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FEMMES IMMIGRÉES ET EMPLOI : LE BAS DE L'ÉCHELLE POUR

PROPRIÉTÉ ?

Sabah Chaïb
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in Pierre Cours-Salies et al., Le bas de l'échelle

ERES | « Questions vives sur la banlieue »

2006 | pages 146 à 165


ISBN 9782749205526
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/le-bas-de-l-echelle---page-146.htm
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Femmes immigrées et emploi :
le bas de l’échelle pour propriété ?
Sabah Chaib

LE BAS DE L’ÉCHELLE SOCIALE est associé à des catégories de population parmi les-
quelles, « privilégiées » pourrait-on dire, les populations immigrées. À tel point d’ailleurs
d’avoir donné naissance à un axiome dans l’usine et au-delà, à savoir « OS = immigré »
(Sayad, 1999). Si les mobilités professionnelles et sociales intergénérationnelles existant
au sein de l’immigration invalident ou rendent plus confuse la portée de cet axiome,
pour autant, les débats survenus sur les discriminations à l’encontre des jeunes issus de
l’immigration attestent de la réalité ou de la tentation manifeste d’assignation de cette
catégorie de population à une place minorée et dévalorisée sur le marché du travail. En
revanche, les femmes immigrées – que les institutions publiques comme l’INSEE défi-
nissent, depuis les années 1990, comme personnes étrangères ou Françaises par acqui-
sition nées à l’étranger – témoignent pour la majorité d’entre elles de « l’adhérence » au
bas de l’échelle, à tel point que l’on peut légitimement se demander si ces femmes n’ont
pas pour propriété la place du bas, le terme de « propriété » étant considéré dans sa
double acception, à savoir d’abord selon le sens commun en tant que « possession » d’un
lieu, et selon le sens sociologique de « propriétés sociales », c’est-à-dire en tant que carac-
téristiques sociales propres, spécifiques.
Notamment en ce qui concerne cette catégorie de populations, la question des
caractéristiques sociales « propres » ou « spécifiques » nécessite un éclairage particulier,
tant l’usage du terme « spécifique » a été galvaudé et énoncé comme une évidence socio-
logique pour désigner un public « spécifique », soumis à des déterminismes sociaux
« spécifiques » et relevant d’une politique publique d’intégration également « spéci-
fique ». La prégnance de l’idée d’une spécificité irréductible à tout autre (dont on fait
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148 Le bas de l’échelle

d’ailleurs largement l’économie d’une analyse) induit des situations paradoxales : la


construction sociale de la figure de la femme immigrée en opposition à la figure de la
femme active explique l’invisibilisation prolongée des femmes immigrées sur le marché
du travail en dépit des faits et des statistiques ! Ainsi, la présence des femmes immigrées
sur le marché demeura longtemps un point aveugle, car la question de leur insertion
socioprofessionnelle était subordonnée à la résolution des différences culturelles, consti-
tuées en tant que problème social.
Le discours public et la production institutionnelle en direction de cette catégorie
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sociale, à travers le prisme du concept « d’adaptation », présentent de nombreuses simi-
litudes avec un concept dédoublé (un versant négatif et un versant positif, l’enjeu étant
de passer d’un pôle à l’autre) érigé aujourd’hui en prescription normative auprès des
professionnels des services publics de l’emploi : à savoir celui « d’(in)employabilité »,
forgé aux États-Unis dans les années 1970, et qui repose à l’origine sur l’idée de l’exis-
tence de handicaps médicaux et socioculturels comme freins à l’accès à la sphère pro-
fessionnelle. De la catégorie des handicapés (psychomoteurs, etc.), ce concept allait
curieusement s’élargir à celle plus vaste de chômeurs ; de même, la détermination d’une
politique publique de l’emploi en France en direction de ces deux catégories a progres-
sivement évolué dans les années 1980 d’un traitement social, visant à l’acquisition
sociale de compétences nécessaires à une insertion professionnelle, à celui d’une assis-
tance sociale afin de lutter contre la désocialisation qui peut naître d’un éloignement
prolongé, voire définitif, du monde du travail, considéré comme la norme d’intégration
sociale par excellence (Gazier, 1990b).
Dans ce tableau rapidement brossé des usages sociaux du concept d’(in)employa-
bilité en France, qui navigue ainsi entre handicap et déficit comportemental et/ou défi-
cit de compétence sociale, et entre politiques publiques d’emploi, de formation et
politiques sociales, tout se passe comme si le concept d’adaptation choisi expressément
pour rendre intelligible la catégorie des femmes immigrées équivalait dans sa construc-
tion sociale et son mode de prescription d’actions à celui d’(in)employabilité en usage
pour d’autres catégories sociales : en effet, le discours communément véhiculé sur les
femmes immigrées ne tenait-il pas pour responsable l’existence de handicaps socio-
culturels dont elles étaient porteuses, autant d’obstacles et de « stigmates 1 » dans le
chemin d’une autonomie sociale et professionnelle ? Par ailleurs, ces femmes ne sont-
elles pas aujourd’hui les victimes « privilégiées » du chômage, dont on ne saurait dire à
l’instar de ces « inemployables » si leurs situations au regard de l’emploi leur sont impu-
tables personnellement ou s’il s’agit là d’un effet de structure et de mécanismes du
marché de l’emploi qui créent des surnuméraires ?

1. La sociologue Patricia Paperman a intitulé son livre Marque et stigmate : les femmes immigrées dans le monde du travail précisé-
ment pour mettre en évidence les représentations sociales stigmatisantes véhiculées dans le discours commun à propos des femmes
immigrées dans leur supposé rapport difficile, spécifique, voire inadapté au monde du travail…
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Aussi est-il temps de s’interroger sur le régime de spécificité appliqué à une caté-
gorie de population pensée trop souvent comme population « à part », « résiduelle »,
voire « archaïque », sur le marché du travail, alors que l’hypothèse que nous défendrons
dans cet article est plutôt celle d’une catégorie sociale pertinente pour révéler l’existence
de formes variées d’intégration à la condition salariale (formes d’emploi hétérogènes et
atypiques), et éclairer ainsi à partir de situations particulières, « spécifiques » (par le
cumul de caractéristiques sociales déterminées), l’intensité des situations vécues, des
situations générales ou tendant aujourd’hui à la généralisation.
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De ce point de vue, l’invisibilisation des femmes immigrées sur le marché du tra-
vail, dont il conviendra d’analyser les présupposés, participe à la fois de la manière dont
s’est construite socialement la figure de la femme immigrée et, phénomène concomi-
tant, des mécanismes de la construction sociale des situations subalternes. La façon dont
le thème du travail des femmes immigrées s’est constitué et élaboré dans le champ de la
production institutionnelle, universitaire et associative, peut être ainsi appréhendée
comme une contribution utile à l’analyse des constructions sociales du travail, de l’acti-
vité et des formes d’emploi 2. Les femmes immigrées y prennent part de façon signifi-
cative, bien plus que de manière « spécifique » selon l’acception culturelle
communément admise s’agissant de cette catégorie sociale (Maruani, 2000).

