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Courte synthèse des premiers chapitres de la « Critique de l’histoire des

sciences » de Michel Blay, CNRS Editions, 2017.

0° Intro

Doit-on considérer l’ensemble du travail des Anciens et des médiévaux


comme un point de départ, comme l’enfance de notre belle « science »,
dont nous serions la maturité ? Belle prétention, qui ne semble percevoir
dans les récits de nos prédécesseurs que des efforts, souvent naïfs et
vains, pour nous permettre de devenir ce que nous sommes. Nos
prédécesseurs ignoraient que nous attacherions de l’importance à telles
ou telles choses. Ils se préoccupaient très sérieusement, sans penser à
nous, de la construction de mondes ayant leur propre signification, leur
propre imaginaire, leur propre cohérence. Rechercher, comme on le fait
trop souvent en « histoire des sciences » mais aussi en histoire, chez nos
prédécesseurs, dans une sorte d’esprit linéaire et cumulatif, ce qui, par
une sorte de miracle, ressemble à ce qui nous intéresse aujourd’hui, est
une faute de la pensée, mais plus encore, une injure faite à la richesse de
leur réflexion.

1° L’intelligible

La pensée grecque est à l’origine de ce qu’on appelle, de nos jours, le «


travail scientifique », mais elle n’en est en aucun cas une quelconque
préfiguration l’assimilant à une enfance de la pensée dont nous
incarnerions la maturité – elle est sa propre maturité ; elle n’est pas non
plus un commencement absolu. De multiples facteurs convergent et se
mêlent avant qu’un nouveau type de réflexion apparaisse à l’aube du VIs
av. J.-C. dans la colonie grecque de Milet en Asie Mineure : nombreuses
connaissances provenant de Chaldée et d’Egypte, relatives à des
procédures calculatoires parfois très complexes, à des observations
astronomiques, mais aussi à des pratiques empiriques et médicales.

A l’ensemble de ces procédures et savoirs viennent se mêler, plus


particulièrement dans le monde grec, des multiples réflexions et
spéculations s’apparentant, avec l’ordre naissant des cités, à des
questions de droit et de politique dans le cadre d’un espace public réel et
d’une participation à la vie politique (polis). Peut-on, de ces savoirs et
jeux de pouvoir, faire un tout ? Penser que ce qui est dit et proclamé par
un corps organisé doive être démontré, c’est-à-dire que soient exhibés en
toute clarté les concepts, principes et procédures logiques afin que
chacun puisse comprendre et s’approprier ce savoir ?

Une autonomie de la pensée s’est instituée en Grèce avec l’idée de


science démonstrative. Corrélativement, le mythe est progressivement
abandonné : une idée de nature peut s’instaurer, c’est-à-dire qu’il
devient possible de penser ce qui est comme une extériorité déterminée,
présupposée intelligible et susceptible d’exister indépendamment de
nous dans le questionnement. La phusis remplit pour l’essentiel cette
attente. Elle est chez Aristote le résultat du processus de formation et de
croissance des choses matérielles qui ont en elles-mêmes le principe de
leur développement. Cette idée de nature ne recouvre pas ce
qu’aujourd’hui nous considérons comme la nature. Qu’en est-il en effet
des cieux ? Platon et ses successeurs, principalement Eudoxe de Cnide et
Aristote élaborent un monde qui, en son cœur, est constitué par la
dichotomie entre le monde supralunaire et le monde sublunaire. Afin de
concilier la pérennité des cieux avec ce qu’on savait des phénomènes
célestes, les Anciens imaginent des sphères tournant sur elles-mêmes
portant les planètes : ainsi le ciel n’est-il jamais, de quelque façon que ce
soit, l’objet d’un mouvement caractérisé par un changement de lieu au
sens d’Aristote.

