Vous êtes sur la page 1sur 14

ETHNOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE

Author(s): Maurice Leenhardt


Reviewed work(s):
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 52e Année, No. 3/4 (Juillet-Octobre 1947), pp.
359-371
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40899297 .
Accessed: 23/10/2012 15:15

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .
http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of
content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms
of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue
de Métaphysique et de Morale.

http://www.jstor.org
ETMÉTAPHYSIQUE
ETHNOLOGIE

Si la métaphysiqueest chez elle dans celle revue, on peut sup-


poser que l'ethnologieTest moins. Il importedonc de préciserce
qu'est celle-ci pour juger ensuitedes interférencesentreles deux
disciplinesjuxtaposées dans le tilre.

Ethnologie et Anthropologie.

Sans doute, élymologiquemenl,est-ellela science de l'ethnos.


Ce termedésignaitdans l'antiquitétous les groupes qui formaient
quelque entité nationale, et il est traduit en français par des
vocables divers : peuple, nation, etc. Il y a ainsi dans la Bible
Veihnos agion, la nation sainte, et en opposition à celle-ci, les
nations environnantes,de leur étal, payennes: Philistins,Cana-
néens. La coutume s'établit, chez les Pérès de l'Église, que ta
ethnê signifiâtles peuples payens. Et le français du xvi° siècle
continualeur pensée quand il usa du demipléonasme« les nations
ethniques» pour désignerles mêmespeuples idolatres.
Pléonasme qui annonce la disjonctionentreles idées d'ethnique
et de national. Le termenation correspondrabientôtà un con-
cept juridique défini,et le terme nationalité va dès lors surgir
pour sauvegarderl'expression des caractères ethniques de la na-
tion. Une certaineconfusionsubsistera longtempsdu faitde ces
différenciations : ainsi la Société des Nations a-t-elleété saisie
jadis de la protestationdes Iroquois, exhumant,au nom du droit
des nationalités,un textedu xviii6siècle reconnaissantleurnation.
360 ET DE MORALE.
REVUEDE MÉTAPHYSIQUE
La généralisation de ces deuxtermesa vidéle vocableethnique
à la foisde son contenunationalet de son contenureligieux.Il
ne désigneraplus que les caractèresphysiquesou ceuxde civili-
sationou de langueparticuliers à un groupedonné. Les notions
de type ou de race paraîtront bientôtinsuffisantes pourrendre
compte d'observations de plus en Il
plus complexes. étaitdonc
dansTordreque toutcetensemblede caractèrestrouvâtsonnom
spécifiquedans le motethnie.Il recouvrecetteréalitéqui est à
l'originede Yethnos : les caractèresmanifestes ou impondérables
les
qui distinguent groupes humains. L'ethnie est un ensemblede
caractèressomatiquesou culturelsou linguistiques qui se pré-
sentesoit en sa pureté, comme dans une civilisationforte,soit
persistant en tel ou tel détailau milieudes plus grandesvaria-
tions.Il y a ainsitoutautourde la Méditerranée, impliquéesles
unesdansles autres,uneethnieberbère,uneethniecatalane,une
ethniephocéenne,une ethnieromane; les deux dernièresse
retrouvent en France, où, avec maintesautresethnies,celte,
basque, etc., elles donnentsa physionomie à la nationfrançaise.
L'ethniehelvète,au traversdes siècles,s'est maintenueindé-
pendantedes aspectsraciauxet linguistiques, et paraîtn'avoir
pourprincipede cohésionqu'un certaincultede l'indépendance.
De mêmeen Asie,il ya, au travers de l'ethnieextrême orientale,
maintesethnies,japonaise, coréenne,anamile, plusieurschi-
noises.Et ce ne sontni les yeuxbridés,ni d'autresdétailssoma-
tiquesou linguistiquesqui marquentces différences, mais bien
des impondérables culturels,qui ont leur origineau delà des
tempsconnus.Des ethniescependantse sontforméesdans les
tempshistoriques: telsces groupesde polonaisou russescon-
vertisau judaismeil y a des siècles,et qui, nonsémitesà l'ori-
gine, paraissentaujourd'huiles typesles plus représentatifs de
l'ethniejuive. Et aujourd'hui,ne voyons-nous pas se former une
ethnienouvelleoù nordiqueset alpins,danois et calabrais,se
fondent dans le mouleaméricain, d'où ils sortentavec des traits,
des comportements et des réactionssemblables?Le noir des
États-Unislui-même,rencontrélors de la libération,ne don-
nait-ilpas l'impressionqu'il étaiten voie de participer parfois
autantà l'ethnieaméricainequ'à l'ethnieafricaine?
Et l'ethnieest une entitési solideque, par delà les campsde
concentration même,par delà les pires misèreset déchéances
M LEENHARDT. - ETHNOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE. 361