L’invisibilisation des femmes immigrées :


de l’individu précaire à la précarisation de l’individu

Une littérature « institutionnelle » et universitaire se constitue progressivement sur


la question des femmes immigrées en Europe, ce qui représente à la fois un indicateur
de visibilisation et de reconnaissance sociale de ces femmes dans les sociétés d’accueil et
dans les politiques publiques, qu’elles aient trait à l’égalité des chances homme-femme
ou à l’immigration… Pour autant, si documents de synthèse, recommandations,
réflexions et travaux de recherche se multiplient depuis les années 1980, les thèmes
abordés privilégient peu la dimension socioprofessionnelle, à tel point que s’y intéresser
dans les années 1980 paraissait une nouveauté (de Troy 1987). Nouveauté ou intérêt
marginal suscité par cet objet ?
En France, la question de l’insertion socioprofessionnelle des femmes immigrées
n’allait pas de soi jusqu’à une période récente, du point de vue de la recherche, des ins-
tances en charge de l’intégration de ces populations et des politiques publiques. La ques-
tion demeure un point aveugle dans l’appréhension de ces femmes car elle n’est pas

2. Cet article s’appuie en particulier sur des bilans circonstanciés de l’état de la recherche portant sur l’insertion socioprofessionnelle
des femmes immigrées (en 1994, pour le compte du ministère des Affaires sociales, et en 2000, pour le compte du syndicat CFDT),
sur des recherches empiriques conduites spécifiquement sur des entreprises de nettoyage dans le Sud-Est de la France, et plus géné-
ralement sur des trajectoires sociales et professionnelles de femmes immigrées rencontrées au cours d’enquêtes de terrain variées.
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constituée comme un problème social. Cela explique que l’invisibilisation des femmes
sur le marché du travail ne veut pas dire l’invisibilisation totale de ces femmes. Bien au
contraire, et de façon tout à fait paradoxale, l’intérêt porté à leur condition par la
recherche, par l’engagement associatif ou par les politiques publiques menées en leur
direction, implique une abondante production de discours et de données sur cet objet.
L’importance des approches empiriques (descriptions des conditions de vie), le caractère
morcelé des travaux ainsi que leur limite conceptuelle expliquent le caractère dispersé,
inégal, confus, des connaissances rassemblées sur ce sujet. Par ailleurs, ces connaissances
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légitiment une appréhension univoque de ces femmes dans l’espace public, à savoir un
individu précaire.

De l’individu précaire

Le recours exclusif à des explications de type culturaliste tend à rendre spécifique,


car liée aux caractéristiques sociales de ces femmes, la précarité de leur condition. Alors
que les hommes immigrés cristallisent de nombreux travaux économiques quant à leur
rôle et leur apport à l’économie nationale, les femmes immigrées ne suscitent que des
études axées principalement sur le domaine de la culture et de la famille. Les représen-
tations sociales et les approches culturalistes de l’immigration se nourrissent et se
confondent particulièrement dans le cas des femmes immigrées : les rôles, places et sta-
tuts occupés par ces femmes dans le pays d’origine sont censés expliquer les places, rôles
et statuts qu’elles occupent dans le pays d’accueil. L’idée d’un arraisonnement des
femmes immigrées par leur « culture d’origine » et dans l’espace de la famille – « la »
famille patriarcale en tant que lieu privilégié de la domination masculine – repose sur la
production de données diverses (dont les représentations négatives courantes) ayant
trait à la place des femmes dans leurs pays d’origine. Ces éléments fondent ainsi « une
science de l’émigration », selon l’expression du sociologue Abdelmalek Sayad, produite
par la société d’immigration, ce qui explique, selon ce dernier, que le savoir constitué
n’échappe pas à un certain « ethnocentrisme scientifique »… C’est donc en vertu de
cette « science de l’émigration » que sont définis les choix de problématiques en termes
d’adaptation et d’autonomie progressive (de la tradition à la modernité) en ce qui
concerne les femmes immigrées. Cela explique que la question du travail de ces der-
nières a fait l’objet de rares travaux, et la manière d’aborder le sujet, essentiellement par
une approche psycho-culturelle, ne permet pas d’appréhender différemment les champs
de la famille et du travail ainsi que leur interaction. Ainsi, l’indigence de ce thème pro-
cède de deux processus : soit le cloisonnement des études produites sur ces femmes
contribue à renforcer l’illusion de champs d’activité sociale distincts (sphère de la famille
versus sphère du travail) ; soit les approches familialistes ou culturalistes ainsi que la foca-
lisation sur certaines femmes immigrées (les femmes maghrébines) ont contribué à faire
vivre l’idée selon laquelle l’activité des femmes étrangères est marginale (un travail d’ap-
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point) ou anormale (peu de candidates) – la norme étant qu’elles ne travaillent pas.


L’arrivée de nouveaux courants migratoires ou perçus comme tels (familles turques et
africaines) contribue à perpétuer l’image « moyenne » de ces femmes et les probléma-
tiques traditionnelles. La configuration des migrations et la prépondérance du mode
d’entrée par le regroupement familial ont joué un rôle important dans la permanence
de cette représentation. Le fait culturel auquel on prête un pouvoir explicatif fort est
sans cesse invoqué s’agissant des femmes immigrées, sans savoir à quoi renvoie cette
fameuse culture (la langue, la formation scolaire initiale, la religion, les « coutumes », les
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rapports sociaux de sexe, etc.). Trop souvent, le détour par la culture s’apparente à une
opération de naturalisation des faits sociaux…
La spécificité culturelle fut de toute évidence jugée acquise pour que les études
féministes ou les recherches portant sur les femmes ne s’en préoccupent pas ou peu jus-
qu’à une période très récente, grâce à des travaux portant sur la dimension de genre dans
la migration. Cette situation est pour le moins paradoxale car, faut-il le rappeler, l’es-
sentiel des travaux des féministes, en nombre et en nature, ont porté à la fois sur un tra-
vail de déconstruction des représentations sociales et de visibilisation du travail des
femmes dans la sphère de la production et de la reproduction, ignorées ou appréhen-
dées imparfaitement dans la construction des indicateurs sociaux et des outils statis-
tiques (Frisque, 1998). Les années 1990, sous l’impulsion de travaux de recherches
socio-démographiques et historiques privilégiant l’angle de la dimension de genre,
allaient mettre en évidence la présence structurelle croissante des femmes immigrées
dans le fait migratoire (47 % en 1999) et dans l’économie du pays d’accueil (39 % d’ac-
tives en 1999) et des sociétés d’origine. Ces travaux allaient, en outre, pallier en partie
la méconnaissance de la réalité sociologique complexe de cette catégorie sociale : hété-
rogénéité des configurations familiales, des statuts et des places occupés par ces femmes
dans l’espace et dans le temps, mise en évidence de l’existence des migrations féminines
autonomes, etc.

À la précarisation de l’individu…

L’absence d’intérêt porté à l’activité professionnelle des femmes immigrées a ainsi


