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La préhistoire de la controverse filioquiste

par Xavier Morales

Dans la préface à ses Principes, Origène résume ce que l’Eglise est en


mesure de dire de l’Esprit Saint à son époque. Manifestement, la question
de sa procession n’est pas encore résolue:
Tum deinde honore ac dignitate Patri ac Filio sociatum tradiderunt Spiritum
Sanctum. In hoc non jam manifeste discernitur, utrum natus aut innatus, vel
Filius etiam ipse Dei habendus sit necne.1
Puis la tradition rapporte que l’Esprit Saint est égal au Père et au Fils en honneur
et en dignité. Pour lui, on ne distingue pas encore clairement s’il est engendré
ou inengendré, ou encore s’il doit lui aussi être considéré comme Fils de Dieu
ou non.

Dans les lignes qui suivent, j’aimerais suggérer que la question du Filioque
au sens large, c’est-à-dire du rôle du Fils dans la procession de l’Esprit
Saint, a été soulevée dès les premières passes d’armes du débat pneuma-
tologique, au deuxième quart du IVe siècle, lorsque Marcel, évêque d’An-
cyre, entame une controverse avec Astérius, qui, tout laïc qu’il est, n’en a
pas moins une grande audience dans les Eglises de la partie orientale de
l’Empire romain. Le débat prend un tour décisif lorsque Athanase d’Alexan-
drie, à la fin des années 350, tente de développer un début de pneumatologie
systématique à travers ses Lettres à Sérapion. Trois phases retiendront
notre attention: 1. une préhistoire peu documentée où naît la formule selon
laquelle la procession de l’Esprit Saint a lieu “par l’intermédiaire du Fils”;
2. une pneumatologie qu’Athanase construit “par l’intermédiaire” de la
christologie; 3. la postérité des ambiguïtés laissées par Athanase.

1
Origène, Peri archon, préface, 4, selon la traduction de Rufin, GCS Origenes V, 11
Koetschau. Les développements d’Origène sur l’Esprit Saint se trouvent en I 3 et II 7:
l’Alexandrin professe que l’Esprit n’est pas une créature, mais ne parle pas de sa
procession. Sur cette question, il faut surtout lire le développement du Commentaire sur
Saint Jean II 73-87 (SC 120, 252-262 Blanc).

ZAC, vol. 8, pp. 317-331


© Walter de Gruyter 2005

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318 Xavier Morales

La préhistoire du «Filioque»

«Le thème du Saint-Esprit faisait déjà partie de l’horizon de Marcel.»2 Si


l’on suit A.H.B. Logan pour attribuer l’opuscule Sur la Sainte Eglise à
Marcel d’Ancyre, ce qui revient à le dater des années 340, on lit dès cette
date, à propos des ariens:
«De plus, ils blasphèment contre l’Esprit Saint en disant qu’il ne faut pas le
vénérer ni le révérer, car ils prétendent qu’il est un esclave et un serviteur.» 3

Doit-on déduire de cette proposition que la divinité du Saint-Esprit était


déjà l’objet d’un débat dans les années 330? De fait4, Marcel se réfère à la
polémique qu’il a enclenchée avec Astérius.
Certes, ce n’est pas la pneumatologie en tant que telle qui intéresse
Astérius de Cappadoce, dit le sophiste5. Dans le fragment 59 (éd. M.
Vinzent, 120), nous ne conservons de lui qu’une citation de Jn 15,26b, sans
commentaire. Or ce passage scripturaire deviendra crucial pour la pneuma-
tologie postérieure. Vinzent tente de reconstituer l’argument dont la citation
faisait partie. Astérius aurait cité Jn 15,26b pour montrer que l’Esprit,
comme le Fils, «ist wie alles Geschöpfliche ein Gezeugtes und Geworde-
nes» (est, comme toute créature, engendré et advenu à l’être)6. La seule
différence entre le Fils et l’Esprit réside alors dans ce que le Fils est créé
directement par Dieu, alors que l’Esprit est créé par l’intermédiaire du Fils,
«par qui tout a été fait» (Jn 1,3).
Le long fragment 48 de Marcel d’Ancyre permet de préciser la position
d’Astérius. Ce dernier définissait le Fils et l’Esprit Saint comme deux
«personnes séparées», c’est-à-dire non seulement distinctes mais différentes.
Si l’on prolonge l’interprétation de Vinzent, Astérius affirmait certainement
qu’alors que le Fils était issu du Père, l’Esprit Saint, en revanche, n’était pas
issu directement du Père. Il avait été créé par l’intermédiaire du Fils,
comme le suggérait Jn 16,14. Marcel met Astérius devant une alternative:

2
A.H.B. Logan, Marcellus of Ancyra (Pseudo-Anthimus), «On the Holy Church». Text,
Translation, and Commentary, JThS 51, 2000, (81-112) 85. L’attribution à Marcel
faisait l’objet de la communication: Id., Marcellus of Ancyra and anti-Arian Polemic,
dans: StPatr 19, Leuven 1989, 189-197. Cf. K. Seibt, Die Theologie des Markell von
Ankyra, AKG 59, Berlin/New York 1994, 64-66.
3
Logan, Marcellus of Ancyra (Pseudeo-Anthimus) (cf. note 2), 93 ll. 94-96.
4
Cf. Logan, Marcellus of Ancyra and anti-Arian Polemic (cf. note 2), 193: «Le statut du
Saint-Esprit en relation avec la Trinité a bien été l’objet d’un débat et a marqué la
théologie orientale de la fin des années 330 et du début des années 340, justement en
réponse aux critiques de Marcel et sa propre théologie».
5
M. Vinzent (éd.), Asterius von Kappadokien. Die theologischen Fragmente, SVigChr 20,
Leiden/New York/Köln 1993.
6
Vinzent, Asterius von Kappadokien (cf. note 5), 277.

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La préhistoire de la controverse filioquiste 319

Pîj g¦r, e„ ™k toà PatrÕj ™kporeÚetai, par¦ toà Uƒoà t¾n diakon…an taÚthn
lamb£nein ™paggšlletai; 'An£gkh g¦r, e„ dÚo diairoÚmena, æj 'Astšrioj œfh,
prÒswpa e‡h, À tÕ Pneàma ™k toà PatrÕj ™kporeuÒmenon m¾ de‹sqai tÁj par¦ toà
Uƒoà diakon…aj (p©n g¦r tÕ ™k PatrÕj ™kporeuÒmenon tšleion e"nai ¢n£gkh, mhdamîj
prosdeÒmenon tÁj par' ˜tšrou bohqe…aj), ½, e„ par¦ toà Uƒoà lamb£nei kaˆ ™k tÁj
™ke…nou dun£mewj diakono…h t¾n c£rin, mhkšti ™k toà PatrÕj ™kporeÚesqai7.
«Comment, si <l’Esprit Saint> “procède du Père” (Jn 15,26b), est-il déclaré qu’il
reçoit ce ministère du Fils (cf. Jn 16,14)? De fait, s’ils sont, comme Astérius l’a
prétendu, “deux personnes séparées”, il s’ensuit nécessaire cette alternative: ou
bien l’Esprit procède du Père (cf. Jn 15,26b) et n’a pas besoin du ministère du
Fils (tout ce qui procède du Père est nécessairement parfait, et n’a aucunement
besoin de l’intervention d’un tiers), ou bien, s’il reçoit du Fils (cf. Jn 16,14) et
qu’il administre la grâce du fait de la puissance du Fils, on ne peut plus dire qu’il
procède du Père.»