physiques,on a pu constater des réactionset des comportements


propresd certainsgroupes,et que d'autresne présentaient pas.
C'étaientdes tracesd'ethnies,pareillesà une secondenature,et
que le malheurne pouvaitdétruire.
L'ethnien'estdonc pas une communautéde civilisation,de
langue,de race: elle peutcoïncideravec toutcela, mais,en son
Tond,elle est seulementcommunauté des caractèresqui ont le
plus fortement modelé un groupe humain. Et dans ce pétrissage
où chaquemembre du groupereçoitsa forme, l'élémentphysique
ne l'emporte pas surl'élément social.
L'ethnologie est la sciencedes ethnies.
Et la recherchede celles-ciexigel'observation, dans tousles
domainesauxquelsl'hommea part.Des détailsles plus infîmes :
s'appeler en levant la main, ou en la baissant; enfilerun fil
dansuneaiguilleen portantle filversle chas tenuimmobile, ou
le chas versle filtenuimmobile ; pelerun fruitavec un couteau,
ou en le promenant surle tranchant de la lame,commeaussi les
détailsles plus élevésdes plus hautesreprésentations cosmogo-
niquesou religieuses,sontautantd'aspectsqui aidentà classer
les diversgroupeshumains.On pourraitobjecterque ces ethnies
se présentent commedes morceaux,voiredes poussières,d'une
mosaïque brisée et émietléeà la surfacedu globe. Et l'objetde
l'ethnologie, par delà le fatrasdes documents, demeurerait incer-
tain,commeil arriveaprès lecturedu Hameau d'or de Fraser.
Maisil estplusjustede noterque l'artisandes mosaïquesdislingue
chaque morceaude marbre,sa forme,son grain,sa couleur,et
finitparavoirdu marbremôme,de sa structure, des oxydesqui
l'ont teinté,une connaissanceparfaite.L'ethnologuede même,
au travers de toutesles ethniesqu'il rencontre, entièresouéparses,
dans les sociétés qu'il étudie, les conditionshumainesqu'il
observe,finitpar avoirde la matièrehumaineet de sa condition
uneconnaissancetrèslargeet trèsparticulière.
C'estpourquoil'étudeethnologiquen'estpas séparée,dansles
tempsmodernes,de l'étudede l'homme,et l'ethnologievoisine
avec l'anthropologie.
Il y eut même,dans les débuts,quelques confusionsentre
ethnologieet anthropologie. Waitz, en 1858,appelleson travail
d'ethnologie anthropologie. Celle-cigardeune primautéque lui
reconnaît en FranceQualrefages, qui classe délibérément l'ethno-
362 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

