Vous êtes sur la page 1sur 12

LINTEAU D'UNE DES PORTES DE L'ÉGLISE DE SAINT-GILLES.

LES INFLUENCES DU DRAME LITURGIQUE


SUR LA SCULPTURE ROMANE

AVAIS été frappé en étudiant, il y a quelques années, les monuments


de la Provence, d'une scène singulière. On voit, au linteau d'un des
portails de la façade de Saint-Gilles,les trois Saintes Femmes arrêtées
devant le comptoir d'un marchand d'épices, qui leur pèse des aro ¬
mates dans ses balances (flg. 1). Elles achètent les parfums qu'elles veulent
apporter, le matin de Pâques, au tombeau de leur Maître.
Qu'un épisode aussi insignifiant occupe une place dans une façade où
la Passion de Jésus-Christ est si brièvement racontée, il y a là de quoi
surprendre.
Mais, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que l'église de Saint-Gilles
n'est pas le seul monument où cette scène se rencontre. Elle se voit, exac ¬
tement pareille, dans la frise qui décore l'église Notre-Dame, à Beaucaire. On
la voit encore dans la partie la plus ancienne du cloître de Saint-Trophime,
à Arles : un grand bas-relief nous montre, dans le haut, les trois Saintes
Femmes, et, dans le bas, deux marchands assis devant leur comptoir (fi g. 2).
Une particularité intéressante et qui mérite, comme on va le voir,
d'être enregistrée, c'est qu'à Arles, aussi bien qu'à Beaucaire et à Saint
Gilles, il y a, non pas un, mais deux marchands d'aromates.
11
LA REVUE DE L ART. — XXII.
82 LA REVUE DE L'ART

Comment expliquer la faveur qu'a rencontrée cette petite scène dans


la seconde partie du XIIe siècle ? C'est ce que je m'étais plusieurs fois
vainement demandé, quand je trouvai la solution du problème en lisant
un de nos vieux drames liturgiques.
Il y a, dans un manuscrit du XIIe siècle qui est à la bibliothèque de
Tours ', un petit drame écrit en latin, qui se jouait dans l'église le matin de
Pâques. C'est une oeuvre extrêmement curieuse, car c'est déjà presque un
Mystère. Nous surprenons ici la naissance d'un genre littéraire. Le poète,
naïvement créateur, ne se contente pas, comme on avait fait jusque-là, de

Fig. 1. — LES SAINTES FEMMES ACHETANT DES PARFUMS.


l'orlail de l'église de Saint-Gilles.

paraphraser le texte sacré, il invente une scène nouvelle. Il imagine un


dialogue entre les trois Marie qui se rendent au tombeau et deux mar ¬
chands de parfums. Voici ce dialogue, dépourvu, dans la traduction, de
l'espèce de charme que lui donne la rime latine :
MARIA MAGDALEKA.

O profonde douleur !
MARIA JACOBI.

Nous avons perdu le Fils de Marie, Jésus, notre consolateur, notre conseil. O
profonde douleur !

n- 231, publié par Luzarches, puis par Cousseinaker dans ses Drames liturgiques.
1. Mss.
La meilleure édition est celle de Milchsack, Die Osier uncl Passionsspiele (Volfenbuttel, 1880). p. 97
et suiv.
84 LA REVUE DE L'ART
MARIA SALOME.

Mais allons : il faut acheter des aromates pour embaumer son corps et le défendre
contre la morsure des vers. O profonde douleur!
UN MARCHAND.

Si vous voulez acheter des parfums, approchez, j'en ai à vendre. Si vous embau ¬
mez avec ces parfums-là le corps sacré de votre Maître, il ne redoutera ni la décom ¬
position, ni les vers.
LES TROIS MARIES.
O profonde douleur !

Fig. 3. —LES SAINTES FEMMES ACHETANT DES PARFUMS.


Chapiteau du musée de Modène.

S'adressantau marchand :
Dis-nous, jeune marchand, combien veux-tu vendre ces parfums ? O profonde
douleur !
LE MARCIIAND.
Mesdames, écoutez-moi. Les aromates que je vous propose sont d'une qualité
supérieure.
LES MARIES.
O profonde douleur !
LE MARCHAND.
Si vous choisissez ces aromates, j'en demande un talent d'or, c'est le plus juste
prix,
LES INFLUENCES DU DRAME LITURGIQUE
LES MARIES.
O profonde douleur !
UN SECOND MARCHAND.
Qu'y a-t-il pour votre service ?
LES MARIES.
Marchand, nous voulons des aromates, as-tu ce qu'il nous faut?
LE SECOND MARCHAND.
Vous n'avez qu'à parler.

