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Anne-Marie Gingras

Université Laval, Québec

L'IMPACT DES COMMUNICATIONS


SUR LES PRATIQUES POLITIQUES
Lecture critique

L'utilisation massive des techniques de communication dans la vie politique occidentale,


depuis les années soixante-dix, a considérablement modifié les pratiques politiques, particulière-
ment en période de campagne électorale. L'emphase sur le marketing politique, les sondages, les
envois postaux ciblés, les focus groups et la consultation politique, de même que le rôle jugé de
plus en plus actif des médias dans la vie politique introduisent ou réintroduisent un questionne-
ment sur le sens de « la politique » ; plusieurs décrivent les pratiques politiques comme une
forme de spectacle, comme en témoignent certaines expressions : infotainment (Taras, 1990,
p. 95), horseracism (Wagenberg, 1992; Joslyn, 1990, p. 95-6), homo cathodicus (Cotteret, 1991,
p. 49). Une réflexion plus poussée de ce questionnement peut facilement nous faire glisser vers
les recherches critiques en communication politique qui s'attachent à démontrer la distanciation
de la politique, lieu de la parole et de la représentation symbolique, du politique, lieu des véri-
tables rapports de pouvoir (Edelman, 1991, p. 200; Balandier, 1992, p. 13-40; Braud, 1981,
p. 20-22).

S'il est vrai que l'utilisation massive de certaines techniques de communication a modifié les
pratiques politiques — pensons aux qualités d'orateur qui doivent être remplacées par celles de
debater — l'étude rigoureuse de ces modifications n'en est qu'à ses débuts. On assimile trop
souvent la « communication politique » à un ensemble de recettes visant la maîtrise des tech-
niques permettant de passer avec succès le test médiatique. Cette tendance s'avère d'autant plus

HERMÈS 17-18, 1995 37


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importante qu'une certaine « science politique » analyse les usages de ces techniques en les légiti-
mant et leur donnant les apparences de la scientificité (Bourdieu, 1981, p. 6; Champagne, 1990,
p. 125-134)1.
Il est certainement permis de s'interroger sur le rôle d'un enseignement dont la finalité
s'apparente, il me semble, aux intérêts d'une catégorie d'acteurs sociaux actifs dans le champ
politique. Il ne saurait être question de réclamer plus d'« objectivité scientifique », chacun déte-
nant une place spécifique dans le champ des rapports sociaux et ayant un rôle dans le jeu des
relations de pouvoir qui structurent la vie en société ; mais l'identification — voire la conscience
— du lieu d'où on parle s'avère une démarche essentielle pour éclairer son analyse. L'absence de
normes qui trop souvent tient lieu de critère scientifique en sciences sociales ne constitue que
l'occultation de sa place parmi les acteurs sociaux dominants. La perspective adoptée ici est
résolument critique, d'inspiration mais non de facture néo-marxiste.
L'emphase sur la maîtrise des techniques reliées au fonctionnement médiatique permet
l'identification d'un certain nombre de changements dans les pratiques politiques, que j'identi-
fierai dans un premier temps : il s'agit d'une part du rôle des partis politiques et de l'établisse-
ment des priorités politiques et d'autre part des phénomènes de personnalisation et de dramati-
sation. Cette emphase rend difficile l'analyse conceptuelle de ce qui va au-delà de l'évidence, ce
que je tenterai d'amorcer dans un second temps. Enfin et surtout, cela occulte la réflexion sur les
prétentions démocratiques de la pratique politique, ce sur quoi portera la dernière partie du
texte. Cette réflexion, propre à la théorie critique, peut aujourd'hui s'appuyer, de plus, sur un
certain nombre de recherches libérales qui mettent l'accent sur les imperfections du système de
démocratie représentative tel qu'il est vécu en Occident. Ces recherches, qui identifient les élé-
ments en contradiction avec la vision d'une classe politique travaillant à informer convenable-
ment un électorat rationnel, n'évaluent cependant pas les conséquences du portrait qu'elles
brossent de l'état de « la politique », et particulièrement des pratiques politiques en période de
campagne électorale.

