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Catherine Malabou

Ouverture:
Le VCEU de plasticité
Le Chant du styrene.

Alain Resnais. 1958.

Collectlon Cmématheque française.

Émergence d'un symptôme conceptuel Un regard plus attentif cependant, une


Comment répondre à I'appel insistant d'un oreille plu fine décélent sans peine, dans un
mot? Un mot qui n'en e t plu tout à fait un nombre croissant de discours, I'Inscription
de lor qu'il appelle et emble ainsi souffrir pressame de Ia plasticité qill, loin d'avoir tout
de Ia banalité lexicale qui le mortifie? Un mot dit, demande instamment Ia parole. En philo-
qui demande à Ia pen ée qu'elle le ranime, sophie, en art (certains artistes aujourd''hui
qu' elle le ra/lume? Comment accueillir ce dé ir revendiquent explicitement le statut de
d'incendie lexical? « plasticiens »), en génétique, en neurobio-
À ces questions, Ia plasucité nous confronte logie, en ethnologie ou en psychanalyse, Ia
de maniére abrupte et inattendue. e pou- plasticité apparait comme un schérne opera-
vait-on Ia croire à jamais endormie? Que toire de plus en plu prégnant.
reste-t-il d'eJle en effet, de sa belle ource Les rencontres dont ce livre est à Ia fois Ia
grecque qui, du corps au marbre, de Ia trace et I'avenir ont précisément pour but
découpe au modelage, du masque au moule d'appréhender ce qu'il est nécessaire de
- plassein, plasma, plastes, plastikos - a ci elé caractériser comme un symptõme conceptuel.
dans tant d'ídíomes l'aventure du façonne- Tou les ignes sont en effet présents aujour-
ment et de Ia forme? L'adjectif « plastique » d' hui de ce que Ia plasiicité demande d' accéder
qualifie couramment certains domaines de au concept. O' accéder, autrement dit, au statut
l'art. Qui saurait encore dire le quels? Le de condition d'intelligibilité. li s'agit de mar-
ubstantif « plastique » désigne cette rnatiere quer et remarquer ici ce moment critique ou
de synthé e que I' on ne remarque même plus ce qill paraissait n'être qu'un simple prédicat,
à force d'en u er. Même le « plastic » semble « plastique », de simples sub tantifs, « Ia plas-
se faire oublier, commc si Ia subtílité de son tique », « le plastiqu »<ou « le plastic », sont
étymologie était recouverte par le vacarme en quelque sorte en ouffrance de tructure,
de sa déflagration. exigeant de I' empreinte générique -Ia plastí-

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Plasticité Catherine Malabou

cité -, qui scelle leur communauté, qu'elle se I'âge moelerne de sa signification biologique
transforme en pointe, en stylet offensíf sus- (pla ticité du vivant), I'âge contemporain de
ceptible de forcer Ia porte de Ia pensée. sa fonction de substitut et de sa puissance de
Três vite exportée hors du domaine esthé- morto Mais un tel spectre ne peut avoir lui-
tique qui est son pays d' origine, Ia plasticité même ele signification que s'íl émerge d'une
n' a cessé et ne cesse de e déplacer. Deux analyse généalogique de Ia mutation concep-
limites extrêmes bornent son extension : Ia tuelle dans laquelle Ia pla ticité e t engagée.
réception et Ia prise deforme d'un côté (est dit Cette mutation se prépare en réalité
« plastique », en effet, ce qui est susceptible depuis le début du XIX' siêcle, au moment ou
de donner comme de recevoir Ia forme), le terme même de « plasticité » entre dans Ia
I'explosion de touteforme de I'autre (« plastic» langue. « PIasticité » apparait en effet dans le
et « plastiquage »). 11 est donc particuliere- lexique français en 1785. Même chose en
ment intéressant, compte tenu de ces signifi- allemand : die Plaztiziuit, signale le diction-
cations, d'assister à I'émergence et à Ia naire Brockhaus, « apparait à I' époque de
conflagration ele Ia forme ele Ia plasticité elle- Goethe » (1749-1832). À cette apparition
1 - Paris, Vrin, 1996. mêrne, à son devenir idéal, Ce qui fait vceu de fait écho Ia premiére prise en compte réelle-
concept est três précisément le double mou- ment philosophique du terme. Les rornan-
vement, contradictoire et pourtant indisso- tiques al1emands en font un usage constant.
ciable, du surgissement et ele I'anéantissement Mais c' est Hegel qui, le prernier, engage le
de Ia forme. Cet entre-deux decide du destin mot en son avenir conceptuel. Et c'est bien le
philosophíque de Ia plasticité. texte hégélien qui a attiré mon attention ur
Ia signification nouvelle qu' était en train de
Esquisse d'une généalogie prendre Ia notion, signification à laquelle j'ai
Cornprendre ce destin implique de thématíser consacré mon livre EAvenir de He8e1, Plasticité,
I'évolution sémantique du terme, ele rassern- Temporalité, Diolecuoue',
bler en ce que Bachelard nomme un « spectre Pour Ia premiére foís, avcc Hegel, Ia plas-
notionnel » I' âge grec de son sens esthétique, ticité s'approche de I' essentiel. Le phílosophe

PLASTICITÉ I 8
Le VCl!U de plasticité

l'arrach tout d'abord à son ancrage stricte- effet, dit-i1, les philosophes ont toujours eu le
ment esthétique pour I'attacher à un lieu pro- tort de considérer que le sujet était une ins-
blématíque qui, jusque-Ià, n'avait jamais été le tance passive qui reçoit du dehors ses prédí-
sien, Ia subieaivité, C'est désormais le sujet qui cats ou accidents. Ainsi une propo ition
est dit plastique, Les deux significations fonda- comme « Dieu e t l' êtrc » peut laisser penser
mentales de Ia plasticité - réception et dona- que I' être est attribué à Dieu sans que celui-
tion de forme - se trouvent alors invcsties ci produise cette détermination. Or, juste-
d'une valeur radicalement nouvelle pour dési- ment, Ia subjectivité n'est jamais pas ive,
gner Ia capacité qu'a le ujet de e former et c' est là I' affirmation maitresse de Ia philoso-
de se transformer, de e dessaisir de sa forme phie de Hegel, elle n'est pas, déclare-t-íl,
ancienne, de fabriquer du substitut (rnatiére « une instance fixe et solide », mais une ins-
plastique avant I'heure), d'exploser enfm. tance plastioue. Certe , elle reçoit en un cer-
L'application de Ia plasticité à Ia subjecti- tain ens ses prédicats, elle reçoit Ia forme, 2 - Phénoménologie de l'esprit, Préface, trad.

vité est clairement mi e en lumiére dan Ia comme une cire, une boule de terre glai e : I. Hyppolite, Paris, Aubier, 1947, t. 1, p. 55.