L’impossibilité de résoudre l’alternative invalide l’hypothèse de deux «per-


sonnes séparées» (diairoÚmena), et par conséquent, d’un Esprit créé par
l’intermédiaire du Fils. Marcel avance sa propre solution, la «monade
indivisible» (¢dia…retoj8) et choisit donc de valoriser Jn 15,26b au détriment
de Jn 16,14: l’Esprit procède directement de la dilatation de la monade
indivisible, que Marcel place implicitement en deçà des différences person-
nelles entre le Père et le Fils:
E„ to…nun Ð LÒgoj fa…noito ™x aÙtoà toà PatrÕj ™xelqën kaˆ prÕj ¹m©j ™lhluqèj,
tÕ d{ Pneàma tÕ ¤gion, æj kaˆ 'Astšrioj æmolÒghsen, par¦ toà PatrÕj ™kporeÚetai,
aâq…j te Ð Swt»r fhsin perˆ toà PneÚmatoj Óti oÙk ¢f' ˜autoà lal»sei, ¢ll' Ósa
¢koÚsei lal»sei, kaˆ t¦ ™rcÒmena ¢naggele‹ Øm‹n. 'Eke‹nÒj me dox£sei, Óti ™k toà
™moà l»yetai kaˆ ¢naggele‹ Øm‹n, oÙ safîj kaˆ fanerîj ™ntaàqa ¢porr»tJ lÒgJ
¹ mon¦j fa…netai, platunomšnh m{n e„j tri£da, diaire‹sqai d{ mhdamîj Øpomšnousa9;
«Si le Verbe se manifeste comme sorti du Père lui-même et venu vers nous, et
que l’Esprit Saint, comme Astérius lui aussi l’a confessé, “procède d’auprès du
Père” (Jn 15,26b), et encore, que le Sauveur dit de l’Esprit que “il ne parlera pas
de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les
événements à venir. Il me glorifiera, parce qu’il recevra du mien et vous
l’annoncera” (Jn 16,13f.), n’est-il pas, par conséquent, clair et évident, que la
monade, par un processus ineffable, se manifeste comme se dilatant en une
triade sans pour autant supporter d’être aucunement divisée?»

D’autre part, de même que, pour Marcel, la procession du Verbe hors du


Père comme subsistance propre s’identifie à son Incarnation, de même, la
procession de l’Esprit s’identifie à son envoi temporel. En effet, dans ce
fragment 48, il semble bien que Marcel ne parle que de la procession ad

7
Marcel d’Ancyre, frag. 48, dans: M. Vinzent (éd.), Markell von Ankyra. Die Fragmente.
Der Brief an Julius von Rom, SVigChr 39, Leiden/New York/Köln 1997, 44,1-8.
8
Marc. Anc., frag. 48 (42,16 Vinzent) et frag. 73 (62 V.).
9
Marc. Anc., frag. 48 (42,5-12 V.).

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extra de l’Esprit Saint, non par confusion avec la procession ad intra, mais
tout simplement par qu’il n’y a pas de procession réelle ad intra.
Il est beaucoup plus facile de reconstituer la pneumatologie d’Eusèbe de
Césarée, et cette pneumatologie devrait nous permettre de confirmer, par
rapprochement, notre hypothèse sur celle d’Astérius. Eusèbe reprend l’inter-
prétation de Jn 15,26b que Vinzent a prêtée à Astérius: «Etre issu du Père
signifie être créé; celui qui est issu est un autre que celui de qui il est issu»10.
Il consacre une partie du troisième livre de la Théologie ecclésiastique (III
4-6) à réfuter les conséquences pneumatologiques de la doctrine marcel-
lienne. Au moyen d’une lecture précise et mesurée des principaux passages
johanniques sur l’Esprit Saint, Eusèbe brosse sa propre pneumatologie,
fortement influencée par Origène. Pour ce qui est du mode de procession
de l’Esprit Saint, Eusèbe ne peut qu’affirmer qu’il est différent de la
génération du Fils par le Père (Eus., e.th. III 6,3): il est «l’un des êtres
engendrés par l’intermédiaire du Fils». Or cette formule est tirée tout droit
du Commentaire sur Saint Jean d’Origène, où l’Alexandrin, s’appuyant sur
la déclaration de Jn 1,3: «toutes choses advinrent à l’être par l’inter-
médiaire» du Verbe, concluait, que l’Esprit Saint fait partie «des choses qui
sont advenues à l’être du Père par l’intermédiaire du Christ» (p£ntwn tîn
ØpÕ toà PatrÕj di¦ Cristoà gegenhmšnwn)11.
Astérius, du moins si l’on suit l’interprétation de Vinzent, et Eusèbe de
Césarée, seraient donc, au quatrième siècle, parmi les premiers à déclarer
que l’Esprit advient à l’être par l’intermédiaire du Fils, en reprenant la
manière dont Origène avait posé, à titre d’hypothèse, le problème de sa
procession. Cinq autres occurrences d’une telle formule viennent confirmer
l’hypothèse que cette proposition pneumatologique est propre à la théologie
orientale (les «eusébiens»).
Alors que la formule de Nicée et la «première formule» du Synode
d’Antioche (341) se contentent d’un article pneumatologique très succinct:
kaˆ e„j tÕ ¤gion Pneàma, «et <nous croyons> dans le Saint-Esprit»12, la
«deuxième formule», que M. Tetz considère comme la véritable synoda-
le13, apporte une première tentative de développement:

10
Vinzent, Asterius von Kappadokien (cf. note 5), 278.
11
Origène, Commentaire sur Saint Jean II 75 (SC 120, 254 Bl.)
12
A. Hahn, Bibliothek der Symbole und Glaubensregeln der Alten Kirche, Berlin 1897, §
153.
13
Cf. M. Tetz, Die Kirchweihsynode von Antiochien (341) und Marcellus von Ancyra. Zu
der Glaubenserklärung des Theophronius von Tyana und ihren Folgen, dans: id.,
Athanasiana, BZNW 78, Berlin/New York 1995, (227-248) 236-241. La «troisième
formule» est une profession de foi de Théophronios par laquelle il écarte de lui les
soupçons de marcellianisme et gagne le droit de siéger avec les autres synodaux;
«deuxième formule» est le résultat des travaux du synode; la «première formule» est une
lettre plus courte et plus œcuménique adressée à Jules de Rome. La «quatrième formule»
a été composée après le synode.

