traverserait depuis des années en matière de lutte contre le
terrorisme et de sécurité publique. Ce qui est sûr, c’est que depuis trois ans,
la Belgique souffre : en termes d’images, en termes d’unité nationale et de
vivre ensemble. On veut la peau du pays de toutes parts.

Car il faut le rappeler les terribles attentats qui ont frappé Bruxelles en 2016 ont ébranlé les certitudes d’un pays que tout
le monde a voulu rendre coupable des drames notamment de Paris. Un «bashing» qui avait ses raisons, mais que la
raison a en partie démonté par la suite. Un petit pays ne peut pas tout face aux grands qui l’entourent, plus puissants et
plus armés historiquement et politiquement parlant contre les menaces de ce type.

Aujourd’hui, l’équipe nationale belge accède à la demi-finale de la coupe du monde de football en Russie pour la
seconde fois de son histoire et tous les regards sont portés sur cette petite équipe des Diables rouges qu’aucun grand
n’a vu venir. C’est déjà le paradis pour les Diables. Bilan : même le Brésil est sorti du jeu.

Une étincelle, que dire une flamme, s’est peut-être produite qui rend fiers les Belges de nouveau. Pendant e mois de juin,
à Bruxelles, nous étions tous Belges, même ceux et surtout ceux qui ne le sont pas. Cette terre d’exil et d’exode a
toujours été le refuge des artistes, des écrivains, venus de France ou d’ailleurs. Ces derniers cherchaient un peu de
calme et de simplicité mais également à fuir les difficultés rencontrées en France. Ce trait de caractère soi-disant belge
de modestie et de compromis, fait que, plus de cinq ans après le lourd péril qu’elle a couru en termes d’institutions
politiques et de réforme constitutionnelle en 2012, elle a survécu : survécu à la transformation politique, survécu à la
menace islamiste, survécu… à la Coupe du monde de football à ce jour. Il faut se réjouir de ces victoires de l’instant.

Comme un enfant dont on a honte, la Belgique, qui accueille, le siège des institutions européennes et le siège de l’Otan,
devenait le mauvais élève de l’Union. Elle était ce pays tampon à la jointure des anciens grands empires de l’histoire.
Certes, la Belgique est un pays jeune, qui n’a pas deux siècles, puisqu’elle est née en 1830. Elle fut l’un des pays les
plus riches du monde pendant la révolution industrielle, et fut l’un des grandes terres d’immigration économique de
l’histoire contemporaine de l’Europe : des Italiens, des Portugais, des Espagnols, des Congolais, des Marocains, etc. La
richesse du pays est sa diversité. A la ville comme dans le sport. Il y a aujourd’hui à Bruxelles plus de 100 nationalités. Le
monde est à Bruxelles. La preuve que l’on peut être fort dans la diversité et dans l’adversité. La première minorité
étrangère aujourd’hui sont….les Français.

Pendant la coupe du monde, ce pays était uni pour soutenir l’équipe des Diables rouge: tous les Belges de tous ces
beaux horizons étaient derrière. Le football procure cette magie : rien n’est acquis, rien n’est gagné, et pendant un mois,
tous les pays du monde se ressoudent malgré leurs difficultés et leurs blessures. Je suis Français et réside depuis dix
ans en Belgique. En demi-finale, c’est mon pays de naissance qui a affronté mon pays de destination. La France m’a fait,
la Belgique m’a construit. J'ai soutenu l’équipe des Diables rouges pour la demi-finale, moi qui ne suis jamais un seul
match de football. Mais là, l’événement était trop beau pour être ignoré.

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La Suisse, ce doux pays armé jusqu’aux dents
M le magazine du Monde | 28.06.2018 à 09h40 Par Chloé Aeberhardt

Petit Etat neutre et prospère, la Suisse dispose pourtant de l’un des systèmes de sécurité les plus importants au monde.
Une étrangeté qu’a tenté de comprendre SalvatoreVitale, photographe italien installé en Suisse.

La Suisse existe-t-elle ? Lors de l’Exposition universelle de Séville, en 1992, l’artiste Ben écrivait sur les murs du pavillon
helvète que, non, « La Suisse n’existe pas ». Manière iconoclaste de dire, dans ce contexte de démonstration nationale,
que son pays d’origine est multiple et riche de sa diversité. Et échappe ainsi à la définition. De ce côté des Alpes, la
question se pose toujours tant la Suisse se dérobe, éveillant davantage de fantasmes que la plupart de nos voisins
européens.
La Suisse est une machine à images, un pays-Polaroid. Clic, les clichés qui attirent l’œil : es lacs, les montagnes, le
fromage et le chocolat. Clac, ceux qui se refusent au regard et entretiennent une réputation inquiétante : le système
bancaire, l’évasion fiscale, l’euthanasie, la neutralité, le silence et le secret, ces blancs qui recouvrent tout comme la
neige.