graphiecommel'un des chapitresde la disciplineanthropolo-


gique. Car à ses yeuxl'anthropologie n'estpas seulementsoma-
et
tique, Vanthropos débordeleslimitesdu corps.Tous les objets
sortisde sa mainsontpartiede lui-môme, les institutionssontdes
aspects de ce qui constituela dignité de l'homme, les uns et les
autressontdocuments humains, au même titreque les ossements
et les gestes.De là les premières collectionsdontson assistant
Hamyfitle Muséed'Ethnographie. Ouatrefagesétaiten voie de
donnerainsi à l'anthropologie le senscompletque l'étranger n'a
cessé de lui conserver.Il eut falludéployersa pensée et faire
déborderl'anthropologie au delà du Muséum.En prenant,plus
tard,aprèsVerneaula successionde la chaire d'anthropologie,
Rivetva marquerce souci d'élargissemeut en transformant cette
chaireen chaired'ethnologie. Et il recréaitle Muséed'Ethnogra-
phieen le baptisantMusée de l'homme.Pour mieuxasseoirla
maisonsur ces bases humaines,il demandaà Valérydes versà
inscrireau frontondu palais de Chaillot. Le poète n'eut pas
docile:
l'inspiration
//dépendde celuiqui passe
Queje sois tombeou trésor;
Queje parle ou me taise
Cecine tientqu'à toi.
Ami. rìentrepas sans désir,
Averlissement sans doute qu'autourdes objets, des effluves
forment un ensembled'humanité qu'il fautsavoirretrouver.Plus
clair eut été Rabelais : « On y voitétaléesdes tapisseriesaux
couleursflamboyantes, des monstresestranges,des substances
métaphysiques(En» l'ile de Medamothi).
Couleur,flamboiement, forme,substance,usage, autantd'as-
pectsqu'on s'est misà étudieren ces objetsdans l'espoirde sai-
sir unjour leurréalité.Maiscelle-cin'estque valeuret significa-
tion,elle n'estpas séparéede la réalitédo l'homme.Parce que la
réalité,avance Dilthey,« c'est ce qui entreen rapportavec la
totalitéde notreconsciencequand nouspensons,voulonset sen-
tons.» L'ethnographie, quandelle l'oublie,se réduità la muséo-
graphie; elle devientethnologie quand elle en tientcompte.Le
Muséede l'Homme,pourjustifierson nom,s'estappeléen sous-
titre,Muséed'Ethnologie.Voici l'ethnologieremiseen sa place
M. LEENHARDT. - ETHNOLOGIE ET MÉTAPUYSIQUE. 363

d'honneur,science des ethnies.Les formules: anthropologiecul-


turelleou anthropologiesociale, en usage à l'étranger,ne peuvent
lui servirque de sous-litre,et non lui ôlre substituées. Par delà
les vitrinesoù les objets enferméslui sont une documentation
pratique, elle pousse ses investigationsdans le domaine propre
aux sciences juridiques, religieuses, humaines, afínd'enserrerla
réalité ethnique. La condition de l'ethnologie est là, dans cet
essor qui l'entraîneà scrutertous les aspects de la connaissance.
Sinon elle piétine et souffre.

II

Le Mythe dans l'Ethnologie.

Avec lucidité, Mauss en aura bien le senlimentlorsqu'au soir


de sa vie, il déclarera : « Le gros effortque nous avons fait du
côté de la ritologiemanque d'équilibre parce que nous n'avons
pas faitl'effortcorrespondantdu côté de la mythologie». Il a
eu le sentimentdu champ inexploréqui barrait la roule à l'eth-
nologie religieuse.
Il semblaitque Lévy-Bruhlallait ouvriria voie avec ses recher-
ches sur l'esprithumain.Après avoir scrutéles arcanes de la men-
talitéprimitive,il fixala loi de participationet la catégorie affec-
tive du surnaturel. Il fut un instant troublé par la facilité avec
laquelle, dans les récits archaïques, hommes et animaux frater-
nisentet passent d'un état animal à l'état humain,et réciproque-
ment.Amené par ces ¿1resprotéiformesà l'étude du mythe,il ne
put>e résoudreà reconnaîtreà celui-ci une valeurpositive,et con-
clut sa rechercheen voyanten lui un jeu de détentedans la ten-
sion de l'espritrationnel.Tout le long de son œuvre on le voit se
tenirsur le seuil des horizons nouveaux, et il y demeuredans le
noble tourmentd'un positivistearrivéaux frontièresde la pensée
logique. « L'indigène croit,dit-il, à des forces,à des influences,
d des actions imperceptiblesaux sens et cependantréelles », et le
philosophe enfermetout cela dans l'épilhète de mystique.Terme
fallacieux,qui dérobe au regard ce qu'il devait précisémentrévé-
ler. Car il n'y a rien de mystiqueen tout cela, mais simplement
364 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