Phénoménoloqie de l' esprit: Hcgel déclare : elle est ceei, ce i et puis cela encore ... , mais
« L'exposition philosophique obticndra valeur elle participe fondamentalement et para-
plastique seuJement quand elle exclura rigou- doxalement à cette réception. En ce en ,elle
reusement le genre de relation ordinaire conjure sa passivité. Elle est pontanée dans
entre I partie d'une propositíon'. » Les sa ré eptívíté même. Toute individualité est
partie d'une proposition logique sont le donc toujours à Ia fois réceptríce et:donatri e
sujet, Ia copule et le prédicat, dit encore acci- de sa propre forme.
dent. La philosophie s' est toujour donné Le sujet fait vceu de forme, il appelle - en
pour tâche de penser Ia prédication, c'est-à- les anticipant et les pré ipitant à Ia foi - ses
dire I' acte même qui consiste à attribu r des modes d'être, ses positions, tout ce qui, en
prédicats à une substance. Or Hegel estime un mot, constitue son histoirc. La plasticité
que cette pen ée de Ia prédication n'a pas caractéri e ain i le rapport que le sujet entre-
trouvé encore on accomplissement. En tient avec I' accident, c' est-à-dire avec ce qui

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Plasticité Catherine Malabou

ci-contre :

Le Chan/ du styréne,

Alain Resnais, 1958.

Collectron Cmérnatheque írançarse

Hegel ne veut pas seulement dire que


toute nouvelle forme, lorsqu' elle apparaít,
provoque Ia disparition d'une autre, plus
ancienne, mais bel et bien que Ia nouvelle
forme elle-même surgit comme possibilite
de son autodestruction. Or qu' est-ce que
cette contemporanéité de I' émergence et de
I'explo ion, qui fauche Ia forme à I'origine,
lui arrive. Hegel joue ur le deux sens du mot inon I' autre nom de Ia substitution] Toute
accident: : le prédicat logique, I'accident d'une forme informe avec elle Ia pos ibilité de on
sub tance, er le prédicat chronologique, I' évé- remplacement. ElIe n'a ainsi d'identité que
nement. La pia ticité caractérise dês lors le relevoble. On aura reconnu, dans ce dernier
lieu le plus sensible, le vif de Ia subjectívíté, adjectif, Ia traduction que Jacques Derrida
son rappoTt à l'cvenir. ElIe dit ce travail par propose du concept hégélien d' A rifhebun8 -Ia
lequel le temps s'incorpore subjectivement « releve» -, maí'tre mot du processu dialec-
dans lc vceu d' avenir. tique, qui signine à Ia fois suppression et conser-
Bien avant I' existence du plastiquage ter- vation.
rori te, Hegel savait déjà que tout avenir est
puissance d' explosion : « De même, dédare- Un autre matérialisme
t-il, que Ia bombe, à sa culmination, fait une Loin de se dore avec Ia pensée hégélienne,
secousse et repose ensuite un moment [... ] I'aventure de Ia plasticité se poursuit aujour-
3 - Des manteres de trai/er scientifiquement du
droit naturel, trad. B. Bourgeois modifiée,
l'indívídualité, en sa croissance, [... ] souvre d 'hui selon des perspectives inédites qui
Paris, Vrin, 1972, p. 101. au négatif et s'engage dans Ia disparition engagent le concept en un âge nouveau,
d' eUe-même [... ]'.» urgi sement et des- Est-ce à dire pour autant que ces pers-
truction de Ia forme ont indissolublement pectives ne doivent plu rien à Ia dialec-
lié qui façonnent, de maniére contradictoire, tique? 11semble au contraire que le motif de
le corps du temps. Ia plasticité appelle une pensée enfin débar-

PLASTICITÉ 10
Le vceu de plasticité

ra sée des prétendues évidences, trop facile- « pLasticité du cerveau », loin d' être une
ment admises aujourd'hui, d'une « fin » du simple métaphore, permet de caractériser,
hégélianisme et, au-delà, d'une « fin » du en un sens tre précís, le fonctionnement
mana me. 11n' est pas pos ible de conceptua- neuronal.
liser Ia plasticité sans élaborer à nouveaux Dans son célebre ouvrage l'Homme neuro-
frais un certain type de matérialisme, c' est-á- nal, Jean-Pierre Changeux reproche précí é-
clire san mettre au jour un rapport ou un ment aux philo ophes de ne pas s'être
ensemble de rapports déterrnínés entre Ia intéressé à ce qu'un tel fonction.nement était
matiere et I'esprit. Or il semble difficile, sur su ceptíble de leur apprendre, attitude qui
ce point, de dé passer I' affirmation maitres e témoigne d'une ignorance ou d'un mépris
de Marx selou laquelle tout matérialisme inacceptables vis-à-vis de I'extraordinaire
authentique est un matérialtsme dialectique, révolution qu' ont accomplie au cours du
xx<siecle les recherches ur le cerveau. « Les 4 - J.·P. Changeux, L'Homme neuronoi, Paris,
les découvertes de Ia neurobiologie connai sances [dans les science du systerne Hachette Littératures, 1983, p. 7-8.
Pourquoi rouvrir aujourd 'hui un tel débat? nerveux], écrit-il, ont connu au cours des
C'est trê précisément Ia plasticité qui nous vingt derniere années une expansion qui ne
y invite. 11e t três troublant que ce terme e compare, par son impor tance, qu'à celle
soit dé ormais investi d'un double statut : de Ia physique au début de ce siecle, ou à celle
celui d'une entité métaphy ique d'une part- de Ia biologie moléculaire vers les année cin-
aus i vieille que I'histoire de Laphílosophíe et quante. La découverte de Ia synapse et de ses
désignant depuis Hegel une qualité essentieIle fonctions rappelle, par I' arnpleur de se
de Ia pensée -, celui d'un concept scientifique con équence , celle de I'atome ou de I'acide
d'autre part, qui permet de décrire I' orBani- désoxyríbonucléíque'. »
sation matérielle de Ia pensée. Je me réfêre ici On sait depuis Ia fin du XIX' íêcle que les
bien sür à Ia signification technique que Ia neurones sont en contigtiité et non en conti-
plasticité a acqui e dans le domaine des neu- nuité les uns avec les autre . À ]'endroit pré-
roscience . Ce que I' on appelle aujourd 'hui eis ou 'établit le contact d'une terminaison

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Plasticité Catherine Malabou

ci-contre:

Neurone sensoriel en culture

d'un embryon de caille en fin

de vie embryonnaire.