Fig. 4. — LES SAINTES FEMMES ACHETANT DES PARFUMS.


Fragment de la frise de Notre-Dame de Beaucaire.

LES MARIES.
Nous voulons du baume, de l'encens, de la myrrhe, de l'aloès.
LE SECOND MARCHAND.
Tout cela est devant vous. Combien vous en faut-il ?
LES MARIES.
Il nous en faut cent livres à peu près. Ce sera combien, marchand ?
LE SECOND MARCHAND.
Ce sera mille sous.
LES MARIES.
C'est convenu.
Alors les Maries donnent l'argent et reçoivent les aromates, puis elles vont au
sépulcre ,
86 LA REVUE DE L'ART

Voilà un dialogue bien gauche encore assurément, mais c'est ici


pourtant que commence le théâtre moderne. Vérité d'observation, ironie,
contraste entre un sentiment profond et les plates réalités de la vie, tout
cela déjà s'entrevoit dans ces pauvres vers. Les trois Marie ont beau être
aflligées jusqu'au fond de l'Ame, elles s'aperçoivent pourtant que le jeune
marchand surfait sa marchandise. Elles ne marchandent pas, mais elles
vont chez le voisin.
Il faut croire que la nouveauté de ce dialogue charma les contempo ¬
rains, car on l'imita. La scène entre
les Marie et les marchands de parfums
se rencontre, au siècle suivant, jus ¬
qu'en Allemagne 1. On la retrouve, avec
tous les embellissements qu'on ima ¬
gine, dans nus grands Mystères du
xve siècle.
Il est évident que le drame litur ¬
gique de Tours se jouait aussi au
XIIe siècle dans les églises de la Pro ¬

vence. Nous pouvons même supposer


qu'il y fut plus populaire que partout
ailleurs, puisque les artiste s'en
inspirèrent trois fois. Car l'analogie
Fig. 5. entre le drame et l'oeuvre d'art est ici
LES SAINTES FEMMES AU TOMBEAU.
complète. La présence d'un second
Fragment de la frise de Notre-Dame de Beaucaire.
marchand dans les trois bas-reliefs
suffirait à lever tous les doutes, s'il pouvait en subsister.
Mais il y a quelque chose de plus curieux. On voit au musée de
Modène un chapiteau roman, dont l'une des faces représente précisément les
trois Marie achetant des parfums (fig. 3). Là aussi, il y a deux marchands,
et ce n'est assurément pas l'effet du hasard si l'un est jeune et l'autre vieux.
La seconde face du chapiteau nous présente une scène extraordinaire,
et dont, jusqu'à présent, je ne connais pas d'autre exemple : une des
Saintes Femmes, à force de pleurer, est tombée pâmée sur le sépulcre, et
ses deux compagnes essaient de la relever (fig. 6 .
1. Creizenach, Geschichte des neueren Drainas , I p. 90.
,
LES INFLUENCES DU DRAME LITURGIQUE 87

Or, voici ce qu'on lit dans le draine liturgique de Tours , quelques


pages après la scène entre les Saintes Femmes et les marchands de
parfums :
Que Marie-Madeleine parte du côté gauche de l'église et aille jusqu'
au sépulcre.
Qu'elle frappe dans ses mains et qu'elle dise en pleurant :

«
Malheureuse que je suis
O tristesse !
O douleur ! »

Fig. 6. — LES SAINTES FEMMES.AU TOMBEAU.


Chapiteau du musée de Modène.

La lamentation se prolonge. Marie-Madeleine est si accablée qu'elle


se laisse tomber à terre ; car voici ce qu'on lit un peu plus bas :

Qu'ensuite vienne Maria Jacobi, qu'elle lui prenne le bras droit, que Maria
Salomé la relève de terre en lui prenant le bras gauche, et qu'elle lui dise :
«
Chère soeur, il y a trop d'affliction dans ton âme... »

Ainsi, le chapiteau de Modène nous donne une scène de plus du drame


liturgique de Tours.
Faut-il croire que le drame de Tours ait été joué jusqu'à Modène ?
88 LA REVUE DE L'ART