Les partis politiques et rétablissement des priorités politiques


Si on exclut les formes de contrôle exercées par les hommes et les femmes politiques — bal-
lons d'essai, rétention d'information, information sous couvert d'anonymat, de secret, négocia-
tions en faveur d'une couverture plus favorable — les tout premiers changements dans les pra-
tiques politiques induits par l'utilisation de plus en plus prévalante des techniques de
communication concernent le rôle des partis politiques. Depuis la fin des années soixante, ou les
années soixante-dix, selon l'un ou l'autre pays occidental, les fidélités partisanes s'étiolent, en
même temps que diminue la confiance dans les institutions publiques. La participation politique
a emprunté des voies moins formelles et plus variées que l'action à l'intérieur des partis poli-

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L'impact des communications sur les pratiques politiques

tiques — manifestations, grèves, action communautaire — pendant que les médias confisquaient
la place des partis comme « canaux de communication » privilégiés entre les élites politiques et
la population (Taras, 1990, p. 238; Davis, 1990, p. 161 ; Patterson, 1980, p. 4-6). Voilà du moins
ce que soutiennent plusieurs travaux, certains faisant aussi état des difficultés à cerner l'impact
spécifique du rôle des médias sur une longue période, alors que les changements sociétaux
peuvent être attribués à une série de facteurs (Dalton, 1988, p. 239-42; Everson, 1982, p. 49-
60)2.
Dorénavant, ce n'est pas Y input direct des militants et des militantes dont les leaders poli-
tiques tiennent compte; les spécialistes de la consultation politique, les maisons de sondage et
ceux et celles qui possèdent l'expertise en relations publiques guident bien davantage l'action
des personnalités politiques (Cayrol, 1986, p. 59-88; Sabato, 1981). Auparavant, les contacts
locaux des hommes et des femmes politiques tenaient lieu d'antenne et guidaient leur action ;
aujourd'hui, n'utiliser que ces sources est perçu comme relevant de l'amateurisme : « If you fly by
your guts, you re nuts! » (Taras, 1990, p. 180).
Certaines recherches font également état du recrutement plus difficile du personnel poli-
tique comme effet de la prééminence croissante des communications —winnowing —, surtout
dans les systèmes où le processus s'avère long, comme les élections primaires américaines (Davis,
1990, p. 162; Patterson, 1980, p. 108-11); l'intrusion des médias dans la vie privée, ainsi que
l'emphase de la couverture médiatique sur les candidatures possédant le plus de chances de
l'emporter enlèvent aux partis politiques le rôle de sélection des personnalités politiques qui leur
reviendrait, ou leur revenait.
U agenda setting, ou l'établissement des priorités politiques, constitue une autre facette de
l'impact des communications dans les pratiques politiques. L'importance accordée à certains
sujets par les médias définirait celle accordée par la population, et par ricochet permettrait
d'abord de désigner les questions dont doivent se soucier les gouvernements et celles qu'ils
peuvent raisonnablement mettre sous le boisseau, ensuite de faciliter ou de rendre difficile la
capacité de gouverner — aspect fort important dans un contexte américain — et enfin de jouer
un rôle très actif en période électorale (Iyengar et Kinder, 1987, p. 120). L'établissement des
priorités a fait l'objet de nombreux travaux, dont plusieurs mettent en évidence les difficultés à
départager l'influence respective des sources et des médias les uns sur les autres (voir l'article de
Jean Charron).

La personnalisation et la dramatisation
Parmi les impacts des communications sur les pratiques politiques, il faut noter l'exacerba-
tion de deux caractéristiques propres à la vie partisane et parlementaire : la personnalisation et la
dramatisation. S'il faut considérer la personnalisation comme une caractéristique inhérente à la