Photoqraplue lnstitut Ernbryoloqie.

Phototheque CNRS

nerveuse avec sa cible, les membranes cellu- C' est bien « I' exceptionnelle plasticité
laires ne fusionnent pas, mais sont séparécs [... ] de notre organisation cérébrale » qui,
par une fente, étant ainsi juxtaposées. Le selon [ean-Píerre Changeux, mérite, au plus
point d'articulation ou de jonction entre les haut degré, de faire I' objet de Ia réflexion
neurones a reçu le nom de synapse. philosophique". En effet, Ia plasticité est bien,
La « plasticité » nomme précisément Ia pour reprendre le beau titre du livre qu'il a
capacite qu' ont le synapses a modifier leur écrit avec Alain Connes, à tous les sens du
efficacité de transmission. Les ynapses, en terme, « matiere à pensée? ».
effet, ne sont pas figée ; dans cette me ure, Mais qu'est-ce que Changeux appelle, au
elles ne sont pas de simples transmetteurs juste, philosophie ? Préci ément un nouveau
de I' information nerveuse, mais ont, en un mocérialisme, induit par le « matériali me mé-

certain sens, le pouvoir de former ou de thodique »du cíentífíque qui e déRnit essen-
5 - Voir La Recherche, n" 267, [uillet-aoüt
r:former cette information même. Leur tielJement comme approche naturaliste de se
1994 «la Mémoire)t.
a
1

capacite tran mettre les ignaux de neu- objets". Changeux reprend à [oélle Proust sa
6 - J.-P. Changeux et P. Ricceur, Ce qui naus
falt penser. La nature et Ia rêgle, Paris, Odile rone a neurones peut augmenter (« poten- définition d'une telJe approche, laquelle « ne
[acob, 1998, p. 173. tialisation a long terme ») ou diminuer reconnait comme légitime que les démarches
Matiêre à
7 - J.-P. Changeux et A. Connes,
(« dépression a long terme ») sous I'effet du objectivantes et les pen ée explicative ordi-
pensêe, Paris, Odile [acob, 2000.
milieu et de 1'« histoire » de l'individu. La nairement reconnue et mi e en oeuvre dans
8 - Ce qui naus fait penser ... , op. cit. note 6,
p.189. plasticité des synapses r' vele donc Ia encere les science de Ia nature". » La philosophie qui
9 - Clté de Comment l'esprit víent aux bêtes le rapport d'un sy teme - i i le sy teme est u ceptible de faire écho à une telle
dans ibíd., p. 190.
nerveux - ave c I' accident : contingence, approche n peut être elle même qu'une phí-
événernent, expérience. Cette plasticité losophie naturaliste, à savoir un type de pensée
permet de former l'hypothêse de circuits qui prétend pouvoir se débarrass r de toute
neuronaux susceptibles de s'auto-organiser, « métaphvsique ». De fait, i] faut bien onstater
c' est-à-dire de modífíer leurs onnexions que les seuls philo ophcs qui 'intére .ent aux
pendant I'activité requise par Ia perception neuro ciences sont les philo ophe analytiques
ou I' apprenti age.' et les pécialistes des sciences cognitives.

PLASTICITt 12
Le V<EU de plasticité

ci-contre:

Corail Costa Brava,

Hubert Duprat 1994-1998.

Collecnon FRAC Languedoc.

Photoqraplue H. dei Olmo.

L' étude de Ia communication neuronale Que! traitement peut-il être réservé à Ia


- étude qui, grâce à Ia microscopie électro- plasticité dans le contexte d'un tel matéria-
nique, ne cesse de gagner en précision - lisme? Au risque de implifier, je diraí que le
a permis à ce type de penseurs et de cher- concept n'y prend véritablement sens qu'à
cheurs, aussi bien qu'aux scientifiques eux- l'mtérieur du couple d'opposés qu'il forme
mêmes, de croire en Ia possibilité de avec Ia modularité, Est plastique ce qui n' est pas

« naturaliser le intentions », en un mot de modulaire.


10 - J. Fodor, The Madulority ot Mind, Cam-
réduire les actes cognitifs à un certain nombre C' est principalement à Jerry Fodor que
bridge (Mass.), MIT Press, 1983; trad.
de scherne opératoires étroitement dépen- l' on doit Ia défínitíon de Ia modularité. Dans A. Gerschenfeld, Lo Madulorité de I'esprit,

dants du fonctionnement cérébral. Dans une son livre La Modularité de l' esprit, il propose Ia Paris, Minuit, 1986, p. 36.

définítion suivante : les modules sont « consa- 11 - Ibid., p. 52 et p. 61.


telle perspective, I' esprit (entité « métaphy-
sique » par excellence) dísparait, même s'iJ crês chacun à un domaine cognitif, génétique-
garde son nom, au profit du « mental », et le ment déterrninés, précâblés, autonome 10 ».
psychique et le mental eux-mêmes sont pure- Leurs opérations sont automatiques et
ment et simplement as irnilé au neuronal. rapídes". li ont «associé à une architecture

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Plasticité Catherine Malabou

Le Chant du styréne,

Alain Resnais, 1958.

Collecnon Clnémathéque française.