Le photographe sicilien Salvatore Vitale vit en Suisse depuis neuf ans lorsqu’en 2014 les citoyens votent en faveur d’un
texte « contre l’immigration de masse ». Il autorise la Confédération, dont un quart de la population est d’origine
étrangère, à fixer des quotas annuels de réfugiés et de demandeurs d’asile selon les besoins de l’économie et « dans le
respect du principe de la préférence nationale ». « Cette votation m’a surpris, confie le photographe. Je me suis
demandé de quoi les gens avaient peur. Ne vivent-ils pas dans l’un des pays les plus sûrs au monde ? J’ai voulu
comprendre d’où venait ce besoin de sécurité, et comment l’État suisse y répond. »
Pendant trois ans, il photographie dix-huit structures, dont la police aux frontières, le ministère de la défense et l’armée,
mais aussi l’Office fédéral de météorologie. « Je me suis rendu compte qu’en matière de sécurité il existe bien d’autres
acteurs que les militaires et les policiers. Il y a toutes les fonctions que l’on ne voit pas : la sûreté nucléaire, le contrôle
aérien, la cybersécurité, la recherche en robotique… Les Suisses ne s’en rendent plus compte, mais la sécurité est
partout. »

Îlot de richesse et de neutralité dans l’océan européen, la Confédération a éprouvé son arsenal défensif lors des deux
conflits mondiaux puis lors de la guerre froide, pendant laquelle des abris anti-atomiques ont été construits dans la
majorité des maisons et des immeubles – les bunkers publics existent toujours et restent entretenus. La Suisse est en
outre le troisième pays le plus armé au monde, après les États-Unis et le Yémen. « À l’issue du service militaire, qui est
obligatoire, les réservistes sont autorisés à rapporter leur arme à la maison », explique le photographe.
Salvatore Vitale soutient ne pas vouloir « porter de jugement, juste donner une réalité concrète à ce bouclier invisible ».
« Le système de sécurité est comme un souvenir. Il est à la fois présent et absent. Il en va de même pour la menace que
l’on cherche à prévenir. Peut-être que le danger n’est pas réel, parfois. » Peut-etre que comme le pays, la menace
n’existe pas non plus....
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Les institutions françaises

La Constitution du 4 octobre 1958 a été conçue pour mettre un terme aux excès du régime d’assemblée, dans un
contexte marqué par l’incapacité de la IVème République à affronter les crises de la décolonisation.

Au centre se trouve le Président de la République». Il assure, par son arbitrage, « le fonctionnement régulier des
pouvoirs publics ». Son autorité s’est progressivement renforcée. Le Premier ministre dirige l’action du
Gouvernement, lequel « détermine et conduit la politique de la Nation ». Le Parlement est constitué de deux
assemblées, l’Assemblée nationale et le Sénat, qui examinent et votent les lois, contrôlent le Gouvernement et
évaluent les politiques publiques. L’Assemblée nationale, élue au suffrage universel direct, joue un rôle prédominant
puisque, dans la procédure législative, elle tranche en cas de désaccord avec le Sénat et peut, en outre, renverser le
Gouvernement.

1. – Un régime mixte ?

Les institutions de la Vème République empruntent aux traits classiques des régimes parlementaires et des régimes
présidentiels, ce qui a conduit certains constitutionnalistes à parler de « régime semi-présidentiel ». Ainsi le
Gouvernement est dirigé par un Premier ministre responsable devant l’assemblée élue au suffrage universel direct.
En contrepartie de cette responsabilité, le Premier ministre peut solliciter du chef de l’État la dissolution de
l’Assemblée nationale.

En revanche, la désignation du Président de la République au suffrage universel direct, son rôle éminent en matière
de politique étrangère mais aussi sa prééminence dans la conduite de la politique du pays, hors périodes de
cohabitation, n’ont pas d’équivalent dans des régimes parlementaires comme ceux du Royaume-Uni ou de la
République fédérale d’Allemagne – où le rôle du chef de l’État est davantage protocolaire – et rapprochent le système
français du modèle américain.

2. – La Constitution, norme suprême

La tradition juridique française, marquée par les écrits de Jean-Jacques Rousseau, a longtemps accordé une
primauté absolue à la loi, votée par les représentants du peuple et « expression de la volonté générale » selon les
termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Toutefois, la Constitution de la Vème République a confié au Conseil constitutionnel, comprenant neuf membres
nommés par le Président de la République et les Présidents des assemblées, le soin de vérifier, la conformité de la loi
à la Constitution. Le Conseil a ainsi pu affirmer, en 1985, que la loi « n’exprime la volonté générale que dans le

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respect de la Constitution ». L’action du législateur doit s’inscrire dans le respect de l’ensemble des « principes à
valeur constitutionnelle ».

