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LA PERSONNE

L’essentiel pour comprendre

1 LA NOTION DE PERSONNE

A. Les conditions concrètes de l’unité personnelle


● La notion métaphysique et morale de personne ne se confond pas
avec la notion psychologique de personnalité. Chacun de nous a sa
personnalité : intelligent, émotif, rancunier, etc. Mais nous sommes
tous des personnes, en tant que nous nous distinguons des choses par
la pensée, et nous sommes tous des sujets, en tant que nous nous dis-
tinguons des objets par la volonté. Toute notre expérience est en effet
« personnalisée », rapportée à ce centre de perspective qu’est le moi.
C’est à moi que tel accident est arrivé, c’est moi qui pense de telle
manière, et ce moi, j’ai conscience de son unité dans l’espace (malgré
la multiplicité des aspects de mon existence) et de son identité dans le
temps (ce petit garçon dont je me souviens, si différent de ce que je
suis aujourd’hui, c’était pourtant moi).
● Il faut ici souligner le caractère paradoxal de l’expression : « J’ai
beaucoup changé ». Dire « J’ai changé », c’est d’une part affirmer
l’évolution de ma personnalité, et d’autre part, malgré tout, rapporter
tous ces changements à une même personne, à un même Je. Connaître
mon changement, c’est en dominer les péripéties par l’acte d’un Je
conscient qui les enveloppe et les transcende. Mais comment expli-
quer cette vérité supérieure du Je ? Quel est le fondement de l’unité et
de l’identité de la personne ?

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Chapitre 40 La personne


B. La personne n’est pas simplement l’individu
● C’est sans doute au niveau du corps, de l’organisme qu’on peut
trouver la source première de l’unité de la personne. Tout être vivant
est unité, il cesse d’être si l’unité est rompue : si je coupe en deux une
motte de terre, j’aurai deux mottes de terre. Si je coupe en deux une
mouche, j’aurai non pas deux mouches mais deux moitiés de cadavre
de mouche ! Ainsi le sentiment d’être une personne serait le reflet de
l’unité biologique fondamentale de notre être. Avant toute pensée
claire du moi, nous avons une image confuse de l’unité et de la forme
d’ensemble de notre corps qu’on appelle, en psychologie, le « schéma
corporel » (impression d’ensemble de la forme de nos postures, de nos
attitudes). L’image du corps peut d’ailleurs persister plus longtemps
que l’intégrité du corps lui-même (voir l’illusion de l’amputé qui res-
sent des douleurs dans le membre qu’il n’a plus).
● Cependant si notre individualité, c’est-à-dire, à la lettre, notre indi-
visibilité (le mot individu vient du latin individuum, qui signifie « ce
qui est indivisible ») constitue le fondement du sentiment que nous
avons d’être des personnes, on ne peut pas pour autant soutenir que la
personne se réduise à l’individu. L’individu, simple élément de l’es-
pèce, est purement biologique, tandis que la personne est aussi une
catégorie morale. L’unité du moi s’organise autour de valeurs aux-
quelles il nous faut à présent réfléchir.

2 PERSONNE ET PERSONNAGE

A. La personne comme fonction sociale


● L’idée de responsabilité, par exemple, étroitement liée à l’idée de
personne, n’est-elle pas pour une part d’origine sociale ? Me sentir
responsable, c’est me reconnaître aujourd’hui auteur de mes actes
d’hier. Or, dans responsabilité il y a répondre et pour répondre, il faut
ne pas être seul, il faut que les autres nous aient posé des questions,
nous aient demandé d’assumer une tâche. La personne, c’est d’abord
une fonction sociale, un personnage. Et si nous remontons aux ori-
gines, nous voyons que le mot personne vient du latin persona, qui
signifie « masque ». Les acteurs des pièces antiques portaient un
masque qui, figé dans son expression immobile pendant toute la durée
de la représentation, soulignait l’unité du rôle.