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vie politique — les organisations partisanes étant menées par des individus et les causes s'incar-
nant souvent dans des personnalités —, voire une clé de communication à certains moments,
cette caractéristique a des effets non négligeables sur la connaissance et la compréhension des
données de base de la vie politique (Gingras, 1985, p. 134-142; Bennett, 1988,JD. 26-35; Taras,
1990, p. 107). En mettant l'emphase sur les individus dans les explications sur l'Etat et la vie par-
lementaire et partisane, la politique risque de se résumer à une lutte entre personnalités
publiques. Limiter ainsi le cadre explicatif des événements mène à la décontextualisation des
problèmes, à l'occultation des phénomènes structurels et des enjeux, à l'oubli historique, à la
négation des relations de pouvoir à l'œuvre dans la société et à la disparition des tendances
sociologiques. On néglige alors les «données abstraites et aussi les affrontements de groupes
d'intérêt, de forces sociales, au profit de la présentation de compétitions entre des hommes, des
équipes, des personnalités » (Cayrol, 1986, p. 150)
La personnalisation favorise l'adoption d'une conception égocentrique des problèmes
sociaux aux dépens d'une conception sociale et de plus suscite l'apathie (Bennett, 1988, p. 23) ;
si l'action individuelle des hommes et des femmes politiques suffit à régler les problèmes de
l'heure, pourquoi les simples citoyens et citoyennes devraient-ils se lancer dans l'action com-
munautaire ou le militantisme social ?
La personnalisation correspond à un certain idéalisme culturel : à l'idée que les gens maî-
trisent leur propre destinée, que les événements ne résultent que du bon vouloir des individus.
La dramatisation constitue également une caractéristique de la vie partisane et parle-
mentaire exacerbée par les communications (Bennett, 1988, p. 35-44 ; Gingras, 1985, p. 117-122 ;
Joslyn, 1990, p. 91-4 ; Blumler et al. 1980, p. 273 ; Davis, 1990, p. 169). Si la dramatisation consti-
tue tout comme la personnalisation une clé de communication, s'y limiter mène à une compré-
hension minimaliste des problèmes et des enjeux sociétaux ; on présente alors une « vision réduc-
trice de la vie politique, économique et sociale» (Cayrol, 1986, p. 151).
La dramatisation dans la vie partisane et parlementaire s'exerce de plusieurs manières :
fonctionnement par cycle de crises3, assimilation de la politique à un spectacle ou à un jeu, utili-
sation des émotions, entre autres. Parce que les personnalités publiques cherchent avidement à
faire parler d'elles, leur activité tend à se concentrer sur les événements à haut potentiel média-
tique. Ce travail s'exerce aux dépens de celui portant sur les problèmes chroniques dont le règle-
ment s'avère plus complexe; on privilégiera ainsi la construction d'un édifice prestigieux ou
l'organisation des Jeux d'hiver à l'élimination de la pauvreté dans les quartiers défavorisés. Or,
vient un moment où éclate une crise liée à des problèmes chroniques — chômage, dégradation
des quartiers, logement social inadéquat et insuffisant, criminalité urbaine, problèmes environne-
mentaux — et cette crise qui attire l'attention médiatique devient temporairement l'objet privilé-
gié de l'action gouvernementale.
On associe également la politique à un spectacle ou à un jeu. En témoignent les pratiques
politiques dont la forme s'apparente à celle d'un événement sportif ou se rapproche de celle des
variétés. Les prestations publiques des hommes et des femmes politiques sont planifiées comme

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un spectacle ou un concours sportif; or, ces formes d'émissions nous conduisent à analyser les
« résultats » des « performances » des « adversaires » en termes stratégiques — qui a gagné, qui
a paru le plus « premier ministre », laquelle a semblé la plus confiante, etc. — aux dépens d'une
réflexion sur les propositions, les idéologies, les programmes. La forme des pratiques politiques
— parution aux émissions de variété, rareté des conférences de presse, débats des leaders organi-
sés comme des concours où les doses de charme et d'agressivité doivent être soigneusement
mesurées— entraîne, chez les membres de l'électorat, l'adoption d'une attitude mentale d'appré-
hension de la politique qui s'apparente à une attitude propre au jeu et au spectacle.
L'accent sur le spectacle et l'aspect ludique prédominent d'ailleurs dans la couverture des
événements politiques. A preuve, l'usage fréquent des métaphores sportives et des références
aux questions stratégiques discutées par les insiders4, que rapportent avec un plaisir évident cer-
tains journalistes.
Enfin, l'usage des symboles, l'accent sur les images, l'utilisation d'un langage théâtral et des
phrases choc et l'exploitation des émotions ont tous pour but d'attirer l'attention de manière
spectaculaire, soit dramatique, soit humoristique ou simplement accrocheuse. La dramatisation
constituant une technique servant à attirer l'attention, il ne saurait être question ici d'en condam-
ner un certain usage; mais au-delà d'une utilisation minimale s'apparentant à une clé de com-
munication et permettant donc d'ouvrir le débat — si tant est qu'on ait besoin d'incitation pour
déclencher un débat politique — l'exploitation des éléments dramatiques dans la vie parle-
mentaire et partisane a des effets semblables à ceux de la personnalisation.