conduit à leur relative invisibilisation dans la production de données statistiques et
sociologiques. L’absence durable de prise en compte de la variable de sexe dans les sta-
tistiques ayant trait aux activités professionnelles, ou encore aux flux migratoires, a été
corrigée tout récemment en ce qui concerne l’Office des migrations internationales : ce
dernier ne jugeait en effet pas utile de spécifier les entrants au titre du regroupement
familial selon leur sexe, sous-entendant que ce mode d’entrée sur le territoire national
ne concernait naturellement que les femmes…
L’insistance sur les spécificités culturelles a influencé les politiques publiques mises
en place en direction des femmes, et entraîné l’enfermement prolongé dans des actions
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à visée socio-éducative. Elle a conduit à privilégier une seule explication dans les déter-
minants de l’activité, à savoir les caractéristiques sociales de ces femmes données pour
immuables et « naturelles » (un milieu familial « traditionaliste », la faiblesse de leur qua-
lification, une arrivée tardive sur le marché du travail après un long processus d’auto-
nomisation). Or, l’analyse des déterminants de l’activité des femmes immigrées corrige
l’idée construite d’une invisibilisation des femmes immigrées par leur absence (volon-
taire ou contrainte) sur le marché du travail.
La prise en considération, dans les recherches socio-démographiques, de l’interac-
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tion des facteurs du capital humain, de la date d’entrée sur le marché du travail et du
contexte économique (favorable ou défavorable), du rôle joué par le marché du travail,
et de la question des discriminations légales (directes et indirectes) et illégales, relativise,
voire contredit dans certains cas, la représentation de l’individu précaire du fait de ses
seules caractéristiques sociales. Cette interprétation induit en effet l’idée que les femmes
sont responsables de leur propre situation d’exclusion. Or, l’enquête « Mobilité géogra-
phique et insertion sociale » (MGIS), conduite par l’Institut national d’études démogra-
phiques (INED) en 1992, a permis de mettre en place la première enquête longitudinale
d’envergure sur les immigré(e)s et elle a pu montrer comment le processus d’insertion
des femmes immigrées dans le marché du travail n’est pas de nature fondamentalement
différente de celui des femmes françaises (Tribalat, 1995). Toutefois, ces éléments de
convergence porteraient à croire que tout est affaire de temps et de retard à rattraper
pour les femmes immigrées. L’on sait combien l’usage du concept de discrimination
nécessite des précautions théoriques et méthodologiques (Tapinos, 1992). Or, le débat
public tend aujourd’hui à verser trop souvent dans l’excès inverse, par le recours trop
exclusif à l’argument des pratiques discriminatoires par exemple, ce qui annihile tout
essai de restitution et de compréhension de phénomènes complexes. Toutefois, l’analyse
de l’impact des législations ayant trait à l’entrée et au séjour des étrangers, ou encore les
mesures d’opposabilité à l’emploi ont l’intérêt de démontrer la responsabilité qui
incombe aux politiques publiques dans l’invisibilisation des femmes immigrées sur le
marché du travail et dans la précarisation de leur condition par la discrimination qu’elles
subissent en regard des principes d’égalité et de liberté : égalité de traitement et liberté
de circulation dans le marché du travail et dans l’accès aux espaces nationaux…
Le statut juridique différencié des migrants exerce en effet un impact réel sur leur
insertion professionnelle. Le nombre croissant d’études portant sur l’insertion socio-
professionnelle des immigrants selon le titre de séjour obtenu et sa durée de validité (tra-
vailleur, étudiant, visiteur, demandeur d’asile, réfugié, regroupement familial, etc.)
atteste de l’impact de la sécurité ou de l’insécurité juridique sur le parcours des migrants.
L’exemple des titres de séjour est significatif d’une politique de gestion de stock des
migrants en rapport avec la situation du marché du travail : avant 1984, les titres de
séjour ne donnaient pas automatiquement le droit au travail ; aussi fallait-il, pour les
femmes immigrées après un certain délai de séjour, déposer la demande d’une carte de
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travail à la préfecture, qui pouvait leur être refusée compte tenu de la situation de l’em-
ploi. En 1984, le titre de séjour unique d’une durée de dix ans a permis de donner une
relative sécurité juridique aux résidents permanents. La mesure d’avant 1984 a eu
cependant un impact sur les parcours professionnels de ces femmes puisque cela ne les
a pas éloignées du marché du travail mais détournées vers des emplois informels ou
clandestins ; les parcours professionnels des femmes maghrébines l’attestent (Moulier et
Silberman, 1982).
Par ailleurs, les différents statuts accordés aux migrants – outre celui de travailleurs,
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les réfugiés, les étudiants, les demandeurs d’asile, etc. – sont un instrument de gestion
du stock de migrants au regard de l’emploi puisqu’ils ne donnent pas tous la possibilité
de travailler, ou alors sous certaines conditions. Les insertions professionnelles des réfu-
giées asiatiques témoignent de l’absence d’entrave légale sur le marché du travail. Il n’en
est pas de même pour ceux et celles qui sont autorisés à travailler dans la précarité
compte tenu de leurs titres de séjour précaires. Pour exemple, les autorisations de travail
provisoires concernent beaucoup de personnes qualifiées, comme les 8 000 médecins
étrangers recensés en France : ces derniers ont le droit d’exercer la médecine exclusive-
ment à l’hôpital public et dans un statut relativement précaire. Les demandeurs d’asile,
depuis le début des années 1990, n’ont plus le droit au travail du fait de la mesure d’op-
posabilité de l’emploi : certains occupent un emploi dans la plus parfaite légalité en
dépit de leur situation irrégulière au regard du droit de séjour, et la majorité va gonfler
les rangs du travail clandestin. Les opérations de régularisation de 1997 ont montré que
31 % des régularisés occupaient un emploi (dont 49 % de femmes) et que 61 % des
régularisés étaient sur le territoire français en moyenne depuis six ans.
Les législations restrictives sur les conditions d’entrée et de séjour des migrants ont
un effet de sélection sur les candidates à la migration et sur leurs formes d’insertion
sociale et professionnelle dans la société d’accueil. Les politiques migratoires, de plus en
plus convergentes à l’échelle européenne quant à la restriction et à la sélection des flux,
rendent plus difficiles les migrations féminines autonomes, si ce n’est, par exemple en
France, sous la forme d’une migration de femmes très qualifiées. Ces restrictions à l’en-
trée et au séjour des migrants ont un impact sur la situation juridique des femmes
immigrées. En effet, le risque d’insécurité juridique est plus élevé chez les femmes immi-
grées que chez les hommes : la précarité du lien conjugal (un divorce par exemple) remet
en cause leur droit au séjour et par conséquent au travail. La reconnaissance juridique
des conventions bilatérales ayant trait au statut personnel fragilise la situation des
femmes immigrées. En effet, pour exemple, les codes du statut personnel appliqués en
Algérie et au Maroc sont défavorables aux femmes sur le plan des relations familiales :
c’est ainsi que des associations engagées dans la défense des femmes immigrées et des
« sans-papiers » sont saisies fréquemment pour une aide juridique par des femmes répu-
diées, divorcées, ou séparées de leurs enfants placés sous l’autorité exclusive du père…
La question de l’autonomie, voire de l’individualisation des droits des femmes, reste
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ainsi posée. Le Parlement européen a sensibilisé les États européens sur cette question
qui n’est pas encore résolue en France.
Or, un des enseignements de l’opération de régularisation de 1997 porte précisé-
ment sur cette question : nombre de femmes se sont vues déboutées de leurs demandes
de régularisation compte tenu de leur impossibilité à faire valoir leurs droits propres. Au
vu des modes d’entrée prépondérants en France (regroupement familial, demandeurs
d’asile, visiteurs), les motivations réelles s’avèrent être d’ordre familial. Ce qui fait peser
en réalité la décision d’admission des candidates à la migration sur les critères de la
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famille (nature et statut des liens familiaux). Et, de ce point de vue, les femmes immi-
grées sont discriminées au regard de la reconnaissance de leurs droits propres. Nous rele-
vons trois facteurs de discrimination plus ou moins combinés : 1/ la migration des
femmes célibataires est rendue improbable au regard du familialisme ambiant ou du
niveau de qualification requis ; 2/ les critères définis par les pouvoirs publics établissent
une norme familiale stricte et restrictive quant à l’hétérogénéité des situations familiales
(épouses, concubines, divorcées, séparées, etc.) ; 3/ il est difficile pour les femmes immi-
grées de recouvrer leurs droits au séjour après la survenue d’événements personnels et
familiaux (tels la modification de leur état matrimonial, le séjour prolongé dans le pays
d’origine, etc.). Dans le procès d’internationalisation de la division du travail auquel
prennent part les femmes immigrées, « femmes mondialisées » (Wichterich, 1999 ;
Sassen, 1998), la tendance à la précarisation des titres de séjour en Europe pour les res-
sortissants des pays « tiers » (absence de titres de travail ou rétablissement de mesures
d’opposabilité à l’emploi) contribue à rejeter la main-d’œuvre immigrée dans le travail
illégal et à construire l’inemployabilité de cette catégorie de populations au vu des
normes dominantes d’emploi.
L’existence de ces barrières légales (directes ou indirectes) a conduit à la dénoncia-
tion de l’instrumentalisation de l’insécurité juridique en vue de flexibiliser la main-
d’œuvre (de Troy, 1987 ; Morice, 1998 ; Marie, 1998). Le rapport instrumental des
États-nations avec « leur » immigration, appréhendée en termes d’un flux et d’un stock
à réguler, repose en partie sur l’acceptation du principe non fondé selon lequel « immi-
gration = chômage » dans un contexte économique défavorable (CERC, 1999). Ces deux
éléments justifient l’existence de discriminations légales et contribuent à légitimer des
discriminations illégales chez les employeurs.