3. – Le Président de la République, au centre des institutions

La Constitution de la Vème République met le Président de la République au premier rang. Son article 5 dispose que
« le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité
du territoire et du respect des traités ».

Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il dispose de pouvoirs propres qu’il
exerce sans contre-pouvoir et qui le placent au cœur de la vie politique et institutionnelle française :

- il nomme le Premier ministre et met fin à ses fonctions ;

- il peut décider de prendre la parole devant le Parlement réuni en Congrès ;

- il peut soumettre au référendum certains projets de loi;

- il peut, après consultation du Premier ministre et des Présidents des assemblées, prononcer la dissolution de
l’Assemblée nationale ;

- lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de
ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier
des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, il prend les mesures exigées par ces circonstances ;

Le Président de la République exerce, en outre, un certain nombre de pouvoirs partagés pour lesquel s il doit obtenir
l’accord du Premier ministre et, le cas échéant, du ministre concerné :

- sur proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement ;

- il préside le Conseil des ministres ;

- il promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement
adoptée et peut, avant l’expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de
certains de ses articles ;

- il est le chef des armées.

4 – Le Gouvernement

La Constitution confère au Gouvernement de nombreuses attributions. Il appartient au Gouvernement de déterminer


et conduire la politique de la nation. C’est ainsi que le Gouvernement dispose de moyens lui permettant d’orienter,
d’accélérer ou de freiner la discussion des textes lors de la procédure législative devant les assemblées. Le Premier
ministre et le Gouvernement s’appuient sur la majorité qui les soutient à l’Assemblée nationale et, éventuellement, au
Sénat.

5 – Le Parlement

Les institutions de la Vème République mettent en place un Parlement comprenant deux assemblées, l’Assemblée
nationale et le Sénat.

L’Assemblée nationale compte 577 députés élus pour cinq ans au suffrage universel direct dans le cadre de
circonscriptions. Le Sénat compte, quant à lui, 348 sénateurs élus pour six ans au suffrage universel indirect par un
collège d’environ cent cinquante mille grands électeurs

Si les deux assemblées jouissent de droits identiques dans le cours de la procédure législative, en cas de conflit avec
le Sénat, le Premier ministre peut demander à l’Assemblée nationale de trancher en dernier ressort. Par ailleurs,
seule l’Assemblée nationale peut renverser le Gouvernement.

Par rapport au régime précédent, les institutions de la Vème République se caractérisent donc par un renforcement
du pouvoir exécutif de manière générale et un encadrement plus étroit des activités du Parlement.

La stabilité du pouvoir exécutif a permis de faire face à de nombreuses crises, tant externes (décolonisation)
qu’internes (mai 1968), sans que la continuité de l’État soit atteinte. La Vème République est devenue, avec la
IIIème République, l’un des régimes les plus stables de l’histoire constitutionnelle française.

102
Essai
L'essai est un exercice d’argumentation, répondant à des exigences précises. Il demande de mener une réflexion
organisée sur un sujet précis.

Le sujet peut prendre plusieurs formes, le plus souvent il soulève une problématique. L'essai doit envisager les divers
aspects du problème, confronter les différentes réponses, opérer des choix parmi ces réponses. Il prend donc la
forme d’un débat où s’affrontent des thèses divergentes ou opposées. Il propose des arguments et des exemples
permettant de valider les différentes thèses en présence : il s’agit de convaincre de lecteur.
L'essai consiste à conduire une réflexion personnelle et argumentée à partir d’une problématique en lien avec le
programme de cours. Pour développer son argumentation, le candidat s’appuie sur les « objets d’étude » de la
classe, ainsi que sur ses lectures et sa culture personnelle.

Les impératifs sous-jacents pour rédiger :


 savoir mener une réflexion personnelle (il ne s’agit pas de répéter un enseignement que vous avez reçu)
 être exercé à rédiger
 maîtriser les techniques d’argumentation
 être capable d’analyser un sujet, le délimiter et le problématiser
 être apte à mobiliser des connaissances.

1. L’analyse du sujet

L’analyse du sujet constitue une étape majeure. Pour analyser le sujet, il faut le relire plusieurs fois. Identifiez les
mots-clés, repérez les expressions importantes et les éventuels sous-entendus : vous pourrez ensuite problématiser le
sujet, c’est-à-dire formuler le problème que pose le sujet.
Notez vos idées sur un brouillon et trouvez des exemples. Cette phase de la conception de l'essai est naturellement
très importante : elle constitue les fondations de votre texte. N’hésitez pas à relire le sujet régulièrement : vous
éviterez ainsi le hors-sujet.
Classez maintenant vos idées et vos exemples, et assurez-vous qu’ils ont un lien avec le sujet.