La fragmentation et la normalisation
Parmi les autres changements aux pratiques politiques induits par la prééminence des com-
munications, il faut souligner certaines caractéristiques des messages politiques destinées à une
insertion harmonieuse dans le fonctionnement des organisations médiatiques, soit la frag-
mentation et la normalisation.
La fragmentation des messages politiques consiste en la présentation des faits et des enjeux
de tout ordre en « information-capsules » ; le morcellement des questions correspond à un effet-
clip, à un effet scrum. Le rythme rapide imprimé à l'actualité politique par les médias audio-
visuels, et particulièrement la télévision, conduit à une certaine réduction du temps et de l'espace
politiques (Taras, 1990, p. 234) phénomène auquel se prêtent les personnalités publiques parce
que les avantages reliés à la vitesse d'action et de réaction l'emportent sur les inconvénients. Il
n'est pas interdit de penser, en effet, qu'hommes et femmes politiques ont un certain intérêt à
occulter les liens entre différents problèmes, jouissant ainsi d'une plus grande marge de
manœuvre dans la construction des alternatives proposées à l'électorat. Ainsi, pourquoi
devrait-on comparer les montants d'argent économisés par certains grâce aux abris fiscaux de
toutes sortes et le désinvestissement des pouvoirs publics en matière de services sociaux ?

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Une autre caractéristique des messages politiques consiste en la normalisation, c'est-à-dire la


présentation des messages politiques de telle sorte que toutes les situations semblent devoir
devenir ou redevenir normales, un effet de réassurance devant obligatoirement tenir lieu de
conclusion. Bennett (1988, p. 44-63) écrit qu'il s'agit là d'une constante des informations média-
tisées; les médias recherchant avec avidité la réassurance auprès des personnalités publiques,
celles-ci sont donc enclines à présenter les choses sous l'angle le plus sécurisant possible. Elles
vont ainsi offrir des solutions à des problèmes sans que leur efficacité ait été réellement ou même
théoriquement éprouvée. Cette réassurance a une fonction de recherche de paix sociale; si le
règlement des problèmes semble à portée de main, inutile d'investir l'espace public; on évite
ainsi les pressions de toutes sortes ainsi que les débordements, les réactions provoquées par la
colère, la peur ou l'insatisfaction. Si les réassurances étaient auparavant totales — Roosevelt a
déjà dit : « Prosperity is just around the corner» — aujourd'hui, elles se font moins globalisantes
et ne concernent que le règlement partiel des problèmes chroniques, la normalisation s'inscrivant
dans un « cadre réaliste » imposant les « dures réalités économiques », c'est-à-dire les inégalités,
comme un état de fait naturel.
Les phénomènes de personnalisation, dramatisation et fragmentation limitent considérable-
ment l'utilisation de schémas conceptuels pouvant nous aider à acquérir une compréhension
plus raffinée des réalités sociales et politiques. Or, les abstractions, les idéologies, les grands
groupes humains, les phénomènes structurels, les tendances, les structures de pouvoir et les pro-
cessus politiques fournissent des cadres de référence et de compréhension des réalités politiques
sans lesquels les messages politiques et les nouvelles nous arrivent d'une manière impromptue et
incompréhensible.
La complexité inhérente au fonctionnement des gouvernements semble servir de prétexte à
la décontextualisation des messages politiques ; ainsi, simplifier les messages en faisant fi des phé-
nomènes sociaux et des processus politiques équivaudrait à faciliter les contacts avec l'électorat.

Les prétentions démocratiques des pratiques politiques


Les pratiques politiques comme les débats des leaders, la communication des gouverne-
ments, la publicité électorale et l'utilisation des sondages, ont officiellement pour but de servir
de liens entre les gouvernements et la population et de favoriser la prise de décision éclairée de
l'électorat ; la rationalité, le débat public et le choix par l'agrégation des voix constituent le fon-
dement théorique du système de démocratie occidentale. Les pratiques politiques ont donc des
prétentions démocratiques, qui s'articulent autour de plusieurs postulats : que les candidats et
candidates élaborent des propositions de politiques publiques qui soient claires ; que le public
soit attentif à ces propositions; que les membres de l'électorat fassent leur choix en fonction de
ces propositions ; et enfin que les personnes gagnantes soient investies d'une mission qui corres-
ponde à leurs propositions.

