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Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet

Karachi : le juge veut élargir son enquête à l’Arabie saoudite


Par Fabrice Lhomme
Article publié le mardi 30 novembre 2010

Le volet politico-financier de l’affaire Karachi prend de l’am- Abus de biens sociaux et rétrocommissions
pleur. Le juge Renaud Van Ruymbeke vient de demander au par- Z. Takieddine c dr Dans son ordonnance du 26 novembre, le ma-
quet de Paris d’élargir son enquête portant sur le contrat des sous- gistrat écrit ainsi qu’il souhaite instruire sur des «faits nouveaux
marins vendus en 1994 au Pakistan à un autre marché d’arme- d’abus de biens sociaux, complicité et recel, relatifs aux contrats
ment conclu à la même période par le gouvernement français dans conclus avec le réseau M. Takieddine/El-Assir :
des conditions financières également suspectes, mais cette fois-ci
avec l’Arabie saoudite. ? Par la DCN-I dans le cadre du contrat Agosta (Pakistan) pour
environ 33 millions d’euros ;
Il s’agit du contrat Sawari II, signé en novembre 1994 par le gou-
vernement dirigé par Edouard Balladur avec le royaume de Riyad. ? Par la Sofresa dans le cadre du contrat Sawari II (Arabie saou-
dite) pour environ 200 millions d’euros selon le président de la
R. Van Ruymbeke c Reuters Dans une ordonnance dite de ?soit- Sofresa. »
communiqué ?, adressée le 26 novembre au procureur de Paris,
Jean-Claude Marin, le juge Van Ruymbeke demande que lui soit La Sofresa était un organisme d’Etat, aujourd’hui baptisé Odas,
délivré par le parquet un réquisitoire supplétif ? c’est-à-dire que chargé de toute l’ingénierie financière liée aux grands contrats
le périmètre de son enquête actuelle soit élargi. Juridique, ce nou- d’armement signés par la France avec l’Arabie saoudite.
veau rebondissement dans l’affaire Karachi n’en est pas moins Dans une première ordonnance datée du 6 octobre, le juge Van
très important. Ruymbeke, saisi d’une enquête pour «entrave » et «faux témoi-
Il signifie que le juge veut être autorisé à enquêter sur d’éven- gnage » par une plainte des familles de victimes de l’attentat de
tuelles rétrocommissions dont le camp Balladur aurait profité, à Karachi, constituées parties civiles, avait aussi accepté d’instruire
l’approche de l’élection présidentielle de 1995, en marge, non sur des faits d’«abus de biens sociaux », en l’occurrence les com-
plus d’un, mais de deux juteux marchés d’armement : la vente de missions suspectes versées à l’occasion du contrat Agosta.
sous-marins au Pakistan pour l’équivalent de 826 millions d’eu- Mais le parquet a fait appel de cette décision en estimant que
ros (le contrat Agosta) et de frégates à l’Arabie saoudite pour près s’agissant des faits d’«abus de biens sociaux », les parties ci-
de 3 milliards d’euros (Sawari II). viles étaient irrecevables, au motif qu’elles n’établiraient pas le
Les deux contrats, signés fin 1994, avaient vu l’irruption au der- lien entre d’éventuelles infractions financières commises par la
nier moment d’un réseau d’intermédiaires imposé par le gou- Direction des constructions navales (DCN) en 1994 et l’attentat
vernement et plus particulièrement, selon plusieurs témoignages de Karachi commis le 8 mai 2002.
concordants, par le ministère de la défense de l’époque, dirigé par Sans attendre la décision de la cour d’appel, le magistrat a
François Léotard, soutien de poids du premier ministre-candidat, donc estimé que le parquet devait changer sa position au vu
Edouard Balladur. d’«éléments nouveaux ». Il s’agit, précise le juge, «des déclara-
Les deux principaux animateurs de ce réseau de la dernière heure, tions » recueillies dans son cabinet ces dernières semaines et qu’il
les hommes d’affaires d’origine libanaise Ziad Takieddine et Ab- rappelle :
dul Rahman El-Assir, concentrent aujourd’hui tous les soupçons D. de Villepin c Reuters « MM. Aris et Menayas, respectivement
de reversements illicites au profit de la campagne présidentielle vice-président commercial de la DCN-I et directeur financier à
de M. Balladur. l’époque des faits,
Pour ce qui est du contrat Sawari II, un troisième homme leur était ? M. Mazens, nommé président de Sofresa par le ministre de la
associé, le cheikh Ali Bin Mussalam, un richissime Saoudien mis défense en décembre 1995,
en cause par les Etats-Unis dans plusieurs affaires de financement
? M. Charles Millon, ministre de la défense en 1995/1996,
du terrorisme. Il est mort en 2004 dans des conditions qui n’ont ja-
mais été totalement tirées au clair, malgré le fait qu’il vivait alors ? M. Dominique de Villepin, secrétaire général de l’Elysée en
sous assistance respiratoire, selon plusieurs sources. 1995/1996. »
L’ordonnance de M. Van Ruymbeke semble entériner aujourd’hui L’un de ces témoignages est resté jusqu’ici inédit. Il émane d’Em-
une évidence : il est impossible de dissocier les contrats Agosta manuel Aris, ancien vice-président (de 1994 à 2000) de DCN-I,
et Sawari II, quand bien même le magistrat aurait-il été saisi ini- la filiale commerciale de la Direction des constructions navales.
tialement du seul dossier des sous-marins vendus au Pakistan. Mediapart, qui a pris connaissance de son audition en qualité de