12 - /bid., 98. neuronale fixe" ». C' est n ee sens préeis qu' il le titre de son livre, I' esprit n' est pas rnodu-
13 - D. Sperber, La Contagion des idées,
ne sont pas plastique . Fedor limite toutefois laire. 11n'y aurait done pas de modularit' d
Paris, Odite [acob, 1996, p. 166.
Ia modularité à Ia perception et au déeodage Ia pcnsée proprement dite, laquelle se cara e-
14 - La Modu/arité de i'esprit, op. d!.
note 10, p. 37. linguistique, lesquels seraient selon lui tériserait done au eontraire par une e sen-
15 - La Contagion des idées, op. cit. dépendants de mécani me spéciali és et tielle plastieité, ee dont térnoignent en
note 13, p. 166. rigides. Malgre ee que pourrait lai er penser partieulier l'hístoricité et Ia diversité cultu-
16 - L'Homme neuronal, op. cit. note 4,
relle. « La diversité eulturelle, affirme Dan
p.211.
Sperber en eommentant Fedor, a toujours
été invoquée eomme preuve de Ia pia ticité
de l'e prit hurnain". » L'idée qu'i1 puisse
exi ter une modularité de Ia pen ée apparait
pour Fodor eomme une chimere, résultat de
« Ia théorie de Ia modularité devenue
folle". »
Sperber quant à lui rr'hésite pas à risquer
eette folie en défendant Ia conception « selon
laquelle les processus de pen ée pourraient,
eux aussi, être modulaires », ce qui implique
également « une conception naturaliste de Ia
eulture humaine" ». Pour lui, Ia plastieité
n'e t qu'une simple « métaphore » qui ne
produit r ien , rien d'observable ni d'objecti-
vable. À lire es analyses, on a I'impression
que le fameux constat de Changeux :
« I'homme n'a dês lors plus rien à faire de
1'''Esprit'', illui uffit d'être un Homme neu-
renal" », se trouve pleinement réali é.

PLASTICITÉ 14
le VQ!U de p asticité

Au-delà du cognitivisme : rait êtrc précisémcnt le nom de cct entre-


Ia résistance du sujet deux : ni assimilation pure et sim pie du psy-
Ce matérialisme là cst évidemment ínaccep- chique et du noétique au ncuronal , ni
table. li est, quoi qu ' en disc pcrber", confinemcnt dans lc simple rôle d substrat,
« vide » ct « rédu tionniste ». Mais tant que de base ou de condition de possibilite de Ia
philo ophes laisseront aux ci nces cogru- réalité orticale.
tives le oin de c prononcer ur ce que Chan- Lectricc convaincue dc Heidegger, jc
geux nomme « Ia portée ontologique" » de reconnais toutefois que le di cours tenu
phénoménes neuronaux, et donc sur Ia plas- notamment dan ~'appeJ/e-t-on penser? e t
ticité elle-rnême, iI ne pourront jamais y indéfendable : « Personne d'entre nou ne
opposer quoi que ce soit de onvaincant. pressent encore san doute ce dont l'homrne
17 - le chapitre , de La Contagion des idêes
En effet, bien que rejetant totalement une dans un avenir prochain era capable scicntifi-
(op. cit. note 13), intitulé « Anthropologues,
telle définition du matér ialismc, je croi quement. Mais qu'est-cc que vous faites, dans
encare un effort paur être vraiment matê-
cepcndant que Ia position advcrsc, qui vos circuits érébraux enregistrables, de rialistes! " développe une critique du maté-
consiste à ne voir dans le cerveau qu'un l'arbre en [leur ? Qu'e t-ce que vous faite de rialisme traditionnel et du matérialisme

« ub trat» de Ia pen ée, est tout autant inac- Ia prairie? Qu' cst-ce que vou faites de dialectique. Or toutes les objections que
Sperber adresse à ces pensées se retournent
ccptable". 11 n'est pas pos ible d'admettre I'homme? on pas du ccrveau, mais de
progressivement contre son propre propos.
que Ia pensée puisse n'être concernée que de I'hommc, que demain pcut-être nous aurons 18 - Ce qui nous fait penser ... , op. cit. note 6,
loin par Ia phénoménalité matérielle de sa perdu ct qui dcpuis I' origine était en route p.16.

propr phénoménologie. vers nous? Qu' st-ce que vous [aitcs de Ia 19 - C'est précisément Ia position défendue
par P. Ricoeur in ibid. Voir en particulier
L' une des manicrcs pertinentes d' envisa- pré sentation ou larbre se pré ente et
p.117.
ger le mind-body problem ne consistc-t-elle pas l'hornme se met dans le face-à-Ia e avcc
20 - M. Heidegger, Qu'appelle-t-on penser l,
à prendre en compte Ia tension dialeciique qui I'arbrc"? » Irad. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, coll.

lie et oppos à Ia fois naturalité et intention- À cela, il convicndrait de répondrc que le « Epiméthée », 1959, p. 44.

nalité, à sintéres cr à leu r cntre-deux comme cerveau lui-rnêrnc cst un arbre, que sa plasti-
au creu r vivant d'une réalité complexe? La cité tient précisément à Ia nature arborcs-
plasticité, philo ophiquernent ressaisie, pour- cente des connexions synaptiqu 5, qu'au un

MALABOU 15
Plasticité Catherine Malabou

Larve aquatique

de Trichoptere a vec son étui,

Hubert Duprat, 1980-1998.

Photoqraphie H. dei Olmo

avenir n'est promis, enfin, à une hiérarchisa-


tion des approches de Ia pensée qui réduit le
traiternent scientifique à ne jouer un rôle
qu'ancillaire et dérivé. Ce qu'appelle Ia pen-
ée est peut-être Ia fin de Ia position de ur-
plomb qu'a toujours prétendu occuper Ia
pen ée phílosophique.
Il est clair en même temps qu'une prise en
compte purement biologique du « mental»
n' e t pas non plus recevable. La « portée
ontologique »de découvertes scientifiques
se limite pour Changeux à des que tions
d' ordre éthique qui se résument pour l' es-
sentiel à cette interrogation : « comment un Le sujet ne peut certes plus désigner une
Homme neuronal peut-il être un sujet instance précon tituée ou une entité substan-
moral"? » Comment ne pa voir en elle un tielle. Reste son incroyable résistance. C' est
21 - Ce qui nous fait penser ... , op. cit. note 6, glissement impen é du physique au métaphy- encore en effet le sujet qui demeure le nceud
p.17.
sique? Comment ne pas déceler, dans ce cli- problématíque des discours qui croient pour-
vage simpliste neuronal-moral, que Ia vraie tant s' en être débarrassés; le sujet, son iden-
question, éludée par cette dichotomie, est tité, son histoire, sa capacite à se transformer,
bien celle de Ia subiectívité] c'e t-à-díre encare son rapporc à I'accidem,
C'e t ur ce point que I'on retrouve Hegel. Dans un autre domaine scientifique, I'irnrnu-
C'e t ur ce point que I'on peut interroger nologie, ou Ia plasticité joue également un rôle
avec lui ce qu'i1 en est du concept de sujet central, le sujet est au cceur de Ia questiono 11
mobilísé par les neuroscienc et les sciences e t impossible en effet de sonder t d'expérí-
cognitives en leur ensemble. Qu'en est-i1 donc menter les sy temes de défense de I'organi me
du oi - se!f, Selbst - et de a plasticité? sans interroger sans cesse Ia limite - mouvante