Secteurs d’activité et formes d’emploi des femmes immigrées :


l’effet de révélation

Des points de vue contradictoires posent la question de la signifiance sociale ou


non, de la catégorie de travailleurs que sont les « femmes immigrées » ou des activités
économiques occupées par elles. D’un côté, l’on souligne combien ces dernières ont peu
intéressé les pouvoirs publics en raison de l’insignifiance de leurs emplois ; de l’autre, les
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pouvoirs publics souhaitaient limiter, dès 1978, l’arrivée des familles dans le pays d’ac-
cueil par peur d’un afflux supplémentaire de main-d’œuvre (Richard, 1997). Faute de
pouvoir interdire – un arrêt du Conseil d’État ayant « cassé » le projet de loi –, des
mesures ont été prises en direction de ces femmes, mesures conformes à l’esprit de
contrôle des flux et des stocks. Ce stock a pendant longtemps constitué une réserve de
main-d’œuvre complémentaire. Ces deux points de vue s’avèrent en réalité cohérents si
l’on envisage la question sous l’angle du rôle joué par la main-d’œuvre immigrée mas-
culine, à savoir « d’amortisseur de crise dans les ajustements de l’emploi » et « de labo-
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ratoire de la flexibilité du travail » (CERC, 1999). S’il n’est pas possible, compte tenu de
la teneur des travaux de recherche, de confirmer ou d’infirmer l’idée d’une assignation
de la place des femmes immigrées dans leur globalité sur le marché du travail 3, l’ana-
lyse des changements catégoriels intervenus dans le secteur tertiaire montre que le tra-
vail des femmes immigrées n’est pas marginal du tout et qu’il fait système : en cela, il
participe des mécanismes de reproduction ou de transformation du marché du travail.
Les recompositions de ce dernier s’inscrivent dans les parcours d’insertion des femmes
immigrées. Parfois, elles les précèdent et semblent constituer, de ce point de vue, une
catégorie sociale pertinente dans laquelle s’éprouve la flexibilité de la main-d’œuvre.

L’emploi des femmes immigrées, laboratoire de flexibilité de la main-d’œuvre

La tertiarisation de l’économie entraîne le marché du travail dans un double mou-


vement : élévation du niveau moyen de qualification et fragilisation plus grande liée à
une intégration moins assurée pour les travailleurs qui se retrouvent au bas de l’échelle
sociale. Cependant, les prospectives montrent que les caractéristiques de l’activité fémi-
nine vont aller en se détériorant : une hausse croissante de l’activité certes, mais accom-
pagnée d’une forte ségrégation dans l’emploi ; une bipolarisation accrue entre femmes
qualifiées et non qualifiées ; une hétérogénéité croissante des femmes et de leur parcours
(Maruani, 2000). Dans ce tableau sombre des emplois non qualifiés, la main-d’œuvre
immigrée, du fait de son positionnement, a expérimenté ces emplois et/ou les nouvelles
formes d’emplois : sous-traitance, ventes à domicile, travail à domicile, flexibilité des
horaires, contractualisation sous diverses formes, etc. Nos enquêtes qualitatives menées
auprès de femmes immigrées révèlent en effet des parcours de flexibilité des temps de
travail et de précarisation de la contractualisation avec les employeurs. Ces parcours relè-
vent de plusieurs logiques : soit une permanence des tâches mais une multiplication des
contrats ; beaucoup de parcours montrent une vie professionnelle sans mobilité profes-
sionnelle ni mobilité sociale, mais une variation voire un progrès dans la contractuali-
sation du travail entre l’employé et l’employeur (de l’informel à un contrat à durée

3. L’analyse sous différents plans (socio-démographie, économie, sociologie de l’emploi, etc.) du taux de chômage structurel élevé
des femmes immigrées peut être le point de démarrage d’une telle réflexion.
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156 Le bas de l’échelle

indéterminée, partiel ou à temps plein). Soit encore, une diversité des changements
d’emploi dans un parcours professionnel : passage fréquent de l’industrie à la sphère des
services à la personne par exemple ; le chômage de ces femmes est moins lié à un licen-
ciement qu’à la fin d’un contrat temporaire (les hommes immigrés expérimentent le
même processus dans l’intérim). Du point de vue de la formation, les temps consacrés
à celle-ci se font au moment des périodes d’inactivité forcée (chômage) et correspondent
trop souvent à une gestion des temps « creux » plus qu’à l’acquisition d’un outil de qua-
lification permettant une valorisation ou une mobilité professionnelle.
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Comme le souligne Annie Gauvin, « les évolutions et formes d’emplois ont concerné
les activités du tertiaire les plus féminisées à tel point que l’on peut dire que traiter de
l’emploi des femmes et de son évolution, c’est en fait traiter de l’évolution du marché
du travail en général ; ainsi la recomposition du marché du travail et de l’emploi s’or-
ganise essentiellement autour des caractéristiques qui sont précisément celles de l’em-
ploi féminin et de son évolution. Il y a donc une sorte de parallélisme et d’analogie
quand on analyse l’évolution de l’emploi féminin et l’évolution du marché du travail.
Ces éléments sont déjà caractéristiques de l’emploi féminin qui est à considérer en
général comme une main-d’œuvre spécifique : une des catégories de main-d’œuvre qui
modèle depuis vingt ans l’évolution du fonctionnement du marché du travail »
(Gauvin, 1994).
À l’intérieur des emplois féminins, ceux occupés par les femmes immigrées, au bas
de l’échelle sociale pour la majorité, préfigurent les évolutions du marché du travail en
ce qui concerne les emplois non qualifiés précisément : processus de précarisation
accrue, prolongation des durées de chômage, discontinuité des activités pour une caté-
gorie de femmes actives, etc.
Si les secteurs d’activité féminins sont représentatifs des recompositions du marché
du travail, les emplois occupés par les femmes immigrées le sont particulièrement du
point de vue des formes d’emplois, comme on l’a vu, et plus fondamentalement du
point de vue de leur positionnement ; à l’instar de ceux des hommes immigrés, les
emplois des femmes immigrées sont à la charnière de deux mondes professionnels, l’an-
cien et le nouveau, à ceci près que l’objectif des politiques d’emploi est de faire aujour-
d’hui du neuf avec du vieux. Concrètement, cela signifie que les secteurs
traditionnellement dévolus aux femmes immigrées deviennent concurrentiels ou poten-
tiellement concurrentiels en raison d’une crise d’emplois durables. Activités du tertiaire
et emplois non qualifiés sont en effet soumis aujourd’hui à une concurrence croissante
entre catégories de main-d’œuvre qui connaissent des évolutions similaires en termes de
tertiarisation de l’emploi, d’accroissement de l’activité, plus rapide cependant pour les
femmes immigrées, et de non-interruption croissante de leur activité ; la conjonction de
ces éléments fait que les classes d’âge situées entre 25 et 49 ans se retrouvent massive-
ment sur le marché du travail. Du fait de ces convergences, le nombre d’actives croît
plus vite que la création d’emplois et les secteurs autrefois délaissés, jugés économique-
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Femmes immigrées et emploi : le bas de l’échelle pour propriété ? 157