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La préhistoire de la controverse filioquiste 321

Kaˆ e„j tÕ Pneàma tÕ ¤gion, tÕ e„j par£klhsin kaˆ ¡giasmÕn kaˆ tele…wsin to‹j
pisteÚousi didÒmenon, kaqëj kaˆ Ð KÚrioj ¹mîn 'Ihsoàj CristÕj diet£xato to‹j
maqhta‹j, lšgwn: poreuqšntej14 …
«Et dans l’Esprit Saint (Jn 14,26), qui est donné (cf. Jn 14,16) pour l’assistance
(cf. Jn 14,26), la sanctification et la perfection des croyants (cf. Jn 7,39), comme
notre Seigneur Jésus Christ lui aussi l’a établi pour ses disciples, en disant:
“Allez …” (Mt 28,19).»

Pour Logan, cette soudaine inflation de l’article pneumatologique enregistre


les résultats de la controverse entre Marcel d’Ancyre et Eusèbe de Césarée
que nous venons d’évoquer15. Elle est dirigée contre Marcel, ce qui est
évident dans la «troisième formule» d’Antioche, où Théophronios de
Tyane doit se laver d’un soupçon de marcellianisme16.
La première mention officielle du rôle attribué au Fils dans la procession
de l’Esprit dans l’article pneumatologique est peut-être celle de la Formule
de Sirmium de 357:
Paracletus autem Spiritus per Filium est, qui missus venit juxta promissum, ut
apostolos et omnes credentes instrueret, doceret, sanctificaret17.
«L’Esprit Paraclet est par le Fils; c’est lui qui, envoyé, est venu, selon la
promesse, afin d’instruire, enseigner et sanctifier les Apôtres et tous les croyants
(cf. Jn 7,39).»

Si tels sont bien les mots de la formule originale, «l’Esprit est par le Fils»,
les synodaux professaient donc que le Fils joue un rôle d’intermédiaire
dans la procession éternelle du Saint-Esprit (est)18; si l’on préfère accorder
foi à la traduction grecque, di' Uƒoà ¢postal{n19, et corriger l’ordre des
mots du texte latin: Spiritus, qui per Filium missus est, venit juxta promis-
sum, la médiation du Fils est atténuée, puisqu’elle porte seulement sur
l’envoi temporel de l’Esprit (missus).
Quoi qu’il en soit, la formule vise à réfuter la pneumatologie marcel-
lienne dans la ligne d’Eusèbe de Césarée. L’Esprit est «le Paraclet», c’est-à-
dire un «autre Paraclet» (Jn 15,26a) que le Fils, une personne distincte de
lui (cf. Eus., e.th. III 5,1), définie par son rôle d’enseignement (cf. e.th. III
5,6-8.12) et de sanctification (e.th. III 5,22; 6,1); il est envoyé par l’inter-

14
Hahn, Bibliothek der Symbole (cf. note 12), § 154.
15
Cf. Logan, Marcellus of Ancyra and anti-Arian Polemic (cf. note 2), 194: «La véritable
raison pour laquelle les symboles de foi orientaux, à compter du Concile d’Antioche de
341, s’intéressent subitement au Saint-Esprit, que Nicée avait passé sous silence, et
insistent sur son titre de Paraclet, sur son activité de révélation et de sanctification, et
sa distinction d’avec le Père et le Fils, n’est autre que pour s’opposer à Marcel». Logan
compare par ces mots les articles pneumatologiques des synodes orientaux à la doctrine
pneumatologique d’Eusèbe de Césarée que nous avons présentée plus haut.
16
Hahn, Bibliothek der Symbole (cf. note 12), § 155.
17
Hahn, Bibliothek der Symbole (cf. note 12), § 161.
18
Cf. Tertullien, Contre Praxeas IV 1: Spiritus non aliunde puto quam a Patre per Filium.
19
Cf. Athanase, De synodis 28,12 (Athanasius Werke II/7, 257 Opitz).

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322 Xavier Morales

médiaire du Fils, selon la version grecque (e.th. III 6,1a), ou issu par l’inter-
médiaire du Fils, selon la version latine (e.th. III 6,1b), et non directement
du Père dans une dilatation sans division de la «monade» de Marcel.
Le 22 mai 359, lors du quatrième synode de Sirmium, les homéens
parviennent à signer avec les homéousiens, représentés par Basile d’Ancyre,
une formule de compromis. Une lettre de réaction, traditionnellement
attribuée à Georges de Laodicée, mais dont je pense plutôt qu’elle est un
traité de Basile d’Ancyre20, dénonce les dangers de l’homéisme. Le Traité
de Basile d’Ancyre21 commence néanmoins par écarter une nouvelle fois les
risques de sabellianisme suscités par la doctrine de Marcel. Il reprend en
apparence les arguments d’Eusèbe de Césarée. Basile commence par la
procession ad extra de l’Esprit, qu’il prend comme exemple d’une opération
où les trois hypostases sont réellement distinguées, puisque l’une, l’Esprit,
est ce qui est donné, et ne saurait être confondue avec le Père, qui est
l’origine de la donation, ni avec le Fils, qui est celui qui donne. La
distinction entre donateur et donné vient tout droit d’Eusèbe (e.th. III 5,3).
Mais Basile affine sa terminologie en appliquant à la procession de l’Esprit
Saint la préposition ™k que Nicée avait employée pour dire la procession du
Fils. Basile commence par là:
Pneàma ¤gion ™k PatrÕj di' Uƒoà pisto‹j didÒmenon,
«<l’Esprit Saint> est Esprit Saint donné aux croyants, à partir du Père par
l’intermédiaire du Fils.»22

Mais on peut aussi lire la proposition comme juxtaposant les deux pro-
cessions de l’Esprit. Ad intra, il est «issu du Père par l’intermédiaire du
Fils», puis ad extra, donné aux croyants.
C’est en tout cas de la procession ad intra qu’il est question quelques
lignes plus loin:
tÕn UƒÕn … ™k PatrÕj tšleion ™k tele…ou gegennhmšnon … tÕ Pneàma tÕ ¤gion …
™k PatrÕj di' Uƒoà Øfestèj23.
«Le Fils … engendré d’un Père, parfait issu d’un parfait … l’Esprit Saint …
subsistant issu d’un Père à travers un Fils.»

La suite de sa confession pneumatologique est beaucoup plus tradition-


nelle24.