appréhension du mondesous un aspectparticulier ci manièrede


représentation.
Éprisde logique,LévyBruhla été aussi loinqu'il lui étaitpos-
sibledans l'investigation de la mentalité des peuplesarchaïques.
Maisil a maintenudans sonespritunedistinction entrel'homme
et le monde,alorsque pourle primitif celte distinction n'existe
et
pas, qu'il faut renoncer à elle pour entrer dans le sujet.Monde
et hommesont vivantsde la même vie, et l'un et l'autre se
ramènent à l'identité: vivant= vivant.Les participations, que le
a
philosophe regardées comme isolées en elles-mêmes, ne sont
que des détails et des aux
aspectsparticuliers, yeux primitif, du
de cetteidentité.L'un de ces aspects est par exemplel'iden-
titéde structure enlrela femmequi porteson fruit etla terrequi
porte le sien. Cette vue entraîne une première segmentation dans
la représentation cosmomorphique, et le couple et le monde
génétiquese trouvent de ce faitdégagés.Mais leurréaliténe sera
saisie qu'au traversd'imageset de discoursqui la circonscriront :
tels,dans les peuplesde culturetotémique, le totemet les chants
qui le concernent. Intemporel, toujourscontemporain, dispensa-
teurde la vie circulantdans la sève du monde,au traversde lui
seul le mondegénétiqueest connu,par lui seul sontdictéesles
disciplines.L'identitéjoue donc,dans la mentalité primitive, à la
manièred'un mythede l'identiténonformulé,maisvécu, et qui
déterminede nombreuxcomportements. Ainsi sommes-nous
amenésà parlerde mythique où philosopheeût parlé de
là le
mystique. Maisce faisantle grandLévyBruhl,qui a portési haut
l'ethnologiefrançaise,allait dirigercelle-ci vers une voie de
garageoù elle n'avancerait plus.
L'ethnologiea, en effet,souffert d'un piétinement qui a fait
douterqu'elle pût dépasserde beaucoup point elle était
le où
arrivée.Les Américains, conscientsde cet état, se sontlancés
dans les méthodesde psychanalyse et de psychiatrie, étudiant
motionset mouvements, si bien que la personnede l'indigène
s'évanouitdansleurstravaux,et que Lowiea risquéà leurendroit
le mot de meta-ethnologie. Mais par delà ces disciplines,où
arriveront-ils encore,sinonau mythe?
Car il ya une questiondu mythe : dansla tradition classique,le
mythecorrespond à une définition, il est un récitqui détermine
un rituel.Dès lorsl'idéequ'il pût existersans récitprécisa paru
M. LEENHARDT. - ETHNOLOGIEET MÉTAPHYSIQUE. 365

