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ETUDES TRADITIONNELLES ast Année Janvier 1940 NO aga L’ESPRIT EST-IL DANS LE CORPS OU LE CORPS DANS L’ESPRIT ? © (Suite). Ja fin de la premiére partie de cette étude, nous di- A sions que, dans la transposition du symbolisme spa- tial, il fant toujours prendre garde que, en passant d'un point de vue a Yantre, I’analogie doit étre appliquée en sens inverse. Une des meilleures « illustrations » en ést donnée Par Ia représentation des différents cieax, correspondant aux états sapérieurs de V’étre, par autant de corcles on de sphéres concentriques, telle qu'on ta trouve par exemple chez Dante. Dans cette représentation, i! semble tout da bord que les cieux, s‘ils sont Plus vastes, c’est-a-dire moins limités, & mesure qu’ils sont plus élevés, sont aussi plus ‘ extériours » en ce sens qu'ils sont plus éloignés dui centro, celui-ci étant alors constitué par Je monde terrestre; c'est {Ble point de vue de Vindividualité humaine, qui est préci- sément représentée par la terre, et ce point de vue est vrai dime vérité relative, en tant que cette individualité est alle dans son ordre et que cst d’elle qu'il faut néceseaire- Tina Bartic pour s’élever aux états supérienrs. Mais, quand Tindividualité est dépassée, le crenversement » dont nons Avons parlé (et qui est réellement un « redressement » de © Volr Biudes Traditionneles, juin 1900, 6 EEUDES TRADTIIONNNLES Vétre) s‘opare, et tout Vonsemble de ta représentation sym- , bolique se trouve en quelque sorte retourné : c'est alors le ciel le plus élevé de tons qui est en méme temps Je plus cen~ tral, puisque c'est en Ini que réside Ie centre universel lui- méme ; et, par contre, le monde terrestre est maintenant situé A a périphéric Ia plus extérieure. I! faut remarquer en outre que, dans ee « renyersement » quant & la situation, Ie cercks qui correspond au ciel le plus élevé doit cependant ester Je plus grand de tous et envelopper tous les autres (comme, suivant la tradition islamique, le ¢ Trone » divin enveloppe tous les mondes) ; il faut bien qu'il en soit ainsi, puisque, dans Ia réalité absolue, c’est le centre qui contient tout, L'impossibilité de figurer matiriellement ce point de vue, suivant lequel ce qui est le plus grand est en méme temps Je plus central, n’exprime en somme rien d’autre que Jes limitations mémes auxquelles le symbolise géométrique est inévitablement soumis, di fait qu'il n’est qu'un langage eruprunté a Ia condition spatiale, c'est-a-dire une des con- ditions qui sont propres notre monde corporel, et qui soht par conséquent liges exclusivement 4 'antre point de vue, celui de Vindividualité humaine, En ce qui concer Je centre, on voit nettement ici, par Je rapport inverse qui existe entre To contre véritable, qui est celui de I’étre total ou de "Univers, suivant que Yon envi- sage les choses au point de yue ¢ microcosmique » ou « ma- eroscosmique », et le centre de Mindividualité on de son domaine particulier dexistencc, on voit, disons-nous, com- ment, ainsi que nous l'avons dja exposé en d’autres occa- sions, ce qui est le premier et le plus grand dans T'erdre de la réalité principielle devient d'une certaine fagon (sans pour- tant en étre aucunement altéré ou modifié en soi-méme) le dernier est le plus petit dans Yordre des apparences manifes- #€es (x). Tl s’agit en somme, pout continuer a nous secvir dit on cltSn & diverses repriven ia" raln de S6He76 UESPRIT EST-Tl DANS LE CORPS ? 