20
Sur le problème de l’identification, cf. J. Zachhuber, Basil and the Three Hypostases
Tradition. Reconsidering the origins of Cappadocian theology, ZAC 5, 2001, 66 n. 6.
Il serait trop long de présenter ici ma propre argumentation.
21
Conservé dans Epiphane de Salamine, Panarion 73,12-22 (GCS Epiphanius III, 284-295
Holl/Dummer).
22
Traité de Basile d’Ancyre, dans: Epiphane de Salamine, Panarion 73,16,2 (288,27 H./
D.).
23
Epiphane de Salamine, Panarion 73,16,4 (289,4-7 H./D.).
24
Cf. Epiphane de Salamine, Panarion 73,16,5 (289,8-10 H./D.).

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La préhistoire de la controverse filioquiste 323

Le contexte révèle que la pointe de l’argumentation du traité n’est pas


le rôle du Fils, mais la subsistance réelle (Øfestèj) des trois personnes de
la Trinité. Le rôle du Fils n’est donc professé qu’en passant. Cependant,
l’auteur s’exprime comme si le rôle d’intermédaire du Fils allait de soi: il
se contente de reprendre une formulation familière à la théologie orientale.
De fait, cette formule n’intervient pas seulement sous la plume de
l’homéousien Basile d’Ancyre, mais on la retrouve aussi attribuée aux
mélétiens d’Antioche, une mouvance issue de l’homéisme et ralliée au
début des années 360 à la formule de Nicée. C’est ainsi que Paulin, disciple
d’Eustathe, l’évêque d’Antioche déposé à la fin des années 320, et opposant
à Mélèce, le nouvel évêque d’Antioche, termine sa souscription au Tome
envoyé par Athanase d’Alexandrie en ajoutant à la confession de Nicée un
anathématisme pneumatologique où réapparaît notre formule filioquiste:
'Anaqemat…zw toÝj lšgontaj tÕ Pneàma tÕ ¤gion kt…sma di' Uƒoà gegonÒj25, «Et
j’anathématise ceux qui disent que l’Esprit Saint est une créature advenue à
l’être par le Fils.»

De même que tout à l’heure, le rôle du Fils dans la procession de l’Esprit


n’était pas la pointe de l’argumentation de Georges de Laodicée, de même
ici, ce que Paulin réfute est certainement moins ce rôle du Fils que la
définition de cette procession comme une «advenue à l’être», ce qui est le
propre d’une créature.
Les deux autres résurgences de la formule appartiennent au même
contexte de l’affaire antiochienne. La Réfutation de l’hypocrisie de Mélèce
(d’Antioche) et d’Eusèbe de Samosate, un pamphlet émanant de la com-
munauté antiochienne de Paulin26, semble de nouveau attribuer la même
proposition aux mélétiens: la procession de l’Esprit Saint ne serait pour eux
qu’une création, et elle est réalisée par l’intermédiaire du Fils. Notons de
nouveau que l’auteur anonyme n’en a pas après ce deuxième point, qu’il
reprend d’ailleurs dans sa propre formulation:
«Il serait impossible que l’Esprit soit glorifié dans la gloire de la Trinité, s’il
n’était pas issu de Dieu par procession à travers le Fils (proodikîj ×n ™k Qeoà
di' Uƒoà), mais advenu à l’être issu de Dieu par œuvre (poihtikîj ™k Qeoà
gegonÒj), comme ils disent.»27

Si l’on prend au sérieux la tentative de précision technique du texte, la


dernière phrase du passage cité définirait avec exactitude le mode de la
procession ad intra de l’Esprit par rapport aux deux autres personnes,
aussi bien le Père, comme origine (™k), que le Fils, comme médiation (di').

25
Tome aux Antiochiens § 11, PG 26, 800 B 12f.
26
Je suis la reconstitution de Zachhuber, The Antiochene Synod of AD 363 and the
Beginnings of Neo-Nicenism, ZAC 4, 2000, 83-101.
27
Réfutation de l’Hypocrisie de Mélèce, PG 28, 88 B 3-C 12.

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324 Xavier Morales

Mais l’auteur ne développe pas cette affirmation, c’est pourquoi je suggère


que la médiation du Fils est ici reportée sans embarras de la proposition
adverse.
Athanase lui-même transcrit cette proposition dans sa lettre à Jovien
antérieure de quelques semaines: po…hma di¦ toà Uƒoà gegenÁsqai28, bien
qu’on ne trouve pas ces mots dans la synodale mélétienne de 363 à laquelle
Athanase est censé réagir29. Cette synodale mélétienne, d’ailleurs, ne
comporte aucune affirmation pneumatologique, hormis l’article du symbole
de Nicée.
Ces six occurrences d’une procession de l’Esprit par l’intermédiaire du
Fils consolident donc l’hypothèse de reconstitution par Vinzent de la
pneumatologie d’Astérius et nous livrent ainsi les reliques d’une préhistoire
du Filioque. Toutefois, il ne s’agit jamais d’un filioquisme stricto sensu, tel
qu’il est professé en Occident30, mais de sa version atténuée, selon laquelle
l’Esprit Saint procède du Père par le Fils31.
Après ces témoignages fragmentaires32, venons-en à la première tentative
d’une pneumatologie systématique, à la fin des années 350.

