Vous êtes sur la page 1sur 124

N ° 333

USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX


>>> Votre lecture se poursuit en ligne sur
NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2016 www.revue-espaces.com
LES SERVICES EN LIGNE DE LA REVUE ESPACES
REVUE BIMESTRIELLE

ESPACES tourisme et loisirs


WWW.REVUE-ESPACES.COM
CENTRE DE RESSOURCES DOCUMENTAIRES

DOSSIER
WWW.CAMPUS-ESPACES.COM
RENCONTRES PROFESSIONNELLES ET FORMATIONS PRO
USAGES RÉCRÉATIFS
WWW.EMPLOIS-ESPACES.COM DES ESPACES FLUVIAUX
OFFRES D’EMPLOI ET DE STAGE Des enjeux à l’échelle des métropoles

WWW.MARCHES-ESPACES.COM
MARCHÉS PUBLICS, MAPA ET DSP

ESPACES tourisme et loisirs


@REVUE_ESPACES
L’ACTUALITÉ DU TOURISME SUR TWITTER
RESTAURANTS DE MUSÉE

HTTP://TOURISME.REVUES.ORG
MONDES DU TOURISME SUR LE PORTAIL SCIENTIFIQUE REVUES.ORG

333 FEUILLETONS DE TERRITOIRES


PAGE 4

Feuilleton de territoires MARIA GRAVARI-BARBAS

JÉRÔME FIHEY 20 ET SÉBASTIEN JACQUOT

26 CAMILLE CHOWAH

34 FRÉDÉRIC DELAIVE

44 BÉATRICE CABEDOCE

50 SUSAN BARTON

56 PHILIPPE VALETTE

PAGE 11 SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER

64 ET DOMINIQUE ANDRIEU

74 KILDINE LEICHNIG ET SYLVIE CLARIMONT

80 IRENE J. KLAVER

86 INÈS MÉLIANI

Le restaurant de musée 92 CÉCILE RENARD-DELAUTRE

abat ses cartes 98 ALŽBETA KIRÁLOVÁ

ELSA BAUMBERGER 104 OLIVIER MEÏER

110 MARTIN SEIDL ET CATHERINE CARRÉ

MARTA BENAGES-ALBERT,

116 XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

2 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SOMMAIRE

PAGE 15

DOSSIER

USAGES RÉCRÉATIFS
DES ESPACES FLUVIAUX
Des enjeux à l’échelle
des métropoles
Les enjeux actuels de la conquête des espaces fluviaux sont
complexes et multiples (patrimoniaux, identitaires, écologiques,
sociaux…) et se jouent à l’échelle des métropoles. L’action en
faveur du tourisme permet de fédérer les points de vue et de
donner une résonance au foisonnement d’initiatives locales.

Ce dossier a été réalisé à partir d’une sélection de communications du colloque interna-

tional “Rivières et métropoles européennes. Invention, développement et perspectives

d’un espace de (re)conquête : tourisme, loisirs, patrimoine(s)” organisé par le comité

départemental du tourisme du Val-de-Marne et l’Irest (université Paris 1-Panthéon

Sorbonne).

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 3
MISE EN EXPÉRIENCE DU TERRITOIRE

Feuilleton de
territoires

JÉRÔME FIHEY
© robodread

Gérant, Le Crabe Fantôme, Cabinet de curiosité


< jerome@crabe-fantome.fr >

4 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
JÉRÔME FIHEY

Une destination, une offre patrimoniale ou tou-


ristique doivent, au même titre qu’un bien cul-
turel (livre, film, spectacle, exposition, etc.), être
la promesse d’une expérience pour le visiteur.
Parmi les différents moyens de construire une
telle expérience, le feuilleton (concept littéraire
ancien remis au goût du jour par les séries télé-
visées) se révèle un outil fructueux, tant pour
immerger le public dans un univers que pour
construire un événement décliné dans le temps
(plusieurs jours, plusieurs semaines, voire plu-
sieurs saisons), dans l’espace et dans les médias
(une web fiction, un film en direct, un roman-
photo, une fiction radio…).

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 5
MISE EN EXPÉRIENCE DU TERRITOIRE

n livre dont les lettres s’effacent ampleur immense avec la multiplication des

U et dont les sept nouvelles doivent


être racontées au public sur sept
médias différents pour déjouer la
malédiction ; une grande cam-
pagne archéologique dont les forages permet-
tent de collecter des bulles sonores emprison-
nées dans la vase des marais de Charente ; des
médias (chaînes du câble et de la TNT et, bien
sûr, internet).
Les œuvres à épisodes (feuilletons, séries,
comics…) créent un engagement à long terme
du public, ce qui donne à ce dernier le temps de
tomber amoureux ou de ressentir le deuil pour
un personnage par exemple. Elles créent aussi
enfants nantais et québécois nouant une cor- une dépendance par les rebondissements (les
respondance pour recréer le projet de jardin célèbres cliffhangers des Anglo-saxons) qu’elles
idéal d’un botaniste du XIXe siècle : ce sont là proposent entre chaque épisode ou entre
trois exemples de feuilletons de territoire, de chaque saison. Elles s’intercalent dans la vie
fictions immersives in situ imaginées à des fins quotidienne, ce qui permet, entre chaque cha-
de “mise en expérience” de territoires. pitre, de partager les histoires avec sa com-
Le public des territoires et lieux de visite (sites munauté (amis, collègues, famille, autres fans),
patrimoniaux, musées…) souhaite aujourd’hui de discuter de ce qu’il va advenir du héros (qui
vivre une expérience totale, inédite et unique – est le meurtrier ? qui va se marier avec qui ?).
une expérience qui produise de l’émerveille- Cette discussion se fait autour d’un repas ou
ment et qui laisse une empreinte durable dans de la machine à café, dans un bar ou encore
la mémoire. Cette expérience émotionnelle, qui sur Facebook. Ainsi, Charles Dickens, entre
donne à l’offre touristique toute sa valeur, com- deux parutions hebdomadaires ou mensuelles
mence avant la visite pour se prolonger après. d’une de ses œuvres, ne manquait pas de pas-
SÉRIALITÉ. Contrairement aux nouvelles et ser quelques heures dans des bistrots pour cap-
aux films, œuvres courtes qui n’engagent le ter les réactions du public et, si besoin, changer
lecteur ou le spectateur que pour quelques le cours du récit et, de cette façon, maintenir
minutes ou quelques heures, le feuilleton litté- l’attention et la surprise de ses lecteurs.
raire, très en vogue au XIXe siècle, fidélise les Aujourd’hui, les auteurs de série font la même
publics, aujourd’hui rassemblés devant les séries chose en scrutant en temps réel les réseaux
télévisées. La sérialité est étroitement liée à sociaux.
l’évolution des médias et à leur manière de tou- TERRITOIRE NARRATIF. Un territoire donné
cher le public, par la proximité et le prix. (ville, lieu touristique ou patrimonial) peut être
Ainsi, les premiers quotidiens à bas prix au un média à part entière, un territoire réel peut
début du XIXe siècle ont permis une démocra- donc accueillir lui aussi un univers narratif
tisation de l’accès à l’information et à la cul- “feuilletonnisant”. Il faut pour cela immerger
ture. Des romanciers, comme Balzac, Dickens le spectateur, le faire entrer dans un univers
ou Dumas, y ont vu le moyen de toucher le narratif dans lequel il puisse voyager, ou même
plus grand nombre en découpant leurs romans se perdre, hors de son quotidien.
en épisodes, diffusés à intervalles réguliers dans La Terre du Milieu chez Tolkien, les bords
les journaux. du Mississipi chez Mark Twain, les rues de
Au XXe siècle, on peut prendre l’exemple des Londres chez Dickens ou encore Westeros chez
comics américains, de Superman à X-Men, George R. R. Martin sont autant de territoires
dévorés par les adolescents de toutes les géné- narratifs, réels ou imaginaires, propices à des
rations. Mais c’est l’arrivée de la télévision dans aventures “feuilletonnantes”, dans lesquels les
les foyers qui va permettre aux spectateurs de lecteurs ou spectateurs aiment à se plonger
se délecter quotidiennement ou de façon heb- encore et encore.
domadaire d’histoires de toutes sortes. La ten- Les médias apparus ou popularisés au
dance, depuis le début du XXIe siècle, a pris une XXe siècle (radio, cinéma, télévision, internet)

6 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
JÉRÔME FIHEY

permettent de jouer avec la frontière entre fic- de territoire, il est indispensable que quelqu’un
tion et réalité puisqu’ils s’adressent simultané- assure ce rôle de show runner. Celui-ci s’as-
ment à un grand nombre, tout en faisant par- sure que le projet réponde aux objectifs sui-
tie du quotidien de chacun via le poste de radio vants : créer l’immersion entre fiction et réa-
ou de télévision et maintenant l’ordinateur ou lité ; provoquer l’engagement des publics ; gérer
le smartphone. une temporalité spécifique ; rayonner au-delà
Le 30 octobre 1938, Orson Welles adapte du territoire.
La Guerre des mondes, de son presque homo- Le show runner propose un voyage narratif
nyme H. G. Wells, en pièce radiophonique. Il à son audience, passagers passifs ou membres
pousse le réalisme tellement loin que beaucoup de l’équipage en fonction du degré de partici-
d’auditeurs paniquent, croyant réellement à pation voulu par chacun. En fonction du type
une invasion extraterrestre sur le sol améri- d’audience (familles, adolescents, seniors, etc.),
cain. Depuis, et grâce aux nouvelles technolo- il imagine plusieurs histoires au sein d’un même
gies, les expériences d’immersion se sont mul- univers transmédia cohérent. Chaque média
tipliées. Et les lecteurs de Tolkien le savent bien, est un véhicule pour l’exploration du territoire
nul besoin de nouvelles technologies pour avoir narratif.
une impression intense d’immersion dans un Le spectateur se déplace dans l’espace puis-
monde narratif dense comme celui de la Terre qu’il “marche” son histoire sur un territoire
du Milieu ! donné, mais il peut aussi voyager dans le temps
EXPLORATION IMMERSIVE. Alors comment pour découvrir, via les outils à sa disposition
créer l’inverse : faire pénétrer l’univers narratif (parcours géolocalisés sur mobile, réalité aug-
dans le quotidien ou la réalité du spectateur et mentée, son spatialisé, etc.), ce territoire à dif-
ainsi brouiller la frontière entre fiction et réa- férentes époques.
lité ? Dans ce type de projet, le territoire (com- Ce voyage peut être un événement grand
mune, lieu patrimonial ou muséal, parc d’at- public très fédérateur, mais peut aussi aboutir
tractions, etc.) devient, on l’a dit, un média à à des œuvres pérennes. Il peut être populaire,
part entière. On travaille donc à partir de son participatif et ainsi redonner de la valeur aux
“audience” habituelle (habitants, touristes, territoires. Cette valeur n’est pas seulement
visiteurs), plus ou moins importante, et de son quantifiable en nombre de visiteurs ou en
audience potentielle via une expérience sur retombées économiques. Elle englobe aussi la
mesure et une campagne de communication fierté, l’attractivité, l’image, ou encore la qua-
adaptée. Ce qui importe, c’est la promesse lité de vie.
d’une exploration inédite et immersive d’un PREMIER ÉPISODE. Dans une série télévisée, le
territoire réel ou imaginaire. On n’oppose pas premier épisode pilote doit séduire les specta-
le réel et l’imaginaire, mais on les fait se ren- teurs pour leur donner envie de voir la suite :
contrer autour d’un même projet, s’enrichir poser les bases de l’univers narratif, présenter
l’un l’autre. Et peu importe alors de quoi ce les personnages, susciter le mystère, etc.
voyage est fait : aventure, conte pour enfants, Contes de l’Estuaire. En 2013, pour le projet
fantastique, policier, documentaire, science-fic- Contes de l’Estuaire, nous avons commencé
tion, anticipation, espionnage, historique, etc. en présentant deux personnages au public :
Les séries télévisées reposent sur le travail Emily-Jane Salvat, incarnée par une des média-
d’une équipe très large menée par le show run- trices du projet et dotée d’un compte Twitter,
ner (celui qui dirige un show), qui assure la et Guillaume Flahaut, vieil écrivain inventé
coordination de la production, pilote l’équipe avec la complicité des éditions l’Atalante à
des scénariste et réalisateurs, s’occupe de la Nantes (la biographie et la bibliographie de cet
direction artistique… bref, est le garant de l’in- écrivain de fiction sont encore sur le site de la
tégrité du projet. Dans le cadre d’une fiction maison d’édition). Début septembre, alors que

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 7
MISE EN EXPÉRIENCE DU TERRITOIRE

son nouveau livre est présenté en avant-pre- d’une croisière sur l’Erdre), une fiction mobile
mière à Nantes, l’écrivain disparaît mystérieu- géolocalisée et, enfin, une soirée de clôture pré-
sement tandis que les premiers lecteurs décou- sentant le conte au cinéma et la lecture “per-
vrent avec stupeur que les pages de son livre formée”. À part les contenus disponibles sur
s’effacent. La “performance” est relayée sur le net, tout le reste était accessible gratuitement,
les réseaux sociaux et par la presse locale. mais sur réservation.
Murmures du marais. En mai 2016, le Centre Le public s’est approprié le projet de façon
international de la mer (sis à la Corderie royale différente. Certains ont picoré le projet, entendu
à Rochefort) nous demande d’imaginer une his- un ou deux contes seulement (les histoires
toire permettant de mettre en valeur les carac- étaient indépendantes les unes des autres) et
téristiques patrimoniales propres à l’estuaire de ignoraient même parfois le projet global.
la Charente. Le public découvre alors des fouilles D’autres ont participé à toutes les présenta-
archéologiques inédites et une première zone tions de contes pendant le week-end, mais n’ont
de forage sonore, mise en place à la suite du pas forcément appréhendé l’histoire de
recueil de plusieurs témoignages d’anciens qui Guillaume Flahaut et de son livre qui s’efface.
parlent de leurs souvenirs autour de la vase et Enfin, certains ont suivi le projet via les réseaux
des marais. L’un d’eux, Ambroise Dumas, sociaux et la presse pendant toute sa durée,
raconte qu’enfant il parlait au “peuple de la soit presque deux mois.
vase”. On se rend compte que la vase, hermé- Il faut donc penser la circulation des publics
tique, a emprisonné, au fil des ans, des bulles dans la narration afin de permettre à tous de
de sons, comme autant de témoignages de l’his- vivre une expérience entière et satisfaisante :
toire de la Charente. Le pilote des Murmures ceux qui arrivent au début, au milieu ou à la fin,
du marais prend la forme d’une installation ceux qui ont peu de temps à y consacrer, ceux
théâtrale lors d’un grand événement local. qui sont accros… Personne ne doit être laissé
Le Botaniste. En 2016 toujours, le 15 juin, de côté. La clé est la médiation : un résumé
un groupe d’enfants nantais, en visite dans une doit être disponible en permanence sur le net ou
serre tropicale, découvre un document caché via une brochure, et surtout une médiation
dans un vieux pot. Le document, daté de 1840, active et intelligente doit être mise en œuvre
parle de botanique et est signé d’un certain sur le terrain.
Alcide Lachance. L’événement est relayé sur Comme pour les séries télévisées, un feuille-
les réseaux sociaux ; il l’ouvre l’aventure du ton de territoire peut également être pensé en
Botaniste. saisons. Un même univers narratif est ainsi
TEMPORALITÉ. Chaque histoire a sa propre exploré sur plusieurs années. Des touristes reve-
temporalité, adaptée aux publics ciblés, et mêle nant trois années de suite dans la même région
différents niveaux de narration et donc d’im- pourraient ainsi retrouver les mêmes person-
mersion. L’histoire peut se vivre sur une seule nages, des rebondissements dans une énigme…
journée, les épisodes étant par exemple maté- C’est l’objectif que nous poursuivons avec
rialisés par différents lieux dans une ville. Elle Murmures du marais. Ce projet va s’ancrer
peut aussi se déployer sur une semaine, voire petit à petit dans le territoire, de manière
sur un ou deux mois. presque empirique, et prendre différentes
Pour les Contes de l’Estuaire, le cœur du pro- formes. De nouveaux événements présenteront
jet s’est déroulé de façon événementielle sur des zones de forage sonore dans d’autres lieux,
trois jours au cours desquels sept contes fan- créant petit à petit un parcours complet.
tastiques ont été présentés dans sept médias Pour Le Botaniste, l’histoire s’est déployée
différents dans différents lieux de la ville : une en trois phases : une phase de teasing, suivie
web fiction, un film en direct, un roman-photo, sur les réseaux sociaux, qui a démarré avec la
une fiction radio (présentée notamment lors découverte de la lettre d’Alcide Lachance et de