PLASTICITÉ 16
Le vceu de plasticité

Pierre Changcux insiste sur Ia nécessité de


réécrire I' Esquisse d'une psvcholoqie scient!fJque
de Freud, lequel, rappelle-t-íl, car on l'oublie
trop souvent, « était neurologue de métier ».
Le moment est venu, poursuit-il , « de jeter
les bases modernes d' une biologie de I'es-
pr it" ». En effet, grâce aux découverte fon-
damentaJes de Ia neurobiologie, « nou
dísposons [dê ormais] de traces physique de
I'acces au ens";»
Cette déclaration est d'une impor rance
fondamentale. Les « traces » dont parle
Changeux ont avant tout des images. J'ai
et stable à Ia foi - qui sépare le « soi » du évoqué plus haut I'aíde précieu e apportée
« non- oi ». Le concept mêrne d'immunité par Ia micro copie électronique. Les nou-
- qui recêle I'une des énigmes les plus pro- velle technologies d'imagerie médicale per-
fondes proposées en ce síêcle à Ia science, à Ia mettent en effet d' observer le cerveau
philo ophie, à I'existence en son ensemble - humain en action : tomographie à rayons X
peut aider à mettre au jour une définition pro- assistée par ordinateur (CT-scan), tomogra- 22 - L'Homme neuronat, op. cit. note 4, p. 7.
visoire, certes pauvre, mais du moins opérante phie par émission de positons (TEP), image- 23 - Ce qui naus fait pense, ... , op. cit. note 6,

de Ia subjectivité : ce qui se défend en s'expo- rie par résonnance magnétique (IRM)" ... p.171.
24 - Voir à ce sujet I'excellent numéro de Ia
sant, le minimum de menace. On reconnaitra là Utilisées en conjonction avec les enregistre-
revue Annales d'histoire et de philosophie du
Ia conjugaison plastique de Ia formation et de ment électriques du cerveau, ces techniques
vivam, « Le cerveau et les images ., Institut
l'explosion. représentent un apport fondamental à d'édition Sanofi-Synthélabo, 2000, vol. 111.

J'étude des aires cérébrale sous-tendant les


Esquisses. assemblées. sculptures compo antes spécifiques d'une activité men-
Au tout début de EHomme neuronal , Jean- tale. Les trace physiques de telles activités

MALABOU 17
Plasticité Catherine Malabou

sont bien désorrnais vi ibles. Nous sornmes le Iait que le passage d'un flux ncrveux dans
dé orrnais à rnêrne de photographier le les conducteurs devient plus facile en se
doubl mode de codage d s comportements répétant. Le frayage suppose lon Freud
(p r eptifs ou autr s) : Ia topologie des deux catégories de neurone : les neurones
connexions nerveuses d'une part, le trajet p rméables ($) qui ne retiennent aucune
de impulsion qui leur correspondent de trace, et ceux ('V) u ceptiblcs de garder Ia
I'autre. Le résultat de ce double codage s'ap- tra e imprimée : « ils offrent donc Ia possibi-
pcllc I 8raphe2l. lité de se rcprésentcr Ia mémoire » en tant
Tenir compt de Ia réalité et de I' impor- qu'Ils en sont les « porteurs" ». Pour qu Ia
tance de ces images pour réécrire I' Esq uisse de trace pui e 'imprirner en eux, il faut donc
Freud ignifie qu'Il e t nécessaire de re- qu'Il y ait ouverture d'un accê ou d'une voie
prendre le projet freudi n en réenvisageant (Bahn), et donc victoire sur une résistance,
25 - Voir sur ce point L'Homme neuronal,

op. cit. note 4, p. 110. I' espace spécifique de I' organisation neuro- violence faite à une virginité.
26 - S. Freud, fsquisse d'une psycho/ogie nale. 'est-à-dire d' abord n rectifiant ce que 11 n' e t pas qucstion ici de poursuivre
scientitique, in Lo Noissonce de 10 psychono-
les onsidération [reudienne ont d' erroné, I' exposé du projet freudien, mai simplemcnt
Iyse, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1956,
en particulier Ia conception du fraJa8e (Bah- de ouligner que Ia conceptíon du frayage
p.315.
27 - tbid., p. 319. nun8)' On sait que Freud avait pour projet, en qui s'y trouv développée, pour passionnante
1895, de « faire entrer Ia psychologie dan le qu' elle soit, correspond à une rcprésentatíon
cadre des sciences naturclles », c' st-à-díre non pertinente, faute de traces physiqucs
de « rcprésenter les proce su psychiques objectíves du phénornêne observe, de Ia
comme de états quantitativernent déterrni- tructure des tissus nerveux. Changeux rap-
nés de particules matérielles distinguables, pelle que s' institue vers les années 1870 une
ceci afin de les rendre évidents et incontes- polérnique (« laquelle ne era définitivernent
tables" ». Or « une d propriétés prin ipale dose qu'avec l'Introduction, en 1950, de Ia
du systcmc nerveux e t Ia mérnoire ». 11 micro opí électronique») entre les « rcti-
s' agit donc pour Freud d' étudier en particu- cularistes », elon lesqucls « les cellules ner-
lier le phénomcnc du JraJa8e, consistant dan veuses forment entre lIes un ré eau ontinu

PLASTlCITÊ 18
Le VQ!U de plasticité

comme les canaux de Ia Camargue vus n' est donc pas opératoire. S'Il est elair que les
d'avion », et les « neuronistes » pour lesquels connexions synaptiques se modifient en fonc-
« les cellules nerveuses, comme les arbres tion de Ia rópétition ou de Ia rareté de I'im-
d'une forêt ou les tesselle d'une rnosaíque, pulsion, s'i! est e1air également que le
sont des unités indépendantes en relation de phénornene de 1'« crnpreinte » joue un rôle
contíguíté les unes avec les autres" ». C' est considérabl , iI n' empêche que le regi tre du
évidemment Ia these « contipuiste » qui frayage n'est plu adéquat pour décrire le
s'imposera. phénoméne de Ia plasticité.
Il est intéressant de remarquer que Freud, L'éeriture neuronale -Ie 8raphe - e t une
quant à lui, est parti an de Ia premiere thêse : écriture qui, paradoxalement, ne procede pas