subversive.Des ethnologues,mal préparés à le reconnaître,n'en


ont pas retenul'intérêt.
Malinowskitoutefoiseut un instantde trouble.Devant un docte
auditoire d'Oxford, il proteste que les mythes de l'antiquité
étaientdes mythesmorts,alors que l'ethnologuevoyaitse dérou-
ler devant lui des mythes vécus. Mais il en reste à cette phrase
heureuseet ne pousse pas plus avant son affirmation.
Trèsjustement,plus tard,dans la ligne de Cassireret de Unger,
van der Leeuw définitle mythe: une parole qui circonscritun
événement.Si l'on songe que le termeparole, dans le langage des
primitifs,signifietoute manifestationde Tètre, pensée, geste,
discours,acte, l'on ne s'arrêteplus aux obstacles de la tradition
classique, exigeant que le mythesoit un récitbien formulé,l'on
admet que l'événementhumain soit circonscrit par les divers
gestes de l'homme,et Ton comprendque la valeur du mytheest
davantage dans la régularitédu comportementqu'il inspire que
dans le stylede son récit.
Et au traversde ce mythe vécu plus que conté, on aperçoit
enfinla fonctionessentielle qu'il remplitdès l'originedans l'es-
prit du primitif: il est pour lui le mode d'appréhension d'une
réalité dontl'objet échappe aux sens. II est,en définitive,
un mode
de connaissance affective,parallèle à la connaissance rationnelle.
Il intéresseautant l'homme moderneque l'hommearchaïque. La
science ne délaisse-t-ellepas l'objet absolu derrièreles représen-
tations,pour dégager seulementles séquences? Et dans cet effort
l'esprits'appuie sur le symbolerationnelpour interpréterla réa-
lité intérieure,et le mythecrée des comportements grâce auxquels
la conscience se dégage et s'oppose à la simple réceptivitédes
sens.
Ainsi, tandis que la mentalitéprimitive,si elle est tenue pour
mystique,paraît nouée, voici qu'avec la fonctionmythiqueon
aperçoitqu'elle est susceptiblede développement.Le mythepeut
reculer et se réduiredevantl'expérience,il peut garder sa valeur
à l'endroit d'autres réalités, la pensée peut se dédoubler, user
alternativement de rationalité ou de mythe suivant qu'il s'agit
d'une action techniqueou d'un événement.On aperçoit par quel
rapportla mentalitédu -primitifse retrouveen celle du civilisé,
car celui-ci use aussi du mythe.Nécessité, force,foi, élan vital,
personne, égalité, etc., sont autant de termes qui renferment
3t;6 REVUEDE MÉTAPHYSIQUE
ET DE MORALE.

chacun une réalité insaisissable, dictent des comportementsde


l'homme,et correspondentà soi seul à un mythe.La seule diffé-
rence entre la pensée de l'hommearchaïque et celle de l'homme
modernese ramène donc à un dosage différent dans l'emploi du
mythe et celui de la rationalité. Et ce dosage se peut modifier
toujours, ce qui explique ce phénomène qu'on observe parfois
d'indigènesqui se civilisentquand des blancs se décivilisent1.
L'observation des «ocióles archaïques révèle plus encore à
l'endroitdes rapportsde la personne et du mythe: on sait que
chez les primitifschaque membredu groupe est pareil à un chiffre
dans un nombre,dont la valeur est fonctionde la place qu'il
occupe. Il est ainsi un simple personnagejouant son rôle propre.
A moins d'une évasion, d'un choc qui l'oblige à émergerde cet
ensemble humain,de s'affirmer, et d'êtresoi-même: il cesse alors
d'être le membre du groupe jouant son rôle, il est l'évadé du
groupe, et va se situer ailleurs, il n'est plus le personnage,il est
une personne qui se pose. Et dans ce grand parcours qu'il vient
d'accomplir,on note des étapes :
a. Il a rompu avec les mythesanciens qui le maintenaienten
sa place sociale, dans son rôle de personnage.
6. Dans son corps, qui n'était d'abord que le revêtementdu
personnagesocial, il découvre les limitesde sa proprepersonne,
et le travail d'individuationde la personne libère entièrement
celle-ci.
Mais l'ethnologueobserve que celte personne ne peut se main-
tenir par elle-même. Pareille au papillon qui tombe épuisé au
sortir de la chrysalideet a besoin d'un certain temps avant de
trouverla force d'employerses ailes, la personne,qui a rompu
avec les vieux mythes,se trouveprivée de l'appui qu'ils offraient,
et a besoin de retrouverà nouveau la force de quelque mythe
nouveau pour appuyer son essor. C'est ce qu'elle faiten recher-
chantquelque culte nouveau : tel le tirailleurdontparlaitMangin,
qui tient ses chefs pour des dieux, ou le payen qui adhère à une
religionmonothéiste.
On avait négligé cette valeur universelledu mythe.On aban-
donnaitcelui-ci aux sens inférieurs,auprès de qui il jouait le rôle
d'élémentmoteur.Mais voici qu'il joue ce rôle auprès de tous les
1. Où retrouveratoutce paragraphedéveloppédans notrelivre: Do Kamo,
la personneet le mythedans le mondemélanésien,Gallimard.
H. LEENHARDT. - ETHNOLOGIEET MÉTAPHYSIQUE. 367

