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Autre Salas 2002 01 0136 PDF
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L'HUMANITÉ ?
Raphaëlle Branche
in Jean-Paul Jean, Barbie, Touvier, Papon
Autrement | « Mémoires/Histoire »
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Raphaëlle Branche
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Depuis le mois de juin 2000, la société française semble découvrir une nou-
velle fois que son armée a pratiqué la torture pendant la guerre menée en
Algérie de 1954 à 1962. L’émotion publique trouve son origine dans un
témoignage publié en première page du journal Le Monde. La militante natio-
naliste Louisette Ighilahriz y évoque les tortures endurées à Alger en 1957.
Les généraux qu’elle met en cause réagissent soit en niant totalement
(général Bigeard), soit en reconnaissant et même en regrettant (général
Massu).
À l’automne, le débat se déplace sur le terrain judiciaire après les décla-
rations publiques d’un ancien officier des services spéciaux, le général Aus-
saresses, qui reconnaît et revendique l’assassinat de plusieurs dizaines de
personnes et le recours à la torture 1. En l’écoutant, on est transporté plus
de quarante ans en arrière. Ses justifications sont autant d’arguments repris
dans les débats organisés par les médias en étant placés sur le même plan
que ceux qui récusent l’usage de la torture au nom des droits de l’homme,
des lois ou des règlements que la France était censée respecter. Deux camps
sont de nouveau désignés et les acteurs de l’époque appelés à « témoigner ».
1. Il précise ses responsabilités dans certains assassinats dans son ouvrage Services spéciaux en
Algérie 1955-1957. Mon témoignage sur la torture, Paris, Perrin, 2001.
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et que les actes incriminés étaient minoritaires – deux manières d’exprimer
le même refus 3.
L’attitude du pouvoir politique demeure dans la continuité de la raison
d’État des années 1954-1962. La ligne choisie est toujours l’impunité,
garantie dès l’amnistie de mars 1962. Elle permettait à l’État de se protéger
en protégeant ses agents ; elle dispense toujours de s’interroger sur les ordres
donnés et les responsabilités. En 2000-2001, le même régime – la Ve Répu-
blique – continue à rejeter ces questions.
C’est dans ce vide de la réponse étatique que la thématique judiciaire
s’installe. Faute d’une réponse en adéquation avec la vérité historique, la
2. Appel paru dans L’Humanité du 31 octobre 2000. Les douze personnalités sont : Henri Alleg,
ancien directeur d’Alger républicain, auteur de La Question ; Josette Audin, épouse de Maurice
Audin ; Simone de Bollardière, veuve du général Pâris de Bollardière ; Nicole Dreyfus, avocate ;
Noël Favrelière, rappelé, déserteur ; Gisèle Halimi, avocate ; Alban Liechti, rappelé, insoumis ;
Madeleine Rebérioux, historienne, secrétaire du comité Audin ; Laurent Schwartz, mathématicien,
président du comité Audin ; Germaine Tillion, ethnographe, résistante, auteur notamment de
L’Afrique bascule vers l’avenir ; Jean-Pierre Vernant, historien, résistant ; Pierre Vidal-Naquet, his-
torien, auteur notamment de La Torture dans la République.
3. Le 4 mai 2001, la présidence de la République rend public un communiqué dans le même
esprit.
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querait-elle pas d’aboutir à des généralisations ou à des amalgames éloignés
de la réalité historique ? L’avenir judiciaire de la guerre d’Algérie ne peut
être dit, encore moins la manière dont la société recevra ces éventuels déve-
loppements, mais on peut d’ores et déjà attirer l’attention sur les spécificités
des domaines dans lesquels peuvent émerger des discours proclamant la
vérité sur des actes passés. Le champ de l’histoire n’est pas celui du droit.
Leurs exigences et leurs règles sont distinctes. La vérité ne s’y exprime pas
dans les mêmes termes ; elle ne s’attache pas aux mêmes éléments. L’histo-
rien n’a pas pour vocation de juger des individus ou de qualifier juridique-
ment des faits ; autant que possible, sa tâche est de les établir et de les éclairer
pour qu’ils soient expliqués et connus. Il s’agit donc ici de donner des
éléments pour alimenter la réflexion de ceux qui cherchent à répondre à la
question : La torture a-t-elle constitué un crime contre l’humanité pendant
la guerre d’Algérie ?
