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#HAPITRE

L’EFFICACITÉ

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1.2.1 Le sens du travail et l’efficacité personnelle 
1.2.2 Les critères de l’efficacité organisationnelle 
1.2.3 La performance sociale des entreprises 
1.2.4 Vers une économie plurielle 
1.2.5 L’impact de notre « rapport au monde » sur notre conception de l’efficacité 

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C
et ouvrage repose sur le postulat que le développement écologique, politique et sociale ‒ dans laquelle nous sommes
durable des personnes, des entreprises et des collecti- englués. En fait, celle-ci est en grande partie causée par les
vités est intimement lié à leur faculté d’agir conceptions de l’efficacité que nous adoptons et reproduisons,
efficacement. D’ailleurs, de tout temps, l’efficacité a joué un rôle et par les actions qui en découlent.
primordial dans la survie de l’espèce humaine. Selon le psycho-
logue Albert Bandura, la croyance d’une personne en sa propre  3»,--0*(*0;i*644,=(3,<9
efficacité est le fondement de sa capacité à agir (agency). Si une
+<4(5(.,4,5;9,:765:()3,
personne ne pense pas que ses actions peuvent produire les
résultats souhaités ou empêcher des conséquences potentielle- L’efficacité est la valeur centrale du management responsable et
ment préjudiciables, elle aura peu d’incitation à agir ou à constitue une préoccupation majeure pour les personnes, les
persévérer en présence des difficultés auxquelles elle sera inévita- entreprises et les collectivités. Le terme est un emprunt au latin
blement confrontée. Toutes les autres motivations qui peuvent efficacitas (« fait de produire un effet notable »). La nature exacte
guider ses actions sont enracinées dans la croyance fondamen- de cet « effet notable » est toutefois sujette à débat. Dans certains
tale qu’elles ont le potentiel de produire les effets escomptés1. contextes, l’efficacité est synonyme de rendement, de rentabi-
De toute évidence, il est nécessaire de s’attarder en priorité au lité, de productivité ou de profitabilité. Elle prend alors tout son
concept d’efficacité afin de mieux comprendre les tenants et sens si l’on peut la chiffrer, ce qui permet de résorber sa
aboutissants du management responsable. Comme les ressources complexité (p. ex., un montant, un ratio ou un pourcentage).
naturelles, humaines, matérielles et financières sont rares et Dans d’autres circonstances, elle renvoie à des notions moins
précieuses, il s’avère fondamental de prendre les décisions qui aisément réductibles à un nombre, comme l’utilité, la fertilité, la
optimisent leur utilisation. Cela dit, plus que toutes les autres santé et, plus récemment, l’impact social3. Dans les deux cas,
valeurs décrites dans cet ouvrage, l’efficacité est controversée. toutefois, l’efficacité est la capacité d’une personne, d’une chose
Alors que certaines personnes la convoitent, ne jurent que par ou d’une approche à produire les résultats attendus.
elle et y voient la solution à tous leurs problèmes, d’autres la Sur le plan individuel, l’efficacité consiste à bien utiliser le
craignent, sentent qu’elle leur est imposée et qu’elle devient une temps, l’énergie et les talents dont on dispose afin de laisser,
source d’anxiété. Tout cela parce que, comme il sera démontré ultimement, une empreinte positive dans le monde. L’être
dans les prochaines pages, l’efficacité est une notion éminem- humain a besoin de transcendance, c’est-à-dire d’accomplir
ment polysémique. quelque chose qui le force à sortir de lui-même, à se distancier
Lorsque vient le temps de se pencher sur l’efficacité d’une de ses intérêts égocentriques pour concentrer ses efforts sur
personne, d’une entreprise ou d’une collectivité, on est inévita- quelque chose qui le dépasse4. Une question existentielle se pose
blement confronté à la difficulté de la mesurer, c’est-à-dire alors à chaque personne : quelle trace veut-elle laisser de son
d’exprimer un jugement sur des résultats souhaités, désirables passage sur Terre ? Pour son hygiène mentale, elle a besoin de
ou recherchés à partir d’un certain nombre de critères2. Il s’avère trouver un sens à ses actions et à ses relations, notamment dans
donc essentiel de s’intéresser aux dimensions, critères et indica- le cadre de son travail. Elle y exprime son potentiel créatif, met
teurs employés pour l’évaluer, d’autant plus que ce qui est à l’épreuve ses compétences, se dépasse, définit son identité et
mesuré se voit généralement accorder plus d’importance. Nos
manières de définir et d’évaluer l’efficacité individuelle, organi-
sationnelle et sociétale sont des facteurs déterminants de notre 3. Pour l’OCDE (Organisation de coopération et de développement écono-
capacité à nous sortir de la crise globale ‒ à la fois économique, miques), le terme « impact » est utilisé pour décrire les effets d’une intervention
dans la société : « Impact attendu, en termes physiques, financiers, institution-
nels, sociaux, environnementaux ou autres, par une ou plusieurs actions de
développement, au bénéfice d’une société, d’une communauté, d’un groupe
1. Bandura (2001, p. 10). de personnes » (OCDE, 2002, p. 20).
2. Morin et coll. (1994). 4. Frankl (2009).
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fait quelque chose d’utile pour elle-même, pour sa communauté Dans un contexte de développement durable, d’autres critères
et le monde en général5. que le PIB doivent ainsi être pris en compte afin de déterminer
l’efficacité d’une communauté8. L’élaboration de nouveaux
Sur le plan organisationnel, l’efficacité consiste à atteindre les
critères d’efficacité n’est pas une tâche facile, car elle doit se faire
objectifs attendus par les parties prenantes de l’entreprise.
par l’entremise d’un dialogue social auquel doivent prendre part
Évidemment, ils concordent rarement et il faut donc apprendre
des représentants de la société civile, du monde des affaires et
à faire des compromis, voire des sacrifices. La première respon-
des différents paliers de gouvernement.
sabilité d’une entreprise est de faire un bon usage des ressources
matérielles, financières et humaines mises à sa disposition.
Puisque ces ressources sont rares et précieuses, il est nécessaire  8<,38<,:1(365:76<9
de prendre les bonnes décisions afin d’optimiser leur utilisation, <54(5(.,4,5;,--0*(*,
en tenant compte du contexte et des objectifs de chacun des
acteurs impliqués. Chaque entreprise se trouve dans une La quête d’efficacité agit comme la trame de fond de l’histoire
situation unique : elle fait face à des défis qui lui sont propres et de l’humanité, pour le meilleur comme pour le pire. Dans les
auxquels elle doit répondre en tenant compte d’enjeux écono- prochaines pages, cinq jalons d’un management efficace seront
miques, sociaux, politiques et environnementaux bien précis. examinés :
Chacune doit donc définir les critères d’efficacité correspondant 1) Les liens qui existent entre le sentiment d’efficacité
à sa mission et les mettre en place pour qu’ils donnent aussi du personnelle et le sens du travail.
sens au travail et à la vie organisationnelle6. 2) L’évaluation des différentes dimensions du concept d’effi-
Sur le plan sociétal, un gouvernement peut être qualifié d’effi- cacité organisationnelle et de leurs rapports avec la
cace ou d’inefficace. Un des critères les plus utilisés pour évaluer culture organisationnelle.
le travail d’un gouvernement est le produit intérieur brut (PIB), 3) La notion de performance sociale des entreprises, car elle
c’est-à-dire la mesure de la valeur marchande de tous les biens et pose des questions fondamentales en examinant la relation
services produits au cours d’une période donnée, dans un pays qu’une entreprise devrait ou pourrait entretenir avec la
ou une région. Mais est-ce suffisant ? Comme l’affirmait communauté dans laquelle elle s’insère.
Robert F. Kennedy dans un discours tenu quelques mois avant 4) Le concept d’économie plurielle, utile pour décrire diffé-
son assassinat : rents critères d’efficacité présents dans divers secteurs
En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, d’activité qui participent à la production du bien-être
de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne d’une collectivité.
mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages.
Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou 5) Une réflexion plus fondamentale sur l’impact de notre
l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération rapport au monde et sur notre représentation de l’effi-
notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de cacité.
notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays.
En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la
peine d’être vécue7.  3LZLUZK\[YH]HPSL[S»LMÄJHJP[tWLYZVUULSSL

Dans son sens le plus large, le terme « efficacité » qualifie une


action ou une chose qui produisent un effet attendu. Il suppose
donc un pouvoir d’agir pour modifier une situation donnée
selon un objectif précis. La signification première de la notion

5. Morin (1996).
6. Morin (1996). 8. Plusieurs critères ont été développés dans les dernières années pour accompa-
7. Kennedy (1968). gner ou remplacer le PIB (Gignac et Hurteau, 2011).
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d’efficacité est, selon la psychologue du travail Estelle Morin, de 1) La signification est la représentation, c’est-à-dire la
nature existentielle : être efficace est une expérience grâce à connaissance et la compréhension ou encore l’image
laquelle une personne agit dans le monde en exprimant son globale qu’un individu a du travail en général et de son
identité et sa créativité afin de laisser une marque qui pourra emploi en particulier.
rappeler aux autres son passage sur Terre. L’efficacité est donc, 2) L’orientation est l’utilité perçue d’un travail et les résultats
pour l’être humain, une préoccupation majeure correspondant personnels recherchés, c’est-à-dire l’intention, la finalité
à la volonté de transcender sa propre mort. De façon générale, ou encore les raisons pour lesquelles la personne travaille.
une personne se sent efficace lorsqu’elle fabrique des objets,
3) La cohérence est le degré de connexion entre les diffé-
rend des services ou crée des œuvres qui sont le reflet de ses
rentes expériences vécues au travail ou entre le travail et
valeurs, de ses croyances et qui, simultanément, bénéficient à
les autres aspects de la vie d’une personne.
d’autres personnes, à la société et à la nature qui l’entoure9.
Au regard de ce qui précède, il convient de prendre acte qu’il
Pour les êtres humains, l’efficacité est donc intimement associée
n’existe pas de sens prédéterminé ni universel du travail : c’est un
à leur quête de sens. Selon le psychiatre et neurologue autrichien
bilan éminemment subjectif et provisoire, propre à chacun. Se
Viktor  Frankl (1905-1997), fondateur de la logothérapie,
préoccuper du sens du travail, c’est s’interroger sur la façon dont
trouver une signification à son existence et à ses actes est une
on le conçoit et sur l’impact que cela peut avoir sur nos actions.
nécessité vitale pour l’être humain. Celui-ci cherche instinctive-
ment à donner à ses conduites un sens qui soit acceptable à la D’emblée, le travail est porteur d’une multitude de significa-
fois pour lui et pour la société dans laquelle il vit. Une personne tions différentes. Par sa régularité ou son horaire plus ou moins
qui ne parvient pas à donner un sens à ses actions, à ses relations contraignant, il permet de structurer le temps et de rythmer les
ou à sa vie risque d’éprouver de l’ennui, du mécontentement, un activités de la vie quotidienne. Il procure un sentiment d’appar-
sentiment d’impuissance ou encore une « vacuité existentielle10 ». tenance à une communauté et la conviction de pouvoir y
Pour l’être humain, la quête de sens présuppose un besoin de apporter une contribution utile. Il donne aussi l’occasion de
transcendance qui l’invite à se dépasser en s’engageant dans des créer des liens d’attachement avec d’autres personnes et de s’ac-
causes qui l’obligent à se décentrer, à se détacher de ses intérêts complir en relevant des défis ou en poursuivant des idéaux. Il
personnels pour concentrer ses efforts sur plus grand que lui11. constitue un moyen privilégié d’obtenir un statut valorisé dans
Cette quête se fait notamment par l’entremise du travail. la société et de gagner le respect d’autrui. Le travail offre la
possibilité à une personne de définir son identité sociale.
Bien qu’assez complexe, le concept de sens du travail peut être
L’emploi qu’elle occupe lui procure « un statut social qui lui
décrit à l’aide de trois composantes complémentaires et interdé-
permet de se présenter, de se mettre en scène et de se positionner
pendantes : la signification, l’orientation et la cohérence
par rapport aux autres13 ». En somme, le travail intervient dans
(Figure 1.1)12 :
de nombreuses interactions sociales et des moments importants
de la vie.