Il se pourrait; mais on va voir que cette supposition n'est même pas


nécessaire.
Si l'on veut se donner la peine de comparer la première face du
chapiteau.de Modène avec la frise de Beaucaire, qui représente les Saintes
Femmes achetant des parfums (fig. 3 et 4), on reconnaîtra que les deux
scènes sont absolument identiques. Ici et là, le marchand pose la main
droite sur un vase et tient de la main gauche ses balances ; ici et là, la
première des Saintes Femmes met la main droite sur le comptoir, sans
doute pour y déposer l'argent.
La seconde scène n'est pas représentée à Beaucaire. On voit simple ¬
ment les Saintes Femmes arrivant au tombeau où un ange les accueille
(fig. 5). Mais que l'on compare les deux tombeaux, on verra que le tombeau
du chapiteau de Modène est exactement pareil au tombeau de la frise de
Beaucaire. C'est le même linceul qui pend, la même décoration de cercles
superposés. La ressemblance va, ici, jusqu'à l'identité absolue.
C'est donc, sinon au même artiste, du moins au même atelier qu'il faut
attribuer ces deux oeuvres.
Or, comme ce sujet des Saintes Femmes achetant des parfums est
tout à fait isolé dans l'art italien, alors que la Provence nous en offre
trois exemples; comme, d'autre part, le théâtre italien ne nous présente
au xii° siècle rien d'analogue au drame liturgique de Tours, il est permis
de croire que ce curieux motif est d'origine française. Ce sont les Pro ¬
vençaux qui l'ont fait connaître à l'Italie.
Je suis convaincu—pour le dire en passant — que des artistes de l'ate ¬
lier de Beaucaire sont allés travailler à Modène. Le chapiteau des Saintes
Femmes n'est pas la seule preuve que l'on puisse invoquer. Il y a, à la
cathédrale de Modène, une Cène conçue exactement comme celle de Beau-
caire (fig. 7). Judas — détail tout à fait insolite est, dans les deux cas, à la

droite de Jésus-Christ. D'autre part, saint Jean, qui est toujours à gauche
du Maître, est. lui-aussi représenté à droite. Ajoutons que la disposition
des Apôtres, la table, les.plis de la nappe, sont à peu près identiques 1.
On a avancé, il y a quelques années, que Benedetto Antelami, le
1. Les deuxJudas font exactement le même geste. Étudier dans les deux reproductions le second
apôtre.en commençant par la gauche : il a, dans les deux bas-reliefs, le bras droit la poitrine, le
sur
bras gauche sur la table. On ne peutparler de rencontres fortuites. Le bas-relief de Modène, plus fin
que celui de Beaucaire, est.du même atelier, non de la même main.
L
A
E
V
U
E
D
E
L
R
I
X
X

Fig. 7. — LA CÈNE.
A. Fragn ent de la frise de Notre-Dame de Beaucaire. — B. Bas-relief du Dôme de Modène
90 LA REVUE DE L'ART

sculpteur de Parme, était un élève des Français. On voit que tout concourt
à fortifier cette hypothèse. Il paraît de plus en plus évident que c'est, de:
la Provence que les sculpteurs italiens ont reçu, au XIIe siècle, leur pre ¬
mière éducation artistique.

Mais revenons au drame liturgique.


Le second pilier du cloître de Saint-Trophime , à Arles , nous montre
trois grandes figures dont la signification a paru incertaine aux meilleurs
juges 1. Au milieu, on voit un personnage, tête nue et pieds nus, qui porte
un bâton et une besace ; sur les côtés, deux hommes coiffés d'un bonnet
pointu qui portent aussi un bâton et qui ont également une besace en
bandoulière (fig. 8).
On a pensé qu'il s'agissait peut-être du Christ et des pèlerins d'Em -
maüs. Le sujet du pilier suivant, où l'on voit le Christ montrant sa plaie à
saint Thomas, donne beaucoup de vraisemblance à cette hypothèse.
Pour ma part, si j'avais quelques doutes, je n'en ai plus conservé
aucun après avoir lu nos drames liturgiques du XIIe siècle. Les trois per ¬
sonnages adossés au second pilier représentent bien le Christ avec les
pèlerins d'Emmaüs et ne sauraient représenter autre chose.
Il y a dans un manuscrit d'Orléans , un petit drame liturgique écrit,
,
comme d'ordinaire , en latin, et consacré aux événements qui suivirent la
Résurrection 2. Nous apprenons, par la rubrique, que les pèlerins doivent
avoir sur la tête des bonnets et porter des bâtons à la main 3. Quant au
Christ , il doit ressembler aussi à un pèlerin. Il doit porter une besace et
une palme 4 et il doit avoir , les pieds nus.
N'est-il pas clair que nos trois personnages d'Arles sont costumés
comme les clercs qui jouaient le drame des pèlerins d'Emmaüs ? La
rubrique du manuscrit d'Orléans ne dit pas que les pèlerins aient, eux
aussi, des besaces; mais reportons-nous à l'Office des Voyageurs , qui se
célébrait dans la cathédrale de Rouen, nous y apprendrons que les deux