8 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
JÉRÔME FIHEY

différents indices ; une phase d’ateliers créatifs Tous les publics doivent vivre une
pendant une semaine ; une dernière phase sur
une journée pendant laquelle le public a pu expérience entière : ceux qui arrivent
suivre la destinée d’un jardinier parasité par
une étrange plante. au début, au milieu ou à la fin du feuille-
MÉDIATION. L’un des leviers de l’immersion
est que les médiateurs du projet, même s’ils ne ton ; ceux qui ont peu de temps à y
sont pas acteurs, racontent eux aussi l’histoire,
voire jouent des rôles (à l’instar d’Emily-Jane consacrer ; ceux qui sont accros…
Salvat dans les Contes de l’Estuaire). Bref, ils
doivent faire croire à ce qui se passe sous les
yeux des spectateurs. On ne dit pas au public personnes avec lesquels il est en contact, est
à quel moment il entre dans l’histoire et à quel primordial, mais impliquer également toutes
moment il en sort. Ce passage, ce voyage, doit les autres forces vives est très payant ! Ces forces
se faire progressivement. vives, ce sont les partenaires du projet, les col-
Pour le pilote des Murmures du marais, le lectivités, les musées, les commerçants et, bien
Centre international de la mer a choisi de se sûr, les médias. Si l’on s’assure que tout le
greffer à un événement déjà existant, “Cigognes monde raconte la même histoire, alors celle-ci
en fête”, qui, dans la commune de Champagne, s’incarnera vraiment.
accueille tous les ans, sur deux soirs, de Pour Le Botaniste, tout a donc commencé
10 000 à 15 000 visiteurs. Dans tout le village, par la découverte par des enfants d’un docu-
plusieurs formes théâtrales et artistiques sont ment du XIXe siècle, une page de carnet arra-
proposées, souvent des spectacles classiques chée. La semaine suivante, nous avons donné
avec un début et une fin. Dans l’objectif de rendez-vous aux enfants au muséum d’Histoire
brouiller la frontière entre fiction et réalité, naturelle, où le directeur en personne leur a lu
nous avons opté pour une scénographie réa- une longue lettre d’Alcide Lachance, par
liste : la zone de forage sonore était protégée laquelle le botaniste québécois présentait à ses
par de la rubalise, le ruban utilisé par la police confrères nantais un projet de jardin idéal.
pour baliser les scènes de crime. Avant l’entrée L’enquête sur Alcide Lachance a pris corps
dans cette zone, le public pouvait écouter les simultanément à Nantes et à Québec. Il a donc
témoignages audio réalisés (les “vrais” et celui fallu s’entendre pour suivre la même trame nar-
d’Ambroise Dumas). rative et dévoiler au bon moment les différents
Des médiateurs expliquaient la situation et rebondissements de l’intrigue. Par exemple, un
invitaient le public à pénétrer en petits groupes cryptogramme trouvé à Nantes au début de
dans l’installation théâtrale où deux acteurs l’histoire a été déchiffré juste avant la fin de
nourrissaient l’univers narratif avant que le l’aventure à Québec, puis retransmis à Nantes
public n’accède à un arbre d’où pendaient des comme un avertissement. Le partenariat mis
casques permettant enfin d’entendre les “mur- en œuvre était donc international.
mures du marais” : des sons emprisonnés dans Pour les Contes de l’Estuaire, notre écrivain
la vase et ramenés à la surface par une étrange fictif a pris corps via le site des éditions
machine. Même si des centaines de spectateurs l’Atalante et leur librairie, avec la présentation
se sont succédé sur les deux soirs, l’expérience de plusieurs exemplaires du livre. Au total,
était toujours vécue en petites jauges de douze 38 structures ont été partenaires du projet.
personnes, renforçant ainsi l’immersion. Dans les deux cas, ce sont donc des struc-
PARTENARIATS. Pour qu’une histoire tures “respectables” qui ont rendu le projet
“prenne” sur un territoire et que le public réel – il n’y a pas que les enfants qui ont pensé
embarque, le rôle des médiateurs, premières que ce pouvait être vrai…

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 9
MISE EN EXPÉRIENCE DU TERRITOIRE

ORCHESTRATION. On en vient ici à un des était de valoriser la créativité et l’ouverture aux


points les plus importants pour la réussite du autres. Des artistes nantais et québécois et des
projet. Le show runner est garant de l’intégrité animateurs de centres de loisirs les ont accom-
et de la qualité artistique du projet. Il doit donc pagnés. Les plantes ainsi créées ont été pré-
s’assurer que les différentes pièces du puzzle sentées lors d’une exposition au jardin des
(événement, création numérique ou sonore, plantes de Nantes.
objets physiques, films, pièce théâtrale, etc.) En ouvrant la création d’une partie du pro-
soient cohérentes avec l’ensemble du projet, jet, on maîtrise quand même sa trame narra-
divertissantes et mémorables. tive – tout en s’ouvrant à de belles contribu-
Dans le cadre des Contes de l’Estuaire, nous tions et à de belles surprises. La valeur du projet
sommes allés chercher différents artistes pour peut s’en trouver décuplée. Les publics sont
réaliser les sept contes. Par exemple, Jean-Teddy ciblés en cercles concentriques : au centre, les
Filippe, réalisateur du pilote de la série enfants, premiers publics et héros de l’histoire ;
Engrenages pour Canal Plus, s’est chargé du autour, la famille, les amis ; puis les habitants
“Monstre”, le conte sur mobile, parcours de du quartier et enfin le grand public.
fiction géolocalisé dans les rues de Nantes en CARNET DE VOYAGE. Qui dit voyage dit car-
1925. Camille Hervouet et Grégory Valton, net de voyage, indispensable pour communi-
photographes nantais, ont quant à eux pris en quer sur le projet. Il s’agit aussi de garder une
main “La Boue”, le roman-photo. De juillet à trace, ou plutôt des traces de l’expérience nar-
octobre 2013, plusieurs équipes ont travaillé rative !
en parallèle – 115 personnes différentes se sont Réalisé par les auteurs, les journalistes et les
mobilisées pour livrer les différents contes dans spectateurs, ce carnet est participatif ; le voyage
les temps. est ainsi raconté de plusieurs points de vue,
Aller chercher en priorité des artistes et créa- très différents mais complémentaires. La com-
teurs locaux permet de valoriser l’ancrage du munauté, actrice de l’événement, devient elle
projet sur un territoire. Il s’agit bien de s’ap- aussi un média capable de raconter son voyage
puyer sur un écosystème existant pour créer narratif à une audience encore élargie.
du lien et intégrer tous les acteurs et parties L’idéal est que l’audience première du pro-
prenantes d’un territoire dans une même dyna- jet parle, tout du moins en partie, à la place
mique de valorisation. des auteurs. Cette prise de parole se fait via les
COCRÉATION. Il est important de cocréer l’his- réseaux sociaux, via les médias classiques, sur
toire ou les contenus avec les publics. la base d’interviews, mais aussi en interactions
Comment alors maîtriser la qualité des conte- directes sur le territoire réel. Ainsi, sur Le
nus si l’on demande aux publics d’en réaliser Botaniste, dès que c’était possible, ce sont les
tout ou partie ? enfants qui prenaient la parole pour raconter
D’une façon générale, il est conseillé aux por- ce qui se passait au public et à la presse.
teurs de projet transmédia de construire une ■ ■
communauté. Quand cette communauté est Nous voyons s’ouvrir devant nous de nou-
déjà réelle, constituée par exemple des habi- veaux territoires narratifs, aptes à nourrir la
tants d’une ville ou d’un quartier, les choses se soif d’exploration de l’Homo sapiens, “grand
font plus simplement et plus humainement. singe avec l’esprit conteur”, selon l’expression
Ainsi, pour Le Botaniste, un groupe d’en- de Jonathan Gottschall. Il s’agit d’être inno-
fants nantais et un groupe d’enfants québécois vants, collaboratifs et participatifs pour réus-
étaient les héros de l’histoire. On leur a pro- sir ces voyages immersifs et proposer de nou-
posé, via des ateliers de dessins et d’écriture, velles voies de valorisation de nos patrimoines
en binômes transatlantiques, d’imaginer des matériels et immatériels et de nouvelles formes
plantes qui peupleront un jardin idéal. L’objectif de divertissement immersifs. ■

10 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
ELSA BAUMBERGER

LE RESTAURANT
DE MUSÉE
ABAT SES CARTES
Longtemps négligé, voire totalement oublié,
le restaurant devient un espace de qualité
au sein des nouveaux musées. Esthétique
recherchée (déco design, branchée ou raf-
finée…), carte élaborée par de grands chefs,
la recette est souvent la même et vise à
renforcer l’attractivité du lieu tout en pro-
longeant l’expérience de visite.

ELSA BAUMBERGER
Étudiante en master 2 Gestion des sites et valorisation touristique
(Irest, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
< elsa.baumberger@gmail.com >

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 11
RESTAURANTS DE MUSÉE

oris, médiatique candidat de la terre le Guggenheim de Bilbao, le Louvre-Lens

J célèbre émission de télévision Top


Chef (édition 2013), a ouvert fin
2014 son restaurant au
Rijksmuseum à Amsterdam. Le
public du musée ne s’enthousiasme désormais
plus seulement pour les chefs-d’œuvre de la
peinture flamande, mais aussi pour son chef
et le Pompidou-Metz dont l’ambition est, entre
autres, de dynamiser les territoires par le biais
de la culture et du tourisme.
Dans ce contexte, le musée doit se réinven-
ter. Il ne peut rester le “cimetière de l’art” qui
inquiétait tant Théophile Thoré(1) lors du Salon
de 1861. Le musée n’a pas seulement un enjeu
star. Jean-Paul Pignol et Guy Lassausaie cui- culturel : il doit être attractif. Les musées
sinent pour la Brasserie des Confluences ins- récents, construits ex nihilo ou lourdement
tallée au cœur du musée lyonnais. Ils sont res- réhabilités, prennent en compte dans leur archi-
pectivement Meilleur Ouvrier de France et chef tecture et leurs aménagements cet impératif
étoilé, dépositaires d’un savoir-faire ancestral d’attractivité. De conservatoires d’un art à pro-
qu’ils dispensent dans cet espace en vogue téger, ils deviennent des lieux de vie à part
qu’est le restaurant du musée. Quant à Guy entière, à même de satisfaire un touriste en
Savoy, l’illustre cuisinier triplement étoilé au quête de souvenirs et d’expériences. Ils se doi-
Michelin, il s’est installé depuis 2008 dans le vent de proposer des services séduisants, des
bâtiment de la Monnaie de Paris, proposant à-côtés qui justifient la venue du visiteur.
aux palais les plus raffinés de goûter aux délices QUÊTE DE PLAISIR. La tendance est donc à
de la plus pure tradition culinaire française. l’événement. Des toboggans dans le Turbine
Le restaurant de musée est un espace sou- Hall de la Tate Modern, à Londres, aux dîners
vent oublié ; protéiforme, il passe quasi créatifs de Jean-Louis Nomicos dans le res-
inaperçu dans la plupart des institutions, ser- taurant Le Frank de la Fondation Louis
vant souvent des mets industriels insipides. Vuitton, chacun cherche à surprendre, à pro-
Pourtant, lorsque l’on se penche sur les “nou- poser quelque chose de sensationnel, de nou-
veaux” musées, on constate que le restaurant veau, d’unique, pour satisfaire un visiteur en
a pris en leur sein une forme nouvelle. L’espace quête d’expériences qu’il veut vivre de tout son
a été revu, adapté aux impératifs du visiteur corps et de toutes ses émotions.
contemporain, à ses désirs en matière d’expé- Le visiteur a aussi des attentes en matière de
rience muséale. La cuisine, qui a été confiée convivialité. Le musée doit être un lieu où l’on
aux mains expertes d’un chef connu, fait fré- se sent à l’aise. Le mythe du visiteur solitaire qui
tiller les papilles des visiteurs. Ce type de res- ne cherche d’autre nourriture que celle de l’es-
taurant, symptomatique des musées du nou- prit est désormais tombé. On se rend au musée
veau millénaire, répond à un objectif qui va à plusieurs, entre amis, en famille, pour
bien au-delà de l’enjeu économique. Il “pro- apprendre et découvrir, certes, mais aussi pour
longe” le musée intellectuellement, émotion- passer un “bon moment”. En ce sens le musée
nellement, esthétiquement, voire dans le temps. d’une certaine manière a versé dans l’écono-
Il est partie prenante de l’institution muséale. mie des loisirs(2) et le visiteur y cherche avant
IMPÉRATIF D’ATTRACTIVITÉ. Dépositaires de tout le plaisir. Plaisir esthétique issu de la
collections d’art extraordinaires, temples de contemplation des œuvres, bien sûr, mais éga-
la connaissance, les musées sont des lieux lement plaisir de partager un moment de vie
savants. Mais aujourd’hui que sont-ils ? De dans un espace extra-ordinaire.
plus en plus souvent, l’art est mis au service Le restaurant vient alors tout naturellement
de l’économie touristique. Les exemples des s’inscrire dans cette quête de plaisir. Contraint
succursales de grands musées installés dans par l’aspect commercial de sa pratique, le res-
des zones a priori peu touristiques sont frap- taurant offre au visiteur ce qu’il y a de mieux,
pants. En quelques années, on a vu sortir de ce que l’on mange y est savoureux, bien pré-