9. Morin et coll. (1994).


10. Frankl (2009).
11. Dans les dernières années de sa vie, le psychologue humaniste Abraham
Maslow (1908-1970) a modifié sa propre théorie des besoins pour y rajouter
la transcendance : « Transcendence refers to the very highest and most
inclusive or holistic levels of human consciousness, behaving and relating, as
ends rather than means, to oneself, to significant others, to human beings in
general, to other species, to nature, and to the cosmos. » (Maslow, 1971,
p. 269).
12. Morin et coll. (2015). 13. Giuliani (2017, p. 54).
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FIGURE 1.1
Les composantes du sens du travail

SENSUS
La signification du travail, les représentations du travail,
la valeur du travail aux yeux de la personne

SUMO
SENS La direction, l’orientation de la personne dans son travail,
DU TRAVAIL ce qu’elle recherche dans le travail et les desseins qui guident ses actions

PHÉNOMÉNOLOGIE
L’effet de cohérence entre de la personne et le travail qu’elle accomplit,
entre ses attentes, ses valeurs et les gestes qu’elle exécute
quotidiennement dans son milieu de travail

(Morin et Forest, 2007, p. 32)

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Les caractéristiques d’un travail qui a du sens

CARACTÉRISTIQUE DU TRAVAIL DÉFINITION

Faire quelque chose qui est utile aux autres ou à la société,


UTILITÉ SOCIALE DU TRAVAIL
qui apporte une contribution à la société

Faire un travail moralement justifiable, autant dans son accomplissement


RECTITUDE MORALE DU TRAVAIL
que dans les résultats qu’il engendre

OCCASIONS D’APPRENTISSAGE ET Faire un travail qui correspond à ses compétences, qui stimule le
DE DÉVELOPPEMENT développement de son potentiel et qui permet d’atteindre ses objectifs

Pouvoir exercer ses compétences et son jugement pour résoudre


AUTONOMIE
des problèmes et prendre des décisions qui concernent son travail

Faire un travail qui permet d’avoir des contacts intéressants


QUALITÉ DES RELATIONS
et de bonnes relations avec ses collègues

(Morin et Forest, 2007, p. 34)


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À la base, le travail peut remplir des fonctions utilitaires et expres- créativité pour accomplir quelque chose qui leur ressemble.
sives, bien que les premières coupent souvent l’herbe sous le pied Pourtant, le travail possède des fonctions expressives qui ne
des secondes. Toutefois, pour de nombreux travailleurs, cela se devraient pas se réduire aux fonctions utilitaires. Il permet à l’être
résume à « une activité payée, accomplie pour le compte d’un tiers humain de développer sa force créatrice et ses capacités d’imagina-
(l’employeur), en vue de fins qu’[ils n’ont] pas choisies [eux- tion. Par conséquent, il est essentiel de mettre en valeur le plaisir à
mêmes] et selon des horaires fixés par celui qui [les] paie14 ». La être créatif, productif et efficace par l’entremise du travail15
réduction du sens du travail à une activité qu’une personne exécute (Tableau 1.1).
pour gagner un salaire engendre des conséquences négatives, tant
Le sens qu’une personne donne à son travail dépend aussi du
personnelles qu’organisationnelles. Cette orientation réductrice du
sentiment d’accomplissement qu’elle en retire. L’idéal du travail
travail accorde une importance démesurée à la rémunération, au
qui donne du sens à la vie est représenté par le terme japonais
détriment de l’esprit de service à la communauté.
« ikigai », qui se définit comme la raison d’être d’une personne ou,
La fixation sur les fonctions utilitaires du travail accentue la prise autrement dit, la raison pour laquelle elle se lève le matin16. Des
en compte de la valeur économique des travailleurs au détriment recherches empiriques menées au Japon ont montré que l’ikigai
d’autres facettes importantes (p.  ex., relationnelles, affectives et avait un impact positif sur la santé et la longévité17. On présente
créatrices). D’ailleurs, la fragmentation du travail fait en sorte qu’il souvent ce concept par une image qui illustre le croisement des
se révèle trop souvent impossible pour les personnes d’utiliser leur quatre sources fondamentales du sens de la vie (Figure 1.2) :

FIGURE 1.2
Les dimensions de l’PRPNHP

Satisfaction
mais sentiment
d’inutilité
{ Ce que
J’AIME

{ Plaisir et
plénitude
mais précarité

PASSION VOCATION

Ce en quoi Ce dont le
je suis IKIGAI monde a
DOUÉ BESOIN

PROFESSION MISSION

Confortable
mais sentiment
de vide
{ Ce pour quoi
je suis
PAYÉ { Excitation
mais sentiment
d’incertitude

(Adaptée de Vagnerova, s.d.)