28
Athanase, Epistula de fide ad Jovianum 1, PG 26, 816 B 15.
29
Socrate, Historia ecclesiastica III 25,10-18 (GCS Socrates Scholasticus, 226f. Hansen).
30
Cf. par exemple Augustin: Fatendum est Patrem et Filium unicum principium esse
Spiritus Sancti, non dua principia (De Trinitate XIV 15); Spiritus Sanctus de Patre
principaliter … communiter de utroque procedit (ibid. XV 26,47), et la constitution sur
la procession de l’Esprit Saint du concile de Lyon II (1274).
31
Cf. par exemple Jean Damascène : dÚnamij toà PatrÒj, ™k PatrÕj m{n di' Uƒoà ™kporeuomšnh,
… oÙ gennhtîj. … Pneàma toà PatrÒj, æj ™k PatrÕj ™kporeuÒmenon … Kaˆ Uƒoà d{
Pneàma, oÙc æj ™x aÙtoà, ¢ll' æj di' aÙtoà ™k toà PatrÕj ™kporeuÒmenon. MÒnoj g¦r a‡tioj
Ð Pat»r, «puissance du Père, qui procède du Père à travers le Fils, … non sous le mode
de la génération. … Esprit du Père, en tant qu’il procède du Père … Et Esprit du Fils,
non pas en tant qu’il procède de lui, mais en tant qu’il procède du Père à travers lui. En
effet, le Père est, seul, cause.», Expositio fidei 12b (36,47-57 Kotter = De fide orthodoxa
PG 94, 849 A 7 - B 9). Cette définition est tirée du chapitre inséré à la suite du chapitre
12 dans les manuscrits de la forme «inversée» du De Fide, que Kotter appelle c. 12b,
et qu’il considère comme authentique. Cf. Kotter, Die Überlieferung der Pege Gnoseos
des Hl. Johannes von Damaskos, Ettal 1959, 3.148. Cf. encore Maxime le Confesseur,
Lettre à Marinos de Chypre (PG 91, 136 AB) et Question 63 à Thalassios (CChr.SG 22,
155 Laga/Steel).
32
On trouve néanmoins un passage problématique au détour d’une catéchèse de Cyrille de
Jérusalem. En effet, le manuscrit Coislin 227 (cf. PG 33, 31 et SC 126, 54 Paris/
Piédagnel), un exemplaire chypriote du XIe s., insère entre les § 3 et § 4 de la XVIe
catéchèse de Cyrille de Jérusalem (PG 33, 917-965) un passage que Dom Antoine-
Augustin Touttée a édité (1712) à part, sous la forme d’un additamentum ad hanc
catechesim (PG 33, 964f.), y décelant deux parties: 1. un extrait du Discours catéchétique
de Grégoire de Nysse; 2. l’extrait qui contient ces mots: †tÕ ™k PatrÕj ™kporeuÒmenon:
tÕ ™k qeÒthtoj PatrÕj kaˆ Uƒoà Øp£rcon † tÕ ÐmooÚsion PatrÕj kaˆ Uƒoà Øp£rcon,
¢cèristÒn te kaˆ ¢dia…teron. Les mots entre † sont cités par Thomas d’Aquin comme de
Cyrille de Jérusalem à propos de la double procession de l’Esprit Saint dans son Contra
errores Graecorum 32 (53 Vrin). On se reportera aussi à W.K. Reischl/J. Rupp, Cyrilli
Hierosolymorum archiepiscopi opera, vol. II, Hildesheim 21967 (= München 1848-
1860), 248f.

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La préhistoire de la controverse filioquiste 325

Athanase d’Alexandrie et la procession ad extra de l’Esprit par le Fils

Toute l’originalité de la pneumatologie d’Athanase33, par rapport à ce que


déclaraient les formules de foi des différents synodes des années 340-360,
tient dans l’emploi de Jn 15,26b, dès le deuxième paragraphe, program-
matique, de la première Lettre à Sérapion: le quatrième évangile affirme que
l’Esprit a pour origine Dieu lui-même. Il n’est pas difficile de comprendre où
Athanase veut en venir. La substitution de la préposition ™k à la préposition
par¦ dans la citation de Jn 15,26b, au quinzième paragraphe de la première
Lettre34, n’est pas anodin : ™k est la préposition nicéenne de l’origine du Fils.
Athanase traduit en quelque sorte Jn 15,26b en langage nicéen: ™k toà PatrÒj
™stin35. L’Esprit possède la même origine que le Fils: il est issu du Père. De
même que le Fils, qui n’est pas créature mais Dieu, n’est pas issu du néant
mais de Dieu, de même l’Esprit, qui est issu de Dieu, n’est pas créature. Ses
adversaires lui font alors une objection par l’absurde: si cette interprétation
de Jn 15,26b et la conclusion qui en est tirée sont vraies, alors le Fils et
l’Esprit, qui ont même origine, ont deux processions identiques. Le synode
de Nicée a officiellement nommé celle du Fils «génération» – donc l’Esprit
lui aussi est engendré, et il est fils. Ou, pour rendre la conclusion encore plus
ridicule, si l’Esprit est Esprit du Fils, alors il est fils du Fils, et donc petit-fils
du Père! Bref, les hérétiques font mine d’ignorer la distinction mystérieuse
qu’opère l’Ecriture entre les deux processions. Lorsque l’Ecriture dit que le
Fils est «Monogène» (Jn 1,18), elle révèle qu’il y a une seule génération
éternelle. De même, l’Ecriture dit qu’il y a un seul Esprit (Ep 4,4), elle révèle
donc qu’il y a une seule spiration éternelle:
Kaˆ g¦r ésper monogen¾j Ð UƒÒj ™stin, oÛtwj kaˆ tÕ Pneàma par¦ toà Uƒoà
didÒmenon kaˆ pempÒmenon, kaˆ aÙtÕ ›n ™sti kaˆ oÙ poll£, oÙd{ ™k pollîn ›n, ¢ll¦
mÒnon aÙtÕ Pneàma. `EnÕj g¦r Ôntoj toà Uƒoà, toà zîntoj LÒgou, m…an e"nai de‹
tele…an kaˆ pl»rh t¾n ¡yiastik¾n kaˆ fwtistik¾n zîsan ™nšrgeian aÙtoà kaˆ
dwre¦n, ¼tij ™k PatrÕj lšgetai ™kporeÚesqai, ™peid¾ par¦ toà LÒgou toà ™k
PatrÕj Ðmologoumšnou ™kl£mpei kaˆ ¢postšlletai kaˆ d…dotai36.
«Et de fait, de même que le Fils est Monogène, de même l’Esprit est donné (cf.
Jn 14,16) et envoyé (cf. Jn 14,26) d’auprès du Fils, et il est lui-même unique,
sans qu’il y en ait plusieurs, sans non plus qu’il soit un parmi plusieurs, mais il
est le seul Esprit. En effet, puisqu’il y a un unique Fils, le Verbe vivant, il faut
qu’elle soit unique, parfaite et complète, sa puissance vivante sanctificatrice et
illuminatrice, son don, ce qui est dit “procéder du Père” (Jn 15,26b), puisqu’il
[le Saint Esprit] resplendit, est envoyé et donné d’auprès du Verbe que l’on
confesse issu du Père.»

33
La pneumatologie d’Athanase d’Alexandrie fait l’objet de l’ouvrage de A. Laminski, Der
Heilige Geist als Geist Christi und Geist der Gläubigen. Der Beitrag des Athanasios von
Alexandrien zur Formulierung des trinitarischen Dogmas im vierten Jahrhundert, EThSt
23, Leipzig 1969.
34
I Ad Ser. 15 (PG 26, 565 C 15).
35
I Ad Ser. 15 (PG 26, 568 A 5).
36
I Ad Ser. 20 (PG 26, 577 C 6 – 580 A 9).