En dehors de cette nature que l’on peut dire double ou dichotomique, en


s’y opposant ou en s’appuyant sur elle, il y les « artifices », en particulier
optiques et mécaniques. Ils ne relèvent pas de la phusis puisqu’ils sont
des produits achevés dont la cause de fabrication leur est extérieure.
Cette nature dichotomique est donc à la fois supposée intelligible et
support des « artifices » qui manipulent la phusis.

2° L’ordre théologico-cosmique chrétien


« Et le verbe s’est fait chair » (Jean, I, 4) : la rupture est radicale avec ce
qui peut être rassemblé sous la dénomination de philosophie grecque.
Comment, en effet, le concept central de logos peut-il s’accorder avec
l’idée de son incarnation ? Dans la pensée grecque, l’homme a un corps
sensible et périssable, tandis que par le logos il peut contempler les
archétypes intelligibles. Or le christianisme situe le salut dans la chair
sensible qui éprouve, dans ce corps putrescible, mais dont la
résurrection, comme celle du Christ est affirmée. C’est bien à partir de
cette position initiale et radicale, propre au christianisme, qu’il importe
de saisir comment une nouvelle pensée de la nature sera susceptible
d’émerger, centrée sur l’idée d’une unification, dans le Christ, des
opposés.

Le néoplatonisme aux IIIs et IVs de notre ère, celui de Porphyre, Plotin,


Damascius et Proclus, marque la fin de l’hellénisme. Le christianisme en
reprend assez largement l’armature conceptuelle, sauf que la
transcendance du Bien sur l’Être (encore prédicable selon les catégories
d’Aristote) est « renforcée » par une démarche privilégiant le «
sentiment », la valeur religieuse de l’intelligence, et mise à portée de tous
(plutôt que réservée à une Ecole).

Parallèlement aux penseurs de l’Eglise, se déploieront des courants


théologico-cosmiques, qui conduiront à « absorber » la science des
Anciens dans un ordre plus vaste : non plus alors la science des Anciens,
ni celle développée en terre d’Islam dans la proximité conceptuelle
effective des Anciens, mais une science autre, parce qu’émergeant d’un
corpus théologico-cosmique spécifiquement chrétien dans lequel Dieu
n’est pas l’intelligible, mais le réalise par le Christ dans l’union des
contraires.

Cette construction se réalise notamment à partir de Jean Scot Erigène,


qui au IXs retraduira le codex du pseudo-Denys et peut être vu comme le
précurseur de la scolastique occidentale : dans le Christ, il devient
possible de penser une unité du globe habité et du paradis, du Ciel et de
la Terre, du sensible et de l’intelligible. Cette unité sera accomplie aussi
bien par la liturgie, que par l’architecture impulsée par le puissant abbé
Suger : par la contemplation de la lumière émanant des vitraux et des
multiples gemmes, par cette lumière à la fois matérielle et spirituelle,
chaque homme peut, suivant le mode anagogique, avoir sa demeure
dans les cieux. L’invisible devient, par le Christ, visible ; d’une visibilité
qui n’est pas qu’un apparaître, mais un intelligible incarné. C’est dans
cette « optique » qu’il convient d’interpréter les importants travaux des
Franciscains d’Oxford, très attachés à la lecture du texte sacré,
principalement Robert Grosseteste et Roger Bacon au XIIIs : ils
reprennent et approfondissent sans aucun doute les « artifices » des
Anciens mais sur un fond qui en transforme radicalement les enjeux et la
portée. La connaissance qui est acquise, si elle appartient bien au champ
de l’activité pratique ou savante, engage tout autant, sans la moindre
discontinuité, les formes les plus élevées de l’intellect dans une sorte
d’harmonie où la contemplation de la lumière sensible conduit, dans et
par le Christ, à la lumière intelligible, puis à Dieu.