15. Hillman (1989).
16. García et Miralles (2017).
14. Gorz (1988, p. 346). 17. Martela et Steger (2016).
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1) ce pour quoi une personne est qualifiée ; Dans un contexte organisationnel, les gestionnaires peuvent
2) ce qu’aime une personne ; soutenir les efforts des employés pour les inviter à découvrir
3) ce dont le monde a besoin ; leurs significations personnelles et collectives du travail. En
4) ce qui peut être rémunéré. effet, les normes et les attentes qu’ils véhiculent ont des effets
stimulants ou inhibiteurs sur le développement personnel et
Le sens qu’une personne donne à son travail influence ses
professionnel de leurs employés. En premier lieu, les gestion-
attitudes et ses conduites. On attribue au poète Charles Péguy la
naires doivent s’assurer, dans les limites du possible, que le
fable suivante :
travail à effectuer soit significatif aux yeux des personnes qui
Trois tailleurs de pierre travaillent sur un chantier. l’accomplissent en regard de son utilité (Qu’est-ce que ça donne ?),
Quelqu’un passant par là leur demande ce qu’ils font. du sentiment de valeur personnelle qu’on en retire (Pourquoi
moi ?) et de l’intérêt qu’il présente en lui-même (Est-ce intéres-
« Je taille des pierres », soupire le premier.
sant ?)24. De façon générale, une personne aime sentir qu’elle
« Je construis un mur », répond le second. apporte une contribution distinctive et qu’elle n’est pas facile-
« Je bâtis une cathédrale », s’exclame le troisième. ment remplaçable ou éjectable. Les gestionnaires s’efforcent de
fixer des objectifs qui ont du sens, de valoriser l’équilibre
Cela dit, pour la plupart des travailleurs, le rapport au travail ne travail-vie personnelle et d’encourager l’exercice de différentes
s’améliore pas, et ce, « malgré les promesses de l’informatique, compétences. De plus, ils ont la possibilité de rehausser les
de la robotisation, de la gestion des ressources humaines [et] des fonctions expressives du travail en récompensant les efforts de
gains de productivité18 ». En fait, « [s]i l’on considère ceux pour créativité, de service aux autres et d’engagement personnel25.
qui le travail n’est plus qu’alimentaire, ceux qui patientent en
Certains analystes prétendent que l’économie des pays déve-
attendant la retraite, ceux qui n’aspirent qu’à en changer, ceux
loppés aura de moins en moins besoin de travailleurs, entre
qui n’en ont pas ou plus, ceux que le travail rend malades, ceux
autres en raison des gains de productivité que produit son auto-
qui tiennent le coup grâce aux loisirs ou aux psychotropes, le
matisation croissante. Les rares nouveaux emplois créés dans
travail apparaît trop souvent comme un générateur de frustra-
certains secteurs de pointe ne permettent pas de compenser
tions destructrices19 ». Quand il se met au service d’un système
qui détruit les travailleurs à petit feu, le travail devient une ceux qui sont perdus dans la plupart des autres secteurs. En
manière infâme de nier leur humanité20. Trop souvent, l’expé- effet, l’idéologie managériale associe rarement l’augmentation
rience du travail est, pour de nombreuses personnes, soit du rendement à celle des effectifs, faisant là les premières
insignifiante21, soit carrément stupide22. Comble de l’insulte, on victimes de la quête d’une plus grande efficience26 : « Au nom de
demande maintenant aux travailleurs, y compris à ceux qui sont l’efficience, créer des emplois n’est plus, dans les faits, un objectif
les moins qualifiés, de devenir des individus-entreprises – des prioritaire. En réalité, mieux vaut un fonctionnement, voire un
développement, qui se passe autant que possible d’employés :
micro-entrepreneurs – qui doivent parfois sacrifier jusqu’à leur
ceux-ci sont considérés comme une charge, car la “masse
temps libre pour se vendre et augmenter leur employabilité23.
salariale” ne se montre jamais aussi productive et rentable, elle
n’est jamais aussi flexible, toujours trop insatisfaite et revendica-
trice, trop rétive face au rythme lisse et sans accroc de la
18. Christin et coll. (2017, p. 105).
production industrielle idéale27. » Il est par ailleurs chimérique
19. Christin (2017, p. 22).
20. Godard (2017, p. 101).
21. Selon l’anthropologue David Graeber (2013), les « bullshit jobs » sont les 24. Morin et coll. (2015).
tâches qui, selon ceux-là mêmes qui les exécutent, n’ont aucune raison d’être. 25. Morin (1996).
22. Alvesson et Spicer (2016) appellent « paradoxe de la stupidité » le constat que 26. Le concept d’efficience est un emprunt à l’anglais moderne efficiency qui sert
l’on embauche des employés hautement qualifiés, auxquels on demande à désigner le rapport entre les résultats obtenus et les moyens (p. ex., temps,
pourtant de ne pas réfléchir. argent, énergie) mis en œuvre pour y parvenir.
23. Baschet (2016, p. 105). 27. Christin (2017, p. 34).
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de présumer que l’auto-entrepreneuriat permettra de compenser Chacun disposerait ainsi de davantage de « temps disponible »,
l’impact négatif des suppressions massives de postes. c’est-à-dire du temps qui est meublé par ce qu’il décide d’en
faire. En somme : « Moins travailler comme animal laborans,
Les changements dans le monde du travail sont l’occasion de
c’est avoir la possibilité de mieux vivre comme être humain en
repenser la place de ce dernier dans la société. D’une part, cela
lien avec ses semblables dans les autres facettes de la vie : amour,
implique de déboulonner le dogme qui veut que le travail soit la
amitié, soin aux autres et à la nature (le care), activités politiques
vocation naturelle des êtres humains. En fait, rien ne justifie
et associatives, contemplation spirituelle et esthétique, etc.32 ».
qu’il soit l’horizon existentiel prépondérant auquel il faut
aspirer. Chose certaine, la vie ne devrait pas être vécue unique-
ment dans les interstices du travail, comme une récréation de fin  3LZJYP[uYLZKLS»LMÄJHJP[tVYNHUPZH[PVUULSSL
de semaine ou, pis encore, comme un projet de retraite. D’autre
La réflexion sur le sens du travail ne doit évidemment pas
part, il faut remettre en question le dogme du travail comme
s’arrêter au point de vue individuel. Il est important de s’at-
principal élément structurant de la vie individuelle et collec-
tarder à la raison d’être d’une entreprise. En d’autres termes, il
tive28. En fait, le travail ne constitue plus un dénominateur
faut tenter de répondre à la question suivante : « À quoi sert une
commun sur lequel fonder le vivre-ensemble et ne doit pas
entreprise ? ». Si le travail peut prendre différents sens, il est clair
servir de socle sur lequel développer une vie collective sereine.
qu’une entreprise peut aussi avoir plusieurs vocations. Selon le
Selon l’auteure Aurélie Lanctôt :
spécialiste en éthique organisationnelle Thierry  Pauchant, les
La vie se trouve en dehors des rapports professionnels et salariaux.
entreprises « ne sont pas seulement des machines qui produisent
Elle est faite de ces gestes que l’on pose pour eux-mêmes, lorsqu’on
refuse de monnayer les liens qui nous unissent aux autres et à l’envi- des biens et des services pour des marchés économiques ou
ronnement. La vie est faite de ces choses qui font naître la beauté, le même pour la société en général, elles sont aussi des lieux
calme, la pensée, l’imagination ; ces choses impondérables que les concrets où les personnes travaillent, vivent, meurent parfois, et
rapports marchands ne peuvent pas saisir, et que la colonisation sans où elles devraient pouvoir grandir, apprendre, s’actualiser, avoir
fin de notre temps par le travail annihile. Ces choses dont on
voudrait nous faire croire qu’elles sont un luxe, et qu’une augmenta-
le courage de créer par leur travail, participer à la vie de leur
tion de salaire ou des avancements professionnels peuvent remplacer, communauté, à la beauté du monde [et] au mystère de la vie33 ».
à défaut d’y donner accès29. Cette conception large de la raison d’être d’une entreprise
contraste avec la vision très utilitaire qui est généralement
Dans le contexte actuel, comment faire du travail une activité véhiculée dans le monde des affaires où le mot croissance est
attractive plutôt qu’une fatalité ? D’abord, il faudrait avoir le récité comme un mantra. Pourtant, comme l’affirme avec
choix de sa nature et des conditions dans lesquelles il s’exerce : humour l’essayiste Edward Paul  Abbey (1927-1989), la crois-
« La participation de chacun aux tâches de production et d’orga- sance pour la croissance est l’idéologie d’une cellule cancéreuse.
nisation devrait s’avérer moins un poids qu’un motif de
Depuis toujours, l’efficacité représente une préoccupation
satisfaction et une occasion d’expériences intersubjectives béné-
importante pour les entreprises. D’une façon générale, on peut
fiques30. » Ensuite, la libération de l’obligation de travailler pour
gagner sa vie à tout prix devrait déboucher sur le déploiement affirmer qu’une entreprise est efficace dans la mesure où elle
de dimensions non marchandes de l’existence, qui sont elles accomplit ce que l’on attend d’elle. L’efficacité organisationnelle
est un jugement qu’une « partie prenante » pose sur les activités,
aussi indispensables au vivre-ensemble (p.  ex., bénévolat)31.
les produits et les résultats d’une entreprise. Ce jugement est
d’abord et avant tout fondé sur les valeurs propres aux évalua-
teurs. Le choix des critères d’efficacité est lié aux statuts, aux
28. La Suède encourage certaines entreprises à mettre en place la journée de
travail de six heures (30 h/semaine) sans pour autant diminuer le salaire des rôles, aux valeurs et aux intérêts de ceux qui évaluent l’entreprise,
employés.
29. Lanctôt (2017).
30. Baschet (2016, p. 105). 32. Legros (2017, p. 66).
31. Christin (2017, p. 41). 33. Pauchant (1996, p. 14).
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ainsi qu’à l’usage qu’ils veulent en faire34. Parmi les parties du concept, Estelle Morin suggère une perspective holistique de
prenantes qui ont des intérêts à l’égard de l’entreprise, on trouve : l’efficacité36 que l’on peut décrire à l’aide de quatre dimensions
les producteurs (p. ex., administrateurs, gestionnaires, employés distinctes (Figure 1.3) :
et bénévoles) ; les investisseurs (p. ex., créanciers, actionnaires et
fournisseurs) ; les clients (p.  ex., distributeurs et consomma- FIGURE 1.3
teurs) ; les organismes régulateurs (p.  ex., gouvernements et Modèle de l’efficacité organisationnelle
organismes de certification) et les groupes de pression (p.  ex.,
lobbys et ONG).
La surévaluation du caractère utilitaire du travail est corollaire de PÉRÉNNITÉ DE
L’ENTREPRISE
la surévaluation de la profitabilité comme principal critère d’effi-
cacité organisationnelle. Selon Estelle Morin : « Il faut accorder
autant d’attention aux travailleurs qu’aux produits du travail : le
travail ne doit pas être simplement considéré comme un facteur
EFFICIENCE
de production, mais bien comme un moyen de développement VALEUR DU ARÈNE
DES
PERSONNEL POLITIQUE
PROCESSUS
de l’individu et de la société35. » Il faut développer des indicateurs
d’efficacité qui donnent du sens non seulement au travail du
personnel, mais aussi à l’entreprise comme lieu de vie. Pour cela,
les entreprises doivent mettre en place une culture et des struc-
tures favorisant l’intégration d’une vision large de l’efficacité. LÉGITIMITÉ DE
L’ENTREPRISE
Ainsi, la perte du sens dans le travail que l’on constate dans les
entreprises contemporaines est en partie attribuable aux représen-
tations de l’efficacité organisationnelle qu’on y trouve. Dans de
(Adaptée de Morin et coll., 1994)
nombreuses entreprises, les critères d’efficacité ignorent des
valeurs qui génèrent du sens pour les personnes et animent nos
sociétés modernes. Il est regrettable d’y constater la quasi-absence 1) La première dimension regroupe des critères liés à l’effi-
de critères humanistes, moraux, écologiques et spirituels, sauf cience des processus. Cette dimension rend compte de la
bien sûr dans le matériel promotionnel distribué pour recruter valeur ajoutée des activités de l’entreprise.
une main-d’œuvre en quête de sens. En somme, la rupture entre – Le premier critère de l’efficience économique est la
les valeurs organisationnelles et sociétales est probablement une conservation des ressources, c’est-à-dire la capacité
des causes de la perte de sens dans les entreprises. de l’entreprise à acquérir et à préserver les ressources
Plusieurs concepts sont liés à l’efficacité organisationnelle : le dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs (p. ex.,
rendement, la productivité et l’efficience sont parmi les plus rotation des stocks et des comptes clients, taux de
connus. D’autres termes lui sont associés tels que la santé, la rebuts et pourcentage de réduction du gaspillage).
réussite, le succès et l’excellence. Tous ces termes sont chargés – Le deuxième critère est la productivité, c’est-à-dire la
symboliquement et marqués socialement. D’ailleurs, il ne faut capacité de produire une quantité de biens d’une
pas s’étonner de trouver une multitude de significations attri- qualité donnée avec un minimum de coûts, de temps
buées au concept d’efficacité au sein d’une même entreprise. et de moyens (p.  ex., rotation de l’actif total et de
Afin de faire un peu de ménage dans les différentes définitions l’actif immobilisé).

34. Morin et coll. (1994). 36. Elle précise aussi qu’il ne faut pas confondre l’efficacité, qui est un résultat,
35. Morin (1996, p. 281). avec les processus qui mènent à ce résultat (Savoie et Morin, 2001).
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Puisque les deux critères de cette dimension sont facilement Les trois critères de cette dimension sont toutefois difficiles à
quantifiables, ils sont souvent mesurés en priorité, et les déci- mesurer et les indicateurs d’efficacité utilisés varient d’une
sionnaires y accordent beaucoup d’importance. entreprise à l’autre.
2) La seconde dimension rassemble des critères associés à la 4) La quatrième dimension rassemble des critères associés à
valeur du personnel et reconnaît qu’une entreprise est la pérennité de l’entreprise, notamment la probabilité
avant tout un ensemble de relations entre des personnes que ses activités résistent à l’épreuve du temps.
qui contribuent à sa réussite. – Le premier critère est la qualité des produits et
– Le premier critère est l’engagement des membres du services, qui correspond au degré d’adéquation aux
personnel qui reflète leur degré d’intérêt envers leur besoins de la clientèle.
travail et l’entreprise ainsi que leur disposition à – Le deuxième critère est la compétitivité, c’est-à-dire
investir des efforts pour atteindre et dépasser les la capacité de l’entreprise à se démarquer de ses prin-
objectifs fixés. cipaux concurrents et de l’industrie en général.
– Le deuxième critère est la qualité du climat de travail, – Le troisième critère est la satisfaction des partenaires
ou le degré d’appréciation que les membres accordent d’affaires qui contribuent directement à la santé
au fait de travailler dans l’entreprise. financière de l’entreprise.
– Le troisième critère est le rendement du personnel,
Par ailleurs, la pérennité de l’entreprise dépend de sa capacité à
soit le degré de performance fourni par les employés
apprendre de ses erreurs et à innover.
ou l’évaluation de la valeur économique des services
rendus par les employés. Cette perspective holistique de l’efficacité organisationnelle
– Le quatrième critère est le niveau de compétence des nous éloigne de la représentation de l’entreprise comme un lieu
employés qui renvoie à l’acquisition et aux savoir- consensuel où l’on communie dans le culte de l’effort et de
faire requis pour accomplir les tâches. l’idéal de la croissance37. Au contraire, l’entreprise est plutôt une
arène politique (Figure 1.3) où différentes cultures organisation-
3) La troisième dimension regroupe des critères reliés à la
nelles de l’efficacité sont présentes. En fait, il existe, autant entre
légitimité de l’entreprise. Une vision large de l’efficacité
les entreprises qu’au sein d’une seule et même entreprise,
organisationnelle implique de tenir compte des diffé-
plusieurs cultures qui s’entrechoquent et qui font en sorte que la
rentes parties prenantes externes de l’entreprise.
définition de l’efficacité est nécessairement plurivoque38.
– Le premier critère de cette dimension est le respect
de la réglementation, à savoir le degré auquel les
membres de l’entreprise observent les lois et les règle-
ments qui régissent ses activités. 37. Baschet (2016, p. 39).
38. Selon Traphagan (2017) : « Un des fils conducteurs des recherches sur la
– Le deuxième critère est la responsabilité sociale qui se culture organisationnelle repose sur l’idée qu’il s’agit d’une force fédératrice
définit par la rigueur avec laquelle une entreprise qui rassemble les employés afin de travailler de manière productive vers la
assume ses responsabilités économiques à l’intérieur réalisation des objectifs organisationnels. Dans cette approche, la culture
organisationnelle est comprise comme une variable à utiliser dans des projets
des codes, des normes et des valeurs d’une société, de réingénierie sociale visant à créer l’unité et la cohésion au sein de l’entre-
ainsi que son niveau d’engagement dans la commu- prise. Mais cette vision ne correspond pas à ce qu’est réellement la culture, et
encore moins à une façon appropriée d’envisager ce qu’est une entreprise.
nauté. Pourquoi ? Parce que la culture n’implique pas uniquement l’unité ; elle
– Le troisième critère est la responsabilité environne- implique aussi la division. Plutôt qu’une « chose » déterministe qui forme le
mentale, c’est-à-dire les résultats des efforts fournis comportement et rassemble les employés, la culture est quelque chose qu’ils
utilisent, souvent stratégiquement, pour atteindre leurs propres objectifs. Elle
pour préserver l’environnement. peut également constituer une base sur laquelle les employés contestent et
neutralisent certaines idées et valeurs tout en acceptant d’autres valeurs
associées à un contexte culturel différent ».
# ( ! 0 ) 4 2 %  s , % & & ) # ! # ) 4 ³ 