12 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
ELSA BAUMBERGER

senté et le cadre agréable. Pour être rentable, ou de moyens, d’autres y verront un moyen
car c’est là l’ambition première du restaurant, agréable de profiter de la ville, de la découvrir
il doit être ouvert indépendamment du musée, d’en haut.
à des horaires plus étendus, ou accessible par Il existe d’autres cadres pour le musée que
une porte dérobée qui permet au client d’y le point de vue. On trouve parmi eux la ter-
entrer sans passer par la visite des expositions. rasse, le jardin (musée de la Vie romantique,
Le restaurant du musée est un espace à part musée Rodin, Petit-Palais), ou encore l’espace
entière. patrimonial. C’est le cas du musée Jacquemart-
TABLE AVEC VUE. S’il peut être considéré André où l’on peut déguster, avant, pendant,
comme indépendant – ce qu’il est économi- après (ou même sans) la visite des pâtisseries
quement – le restaurant s’inscrit néanmoins créées par les plus grands pâtissiers parisiens
dans l’institution muséale et, de ce fait, se doit dans l’authentique salle à manger des anciens
de respecter l’esprit du musée, souvent avec propriétaires du lieu. L’entreprise
un cadre au design élaboré. Culturespaces, gestionnaire du musée, propose
Il est nécessaire d’être attractif, de proposer ici une French Experience complète, “entre
une expérience à part entière, complémentaire les Champs-Elysées et les grands magasins”.
de celle de la visite des salles d’exposition. Il C’est ici l’argument touristique qui est mis en
s’agit aussi de permettre au visiteur de pro- avant et, plus que le musée lui-même, le res-
longer sa visite tout en lui donnant un senti- taurant déploie tout son faste pour corres-
ment d’appropriation des lieux. En mangeant, pondre au fantasme (américain ?) de la vie
il se sent davantage chez lui au musée, tout en parisienne.
ayant le sentiment de vivre un moment hors D’autres musées prennent quant à eux le
de l’ordinaire. En proposant un restaurant parti d’un restaurant indépendant, à l’écart
attractif, le musée évite la fuite du public vers des flux de visiteurs. C’est le cas de la Brasserie
les établissements des alentours et concentre des Confluences, du Café Bras au musée
les dépenses dans son enceinte. Soulages ou encore du restaurant Les Ombres
Le restaurant de musée se définit donc en du musée du Quai Branly. Ces espaces à l’écart
premier lieu par un cadre. C’est un aspect for- se veulent des prolongements, voire des com-
tement valorisé dans la communication des pléments esthétiques et culturels de l’institu-
institutions culturelles qui font de la vue l’un de tion elle-même.
leurs meilleurs arguments. Souvent placés au THÉÂTRE DU GOÛT. Le restaurant est un
dernier étage du musée, en fin de parcours, le théâtre, où tout semble vrai mais où tout n’est
restaurant offre une “vue imprenable” sur la que mise en scène. Dans son espace de créa-
ville. C’est le cas du restaurant du musée des tion, le (grand) cuisinier est un créateur qui, à
Instruments de musique, à Bruxelles, ou encore la manière des artistes contemporains, use de
du restaurant Le Georges au Centre Pompidou. techniques traditionnelles pour créer quelque
Regarder la vue est une chose, prendre le temps chose de nouveau, voire invente de nouvelles
de la contempler autour d’un repas ou d’un techniques de création (on pense à la cuisine
café gourmand en est une autre. Le restaurant moléculaire). Bien que son œuvre soit repro-
propose de prolonger l’expérience muséale ductible à l’envi et vouée à la destruction, beau-
dans son acception temporelle : on “prend le coup sont prêts à voir dans ces associations de
temps” de vivre pleinement le musée et, ce fai- saveurs savamment dressées dans une vaisselle
sant, on “consomme”, dans tous les sens du design le travail d’un véritable artiste. On se
terme. Le restaurant se place dans une déplacerait donc autant pour découvrir le lumi-
démarche de découverte ; il propose de prendre neux noir de Soulages que la fraîche cuisine
de la hauteur sur la ville. Si beaucoup admi- aveyronnaise de Michel et Sébastien Bras. La
reront la vue sans consommer, faute de temps cuisine des Bras a d’ailleurs ouvert ses portes

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 13
RESTAURANTS DE MUSÉE

deux mois avant celles du musée, marquant certains établissements pour le service du soir,
ainsi sa prise d’indépendance par rapport aux quand le restaurant se détache pleinement du
espaces d’exposition, dont elle semble être bien musée alors fermé.
plus qu’un “aromate(3)”. Ces prix sont bas si on les compare avec
Prolongement émotionnel de la visite ou ceux des autres restaurants de ces grands chefs.
espace créatif à part entière, le restaurant prend Gérard Passédat, qui propose un menu à par-
dans le musée une place qui dépasse celle d’es- tir de 58 euros dans son restaurant installé sur
paces de repos et de détente. Il n’est plus sim- la terrasse du Mucem, à Marseille, concocte
plement le moyen de rendre la visite plus au Petit Nice, à deux pas de là, des repas oscil-
agréable et de gonfler les recettes annexes, il lant entre 300 et 500 euros. De la même
s’intègre dans les lieux en tant qu’objet attrac- manière, dans son restaurant à Laguiole,
tif au même titre (ou presque) que les collec- Michel Bras dispense son savoir-faire à un prix
tions. Peut-on vraiment dire que l’on a visité allant de 140 à 250 euros, alors qu’au musée
le musée Soulages sans avoir goûté la cuisine Soulages le public peut apprécier son tour de
des Bras dans le décor épuré d’une salle à main pour la modique somme de 32 euros
l’image du peintre ? Au-delà d’un simple pro- pour un menu le midi. Beaucoup de ces res-
longement, l’espace de dégustation prend ici taurants de musée sont distingués dans le guide
des allures de musée : un espace qui se veut Michelin par un Bib Gourmand, désignant une
hors du temps, à même de transporter les “cuisine soignée à prix modérés”. Malgré
esprits dans les sphères supérieures… du goût. tout, le mouvement a ses limites. Et le désir de
DÉMOCRATISATION CULTURELLE. Le musée est Gilles Stassart, chef du restaurant Le
un espace qui se veut démocratique. La Transversal au Mac/Val jusqu’en 2008, de faire
consommation de prestations annexes (le res- du restaurant un service du musée à part
taurant du musée, les achats à la boutique, à la entière, au même titre que le service aux publics
librairie) fait partie intégrante de la constitution ou le service communication, l’a mené à sa
de souvenirs pour le visiteur. perte.
La gastronomie, c’est maintenant entendu, ■ ■
est constitutive d’un patrimoine et fait partie Car il ne faut pas s’y tromper, les restaurants
intégrante de la culture française. Quelle est de musée, même quand ils sont dirigés par des
alors la différence entre un château, un musée, chefs renommés, ne sont pas des “grandes
un parc naturel et un restaurant gastrono- tables”, plutôt des restaurants “à thème” à la
mique ? Le prix, bien sûr ! Car la culture gas- déco soignée et à la cuisine créative. Des
tronomique française dans sa plus grande tra- adresses “sympas” pour un public d’abord
dition a un coût élevé, voire prohibitif. Une touristique. ■
culture très select en somme, à laquelle seuls
les plus fortunés peuvent avoir accès. Comment
dès lors musée et restaurant gastronomique (*) Cet article est la synthèse de travaux réalisés dans le cadre
peuvent-ils être conciliables ? d’un mémoire de master 2 Gestion des sites et valorisation
Si l’on exclut les cafés de musée ou les café- touristique (Irest, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
térias proposant une nourriture industrielle (1) Théophile THORÉ, “Préface”, Salons de W. Bürger. 1861 à
sans charme à manger sur le pouce, il est inté- 1868, t. I, éd. Renouard, 1870.
ressant de se pencher sur la carte de ces res- (2) Véronique CHARLÉTY, “Réflexions sur la fonction médiatrice
taurants de musée qui se veulent plus chics et du musée”, dans Sylvie THIÉBLEMONT-DOLLET (dir.), Art, médiation
élaborés. À première vue, les prix sont élevés et interculturalité, coll. “Interculturalités”, Presses universitaires
quoique accessibles à qui souhaite s’autoriser de Nancy, 2008.
une petite folie. Les menus oscillent entre 40 et (3) Emmanuelle LAMBERT, “Les médiations gustatives ou l’art de
70 euros, avec une légère augmentation dans la mise en bouche”, Culture et Musées, volume 13, n°1, 2009.

14 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
USAGES
RÉCRÉATIFS
DES ESPACES
FLUVIAUX
Des enjeux à l’échelle
des métropoles

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 15
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX

© jy cessay
© CDT du Val-de-Marne • Créteil

16 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
n Europe, l’histoire des usages récréatifs de

E l’espace fluvial s’écrit en trois temps. Le pre-


mier, au XIXe siècle, est celui de la conquête
populaire, avec l’avènement des loisirs de
masse – c’est l’époque des guinguettes, du canotage,
des baignades dans la rivière ou le fleuve… Après une
période d’industrialisation puis de désindustrialisation,
le deuxième temps, au XXe siècle, est celui du renouvel-
lement urbain (création de nouveaux quartiers et d’équi-
pements récréatifs en waterfront, piétonisation des
berges…) – avec pour conséquence la “gentrification”
de certaines zones et l’apparition parfois de conflits
d’usage. Le troisième temps, qui se joue actuellement,
est celui de la réappropriation de l’espace fluvial par
tous. Les enjeux sont complexes et multiples (patrimo-
niaux, identitaires, écologiques, sociaux…) et se jouent
à l’échelle des métropoles. Face à ces enjeux, l’action en
faveur du tourisme permet de fédérer les points de vue
et de donner une résonance au foisonnement d’initiatives
locales. n

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 17
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX

Un colloque européen
pour des enjeux métropolitains
Les espaces fluviaux des métropoles européennes
Perspectives de (re)conquête à des fins récréatives
20 MARIA GRAVARI-BARBAS ET SÉBASTIEN JACQUOT

Riverside Cities Network. Un réseau européen de métropoles


pour le développement touristique des rivières
26 CAMILLE CHOWAH

De la conquête populaire
au renouvellement urbain
Les rivières urbaines. Des espaces marqués par l’histoire
des loisirs de masse
34 FRÉDÉRIC DELAIVE

Les plages des bords de l’Oise. L’illusion du maritime


44 BÉATRICE CABEDOCE

Leicester et sa rivière, la Soar. Une longue histoire


et un programme ambitieux de reconquête de l’espace fluvial
50 SUSAN BARTON

L’espace fluvial de la Garonne, à Toulouse. Un territoire en reconquête


56 PHILIPPE VALETTE

La place de l’espace fluvial dans les projets urbains de Lyon, Nantes


et Strasbourg. Analyse exploratoire
64 SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

L’aménagement des berges de l’Èbre à Saragosse.


Une reconquête sans effets touristiques à ce jour
74 KILDINE LEICHNIG ET SYLVIE CLARIMONT

18 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
Enjeux culturels et touristiques
d’une réappropriation civique
Le concept de rivière-sphère au service de la reconquête
de l’espace fluvial, à Amsterdam et ailleurs
80 IRENE J. KLAVER

La reconquête des berges du Rhône à Lyon.


Un succès encore mal maîtrisé
86 INÈS MÉLIANI

La reconquête du fleuve par l’agglomération de Newcastle.


De l’art contemporain à la réappropriation populaire
92 CÉCILE RENARD-DELAUTRE

Mettre en tourisme les berges de la Vltava


pour mieux gérer les flux touristiques à Prague
98 ALŽBETA KIRÁLOVÁ

Le Festival de l’Oh! Une manifestation festive, culturelle et éducative


104 OLIVIER MEÏER

Les Franciliens et la baignade en eau naturelle.


Un désir oublié, qui peut être réveillé
110 MARTIN SEIDL ET CATHERINE CARRÉ

Restauration participative des espaces fluviaux. Éléments de méthode


116 MARTA BENAGES-ALBERT, XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

Ce dossier a été réalisé à partir d’une sélection de communications du col-


loque international “Rivières et métropoles européennes. Invention, déve-
loppement et perspectives d’un espace de (re)conquête : tourisme, loisirs,
patrimoine(s)”. Ce colloque, qui s’est tenu début juillet 2016 à Paris, a été
organisé par le comité départemental du tourisme du Val-de-Marne et l’Irest
(université Paris 1-Panthéon Sorbonne), avec le soutien du comité régional
du tourisme Paris Île-de-France.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 19
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

LES ESPACES FLUVIAUX


DES MÉTROPOLES EUROPÉENNES
PERSPECTIVES DE
(RE)CONQUÊTE À DES FINS RÉCRÉATIVES
Partout en Europe, les métropoles reconquièrent les

espaces fluviaux à des fins de tourisme, de loisirs ou

de patrimoine. Si, il y a quelques dizaines d’années, les

enjeux de cette reconquête se jouaient à l’échelle de

la ville (création de nouveaux quartiers en front d’eau sur

les anciennes friches industrialo-portuaires), ils se

jouent aujourd’hui à l’échelle de la métropole. Les poli-

tiques publiques menées abordent désormais le cours

d’eau dans sa linéarité, tandis que les questions éco-

logiques et patrimoniales sont devenues centrales.