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L'impact des communications sur les pratiques politiques

À la lumière des changements dans les pratiques politiques induits par les communications
— et sans préjuger d'un âge d'or préalable à l'utilisation des techniques modernes de com-
munication, puisque certaines formes de communication ont de tout temps existé — les préten-
tions démocratiques des pratiques politiques ne sont que cela : des prétentions. Si plusieurs uni-
versitaires considèrent encore que la vie parlementaire et partisane, particulièrement en période
électorale, favorise la prise de décision éclairée de l'électorat5 suivant les postulats énoncés plus
haut, de plus en plus d'entre eux et d'entre elles analysent les pratiques politiques en expliquant
en quoi elles s'éloignent de leur objectif théorique. On constate le hiatus entre les objectifs
démocratiques des pratiques politiques et leurs effets ; au mieux, ces pratiques permettent une
connaissance superficielle des données de base de la vie politique (MacDermid, 1991, p. 100).
Plusieurs auteurs s'entendent sur le fait que les hommes et les femmes politiques adaptent
leurs pratiques politiques au fonctionnement des médias (Blumler et al. 1978, p. 273-5; Taras,
1990, p. 156; Cayrol, 1986, p. 129-158; Fletcher, 1981, p. 130). La couverture médiatique de ces
pratiques est par ailleurs souvent jugée déficiente, et ce qui est en cause est à la fois la manière de
faire de la politique et sa médiatisation.

Cayrol prétend par exemple que l'évolution des pratiques politiques — la personnalisation,
l'usage des phrases-choc, l'amusement politique, l'exploitation des émotions : « est grave de
conséquence pour la démocratie (...). La soit-disant « société de communication » de l'heure électro-
nique, qui porte pourtant en germe d'immenses possibilités d'échanges et d'interactivité, aboutit
souvent à un appauvrissement des contenus politiques, à un effacement de la politique » (Cayrol,
1986, p. 213-4).
Après avoir constaté que durant la campagne électorale canadienne de 1984, les nouvelles
portant sur les sondages se faisaient plus nombreuses que celles portant sur n'importe quelle
question de fond, un phénomène baptisé horseracism, Wagenberg et al. écrivent que l'utilisation
abusive des sondages s'apparente à une obsession du processus aux dépens du contenu qui ne
peut nous mener qu'à une forme mécaniste de la démocratie6 (Wagenberg et al, 1992, p. 141 ;
Joslyn, 1990, p. 97-8).
Romanow, Soderlund et Price constatent qu'après la campagne électorale canadienne de
1988, certains stratèges éprouvent un sentiment de malaise à propos de la publicité négative utili-
sée — dont on reconnaît qu'elle exploite indûment les émotions —, et puis affirment : « ceux qui
se plaignent que les candidats et candidates sont présentés et vendus comme des désodorisants n'ont
pas tout à fait tort» (Romanow, Soderlund et Price, 1991, p. 203).
Dans un article sur les campagnes électorales comme moments privilégiés d'éducation
civique, Joslyn écrit : « We have reached a fairly dismal conclusion : that campaign news coverage
is abundant yet superficial, that political advertising is engaging yet nonprogrammatic, that candi-
date debates are policy-oriented yet sporadic, and that for most voters the entire campaign period
has an insignificant effect on the types of political learning valued by democratic theorists » (Joslyn,
1990, p. 115).