La croyance qu’un sentiment d’unité et, subséquemment, une variances individuelles et se noue dans un ensemble de relations
plus grande efficacité organisationnelle peuvent être générés de pouvoir.
entre les employés d’une même entreprise en fixant ou en créant
Le modèle intégrateur élaboré par Robert  E. Quinn, intitulé
une culture organisationnelle « repose sur une hypothèse naïve
Competing Values Framework, se révèle particulièrement
selon laquelle la culture réunit sans ambiguïté les personnes.
pertinent pour cerner les conceptions de l’efficacité associées à
Mais la réalité de la culture est qu’elle représente une variable
différentes cultures organisationnelles et peut aider à affiner
extrêmement complexe qui peut rassembler les gens et les
l’acuité des gestionnaires dans l’appréhension de la complexité
séparer – ou faire les deux en même temps39 ». Cela ne veut pas
associée à la gestion des entreprises contemporaines40. Ce
dire qu’il faut rejeter le concept de culture organisationnelle,
modèle (Figure 1.4) est composé de deux axes :
mais bien qu’il s’agit d’un concept complexe qui inclut de fortes

FIGURE 1.4
,EMODÒLEDE1UINNSURLESCULTURESORGANISATIONNELLES

CLAN PÔLE ADHOCRATIE


FLEXIBILITÉ

{ {
PERSPECTIVE PERSPECTIVE
DES RELATIONS DES SYSTÈMES
HUMAINES COLLABORER CRÉER OUVERTS
Créer et soutenir l’engagement Promouvoir le changement
et la cohésion MENTOR INNOVATEUR et encourager l’adaptation

FACILITATEUR NÉGOCIATEUR

ORIENTATION ORIENTATION
INTÉGRATEUR
INTERNE EXTERNE

CONTRÔLEUR PRODUCTEUR

{ {
PERSPECTIVE PERSPECTIVE
DES PROCESSUS COORDONNATEUR DIRECTEUR DES OBJECTIFS
INTERNES CONTRÔLER CONCURRENCER RATIONNELS
Établir et maintenir la stabilité Améliorer la productivité
et la continuité et accroitre la profitabilité

PÔLE
HIÉRARCHIE RIGIDITÉ MARCHÉ

(Adaptée de Quinn et coll., 2011, p. 13)

39. Traphagan (2017). Traduction de l’auteur. 40. Quinn (1988) ; Quinn et coll. (2011).
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1) le continuum entre une culture favorisant la flexibilité employés ont généralement une plus grande perception
(p.  ex., adhocratie, développement personnel et profes- d’équité et un plus grand sentiment de sécurité au travail
sionnel) et une culture favorisant le contrôle (p.  ex., que dans les autres cultures. On y trouve aussi une défini-
hiérarchie et surveillance) ; tion claire des tâches qui limite les demandes conflictuelles,
2) le continuum entre une culture encourageant l’efficacité et une structure qui réduit la surcharge de travail. Les
des processus internes (p. ex., les pratiques de ressources recherches démontrent toutefois qu’une culture hiérar-
humaines) et une culture promouvant le positionnement chique est associée à un plus faible niveau de qualité de
externe de l’entreprise (p. ex., la compétition, les relations vie au travail, de satisfaction au travail et de sentiment
avec les clients). d’autonomie. En effet, la stabilité peut impliquer une
absence de défis stimulants, moins d’opportunités pour
Ces deux axes séparent ainsi le modèle en quatre quadrants aux utiliser l’ensemble de ses habiletés et une plus grande
cultures organisationnelles et aux critères d’efficacité spéci- inquiétude face au changement.
fiques41 :
3) Le quadrant inférieur droit représente la perspective des
1) Le quadrant supérieur gauche représente la perspective objectifs rationnels. Une entreprise située dans ce
des relations humaines. Une entreprise située dans ce quadrant aura tendance à valoriser des objectifs organisa-
quadrant aura tendance se baser sur la confiance à l’égard tionnels élevés et à maximiser la production afin
du potentiel humain. Il s’y développera une culture du d’augmenter ses parts de marché. Il s’y développera une
clan, c’est-à-dire un fort esprit familial (cohésion, culture de marché orientée vers les résultats financiers,
synergie, soutien social, etc.). Ce type de culture est avec des objectifs ultra-compétitifs pour distancer les
corrélé à une satisfaction élevée au travail, à un engage- concurrents. On y trouve généralement une grande
ment de type affectif envers l’entreprise et à une forte perception d’équité, une grande crédibilité relative aux
rétention du personnel. L’engagement de tous est leaders, des tâches claires et des buts précis qui limitent les
important, basé sur la confiance mutuelle et une réelle demandes conflictuelles, et des compensations financières
préoccupation d’autrui. L’entreprise est vue comme un comme des bonis à la performance. Les recherches
endroit sympathique où travailler. Ainsi, malgré la forte montrent que cette culture ne favorise ni la satisfaction au
concurrence du marché dans lequel ce type d’entreprise se travail ni l’engagement organisationnel de type affectif.
trouve, elle privilégie la qualité des relations humaines, les Cette culture exerce une pression constante vers l’atteinte
échanges interpersonnels, la coopération et la cohésion des objectifs et génère une forte demande psychologique
des employés. Toutefois, la culture du clan est parfois qui peut mener à un syndrome d’épuisement profes-
associée à une ambiguïté des rôles, à une surcharge de sionnel. On remarque aussi une plus grande compétition
travail, à une paresse sociale (social loafing) où la présence entre les employés et un climat propice aux conflits, à
de demandes contradictoires peut entraîner des conflits l’agressivité et à l’intimidation.
interpersonnels.
4) Le quadrant supérieur droit représente la perspective des
2) Le quadrant inférieur gauche représente la perspective des systèmes ouverts. Une entreprise située dans ce quadrant
processus internes. Une entreprise située dans ce quadrant aura tendance à valoriser la créativité, l’expérimentation
aura tendance à valoriser la stabilité, la continuité, le et la prise de risques afin de mettre au point des produits
formalisme, le contrôle, la division du travail, l’efficience et des services uniques. Ce type d’organisation se
et les procédures officielles. Il s’y développera une culture démarque surtout par son adaptabilité, son agilité, sa
hiérarchique, c’est-à-dire une bureaucratie régie par des quête de croissance et le soutien de son milieu. Il s’y
procédures précises. Dans les entreprises de ce genre, les développe une culture adhocratique propre au manage-
ment par projets et aux entreprises de type « jeunes
41. Dextras-Gauthier et coll. (2012).
pousses » (start-up). Les entreprises qui doivent anticiper
# ( ! 0 ) 4 2 %  s , % & & ) # ! # ) 4 ³ 

des changements soudains, expérimenter et innover pour société. La plupart des défenseurs de la RSE adhèrent à l’idée
s’adapter rapidement privilégient ce type de culture. On y que la société a certaines attentes envers les entreprises et que
trouve un engagement affectif très fort de la part des celles-ci doivent tenter d’y répondre, en tout ou en partie. Si de
employés, des attitudes positives au regard de la vie en nos jours, le champ de la RSE « est l’un des plus dynamiques du
général, la valorisation des habiletés de chacun, des défis management et présente un grand potentiel d’interdisciplinarité
stimulants et la reconnaissance des idées qui sortent du et de transversalité45 », il est, depuis ses origines, un champ
cadre. Toutefois, cette culture est caractérisée par la contesté. En effet, il est difficile de trouver deux personnes ayant
pression incitant à se renouveler constamment, par des la même définition de la RSE. De plus, si l’on « se hasarde à
demandes conflictuelles, beaucoup d’heures travaillées et comparer différentes industries, situées dans des pays différents
une charge de travail élevée. et soumises à des niveaux de réglementation hétérogènes, on se
rend compte de l’importance des divergences de conceptions de
Quelle que soit la culture dans laquelle baigne son entreprise, la
la RSE46 ».
gestionnaire a comme principale responsabilité d’établir, de
rétablir, de maintenir ou d’accroître son efficacité. Il est donc Dans un ouvrage publié en 1953, Howard R. Bowen propose
nécessaire d’utiliser de façon optimale toutes les ressources l’une des premières définitions des responsabilités sociales
présentes dans l’entreprise afin d’atteindre les objectifs pour- des « hommes d’affaires ». Selon lui, cette responsabilité « fait
suivis. Le Competing Values Framework propose huit rôles que référence à ces obligations pour les hommes d’affaires de suivre
les gestionnaires peuvent adopter dans divers contextes de les politiques, de prendre les décisions, ou de suivre les lignes
gestion pour d’atteindre leurs objectifs. De manière à demeurer d’action jugées désirables du point de vue des objectifs et des
efficace, un gestionnaire gagne à pouvoir intégrer l’ensemble de valeurs de notre société ». Alors que « la RSE était à ses débuts
ces rôles selon les besoins de l’entreprise, de son poste et du considérée comme relevant d’une obligation morale des diri-
personnel. De nombreux auteurs s’accordent sur le fait que ce geants d’entreprises prospères, elle dépasse aujourd’hui la seule
modèle non seulement tient compte des multiples paradoxes figure des dirigeants et implique une grande diversité d’acteurs,
associés au rôle de gestionnaire, mais encourage celui-ci à déve- ou parties prenantes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entre-
lopper sa complexité comportementale42. La complexité prise47 ».
comportementale est cette capacité des gestionnaires à accéder à
Dans les années  1970, l’économiste Milton Friedman (1912-
un éventail de comportements de gestion en plus de la capacité
2006), qui ira jusqu’à qualifier la RSE de « doctrine subversive »
à adopter des comportements qui apparaissent opposés. Il
assimilable au communisme, associe toute initiative liée à cette
semble que la complexité comportementale soit associée à une
dernière à un détournement du rôle des entreprises, et surtout de
plus grande efficacité managériale et à un meilleur leadership43.
leurs gestionnaires, de leurs obligations envers les propriétaires-
actionnaires de l’entreprise. Ainsi, pour lui, « la responsabilité
 3HWLYMVYTHUJLZVJPHSLKLZLU[YLWYPZLZ sociétale de l’entreprise est d’accroître ses profits » et de satisfaire
les attentes des propriétaires-actionnaires dans le respect des lois
Parmi les critères d’efficacité organisationnelle qui retiennent le
en vigueur dans un pays. Cette conception du rôle de l’entreprise
plus l’attention de nos jours, il faut noter celui de la perfor-
dans la communauté est encore répandue dans de nombreux
mance sociale des entreprises, aussi connue sous l’appellation
milieux d’affaires et enseignée dans les écoles de gestion,
RSE (responsabilité sociale des entreprises). Cette notion résulte
notamment dans les cours de finance.
d’une réflexion sur le rôle et la place de l’entreprise dans la