7 symbolisme spatial, du rapport du point géométrique avec ‘ee qu'on peut appeler analogiquement le point métaphysique celui-ci est Ie véritable centre primordial, qui contient en 40i toutes les possibilités, et qui est donc ce qu'il y a de plus grand ; il n'est aucunement ¢ situé », car rien ne peut Ie can- tenir ou le limiter, et ce sont au contraire toutes choses qui se situent par rapport & lui (il va de soi que ceci encore doit étce entendu symboliquement, puisqu’il ne s’agit pas uni- quement en cela des seules possibilités spatiales). Quant au point géométrique, qui est sitaé dans Vespace, il est évi- demment, et méme au sens littéral, ce qu'il y a de plus petit, puisqu'il est sans dimensions, c'est-i-dire qu'il n'occupe rigoureusement aucune étendue; mais ce « rien » spatial correspond directement au « tout » métaphysique, ct co sont 1a, pourrait-on dire, les deux aspects extrémes de Vindivisibilité, envisagée respectivement dans le principe et dans la manifestation, Pour ce qui est de la considération du ¢ premier » et du « demier », il suffit, a cet égard, de rap- pelet ce que nous avons déja expliqué précédemment, que le point le plus haut a son reflet direct au point le plus bas ; et, ce symbolisme spatial, on peut ajouter aussi un symbo- lisme temporel, suivant lequel ce qui est premier dans Te domaine principiel, et par conséquent dans le « noa-temps », apparait en dernier dans le développement de Ia manifes- tation (1). Il est facile de faire Vapplication de tout cosi 4 ce-que nous avons enyisagé en premier lieu : c’est en effet esprit (Atma) qui est véritablement le centre universel contenant toutes choses (2) ; mais,en se reflétant dans la manifestation 1. Dans ta tradition islamique, le Prophite est & eriation de Diet Khali Lak) quant A oa. réalité principiolte (er nar elem hamm le seca (Cest-A-dire Ie dernier) des envoyés di Diaw . (Kidtare rusalfLlah) quent & sa manifestation terrestre tet Aalss! “ie premler ol Io dernier, (el-awal wa elakher) par rapport & Ie sriation (bin-nisbatl li-Khalg), de mabme quidllah est «le Premier et Ie Dern Dans la tradition ehrétionn’ “valpha stI'Oméga. le commencement et lafiny de la foie te premier te 12 ans le tradition ielamtque, Is 8 TUDES TRADITIONNELLES humaine, il apparatt par 1k méme comme « localisé > aw centre de Vindividualité, et méme, plas précisément, an centre de sa modalit$ corporelle, puisque collec, en tant qu’elle est Ie terme de la manifestation humaine, en est aussi la modalité « centrale », de sorte que c'est bien son centre qui est proprement, par rapport @ l'individualité, le reflet direct ot la représentation du centre universel. Ce reflet n'est assurément qu'une apparence, au méme titre que la manifestation individuelle elle-méme ; mais, tant que Vétre est limité par Jes conditions individuelles, cette apparence est pour lui la réalité, et il ne peat en Atre antre- ment, puisqu’elle est exactement du méme ordre que sa conscience actuelle. C’est seulement lorsque étre a dépassé ces limites que Iautre point de vue devient réel pour Ini comme il Vest (et 'a toujours été) d’une fagon absolue ; son centre est alors dans I'universel, et V'individualité (et 2 plus forte raison le corps) n'est plus qu'une des possibilités qui sont contenues dans ce centre ; et, par le «retournement » qui est ainsi effectué, les rapports véritables de toutes choses se trouvent rétablis, tels qu’ils n’ont jamais cessé d’étre pour I'étre principiel. Nous ajouterons que ce « retournement » est en étroit rapport avec eo que le symbolisme kabbalistique désigne comme le « déplacement des lumitres », et aussi avec cette parole que Ja tradition islamique met dans la bouche des wuliyd ; « Nos corps sont nos esprits, et nos esprits sont nos corps » (ajsdrind arwahnd, wa arvihnd ajsdmnd), indiquant par IA non seulement que tous Jes éléments de ("etre sont compldtement unifiés dans I’ « Identité Supréme », mais anssi que le « caché » est alors devenu I’« apparent » et inver- sement, Suivant la tradition islamique également, Ptre qui est passé de I’antre cbté du barzath est en quelque sorte Lumidre primordiale (end eLmohanmed!, nt 08 gu a 616 dit dave Ta rs totahet universel de ee VESPRIT EST-IE DANS Liz CORPS ? 