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Citant plusieurs recherches, MacDermid précise que les connaissances politiques acquises
par la télévision diffèrent de celles qu'une personne informée se doit d'avoir en démocratie
(MacDermid, 1991, p. 98).
S'inquiétant de la prééminence des communications dans la vie parlementaire et partisane,
Blumler et al s'interrogent : «La forme ne mange-t-elle pas le fond? ». Des émissions politiques
divertissantes amènent l'électorat à ne voir qu'amusement dans la politique, ce qui finit par
« réduire la portée politique des campagnes électorales » (1978, p. 275).
Après avoir analysé la publicité électorale, la fragmentation des nouvelles et les tactiques de
combat utilisées en campagne électorale aux Etats-Unis, Kathleen Hall Jamieson suggère de
mettre plus d'emphase sur l'argumentation et d'insister pour qu'il y ait davantage de responsabi-
lité et d'engagement de la part des personnalités publiques (Jamieson, 1992, p. 203-236). Elle
souligne que l'importance croissante des émissions de variété et des talk shows auxquels parti-
cipent les hommes et les femmes politiques a des conséquences non négligeables : « On the hori-
zon is a candidacy capitalizing on public disdain for the traditional news media and dissafection
with the forms of politics as usual» (Jamieson, 1992, p. 266).
La liste pourrait s'allonger encore. Ces questionnements sur les pratiques politiques et leur
médiatisation peuvent en rester là, et les blâmes retomber sur l'électorat apathique, sur des jour-
nalistes peu consciencieux, sur des hommes et des femmes politiques avides de pouvoir, ou
encore sur la télévision elle-même, affamée d'images, digérant difficilement les abstractions et
exigeant rapidité et éclat.
Cependant, comment ne pas lier ces questionnements à la distanciation de la politique et du
politique ? Comment ne pas voir que les enjeux de pouvoir sont absents des pratiques politiques,
et tout spécialement de celles des campagnes électorales ? Si les chercheuses et les chercheurs
libéraux s'inquiètent tant des effets des pratiques politiques, c'est qu'ils constatent qu'elles sont
dissociées du véritable pouvoir.
On est ainsi amené à distinguer, comme Braud, le politique, champ des rapports de force et
des antagonismes d'intérêts, de la politique, qui constitue le « voile opaque et chatoyant à la fois
[du politique], circonscrivant une scène largement isolée, dé-réalisée, sur laquelle s'affrontent les
acteurs de la classe politique » ; il y aurait ainsi le politique, lieu de l'action, et la politique, lieu de
la parole qui suit une logique de dé-réalité, passant à côté des questions de pouvoir ou encore
n'apportant que des solutions superficielles et irréelles aux problèmes les plus criants (Braud,
1980, p. 17 et 40).
Si pour les recherches libérales, il y a certains traits de la couverture médiatique qui nuisent
au bon fonctionnement de la démocratie — menant à une compréhension superficielle de la
politique —, le diagnostic critique fait plutôt état d'une organisation parlementaire et étatique
fondée sur des intérêts politiques et économiques précis, sur l'existence normalisée des inégalités
de tous ordres.
Si la télévision est perçue par bon nombre comme l'outil défaillant dans l'acquisition des
connaissances politiques, la perspective critique fait ressortir l'assimilation des loisirs à l'évasion

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L'impact des communications sur les pratiques politiques

et à l'amusement dans les sociétés libérales, un trait souligné par les chercheurs de l'École de
Francfort qui demeure en bonne partie vrai de nos jours. Cette évasion empêche le développe-
ment d'une réflexion sur ses conditions de vie et favorise certainement le statu-quo politique et
économique ; il est plus facile de diriger une population apathique que revendicatrice, et l'accep-
tation de l'organisation économique actuelle, malgré de graves inconvénients pour des catégories
de travailleurs et de travailleuses, empêche la contestation des principes de base de cette organi-
sation.
Les changements induits par l'utilisation prévalante des techniques de communication dans
les pratiques politiques mettent à nu un fonctionnement qui s'alimente à des intérêts spécifiques
de nature politique et économique. Pour ceux et celles qui se situent dans une perspective libé-
rale, déplorer les difficultés de transmission des informations par les pratiques politiques ou leur
médiatisation suffit. Une perspective critique fait plutôt valoir que l'insignifiance politique de ces
pratiques correspond à l'absence de pouvoir qui y est rattaché.
Anne-Marie GINGRAS

NOTES

1. Voir par exemple : Moniere (1992); Trent et Friedenberg (1991); Cotteret (1991).
2. Parmi les causes de la perte de confiance dans les institutions politiques formelles, on fait état des échecs des poli-
tiques des gouvernements, particulièrement des politiques économiques, de la corruption, du déséquilibre entre les
demandes croissantes de la population et l'incapacité des gouvernements à y faire face, et des modifications du rôle
de certaines institutions — Eglises, Université — autrefois favorables au statu-quo et aujourd'hui soit en perte de
vitesse, soit en faveur des changements (Dalton, 1988, p. 239-42).
3. Bennett (1988, p. 23) fait état de cette caractéristique des nouvelles; elle est ici appliquée aux pratiques politiques.
4. A travers son analyse des 63 articles portant sur le débat français de la campagne électorale de 1993, ayant paru
dans Le Soleil, La Presse et Le Devoir, Jean-Pierre Carrier démontre que 13 % des articles ont trait à l'identifica-
tion des problèmes politiques, 27 % contiennent des métaphores sportives et 60 % font état des stratégies des lea-
ders provenant des insiders.
5. Voir Barr (1992); Frizzell, Pammett et Westell (1988); Frizzell et Westell (1985).
6. « While some attention to process is inevitable, and perhaps even attracts and maintains voter interest, it seems clear
that we have now reached the stage where proceeding further in this direction is quite undesirable... In particular, the
increased popularity and frequency of polls as well as their threat to dominate media coverage is deplorable because
polls are several degrees further removed from substance than even the perennial debates as to whether Leader X or
Leader Y is more physically attractive» (Wagenberg et al, 1992, p. 141).

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