hommes,et lorsquemême,au siècledes lumières,on a élevédes


autelsà la Raison.Nul n'eûteu la forced'érigerson cultesi elle
n'étaitdéjà devenuedéesseet mythe.
La persistancedes comportements que peuventinspirerles
mythes ne subsiste pas seulement au traversdes générations,
maiselle caractérisemaintesethnies.On a vu commentl'ethnie
helvétiquen'accused'autreliantactuelque son mythede l'indé-
pendance.Peut-êtresont-ce les mythesqui sont les agentsles
plus certainsdes ethnies.La valeurdes différenciations biolo-
giques s'amenuise au fur et à mesure que l'on étudieles races;
maisil se peutque ce soienten definitive quelquesgrandsmythes
qui aientdictéle comportement des groupesétendus.Oui saitsi,
par delà les multitudesd'ethniesauxquellesparticipent aujour-
d'huiles peuplesditsindo-européens, il n'ya pas quelquemythe
origineldontles effets persistentencoredansles aspectsde leurs
diversescivilisations? Les travauxde Dumézilsur la Romeori-
ginelleautorisent cettevue.
C'est le grandintérêtqu'offrel'ethnologied'avoirpousséses
investigations dans un champoù elle a pu observerle mytheen
son eliologie,et parlà retrouver le sensdu mythe.
Elle y a étéconduiteparson objetmême,qui est de rechercher
en tous domaines,par toutesvoies et disciplinesbiologiques,
linguistiques,techniques, archéologiques,esthétiques,reli-
gieuses,etc., ce qui faitla caractéristique d'ungroupehumain,
ce qu'on pourraitappelersa constante.Et c'est par la valeur
qu'elle a su rendreau mythequ'elle intéressela métaphysique.

III

L'Ethnologie devant la Métaphysique.