MARIA GRAVARI-BARBAS < maria.gravari-barbas@univ-paris1.fr >


Professeure de géographie
Irest (Institut de recherche et d’études supérieures du tourisme), université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

SÉBASTIEN JACQUOT < sebastien.jacquot@univ-paris1.fr >


Maître de conférences en géographie
Irest (Institut de recherche et d’études supérieures du tourisme), université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

20 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARIA GRAVARI-BARBAS ET SÉBASTIEN JACQUOT

econquête des façades urbaines taine, intègre désormais à la destination urbaine

R sur le fleuve, renouveau de guin-


guettes en bordure de rivières et
canaux, développement de pra-
tiques ludiques et sportives en
eaux vives, identification et préservation des
traces d’usages passés le long des rivières : les
signes d’un intérêt renouvelé pour les cours
les faubourgs, les périphéries et les espaces péri-
urbains.
S’inscrire à l’échelle métropolitaine permet
d’identifier et d’analyser le rôle que les rivières
ont joué historiquement, et qu’elles jouent
encore aujourd’hui, dans l’invention de nou-
veaux loisirs urbains et, au-delà, dans l’inven-
d’eau métropolitains sont nombreux. Les rives tion de nouveaux modes de vie et de nouvelles
des fleuves et rivières trouvent ou retrouvent pratiques métropolitaines(4). En effet, les rivières
des usages ludiques(1). Des espaces de loisirs et urbaines ont dans le passé été les lieux d’in-
de sociabilités sont créés sur ces espaces urbains vention d’un nouvel art de vivre, d’une nou-
spécifiques qui, par leur nature même d’inter- velle façon de se détendre, une nouvelle façon
face entre la terre et l’eau, alimentent la fabrique de concevoir les temps urbains, entre temps
et la circulation d’images et d’imaginaires. consacré au travail et temps des loisirs(5).
DE LA VILLE-CENTRE À LA MÉTROPOLE. L’enjeu INVENTION D’ESPACES ET D’USAGES. Dès le
du rapport de la ville à son fleuve ou à sa rivière XIXe siècle, de nouvelles dynamiques sociales
déborde la perspective de la reconquête des et culturelles entraînent une appropriation
fronts d’eau (waterfronts), qui a donné lieu à de ludique des rivières urbaines et périurbaines,
nombreuses analyses dans les études urbaines jusque-là essentiellement espaces de transit et
et d’aménagement(2). La reconquête des fronts de circulation(6). Ces dynamiques concernent
d’eau concerne des friches industrialo-por- de nombreux lieux en Europe : bords de Marne
tuaires délaissées par les activités productives et de Seine à Paris et dans la région parisienne,
qui, de Baltimore à Liverpool, en passant par berges de la Tamise à Londres, rives de l’Amstel
Barcelone, Gênes ou Buenos Aires, deviennent à Amsterdam, rives de la Loire, du Danube ou
le lieu d’opérations de régénération urbaine. du Rhin.
Ces opérations sont souvent analysées au De nouveaux loisirs s’inventent aux portes
prisme des relations ville-port(3) ; elles sont lues des villes européennes. Les bords de l’eau indui-
comme des façons de reconquérir des espaces sent de nouveaux rapports à l’espace, à la socia-
portuaires centraux afin de les transformer en bilité, au corps. Les rivières métropolitaines se
espaces à vocation ludique, souvent touris- dotent alors de plages fluviales, des lieux amé-
tique, en s’appuyant sur les traces patrimo- nagés pour la baignade, de lieux et équipe-
nialisées des activités productives passées ments inventés sur ces interfaces ville-rivière.
(anciens entrepôts réaménagés, hangars, grues, Appuyées par le développement du chemin
etc.). Ces aménagements ont été l’un des plus de fer, les pratiques de loisirs métropolitaines
puissants moteurs des transformations urbaines s’étalent de plus en plus loin des villes-centres
de la deuxième partie du XXe siècle. Les espaces gagnées par l’industrialisation et la surdensifi-
réhabilités (Porto Antico à Gênes, Albert Dock cation. De nouvelles pratiques de loisirs façon-
à Liverpool, quais et Île de Nantes, Puerto nent des espaces qui répondent aux demandes
Madero de Buenos Aires…) constituent aujour- des citadins et créent leur propre géographie.
d’hui des centralités culturelles et touristiques. Cette naissance ou diffusion de loisirs le long
Il s’agit ici, en changeant d’échelle, de consi- des rivières se traduit par des aménagements,
dérer le cours d’eau dans sa linéarité et dans pérennes ou temporaires, par le développement
la façon dont il interagit, de façon diachro- d’activités, de commerces…
nique, avec les métropoles en formation. Ce Avec le développement du chemin de fer, les
changement est conforme aux mutations du loisirs en bord d’eau prennent une place impor-
tourisme en ville qui, à l’échelle métropoli- tante dans l’étalement géographique des pra-

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 21
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

tiques de loisirs métropolitaines dès le milieu du Marne ou de la Seine, les guinguettes et les
XIXe siècle. Ainsi, en 1902, le Touring Club de sports fluviaux n’ont pas résisté aux évolutions
France évoque la banlieue “des oisifs, des chas- qu’a expérimentées la métropole parisienne.
seurs, des châtelains, des villégiateurs, des RECONQUÊTE EN COURS. Aujourd’hui, les
promeneurs, des peintres, des automobilistes, rivières sont marquées par une reconquête qui
des cyclistes, [qui] se prolonge bien plus loin, témoigne de leur nouveau rôle dans les métro-
en descendant le fleuve, en le remontant, et poles contemporaines. Ces modalités de recon-
tout au long de la Marne et de l’Oise, sur les quête prennent diverses directions.
territoires de Seine-et-Oise et de Seine-et- Des activités sportives et récréatives sur l’eau
Marne”. Ces pratiques traduisent aussi une ou au bord de l’eau (le long des anciens che-
dynamique complexe de diffusion, de circula- mins de halage réhabilités, par exemple) se
tion et de différenciation de pratiques récréa- développent ou font leur réapparition : croi-
tives, sportives et ludiques – et par conséquent sière, canotage, aviron, kayak, pêche, prome-
une nouvelle géographie des loisirs métropo- nade à pied ou à vélo. La baignade ressurgit
litains. Comme l’évoque Alain Rustenholz(7), la même, là où la réglementation et la qualité de
Seine, à Argenteuil ou à Asnières, ou la Marne, l’eau le permettent (cf., par exemple, les actions
à Charenton ou à Nogent, concernent des menées dans le Grand Paris par le Laboratoire
classes sociales différenciées et témoignent, des baignades urbaines expérimentales et par
selon les sites, de l’appropriation des rivières le syndicat Marne vive). La création d’activi-
par la bourgeoisie ou de l’accès aux loisirs des tés festives et artistiques permet aussi d’indi-
classes populaires. quer de nouveaux usages (cf. le Festival de
Peintres, écrivains, poètes, photographes et l’Oh!, sur la Seine, ou le Teddington River
réalisateurs de cinéma accompagnent ces Festival, sur la Tamise). La nostalgie pour les
appropriations des rivières par ces différentes périodes de loisirs en bord d’eau se traduit
populations. Ils contribuent à créer de nou- aussi par des réinvestissements mémoriels et
veaux imaginaires qui nourrissent encore patrimoniaux (recréation de certains lieux,
aujourd’hui la nostalgie pour ces loisirs que telles les guinguettes réapparues en bord de
l’on interprète, peut-être trop rapidement, Loire, ou politique de documentation et d’édi-
comme des lieux de sociabilités mélangées, tion).
comme les lieux où aurait été inventé, au Les questions écologiques et patrimoniales
XIXe siècle, un nouvel art de vivre urbain(8). cristallisent la volonté de préserver un paysage
Ainsi, au XIXe siècle, ces dynamiques parti- culturel, mais aussi des ressources naturelles
cipent de l’invention d’espaces et d’usages le en milieu urbain, comme le montre l’intérêt
long des rivières urbaines. Le milieu du XXe siècle renouvelé pour les enjeux liés à la qualité de
constitue ensuite une période de transforma- l’eau ou à la préservation environnementale
tion de ces espaces, du fait de l’extension des berges. Ces espaces sont désormais perçus
urbaine, du déclin des formes de loisirs exis- comme jouant le rôle clé de corridors écolo-
tant le long des rivières, de la normalisation giques. Les voies d’eau traversant les métro-
des usages et, dans certains cas, de l’adapta- poles deviennent des enjeux en matière de pay-
tion des cours d’eau aux usages industriels et sages et de qualité de vie(9).
portuaires. Les mutations des formes de loisirs Ces différentes dimensions font évidemment
et l’étirement des distances contribuent égale- système : le renouveau de certaines pratiques
ment à la disparition de ces paysages ludiques ludiques est conditionné par l’enjeu environ-
en bord d’eau. nemental, à la fois comme condition de pos-
Dans certaines métropoles, les paysages rive- sibilité (lien entre qualité de l’eau et baignade
rains se transforment entièrement et devien- urbaine) et comme limitation, au nom de la
nent intensément urbanisés. Le long de la préservation de certains espaces fragiles.

22 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARIA GRAVARI-BARBAS ET SÉBASTIEN JACQUOT

NOUVEAUX USAGES. Cette histoire tracée à Le renouveau de certaines pratiques


grands traits permet de mettre l’accent sur les
différents enjeux de la définition des nouveaux ludiques est conditionné par l’enjeu
usages le long des ou sur les rivières métropo-
litaines. environnemental, à la fois comme
Enjeu patrimonial. L’enjeu est d’abord lié au
patrimoine, tant immatériel que matériel, que condition de possibilité (lien entre qua-
constituent ces lieux. La reconquête des berges
repose sur une revalorisation des significations lité de l’eau et baignade urbaine) et
attachées aux rivières, d’une part, et sur des
traces qui permettent dans certains cas un réin- comme limitation, au nom de la préser-
vestissement contemporain, d’autre part. Ces
espaces représentent en effet des mémoires et vation de certains espaces fragiles.
des imaginaires métropolitains sur lesquels
sont fondées des identités locales liées aux pra-
tiques qui y ont vu le jour(10). Ils sont liés à des
imaginaires forts et à des mémoires de ce qui de reconquête des berges, en opposition ou en
s’y est joué. alliance avec les acteurs, publics ou privés, pré-
La fragilité et la précarité des aménagements sents sur les berges. Conflits d’usage, revendi-
et, dans certains cas, les importantes transfor- cations, propositions alternatives constituent
mations liées à l’industrialisation et au déve- autant de figures de ces relations politiques.
loppement des transports fluviaux ont souvent Les enjeux sont également liés à des choix de
rendu les traces matérielles peu visibles. Dès positionnement métropolitain quant aux rap-
lors, face à l’absence ou à la rareté de ruines ports entre nature et culture, homme et milieu,
ou de traces d’aménagements, le réinvestisse- centre et périphérie, travail et loisirs… On peut
ment patrimonial suppose de retrouver tout imaginer qu’un jour soit reconnu un droit cita-
un ensemble d’éléments dispersés (photos, din à définir et à pratiquer ces espaces, à
documents d’aménagements, récits, œuvres rebours de l’institution d’un monopole d’usage
artistiques) et de mener des collectes mémo- destiné à garantir la circulation fluviale ou la
rielles auprès de tous ceux qui ont pratiqué ces croissance urbaine.
espaces. Ces démarches patrimoniales et Quelles sont alors les échelles décisionnelles
mémorielles mobilisent des acteurs variés : ser- pertinentes, dans le contexte des constructions
vices des archives ou de l’inventaire, ethno- métropolitaines et de la définition de nouvelles
logues, associations, etc. Elles créent des échelles d’usages territoriaux ? Du riverain au
réseaux et permettent de nouvelles dynamiques citadin, de l’habitant au touriste, quels sont
sociales et culturelles. Elles posent la question les ayants droit légitimes et pour quels usages ?
des modalités de transmission de ces traces et Peut-on considérer la rivière urbaine comme
mémoires, y compris à des publics touristiques. un espace commun (un espace dont la coexis-
Si ce travail d’exploration mémorielle et tence des usages et usagers est reconnue et
patrimoniale peut parfois prendre une tour- garantie) permettant diverses formes d’ap-
nure nostalgique, il s’agit aussi d’indiquer des propriation ?
usages sociaux et des appropriations passés, Dans ces dynamiques, la réactivation de
indices d’un autre rapport possible et renou- l’histoire des loisirs populaires en bord d’eau
velé aux rivières urbaines. suggère qu’un nouveau rapport entre citadins
Enjeu politique. La reconquête des rivières et rivières est possible. Elle renvoie aussi à la
métropolitaines constitue un enjeu politique. naissance de pratiques de loisirs dans des
Divers collectifs contribuent aux dynamiques espaces périphériques objets à présent d’am-

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 23
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

bitions de développement touristique. Elle pose NOTES


la question de l’accès de tous à ces aménités (1) Aude CHASSERIAU, “Au cœur du renouvellement urbain nantais :
territoriales. Le tourisme joue alors un rôle la Loire en projet ”, Norois, n° 192, 2004.
ambigu : s’agit-il de créer les conditions d’un http://norois.revues.org/899/
usage touristique de son territoire quotidien, (2) Maria GRAVARI-BARBAS, “La conquête d’une nouvelle frontière :
à l’instar des plages urbaines éphémères, ou réinvestissement symbolique et requalification fonctionnelle des
d’attirer de nouveaux usagers pour une autre fronts de fleuve urbains”, Eso Travaux et documents, n° 22,
expérience touristique de la métropole ? 2004.
■ ■ (3) Claude CHALINE (dir.), Ces ports qui créèrent des villes,
En Europe, l’histoire de la relation entre la L’Harmattan, 1994.
ville et son cours d’eau (fleuve ou rivière) est (4) Patricia ERFURT-COOPER, “European waterways as a source of
intimement liée à celle de la conquête des loi- leisure and recreation”, dans Bruce PRIDEAUX et Malcolm COOPER
sirs et du droit aux loisirs, en relation avec la (dir.), River Tourism, CABI, 2009.
progression du temps libre dans les sociétés (5) Frédéric DELAIVE, Les Canotiers de la Seine. Aux origines du
industrielles et contemporaines. loisir et du sport modernes (1800-1860), Presses universitaires
Aujourd’hui, cette relation prend des formes de Rennes, à paraître.
diverses en Europe, soulevant de multiples (6) Stéphane FRIOUX (dir.), “Fléau, ressource, exutoire : visions et
enjeux liés à la sauvegarde, à la patrimonia- usages des rivières urbaines (XVIIIe-XIXEe s.)”, dossier de la revue
lisation ou à la modernisation des loisirs flu- Géocarrefour, vol. 85, n° 3, 2010.
viaux. Les perspectives d’approche visant à http://geocarrefour.revues.org/7921
comprendre cette relation recoupent de nom- (7) Alain RUSTENHOLZ, De la banlieue rouge au Grand Paris. D’Ivry à
breux domaines et disciplines : histoire, socio- Clichy et de Saint-Ouen à Charenton, La Fabrique éditions, 2015.
logie, géographie, tourisme, marketing, urba- (8) Fanny ROMAIN, “Le fleuve, porteur d’images urbaines : formes
nisme et aménagement du territoire, études et enjeux”, Géocarrefour, vol. 85, n° 3, 2010.
du patrimoine, du tourisme, des loisirs, des http://geocarrefour.revues.org/8001
paysages et de l’environnement, etc. Car les (9) Catherine CARRÉ et Jean-Claude DEUTSCH, L’Eau dans la ville,
rivières et fleuves cristallisent des enjeux liés une amie qui nous fait la guerre, éditions de l’Aube, 2015.
tant au patrimoine qu’aux politiques qui y (10) Martha BARNES, Scott FORRESTER et Michelle LEONE, “A city
sont menées (publiques ou privées), soulevant looks to its past to discover its future: a retrospective case study
de nombreuses revendications citoyennes liées examining the evolution of an artificial white-water river
à des imaginaires partagés. ■ development”, Managing Leisure, vol. 18, n° 1, 2013.