2. Faire un plan

Le plan est évidemment variable en fonction de la consigne du sujet et de ses exigences. Le plan pourra prendre les
formes suivantes :

 le plan dialectique (thèse, antithèse, synthèse / dépassement) ;


 le plan analytique (description d’une situation ou explication, analyse des causes ou illustration, analyse des
conséquences ou commentaire) ;
 le plan thématique (réflexion sur une (ou plusieurs) notion(s), il s’agit de répondre progressivement à la
question du sujet en présentant différents arguments de manière ordonnée).

Il est conseillé de ne pas adopter un « plan-type » : efforcez-vous de bâtir un plan qui réponde au sujet et qui
fournisse des idées et des exemples pertinents. Votre essai doit être clair, bien argumenté et logique. Pour ce dernier
aspect, il va de soi qu’il est important de lier les différentes parties (ainsi que les différents paragraphes composant
chacune d’entre elles). Votre objectif est avant tout de convaincre votre lecteur en lui fournissant des arguments et
des exemples judicieux, qui répondent au sujet, et cela de manière cohérente.

Vous manquerez de crédibilité et votre texte ne sera pas réussi dans les cas suivants :
 les idées que vous exposez n’ont pas ou peu de rapport avec le sujet (ou alors il n’y a pas de lien entre vos
différents paragraphes et / ou vos différentes parties – de même si vous utilisez des liens logiques
abusivement) ;
 les exemples que vous choisissez n’illustrent pas vos propos (arguments) ;
 les arguments et les exemples que vous proposez ne sont pas présentés dans un ordre logique, c’est-à-dire
lorsque votre raisonnement n’est pas progressif ;

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N’écrivez pas à la première personne (je) : il est en effet d’usage d’employer un « nous de modestie » ou des verbes
indéfinis. On conseille aussi de ne pas mêler on et nous. Écrivez votre introduction et votre conclusion sur votre
brouillon (si le temps le permet), le développement du devoir est directement écrit au propre.
Chacun de vos paragraphes doit exprimer une idée développée et plusieurs exemples, dans la mesure du possible. Il
est vivement conseillé d’écrire des phrases de transition (ou d'utiliser des connecteurs): elles permettent en effet de
lier les différentes grandes parties de votre texte. Les phrases de transition concluent la partie que vous venez
d’écrire et annoncent celle qui suit…

3. La rédaction de votre essai

L’introduction

Elle ne doit pas être trop longue (10 à 15 lignes).


Elle s’adresse à un lecteur qui est supposé ignorer le sujet proposé.

Elle doit comporter :

 Une entrée en matière permettant de préparer le lecteur à l’énoncé du sujet


il s’agit d’une phrase générale (et non d'un cliché) ayant un lien avec le sujet. Évoquez, par exemple, le
contexte historique — bref, il s’agit d’intéresser le lecteur.

 L’énoncé du sujet et la problématique. Exprimez maintenant brièvement votre problématique sous la forme
d’une (ou plusieurs) question(s) : en quoi le sujet pose-t-il problème ?

 L’annonce du plan
Le plan que vous avez choisi répond forcément à la problématique que vous avez proposée. L’annonce de
votre plan se fait avec des phrases élégantes : évitez les énoncés lourds comme « dans une première partie,
nous nous intéresserons à… puis, dans une deuxième partie, nous analyserons… ». Vos phrases doivent être
fluides.

Le développement

Il se compose idéalement de deux ou trois parties. Chacune de ces parties se compose de sous-parties, et donc de
plusieurs paragraphes. Chaque paragraphe débute par un alinéa, et on saute une ligne entre les différentes parties,
ainsi qu’entre l’introduction et la première partie d’une part, et entre la dernière partie et la conclusion d’autre
part.

Rédigez élégamment et clairement. Soignez votre style : vous devez faire appel à toutes vos compétences en matière
de rédaction ; vous démontrerez ainsi que le sujet vous intéresse. Si le plan de votre essai est bien structuré et que
vous faites appel à des arguments et exemples robustes, efforcez-vous de les présenter avec une langue soignée.
Lorsque vous aurez terminé la rédaction du développement, relisez-vous. Plusieurs fois si vous savez que vous faites
souvent des fautes.

La conclusion

Elle est le résultat de votre démonstration (vous répondez à la problématique) et présente généralement : une
récapitulation de vos propos : il s’agit de dresser le bilan de votre essai, en exprimant brièvement les conclusions
auxquelles vous êtes parvenu. Il faut fournir la réponse à la problématique proposée dans l’introduction.

Une « ouverture » : il s’agit de proposer au lecteur un élargissement de votre réflexion sans pour autant aborder un
tout autre sujet. N’ayez pas recours à une formule plate (lieu commun, proverbe, etc.), mais plutôt à un
prolongement de votre réflexion en rapport avec le sujet qui vous a été donné.

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