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326 Xavier Morales

Notons au passage qu’alors qu’Athanase emploie le champ lexical de la


génération pour parler de la procession ad intra du Fils, défini comme
gšnnhma, il n’a pas de mot spécial pour parler de la procession ad intra de
l’Esprit, autrement dit, il n’emploie pas encore le verbe ™kporeÚesqai, que
lui fournissait pourtant la citation de Jn 15,26b, comme le fera Grégoire
de Nazianze quelques années plus tard. Il est clair que pour lui, dans la
citation de Jn 15,26b, c’est le groupe prépositionnel par¦ toà PatrÕj,
modifié en ™k PatrÕj, et non le verbe ™kporeÚesqai, qui livre l’information
principale sur l’origine de l’Esprit, et non sur le mode de sa procession.
Athanase en est réduit à ne décrire la procession de l’Esprit que par
l’intermédiaire de ses opérations appropriées (sanctifier, illuminer) et de sa
procession ad extra (être envoyé, être donné). Le raisonnement prend alors
un tour transitif: l’Esprit a le Verbe pour origine de sa procession ad extra;
or le Verbe est issu du Père dans sa procession ad intra (par¦ toà LÒgou
toà ™k PatrÕj): donc, par transitivité, l’Esprit est issu du Père (™k PatrÕj)
dans sa procession ad intra. Dans la dernière phrase du passage cité, la
procession a en quelque sorte une double origine: procession ™k PatrÕj,
envoi par¦ toà LÒgou. Il n’est pas à proprement parler question d’une
procession par l’intermédiaire du Verbe, bien que le passage ait été exploité
dans ce sens dans la controverse filioquiste.
La troisième Lettre à Sérapion37 résume la première. Dans la brièveté de
l’expression, Athanase donne un tour plus résolu à ses raisonnements.
Ainsi, les premières lignes reprennent le passage de la première Lettre où
il était question d’une double origine de l’envoi temporel de l’Esprit, le Père
qui le répand, le Fils qui le donne:
Kaˆ ™mfus»saj dšdwken ™x aÙtoà toàto to‹j maqhta‹j, kaˆ oÛtwj ™xšceen aÙtÕ Ð
Pat¾r ™pˆ p©san s£rka kat¦ tÕ gegrammšnon38.
«Et, soufflant (cf. Jn 20,22) sur les disciples, il leur donna (cf. Jn 14,16) celui-
ci [l’Esprit Saint] à partir de lui, et ainsi, le Père le répandit sur toute chair (cf.
Jl 3,1 LXX = Ac 2,17) selon ce qui est écrit.»

En transférant au style indirect la parole que l’évangile met dans la bouche


du Fils (Jn 14,16), Athanase se permet d’introduire la préposition ™k, là où
la première Lettre n’osait encore qu’un par¦: l’Esprit, qui, disait explicite-
ment la première Lettre, est «issu du Père», est aussi «donné (à partir) du
Fils». Il le fait de nouveau quelques lignes plus loin: ™x aÙtoà d…dotai p©si,
«<L’Esprit> est donné à tous (à partir) du <Fils>»39. Cette juxtaposition de
deux emplois de la même préposition est certainement assez embarrassant;
aussi Athanase se reprend-il pour indiquer une hiérarchie entre ces deux
origines. C’est là qu’il introduit la préposition di¦:
37
Pour être plus précis, on devrait parler de la deuxième partie d’une deuxième lettre
composée de ce que la tradition manuscrite appelle les «deuxième» et «troisième»
Lettres à Sérapion.
38
III Ad Ser. 1 (PG 26, 625 A 9-12).
39
III Ad Ser. 1 (PG 26, 628 A 4).

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La préhistoire de la controverse filioquiste 327

`Ikan¦ m{n oân kaˆ taàta pe‹sai kaˆ p£nta Ðntinoàn filÒneikon mhkšti lšgein kt…sma
toà Qeoà tÕ ™n Qeù kaˆ t¦ b£qh ™reunîn toà Qeoà kaˆ ™k PatrÕj di' Uƒoà
didÒmenon40.
«Voilà qui devrait aussi suffire à dissuader tout chicaneur de dire encore que
celui qui est “en Dieu” (I Co 2,11 selon Athanase) et “scrute les profondeurs
de Dieu” (I Co 2,10), et est donné (cf. Jn 14,16) à partir du Père à travers le
Fils, est une créature de Dieu.»

Athanase professe ici explicitement un rôle d’intermédiaire du Fils dans la


procession ad extra de l’Esprit. Il ne le fera qu’une unique fois encore, dans
le début de la quatrième Lettre, qui n’est qu’une reprise presque littérale
de ce début de la troisième Lettre. De nouveau, Athanase commence par
l’appui scripturaire de Jn 14,16, qui lui fait dire que l’Esprit par' aÙtoà
d…dotai41. Athanase a reculé devant l’audace du ™k et est revenu à la
préposition par¦ théologiquement moins connotée. Puis intervient un
montage scripturaire plus précis, plus fidèle. Athanase s’en tient strictement
au par¦ de Jn 15,26b:
Kaˆ toàto toà Qeoà e"nai kaˆ par¦ toà PatrÕj di' Uƒoà d…dosqai pepisteÚkamen42,
«Et nous croyons qu’il est <de Dieu> (I Co 2,11), et qu’il est donné (cf. Jn 14,16)
d’auprès du Père (cf. Jn 15,26b) à travers le Fils.»

Voilà donc les deux uniques passages où Athanase confesse le rôle inter-
médiaire du Fils dans la procession de l’Esprit Saint. Dans les deux cas, il
s’agit toujours de la procession ad extra de l’Esprit, non de sa procession
ad intra.
Il faut distinguer ces deux passages d’une troisième occurrence, où la
médiation prend un sens purement logique:
Athanase commence sa troisième Lettre par un résumé de la scène de
la Pentecôte, telle qu’elle a été promise (Jn 14,16; 16,14; 20,22) puis
réalisée (Jl 3,1 renvoie directement à Ac 2,17). l’Esprit est certes envoyé par
le Père, mais ce qui importe ici, c’est de montrer que l’Esprit est l’Esprit du
Fils, l’Esprit envoyé par le Fils. Si, comme le Fils est le Fils du Père (Mt
3,17), l’Esprit est l’Esprit du Fils (Ga 4,6), alors toutes les propriétés qui,
dans le raisonnement christologique qui constitue la deuxième Lettre à
Sérapion43, ont été transférées du Père au Fils, peuvent aussi être transférées
du Fils à l’Esprit (Jn 16,15a). Athanase énonce ce transfert:
Taàta p£nta di¦ toà Uƒoà eØr»somen Ônta kaˆ ™n tù PneÚmati44,
«Tout cela, nous le trouverons aussi, à travers le Fils, dans l’Esprit.»

40
III Ad Ser. 2 (PG 26, 628 A 6-9).
41
IV Ad Ser. 1 (PG 26, 637 C 4).
42
IV Ad Ser. 6 (PG 26, 645 D 5f.).
43
C’est-à-dire la première partie de la véritable deuxième lettre.
44
III Ad Ser. 1 (PG 26, 625 B 4f.).