Encorefaut-ilque l'ethnologue soitau clairsurce termeredou-


table. W. Jamesl'appelle« un effort particulièrement obstiné
pour penser d'une façon claire et consistante ». On pourraitle
direaussi biende la phénoménologie et d'autresméthodes.Il est
de faitque l'homme,de tous temps,a cherchéà connaître l'es-
sencedes choses,non pour elles-mêmes, maispour connaître le
fondsconstitutifde l'êtreet se mieuxsituersoi-mêmedans le
368 ET DE MORALE.
BEVUEDE MÉTAPHYSIQUE
monde.Tous les peuplesont élaborédes systèmes,des cosmo-
gonies,etc. L'ethnologueles étudiechez les peuplesdits primi-
tifs;au sein des peuplesévolués,des systèmescorrespondants
soutappelésmétaphysiques parce qu'ils sontconstruitsen suite
d'uneintellection plus grande.Et quandils dépassentcelle-ciils
sonttraitésde religieux.Il y a unecertaineimprécision danstous
ces termes. Mais il en
s'agittoujours, définitive, de recherche sur
l'êtreet sa condition.
En notreOccident,l'Église médiévalea cru trouverdans la
méthoded'Aristotela voie pour bien conduirela pensée chré-
tienne.Mais,tandisque celui-ciavaitécritta metata physica,ce
qui doitêtrelu aprèsles livresde physique,elle écrivit« méta-
physique», en un seul mot.Et dans ce vocable,elle enferma à la
foisla connaissancedes chosesdivineset celledes principesdes
scienceset de l'action.Immenseeflbrtpour donnerà la chose
divineun fondement raisonnablequi est toujoursau fondde la
dogmatiquescolastique.
Ces constructions furentébranléesau xvinesiècle,et l'Acadé-
mieenregistra le verbetrèspéjoratifmétaphysiquer.
Cettemalicenepouvaitaltérerla grandeurde l'actede l'homme
qui veutse connaîtredans le mondeet penserle monde»Mais
d'aucuns pensenty parvenirsans dépasserle monde;l'intelli-
gence leur paraitpouvoirà elle seule le saisir,le pénétrer, le
dominer.La physique actuelle semble leur
justifier vue,quand elle
portela connaissancejusqu'en des domainessi subtilsque le
vieuxsens du termematièrene suffit plus à désignerl'objetde
son étude.Et le sainteffroi que le savant éprouveaujourd'huide-
vantl'infiniqu'il devine au travers de ses expériencesrendcaduque
la distinctiond'antan entrecpuatxa (¿erayuctxa.La pensée
et
marxisteest fondéeà affirmer qu'il n'ya pointde métaphysique.
la
Cependant,aujourd'hui métaphysique intéressetoujours.
MassonOurselintituleun livre: « Le faitmétaphysique ». Les
écoles modernes,cherchantl'essence des choses, ne craignent
pas de parlerde la métaphysique de chacuned'elles,métaphy-
sique du roman,du cinéma,de la pâtede cuisine(crêpes,mardi-
gras,religion),etc. Il y a peut-être dans ces exemplesplusdejeu
de
esthétiqueque jeu métaphysique. Maisquels qu'ilssoient,il est
bon de rappelerencoreque les chosesne sontque signification.
Et ce qu'on appelle ¡ci leur métaphysiqueparaît n'être que
M. LEENHARDT. - ETHNOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE. 369

l'attestation de leurréalitéprofonde saisie au traversde toutes


Plus
leurssignifications. fondées en droitsontces écoles quand,
pourconnaîtrel'homme,elles posentla véritéde l'hommedans
la liberté.Lep unespoussentcelteétudeau ras du sol et de ses
boues, et l'on diraitles cahiersd'un aviateuroù toutest noté
d'unavionqui ne décollepas; d'autresportent la rechercheplus
haut,et atteignent au vrai domainede la métaphysique, qui est
la recherche sur l'être.
Mais tant de diversitérend singulièrement obscure pour
l'ethnologue la condition de la métaphysique.
Il observecelle-ci,qui construitdes systèmes,devientune
philosophie du monde,expliciteles dogmes,ou cherchel'essence
des choses. Et il la voitprocéderselon deux modesdifférents :
soit que ses constructions restentœuvrede rationalitépure,
soient qu'elles s'enrichissent d'une colorationspirituelle,ou
revotent un caractèrenettement religieux.
Quandla rationalité seule édifiele système,celui-ciatteintà la
hauteurdes grandesspéculations,et intéresse justementles phi-
losophes. Mais de ces hauteursinaccessiblesdescendentpeu
d'ondesfécondantes qui réjouissentles peupleset modifient leur
comportement. A moins que, montant plus haut, ils n'atteignent
à des sommetsoù ce qui paraissaitcontradictoire se montre
commeindifférencié, et où l'on ne sait plus s'il s'agit de raison
ou de spiritualité.TelCavaillesqui trouvait Dieudansles nombres.
Quelle distancey a-t-ilentrece mouvement, et celui de Pytha-
gore sacrifiant après avoir trouvé le carré de l'hypoténuse? Sur
quoi donc repose en l'homme la connaissance rationnellepour
que, loinde fermer la porteà l'extase,elle sembleau contraire,
en se dépassant,l'entr'ouvrir ? C'est pourcela que la métaphy-
sique séduit quand elle prendun aspect spiritualiste ou reli-
gieux. Au travers du systèmeapparaissent d'autres éléments,
dontl'hommevit.
Toutefoistoutsystèmeest destinéà périrun jour, parce que,
en définitive, la raisonne l'acceptepas. Le succès et l'insuccès
de la métaphysique du MoyenAge illustrecette courbe. Le
métaphysicien religieuxest le théologien.Ce derniern'arrive
jamais à fonder sur des argumentsrationnelsce mystèrequi,
derrièretoutes les conceptions,toutes les cosmogonies,se
retrouvetoujourscommeune toile de fond,un échangeentre
Rivub de Métâ. - T. LVil (n**3-4, 4947). 24
370 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