42. Gilbert et coll. (2016).


43. Belasen et Frank (2008). 45. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 157).
44. Des parties de cette section reprennent des idées provenant d’un article rédigé 46. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 157).
avec Myriam Michaud (Michaud et Audebrand, 2014). 47. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 173).
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Dans les années 1980, Edward Freeman renouvelle les fonda- FIGURE 1.5


tions théoriques de la RSE en concevant l’entreprise comme La RSE basée sur les trois piliers du développement durable
composée et entourée d’une diversité de parties prenantes qui
incluent des acteurs et des groupes d’acteurs pouvant influencer
les activités de l’entreprise ou en être affectés (p.  ex., clients,
employés, investisseurs et partenaires). Cette dernière est ainsi
un espace où se tissent des relations entre des parties prenantes
PERFORMANCE PERFORMANCE
aux intérêts divergents et aux positions de pouvoir différentes. ÉCONOMIQUE SOCIALE
Dans ce contexte, la RSE est perçue comme la capacité de l’en- (le profit) (les personnes)

treprise à écouter, à prendre en considération et à gérer les


attentes de ses différentes parties prenantes48. RSE
Depuis les années  1990, les réflexions autour de la RSE
convergent avec celles qui portent sur le développement durable.
Par exemple, dans son Livre vert sur la responsabilité sociale des
entreprises, la Commission européenne définit la RSE comme
PERFORMANCE
l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écolo- ENVIRONNEMENTALE
(la planète)
giques des entreprises à leurs activités commerciales et à leurs
relations avec leurs parties prenantes. Ainsi, dans sa plus simple
expression, la RSE peut être définie comme la « transposition
aux entreprises de la logique du développement durable49 ». Ce
sont des objectifs « que l’on estime de plus en plus indissociables
au regard des normes qui prévalent dans la société50 ». L’évaluation de la RSE repose sur des pratiques et des outils de
plus en plus sophistiqués mis au point principalement par des
Depuis le rapport Brundtland, l’idée que le développement doit
firmes de consultation et des ONG internationales52. Les
répondre « aux besoins du présent sans compromettre la capacité
travaux de l’ISO (Organisation internationale de normalisa-
des générations futures de répondre aux leurs51 » s’est institu-
tion) ont notamment donné naissance aux normes ISO 9000
tionnalisée. Par conséquent, toute entreprise ou initiative
(système de management de la qualité), ISO 14000 (système de
« durable » l’est, d’une part, sur le plan économique, car la renta-
gestion environnementale) et ISO  26 000 (responsabilité
bilité est une condition de sa pérennité et, d’autre part, sur le
sociétale des entreprises). L’ONG GRI (Global Reporting
plan social, car l’entreprise doit aussi répondre aux attentes de la
Initiative) élabore des indicateurs de performance sociale et
société par le respect des droits des travailleurs et par un engage-
environnementale auxquels les entreprises ont recours dans
ment philanthropique dans sa communauté. Finalement, sur le
leurs efforts de reddition de comptes. Le Global Compact, créé
plan environnemental, elle doit entreprendre des actions pour
par l’ONU (Organisation des Nations unies), porte sur la
réduire son empreinte écologique (Figure 1.5).
responsabilité des entreprises multinationales en matière de
droits de la personne et du travail, d’environnement et de lutte
contre la corruption. Ce ne sont là que quelques exemples de
cette tendance à l’élaboration de standards qui sont adoptés par
48. La RSE est aussi perçue comme la réponse des entreprises aux critiques un grand nombre d’entreprises.
exprimées par une « société civile qui a pris progressivement conscience des
enjeux sociaux et économiques d’une mondialisation souvent brutale »
(Christin, 2017, p. 28).
49. Blanc (2008, p. 3).
50. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 161).
51. CMED (1987, p. 51). 52. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 158).
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Alain-Charles  Martinet et Marielle  Payaud regroupent la « bonne conscience » et relation de dépendance accrue du
diversité des pratiques de RSE en quatre niveaux d’engagement bénéficiaire envers le pourvoyeur57.
émanant de ses initiatives : la RSE cosmétique, périphérique, 3) Certaines entreprises vont toutefois plus loin en intégrant
intégrée et BoP (Bottom of the Pyramid) : la RSE à leurs pratiques de gestion et à leurs activités
1) Le premier niveau, cosmétique, désigne la pratique la plus courantes. Les initiatives relevant de la RSE intégrée sont
légère de la RSE : elle inclut les initiatives qui se contentent en relation directe avec les activités de l’entreprise, que ce
de respecter des conditions légales et de mettre en œuvre soit dans la gouvernance (p. ex., comité RSE au sein du
des projets minimaux (p. ex., commandite ponctuelle à conseil d’administration ayant un statut qui équivaut à
un organisme de charité ou affichage d’un label écolo- celui des comités financiers) ou dans les activités mises en
gique sans grande portée). Les entreprises qui disposent œuvre (p. ex., équipe d’intervention humanitaire liée au
de suffisamment de moyens se dotent « d’outils de secteur d’activité de l’entreprise). Quand l’objectif d’une
communication et de production idéologiques afin de initiative de RSE inclut aussi la création de valeur écono-
dessiner leur image pour se rendre attrayante – elles et mique pour l’entreprise qui la met en place, la démarche
leurs produits – aux yeux du plus grand nombre53 ». peut être qualifiée de stratégique. Une telle pratique vise à
Souvent fortement médiatisée, cette approche qui instru- doter l’entreprise d’un avantage concurrentiel basé sur des
mentalise le développement durable donne prise à la actions sociales et environnementales, de sorte qu’elle
majorité des critiques de mascarade écologique (greenwas- puisse se démarquer de ses concurrents. Certaines entre-
hing54) ou philanthropique (socialwashing). prises intègrent les dimensions de la RSE à leurs tableaux
2) Le deuxième niveau, la RSE périphérique, caractérise les de bord stratégiques de telle façon que les indicateurs
actions ayant un plus grand degré d’engagement, sans sociaux et environnementaux contribuent à leur perfor-
toutefois être incorporées à l’ensemble des pratiques de mance globale. D’autres entreprises indexent la
gestion. Il s’agit souvent d’activités qui auraient pu être rémunération des gestionnaires et des administrateurs sur
menées par n’importe quelle autre entreprise, puisque « la les trois dimensions de la RSE, et pas seulement sur des
nature de l’action ne dépend pas des compétences de performances économiques.
métier ou des activités de l’entreprise55 », et qui sont, dans 4) Le quatrième type d’initiative de RSE concerne les entre-
les faits, souvent laissées entre les mains d’un tiers ou prises qui s’engagent socialement en se tournant vers les
d’une filiale par l’intermédiaire de partenariats ou de quatre milliards de personnes dans le monde qui vivent
subventions. Ces pratiques n’impliquent aucune remise avec moins de deux dollars par jour, constituant ainsi le
en question du mode de gouvernance attribuant le « bas de la pyramide » sociale (Bottom of the Pyramid ou
pouvoir aux détenteurs de capitaux. Les activités liées à la BoP). Ce type d’initiative est à l’œuvre lorsque des entre-
RSE y sont considérées comme des pertes nettes, des prises privées capitalistes mettent en avant des innovations
dépenses « coûteuses et en rien susceptibles de créer de la radicales du point de vue de l’offre, de nouveaux moyens
valeur économique56 ». On peut leur adresser les mêmes de production ou des méthodes de distribution, en vue
critiques qu’au mécénat et à la philanthropie : attribution d’offrir aux populations les plus démunies des produits et
des sommes selon la sensibilité des détenteurs de capitaux des services, souvent de première nécessité, qui leur
plutôt qu’en fonction des besoins, substitution à l’État étaient jusque-là inaccessibles.
dans son rôle de redistribution de la richesse, achat d’une
Le BoP consiste à voir les populations défavorisées comme une
occasion d’affaires, tout en s’appuyant sur des partenariats avec
53. Christin (2017, p. 26). des organisations locales, ce qui permet de redessiner le système
54. Le site www.sinsofgreenwashing.com répertorie et donne des exemples des
sept péchés de la mascarade écologique.
55. Martinet et Payaud (2008, p. 202).
56. Martinet et Payaud (2008, p. 202). 57. Michaud et Audebrand (2014).
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d’activités et de le rendre économiquement viable. Les retombées profits, elle contribue aussi de façon positive à la société60. »
économiques sur les communautés qui accueillent ces initiatives Selon eux, la RSE permet de faire coïncider les intérêts privés
sont notamment générées par les emplois rémunérés que créent avec l’intérêt général, voire les vices privés avec le bien public61.
ces projets et par l’amélioration de la qualité de vie des clientèles Il existerait donc une convergence heureuse entre les objectifs de
visées. Il faut toutefois remarquer que les profits eux-mêmes ne maximisation des profits de l’entreprise et les préoccupations
sont probablement pas redistribués directement aux bénéfi- sociales et environnementales exprimées par les autres acteurs de
ciaires. Malgré toutes les améliorations qui peuvent être apportées la société62. En définitive, les tenants de l’approche stratégique
aux structures sociétales pour accroître le pouvoir d’achat des de la RSE proposent un accommodement du capitalisme plutôt
consommateurs, l’objectif de l’entreprise BoP demeure de tirer qu’une rupture :
profit de ce pouvoir d’achat. Une telle marchandisation des Il s’agit pour eux de corriger a minima les défaillances du système
besoins, alors même qu’ils sont souvent vitaux, n’est pas sans et non pas de le repenser en profondeur. La RSE stratégique ne
poser un certain nombre de questions éthiques58. remet donc aucunement en question le principe de maximisation
du profit ni les rapports de pouvoir entre l’entreprise et le reste des
Au-delà de ces niveaux d’initiative et d’engagement envers la acteurs de la société. Loin de s’apparenter à un projet de transfor-
RSE, il est possible de distinguer deux perspectives théoriques mation de la société, la RSE stratégique s’inscrit dans une logique
dominantes en RSE qui correspondent à des façons bien de statu quo63.
distinctes de la concevoir : une perspective stratégique orientée
Quant à la perspective politique de la RSE, elle constitue une
vers la performance, et une perspective politique axée sur le
critique de la perspective stratégique qui « invite à considérer
pouvoir et la légitimité. Les tenants d’une perspective straté-
l’interface entre l’économique et le politique en accordant une
gique cherchent à démontrer qu’il est possible de réconcilier le
importance particulière au brouillage des frontières entre ces
capitalisme avec les préoccupations sociales et environnemen-
deux sphères, lorsque nous analysons la façon dont les organisa-
tales. Par exemple, la notion de valeur partagée (shared value)
tions pratiquent la responsabilité sociale64 ». De ce point de vue,
suggère qu’il est possible « de faire pleinement converger les
la RSE peut être envisagée comme « une stratégie visant à désa-
objectifs de profitabilité des entreprises avec la préservation de
morcer les contestations en intégrant dans les règles de gestion
l’environnement et la promotion de l’équité sociale. [Par consé-
des entreprises des principes et des critères qui concernent des
quent], la RSE ne doit plus être envisagée comme une contrainte,
impacts et des acteurs non seulement internes, mais aussi exté-
mais plutôt comme une opportunité de premier ordre pour les
rieurs à leurs périmètres65 ». Ainsi, avec la RSE, le capitalisme
entreprises les plus innovantes59 ».
continue d’aménager les conditions nécessaires à sa reproduc-
Les tenants d’une approche stratégique affirment qu’il est tion et à son expansion, ce qui témoigne de sa redoutable
possible pour une entreprise d’adopter une stratégie gagnant- capacité d’adaptation et de sa propension à neutraliser ses disso-
gagnant : « Tout en poursuivant ses intérêts de maximisation des nances (Figure 1.6).

60. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 164).