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328 Xavier Morales

Le groupe prépositionnel «à travers le Fils» ne fait ici qu’indiquer le


caractère transitif de l’argumentation d’Athanase: la médiation du Fils est
une médiation logique et non ontologique. Par cette médiation, l’Esprit lui
aussi peut être dit, comme le Fils, «issu de Dieu» (tÕ ™k toà Qeoà I Co 2,12).
L’intervention du Fils dans la procession de l’Esprit chez Athanase
prend donc deux significations: 1. Elle entre dans le cadre plus vaste du
raisonnement transitif par lequel Athanase construit sa pneumatologie à
partir de sa christologie. La division de la deuxième lettre en deux parties
(actuelles «deuxième» et «troisième» Lettres à Sérapion) en est la con-
séquence la plus manifeste. 2. Dans les deux occurrences où elle est
formulée, Athanase cherche à respecter scrupuleusement le contenu scriptu-
raire, principalement le discours de Jn 14-17, où l’Esprit est tantôt donné
par le Père (Jn 14,16; 14,26), tantôt envoyé par le Fils (Jn 16,7). L’ori-
ginalité d’Athanase s’appuie sur cette fidélité au texte, elle est une tentative
de résoudre l’articulation entre le Père et le Fils, tous deux «envoyant»
l’Esprit, en faisant du Père l’origine principale («qui procède d’auprès du
Père» Jn 15,26b) et du Fils le médiateur par lequel il est envoyé aux
croyants («que le Père enverra en mon nom» Jn 15,26a). Cette médiation
du Fils n’intervient donc qu’à l’occasion de l’envoi temporel de l’Esprit,
c’est-à-dire de sa procession ad extra.

Quelques interprétations de I Ad Ser. 20

Curieusement, ce ne sont pas ces deux seules occurrences de la formule «du


Père par le Fils» que la postérité retiendra, mais le passage moins précis de
I Ad Ser. 20. Ce manque de précision se prêtait peut-être mieux aux
volontés d’interpréter la position d’Athanase dans un sens ou dans un
autre.
De fait, l’influence du passage d’Athanase se fait sentir dès la génération
des Cappadociens. Grégoire de Nysse semble s’en inspirer dans un passage
du Premier livre contre Eunome qui traite de la monarchie divine. Com-
parant la Trinité à trois soleils qui resplendissent simultanément, selon une
image qu’on trouve aussi chez Grégoire de Nazianze45, le Cappadocien
décrit le troisième soleil, l’Esprit, avec les mots de la première Lettre à
Sérapion:
«… une autre lumière de cette même sorte, qui n’est pas séparée de la lumière
engendrée par un intervalle temporel quel qu’il soit, mais qui resplendit par son
intermédiaire (di' aÙtoà m{n ™kl£mpon), tout en tirant la cause de sa subsistance
de la lumière prototype …»46

45
Grégoire de Nazianze, Discours 31,14 (SC 250, 302-304 Gallay).
46
Grégoire de Nysse, Contre Eunome I 533 (GNO I, 180,22-25.27-181,3 Jaeger).

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La préhistoire de la controverse filioquiste 329

Grégoire nous livre son interprétation du passage d’Athanase lorsqu’il


substitue au par¦ toà LÒgou de l’Alexandrin un di' aÙtoà: l’Esprit Saint
est issu du Père, lumière prototype, et resplendit par l’intermédiaire du Fils,
lumière engendrée. De plus, en excluant tout «intervalle temporel», Gré-
goire fait porter cette médiation sur la procession ad intra de l’Esprit Saint,
et non plus seulement sur son envoi à la Pentecôte. De fait, c’est cette
indistinction du passage d’Athanase entre procession ad extra et procession
ad intra qui va en faire un lieu clef de la controverse filioquiste47.
J. Van Rossum48 a rappelé l’importance de I Ad Ser. 20 dans la
controverse filioquiste, en invoquant le témoignage de deux théologiens
byzantins, Nicéphore Blemmyde49 (1197-1272) et Georges de Chypre50
devenu Grégoire II patriarche de Constantinople (1241-1290). Or ces deux
théologiens ont, comme Grégoire de Nysse, éprouvé le besoin de forcer
l’imprécision du texte d’Athanase pour lui faire dire quelque chose de plus
technique.
Le passage d’Athanase déjà cité51 est rapporté par ces deux auteurs avec
quelques modifications. Pour Nicéphore comme pour Grégoire Ðmolo-
goumšnou devient Ðmologoumšnwj. Le texte de Grégoire échange même les
prépositions entre le Verbe et le Père: ™k toà LÒgou toà par¦ toà PatrÒj.
La préposition par¦, trop floue pour indiquer rigoureusement l’origine de
l’Esprit, est remplacée par la préposition ™k, que la tradition théologique,
depuis Nicée, a consacrée dans la confession de l’origine du Fils.
Les théologiens partisans d’une procession «du Père par le Fils» soutien-
nent évidemment qu’Athanase parle ici de la procession ad intra. Nicéphore
cite alors un théologien byzantin qu’il ne nomme pas, et qui modifie la
citation d’Athanase en ajoutant le verbe technique ™kporeÚesqai, dont
l’usage n’est pas athanasien:

47
La question du Filioque chez Athanase est traitée d’une façon gauche et ouvertement
apologétique dans SC 15, 69-77 Lebon. Cf. aussi C.R.B. Shapland, The letters of Saint
Athanasius concerning the Holy Spirit, Londres 1951, 40f.; J. Quasten, Patrology III,
Utrecht 1960, 77.
48
J. van Rossum, Athanasius and the Filioque: Ad Ser I, 20 in Nikephorus Blemmydes and
Gregory of Cyprus, StPatr 32, Leuven 1997, 53-58.
49
On trouve les deux discours «Sur la procession de l’Esprit Saint» de Nicéphore Blemmyde
dans PG 142, 533-584. Sur le théologien lui-même, voir aussi M. Stavrou, Filioque et
théologie trinitaire, Com(F) 24/5-6, 1999, 167 et V. Grumel, Nicéphore Blemmyde et
la Procession du Saint-Esprit, RSPhTh 18, 1929, 636-656.
50
Sur Grégoire de Chypre, voir aussi O. Clément, Grégoire de Chypre, De l’ekporèse du
Saint-Esprit, Ist. 3-4, 1972, 443-456, qui traduit et commente des larges extraits du
traité édité dans PG 142, 269-300; les articles dans: DThC, Paris 1903-1950: Lyon. Le
IIe concile et la réunion de l’Eglise grecque (par Grumel, Vol 9/1) et Georges de Chypre
(par F. Cayré, Vol. 6); et la notice à paraître par Jean-Claude Larchet, Georges-Grégoire
de Chypre, dans: C.G. Conticello/V. Conticello (dirs.), La Théologie byzantine et sa
tradition II, CChr, Turnhout 2002.
51
I Ad Ser. 20 (PG 26, 580 A 7f.).