© valoocollection
Bords de Marne

24 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARIA GRAVARI-BARBAS ET SÉBASTIEN JACQUOT

RIVIÈRES ET MÉTROPOLES EUROPÉENNES


UN COLLOQUE INTERNATIONAL PRENANT APPUI SUR L’EXPÉRIENCE LOCALE

L
es textes réunis dans ce dossier ont été présentés au colloque international coorganisé par l’Irest (Institut de recherche

et d’études supérieures du tourisme, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et le comité départemental du tourisme du

Val-de-Marne (CDT 94), qui s’est tenu à la Sorbonne les 1er et 2 juillet 2016. Ce colloque, dont le titre était “Rivières

et métropoles européennes. Invention, développement et perspectives d’un espace de (re)conquête : tourisme, loisirs,

patrimoine(s)”, prenait appui sur l’expérience locale. En effet, plusieurs dynamiques touchant le Grand Paris laissent penser que

la Seine et ses affluents occupent une place renégociée dans les dynamiques touristiques et culturelles métropolitaines :

– à l’échelle de la métropole parisienne, le contrat de destination “Paris, la ville augmentée(1)”. Dans le cadre de ce contrat, qui vise

à valoriser de nouveaux espaces et usages, la Marne et la Seine apparaissent comme des axes privilégiés d’un tissage territorial

nouveau. Différentes composantes du territoire métropolitain prennent une coloration nouvelle, introduisant dans une destina-

tion à l’image très minérale la question de la nature en ville(2), mais aussi intégrant désormais les banlieues anciennement indus-

trielles à l’horizon touristique, ainsi que les rivières et canaux qui les traversent ;

– au-delà de la région parisienne, le contrat de destination “Impressionnisme”. Signé entre les régions Île-de-France et Normandie,

il s’appuie sur les territoires de la vallée de la Seine sur les bords iconiques du fleuve ;

– encore au-delà, le projet de création d’un itinéraire culturel européen sur le thème des “rivières métropolitaines”. Impulsé par

le CDT 94, il témoigne du rôle structurant que les rivières et leurs bords jouent désormais dans les dynamiques métropolitaines

et leur mise en réseau.

Les textes réunis ici examinent les aménagements, transformations ou réappropriations des bords de fleuves et rivières, et leurs

liens avec des revendications pour de nouveaux usages des bords d’eau en ville, aussi bien au centre qu’en périphérie.

(1) Ce contrat de destination a été signé en 2015 pour une période de trois ans et regroupe l’OTCP de Paris, les comités départementaux du tourisme des Hauts-
de-Seine, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, la RATP, le Welcome City Lab, Atout France et l’Irest.
(2) La “nature en ville” est l’une des cinq thématiques retenues par les partenaires du contrat de destination “Paris, la ville augmentée”.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 25
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

RIVERSIDE CITIES NETWORK


UN RÉSEAU EUROPÉEN DE MÉTROPOLES
POUR LE DÉVELOPPEMENT TOURISTIQUE
DES RIVIÈRES

Val-de-Marne tourisme et loisirs est à l’initiative de la

création du futur réseau européen Riverside Cities

Network dont le but est de partager les expériences,

d’élaborer des projets de développement communs et

de faire connaître une offre de tourisme urbain alter-

native, située sur les rives des rivières et fleuves métro-

politains. Souvent situées dans des espaces périphé-

riques des métropoles, les zones consacrées aux loisirs

au bord de l’eau se trouvent à la croisée de probléma-

tiques urbaines, environnementales et sociales. La mise

en réseau des villes européennes concernées per-

mettrait de mieux exploiter leur potentiel touristique.

CAMILLE CHOWAH
Chargée de mission culture à Val-de-Marne tourisme et loisirs (comité départemental du tourisme du Val-de-Marne)
< cchowah@tourisme-valdemarne.com >

26 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CAMILLE CHOWAH

lors que le tourisme urbain ren- en 1970, les clubs nautiques sont encore

A contre des problématiques spé-


cifiques : saturation des centres-
villes, difficulté à attirer les
repeaters, faible durée des
séjours…, les bords d’eau apparaissent comme
des espaces à mieux valoriser pour diversifier
l’offre et faire venir de nouveaux visiteurs.
légion, les projets d’aménagement des berges
de la rivière sont fréquents et de nombreux
événements sont toujours tournés vers l’eau :
Festival de l’Oh!, Fête de la Marne… En 2002,
les bords de Marne sont identifiés par la région
Île-de-France comme un des pôles touristiques
à développer. Jusqu’en 2012, dans le cadre du
Pour le comité départemental du tourisme du pôle touristique régional des Boucles de la
Val-de-Marne (CDT 94), la création de ce Marne, de nombreux projets voient le jour
réseau s’inscrit dans une démarche plus globale grâce au pilotage du comité départemental du
de valorisation des bords de Marne, lieux qui tourisme du Val-de-Marne et à l’appui finan-
furent à la Belle Époque l’“eldorado du cier de la région et des conseils généraux : mise
dimanche(1)” et qui sont aujourd’hui au cœur en place d’une signalétique touristique, créa-
des enjeux de la reconquête des loisirs popu- tion d’audioguides, développement des ports
laires au bord de l’eau. de plaisance et de la navigation douce, etc.
PROJET DE TERRITOIRE POUR LES BORDS DE Plus encore, le réseau des acteurs publics, asso-
MARNE. Département de la petite couronne ciatifs et privés de ce territoire à cheval sur
parisienne, le Val-de-Marne est un territoire trois départements (Val-de-Marne, Seine-Saint-
fortement marqué par la présence de l’eau, Denis et Seine-et-Marne) est structuré et ren-
avec la vallée de la Seine et ses paysages indus- forcé. À l’issue de cette politique territoriale,
triels d’un côté, les bords de Marne aux berges le comité départemental du tourisme du Val-
encore naturelles de l’autre. En effet, ces deux de-Marne a souhaité prolonger la dynamique
cours d’eau ont connu des évolutions très dif- en cours et a travaillé à un nouveau projet
férentes. Tandis que le transport fluvial se structurant de valorisation des bords de
développait sur la Seine, que ses berges étaient Marne.
de plus en plus occupées par des usines, des Une démarche de coopération est ainsi
ateliers, des centrales thermiques…, la Marne relancée à deux niveaux, territorial et euro-
était, quant à elle, préservée de cette indus- péen. Au niveau territorial, il s’agit de créer
trialisation, notamment parce que la naviga- un véritable réseau entre les acteurs publics,
tion commerciale y était moins aisée. Certaines associatifs et privés des bords de Marne sur
parties de la rivière, comme la boucle de Saint- un territoire pertinent du point de vue tou-
Maur ou encore la portion située entre ristique. Une trentaine de communes situées
Neuilly-sur-Marne et Torcy, ne sont pas entre Charenton-le-Pont et Chalifert, dans le
empruntées par la navigation commerciale du Val-de-Marne, la Seine-Saint-Denis et la Seine-
fait de la construction d’infrastructures per- et-Marne, sont concernées par cette démarche.
mettant d’éviter le passage de méandres. Aux Ce périmètre correspond à la fois à une unité
XIXe et XXe siècles, le territoire des bords de paysagère, puisque le caractère urbain reste
Marne s’est “spécialisé” dans le développe- prédominant, et à une zone historique, celle
ment d’une économie de loisirs liée à la fré- du terminus des trains qui desservaient les
quentation des promeneurs parisiens : guin- bords de Marne au début du XXe siècle.
guettes, clubs nautiques, loueurs de bateaux, Après avoir effectué un état des lieux de ce
baignades aménagées, casino, etc. territoire, des ateliers thématiques ont été orga-
Si beaucoup de ces établissements ont dis- nisés en juin 2016. Une cinquantaine d’ac-
paru aujourd’hui, le territoire reste aujour- teurs (représentants des collectivités, institu-
d’hui marqué par cette histoire. Malgré l’in- tions publiques, associations et entreprises
terdiction de la baignade dans la Marne intervenant dans les domaines du tourisme,

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 27
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

de la culture ou encore de l’environnement) consacrées aux loisirs au bord de l’eau se trou-


ont été réunis le temps d’une journée. vent à la croisée de problématiques urbaines,
Regroupés en ateliers de travail, ils ont réflé- environnementales ou encore sociales. Leur
chi ensemble à l’élaboration d’un programme développement touristique répond lui aussi à
d’actions pour le développement du tourisme des enjeux combinant ces différentes dimen-
sur les bords de Marne. sions. La mise en réseau des villes européennes
L’enjeu principal auquel doit faire face le concernées permettrait de mieux exploiter ce
territoire consiste à proposer une offre adap- potentiel touristique.
tée aux touristes. En effet, une offre diversi- Les bords de Marne à Paris, les plages amé-
fiée d’activités culturelles, sportives ou de loi- nagées sur la Vtlava à Prague, les villes cano-
sirs existe aujourd’hui, mais elle est tières sur la Tamise à Londres… sont situés
principalement à destination d’un public local dans des quartiers périphériques des métro-
et doit donc être adaptée pour devenir attrac- poles. On y retrouve donc les caractéristiques
tive pour un public régional, national, voire communes au “tourisme de banlieue”, tou-
international. Pour que les attentes spécifiques risme qui se développe de plus en plus en
de ces nouveaux visiteurs potentiels soient Europe.
prises en compte, échanges d’expériences et Principale de ces caractéristiques, ces espaces
formations pourront être proposés. Plus ne constituent pas une destination touristique
encore, il s’agira de mettre en cohérence les à part entière mais sont un complément à des
aménagements, les activités et événements destinations européennes. La communication
existants sur l’ensemble du périmètre et de les qui pourrait être développée pour faire
compléter par de nouveaux projets. connaître ces lieux serait donc plutôt axée sur
L’accès à l’information touristique est éga- la promotion d’une offre “alternative” à la
lement problématique aujourd’hui. La plu- visite de ces capitales. Pour le touriste, il s’agit
part des acteurs locaux étant de très petites bien de sortir des sentiers battus et d’aller à
structures (clubs sportifs, associations, etc.), la rencontre d’un territoire habité et vivant,
les informations concernant les activités qui s’oppose d’une certaine façon à la ville
qu’elles proposent sont difficiles à réunir. Les muséifiée que constitue le centre touristique.
frontières administratives sont également très L’offre alors proposée serait axée sur l’au-
prégnantes, que ce soit entre les communes thenticité et la rencontre avec les habitants,
ou les limites départementales du territoire. pour qui la fréquentation touristique peut
Un des objectifs de cette démarche de coopé- aussi être un motif de fierté.
ration sera donc de centraliser l’information et La problématique de l’adaptation de l’offre
de développer des outils de communication au tourisme est également particulière dans
permettant d’atteindre les nouveaux publics les territoires périurbains. Bien sûr, l’accessi-
visés. bilité en transport, notamment depuis le centre
Pour parvenir à ces différents objectifs, la touristique, est un élément essentiel et un préa-
coopération avec des territoires rencontrant lable à tout développement touristique. Mais
les mêmes problématiques dans d’autres pays même lorsque le territoire concerné est bien
d’Europe est une véritable occasion d’enri- desservi, l’offre culturelle, sportive ou de loi-
chissement. En effet, les échanges avec d’autres sirs n’est pas toujours accessible aux touristes.
villes d’Europe ont montré l’existence d’en- En effet, il faut avant tout que ceux-ci aient
jeux spécifiques et partagés. accès à l’information, qu’ils puissent prendre
ENJEUX TOURISTIQUES SPÉCIFIQUES ET PAR- connaissance des activités ou visites propo-
TAGÉS. Souvent situées dans des espaces péri- sées. Et il faut ensuite qu’un accueil adapté
phériques des métropoles européennes plutôt leur soit offert, en termes d’horaires d’ouver-
que dans leur centre touristique, les zones ture, de fonctionnement, de relationnel, etc.

28 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CAMILLE CHOWAH

Or, les acteurs du tourisme qui intervien- pratique de sports nautiques ou encore, à
nent au bord des rivières métropolitaines ne terme, retour à la baignade en rivière (elle est
sont pas les mêmes que ceux des centres tou- aujourd’hui interdite dans la plupart des
ristiques. Souvent, le tourisme n’est pas leur grandes villes d’Europe).
activité principale et les touristes ne sont pas Le tourisme durable a aussi pour objectif
leur public ou clientèle principale. Collectivités, de contribuer au développement économique
offices de tourisme, musées, associations ou du territoire. Comme évoqué plus haut, le
entreprises proposant des activités de loisirs développement de la fréquentation touristique
s’adressent avant tout aux habitants. Ce sont le long des rivières métropolitaines pourrait
de petites structures qui n’ont pas toujours les contribuer à la professionnalisation des acteurs
compétences nécessaires à l’accueil de tou- et à l’émergence d’une réelle économie du tou-
ristes et à la promotion de leur offre à une risme, avec création d’emplois à la clé. Si l’offre
autre échelle que locale. d’activités est aujourd’hui proposée essentiel-
Le développement touristique des rivières lement par des acteurs publics ou associatifs,
métropolitaines peut donc prendre appui sur quelques entreprises, conscientes du potentiel
une fréquentation locale ou régionale corres- existant, commencent à s’implanter. Sur les
pondant aux attentes d’un tourisme de proxi- bords de Marne comme ailleurs, les établis-
mité. Il existe néanmoins un potentiel de déve- sements “festifs”, telles les guinguettes, ont
loppement qui permettrait d’attirer un public aussi un potentiel de développement impor-
national voire international. Dans cette tant, qui nécessite d’adapter ce concept tra-
optique, l’accessibilité, l’aménagement et la ditionnel aux attentes d’un nouveau public.
formation des acteurs à l’accueil touristique De même, la saturation des centres touris-
constituent des enjeux essentiels. tiques des métropoles favorise le développe-
TOURISME DURABLE. En traversant les villes, ment d’hébergements et de services en péri-
fleuves et rivières constituent parfois de véri- phérie. Les rivières métropolitaines, en
tables corridors verts dans un environnement proposant un environnement préservé à proxi-
très minéral. Certains espaces ont conservé mité des centres-villes, ont une carte à jouer
un caractère naturel grâce aux aménagements pour l’accueil d’établissements novateurs, des
réalisés sur les rives. Espaces de respiration hébergements sur l’eau par exemple.
dans la ville, ils permettent de pratiquer un Enfin, un tourisme durable doit être déve-
tourisme durable qui s’appuie sur trois piliers : loppé avec les populations locales. Les berges
écologie, économie et social. des rivières ont toujours été des lieux de vie, de
À côté des parcs, les berges des fleuves et pratiques sportives et culturelles, de convi-
rivières constituent des espaces où la nature vialité, avec leurs traditions et un rapport à
a pu garder sa place en ville. Alors que les l’eau et à la nature bien particulier. Le déve-
rives étaient bétonnées et canalisées durant le loppement touristique pourrait donc s’ap-
XX e siècle, la tendance est aujourd’hui à la puyer sur ce “patrimoine humain” et propo-
“renaturation”, qui rend à la faune et à la ser aux visiteurs une expérience authentique
flore une place au bord de l’eau. Des disposi- basée sur des pratiques de loisir, la découverte
tifs de protection de la biodiversité, de res- de savoir-faire et de traditions, mais aussi la
tauration de la qualité de l’eau et de sensibi- rencontre avec les habitants.
lisation des habitants et usagers aux Outre ces trois piliers du tourisme durable,
problématiques environnementales sont le développement du slow tourism apparaît
déployés dans de nombreuses villes. Ils per- aussi comme une chance. Ce nouveau concept
mettent l’émergence ou le développement invite le voyageur à prendre le temps de décou-
d’une offre spécifique qui pourrait séduire les vrir une destination, à apprécier les paysages,
touristes écoresponsables : déplacements doux, en privilégiant notamment des destinations