61. Christin (2017, p. 31).
62. Mackey et Sisodia (2014).
63. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 164).
58. Michaud et Audebrand (2014). 64. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 165).
59. Barin Cruz et Delannon (2015, p. 161). 65. Christin (2017, p. 29).
# ( ! 0 ) 4 2 %  s , % & & ) # ! # ) 4 ³ 

FIGURE 1.6
Les défis de la responsabilité sociale des entreprises

Émergence d’un contexte


institutionnel global
pour la RSE

Responsabilité légale
remplacée par DÉFIS SOULEVÉS RSE comme
responsabilité envers toutes PAR LA RSE mode d’autorégulation
les parties prenantes

Passage d’une démocratie


Importance
libérale vers une
de la légitimité morale
démocratie délibérative

(Adaptée de Barin Cruz et Delannon, 2015, p. 166)

Selon Henry  Mintzberg, les entreprises utilisent la RSE pour gagnant68 ». En fin de compte, l’introduction de la « perfor-
afficher au monde leurs prétendues vertus sociales. Son verdict mance sociale » ne transforme pas le paradigme dominant, mais,
est sans équivoque : « N’attendez pas de miracle de la responsa- au contraire, clame sa vertu intrinsèque. En parallèle, une vision
bilité sociale des entreprises66. » Il ne s’agit que d’un remède que restreinte de l’efficacité organisationnelle l’emporte encore sur
les entreprises s’auto-administrent pour prouver leur bonne foi. les plus élémentaires exigences de santé, d’éducation et de
Bien que Mintzberg « applaudisse les formes honnêtes de préservation des équilibres écologiques.
responsabilité sociale des entreprises, [il] trouve cependant
fantaisiste de croire que les problèmes sociaux créés par des  =LYZ\ULtJVUVTPLWS\YPLSSL
corporations puissent être réglés par d’autres corporations67 ».
Par conséquent, il ne faut pas s’imaginer que les mesures de RSE De moins en moins de personnes croient que l’avènement d’un
transformeront « magiquement le monde des entreprises en une « capitalisme responsable » permettra de régler les problèmes
espèce de pays des merveilles où tout le monde s’en sort économiques, sociaux et environnementaux auxquels nous
sommes confrontés69. De plus, ceux qui condamnent la conjonc-
ture socioéconomique gagneraient à délaisser leur posture
66. Mintzberg (2016, p. 73).
67. Mintzberg (2016, p.  73). Il rajoute : « Tout comme le capitalisme vert ne
parviendra pas à compenser la pollution, la responsabilité sociale des entre-
prises ne parviendra pas à compenser l’irresponsabilité sociale d’autres 68. Mintzberg (2016, p. 74).
entreprises. » (Mintzberg, 2016, p. 73-74) 69. Kolhatkar (2017).
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contestataire afin d’adopter une démarche visant l’élaboration 3) le principe de réciprocité, qui suppose des prestations
de solutions concrètes. Pour cela, il est important de reconnaître entre des personnes en vue de créer ou d’exprimer la
et de promouvoir la diversité des initiatives qui produisent de la prépondérance de liens sociaux forts entre elles71.
richesse et du bien-être selon des logiques différentes. Cette
En s’appuyant sur ces principes, l’économie contemporaine
reconnaissance ne peut débuter sans l’adoption d’une définition
peut être scindée en trois pôles complémentaires et, corollaire-
large de l’économie, soit l’ensemble des activités de production,
ment, en trois secteurs distincts (Figure 1.7) :
de distribution et de consommation de biens et services dans
une communauté. Cette définition nous invite à envisager l’éco- 1) Le premier pôle est celui de l’économie marchande dans
nomie comme nécessairement plurielle, puisque ces activités laquelle la distribution de biens et de services se base
présentent parfois des natures radicalement différentes. On ne essentiellement sur le principe du marché. Autour de ce
rend pas service à la société dans son ensemble en minimisant pôle s’est construit un secteur qui comprend autant des
un type d’initiative au profit d’un autre. Selon Mintzberg : petites et de moyennes entreprises que des conglomérats
Comme individus, nous avons besoin d’une économie composée
multinationaux.
d’entreprises responsables en ce qui concerne tant notre vie active 2) Le deuxième pôle est celui de l’économie non marchande
sur le marché du travail que notre consommation de biens et de dans laquelle la distribution de biens et de services se base
services. Comme citoyens d’une nation et du monde entier, nous essentiellement sur le principe de redistribution. Autour
avons besoin de la protection tant physique qu’institutionnelle de
gouvernements respectables (au moyen de lois et de régulations, de ce pôle s’est bâti un secteur qui comprend les multiples
notamment). Enfin, en tant que membres de groupes sociaux, rôles que jouent l’État dans nos sociétés contemporaines
nous avons besoin de communautés robustes abritant nos affilia- et les différentes formes organisationnelles qu’il peut
tions sociales, dans la pratique d’une religion ou dans l’engagement adopter (p. ex., bibliothèque municipale et société d’État).
au sein d’une coopérative communautaire, par exemple70.
3) Le troisième pôle est celui de l’économie non monétaire
C’est parce qu’il offre une vue d’ensemble des besoins exprimés dans laquelle la distribution de biens et de services se base
ci-dessus que le concept d’économie plurielle s’avère pertinent. essentiellement sur le principe de réciprocité. S’y trouvent
Ce concept renvoie à la description tripolaire de l’économie que des activités comme l’entraide, le bénévolat, le don et le
propose l’économiste Karl Polanyi (1886-1964). En s’appuyant troc. Autour de ce pôle s’est érigé un secteur qui comprend
sur de nombreuses études historiques et ethnologiques, il une variété d’organismes, de regroupements et d’associa-
distingue trois grands principes économiques : tions, dont seulement une partie s’est « officialisée »,
c’est-à-dire légalement incorporée72.
1) le principe de marché, qui se définit comme la rencontre
entre l’offre et la demande de biens ou de services en vue
de réaliser des échanges sur une base contractuelle ;
2) le principe de redistribution, qui implique la présence
d’une autorité centrale à qui échoit la responsabilité de
répartir la production en fonction de mécanismes de
prélèvement et d’affectation ;

71. Il faut noter que certains distinguent le principe de l’administration domes-


tique (« les relations économiques internes au groupe de base qu’est la famille »
(Laville, 2011a, p. 14) du principe de réciprocité.
72. Parmi les associations non officielles, on trouve des mouvements sociaux et
des initiatives sociales ou d’économie populaire. Parmi les associations offi-
cielles, on trouve des organismes à but non lucratif (OBNL), des organisations
non gouvernementales (ONG), certaines coopératives, des syndicats, des
70. Mintzberg (2016, p. 49). ordres religieux, de nombreux hôpitaux et des universités.
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FIGURE 1.7
Les trois systèmes d’une économie plurielle

Échanges basés Économie planifiée,


sur le marché sans commerce

MONDIA
LE

Écon
NATION
PREMIER SYSTÈME omie
ALE DEUXIÈME SYSTÈME
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Privé, GI Prestation planifiée
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orienté vers le profit E de services publics


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multi- moyennes et micro- commu- national et européenne


nationales entreprises entreprises entreprises nautaires locales régional ONU

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TROISIÈME SYSTÈME
Auto-assistance, entraide,
finalité sociale

(Adaptée de Pearce, 2003, p. 25)


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L’économie plurielle propose une vision de l’économie qui se avec la vente de billets et les recettes réalisées lors de la vente de
démarque de la vision contemporaine selon laquelle le principe nourriture et d’alcool, mais aussi un volet non marchand, par les
du marché73 serait le plus efficace, voire l’unique principe de conventions établies avec les partenaires publics (ville, région,
régulation des échanges. Selon Polanyi, la pensée capitaliste État, etc.), caractérisées par des subventions et des aides diverses.
moderne réduit trop souvent l’économie au secteur marchand, Finalement, s’y trouve un volet non monétaire, qui s’exprime
qui est de plus perçu comme autonome par rapport aux autres dans la participation plus ou moins indispensable de bénévoles
dimensions de la société74. Cette autonomisation érige erroné- et l’investissement par les employés en heures supplémentaires
ment le principe du marché en principe régulateur de la société non rémunérées. La lecture tripolaire de l’économie correspond
contemporaine dans son ensemble. Dans ce contexte, l’éco- à la réalité d’un festival de musique et à celle de plusieurs autres
nomie non marchande voit son rôle se résumer à celui de pallier initiatives dont les activités ne relèvent pas uniquement d’une
les lacunes de l’économie marchande, en agissant comme un marchandisation des échanges76.
pansement apposé sur les plaies provoquées par le marché auto-
Malgré toute l’importance des activités qui s’y déroulent, on
régulé. Quant à l’économie non monétaire, elle ne serait que la
connaît encore mal le « troisième » secteur. Sa faible notoriété
part résiduelle de l’économie, celle qui n’est prise en compte ni
« pourrait être en partie expliquée par les étiquettes maladroites
par le marché ni par l’État. Pour les tenants d’une économie
ou erronées dont on l’a affublé. […] Si même les experts sont
plurielle, la conception de l’économie ne devrait pas être fondée
incapables de s’entendre sur une forme ou une autre de vocabu-
uniquement sur le couple État-marché, car les trois pôles se
laire [pour désigner ce secteur], comment peuvent-ils s’attendre
distinguent, se complètent et s’hybrident pour construire une
à ce que le reste d’entre nous prenne ce secteur au sérieux77 ? »,
société plus harmonieuse et résiliente. Mintzberg suggère d’en-
lance Mintzberg, qui suggère de le désigner en tant que secteur
visager ces trois pôles « comme les trois pattes d’un tabouret
pluriel « en raison de l’immense variété des associations qu’il
bien solide sur lequel une société équilibrée peut reposer75 ».
englobe, mais également de la pluralité de leurs modes de
Quand on s’y attarde un peu, on se rend compte qu’une activité propriété et de membership78 ». En effet, la principale distinction
économique est rarement réalisée dans un seul et unique secteur, du secteur pluriel par rapport aux secteurs privé et public est le
car les acteurs et les institutions qui se trouvent dans chacun des rapport de possession, c’est-à-dire le mode de propriété : « Le
trois secteurs interagissent souvent afin de favoriser le bien-être secteur pluriel regroupe toutes les associations qui ne sont la
(welfare mix). Pour illustrer cette interaction, et donc la perti- propriété ni de l’État ni des investisseurs privés. Certaines
nence de la notion d’économie plurielle, un exemple peut se d’entre elles appartiennent à leurs membres, tandis que d’autres
révéler pertinent : l’analyse sommaire des activités d’un festival n’appartiennent à personne79. » Le secteur pluriel offre ainsi la
de musique. Dans un festival, on trouve un volet marchand, représentation d’intérêts multiples, la réalisation de fonctions
diverses et le développement de nombreux potentiels80.