En ce sens, il convient de voir l’œuvre de Copernic comme un


aboutissement de cet esprit « christologique », même si elle posa
problème aux doctrines ayant cristallisé la cosmologie aristotélico-
ptoléméenne. Le geste apparemment anodin mais central de Copernic,
en effet, est d’avoir accordé à la Terre non plus une vague forme de
sphéroïde, comme chez Ptolémée, mais une sphéricité parfaite, même si
elle n’apparaît pas immédiatement. C’est donc bien à une conception
d’un autre ordre, à une perfection d’un ordre divin, « intelligible » à
laquelle Copernic fait référence. La Terre devient une planète parmi les
autres, participant à leur ronde : elle est à la fois terrestre et céleste.

Mais cet aboutissement simultanément se nie ou se dépasse :


l’incarnation du Verbe semble s’effacer ou s’évanouir dans l’immanence.
Une immanence sans procès d’unification : le « temple splendide »
semble ne plus être le support d’une anagogie, comme c’était le cas dans
la liturgie ou l’architecture. Parce que les limites du visible ont été
atteintes ? Une « option » d’une radicale nouveauté, suggérée
implicitement par Copernic mais qui traverse son texte et à laquelle son
lecteur attentif, Giordano Bruno, répondra par l’affirmative.
3° Giordano Bruno

La lecture de Bruno, centrée sur l’infini, dégage les conditions de


possibilité d’une nouvelle idée de nature. Dans les pièces et documents
de son procès, Giordano Bruno fait état de grandes réserves vis-à-vis de
l’incarnation du Verbe, et d’une façon générale, vis-à-vis du rôle du
Christ comme médiateur. Bruno tient un univers infini parce qu’il estime
indigne de la bonté et puissance divine, que Dieu se contentât d’un
nombre fini de mondes. Cosmologiquement, cette idée ouvre le cosmos
copernicien en « donnant au ciel une profondeur ». Or l’infinité n’est pas
seulement selon le nombre et la grandeur, mais aussi selon un mode de
« présence et puissance » : cette « ombre et trace de la divinité », proche
d’une Âme du monde, est parfois identifiée au Saint-Esprit par Bruno, et
n’implique pas nécessairement un panthéisme.

Infini selon le nombre et la grandeur, l’Univers n’est pourtant pas «


totalement infini », car chacune de ses innombrables parties, chacun de
ses mondes, est fini, alors que Dieu est « totalement infini » excluant de
lui tout terme, et qu’il est tout entier dans le monde entier, il est ce qu’il
y a de plus intime (praesentissimum) à toutes choses. L’idée de nature
qui se dessine est bien différente de la nôtre car il y subsiste encore un
mystère au sens chrétien du terme. La « vérité selon la foi » n’est pas
niée mais bien « repoussée ».

Bien vite, cette idée de nature baignée d’infini, ces multiplicités


traversées par le vitalisme, va devenir autre en se concentrant
uniquement sur l’infinité selon les mathématiques : une « nature pour
les mathématiques » portée par le travail de Galilée. Nourri par son
ethos d’ingénieur, il va faire glisser le champ des artifices du côté de
l’immanence et de la nature pour les mathématiques : il n’y aura plus
d’artifices ou, plus exactement, les artifices deviennent la nature et la
nature un ensemble de problèmes à résoudre : naissance du « technique
». Ce qu’il y avait encore de mystère au sens chrétien chez Copernic et
Bruno s’évanouit.
Cette nouvelle science, qui du XVIIs au XVIIIs culminera dans une
vision « horlogère », se transformera en un ordre économico-énergétiste
par la greffe de la science économique naissante. Mais avant,
éventuellement, de retracer cette histoire, je réfléchis sur cet éphémère «
moment brunien ».

Aboutissement « logique » de l’ordre antérieur, n’invite-t-il pas à porter


un regard critique sur le christocentrisme médiéval ? Une conception
plus nuancée de la fonction de Christ (relevant par exemple davantage
d’un agir que d’un être) n’aurait-elle pas permis d’assurer un relais
théologique et mystique à ce nouvel univers, et par là une « orientation »
(sur le modèle des Franciscains d’Oxford) à l’inévitable explicitation
mathématique de la nature ?

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