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● L’unité de notre personne n’est-elle pas, encore aujourd’hui, l’unité
de notre personnage ? Nous sommes le docteur, le colonel. Non seule-
ment sur nos cartes de visite, mais dans notre existence entière, nos
titres nous accompagnent, font partie de nous-mêmes. Dans Tel quel
(1941), Paul Valéry écrit : « Dans toute carrière publique, une fois que
l’on a construit son personnage et que le bruit qu’il fait revient à son
auteur et lui enseigne qui il paraît, celui-ci joue son personnage, ou
plutôt son personnage le joue et ne le lâche plus. »

B. Quand la personne disparaît sous le personnage


● Mais le personnage social ne peut suffire à expliquer l’unité de la
personne, car la société nous incite à jouer divers personnages. Bien
loin que le personnage fonde l’unité du moi, la multiplicité de nos rôles
effacerait plutôt cette unité. Et ce n’est pas être une vraie personne que
nous laisser réduire à l’idée que les autres ont de nous. Pour Sartre, se
confondre avec son personnage, c’est abdiquer sa liberté, c’est renon-
cer à être une personne pour se faire chose. C’est la tentation du lâche
de se laisser définir comme une chose, d’abdiquer sa libre existence et
d’accepter d’être une essence, c’est-à-dire un personnage dont les
caractères sont définis extérieurement, comme ceux d’un objet.
● C’est parce que ni les caractéristiques du corps, ni celles du per-
sonnage social ne sont suffisantes que Pascal nous invite à retrouver
la « personne » par une ascèse. Il s’agit de nous dépouiller de nos
habits d’emprunt, de redécouvrir, par-delà tout ce que nous avons, ce
que réellement nous sommes. D’abord, mes richesses et mes titres ne
sont pas moi-même : je les ai, mais je ne les suis pas. Je ne suis pas
davantage ma beauté, ou ma laideur physique, mes caractéristiques
intellectuelles et morales, car je peux les perdre « sans me perdre moi-
même ». Mais alors, quand on m’aime, s’interroge Pascal, qui aime-
t-on exactement ? Ne faut-il pas chercher le fondement de la per-
sonne dans une tout autre direction ?

3 LE FONDEMENT DE LA PERSONNE

A. La personne se découvre dans le « Je pense »


● Chez Descartes, par exemple, la découverte du moi et la décou-
verte de la raison sont contemporaines, puisque le moi se révèle à lui-

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même dans l’acte de penser, comme un cogito (« Je pense »), comme


une manifestation de la substance pensante et raisonnable.
● Mais ce cogito est une conscience abstraite, froide, indifférente,
« lunaire », comme disait Nietzsche. Un cogito abstrait n’est que la
conscience d’une vérité impersonnelle et nous ne pouvons pas définir
la personne par la conscience de l’impersonnel. Le « Je » du « Je
pense » semble n’être qu’un « accident grammatical » du verbe « pen-
ser ». Le cogito – le mien, le sien, le vôtre –, c’est la raison, qui sans
doute nous permet de partager une vérité, mais ne nous singularise pas
comme personne. Je peux comprendre avec vous un même théorème.
Mais si cette communion par la raison permet de dire « nous », elle ne
permet pas de dire « toi » et « moi ». Ainsi, la communion dans une
même vérité ne nous fait pas vraiment atteindre la personne d’autrui :
elle nous invite tout au plus à dépasser notre personne pour vivre au
niveau des valeurs impersonnelles. La personne est ici niée plutôt que
reconnue.

B. La personne comme effort et comme acte


● Nous saisissons maintenant le paradoxe impliqué dans la notion de
personne. Ou bien je définis la personne par l’individu biologique ou
le rôle social, et la personne disparaît. Ou bien je vais chercher ce fon-
dement dans la raison, dans l’universel abstrait d’un cogito raison-
nable, et la personne se dissout dans des valeurs impersonnelles.
● La philosophie personnaliste fondée par Emmanuel Mounier
(1905-1950) tente d’échapper à ce double écueil, en se représentant la
personne, non comme substance, mais comme effort. La personne
n’est ni l’individuel ni l’universel, mais le mouvement d’un individu
incarné pour rejoindre des valeurs universelles. Ainsi se résout la dif-
ficulté soulevée par Pascal. Le moi qu’on aime, ce n’est pas le moi qui
a telle ou telle qualité. Aimer c’est appeler, espérer, croire. Aimer c’est
s’adresser à une personne, c’est-à-dire à une liberté capable de
répondre à un appel, de réaliser une vocation. L’amour n’est pas la
reconnaissance d’une qualité déjà existante, il est un acte de foi et
d’espérance qui vise ce qu’autrui peut être, et non ce qu’il est en fait.
Les amants s’aiment, non pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils espè-
rent devenir l’un par l’autre, l’un pour l’autre…

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