73. Mintzberg note que la définition du marché a évolué : « Le « marché »


désignait autrefois l’endroit où l’on se rassemblait pour échanger et pour faire
ses courses. De façon générale, ce mot désigne aujourd’hui le contraire, c’est-
à-dire un lieu froid et impersonnel comme le marché boursier ou le centre 76. Cet exemple d’un festival de musique démontre la pertinence de l’hybrida-
commercial. » (Mintzberg, 2016, p. 62) tion des ressources (Laville, 2011a) dans une économie plurielle, car plusieurs
74. Quand on s’y attarde plus longuement, la réalité se révèle plus complexe. En activités économiques ne sont viables que parce qu’elles mélangent différents
effet, « l’entreprise utilise une main-d’œuvre qu’elle n’a ni éduquée, ni formée ; types de ressources (p. ex., vente sur le marché, subventions publiques, impli-
elle bénéficie de ressources naturelles, symboliques et culturelles qu’elle ne cation citoyenne).
crée pas et qu’elle peut dilapider » (Laville, 2011b, p. 65). Cela sans compter 77. Mintzberg (2016, p. 54).
l’ensemble des infrastructures (p. ex., réseaux routiers, réseaux de distribution 78. Mintzberg (2016, p. 55) rajoute toutefois que : « Le choix d’un mot commen-
d’énergie) et des structures sociales (p. ex., soins de santé, services sociaux, çant par la lettre « p » n’est pas accidentel : lors de groupes de discussions sur
sécurité) qui bénéficient aux entreprises en assurant les conditions de possibi- le sujet, cela permet au secteur pluriel de se glisser aisément dans une conver-
lité physiques et le maintien de la paix sociale essentiels à l’exercice de leurs sation incluant le public et le privé. »
activités économiques. 79. Mintzberg (2016, p. 51).
75. Mintzberg (2016, p. 15). 80. Edwards (2004, p. 32).
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Dans ce contexte, le secteur pluriel élargit le champ des solutions organisations des secteurs public et pluriel qui tentent de les
de rechange au « tout au marché » ; il enrichit le paysage socioé- imiter en croyant pouvoir gagner en efficacité. Certaines organi-
conomique et les débats de société. De plus, il est riche d’un sations du secteur pluriel perdent leur vocation de vue
large éventail d’organisations qui ne sont, à strictement parler, lorsqu’elles sont « forcées par leur direction générale ou leur
ni publiques ni privées81. Ce secteur est surtout constitué conseil d’administration d’adopter des pratiques commerciales
d’OBNL (Organismes à but non lucratif ) et de coopératives qui inadéquates, ou encore lorsqu’elles sont poussées par leurs
offrent une immense quantité de biens et de services. Ils bailleurs de fonds à appliquer des méthodes de contrôle trop
procurent des milliers d’emplois dans des branches d’activités centralisées84 ».
très variées : santé, éducation, culture, travail social, sport et
Selon Mintzberg, chaque secteur court le risque de s’hypertro-
loisirs, protection de l’environnement, coopération internatio-
phier et d’adopter des pratiques malsaines s’il n’est pas freiné par
nale, etc. Quelle que soit leur nature, les initiatives du secteur
les deux autres : les gouvernements peuvent être brutaux, les
pluriel répondent à des besoins essentiels en mobilisant des
marchés grossiers et les communautés refermées sur elles-
facteurs de production (travail, infrastructures, machines, etc.)
mêmes. Le despotisme d’État est l’hypertrophie caractéristique
et en créant de la valeur ajoutée, tout comme les entreprises du
d’une société dominée par un gouvernement qui impose sa loi
secteur privé82. À ce titre, le secteur pluriel ne devrait occuper ni
de façon brutale. Le XXe  siècle a malheureusement connu
plus ni moins que la place que les communautés lui dicteront de
plusieurs régimes politiques totalitaires, avec les conséquences
prendre dans l’aménagement de la société.
désastreuses que nous connaissons bien. Le capitalisme
Même si la controverse entourant la désignation la plus adéquate prédateur est l’hypertrophie qui caractérise une société dominée
de ce secteur ne sera probablement jamais réglée, il est crucial de par des entreprises qui exploitent de manière éhontée les
continuer à défendre sa pertinence et son importance aux côtés moindres aspects de la vie afin de réaliser un profit. Lorsqu’une
des secteurs public et privé. La promotion du secteur pluriel est économie de libre entreprise devient une société d’entreprises
essentielle afin de rééquilibrer les forces entre la société civile, libres, ce sont les citoyens eux-mêmes qui perdent leur liberté en
l’État et le marché. Il constitue l’un des trois piliers nécessaires à devenant une marchandise. Le populisme exclusif est l’hyper-
une société équilibrée et, à ce titre, il doit conserver une certaine trophie qui caractérise une société dominée par certains
autonomie face aux deux autres piliers, non seulement en segments du secteur pluriel. Une communauté peut agir inclu-
matière de gouvernance, mais aussi d’idéologie et de pratiques sivement, afin de servir l’ensemble de la population, ou
concrètes. Chacun de ces trois secteurs est nécessaire, mais non exclusivement, au bénéfice de ses propres adhérents. La brutalité,
suffisant, pour atteindre une société équilibrée. Malheureuse- la grossièreté et la fermeture peuvent être évitées si chaque
ment, de nombreuses pratiques managériales utilisées dans les secteur prend sa vraie place dans la société et coopère de bonne
grandes entreprises sont devenues nocives83, non seulement foi avec les acteurs et les institutions des deux autres secteurs
pour les entreprises du secteur privé, mais surtout pour les pour prévenir tout débordement85.

81. Toutefois, les produits et services offerts par le secteur pluriel concurrencent
parfois ceux du secteur privé sur le marché.
82. Des efforts considérables sont encore nécessaires pour mettre en relief l’im-
portance du secteur pluriel. Pour ce faire, une meilleure connaissance
statistique de celui-ci permettrait de refaire apparaître plus nettement sa
contribution au bien-être de nos sociétés (Bouchard et Rousselière, 2015).
83. « On considère de nos jours que les pratiques managériales des grandes entre-
prises sont la façon idéale de tout gérer : croître implacablement, mesurer
obsessionnellement, planifier stratégiquement, et appeler le patron “PDG”
afin qu’il puisse diriger en héro tout en étant grassement payé. » (Mintzberg, 84. Mintzberg (2016, p. 59).
2016, p. 59) 85. Mintzberg (2016, p. 65).
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FIGURE 1.8 basées sur des communautés robustes à l’écoute de leurs


Les équilibres et les déséquilibres d’une économie plurielle membres. Au cœur du secteur pluriel doit se trouver le principe
de l’inclusion plurielle, basé sur la collaboration ouverte entre
les communautés formant la société civile87.