ment « marginaux » ou socialement peu valorisants, sont un nouvel enjeu pour une
catégorie de femmes actives peu qualifiées ainsi que pour les pouvoirs publics, qui sou-
haitent en extraire des « gisements » d’emplois. Ce n’est pas un hasard si ce sont les sec-
teurs des services à la personne et à la famille (garde des enfants, soins des personnes
âgées et dépendantes, entretien des maisons), regroupés sous le terme générique de « ser-
vices de proximité », où s’exprime une demande sociale (en lien d’ailleurs avec un taux
d’activité croissant des femmes) concrétisée par une création d’emplois non négligeable
en tant qu’aides ménagères, assistantes maternelles, aides-soignantes, etc. Les politiques
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publiques s’appuient ainsi sur une monétarisation croissante de l’économie domestique
traditionnellement dévolue aux femmes et participent au réinvestissement de ce secteur
en stimulant ce phénomène d’externalisation des tâches domestiques par des mesures
d’aides à l’emploi (contrats aidés) ou par des mesures d’incitations fiscales auprès des
ménages (Lallement, 1996). Le mouvement de réinvestissement du secteur domestique
constaté à l’échelle européenne 4 a suscité en France de nombreuses réticences de la part
des féministes. La sociologue Dominique Fougeyrollas (2000) pointe les nombreux
paradoxes soulevés par les politiques de promotion de l’emploi féminin en général, et
des emplois familiaux en particulier :
« Politique féministe fondée sur l’égalité hommes-femmes dans une société de services
(d’une part) et maintien ou renforcement des inégalités à travers les emplois féminins
(d’autre part). Les politiques de formation des emplois familiaux souhaitent formali-
ser des activités informelles jusqu’alors non déclarées et les activités du travail domes-
tique s’inscrivent dans une multiplicité de logiques plus souvent contradictoires que
convergentes : réduire les dépenses publiques sans mettre en cause les compromis anté-
rieurs, à savoir la garantie pour toute femme d’un accès à une activité professionnelle ;
ces politiques en faveur des emplois familiaux se veulent également une réponse à la
crise de l’emploi ; selon leur logique, ces activités sont le support d’emplois nouveaux
correspondant à une demande de plus en plus importante de prise en charge des
besoins concernant les soins à la personne ; cependant, ces nouvelles possibilités ont
entraîné pour une part des substitutions déqualifiantes plutôt que des créations d’em-
plois. De fait, la promotion de ces emplois par les nouveaux statuts qu’elle propose aux
employées (vers l’effacement du contrat de travail) aussi bien que par le niveau de
rémunération qu’elle offre (répondre aux besoins aux moindres coûts) met en cause,
dans les faits, la reconnaissance sociale qu’elle voudrait promouvoir ; en effet, dès lors
qu’il ne relève plus d’institutions publiques ou associatives qui lui attribuaient un
intérêt général, il est difficile de valoriser comme emploi l’accomplissement de
quelques heures irrégulières de ménage, garde d’enfants ou aide ménagère auprès de

4. Le Parlement européen s’est intéressé à cette question en prenant précisément la France en modèle, qui du point de vue des
emplois familiaux se trouve classée au même rang que les pays les moins industrialisés dans la part prise par le secteur des services
à la personne (cf. Commission européenne, 1997). Par ailleurs, une conférence de l’OCDE portant également sur ce sujet visait à
réfléchir sur la « normalisation » de ce secteur, tout en favorisant la création d’emplois ainsi que leur qualification.
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158 Le bas de l’échelle

personnes invalides (en dépit du caractère essentiel de ces activités). Les emplois fami-
liaux par la faiblesse de leur rémunération ne peuvent se maintenir que comme des
revenus de complément pour des femmes prises en charge par un conjoint ou ayant
une protection sociale. »
Ainsi l’activité féminine se fait sous le signe du paradoxe : accroissement de l’indé-
pendance économique des femmes et, en parallèle, accroissement de leur vulnérabilité
économique par l’accélération de la création d’emplois féminins non qualifiés qui pose
le problème de la professionnalisation de ces emplois et, dans une certaine mesure, de
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risques d’encouragement, dans les secteurs de service, de relations de travail de « type
néo-domestique » (Gorz, 1988) à défaut d’une réglementation du travail précise ; par
ailleurs, promotion de l’égalité homme-femme et développement d’emplois les ren-
voyant à leur nature « féminine ». En effet, le contenu de ces emplois ne remet pas en
cause la définition des tâches dans le foyer ainsi que la division classique du travail entre
hommes et femmes dans la société puisque ce sont des femmes – le plus souvent immi-
grées – qui prennent le relais d’autres femmes actives, en assurant des fonctions essen-
tielles dans la sphère de la reproduction. Cette situation témoigne « ainsi [que] les
qualités féminines restent une valeur monnayable sur le marché sans qu’il soit aisé de
formaliser des qualifications sur cette base sous peine d’institutionnaliser la division
sexuelle du travail » (Fougeyrollas, 2000). La dénonciation de l’enfermement à une
autre « nature », à savoir l’origine « ethnique », fera écho à la politique de création d’em-
plois familiaux dans le secteur du social, majoritairement en direction des personnes
issues de l’immigration vivant dans des quartiers inscrits aux programmes de la politique
de la ville…
Ainsi, avec une crise de l’emploi qui perdure particulièrement pour une catégorie de
travailleurs, il est difficile de faire émerger dans le secteur tertiaire des emplois nouveaux
économiquement viables et socialement valorisants (porteurs d’une qualification profes-
sionnelle et d’une identité sociale). Le cas des emplois familiaux illustre le parti pris des
politiques publiques de faire émerger des emplois « nouveaux » avant même la mise en
place du dispositif « emplois jeunes », qui participe de la même intention en direction de
la catégorie sociale « jeunes ». La création d’emplois « nouveaux » donne à voir, par
ailleurs, un double mouvement : un mouvement de réinvestissement de secteurs sans
qualifications traditionnellement délaissés par les travailleurs français, et un mouvement
de révélation de « nouveaux besoins » qui impliquent de nouveaux emplois. Dans ce der-
nier cas de figure, l’idée exprimée en filigrane est la nécessité de faire preuve d’imagina-
tion individuelle et collective, qui se concrétise par la création d’emplois pour assurer en
somme son propre emploi et celui des autres : la création d’emplois indépendants et sala-
riés se décline en formes d’emploi des plus classiques aux plus atypiques 5, portées par des

5. Des données empiriques révèlent ainsi l’existence d’emplois qui impliquent l’autonomisation et la prise de risque (un salaire fixe
très bas), à l’image des distributeurs indépendants pour le compte de grossistes ; ces emplois fleurissent d’ailleurs dans les domaines
de la vente de produits féminins.
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Femmes immigrées et emploi : le bas de l’échelle pour propriété ? 159

acteurs multiples (collectivités locales, associations, régies de quartier, entrepreneurs indé-


pendants, sociétés privées, etc.).