9 a Vopposé des @tres ordinaires (et c'est d’ailleurs 14 encore une stricte application du sons inverse & V’analogie de Y'«Homme Universel » et de l'homme individnel) : « S'il marche sur le sable, il n'y laisse aucune trace ; s'il marche sur Je rocher, ses pieds y marquent leur empreinte (1). S'il se tiont au soleil, il ne projette pas d’ombre ; dans Yobscu~ rité, une lumiére émane de Ini » (2). René Guinon. 1. Ceci a un rapport Grident avec le symboliene dea * ompreintes do leds, sur los rochers, qui remonte 21x époqner " prébintoriques . et qb Berotrouve A peu pris dans toutes lox (raditions + snag entrer présentemont 3'ce mujet dans des cousidérations trop complexes nour pouvons dire que, une {acon générale, cos erpreintes représentant 12" (race , des 6tats supérleurx dans notre m: 2. Nous rappellerons encore que Yaeprit correspond 3 la Iamldre, et 16 ‘eorpa 2 Vombre cu 21a mult -cest done Veeprit lui-més ‘alors tontes chases dane son propre riyonsemen'. LE « TROU DE L’AIGUILLE » NS déja parlé précédemment du symbolisme de Ta « porte étroite » et de quelques-unes de ses repré- sentations traditionnelles ; on sait que l'une de celles-ci est Je « trou de Vaiguille », qui est notamment mentionné avec cette signification dans un, texte évangélique bien connu (r). Liexpression anglaise needle’s eye, littéralement « ceil de Yaiguille », est particuliérement significative 4 cet égard, cat elle relie plus directement cc symbole @ quelques-uns de ses équivalents, comme I’« ceil » du déme dans le symbo- lisme architectural quenous avonseu l'occasion d’étudier dans d'autres articles : ce sont Ja des figurations diverses de la « porte solaire », qui elleméme est aussi désignée comme Y« Gil du Monde ». On remarquera aussi que Vaiguille, quand elle est placée verticalement, peut étre prise comme une figure de I’ Axe du Monde »; et alors, V'extrémité per- forée étant en haut, ily a une exacte coincidence entre cette position de I’« ceil » de Vaiguille et celle de I'« ail » du déme. Ce méme symbole a encore d'autres connexions intéres- santes, que M. Ananda K, Coomaraswamy a signalées récemment (2) : dans un Jétaka oi il est question d'une aiguille miraculeuse (qui d’aillenrs est en réalité identique au vajra), le trou de T’aiguille est désigné en péli par le mot ‘pasa (3). Ce mot est le méme que ie sanscrit pasha, qui a originairement le sens de « nceud » ou de « boucle »; cect parait tout d’abord indiquer, comme le remarque M. Coo- maraswamy, que, a une époque trés ancienne, les aiguilles étaient, non pas perforées comme elles l’ont été plus tard, 4, Saint-Mathion, XIX, 96 2. Some Palt Words, s:v. Pésa, pp. 106-107, 3. ddtaka, 8, 282: pdse uiffhites. * perose d'un trou ou d'un * al, 28 ETUDES TRADITIONNELLES mais simplement recourbées & Tune de leurs extrémités, de Jagon a former une sorte de boucle dans laquelle on passait Je fil; mais ce qu'il y a de plus important & considécer pour nous, est le rapport qui existe entre cette application du mot pasha au trou de Vaiguille et ses autres significations plus habituelles, qui d’ailleurs sont également dérivées de Tidée premiére de « neeud », Le pasha, en effet, est Je plus souvent, dans le symbolisme hindou, un enceud coulant», ou un «lasso servant a prendre Jes animaux A Ja chasse ; sous cette forme, il est ian des prin- cipaux emblémes de rity on de Vame, ct aussi de Varuna ; et les « animaux » qu’ils prennent au moyen de co pasha, ce sont en réalité tous les étres vivants (pashie). De li aussi le sens de « Hien » : Yanimal, dés qu'il est pris, se trouve lic par le neeud coulant qui se resserre sur Ini ; de méme, I'étre vivant est lié par les conditions fimitatives qui le rotiennent dans son état particulier d’exisicnce manifestée. Pour sortir de cet état de pashu, il faut que Vétce s'aflranchisse de ces conditions, c'est-i-dire, en termes symboliques, qu'il échappe au pasha, ou qu'il passe & travers le neeud coulant sans que celui-ci