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 29
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

proches et des moyens de transport moins pol- enfants, chacun peut trouver son bonheur. De
luants. C’est donc un état d’esprit plus qu’une même, cette diversité permet d’atténuer la sai-
façon de voyager. Alors que la visite des capi- sonnalité de l’activité. Si les sports nautiques
tales européennes s’apparente souvent à la sont plutôt pratiqués aux beaux jours, visites
course aux musées, aux monuments et évé- culturelles et découvertes des savoir-faire sont
nements en tous genres, les rivières métropo- possibles toute l’année. Enfin, le tourisme flu-
litaines proposent aux visiteurs de ralentir leur vestre peut aussi se pratiquer de façon itiné-
route en utilisant des moyens de déplacement rante. Que ce soit en bateau, mais aussi à pied,
doux et en s’immergeant, au propre comme à vélo ou en canoë-kayak, il offre de multiples
au figuré, dans une culture marquée par la possibilités aux adeptes de ce mode de voyage.
relation à la nature et à la convivialité. Tourisme de banlieue, tourisme durable,
TOURISME FLUVESTRE. Enfin et surtout, c’est tourisme fluvestre, tourisme itinérant… le
un tourisme “fluvestre” qui pourrait être pro- développement touristique des rivières métro-
posé par les rivières métropolitaines. Le tou- politaines combine de nombreux potentiels
risme fluvestre est la synergie entre le tourisme mais se heurte à de nombreuses contraintes. La
fluvial et le tourisme terrestre pratiqué sur les création d’un réseau européen sur ce sujet
berges. Il comprend donc les promenades en devrait permettre de mutualiser les expériences
bateau, les croisières fluviales, la plaisance, et les solutions, de faire émerger des projets
les activités nautiques et les activités prati- concrets et de communiquer ensemble sur
quées le long de la voie d’eau, comme la ran- cette identité partagée par de nombreux ter-
donnée à pied ou à vélo, la pêche, les visites ritoires en Europe. ■
destinées à la découverte du patrimoine…
Historiquement, la plupart des métropoles
européennes ont vu se développer les usages
récréatifs liés à l’eau. Ces activités étaient
caractérisées par leur dimension populaire et
par la mixité sociale qu’elles permettaient. En
effet, se promener, se baigner étaient des acti-
vités gratuites pratiquées par toutes les caté-
gories de la population. Les bords de rivières
constituaient donc historiquement des lieux
de détente, de convivialité et de rencontre pour
tous. Si la foule de promeneurs qui débarquait
chaque dimanche à la belle saison au début
du XX e siècle a disparu, les berges restent
aujourd’hui des lieux de ressourcement, et de
nouveaux usages s’y développent, comme la
pratique du stand-up paddle ou de la marche
nordique.
Le développement d’un tourisme fluvestre
combine des activités culturelles et patrimo-
niales, sportives, récréatives et festives. Il per-
met de proposer des produits touristiques NOTE
diversifiés afin d’attirer différents types de visi- (1) Nogent, eldorado du dimanche est un court-métrage
teurs. Du jeune sportif écolo aux seniors en documentaire français filmé à Nogent-sur-Marne sur les bords
quête d’un programme tout compris en pas- de Marne. Sorti en 1929, c’est le premier film réalisé par Marcel
sant par les familles accompagnées de jeunes Carné.

30 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CAMILLE CHOWAH

RIVERSIDE CITIES NETWORK,


UN PROJET DE COOPÉRATION EUROPÉENNE

L
e futur réseau européen Riverside Cities Network, dont le projet est porté par le comité départemental du tourisme du

Val-de-Marne, a vocation à regrouper les territoires souhaitant conquérir ou reconquérir des usages récréatifs au bord

de rivières ou fleuves en milieu urbain. Les partenaires peuvent être des organismes publics, des collectivités territo-

riales, des offices de tourisme, mais aussi des musées, des associations ou des entreprises touristiques avec des préoccupations

fortes de développement local. Pourquoi ce réseau ? Le développement de coopérations européennes peut apporter beaucoup à

chacun. D’abord, se regrouper permet de communiquer sur des valeurs et une identité communes, mais aussi de mettre en évi-

dence les spécificités de chacun. Cette approche plus globale constitue un angle de vision nouveau qui peut permettre de renou-

veler l’intérêt pour le territoire. Pour ce qui est des bords de Marne, un des objectifs du projet est de dépasser l’image “folklo-

rique” des bords de Marne de la Belle Époque avec ses bals dans les guinguettes, ses joyeux canotiers et ses pique-niques arrosés.

Le territoire que le CDT du Val-de-Marne souhaite valoriser aujourd’hui est bien ancré dans la métropole du Grand Paris et sa

modernité. Il se caractérise par une grande mixité sociale et par un foisonnement de projets culturels, artistiques, écologiques,

etc. Ensuite, le réseau pourrait permettre de développer des projets communs. Il peut s’agir d’outils destinés à la formation des pro-

fessionnels, à la commercialisation des activités (plate-forme de vente en ligne), à la valorisation du patrimoine (visioguides ou

réalité augmentée) ou, bien sûr, à la communication. D’autres idées ont déjà émergé, comme la création d’un événement européen,

la collecte de témoignages d’habitants et d’usagers… Une autre dimension importante pour le réseau serait de développer les

échanges d’expériences entre les professionnels des territoires membres (à distance ou via des voyages d’études permettant

aux acteurs locaux de découvrir l’activité et les projets de leurs collègues dans d’autres pays d’Europe et ainsi de développer leurs

compétences…). Le réseau européen Riverside Cities Network est un projet à long terme qui en est pour le moment au stade

de la recherche de partenaires européens. Une de ses ambitions est d’obtenir la certification “Itinéraire culturel du Conseil de

l’Europe” pour tout ou partie du réseau constitué. ■

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 31
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Un colloque européen pour des enjeux métropolitains

© CRT Paris Ile-de-France_Amelie-Laurin


© Bruno Bernier
© CDT du Val-de-Marne

32 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CAMILLE CHOWAH

RIVIÈRES ET MÉTROPOLES EUROPÉENNES


UN COLLOQUE DANS LE CADRE D’UN PROJET D’ITINÉRAIRE CULTUREL
DU CONSEIL DE L’EUROPE

L
e projet d’itinéraire culturel européen porté par le CDT du Val-de-Marne a pour thématique la conquête des loisirs au

bord des rivières métropolitaines. Cette thématique, partie des bords de Marne, fait écho dans nombre de territoires euro-

péens. Cet itinéraire est l’un des projets phares du futur réseau Riverside Cities Network.

Lancé en 1987, le programme des Itinéraires culturels européens traduit les idéaux du Conseil de l’Europe en favorisant une

meilleure compréhension de la diversité culturelle de l’Europe et de son histoire. Un itinéraire culturel est un réseau de biens et de

sites développant un projet de coopération culturelle, éducative, patrimoniale et touristique. Il peut avoir différents formats : être

physiquement inscrit comme un itinéraire de randonnée, ou être thématique et fondé sur un personnage célèbre, un concept ou

un phénomène culturel à vocation transnationale. Ce thème est la clé de voûte de l’Itinéraire, il doit rassembler au moins trois

pays européens et être représentatif de l’identité et des valeurs européennes défendues par le Conseil de l’Europe.

Alors que le droit aux loisirs progressait en Europe au début du XXe siècle, c’est au bord des rivières que les populations ouvrières

des capitales européennes ont goûté leurs premiers dimanches chômés ou congés payés. Ce phénomène culturel européen se concré-

tise par l’émergence d’une société de loisirs avec ses codes et ses pratiques. Si ces territoires ne sont plus aujourd’hui des lieux

de villégiature et de vacances du fait du développement des transports et de la hausse du niveau de vie, ils restent attachés à

cette idée d’un accès pour tous aux loisirs et veulent préserver des espaces dédiés à ces usages dans un contexte métropolitain

de plus en plus dense. C’est pour mieux comprendre et évaluer la portée de cette thématique de la conquête des loisirs au bord

des rivières métropolitaines que le comité départemental du tourisme du Val-de-Marne a souhaité organiser avec l’Irest (univer-

sité Paris 1-Panthéon Sorbonne), un colloque international. Celui-ci, dont le thème était “Rivières et métropoles européennes.

Invention, développement et perspectives d’un espace de (re)conquête : tourisme, loisirs, patrimoine(s)” s’est tenu début juillet

2016 à Paris. Cet événement était est en quelque sorte l’acte de naissance de cet itinéraire culturel européen en constitution. ■

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 33
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

LES RIVIÈRES URBAINES


DES ESPACES MARQUÉS PAR
L’HISTOIRE DES LOISIRS DE MASSE

À Paris, la Seine est au cœur de l’activité tant écono-

mique que récréative jusqu’à la fin du XVIII e siècle.

Pendant tout le XIXe siècle, les activités récréatives se

déportent vers la campagne proche (devenue aujour-

d’hui la banlieue), sur les bords de la Seine et de la

Marne. C’est là que sont inventés les loisirs de masse,

avant de se diffuser en province. Soumis à l’urbanisa-

tion et à la pollution, les espaces de loisirs disparais-

sent en moins de dix ans, à partir de la fin des années

1950. Aujourd’hui, la reconquête de ces territoires est

soumise à de nombreuses pressions, urbanistiques,

environnementales, sociales… L’analyse historique per-

met d’éclairer les enjeux actuels à la lumière du passé.

FRÉDÉRIC DELAIVE
Chercheur, membre associé du CERHIO, université Rennes 2, UMR 6258 du CNRS
< fdelaive@numericable.fr >

34 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
FRÉDÉRIC DELAIVE

usqu’au début du XXe siècle, les ginel qui, parallèlement, subit les évolutions

J cours d’eau (fleuves et rivières)


étaient vitaux pour les villes. Lieu
de travail et de loisirs, de peines et
de joies, la grève permet aux plus
pauvres de se baigner et à toute la population
d’assister aux fêtes nautiques organisées par
le pouvoir local ou royal. Cette interface attire
de la métropole puisque ces périphéries lui sont
soumises.
La rupture s’opère à partir du moment où
le paysage et le milieu deviennent répulsifs.
Dans un dernier temps, l’économie de loisirs
s’arrête. C’est ce processus que les communes
riveraines des environs de Paris, mais aussi de
et fait peur, car elle est l’exutoire de toutes les province, ont connu entre les années 1830 et la
misères. Par la quantité des arrivages, les ports fin des années 1960. Cet essor et cette dispa-
sont le centre de l’économie urbaine. Limités du rition, qui n’ont pas été sans conséquences sur
fait des remparts, ces espaces sont encombrés les communes et les populations riveraines,
et donc disputés. sont à analyser afin d’éclairer les modalités
À Paris, ces blocages sont à la mesure d’une d’une reconquête.
capitale. À la fin du XVIIIe siècle, les édiles et TRIBUT À LA MODERNITÉ. Dans l’opérette La
les ingénieurs, sensibles aux idées des hygié- Vie parisienne d’Offenbach, le Brésilien incarné
nistes, cherchent à la libérer de ses embarras. notamment par Dario Moreno chante : “Je
C’est à partir de cette époque qu’il est envi- suis brésilien, j’ai de l’or, et j’arrive de Rio
sagé de rejeter en périphérie tout ce qui fait Janeire [...] ! Hurrah, hurrah, hurrah ! je viens
obstacle à la circulation : moulins, tanneries, de débarquer [...] ! Qu’on me mène au bal
lavoirs, bains... Cette logique, réduisant les d’Asnières ! [...](3)” Si nous allons à Asnières
cours d’eau à n’être que des “tuyaux(1)”, se aujourd’hui (cf. illustration 1), nous y verrons
poursuit aux siècles suivants. un ciel d’Île-de-France sans baigneurs, sans
PARTIE DE CAMPAGNE. Libérée de ce passé, la voiliers ni yoles de canotiers comme ceux que
Seine à Paris devient un axe de transit autour Van Gogh, Seurat et Signac peignaient à cet
duquel s’organise un écrin monumental et endroit. Une voie pénétrante conduisant à La
désincarné avant que l’opérarion Paris Plages Défense domine le paysage. Rive gauche, la
ne lui redonne vie. On mesure l’ampleur des Seine est enserrée par un perré en béton et un
évolutions quand on découvre que le canotage, mur anti-crue ; rive droite, côté Levallois, elle
l’ancêtre de la plaisance et des sports nautiques est coincée par une berge en palplanches et un
français, est né dans les années 1830 au cœur rempart de bateaux logements capturant la
de Paris(2). À l’époque, le canot est un moyen vue(4). Malgré les efforts de la municipalité pour
de quitter la capitale afin de rejoindre ses envi- revitaliser son espace riverain, le rêve du
rons. Ce désir de “partie de campagne” date Brésilien a disparu. La ville, ici comme ailleurs,
de l’Ancien Régime : on quitte temporairement a payé un lourd tribut à la modernité pendant
la ville, enfermée dans son enceinte et son les Trente Glorieuses. Tout ce qui faisait son
octroi, pour trouver en périphérie un espace attrait a été effacé : ses îles ombragées, sa grève
d’évasion, de ressourcement et de récréation. en pente douce, ses restaurants et bals, ses loca-
En naviguant sur la Seine et la Marne, les tions de barques et ses appontements. Lorsque
canotiers découvrent des espaces riverains si le cours de la Seine a été recalibré pour la batel-
différents de ceux de la ville qu’ils imaginent lerie, les îles de Robinson et des Ravageurs ont
que ce sont des paradis. Ce sentiment de décou- été englouties. La promenade avec ses villas et
verte est la première étape dans la genèse d’une chantiers de constructions de plaisance a été
rivière de loisirs. Dans un second temps, la passée au bulldozer. Les clubs des sociétés nau-
foule rejoignant les premiers explorateurs, une tiques, comme celui du Rowing-Club de Paris
économie locale s’organise pour l’accueillir. (qui a accueilli les épreuves d’aviron des Jeux
Cette spécialisation transforme le paysage ori- olympiques de 1900), ont sombré aussi.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 35
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