 3»PTWHJ[KLUV[YL­YHWWVY[H\TVUKL®
Z\YUV[YLJVUJLW[PVUKLS»LMÄJHJP[t
ENTREPRISE Capitalisme Despotisme DÉMOCRATIE
RESPONSABLE prédateur d’État ENGAGÉE
Henry Mintzberg suggère la métaphore de la machine à laver
pour illustrer les problèmes liés aux déséquilibres qui existent
entre les trois grands secteurs de la société : « Lorsque les
vêtements sont mal distribués à l’intérieur de la machine à laver,
le débalancement et la vitesse de l’appareil peuvent le faire
osciller de manière incontrôlable. Le monde dans lequel nous
Populisme
vivons présentement oscille ainsi, à toute vitesse, car il est en
exclusif
déséquilibre. Au nom de l’équilibre, mais également de notre
survie à tous, nous devons changer cette situation89. » Cependant,
INCLUSION il serait naïf de prétendre que les problèmes économiques, poli-
PLURIELLE
tiques, sociaux et environnementaux qui accablent la société
mondiale globalisée se régleront simplement en « rééquilibrant »
(Adaptée de Mintzberg, 2016, p. 89)
ces trois secteurs de la société. Afin de réduire les effets néfastes
des activités humaines sur la biosphère, la conception mécanique
Une société saine doit chercher un certain équilibre entre les de la nature et le fantasme de sa maîtrise totale doivent céder
forces propres à chaque secteur, sans verser dans l’excès leur place à la conception d’une Terre vivante, où l’être humain
(Figure 1.8). Le secteur public doit être composé de forces poli- n’est plus perçu comme une créature autosuffisante dominant
tiques enracinées dans des paliers de gouvernement qui sont à une planète-objet. En d’autres termes, il faut repenser notre
l’écoute de leurs citoyens. Au cœur du secteur public doit se rapport au monde.
trouver le principe de la démocratie engagée, qui vise une large
Notre rapport au monde n’est pas direct ni sans filtre. Bien au
participation citoyenne et qui se décline dans les paliers de
contraire, il se fait par l’intermédiaire de récits, d’histoires90 ou
gouvernements responsables qui nous procurent les infrastruc-
d’imaginaires plus ou moins incrustés en chacun de nous par
tures et la protection sociale dont nous avons besoin86. Le
secteur privé doit être composé de forces économiques basées
sur des entreprises à l’écoute de leurs parties prenantes. Au cœur
du secteur privé doit se trouver le principe de l’entreprise 87. Selon Edwards (2004, p. 112), la société civile est, à son meilleur, l’histoire
des gens ordinaires vivant des vies extraordinaires à travers leurs multiples
responsable, soucieuse des besoins légitimes de toutes ses affiliations sociales qui permettent de répondre à leurs nombreux besoins,
parties prenantes internes et externes, humaines et non dont celui d’entrer en relation les uns avec les autres.
humaines. Le secteur pluriel doit être composé de forces sociales 88. Cette section est en grande partie inspirée de l’ouvrage Après le capitalisme :
Essai d’écologie politique de Pierre Madelin (2017), mais elle ne rend qu’im-
parfaitement justice au travail de son auteur.
89. Mintzberg (2016, p. 71).
86. À ce sujet, Mintzberg (2016, p. 110) précise que la plupart des activités du 90. Le poète nigérian Ben Okri reflète bien la puissance des histoires : « Il est facile
gouvernement lui appartiennent parce qu’elles ne pourraient pas être gérées d’oublier comment les histoires sont mystérieuses et puissantes. Elles font
efficacement comme des entreprises du secteur privé. Il implore de tenir tête leur travail en silence, de manière invisible. Elles travaillent avec tous les
aux idéologues qui fantasment d’atrophier, voire de complètement éliminer, matériaux internes de l’esprit et du soi. Elles font partie de nous tout en nous
le gouvernement. changeant. » (Okri, 1996, p. 34).
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l’entremise de notre culture. Chaque époque semble obéir à un uniquement la nature, mais la société dans sa totalité92. En effet :
récit qui a réussi à détrôner les autres pour former ce que « De la Genèse à Descartes, la puissance humaine semble
Fiona  S. Michaels appelle une « monoculture ». Lorsque nous légitimée d’avoir une emprise sur la planète93. » Ce que Casto-
nous trouvons au cœur d’une monoculture, à un moment parti- riadis appelle la signification imaginaire de la domination de la
culier de l’histoire, nous avons tendance à accepter sa définition nature s’exprime aussi dans l’idée, au cœur du capitalisme, que
de la « réalité ». Nous croyons inconsciemment en certaines « la croissance illimitée de la production et des forces productives
choses et pas en d’autres. Au fil du temps, cette monoculture est en fait le but central de la vie humaine94 ». Par conséquent,
devient un fondement presque invisible qui façonne et structure nous vivons, selon lui, dans une « société de croissance » : l’effica-
nos vies, et qui nous dicte une certaine manière de comprendre cité, dans ce cadre, n’étant pensée qu’en termes d’expansion.
le fonctionnement du monde. Elle forme nos idées sur ce qui est
Pour Castoriadis, le capitalisme n’est pas seulement un système
« normal » et sur ce que nous pouvons attendre de la vie. Elle
économique, c’est un « fait social total ». Sa domination ne
établit des limites strictes à l’intérieur desquelles nous apprenons
s’exerce pas seulement sur le travail, mais également sur nos
inconsciemment à vivre. En somme, une monoculture nous
besoins, nos désirs et nos pensées, sur l’image que nous avons de
contrôle sans que nous nous en rendions compte91.
nous-mêmes et sur le mode de fonctionnement idéal de nos insti-
Selon Michaels, notre époque serait dominée par une monocul- tutions95. Il détermine le rapport que l’humanité entretient avec
ture économique qui aurait altéré tous les domaines de elle-même et avec le monde auquel elle appartient. La clôture de
l’imaginaire moderne de manière plus ou moins subtile. Les l’imaginaire capitaliste réside principalement dans son objectif
façons dont nous pensons le travail, la communauté, l’éduca- « d’extension illimitée de la maîtrise rationnelle96 » du monde,
tion, la créativité, la santé et la famille sont façonnées par des une maîtrise qui vise la totalité de la société97 et qui renforce
postulats et des hypothèses économiques. La conception que notamment la prédominance de la monoculture économique.
l’on se fait de l’efficacité n’y échappe pas. Elle est précisément de [L]e trait caractéristique du capitalisme entre toutes les formes de
nature économique, car elle ne prend en compte que la valeur vie sociale historiques est évidemment la position de l’économie
financière des choses. L’emprise de la monoculture économique – de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup
est telle que d’aucuns suggèrent que la meilleure solution pour plus, des « critères » économiques – en lieu central et valeur
suprême de la vie sociale. [T]outes les activités humaines et tous
sortir de la crise écologique consiste à évaluer les services rendus leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérés comme des
par la nature et à leur donner une valeur marchande. Mais si la activités et des produits économiques, ou pour le moins, comme
monoculture économique est en partie responsable de la crise essentiellement caractérisés et valorisés par leur dimension
écologique, nous sommes en droit de douter de sa capacité à y économique98.
remédier.
Selon Pierre Madelin, une domination abstraite et impersonnelle
Selon le philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), la du système capitaliste s’opère sur tous ceux qui en dépendent.
dynamique à la source de la crise environnementale mondiale Nous contribuons tous à le perpétuer, nous en intériorisons les
est d’origine encore plus lointaine. Pour lui, la civilisation occi-
dentale est déchirée par une tension entre deux courants de
pensée : la domination de la nature et l’émancipation de l’être 92. Castoriadis (1999, p. 88).
humain. 93. Méda (2015).
94. Castoriadis (1986, p. 171).
Le premier courant exprime une tendance vers une expansion 95. En témoignent les analogies qui, au quotidien, interprètent toutes les sphères
illimitée de la maîtrise rationnelle de la nature, cette dernière de la vie comme des phénomènes marchands. En particulier, l’idée selon
étant considérée comme réductible à un ordonnancement causal laquelle l’État doit être rentable et éviter les dettes, de la même manière
qu’une entreprise à but lucratif joue un rôle important dans les débats
et logique intégral. Cette poussée dominatrice ne vise pas publics.
96. Castoriadis (1997, p. 90).
97. Castoriadis (1997, p. 88).
91. Michaels (2011, p. 1-2). 98. Castoriadis (1997, p. 83-84).
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normes, mais nous en sommes tous également les victimes. De Castoriadis emploie le concept d’auto-institution103 afin d’af-
plus, la « puissance corrosive » du capitalisme ne cesse de ronger firmer que, malgré leurs prétentions, les sociétés humaines ne
des éléments a-capitalistes, c’est-à-dire des aspects de la vie sociale sont pas réellement instituées de l’extérieur. Ce sont des êtres
qui ne répondent pas substantiellement à la rationalité capitaliste humains qui professent des dogmes et leur accordent du crédit,
(p. ex., altruisme, don, sens de la coopération et de l’entraide). Le qui mettent en place des traditions et les font perdurer. Les
capital ne cesse d’investir et de coloniser de nouveaux territoires sociétés ne sont jamais instituées par quelque chose qui est
physiques, psychiques et sociaux, ce qui explique sa tendance à extérieur aux êtres humains qui la composent. Toutefois, le fait
subordonner à la sphère marchande des domaines de la vie qui en que des êtres humains « soient persuadés que leur société est
étaient auparavant exclus : les relations intimes, la santé, la spiri- gouvernée par des règles qui leur sont extérieures est suffisant
tualité et même les ressources les plus vitales telles que l’eau et pour qu’elle le devienne effectivement. Comme tout le monde
l’air. Le principe est toujours le même : priver les personnes ou les agit en fonction de ces normes communes issues d’une origine
groupes des moyens de satisfaire leurs besoins de manière fantasmée, elles deviennent les normes et les institutions effec-
autonome pour plutôt les forcer à le faire par la médiation du tives de cette société104 ». En fait, selon Castoriadis :
marché. Le capital s’assure certes de nouveaux marchés, mais il Une collectivité ne peut exister que comme instituée. Ses institu-
détruit, chaque fois un peu plus, les conditions non marchandes tions sont, chaque fois, sa création propre, mais presque toujours,
dont sa survie dépend pourtant en partie99. une fois créées, elles apparaissent à la collectivité comme données
(par les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois de
Le deuxième courant de pensée qui, selon Castoriadis, traverse l’histoire, les mécanismes de la concurrence, etc.). Elles deviennent
la modernité occidentale est une démarche d’émancipation ainsi fixes, rigides, sacrées105.
vis-à-vis de tout imaginaire social construit sur des autorités
transcendantes (p.  ex., État, religion et idéologie). Il emploie L’autonomie est, pour Castoriadis, un projet de démocratisation
notamment l’expression « projet d’autonomie » pour décrire radicale qui doit favoriser la participation directe à toutes les
cette démarche. La notion d’autonomie, pour Castoriadis, décisions qui peuvent affecter la vie sociale dans son ensemble.
renvoie à l’idée d’une création lucide et réflexive du nomos, c’est- Alors qu’une société hétéronome106 s’interdit toute remise en
à-dire des lois, des normes, etc. Ainsi : « Être autonome, pour un question de son fonctionnement, une société fondée sur le
individu ou une collectivité, ne signifie pas “faire ce que l’on projet d’autonomie « [p]résuppose évidemment la reconnais-
désire”, ou ce qui nous plaît sur l’instant, mais se donner ses sance explicite de ce que l’institution de la société est
propres lois100 ». auto-institution. Autonomie signifie, littéralement et profondé-
ment : posant sa propre loi pour soi-même. Auto-institution
Sur le plan individuel, l’autonomie suppose la domination du explicite et reconnue ; reconnaissance par la société d’elle-même
conscient sur l’inconscient101. Elle requiert de choisir les comme source et origine ; acceptation de l’absence de toute
contours de son existence en toute connaissance de cause. Cela Norme ou Loi extra-sociale qui s’imposerait à la société ; par là
implique de prendre connaissance de la monoculture dans même, ouverture permanente de la question abyssale : quelle
laquelle nous vivons et de tenter de s’en extraire, si on le désire,
en se créant des espaces de liberté. Du point de vue sociétal,
l’autonomie signifie qu’une société est « capable de remettre en 103. Toute société est, pour Castoriadis (1975, p.  161), à la fois instituante et
cause, explicitement et lucidement, ses propres institutions102 ». instituée, c’est-à-dire « de l’histoire faite et de l’histoire se faisant ». Il distingue
Une société ne doit pas seulement pouvoir s’autogouverner, donc le travail créateur en lui-même (« l’instituant ») et son produit (« l’ins-
mais également s’auto-instituer de manière explicite. titué »), c’est-à-dire l’ensemble des artefacts matériels (p.  ex., outils,
techniques, instruments de pouvoir) et immatériels (p. ex., langage, normes,
lois) du travail d’institution.
104. Tremblay-Pepin (2015, p. 52).
99. Madelin (2017). 105. Castoriadis (1990, p. 182-183).
100. Castoriadis (1997, p. 237, italique dans l’original). 106. Selon Madelin (2017), le système capitaliste promeut une double hétéro-
101. Castoriadis (1975, p. 151). nomie, découlant d’une double dépendance au marché : pour obtenir des
102. Castoriadis (1999, p. 82). produits et services aussi bien que pour obtenir un travail.
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peut être la mesure de la société si aucun étalon extra-social espèces vivantes qu’elle côtoie et envers les lieux où elle habite111.
n’existe [?]107 ». Elle peut aussi inventer une relation moins conflictuelle avec la
Terre pour être en mesure d’assurer à l’ensemble des êtres
Selon Castoriadis, les deux dimensions de l’imaginaire moderne
humains des conditions de vie décentes. La question centrale est
ne sont pas indissociables : la domination de la nature n’entraîne
de savoir si (et comment) une autre vision du monde peut
pas nécessairement l’émancipation de l’être humain et l’émanci-
émerger. De plus, cette transformation majeure de l’imaginaire
pation de l’être humain ne passe pas nécessairement par la
de la société ne produira les effets escomptés que si elle s’accom-
domination de la nature. Alors qu’il est encore fréquent de lire
pagne d’une transformation sociale, politique et économique,
ou d’entendre que c’est la domination de la nature qui assurera
ainsi que de critères d’efficacité qui lui sont propres.
l’émancipation de l’être humain, cette conception provient
d’une mauvaise compréhension de la distinction entre ce qui
l’émancipe et ce qui l’aliène. Castoriadis souligne, à titre  3»,--0*(*0;i*644,=(3,<9*(9+05(3,
d’exemple, un trait particulier de la domination de la nature +<4(5(.,4,5;9,:765:()3,
dans notre société technocentriste : « Elle est, de façon prédomi-
nante, orientée vers la réduction, puis l’élimination, du rôle de La notion d’efficacité est fascinante en raison des multiples
l’homme dans la production108 ». En somme, c’est l’être humain significations qu’elle revêt. Ces significations déterminent
qui en vient à être dominé. Par conséquent, nous sommes en profondément les perceptions que les personnes ont d’elles-
droit de critiquer l’héritage de domination de la civilisation mêmes, des entreprises et de la société en général. Comme nous
occidentale tout en chérissant celui de l’émancipation. l’avons vu tout au long de ce chapitre, il existe plusieurs manières
de concevoir le monde qui nous entoure. Ce sont ces concep-
Castoriadis conçoit l’émancipation comme un processus tions qui donnent leur sens aux critères et aux indicateurs
dynamique qui dépend, par-dessus tout, de l’activité lucide des d’efficacité que nous utilisons implicitement ou explicitement.
individus et des sociétés, de leur compréhension, de leur Par conséquent, ces derniers ne sont pas neutres : ils font la
volonté, de leur imagination109. En réalité, l’expérience humaine promotion d’une certaine vision du monde et permettent de la
concrète s’écarte toujours plus ou moins du récit principal au perpétuer. C’est de cette vision que découlent des conséquences
cœur de la monoculture en vigueur à une époque donnée. En parfois heureuses, parfois néfastes, sur lesquelles il importe de
d’autres termes, notre humanité n’est jamais aussi unidimen- s’interroger. Mettre l’accent sur le rendement, la rentabilité, la
sionnelle que le dépeint la monoculture régnante. L’expérience productivité ou la profitabilité plutôt que sur l’utilité, la fertilité,
humaine est toujours plus large et plus profonde qu’un récit la santé ou l’impact social entraîne des conséquences sur le
unique et, au fur et à mesure que le temps passe, les êtres bien-être des personnes et sur la capacité des écosystèmes à se
humains acquièrent de l’intérêt pour quelque chose dont la régénérer.
monoculture ne leur parle pas ou qu’elle ne peut leur offrir. Une
fois qu’ils savent à quoi ressemblent les contours et les ressorts Dans un contexte de management responsable, l’efficacité est la
de la monoculture dans laquelle ils vivent, ils peuvent décider, valeur centrale à laquelle toutes les autres valeurs se rattachent.
individuellement et collectivement, si elle leur convient toujours Dans les prochains chapitres, nous tenterons de montrer dans
ou s’ils doivent la modifier110. quelle mesure les autres valeurs du management responsable
sont des sources d’efficacité. Nous montrerons aussi que l’effica-
Face à la crise écologique, l’espèce humaine peut donc inventer cité est une valeur qui doit elle-même s’imprégner des autres
un nouveau rapport au monde, notamment envers les autres valeurs du management responsable. Sur le plan individuel, un
management efficace implique de s’attarder au sens du travail et
au sentiment d’efficacité personnelle des employés. Cela renvoie
107. Castoriadis (1986, p. 479).
108. Castoriadis (1999, p. 90).
109. Castoriadis (2005, p. 17). 111. Elle doit aussi apprendre à créer de nouvelles métaphores fondamentales qui
110. Michaels (2011, p. 4). correspondent à ses aspirations (Audebrand, 2010).
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notamment aux valeurs d’intégrité et de bienveillance. Du point Christin, R., J.-C. Giuliani, P. Godard et B. Legros (2017). Le travail, et
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