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témoin, recueillie le 24 novembre, en révèle le contenu. tés de rang I ? par moi-même, M. Menayas avec l’assistance de
Sous l’autorité du PDG de DCN-I, Dominique Castellan, le rôle M. Boivin. Nous nous sommes rendus à trois dans ces pays pour
d’Emmanuel Aris consistait, selon ses propres termes, «en la re- créer et faire fonctionner ces sociétés.»
cherche et le choix des agents qui étaient censés contribuer à MM. Léotard, Juppé et Balladur c Reuters Mais M. Aris est
la réussite de nos négociations commerciales, partout dans le formel, M. Boivin n’était «jamais» en relation avec les intermé-
monde ». En clair, c’est lui qui gérait les intermédiaires char- diaires : «J’étais le seul à avoir les contacts avec les agents sauf
gés de ?corrompre ? les décideurs à l’étranger dans le cadre des à de rares exceptions.»
contrats d’armement. Interrogé sur Ziad Takieddine, qui dément contre l’évidence avoir
Pratique choquante mais légale jusqu’en 2000 et l’application joué le moindre rôle dans le contrat Agosta, voici ce qu’en a dit
dans le droit français de la convention contre la corruption votée M. Aris sur procès-verbal : «En ce qui concerne Mercor Finance
par l’OCDE. (la société utilisée par M. Takieddine, NDLR), ce n’est pas moi
Les secrets de Heine qui ai choisi cet agent. M. Castellan, au premier semestre 1994,
m’a demandé de contacter un nommé Ziad Takieddine que je ne
Au cours de son interrogatoire, M. Aris a principalement été ques- connaissais pas et m’a précisé qu’il avait été recommandé par le
tionné sur l’homme-clé de l’affaire, Jean-Marie Boivin, qui après ministère de la défense, en la personne de M. Renaud Donnedieu
avoir travaillé pour la direction des constructions navales, s’oc- de Vabres. C’est la seule fois que j’ai eu à gérer une telle recom-
cupa de la gestion d’une société−-écran, Heine, créée en 1994 au mandation. M. Léotard était ministre de la défense, il avait des
Luxembourg, avec l’aval du ministre du budget Nicolas Sarkozy moyens d’investigations que je n’avais pas, la DGSE, attaché à
(voir note interne de la DCN ci-dessous), pour faire transiter les la défense, etc. Et sa demande pouvait paraître à ce titre légitime
commissions les plus suspectes versées par la DCN. et méritait en tout cas d’être examinée avec sérieux. »
Parmi elles figurent celles versées au duo Takieddine/El-Assir Luxembourg, Irlande, île de Man...
dans le cadre du contrat Agosta. «M. Boivin, de par ses connais-
sances des milieux d’avocats à l’étranger, nous a guidés dans la Et le témoin, déjà interrogé par le juge Marc Trévidic (en charge
constitution et la mise en place de nos circuits de paiement des de l’attentat de Karachi) et les policiers de la DNIF (division na-
commissions. Le but de ces circuits était de protéger DCNI, d’as- tionale des investigations financières) en juin dernier, d’ajouter :
surer la discrétion des paiements et la protection de nos agents de «Après avoir consulté de façon précise mes agendas ? ce que je
façon à ce qu’il n’y ait pas de lien financier direct entre DCN-I et n’avais pas fait lors de mon audition devant M. Trévidic ?, j’ai
l’agent concerné» , a indiqué d’emblée M. Aris. indiqué aux policiers de la DNIF avoir vu M. Takieddine chez
M. Donnedieu de Vabres, cela devait être le 7 juin 1994 comme
«Lorsque nous avions décidé des circuits de paiement de ces com- le mentionne mon agenda. Je confirme également ce que j’ai dit
missions, M. Forgeot, l’adjoint de M. Menayas (directeur finan- aux policiers, à savoir que j’ai rencontré par la suite M. Takied-
cier, NDLR), son chef comptable de mémoire, donnait l’ordre de dine à de très nombreuses reprises, uniquement dans le cadre du
transfert de sommes ainsi définies de DCN-I vers les plateformes contrat Agosta Pakistan .» Dans Le Monde de ce week-end, M.
de rang I, c’est-à-dire Heine au Luxembourg et Marlindoon en Donnedieu de Vabres a pourtant soutenu que «ce n’est pas nous
Irlande, a encore expliqué M. Aris. L’idée était de ne pas favori- (sous-entendu le ministère de la défense) qui imposions ces inter-
ser un circuit par rapport à un autre et d’assurer une plus grande médiaires. Ils étaient imposés par les pays .»
discrétion des paiements. C’est alors que M. Boivin intervenait
pour transférer les sommes sur les plateformes de rang II.» Extrait des agendas de M. Aris de l’époque :