« Même Freud en 18 2 publie des travaux par impressiono D'ou le fait que Ia métaphorc
d'anatomie qu'il eroit vcnir à I'appui de Ia employée pour Ia décrire ne soit pas, para- 28· L'Homme neuronol, op. cit. note 4, p. 37.
the e réticulariste". » Or il e t clair que sa doxalement là encore, une méiaphore 8ra- 29 . Voir aussi sur ce point E. [ones, La Vie e!

conceptíon du frayage e t étroitement dépen- phique, Lc registre métaphorique utilisé e t I'auvre de Sigmund Freud, trad. A. Berman,
Paris, PUF, 1958, vol. I, chap. XVII, « La théo-
dante de cette thêse. L' opération de frayage celui, géograpruque ou politique, d'assembJées
rie freudienne du psychisme (1900) "
suppose nécessairement Ia fracture d'une ou de populations neuronales. « Le postular
p. 401 sq.
continuité, qui e marque, chez Freud, par Ia d"'assemblées" ou d' ensembles coopé ratifs de 30 - Ibid., p. 210.

fracture entre les deux catégories de neu- neurones, écrit Changeux, fait d' emblée sau- 31 - Ibid., p. 211.

rones d'une part, par Ia fracture de Ia résis- ter d'un niveau d'organisation à un autre : du
tance des neurones \jf d'autre part. neurone individuel à Ia population de neu-
L'imagerie électronique le prouve : cette rone 30.» es assemblées conditionnent donc
conception ne peut rendre compte de Ia for- Ia formation des graphe . Le modele de Ia
mation des graphes. Le neurones ne sont combinai on se substitue au modele du
pas, on I'a V11, en continuité le uns ave c les frayage : « Il apparait eles lors plausible qu
autres, leur liai on est déjà espacée, Ia ces assemblées composées de neurones oscil-
synapse, qui assure cette liaison, e t déjà per- lateur à forte activité spontanée puissent se
forée. Le schérne de I' ouverture de Ia voie recombiner entre elle ". » « Enchainement »,

t.4ALABOU 19
Plasticité Catherine Malabou

« emboí'tements », «toiles d'araignées », telles ces u d'«auto-po'iese», autre nom de I'auto-


sont les formes que prennent les ré eaux d'in- organisation, révele Ia nécessité, pour le sys-
formations nerveuses, formes qui ne doivent teme, deJaçonner son propre lieu en donnant lieu
plus rien au couple perrnéabilité-ré i tance à des systématisacions locales, comme s'Il fallait
proposé par Freud. qu' il riforme, ou riforme sa localisation, livrant
Ce formes, ou graphes sans grammes, son territoire à Ia modulation régionale, qui
révélent peut-être un déplacement des caté- le forme en retour. Tou les ystêrnes locaux
gories de leciure, de traduction ou d' interpreta- en effet « constituent le systêrne en tant
tion, prégnante , comme on le sait, dans Ia qu'unité concrête dans I'espace ou il existe,
pensée freudienne. Le fait que I' écriture neu- en spécifíant le domaine topologique ou il e
32 - F. Varela, Autonomie et Connaissonce.
ronale ne soit pa de l'ordre d'une impres- constitue comme réseau" ».
Essoi sur le vivont, Paris, Seuil, 1989, p. 45.
Ce processus de systématisation du systêrne sion, c'e t-à-dire de ce que I'on appelle Encore une fois, le ou les liens qui unissent
témoigne, selon I'auteur, de Ia « plasticité couramment une écriture, implique que Ia le systeme à lui-rnême ne sont pas de I' ordre
structurelle » de celui-ci.
lecture, Ia traduction, l'interprétation de ses de Ia relation signifiant-signifié. Auto-organisa-
33 - L'autosignification constitue, pour
graphes ne consistent plus dans Ia mi e en tion signifie, depuís Hegel, autoréférentialité.
Hegel, Ia caractéristique principale de I'art
classique, dont Ia sculpture est Ia forme rapport d'un ignifiant à sa référence signi- Et I'on ne s'étonnera pas de remarquer que le
achevée : « Ia beauté classique a pour inté- fiante, ou à on signifié, ne sone plus pensables domaine de I'art qui est le plu à même, selon
rieur propre Ia signification libre, outonome,
en termes de déch!lJremenc d'un texte. Les le philo ophe, de pré enter aux regards cette
autrement dit non pas Ia signification d'une
« traces physíques de l'accês au sens » dont autoréférentialité, est celui de Ia sculpture,
chose quelconque, mais ce qui se signifie
sol-même et par lã s'interprête également soi- nous disposon aujourcl'hui, et qui apparais- c' est-à-díre de Ia plastíque. La tatue, dit-il
même. » (Cours d'Esthétique, trad. J.-P. Lefeb- sent comme des peuplernents ou au contraire dans l'Esthétique, e signifie eUe-même". On
vre et V. von Schenck, Paris, Aubier, 1996, des phénornénes de dé ertification de cer- s'en étonnera d'autant moins que le modele
t. 2, p. 11-12.)
taine régions corticales, demandent à être de Ia sculpture s'impose progressivement aux
34 - J.-c. Ameisen, La Sculpture du vivont. Le
suicide cellulaire ou 10 mort crêotrice, Paris,
analy ées non comme des signes mais comme scientifiques pour décrire précisément I' auto-
Seuil,1999. des Jormations ponctuelles de mondes, aucoriférés, régulation des systémes vivants. En témoigne
auto-orqanisés, qui systématisent le systéme . le livre de Jean-Claude Ameisen intitulé La
Comme le montre Francisco Varei a, le pro- Sculpture du vivam", qui montre que Ia construc-

PLASTICITÉ 20
le vceu de plasticité

ci-contre :

Filets de fumée,

Photographie ttienne-Jules Marey, 1900.

Collecnon Cmérnatheque française

tion des sy temes (systêrne nerveux ou sys- 35 - Ibid., p. 53.