Connu dans toute l’Europe, le Rowing est d’autres perspectives. Ces espaces, qui fonc-
associé, dans la représentation qu’on s’en fait, tionnaient comme des lieux de substitution(5),
à Asnières, car les Parisiens le rejoignaient par sont délaissés à cette époque.
la gare de cette commune. Pourtant, il était Les premiers loisirs de masse se sont déve-
situé à Courbevoie. Cette confusion, qui se loppés le long des rivières suburbaines. Leur
retrouve ailleurs (on pense à Bougival et à essor est lié à l’apparition du canotage : le temps
Croissy au sujet de la Grenouillère, ou à d’un dimanche, les canotiers utilisent un bateau
Nogent au sujet d’Eldorado du dimanche, film pour se promener, mais aussi pour se déplacer
de Marcel Carné en partie tourné à Joinville- d’une guinguette à une autre ou pour aller
le-Pont), est révélatrice d’un des mécanismes déjeuner sur l’herbe. Les cabaretiers devien-
constitutifs des espaces riverains de loisirs : les nent de véritables entrepreneurs pour les nour-
citadins y viennent pour se promener, nager rir, les distraire (avec jeux de plein air, musique
ou naviguer sans se préoccuper des limites et danse) ou les héberger (chambres à louer).
administratives. Ces territoires, dépendants Des bateaux sont à construire, à vendre et à
d’une métropole, sont façonnés par un regard louer. La première ligne ferroviaire construite au
extérieur. Cette perte des repères spatiaux et départ de Paris en 1837 (de Paris à Saint-
ces projections sont aussi l’un des effets de la Germain-en-Laye), puis les autres lignes ren-
promenade en bateau : même si c’est pendant forcent cette industrie. Asnières, Argenteuil,
un court laps de temps, un dépaysement Chatou, Bougival..., Nogent, Joinville, Saint-
s’opère à partir de l’embarquement – on part Maur... deviennent des “stations” de canotage
vers un ailleurs et l’on croit aborder à des qui accueillent des milliers de Parisiens. Ces
rivages inconnus en découvrant une île mas- communes se disputent cette manne en orga-
quée par un méandre. Le retour au ponton nisant, parfois le même jour, des fêtes nautiques.
clôt cette évasion. Le débarquement est un En province, ce processus est identique et, dès
retour à la réalité ; au temps social. la fin du XIXe siècle, des lignes de tramway sont
ILLUSION MARITIME. Autre mécanisme, l’illu- aménagées : celle d’Orléans permet de rejoindre
sion maritime : avant que les Parisiens n’aient les restaurants et locations de barques des bords
les moyens et le temps de rejoindre le littoral du Loiret à Olivet. Il en est de même à Tours
normand (le chemin de fer pour Le Havre pour rallier les établissements des bords du
n’ouvre qu’en 1847), on imagine la mer à Paris Cher à Saint-Avertin ou encore à Rennes pour
et dans ses environs. Ces projections apparais- ceux de la Vilaine à Cesson. Même quand les
sent dès le XVIe siècle avec l’affirmation du pou- biefs n’offrent pas toutes les facilités pour navi-
voir royal. Il est vrai aussi qu’avant la canali- guer, comme sur le Lez à Montpellier, les res-
sation de la Seine par barrages éclusés (les taurants proposent à leur clientèle des tours en
travaux commencent en 1838) ses nombreuses barque. Songeons qu’avant l’apparition de l’au-
îles et l’étiage estival renforcent cette illusion. De tomobile il existe peu de véhicules qui permet-
leur côté, les communes imitent le littoral grâce tent aux couples de se retrouver en tête à tête
à des infrastructures (jetées, cabines de bains...) sans témoin. Ces eldorados fonctionnent à plein
et des régates. Cette “maritimisation” culmine jusqu’à la fin des années 1950 ; ils disparais-
avec l’apparition des plages fluviales, comme sent en moins de dix ans.
celles de L’Isle-Adam, de Médan, de Gournay, PAYSAGE DE BANLIEUE. Dans la région pari-
de Trilport... Ce modèle se décline en province sienne, le paysage constitutif de l’activité rive-
comme à Saint-Quentin sur les bords de la raine de loisirs était déjà altéré par les rejets de
Somme, à Liverdun sur ceux de la Moselle ou Paris. Dès la fin du XIXe siècle, la Seine subit des
encore à Lusignan sur la Vonne. Ces plages ces- pollutions. À Asnières, le charme est brisé par
sent de fonctionner dans les années 1960, un champ d’épandage parisien. À partir de
lorsque l’augmentation du niveau de vie ouvre 1899, le grand collecteur de Clichy déverse les

36 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
FRÉDÉRIC DELAIVE

égouts de Paris dans la Seine. Un paysage de Les premiers loisirs de masse


banlieue remplace progressivement ce qui sem-
blait un paradis aux portes de Paris. Ces villes se sont développés le long des rivières
issues de l’essor du canotage changent d’as-
pect et leurs architectures si caractéristiques suburbaines. Leur essor est lié
disparaissent, au point que dans certaines com-
munes il est impossible de retrouver une trace à l’apparition du canotage.
de ce passé fondateur ou de déjeuner au bord
de l’eau.
PRISE DE CONSCIENCE. Dans les années 1970, les clients des restaurants du “hameau
une prise de conscience apparaît pour sauver Fournaise” doivent se contenter d’un ensemble
ces lieux où les citadins firent l’apprentissage immobilier situé sur l’autre rive.
de la liberté de nager, de naviguer ou de pêcher L’intercommunalité et la mise en réseau des
en toute égalité. Parfois, la configuration des différents acteurs des cours d’eau et des espaces
lieux et le viatique de la notoriété assurent la riverains sont nécessaires pour que ces pay-
sauvegarde d’un site. Isolée sur l’île de Chatou, sages historiquement construits par un regard
la Maison Fournaise n’était menacée par extérieur restent compréhensibles pour ceux
aucune voie rapide. Le grand hôtel-restaurant qui arrivent d’ailleurs.
de cette famille, qui construisait et louait des Préservées depuis la fin du XIXe siècle parce
yoles et qui accueillait les impressionnistes, qu’elles étaient à l’écart de l’industrialisation,
Maupassant et nombres d’autres artistes, a été les berges de la Marne sont atteintes par la
sauvé grâce à l’action judicieuse des élus, d’une construction de l’autoroute A4 dans les années
“association des amis” dynamique et... grâce 1970. Les pétitions n’infléchissent pas les tra-
au Déjeuner des canotiers, l’œuvre de Renoir vaux : le confluent de la Marne et de la Seine,
conservée à Washington représentant la ter- archipel d’îlots où s’égayaient les Parisiens
rasse de cet établissement en 1880. La mai- depuis des siècles, est transformé en nœud auto-
son, alors dans un état d’insalubrité avancé, routier. Charenton et Saint-Maurice sont cou-
est achetée par la ville en 1979. Dès 1981, le pés de la rivière. Tout un quartier de Joinville,
bâtiment est inscrit à l’inventaire des des centaines de pavillons, restaurants et
Monuments historiques. La réhabilitation garages de clubs n’existant que pour les loisirs
réunit autour de la commune, l’État, la région nautiques sont expropriés et rasés sur les deux
Île-de-France et le département des Yvelines. rives pour le passage du viaduc de l’A4. Le
En 1990, un restaurant ouvre dans les lieux traumatisme engendré a renforcé la vigilance
mêmes puis, en 1992, un musée qui s’intéresse des associations marnaises, comme celles de
aux peintres du canotage. Un site de canotage Joinville qui ont réussi à contenir les investis-
réhabilité a besoin de petits bateaux sur l’eau : sements avec “vue sur Marne”. De ce fait, cette
Sequana, une association sauvant d’anciens commune est l’une des dernières d’Île-de-France
canots et yoles, installe son atelier sur l’île. La à conserver une façade témoignant de l’his-
reconstitution du Roastbeef, l’un des voiliers de toire du canotage le long du quai de la Marne,
Caillebotte, lui procure une grande notoriété. contrairement à Nogent où des immeubles rési-
Ainsi, à Chatou, un ensemble reconnu inter- dentiels ont été construits sous les mandatures
nationalement, a été restitué en vingt ans. Mais précédentes : dans ce secteur en aval du quar-
ce n’est pas toujours celui qui investit dans la tier de l’Île-de-Beauté, le contraste visuel entre
mise en valeur de son patrimoine qui en pro- les deux communes limitrophes est saisissant.
fite le mieux. Pour prendre la mesure de ce qui Bien que l’actuelle municipalité nogentaise
a été accompli par les Catoviens, il faut se tenir soit soucieuse de redonner sens à ce qui a été
sur la berge de Rueil-Malmaison. En revanche, perdu, plusieurs établissements prestigieux,

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 37
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

comme le bal Convert ou le casino Tanton, 1998 dans une petite commune des bords de la
ont disparu. Tamise, à 60 kilomètres de Londres, avec le
AMPLEUR DES DESTRUCTIONS. La pression River & Rowing Museum considéré par le
foncière ou la croissance industrielle ne suffi- Times comme l’un des cinquante musées les
sent pas à expliquer l’ampleur des destructions. plus attractifs de la planète(6). Même si, dans
Il faudrait mesurer les effets du passage de la ce cas précis, il faudrait interroger la capacité
villégiature de fin de semaine à la résidence d’effacement du passé ou de création d’une
principale, de la campagne où l’on allait en tradition de part et d’autre de la Manche, l’ab-
week-end à la banlieue d’où l’on part pour le sence en France de structure scientifique pour
travail ou les vacances. Il faudrait analyser les étudier et observer dans toutes leurs dimen-
changements dans la sociologie des riverains sions les “rivières urbaines” questionne.
qui ont investi ces lieux, à l’origine pour pra- MÉCANISMES DE DISQUALIFICATION. Le cas
tiquer la rivière, et dans celle de ceux qui, des petits bateaux, qui naviguaient par mil-
aujourd’hui, peuvent s’installer au bord de liers le dimanche sur les eaux intérieures avant
l’eau. Il faudrait enfin se pencher sur l’incons- 1960, est éclairant : qui les étudie, les restaure,
cient de ces communes où certains canotiers les conserve ou les expose ? Qui dit leur valeur
venaient pour s’enivrer et s’encanailler avec au pays du Belem et de l’Hermione ? Depuis le
des demi-mondaines. La destruction ne fut- XIXe siècle, le musée national de la Marine, le
elle pas l’un des moyens d’enfouir ce scandale, “musée de toutes les marines”, est le dépositaire
décrit dans les œuvres de Zola et Maupassant ? historique des plus anciennes collections
Mais, du fait de l’imbrication des territoires concernant la “plaisance”, terme générique
riverains, il est difficile d’effacer le passé et ses recouvrant des pratiques aussi différentes que
logiques : si le paysage historique de Nogent les loisirs et sports nautiques, le yachting et le
en aval de l’Île-de-Beauté a complètement dis- nautisme. Bien que ce musée renferme de très
paru, sur la rive d’en face, située à Joinville, belles embarcations dans ses réserves, on com-
on continue à guincher Chez Gégène, l’une des prend que la culture entourant les canotiers et
rares guinguettes historiques à avoir survécu leurs yoles soit délicate à appréhender. Le
sur les bords de la Marne. Et pour s’y rendre, musée national du Sport, aujourd’hui à Nice,
en l’absence de pont, l’accès le plus facile se qui possède des bateaux d’aviron ou de canoë-
situe... à Nogent, là où était le passeur. La kayak vainqueurs aux JO, serait susceptible
recréation récente d’un passage entre les deux de s’en occuper. Mais au regard de l’écho
rives de ces deux communes dit la volonté de médiatique des sports actuels, ces bateaux
redonner du sens à ce passé partagé. s’avèrent plus difficiles à exposer qu’un bal-
Les communes des bords de Seine se sont lon ou une raquette. Et pas seulement en rai-
longtemps disputées pour s’approprier le lieu son des mètres carrés nécessaires. Il semble
de naissance de l’impressionnisme ou, sur donc qu’il y ait peu de place dans les collec-
celles des bords de Marne, celui de la guin- tions publiques françaises pour les yoles, les
guette. Dans le domaine culturel, ces querelles skiffs ou les périssoires...
cachent des combats pour la répartition des Les mécanismes de disqualification de ces
subventions et pour obtenir la reconnaissance objets et sujets ou de reconnaissance de leur
de l’État qui atteste la valeur des projets – via- qualité culturelle, scientifique et académique
tique des mécénats privés. L’échec du projet de interrogent. Les travaux de Françoise Péron
création d’une Maison de la Marne, à Joinville sur le patrimoine marin en Bretagne(7) éclai-
en 1991, puis à Nogent en 2004, pourrait être rent l’un des aspects de cette question : on y
un cas d’école, surtout quand on découvre constate que, indépendamment du fait régio-
qu’un programme semblable de valorisation naliste, ce sont les bateaux de travail du peuple
du “patrimoine culturel et naturel” a réussi en de la mer qui sont mis à l’honneur. La recon-