l'hommeet l'invisible.Le besoinde cet échange participeau


faitreligieux,et celui-ci subsistequand se sont affaisséesles
constructions des penseurs.La métaphysique la plus résistante
estdonc celle qui gravileautourd'un élémentspirituelou reli-
gieuxpermanent, elle aide à l'expliciter.
Maisalorselle sous-tend
une théologie,ou elles'appelletoutuniement théologie.
Mais,qu'il s'agissede métaphysique ou que celle-cis'élèveà la
théologie,il manqueà ces deuxdisciplinesconsacréesà la con-
naissancede l'êtreun je ne sais quoi que l'ethnologie peutleur
apporter.
L'ethnologie apporte,en effet, des donnéesqui peuventmodifier
la signification des deuxmodesmétaphysiques précités,et aider
aussi la théologieà mieuxvoirl'homme.Son observationdes
ethniesla conduità noterce qui constituele groupe,et ce qui
distinguel'hommede lui. Elle assisteà l'élaborationde la per-
sonne,et elle voitcelle-cichancelerquandelle négligel'appuide
maintesréalitéshumainessaisies au traversdu mythe.Elle voit
dans le mythele modede connaissancegrâce auquel le groupe
humains'organiseen société.Elle voitle mytheprésiderà tout
comportement psychique,social, religieuxde l'homme.Elle voit
les réalitéshumaines jouer leurrôleparle truchement du mythe,
et nonparquelque artifice de la logiquede l'esprit.Etdevantce
désordrequ'elle constateau traversdes couchesde civilisation
où les hommess'appuienttantôtsur les seules donnéesspiri-
tuelles,dogmatiqueset religieuses,tantôtsurles seulesdonnées
de la logique,elle voitla valeurqu'offre l'appréhension mythique
des réalitésqui, par touteautrevoie,nouséchappent.
Au fond,dans la variétédes groupeset des momentsqu'elle
observe,elle esten contactavecl'hommequi mange,qui travaille,
qui joue, qui croit,qui meurt,l'hommeen sa vie totale,selon
un motheureuxde Gusdorf,« corpset âmes,denseprésence,et
épaisseurde la vie. Elle ne rencontre pas sursa routele méta-
physicienqui, sans souci de l'apportethnologique,aligne des
concepts appelés à devenirbientôt*son mytheparticulieret
abstrait.Mais,par delà les gestes,les outils,la parole,les rites,
les mythes, elledégageune imagede l'hommedans l'authenticité
de sa vie concrète,incarnée,elle donneaccès ainsi à une méta-
physiqueeffective parce que positive,en acte, vécue par des
hommesqui la mettenten œuvre sans avoir besoin pour
H. LBENHAKBT. - ETHNOLOGIEET MÉTAPHYSIQUE. 371

autantd'en prendreune pleineconscienceintellectuelle ». Les


théologienspeuvent,à cetteoccasion,se demandersi le vieux
conflitde la raisonet de la foi,qui date précisément de la méta-
du ne
physique MoyenAge, provientpas de ce que la question
mal
est restéesimplement posée, et de ce que Ton a penséles
dogmesdans les seuls cadres classiques de la philosophie,au
lieude les penseraussi sous l'angledu mythe.
Ainsis'affirment les interférences entreles disciplinesméta-
et
physiques ethnologiques. Elles révèlentl'intérêtde toute
de
rechercheet de touteconnaissance ces donnéesantiqueset
subtilesque recueillela sciencedes ethnies,anthropologie de
l'hommeen situationet ressaisidans le contextemêmede ses
cultures.
Maurice Leenhardt.

Vous aimerez peut-être aussi