Concurrence, subjectivation et ethnicisation des critères

La question des discriminations au travail, dénoncée par des syndicats et des asso-
ciations engagés dans la défense des immigrés et par les intéressés eux-mêmes, nous
amène plus fondamentalement à la réflexion sur trois problématiques qui ont partie
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liée : les segmentations des marchés du travail, les différenciations des catégories de
main-d’œuvre et les stratifications par genre, âge, classe, origine « ethnique » sur le
marché du travail. Si les travaux pluridisciplinaires qui combinent ces trois probléma-
tiques et qui soumettent par ailleurs à une comparaison systématique les situations
d’emplois et les différents profils de travailleurs font cruellement défaut, des exemples
de discriminations au travail laissent penser que, outre les préjugés ou les manifestations
du « racisme ordinaire », un des éléments en jeu dans l’articulation de ces probléma-
tiques est la question de la complémentarité de la main-d’œuvre immigrée qui ne doit
pas concurrencer la main-d’œuvre autochtone. La mise en concurrence s’opère égale-
ment au sein de la main-d’œuvre immigrée, entre femmes provenant de l’Union euro-
péenne et celles provenant des pays tiers. La sélection de la main-d’œuvre par les
entreprises s’opère sur des critères ambigus : par exemple, l’argument de la qualification
de la main-d’œuvre ou de la présentation de soi légitime souvent une préférence com-
munautaire.
On retrouve ce caractère ambigu dans le processus de recrutement des entreprises
de nettoyage, dont bon nombre ont démarré avec une main-d’œuvre essentiellement
féminine et immigrée. Nos observations de terrain, à l’instar de celles rapportées par
Philippe Bataille (1997) à propos du secteur du nettoyage (industriel et aux particu-
liers), confirment le constat d’une modification dans le profil, la nationalité voire la
classe d’âge de la main-d’œuvre immigrée féminine. Les entreprises de nettoyage se
développent rapidement du fait d’une demande forte du marché, et les plus dyna-
miques d’entre elles « décrochent » des contrats importants en sous-traitant pour des cli-
niques, des hôpitaux, des administrations publiques ou des chaînes hôtelières.
Parallèlement, on voit une sélection s’opérer dans l’affectation de la main-d’œuvre en
termes d’horaires, d’organisation du travail ou de répartition des tâches.
Pour citer l’exemple d’une société de nettoyage savoyarde, aucune exigence n’est
formulée pour le profil des travailleuses affectées aux « chantiers » de nettoyage, c’est-à-
dire le nettoyage de locaux vides nouvellement construits ou rénovés ; en revanche, pour
les cabinets de médecin, dentiste, etc., des critères de sélection apparaissent. Ces critères
sont identiques à ceux notés par Philippe Bataille dans son exemple portant sur les hôpi-
taux et les administrations publiques : l’auteur note que, dans ces organismes, la ten-
dance pour le recrutement de la main-d’œuvre féminine en sous-traitance est plutôt
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160 Le bas de l’échelle

d’origine européenne et les arguments présentés par les employeurs portent sur la maî-
trise de la langue écrite française pour le maniement des différents produits, et sur les
arguments d’une « bonne présentation générale » (critère de jeunesse et/ou vestimen-
taire, apparence physique « globale »). L’auteur constate ce même phénomène lorsque
l’emploi implique un contact direct avec la clientèle.
Nos observations de terrain au sein d’entreprises de nettoyage sous-traitantes dans
le Sud-Est apportent toutefois des nuances à ce phénomène de sélection de la main-
d’œuvre. Les caractéristiques de ces entreprises (de petite taille a contrario de celles citées
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par Philippe Bataille), l’organisation du travail qui repose sur un turnover diffèrent selon
les classes d’âge ; enfin, le profil des travailleuses recrutées parmi un éventail de natio-
nalités relativement restreint (en majorité des femmes maghrébines, et une minorité de
femmes africaines, turques et européennes) donne à voir une stratification interne dans
l’entreprise qui s’effectue davantage entre femmes issues des pays tiers qu’entre les
femmes ressortissantes communautaires et celles des pays tiers. Cette stratification
interne s’inscrit ainsi dans un contexte local du marché du travail où les activités pour-
voyeuses d’emploi ont évolué vers le secteur tertiaire ; évolution qui coïncide avec la date
d’entrée sur le marché du travail de la majorité des femmes enquêtées. On constate en
effet que les femmes maghrébines de 45 ans et plus ne se sont jamais dirigées, pour la
majorité d’entre elles, vers des emplois en usine alors même que le secteur industriel a
absorbé la majorité de l’offre de main-d’œuvre féminine ouvrière dans la région. Si le
contexte local de marché du travail, ainsi que le profil des entrantes, explique la confi-
guration sociale existante dans les entreprises de nettoyage enquêtées, il faut souligner
que la stratification d’une main-d’œuvre féminine selon l’origine nationale semble s’être
transfigurée, dans le cas des entreprises enquêtées, dans les relations hiérarchiques entre
des employeurs le plus souvent « d’origine » autochtone ou d’appartenance commu-
nautaire, et des employées provenant des pays tiers… Une sociologie sommaire des
employeurs (hommes et femmes) peut se résumer à trois cas de figure : il s’agit soit d’an-
ciens ouvriers et d’anciennes ouvrières de l’industrie, soit d’anciennes employées d’en-
treprises de services, ou encore de « jeunes » créateurs d’entreprise ayant pas ou peu
d’expérience professionnelle (plusieurs cas de transfuges des transports – des chauffeurs
livreurs en majorité – ou de l’artisanat du bâtiment – maçons, électriciens, etc.). Dans
les configurations de travail observées (profil sociologique des travailleuses et répartition
des tâches), où prédomine une forte homogénéité du point de vue de l’origine sociale
et « ethnique » des femmes, les stratifications par origine nationale sont toutefois sup-
plantées par une stratification par classes d’âge : les femmes immigrées « jeunes », quelles
que soient leurs origines, et celles descendant de parents immigrés (« issues de l’immi-
gration » selon la formule profane consacrée) sont privilégiées pour des activités impli-
quant le contact avec la clientèle. Elles satisfont pleinement, en effet, aux critères de
formation scolaire, de niveau linguistique et de présentation de soi.
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Femmes immigrées et emploi : le bas de l’échelle pour propriété ? 161

En guise de conclusion : invisibilisation/individualisation/atomisation ?

Si la question du travail des femmes en France a émergé en tant qu’objet de lutte


sociale des mouvements féministes et, progressivement, en tant qu’objet d’étude dans
les sciences sociales à la fin des années 1960, la mise en place d’institutions et de légis-
lations ayant trait à cette question ne parvient pas pour autant à inverser les remises en
cause du droit au travail des femmes décelables aujourd’hui au travers d’un certain
nombre d’indicateurs, notamment le chômage et le travail à temps partiel (Maruani,
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1997). De ce point de vue, le travail des femmes a le mérite de mettre au cœur de la
pensée sociologique la question des rapports sociaux de sexe. Pour autant, parler du tra-
vail des femmes en conférant une homogénéité au phénomène du travail et à un pré-
tendu groupe social qui serait « les femmes » est aussi inexact que fallacieux si l’on ne
prend pas soin d’aborder cette question avec des problématiques plurielles qui pose-
raient les enjeux en termes de rapports de classes d’âge, de genre, de classes sociales, qui
transcendent les « classes de sexe », voire de creuser l’hypothèse en termes « d’ethno-
classe » (à savoir l’assignation à des places, statuts sociaux en fonction de l’origine sociale
et ethnique, les deux critères se renforçant mutuellement dans leurs effets négatifs) 6.
En effet, si la théorie de la segmentation du marché entre un marché primaire plus
spécifiquement masculin (emplois stables et protégés) et un marché secondaire plus spé-
cifiquement féminin (emplois instables et non protégés) a eu le mérite de fournir une
explication quant à la répartition des places occupées sur le marché du travail selon les
déterminations de sexe, la bipolarisation de l’emploi féminin tend elle-même à induire
une segmentation des marchés du travail entre, d’un côté, le développement d’emplois
qualifiés et protégés et, de l’autre, le développement d’emplois peu qualifiés et non pro-
tégés. Cette segmentation des marchés conduit à la construction sociale de catégories de
main-d’œuvre distinctes. Dans ce contexte, la question du travail des femmes immigrées
est pertinente pour éclairer l’évolution de l’emploi féminin à la fois dans ses déterminants
généraux et spécifiques : segmentations des marchés du travail, différenciations opérées
entre catégories de main-d’œuvre. Dans tous les cas, l’interrogation sur cette question
participe pleinement des travaux portant sur la construction sociale de l’emploi féminin.
Nous avons tenté de rendre compte dans cet article, sans doute de façon trop suc-
cincte, de la construction sociale de la figure de la femme immigrée. Nous souhaiterions
ébaucher, dans cette partie conclusive, des pistes de réflexion que suscite cette figure,
particulièrement du point de vue des processus de précarisation croissante qui touchent
un ensemble plus vaste de catégories de travailleurs. Comme on l’a vu, l’invisibilisation