se resserre sur Ini ; c’est encore Ta méme chose que de dire que cet @tre passe par Jes mAchoiros de la Mort sans qu'elles se refermment sur Tui (2), La boucle da pasha est done bien, comme le dit M. Coomaraswamy, un autre aspect de Ja « porte étroite », exactement comme Ye enfilage de Vaiguille » représente Te passage de cette méme « porte solaire » dans le symbolisme de la broderie ; nous ajouterons que fe fil passant par le trou de Paiguille a aussi pour équivalent dans un autre symbolisme, celui du tira Vare, Ia fitche pergant la cible en son centre ; et celui-ci est d'aillenrs désigné proprement- comme le ¢ but », terme qui est encore trés significatif sons le méme rapport, puisque Je passage dont il s'agit, et par lequel s'effectue la « sortie du cusmus », est aussi le but que I'étre doit atteindre pour 4. OF. les figurations tymboliques de Shieje, la forse thibéteine de Yama LE TROU DE L'AIGUILLE 29 ‘dure finalement « déliveé » des liens de Vexistence manifes- ‘tee. Cette derniére remarque nous améne A préciser, avec M. Coomaraswamy, que c'est seulement en ce qui concerne la « demiére mort », celle qui précéde immédiatement 12 « délivrance », et aprés laquelle il n’y a pas de retour 3 un, Gat conditionné, que Ie enfilage de Taiguille » représente véritablement le passage par Ia « porte solaire », puisque, dans tout autre cas, il ne peut pas encore étre question d’une «< sortie dn cosmos ». Cependant, on peut aussi, analogiqne- ment et en un sens relatif, parler de © passer par Ie trou de Paiguille » (2), ou d's échapper au pasha », pour désigner tout passage d'un état & un autre, un tel passage étant toujours une «mort » par rapport A ’état antécédent, en méme temps qu'il est une « naissance » par rapport & V’état conséquent, ainsi que nons avons déji expliqué en maintes occasions. TLy a encore un autre aspect important du symbolisme du pasha dont nous f’avons pas parlé jusqu’ici : c'est celui sous lequel il se rapporte plus particaligrement au « nand vital » (2), et il nous reste & montrer comment ceci encore se rattache strictement au méme ordre de considérations. En effet, lo « neend vital » représente le lien, qui tient rassem- blés entre eux les différents éléments constitatifs de l'indi- vidualité ; c'est done Ini qui maintient I"6tre dans sa condi- tion de pashu, puisque, lorsque ce lien se défait ou se brise, Ia désagrégation de ces éléments s’ensnit, et cette désagré- gation est proprement la mort de l'individualité, entrainant Ie passage de I’étre & un autre tat. Eu transposant ceci par rapport la « délivrance » finale, on pout dire que, quand Vetre parvient & passer 3 travers la boucle du pasha sans Qu’elle se resserre et Te reprenne de nouveau, c'est comme si cette boncle s'était dénouée pour Ini, et cela d'une fagon 1. Ot. Dante, Purgatorio. X, 10 2.Ce'nymbole dn aad vital » dans los rites éa Compagnonnige, est Tepréventé par une eravate nouse d'une facon # aguivalence aves Jenead coulant on la bonele da pésha est ict évidente, 30 ETUDES TADITIONNELLES définitive; ce ne sont |, en somme, que deux maniéres différentes dexprimer Ia méme chose. Nous n’insisterons pas davantage ici sur cette question du « neud vital », qui pourrait nous amener 4 beaucoup d'autres développements ; nous avons indiqué autrefois comment, dans Je symbolisme architectural, il a sa correspondance dans le « point sen- sible » d’um édifice, celui-ci étant Y'image d'un étre vivant aussi bien qne d'un monde, suivant qu'on envisage au point de vue « microcosmique » ou au point de vue « macrocos- migue » ; mais, présentement, ce que nous venons d’en dire snflit pour montrer que la « solution » de ce nceud, qui est anssi le « novad gordien » de la légende greoque, est encore, au fond, un équivalent du passage de W’étre & travers la « porte solaire », René Guitnon.

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