1. Voir les Éludes sur la sculpture française de M. R. de Lasteyrie (Monuments


et Mémoires
publiés par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome VII, p. 57).
2. Publié par E. du Méril dans les Origines du théâtre moderne, p. 120. Le manuscrit d'Orléans
est du XIIIe siècle , mais le drame peut fort bien être du XIIe.
3. « Pileos in capitibus habentes et baculos in manibus. »
4. « Peram cum longa palma gestans ».
LES INFLUENCES DU DRAME LITURGIQUE 91

disciples devaient avoir des bâtons et des besaces , comme en ont les pèle-
rins , et qu'ils devaient porter
toute la barbe 1.
Le doute n'est donc pas pos ¬
sible. Les trois statues d'Arles
représentent bien le Christ et les
pèlerins, et elles les représentent
avec le costume que portaient les
prêtres quand ils jouaient, dans
l'église, le drame liturgique d'Em ¬
maüs 2.
Il y a une preuve encore. Le
manuscrit d'Orléans, après l'épi ¬
sode d'Emmaüs , met en scène
deux autres apparitions du Christ.
On le voit apparaissant aux apôtres
d'abord , à saint Thomas ensuite.
Or, le troisième pilier du cloître
Saint-Trophime est décoré de trois
statues. Au milieu, on voit Jésus -
Christ montrant ses plaies. D'un
côté, il y a un apôtre qui repré ¬
sente le collège apostolique et, de
l'autre, il y a saint Thomas. Ainsi
les deux apparitions qui, dans le
drame liturgique, font suite à l'his ¬
toire des pèlerins d'Emmaüs, sont
représentées ici.

1. «Portantes baculos et peras in simili -


tudinem peregrinorum .....
et sint barbati. »
Fig. 8.
E. du Méril, loc. cit., p. 118.
2. On retrouvera le même costume et les LE CHRIST ET LES PÈLERINS D'EMMAUS.
mêmes attributs dans un des médaillons du Arles, cloître de Saint-Trophime3.
vitrail de Chartres, qui représente les Pèlerins
d'Emmaüs. C'est aussi une oeuvre du XIIe siècle.
3. D'après le dessin publié par M. R. de Lasteyrie , dans : Etudes sur la Sculpture française au
moyen âge (Monuments Piot, 1902, t. VIII, p. 57).
Il
92 LA REVUE DE L'ART

paraîtra maintenant, je crois, difficile de douter que les trois piliers


du cloître Saint-Trophime ne nous offrent, immobilisées dans là pierre,
trois scènes de ces drames liturgiques qui se jouaient dans l'église le
matin de Pâques et les jours suivants.
Cette démonstration entraîne plus d'une conséquence. J'ai essayé de
montrer ailleurs 1 que les représentations dramatiques des Mystères
avaient, dès la fin du XIVe siècle, profondément modifié l'art religieux. Les
recherches nouvelles que j'ai faites depuis n'ont fait que fortifier chez moi
cette conviction -.
Mais je vois maintenant le problème dans toute son ampleur. Il me
paraît désormais évident que, dès que commence l'art français, ses pre ¬
mières audaces lui sont suggérées par le drame. Jusqu'au XIIe siècle,
l'iconographie était restée toute traditionnelle, disons le mot, toute
byzantine 3. A la fin du XIIe siècle, on voit ces vieilles formules mortes
tressaillir et s'animer ; la vie y pénètre soudain 4. Qui a fait ce miracle ?
Le drame liturgique.
Le drame liturgique n'a-t-il pas eu aussi sa part d'action sur le grand
art du XIIIe siècle ? Cela est probable, je dirais presque que cela est certain.
Malheureusement, la démonstration rigoureuse de cette hypothèse, qui est,
je le crois,une vérité, est très difficile. On sait, en effet, que notre théâtre
religieux du XIIIe siècle a à peu près complètement disparu.
Étudions au moins ce qui nous reste. Il est possible que l'examen
attentif des drames liturgiques du XIIe siècle nous réserve d'autres décou ¬
vertes.
ÉMILE MALE.

J. Gazelle des Beaux-Arts, 1904, t. XXXI, le Renouvellement de l'art par les Mystères.
2. M. G. Cohen , dans un livre récent (Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux
français du moyen âge, 1906) , a apporté de son côté une preuve qui a de la valeur.
3. On n'a pas encore étudié ce qu'il reste de byzantin dans l'iconographie française du XIIe siècle :
c'est là pourtant un très intéressant problème.
4. Ainsi on voit, pour la première fois, Jésus-Christ ressuscitant en enjambant le bord de son
sarcophage. M. Meyer, de Spire, a très bien montré que cette formule nouvelle de la Résurrection
était due au drame liturgique (dans les Mémoires de la Société royale de Goettingen , 1903).

Vous aimerez peut-être aussi