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330 Xavier Morales

`O m{n mšgaj 'Aqan£sioj oÛtwj e"pe: TÕ Pneàma ™k toà PatrÕj æj par¦ toà LÒgou
toà ™k toà PatrÕj ™kporeuÒmenon52.
«Athanase le Grand a dit: “L’Esprit procédant du Père en tant que procédant
d’auprès du Verbe issu du Père”.»

Nicéphore blâme en revanche les théologiens grecs radicaux de ne vouloir


“entendre le témoignage des Pères”, c’est-à-dire d’Athanase, “que d’une
manifestation temporelle de l’Esprit par le Fils”53. Ces théologiens, rapporte
Nicéphore au huitième paragraphe de son premier discours, opposent
fanšrwsij, “manifestation”, à Ûparxij, “existence”, et interprètent ™kl£m-
pein, le verbe employé par Athanase, de la première de ces deux notions.
Pour Nicéphore, au contraire, ce resplendissement désigne bien l’existence
éternelle de l’Esprit:
TÕ Pneàma par¦ toà LÒgou, toutšsti, di¦ toà LÒgou prÒeisin ™k PatrÒj, ésper
™x ¹l…ou di¦ toà fwtÕj fwtistik¾ lamphdèn. K¢peid¾ toàt' œstin, Ð d{ LÒgoj ™k
toà PatrÕj æmolÒghtai: di¦ toàto kaˆ tÕ Pneàma par¦ PatrÕj ™kporeÚesqai
lšgetai. … `Wj m{n oân ™nšrgeian toà Uƒoà kaˆ Qeoà LÒgou tÕ Pneàma tÕ ¤gion
¢#d…wj ™kl£mpei par' aÙtoà, taÙtÕn d' e„pe‹n, di' aÙtoà par¦ toà PatrÒj54.
«L’Esprit procède du Père “d’auprès du Verbe”, c’est-à-dire par l’intermédiaire
du Verbe, de même qu’une clarté “illuminatrice” procède d’un soleil par
l’intermédiaire de la lumière. Et puisqu’il en est ainsi, et que le Verbe est
“confessé comme issu du Père”, alors, l’Esprit lui aussi est dit procéder d’auprès
d’un Père. … Par conséquent, en tant que “puissance” du Fils et Verbe Dieu,
l’Esprit Saint “resplendit d’auprès de lui” éternellement, et cela revient à dire,
par son intermédiaire d’auprès du Père.»55

Lorsque Nicéphore ajoute ¢#d…wj, “éternellement” à la citation d’Athanase,


il devient clair qu’il interprète l’Alexandrin dans le sens de la procession ad
intra de l’Esprit. Néanmoins, il ne va pas jusqu’à adopter la solution latine
du Filioque: de fait, il corrige le par¦ toà LÒgou athanasien en di¦ toà
LÒgou, afin de pouvoir distinguer entre l’origine principale qu’est le Père
(™k PatrÒj, par¦ toà PatrÒj), et l’origine médiate qu’est le Fils.
Grégoire de Chypre adopte une interprétation plus subtile, et distingue
l’existence de l’Esprit Saint, correspondant à sa procession ad intra au sens
strict, et sa manifestation (œkfansij) ou resplendissement (œklamyij) éternels,
en quelque sorte une économie ad intra de l’Esprit, distincte encore de sa
procession ad extra:

52
Nicéphore Blemmyde, Sur la procession de l’Esprit Saint I 6 (PG 142, 537 D 3-6).
53
Grumel, Nicéphore Blemmyde et la procession du Saint-Esprit (cf. note 49), 647.
54
Nicéphore Blemmyde, Sur la procession de l’Esprit Saint I 9 (PG 142, 540 D 8-13 et 541
A 9-12).
55
Les mots entre guillemets sont les mots tirés du passage d’Athanase que Nicéphore
commente.

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La préhistoire de la controverse filioquiste 331

«Certains des Saints ont dit que <l’Esprit Saint> procédait à travers le Fils
d’auprès du Père (di' Uƒoà par¦ toà PatrÕj ™kporeÚesqai), et ils l’ont dit avec
piété, non pas que l’existence de l’Esprit issue du Père soit incomplète, ni qu’il
ait aucunement le Fils pour cause, soit pour cause unique, soit avec le Père56,
mais parce que … il arrive à travers lui (di' aÙtoà), resplendit (¢pol£mpei) et se
manifeste selon son resplendissement prétemporel et éternel.»57

Grégoire interprète le resplendissement dont parle Athanase, de la même


façon que Nicéphore, comme un “resplendissement éternel”, ¢$dioj œk-
lamyij, c’est-à-dire comme une réalité ad intra. Il ne se sépare de l’inter-
prétation de Nicéphore, qui est aussi celle de son prédécesseur et opposant
Veccos, que par l’invention d’une nouvelle catégorie, différente de la
procession d’existence – cette invention lui valut d’ailleurs de devoir
abdiquer de son siège.
Ce jeu possible sur l’interprétation d’Athanase, Grégoire lui-même
l’avoue, montre comment le langage d’Athanase manque rétrospectivement
de précision, et ne distingue pas assez systématiquement la procession ad
intra de l’Esprit de sa procession ad extra.
Pour parvenir à leurs interprétations respectives, Nicéphore et Grégoire,
comme Grégoire de Nysse avant eux, s’appuient surtout sur la comparaison
avec la lumière du soleil, comme le faisait Athanase dans le fameux
passage, en parlant d’une fwtistik¾n zîsan ™nšrgeian. C’est que, de fait,
la description des processions du Fils et de l’Esprit dans leur rapport entre
elles, en l’absence d’une révélation explicite de l’Ecriture, ne peut s’exprimer
qu’à travers des images.

ABSTRACT

The article draws the origins of the filioquist controversy back to the theology of
Asterius the Sophist and his refutation by Marcellus of Ancyra (condemned in 336).
The oriental theology of the Fourth century provides a sort of prehistorical background
to the formula: “The Spirit proceeds from the Father by the Son”. The first systematical
pneumatology, delivered by Athanasius of Alexandria in his Letters to Serapion (ca.
360), similarly expresses a intermediary role of the Son in the mission of the Spirit, in
trying to respect literally the johannine data. Athanasius’ attempt is of particular
interest, in as much as it has been later advocated as a testimony for the filioquist
formula, singularly by Nicephorus Blemmydes (1197-1272) and George of Cyprus
(1241-1290). Actually, later interpretations reveal the ambiguity of Athanasius’ own
formulations.

56
Ces deux corrections sont reprises de Veccos, qui les ajouta aux anathématismes de la
formule de foi en 1280 (Grumel, art. Lyon. Le IIe concile et la réunion de l’Eglise
grecque [cf. note 50], col. 1401).
57
Grégoire de Chypre, Sur la procession de l’Esprit Saint (PG 142, 290 C 4-9.12-14).

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