Sous-marin Agosta
c Reuters «Lors des premières rencontres avec M. Takieddine , a poursuivi
le témoin, ce dernier m’a alerté sur le fait que nous risquions de
Ainsi Emmanuel Aris confirme-t-il que, afin de créer le maxi- perdre des contrats de sous-marins au Pakistan car nous aurions
mum de ?coupe-circuits ?, la DCN avait mis en place un système mal couvert le niveau politique pakistanais, à savoir Mme Be-
d’évacuation des commissions à deux étages. Le second, le plus nazir Bhutto et son mari, Asif Zardari, aujourd’hui président du
sensible, étant confié à M. Boivin. Pakistan et que nos concurrents allemands devenaient dangereux.
«Quand les fonds arrivaient chez Heine ou Marlindoon , a ajouté »
M. Aris, M. Boivin se rendait au Luxembourg ou en Irlande pour Dans l’esprit de M. Aris, qui pratique à merveille l’art de la litote,
exécuter les ordres que nous lui donnions sur les plateformes de par «couvert », il faut bien entendu comprendre «corrompre ».
rang II, M. Menayas et moi-même. Puis, M. Boivin se rendait sur
les plateformes de rang II, aux îles Caïmans, aux Bahamas, aux «M. Takieddine , a continué M. Aris, me réclame alors 6% de
BVI (British Virgin Islands, îles Vierges britanniques, NDLR) et commissions pour couvrir ce niveau politique pakistanais. J’en
à l’île de Man. Ces sociétés de rang II avaient été créées, sur les rends compte à mon président, M. Dominique Castellan .» Après
conseils de M. Boivin qui connaissait les circuits et qui nous a de dures négociations, un accord est trouvé entre les deux parties :
présenté des administrateurs ? comme d’ailleurs pour les socié- «Finalement, nous avons signé à 4% avec des paiements très ac-