36 - Ibid., p. 51-52.
teme immunitaire) repose sur leur capacite de
37 - Dans son ouvrage intitulé Entre le cristal
« cüaloguer avec eux-mêrnes" » par le biais de
et Ia fumée. Essai sur I'organisation du vivant,
Ia formation plastique de connexions et de Paris, Seuil, 1979, Henri Atlan dédare qu'lI
localisations, formation qui suppose aussi une est désormais nécessaire de lever 1'« oppost-

sélection, une élímination, assurées par Ia tion entre organisé et aléatoire ~ pour
déterminer un autre type de rapport entre
mort cellulaire qui travaille comme les ciseaux
les deux termes, rapport nouveau qui en
du plasticien : « La complexité de notre sys- modifie inévitablement les contenus.
teme nerveux, comme celle de notre systême l'auto-organisation laisse une large part à

immunitaire, résulte d'une forme d'apprenti - I'accidentel et à Ia contingence tout en leu r


devant Ia résistance même de sa forme.
sage du oi, fondée ur un cüalogue obligatoire
entre les cellules et sanctionnées par Ia morto
Et Ia mort cellulaire opere une sélection
eira tique. Di paraissent tou les neurones
potentiellement "inutiles", ayant établi des
contacts - des ynap es - trop lâches avec
leurs partenaires, et qui créeraient donc des Au fond, depuís Hegel, le lien plastíque
futurs circuits peu performants qui parasite- demeure profond, qui unit sculpture et sub-
raient les circuits efficace . [... ] Progressive- jectivité. Au sujet, Ia sculpture confere sa
ment, les petits circuits élémentaires qui ont résistance. À Ia sculpture, le sujet confere sa
permis la survie des neurones qui les compo- ouplesse. De fait, Ia statuaire créée par Ia
ent se stabiliseront et s'intégreront dans des sculpture du vivant consiste en un ensemble
réseaux de communication éphémêres, de de formations Ilexibles, usceptíbles de
plus en plus étendus et de plus en plus com- régler leu r échanges dynamiques avec ce qui
plexes, dont Ia pérennité déterminera de n' est pas elles. De tatues en perpétuel deve-
proche en proche Ia survie des neurones qui nir". Envisager Ia subjectivité comme auto-
y partícípent". » organisation revient à l'appréhender elle-même

MALABOU 21
Plasticité Catherine Malabou

comme une architecture d cette sorte. Ce qui qui est précisément ce que Changeux juge
implique aussi d'assouplir, de rendre plus inutile de penser. 11 avoue d'ail\curs Ia
plastique, le concept d'auto-organisation, de méfiancc que lui inspire I' adjectif : « Je n' em-
le libérer de Ia charg trop lourde que repré- ploíe pas le tcrme "transcendantal" dont
sente Ia définition hégélienne certes encore I'usage en français est ambigu et fait l'objet
trop téléologíque, trop rnétaphysique en un d' exploitations idéologiques et religieuses
mot, de I' organismc. multíples ».18 Reste que cet adjectif, et Chan-
geux ne I'ignore évidemment pas, a une
Maniêres et rnatiêres du présent signification philosophique rigoureu e, qui
Pourquoi est-il néces aire d'insister ur Ia concerne Ia condition de possibilite d'un
pécificíté de I' écriture neuronale et sur le objet ou d'un concept, condition de po ibi-
changement de registre métaphorique - du Iité qui est néce sairernent non empirique.
graphique à I' a ernblée culptée - utili é Laisser cette condition dans I' ombre revient à
pour Ia caractéri er? 11 apparait que c' est bien manquer I' e sentiel, qui concerne préci é-
une problématique de Ia trace qui est pertinente ment l'articulaüon de Ia trace et du senso
pour ituer, dans le cadre d'un nouveau maté- « ous di posons de traces physique de
riali me, le concept de plasticité. Comment l'accês au senso » C'e t un faít. Mai com-
dégager, toutefois, I' économie de cette pro- ment ne pa reconnaitre en mêrne temps que
38 - Ce qui nous tatt penser ... , op. cit. note 6,
bl êmatíque ? I' acces au sens suppose luí-rnêrne I' opération
p.193.
Je reviens au propos de Changeux : « ous de Ia trace? e consiste lui-rnême qu' en une
di posons désormais de traces physiques de diversité de jeux de traces? Jacque Derrida a
l'accês au sens.» On 'aperçoít qu'il n'est pas dégagé, le prernier, Ia singularité de Ia rela-
possible de commenter ce propos sans s'ín- tion qui existe entre Ia trace sensible - intui-
terroger sur Ia nature de ces traces, sur leur tionnable, donnée à Ia perception - et Ia trace
modalité d'apparition ou d'inscription, sur « pure », qui en est Ia possibilite. Au cours de
leur maniére d' êrre, en un mot ur leur carac- Ia puissante étude qu'Il consacre précisément
tere transcendantal. Caractére transcendantal à I' Esquisse de Freud, il affirme : « Ia con ídé-

PLASTICITÉ zz
Le vceu de plasticité

ration objectiviste ou mondaine de I'écriture f ction de Ia métaphor du texte dans Ia


ne nous apprend rien si on ne Ia ré fere à un lexique n urobiologique. D'oú, aussi , le
espace d' écritur psychique"» que I' on peut danger de croire que ces traces n'appellent: pas
dire transcendantale, écriture originaire qui d'exéqêse ; sont univoque et permettent ainsi
n'e t pas transcriptive et, qui, en ce sens, une pcrccptíon simple de I' « objet mental ».
n' est réductible à aucune inscription intra- C'est ce qu'affirme le mathématicien Alain
mondaine. Si nous dispo ons de traces Conne lorsqu'il declare que l'étude du
visibles de I'accés au sens, nou avons aus i fonctionnem nt érébral permet d' établir
que Ia différence - différen entre les [eux que les objets mathématiques « ont dégagés
de traces, les graphes, le connexion inves- de [toute) gangue culturelle », qu'ils sont
ties ou non - Ia dífférence, donc, qui preside univer eis, que leur constitution et leur
à cette vi ibilité est pure, c' est-à-dire invisibJe. apprenti sage nécessitent un « savoir-faire
Le rapport entre trace et, i I' on veut, Ia probablement localísé dan une zone précis
trace de Ia trace, ne renvoie pas à une hiérar- du cerveau«>)). Le danger du réductionnisme
chie d' essence. Elle e laisse aisérnent renver- positiviste des activités de I' esprit consiste à
ser: pas de différcnce pure sans matiere de Ia ne voir dans Ia s ulpture du systérne nerveux
trace. La relation dialectiquc qui existe entre qu'une opération d'assemblage qui ne donne
Ia matiere et I' esprit ne tient-elle pas precise- pas lieu à une herméneutique dans Ia mesure
39 - J. Derrida, « Freud et Ia scéne de I'écri-
ment à I'impossibilité d'établir une priorité même oú ell ne semble pas élaborer de
ture », in LiÉcriture et Ia Différencf, Paris,
sim ple entre le statut transccndantal et le sta- message. Le concept « darchi-écriture »,
Seuil, 1967, p. 315.
tut empirique ou opératoire de Ia trace? Mais propo é par Derrida, qui concerne Ia condi- 40 - Motiêre à pensêe, op. c/I. note 7,

ne conduit-elle pas aussi à repen er, à Ia tion de po sibilité de Ia trace en général, p.18·19.

lumierc de I'actualité scientifique, le rapport excede I' écriture au sens courant. Toute
entre ces deux tatut ? trace, qu' elle soit inscription grapruque ou,
On vi nt de le voir, les trace physique comme ici, sculprure, configuration plas-
de I'écriture neuronale ne sont pas à propre- tique dasscmblée ou de groupes, renvoie
ment parler des irnpressions. O' ou Ia dé af- toujours à une trace originaire, « trace tra-

MALABOU 23
Plasticité Catherine Malabou

page de droite :

le Fresnoy, Studia national des arts

contemporeins, Tourcoing.