6. La définition de l’ethno-classe que nous suggérons s’éloigne de celle proposée par l’anthropologue américain F.-N. Boal pour qui
le concept d’ethno-classe désigne l’existence de sous-sociétés résultant de la stratification socio-économique d’un groupe ethnique,
qui annonce la phase de désagrégation interne du groupe (Messamah et Toubon, 1990). Dans les cas de figure évoqués dans cet
article, il s’agit plutôt d’évaluer l’impact des phénomènes d’assignation à des places et statuts dans la société, pour une catégorie
sociale qui cumule les effets de la domination : femmes, jeunes et immigrées.
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162 Le bas de l’échelle

en bonne partie socialement construite de ces femmes sur le marché du travail (carac-
téristiques du capital humain, « insignifiance » des emplois occupés), leur dispersion
dans un secteur d’activité tertiaire hétérogène, l’individualisation de leur parcours, leur
concentration dans de petites structures et, concomitant à ce phénomène, leur faible
syndicalisation éclairent la dialectique individualisation-fragilisation des parcours. L’écho
médiatique formé autour de l’affaire Arcade, entreprise sous-traitante de nettoyage pour
une grande chaîne hôtelière et employant une main-d’œuvre féminine majoritairement
immigrée, montre que l’externalisation progressive des tâches auparavant intégrées dans
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l’entreprise est explicable par la flexibilité et la souplesse de la mobilisation de la main-
d’œuvre permises par la sous-traitance (voir encadré). Le succès des entreprises sous-trai-
tantes se constitue sur la base du recrutement d’une main-d’œuvre en grande partie
caractérisée par la fragilité de sa position sociale. La lutte organisée pour la reconnais-
sance des droits sociaux, dans un secteur d’activité peu syndiqué, révèle en plein jour les
cas de « sous-traités » du droit social.

Le secteur du nettoyage est emblématique de l’explosion, amorcée dans les années 1970, du secteur
tertiaire : ainsi, entre 1962 et 1990, 1100 % d’emplois supplémentaires ont été créés dans les acti-
vités de nettoyage. C’est le poste d’activité qui a le plus rapidement crû parmi les autres emplois du
tertiaire (DIRN, 1998).
L’affaire Arcade, du nom d’une société de nettoyage qui compte plus de 1 500 salariés, implique
cette société sous-traitante pour un client privilégié, le groupe Accor – premier groupe français d’hô-
tellerie (hôtels Ibis, Mercure, Formule 1, Novotel, Sofitel, etc.) – et une trentaine de femmes de
ménage, des femmes immigrées provenant en majorité de l’Afrique subsaharienne. Ces dernières se
sont mises en grève en mars 2002 à l’initiative des rares femmes syndiquées. Cette grève, qui a duré
dans le temps, a été soutenue par un collectif de solidarité réunissant des syndicats de la mouvance
anarcho-syndicaliste, SUD-Propreté et Services, Sud-Rail et l’union syndicale G10-Solidaires, la
Ligue communiste révolutionnaire, des mouvements de défense des femmes immigrées et des sans-
papiers ainsi que les sections locales d’Attac de Paris et de la région parisienne. Des actions de jus-
tice ont été lancées au motif de la réintégration des grévistes licenciées, de l’illégalité des contrats de
travail, du paiement des heures dites en absence, du délit d’entrave au droit syndical. Les griefs
reprochés à la société Arcade portent en effet sur les conditions de travail et de rémunération : les
femmes de ménages officiellement employées à 7,16 euros bruts de l’heure seraient en réalité payées
entre 1,63 et 2,38 euros bruts par chambre nettoyée selon les hôtels ; dans les faits, ces femmes s’avé-
reraient être soumises au travail à la pièce ; elles se verraient attribuer un nombre déterminé de
chambres à nettoyer sur la base de 17 minutes de travail par chambre ; le temps supplémentaire
passé, pas plus que les temps morts ne seraient payés ; la société ne proposerait que des contrats de
travail à temps partiel ; enfin, les conditions de travail et les infractions au droit syndical sont éga-
lement dénoncées.
La médiatisation de ce mouvement de grève présente, selon nous, un matériau d’analyse intéressant
en ce que cette médiatisation s’inspire, consciemment ou non, de l’action spectaculaire des femmes
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Femmes immigrées et emploi : le bas de l’échelle pour propriété ? 163

immigrées grévistes d’une société de nettoyage aux États-Unis qu’a narrée Ken Loach dans son film
Bread and Roses. Dans ce film, mi-fiction mi-documentaire, Ken Loach et le scénariste Paul
Laverty (qui a eu l’idée du scénario lors d’une rencontre inopinée à un arrêt de bus, à 2 h 30 du
matin, avec « une armée de femmes de ménage d’origine latino-américaine, opérant de nuit,
impressionnantes dans leurs uniformes, employées dans les bureaux les plus prestigieux de Los
Angeles, banques, compagnies d’assurance, cabinets d’avocats et agences d’Hollywood ») racontent
l’histoire d’une jeune immigrée mexicaine, Maya, ayant rejoint sa sœur aînée à Los Angeles : après
un premier job de serveuse dans un bar de nuit, l’héroïne décroche, grâce à sa sœur, un poste d’em-
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ployée dans une entreprise de nettoyage. Devenue femme de ménage, l’héroïne se retrouve au milieu
d’employées de toutes les nationalités (toutefois majoritairement d’origine hispanique) qui tra-
vaillent dans des conditions « limites », sous la férule autoritaire d’un directeur d’origine hispa-
nique. Par tâtonnements progressifs et sur les conseils d’un syndicaliste patenté extérieur à
l’entreprise, la stratégie de revendications salariales au sein de l’entreprise de nettoyage va s’appuyer
avec succès sur la pression médiatique des acteurs de l’environnement de l’entreprise, à savoir les
sociétés faisant appel aux services de cette entreprise et le propriétaire de l’immeuble dans lequel se
sont installés les sièges de ces sociétés…
Dans le cas de l’affaire Arcade, la pression fut exercée sur le groupe donneur d’ordre de la société
sous-traitante, la chaîne hôtelière Accor, instituée en tant que médiateur et parti prenante de l’af-
faire. La dénonciation des effets de la sous-traitance sur le droit du travail ainsi que des griefs par-
ticuliers contre la chaîne hôtelière, à savoir la participation à la mise en place des centres de
détention des sans-papiers ou l’accueil de manifestations du Front national dans certains hôtels de
la chaîne, ont contribué à la pression médiatique sur le groupe hôtelier ; cette stratégie a été le fait
des groupes d’extrême gauche. Une autre dimension donnée à cette affaire implique l’Agence de
notation des entreprises, l’entreprise Vigeo, dont la présidente, Nicole Notat, s’avère être l’ex-
patronne de la centrale syndicale CFDT. Le collectif de solidarité avec les femmes grévistes a
dénoncé le fait que le groupe Accor soit actionnaire de cette entreprise en dépit du fait qu’il se révè-
lerait complice, selon le collectif, du système d’exploitation des salariées grévistes.
Par ses multiples ramifications, le mouvement de solidarité créé autour de ces femmes immigrées
grévistes a permis d’afficher le credo de la lutte de la classe ouvrière pour la mouvance d’extrême
gauche, et d’illustrer les effets de la mondialisation dans sa dimension de rapports sociaux de sexe
pour les altermondialistes (un groupe de travail, « Mondialisation et femme », a été mis en place
en écho à cette affaire, au sein du comité Attac, dans la région parisienne). L’affaire Arcade laisse
penser qu’une stratégie possible envisagée par des syndicats de la mouvance anarcho-syndicaliste
puise dans le modèle nord-américain, à savoir l’élaboration d’une stratégie qui tente d’encadrer le
phénomène d’externalisation des tâches par la syndicalisation du personnel des entreprises sous-
traitantes. Au Canada par exemple, dans le secteur de l’automobile, cette stratégie va au-delà
puisque les syndicats tentent d’imposer aux entreprises donneuses d’ordre un marché : l’externalisa-
tion des tâches contre la syndicalisation obligatoire des personnels des sociétés sous-traitantes.
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164 Le bas de l’échelle