Le premier élément évident concerne les victimes des violences des
forces de l’ordre françaises. La population civile a incontestablement été
4. Sur ce point, le livre d’Henry Rousso (La Hantise du passé, Paris, Textuel, 1998) apporte une
démonstration nette des torsions auxquelles est soumise la vérité historique pour entrer dans les
cadres juridiques.
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priori pour tous les assassinats qui pouvaient ainsi être maquillés sans diffi-
culté en sanction de tentative de fuite.
Ce texte est tout à fait révélateur des difficultés qu’eurent les autorités
françaises à cerner leurs ennemis. Peu à peu, tirant notamment les leçons
de la guerre d’Indochine, furent développées des activités dites « de rensei-
gnement ». La plupart des Algériens devinrent dès lors suspects de savoir
quelque chose sur les ennemis des soldats français, qu’ils fussent terroristes,
combattants de l’ALN ou simplement collecteurs de fonds. Dans ce contexte,
la torture se répandit et toucha principalement des civils.
Dans certains cas, elle fut délibérément utilisée comme instrument de
terreur, définie comme la volonté de dominer psychologiquement une
population. Cet usage a connu un paroxysme au cours des opérations
menées à Alger par la 10e DP du général Massu. Particulièrement dans les
premiers mois de 1957, l’action des forces de l’ordre a été menée en violation
des droits les plus élémentaires : violations de domicile, enlèvements,
séquestrations, « disparitions », tortures et exécutions sommaires sont
devenus les éléments quotidiens d’une politique de terreur organisée.
5. Voir Jean-Charles Jauffret, Soldats en Algérie, 1954-1962. Expériences contrastées des hommes du
contingent, Éditions Autrement, coll. « Mémoires », 2000, 367 p., p. 259 et 261.
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lence. Ce contexte était le produit d’une certaine vision du monde, des
Algériens et de la guerre. Il fit de la torture et des autres violences illégales
commises par les forces de l’ordre françaises des crimes par obéissance,
accomplis au service de la patrie.
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ment et interdit la prise d’otages et la déportation. Or la France ne
reconnaissait pas cette convention en Algérie. Elle avait seulement admis,
à la limite, la pertinence de la troisième convention de Genève, qui concerne
exclusivement les prisonniers militaires 6.
Cependant, puisque les tortures constituaient des crimes punis par le
code pénal, des actions en justice étaient possibles pour des actes commis
par les forces de l’ordre dans la répression du mouvement indépendantiste,
qu’il s’agisse ou non de prisonniers militaires. Dans les faits, seuls quelques
procès eurent lieu.
Que ce soit la peur des représailles ou l’ignorance du système judiciaire
français par les plaignants ou bien l’hostilité des magistrats à instruire ce
type de plaintes, les instructions furent très peu nombreuses. Plus rares
encore furent celles qui débouchèrent sur un procès. La justice était en effet
alors massivement engagée dans la guerre contre les nationalistes algériens
et elle partageait la mission des forces de l’ordre. Elle était peu pressée de
faire aboutir des plaintes mettant en cause des représentants de l’État. Cette
6. L’article 13 de cette convention mentionne que les prisonniers militaires doivent bénéficier
d’un traitement humain tandis que l’article 17 interdit les interrogatoires inhumains et toute
forme d’humiliation.
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violences étaient au minimum tolérées, mais bien plutôt autorisées, voire
ordonnées.
Le jugement du tribunal militaire de Paris est particulièrement inté-
ressant sur ce point. Les accusés – un lieutenant d’active et deux sous-
lieutenants de réserve – ont reconnu les faits et le commissaire
du gouvernement a requis une très lourde peine. Les magistrats militaires
siégeants ont néanmoins choisi de les acquitter, rejetant ainsi les moti-
vations du pouvoir politique et ignorant la sensibilité de l’opinion publique.
Au-delà des cas individuels, l’armée proclamait, par la bouche de la justice
militaire, qu’elle n’entendait pas endosser la responsabilité des exactions
commises pendant la guerre, dont elle tenait in fine le pouvoir politique
pour responsable.
Semblant renvoyer exclusivement les fautes et les crimes à l’individu
qui les avait commis, le pouvoir politique décida une amnistie maximaliste.
Cette loi de l’obéissance due, qui ne s’assumait pas comme telle, précisait
qu’étaient « amnistiées les infractions commises dans le cadre des opérations
de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne avant le
7. Sur la justice pendant la guerre d’Algérie, voir Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats
dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001.
Raphaëlle Branche
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