Architecte Bernard Tschumi.

Photoqraphte Peter Mauss/ESTO

41 - « Freud et Ia scéne de I'écríture », op. cit. vailleuse qui n'a jamais été perçue, vécue Peser le sens des mots : présence de Ia trace,
note 39, p. 339. dan son sens au présent, c' est-à-dire en telle serait, en dernier ressort, Ia tâche philo-
42 - Ibid., p. 313-314.
con cience" ». sophique ouverte par Ia pensée de Ia plastícíté.
43 - [e me réfere sur ce point à Ia description de
Toutefois, le type d'images e1u fonctíonne- Apparaitre, se former, s'assembler ou
I'autodestruction cellulaire que I'on trowe dans
le livre de Jean-Claude Ameísen : « Une cellule ment du cerveau dont nous di posons aujour- sculptcr eles graphes; disparaitre, exploser,
vient de s'engager sur Ia vaie de I'autodestruc- d'huí ne perrnet-il pas de réinterroger le e e1esagreger sans laisser de trace: ce double
tion. Elle va commencer à se fragmenter, à s'ef-
concept de visibilué de Ia trace et de réhabíliter mouvement est à I' oeuvre dan le fonction-
facer. Elle exprime à sa surface Ia signature des
du même coup une certame valeur de présence? nement neuronal et dan le fonctionnement
morts. ElIe est toujours vívante. l.a rapidité avec
laquelle elle va disparaitre dépend de deux «li n'y a pas, declare Derrida, de texte présent celJulaire en general". Il invite à degager un
variables indépendantes : le temps qu'elle va en general". » Pourtant, « les trace physiques nouveau rapport entre emergence et destruc-
prendre pour accomplir elle-rnéme son exécu-
de I'accês au sens » térnoignent bien de Ia pré- tion (plastique et plastiquage) qui vient se
tion et Ia rapidité avec laquelle une cellule vai-
sence même de Ia possibilité de leur ifJacemem : les loger, au cceur de Ia déconstruction, comme
sine capable de neconnaitre, à 50 surface, Ia
signature des rnorts, va Ia rejoindre pour l'en- as emblées de neurones sont toujour suscep- son arni ou comme on viru ,pour faire valoir
gloutir. l:apoptose, le visage du suióde cellulaire, tibles de se défaire, leur plastícité sculpte leur les droits d'une auere maniére d'être là.
est fugace. le biologiste ne peut le distinguer modularité même ; en un rnot, eUes ne sont
que durant l'lntervalle de temps que le corps
pas indélébiles, Et loin de les fixer comme des Rencontres inédites
met lui-même à le reconnaitre. Nous ne voyons
que les cellules mortes que le corps n'a pas
instances rigides et ub tantielJes, Ia photogra- En décídant de consacrer ces rencontres du
encore eu le temps d'identifier et de faire dispa- phie électronique les donne à voir au contraire Fresnoy à Ia plasticité, j' ai souhaíté que des
raitre. Plus tard, nous ne pouvons plus percevoir comme de moments, des combinaisons tou- phílosophes, écrivains, artistes (plasticiens,
que des fragments encore intac!s du noyau des
jours usceptíbles d'être rejouées. L'image, Ia musiciens, photographes et cinéastes), des
cellules mortes, à I'intérieur des cellules qui vien-
preuve, le docurnent ele Ia trace ne doivent scientifiques (neurobiologi tes, mathérna-
nent de les engloutir. Plus tard encore, 11 n'y a
plus rien à volr. Alors, seule I'absence, qui elle n'a pas, ou plus, être frappés par Ia censure ontolo- ticiens, geneticiens), des spécialíste des nou-
pas encore été comblée, peut parfols tradu ire Ia Bique exercée en premier lieu par Ia pensée veaux matériaux, mesurent le rôle que ce
mort. Et é est cette fugacité qui, pendant long-
heideggerienne à I'encontre du présent, La pré- concept joue dans leur travail et concourent à
temps, a fait méconnaitre I'importance et Ia fré.
sence du pré ent n' e t pas néces airement de degager le perspectives qu' il permet d' ouvrir
quence des phênomenes de suióde cellulaire
dans notre corps. » (La Sculpture du vivant op. cit: I'ordre de Ia parou ie, n'e t pas nécessaire- face au temp qui vient. La question de Ia
note 34, p. 67-68.) ment« fille de Dieu ». subjectivité - minimum de menace, auto-

PLASTICITÉ 24
Le VC2U de plasticité

organisation - court entre les textes a Ia irnage du monde a venir ou se redessinent et


rnaniére d'un fil a Ia fois discret et puissant se négocient les frontiêres. En créant l'événe-
qui structure les propos et révêle en derniêre ment d'une rencontre pluridisciplinaire, j'aí
in tance leur enjeu problématique. dé iré jeter entre les auteurs quelque chose de
Des chercheurs, que, pour Ia plupart, je ne fragile et de dangereux, susceptible de e dur-
connaissais pas avant cette rencontre, répon- cir ou cl'explo er.
dent a ce question en parlant non seulement Ce livre est d'ailleurs conçu comme un
sur Ia plasticité mais aussi entre eux. Leur objet mobile, rythmé par des euils d'appari-
onfrontation permet ainsi d'incarner Ia plas- tion et de rupture qui accompagnent les
ticité elle-rnême : accueil de I'autre, synthêse temps forts du débat et donnent a éprouver,
vivante d'un échange, multiplicité rassemblée entre résistance et complicité, quelque chose
et mobile a Ia foi des langues et de cultures, comme un nouveau bonheur des forme .

MALABOU 25

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