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célérés par rapport aux paiements du client, sur la demande pres- paiements, mais ignorait l’identité du bénéficiaire de ces sommes.
sante de M. Takieddine qui voulait 100% tout de suite, dès la mise Je vous précise que les sociétés de rang I étaient parfaitement
en vigueur du contrat .» connues puisque figurant dans nos comptes.»
Au terme de son audition, M. Aris a de nouveau été questionné «Ce n’était pas le cas des plateformes de rang II qui elles n’appa-
sur Jean-Marie Boivin, et notamment sur le chantage d’Etat au- raissaient pas dans les comptes de DCN-I , a fait observer le juge.
quel ce dernier s’est livré entre 2004 et 2006, agitant au plus haut L’identification de ces plateformes et de leurs comptes n’était-elle
niveau de l’Etat français le spectre de fracassantes révélations sur pas de nature à permettre d’identifier les agents ? »
les véritables destinataires de certaines commissions. «Effectivement , a concédé Emmanuel Aris, les sociétés de rang
«M. Boivin menaçait-il de révéler à la justice les faits dont il avait II n’apparaissaient pas dans les comptes de DCN-I. Par contre,
pu avoir connaissance lors de ses fonctions dans les circuits de les quatre sociétés de rang II étaient connues des sociétés de rang
paiement ?» , a demandé le juge. « MM. Fabarez et Japiot (diri- I puisqu’elles y effectuaient des transferts régulièrement. M. Boi-
geants de la DCN, NDLR) m’ont effectivement fait part dans ces vin connaissait parfaitement les sociétés de rang II puisqu’il s’y
années-là des menaces de Boivin , a répondu Emmanuel Aris. M. rendait pour effectuer les paiements. Je vous précise que M. Boi-
Boivin, selon ce que j’ai compris, réclamait, je crois, 8 millions vin se déplaçait à chaque paiement pour donner des ordres de
d’euros, sinon il disait tout. Je précise que je ne vois pas ce que transfert de vive voix, et cela, pour ne pas laisser de traces (télex,
M. Boivin pouvait dire car à cette époque ? 1994-2000 ?, il ne téléphone ou autres).»
connaissait pas le nom des bénéficiaires .» Le témoin poursuit : «Il allait d’abord au Luxembourg ou en Ir-

c Reuters lande exécuter, sur nos instructions, les transferts aux sociétés de
Une affirmation pour le moins surprenante. Dans des lettres rang II. Puis, il se rendait aux Bahamas, aux BVI, aux îles Caï-
de ?chantage ? à peine déguisé, envoyées en 2006 à plusieurs res- mans et à l’île de Man, aux quatre sociétés de rang II, pour ef-
ponsables politiques français, comme Jacques Chirac, Michèle fectuer le transfert final vers le compte de l’agent que je lui avais
Alliot-Marie ou Nicolas Sarkozy, un associé de M. Boivin dans indiqué. Je précise que ce processus a été appliqué, de 1994 à
Heine glissait toujours la même phrase : «J’attire également toute 2000, pour tous les contrats de DCN-I. »
votre attention sur la personnalité des destinataires des sommes Déterminé à remonter la piste menant à d’éventuelles rétrocom-
versées.» missions, le juge Van Ruymbeke sait désormais très précisément
Pourtant, M. Aris est formel : «M. Boivin connaissait le circuit des où diriger ses investigations.

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