L’invisibilisation socialement construite des femmes immigrées éclaire un autre


couple dialectique, à savoir l’individualisation-invisibilisation : l’individualisation des
parcours professionnels conduit à l’atomisation des individus dans l’espace social et à
l’invisibilisation des rapports sociaux caractérisés par leur dissymétrie. Il est d’ailleurs
assez significatif que le passage d’une échelle d’analyse macrosociologique à une échelle
microsociologique évacue la dimension de classe dans les parcours sociaux des indivi-
dus. Il faut y voir là probablement les indices d’un passage d’une économie dominée par
les industries à une économie dominée par les services. Cette transformation de l’em-
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ploi ouvrier a des effets sociologiques conséquents : c’est une des causes de l’effondre-
ment dans les indicateurs statistiques de la catégorie « ouvriers » (bon nombre d’emplois
ouvriers renaissent dans la catégorie « employés ») et de la fragilisation de la classe
ouvrière par l’atomisation de ses membres dans le paysage social (Goux et Maurin,
1998). Les « nouveaux » ouvriers du tertiaire sont en effet impliqués dans des rapports
sociaux et des conditions de travail qui ne permettent pas toujours d’éprouver la dimen-
sion collective du travail, particulièrement un lieu de travail unique qui favorise la
construction de liens sociaux.
La spécificité sociale, réelle ou supposée, des femmes immigrées dans l’espace social,
invite à s’interroger sur la manière dont se construit aujourd’hui la figure de l’active. Le
parcours professionnel des femmes immigrées donne à voir ce qui constitue actuellement,
en « grandeur nature », une norme d’insertion, l’individualisation, et une échelle d’analyse
privilégiée, l’individu. Tout se rapporte en effet à l’individu, au point de responsabiliser les
individus dans la construction de leur insertion sociale. La tyrannie de l’individualisme
analysée par Alain Ehrenberg (1998) se traduit par une mise en concurrence accrue entre
individus sur des critères de plus en plus subjectifs, et par une fragilisation sociale et psy-
chique perceptible dans l’inversion progressive des schèmes de causalité (l’agressivité
sociale, la souffrance au travail se muent en honte de soi et en dépression nerveuse vécues
comme un échec personnel). La mise en place des politiques sociales d’insertion accroît
l’approche centrée sur l’individu, particulièrement l’orientation en terme d’intégrés et
d’exclus (Fassin, 1996), orientation qui tend elle-même à se muer dans les faits en couple
d’opposition individu/société. De ce point de vue, l’adoption du concept de « désaffilia-
tion » proposé par Robert Castel (1995) a le mérite de sortir du dualisme qu’implique
l’adoption du concept d’exclusion et de proposer une vision heuristique des conditions
socio-historiques de « l’effritement de la société salariale ».
Le couple individualisation-responsabilisation est porteur d’une nouvelle norme
d’insertion. Là encore, la marginalité supposée des emplois occupés par les femmes
immigrées est aujourd’hui révélatrice d’une vaste entreprise de précarisation des formes
d’emploi et d’évolution dans la signifiance sociale des normes : les frontières de la mar-
ginalité, de l’a-normal (voire de l’anomie) ont évolué. Un élément significatif est la
transformation de la norme de la stabilité. La construction des concepts de « transition
professionnelle » ou encore de « stabilisation professionnelle » indiquait le changement
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opéré dès les années 1970 par la question de l’insertion professionnelle : elle n’est plus
considérée dès lors comme un franchissement de seuil entre des univers sociaux « uni-
fiés » et « stables » mais comme une période plus ou moins longue « où l’on emprunte
des passerelles pour essayer de mettre un pied sur la terre promise (le contrat à durée indéter-
minée) » (Charlot et Glassman 1999). Le modèle de référence de l’emploi permanent à
temps plein influençait, en outre, un modèle de cycle de vie professionnelle standardisé.
Or, l’extension de la précarisation à toutes les classes d’âge, y compris le noyau dur de
la population active (les 30-49 ans), bouscule cette norme de la stabilité et, ce faisant,
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sape les fondements de la condition salariale (Castel, 1995).
En effet, est considéré comme stable, aujourd’hui, non plus l’individu qui travaille
dans le cadre d’un contrat qui garantit sa permanence dans l’emploi (et dans l’entre-
prise), mais l’individu qui parvient à construire une trajectoire stabilisée dans l’emploi.
La question de l’individualisation des parcours traduit bien le passage de l’individu
porté par son emploi et sa carrière dans l’entreprise (d’autant plus assuré par une sécu-
rité de l’emploi et un avancement à l’ancienneté) à l’individu qui « porte » et construit
son emploi, au gré des opportunités du marché. La stabilité ne renvoie plus à la per-
manence d’un emploi mais à la permanence dans l’emploi, quelles que soient les formes
d’emploi qui sous-tendent son itinéraire. Le modèle managérial centré sur la personne
du travailleur ou de l’individu (dans sa recherche d’emploi par exemple) repose sur une
personnalisation et une responsabilisation accrues des rapports sociaux : l’individu
contemporain se définit essentiellement par l’impérieuse nécessité « d’être soi-même »
(implication de soi, mobilisation des compétences, motivations personnelles, etc.), per-
mettant de répondre à l’injonction « d’être quelqu’un et d’être flexible » (Boltanski et
Chiapello, 1999). Par ailleurs, si les modes d’insertion sur le marché du travail ne se
définissent plus selon des temporalités socialement déterminées pour une catégorie de
travailleurs, il en est de même des fonctions dévolues à des secteurs d’activité, particu-
lièrement dans le tertiaire : les services aux entreprises et aux particuliers, hier perçus
comme des secteurs « d’accueil » provisoire, d’insertion transitionnelle de travailleurs en
début d’activité (étudiants, premiers emplois) ou « réservés » à une catégorie sociale cap-
tive (telles les femmes immigrées, les femmes « au foyer » divorcées ou veuves), devien-
nent aujourd’hui des secteurs investis à tous les âges de la vie et par une catégorie de
populations socialement diversifiées (hétérogénéité sociale des classes d’âge, des niveaux
d’études, etc., au sein de l’immigration et en dehors).
De catégorie sociale « spécifique » ou « à risque » du point de vue de l’insertion pro-
fessionnelle, les femmes immigrées, au même titre que la catégorie sociale des « jeunes »
(qui reste toutefois à définir sociologiquement), éclairent ainsi des processus d’insertion
sur le marché du travail révélateurs d’une crise générale affectant à la fois l’emploi et les
modes de vie des catégories les plus vulnérables. En ce sens, le bas de l’échelle sociale
s’ouvre à la propriété de catégories de population plus larges, rendant plus ténues les spé-
cificités habituellement attribuées à des catégories sociales sur le marché du travail. ■

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