38 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
FRÉDÉRIC DELAIVE

naissance culturelle et patrimoniale des bateaux Il faudrait mesurer les effets


a été obtenue grâce au bateaux du labeur (cha-
lutiers, thoniers, harenguiers…), pas par des du passage de la villégiature de fin de
embarcations de plaisance. On peut alors en
déduire la valeur accordée à celle des bateaux semaine à la résidence principale, de la
des marins d’eau douce et canotiers…
RECHERCHE SUR LES LOISIRS ET SPORTS NAU- campagne où l’on allait en week-end à
TIQUES. Par contraste, il est troublant d’obser-
ver les soins apportés à une yole construite à la banlieue d’où l’on part pour le travail
Poissy en 1890, traitée, dans le cadre d’une
exposition présentée au Fine Arts Museums de ou les vacances.
San Francisco, comme si c’était le sarcophage
d’un pharaon(8). Ce bateau n’aurait jamais été
exposé aux États-Unis si, en France, un pas- à terme est de créer un centre de recherches et
sionné ne l’avait sauvé de la destruction et d’interprétation des loisirs et sports nautiques.
restauré – le tout sans aucune aide de l’État. Car faute d’études qui disent ce qu’étaient les
Tant que les services de l’État ne valident pas premiers loisirs nautiques, nous en sommes à
un objet, il n’existe pas. croire que la plaisance française fut une affaire
Depuis de nombreuses années, des particu- d’anglomanes et de nantis.
liers se substituent aux institutions. Ainsi en Contrairement à ce que l’on pourrait pen-
est-il de la base de données du Carré des cano- ser, les bateaux du canotage ne sont pas obso-
tiers(9), association qui recense les embarca- lètes parce que anciens. Une fois restaurés, on
tions encore existantes d’une centaine de sent qu’ils restent adaptés aux usages pour les-
constructeurs de plaisance, dont beaucoup quels ils ont été créés. Ces embarcations ont
pourraient être classées et exposées. Le Carré, commencé à disparaître, ainsi que les chan-
qui étudie l’histoire et le patrimoine des loisirs tiers qui les construisaient, dans les années
et sports nautiques, aide ceux qui retrouvent 1960, avec la production en série de bateaux
des bateaux anciens, parfois en vente sur le en plastique moins chers que le bois. Alors
site de petites annonces Leboncoin... Il aide que, il y a une cinquantaine d’années, on comp-
aussi les clubs nautiques qui brûlent leurs tait des dizaines de points de location de
bateaux anciens pour faire de la place pour barques dans la région parisienne, le Grand
ceux en carbone à trouver des solutions alter- Canal de Versailles, les lacs des Bois de
natives. Comment demander à des associa- Vincennes et de Boulogne (par obligation sta-
tions sportives de se transformer en musée ? tutaire) sont aujourd’hui les derniers endroits
Le Carré aide à l’organisation de la Régate où l’on peut louer des “canots” (des imitations
1900(10), concours de restauration doté d’un en fibre !). Il serait tentant d’expliquer cette
prix européen ; cet événement, qui ne reçoit disparition par un changement de sensibilité,
aucune aide des services de la Culture, a été par le développement d’autres formes de rap-
créé par le service tourisme du Pays châtelle- port à l’eau ou de glisse avec le kitesurf, l’hy-
raudais dans le cadre d’une animation estivale, drospeed ou le jet-ski(11). Pourtant, dès qu’un
ce qui est révélateur (cf. illustration 2). Le Carré rayon de soleil arrive sur ces pièces d’eau, il
des canotiers regroupe des associations et fonc- faut attendre avant d’embarquer. Le désir d’al-
tionne en réseau à l’échelle nationale car, loca- ler sur l’eau semble intact.
lement, ces associations peuvent être fragili- Ces vieux bateaux sont le révélateur d’une
sées du jour au lendemain par les changements pratique nautique populaire, d’une culture (à
d’orientation des collectivités (c’est le cas de l’époque, on parlait de “vie sur l’eau”) qui
Sequana, à Chatou, aujourd’hui). L’ambition reposait sur une connaissance du milieu (la

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 39
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

rivière, ses crues, ses usages...), sur une édu- terrasses surplombantes, sont à certaines heures
cation corporelle par la natation et par l’ap- le domaine des joggeurs, des cyclistes et des
prentissage de toutes les formes de navigation résidents qui promènent leurs chiens. Un lieu
visant à l’autonomie. Bien avant le vélocipède, de passage, un “tuyau”, avec beaucoup
l’affirmation d’une pratique sportive féminine d’arbres qui masquent parfois la rivière. Dans
est passée par la mise au point de yoles en aca- quelques instants peut-être, un automobiliste
jou, fines et légères, symboles aux États-Unis francilien se garera puis gonflera sur l’allume-
du canotage et mais musée en France. cigare de son véhicule son paddle acheté dans
PAYSAGE VIDE. À contempler la Marne un supermarché. Après sa promenade, il repar-
aujourd’hui (cf. illustration 3), on découvre tira sans s’être soucié des réglementations régis-
un paysage architecturé vide. Pourtant, depuis sant cet espace. Peut-être que ce soir, alors que
William Gilpin, les paysagistes savent qu’un la baignade est interdite, quelques individus
petit bateau anime et met en valeur une œuvre. plongeront dans cette eau, qui a rarement été
On songe aussi aux hygiénistes des Lumières et aussi propre et, comme nous sommes en août,
l’on mesure leur réussite en comparant ce cli- peut-être que personne ne s’en rendra compte.
ché avec une carte postale ancienne du même Aujourd’hui, hors vacances scolaires, des
espace, mais vu de la rive opposée (cf. illus- dizaines de bateaux d’aviron ou de canoë-
tration 4). En y découvrant ces promeneurs kayak circulent sur ce bief, la semaine et le
sur l’eau, ces barques et canots amarrés, ces week-end. Les centaines de scolaires des éta-
pêcheurs et ces établissements flottants, on blissements du Val-de-Marne et les sociétaires
constate que toute une économie animait les des clubs nautiques (public encadré par des
berges en 1900. Pourtant, nous sommes en professionnels) disent le fonctionnement pen-
semaine. La foule des Parisiens, arrivant le dulaire, mais aussi l’ampleur des pertes ou des
dimanche par le train, n’est pas encore là. évolutions dans la pratique ludique des rivières.
Le bateau-lavoir de Champigny, qui appar- Les sports nautiques sont des activités très
tient à la famille Bordier, domine le bief. La réglementées, soumises à autorisation et sus-
lessive n’est pas sa seule activité. Il possède un ceptibles d’êtres contrôlées par les services de
bain, à l’arrière-plan, des barques à louer et VNF (Voies navigables de France) ou par la
un restaurant réputé au-dessus du lavoir au police fluviale. Ces législations, souvent
moment où ceux de la capitale disparaissent : anciennes, se comprennent parce que ces
l’administration le tolère parce que les Bordier espaces étaient disputés : entre professionnels
assurent avec le lavoir et le bain un service riverains, entre mariniers, canotiers et pêcheurs,
public indispensable dans ce quartier. La loca- entre rameurs, pagayeurs, adeptes de la voile
tion de barques est un service d’une autre ou du moteur, ou encore entre compétiteurs
nature. Pour quelques centimes, elle permet à et amateurs... Ces guerres entre activités nau-
M. ou Mme Tout-le-monde de s’évader, de tiques conduisent, à partir des années 1960, à
s’exercer, de rêver, d’aimer, de rire... Cette acti- une répartition de l’espace réservé à la pra-
vité saisonnière n’a jamais été rentable autre- tique du motonautisme, de la rame, de la
ment qu’intégrée à un subtil assemblage d’ac- voile... Sans poser la question du modèle éco-
tivités complémentaires. Difficile d’imaginer nomique apparaissent ici quelques-uns des
qu’il suffise d’installer des plots de pénichettes enjeux pour la recréation d’une simple loca-
pour obtenir aujourd’hui un équilibre finan- tion de barque.
cier comparable et un service écosystémique Enfin, même s’il y a du soleil, la belle saison
équivalent. du XXIe siècle ne fonctionne plus comme en
Sur la photo du XXIe siècle (cf. illustration 3), 1900 : on aperçoit sur la photo (cf. illustra-
les apparences sont trompeuses. Les rives, avec tion 3) l’aval de l’île du Martin-Pêcheur et sa
leurs berges hautes et basses s’ouvrant sur des guinguette qui s’animent le soir en fin de

40 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
FRÉDÉRIC DELAIVE

semaine, mais pas en août. Aux siècles précé- ■ ■


dents, ceux qui vivaient du canotage tra- La rivière est un espace complexe à appré-
vaillaient pendant que les autres se reposaient. hender dans toutes ses dimensions. Elle reste le
Et l’été, les rivières étaient pleines. siège des peurs (inondations, pollutions, pré-
ENJEUX DE RECONQUÊTE. Les rives résiden- sence de marginaux...), mais sa puissance oni-
tielles de Saint-Maur et de Champigny ques- rique est telle que, malgré les atteintes, domi-
tionnent les perspectives d’une revitalisation nent l’émerveillement, la poésie et le désir de s’y
des rivières urbaines à l’heure de leur gentri- recréer. Les rivières urbaines, en particulier
fication : les nouveaux résidents, parfois peu celles de loisirs, ont toujours été convoitées.
soucieux des évolutions ayant façonné les pay- Elles restent confrontées aux nécessités de l’uti-
sages qui donnent de la valeur à leur propriété, lité et aux tentatives d’appropriation. L’absence
ont-ils envie que des touristes débarquent pour de vision globale par manque de mise en rela-
déambuler le long des berges, comme on le fai- tion des très nombreuses études existantes
sait en 1900 ? Ces questions (qui sont aussi entretient le caractère parcellaire de la ques-
électorales...) sont historiques : dès l’origine, tion (à l’image du milieu étudié) et permet aux
les découvreurs s’efforcèrent d’interdire l’ac- différents publics et pouvoirs qui se disputent
cès de leur paradis en clôturant les berges, alors ces espaces d’imposer leur logique. Ces rap-
qu’une servitude les oblige, depuis Colbert, à ports de force posent la question des pratiques
laisser un marchepied. Localement, les services ludiques, mais aussi celle de l’animation. ■
des Ponts & Chaussées veillaient à ce que la
loi soit respectée. Aujourd’hui, ce processus
de privatisation de l’espace public culmine dans
certains secteurs. Peut-être faut-il chercher des
explications dans le millefeuille administratif et NOTES
législatif mis en place depuis plusieurs décen- (1) Selon l’expression d’André Guillerme, professeur émérite d’histoire des techniques au Cnam.
nies(12) ? (2) Frédéric DELAIVE, Canotage et canotiers de la Seine, genèse du premier loisir moderne à Paris et
La question de l’éducation semble inutile dans ses environs (1800-1860), thèse d’histoire contemporaine sous la direction de Alain Corbin,
quand on découvre les centaines de manifes- Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2003.
tations organisées en France pour mettre en (3) “Rondeau du Brésilien”, La Vie parisienne, Jacques Offenbach, livret de Henri Meilhac et Ludovic
valeur l’eau sous toutes ses formes. Mais un Halévy, 1866.
examen attentif révèle que peu d’entre elles (4) Le CAUE 92 a analysé ces “paysages difficiles” dans un atlas.
cherchent à attirer les populations autrement http://www.paysages.hauts-de-seine.developpement-durable.gouv.fr/les-paysages-difficiles-des-
que sous la forme de spectateurs qui restent berges-de-la-seine-a139.html
au bord de l’eau, comme si la peur séculaire (5) Gérard CHABENAT, L’Aménagement fluvial et la mémoire. Parcours d’un anthropologue sur le fleuve
de s’embarquer nous habitait encore. La ques- Rhône, L’Harmattan, 1996.
tion de l’éducation nautique est l’un des enjeux (6) “50 best museums in the world”, The Times, Saturday Review, 11 mai 2013.
de la reconquête. Les rivières urbaines de loi- (7) Françoise PÉRON, “La construction du patrimoine maritime en Bretagne”, dans Maria GRAVARI-
sirs représentent un vaste champ d’investigation BARBAS et Sylvie GUICHARD-ANGUIS (dir.), Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du
qui questionne toutes les sciences, y compris XXIe siècle, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2003.
le juridique. Sans recherches et publications (8) Cf. la préparation de l’exposition “Impressionnists on the Water (2013)” :
historiques s’intéressant aux rivières urbaines https://www.youtube.com/watch?v=PX2i_060KsA
et aux loisirs et sports nautiques, la nostalgie (9) http://carredescanotiers.fr/batannuaire.html
d’un paradis perdu risque de s’imposer et de (10) Bertrand TARDIVEAU, “Régate 1900 à Joinville-le-Pont”, Chasse-Marée, n° 272, octobre 2015.
réinventer un passé peu soucieux de la réalité (11) Frédéric DELAIVE, “La ‘barque oisive’, véhicule des sens”, dans Marie-Luce GÉLARD et Olivier SIROST
des pratiques. Autre manière de gommer des (dir.), Communications, n ° 86, “Langage des sens”, Seuil, 2010.
paysages, d’effacer des usages et des petits (12) Bernard LE SUEUR, Le Domaine public des rivières et canaux. Histoire culturelle et enjeux
bateaux. contemporains, L’Harmattan, 2015.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 41
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

ILLUSTRATION 1
La Seine à Asnières en direction de Courbevoie, vue vers l’amont et l’île de la Grande Jatte
(juillet 2016)

ILLUSTRATION 2
Les préparatifs de la Régate 1900 organisée à Cenon-sur-Vienne, les 25 et 26 juin 2016

42 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
FRÉDÉRIC DELAIVE

ILLUSTRATION 3
La rive droite de la Marne à Saint-Maur vue de Champigny (août 2014)

ILLUSTRATION 4
La rive gauche de la Marne à Champigny, vue de Saint-Maur (carte postale de 1905)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 43
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

LES PLAGES
DES BORDS DE L’OISE
L’ILLUSION DU MARITIME
L’aménagement des plages de l’Oise, à partir du milieu

du XIXe siècle, témoigne de l’ambition de créer des lieux

proposant les plaisirs de la mer aux portes de Paris.

Ce sont de véritables stations balnéaires qui y sont

construites. Certaines, sur le modèle de Deauville ou

de Trouville, ciblent une clientèle huppée ; d’autres

attirent une clientèle populaire qui vient y faire la fête

ou y apprendre à nager – avec, déjà, des conflits

d’usage ! À partir des années 1950, ces sites perdent

progressivement leur usage récréatif, puis dispa-

raissent. Désormais, c’est à la piscine qu’on apprend

à nager et, pour voir la mer, on prend son automobile.

BÉATRICE CABEDOCE
Chargée de recherche, direction de l’action culturelle, conseil départemental du Val d’Oise
< beatrice.cabedoce@valdoise.fr >

44 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
BÉATRICE CABEDOCE

u milieu du XIXe siècle, dans le ne pas être vus de la rive en tenue si légère. En

A cadre de l’aménagement des cours


d’eau engagé par Charles de
Freycinet, ministre des Travaux
publics, l’Oise est canalisée. On
aménage des écluses, des barrages et des déver-
soirs pour réguler le courant. Le trafic fluvial
se développe rapidement, car l’Oise est la seule
1846, le procureur se plaint des baigneurs dont
“le caleçon illusoire […] ne les empêche nul-
lement d’outrager la pudeur publique”.
Protestations et règlements municipaux vont
longtemps continuer d’émailler les chroniques
locales.
Afin d’assurer la sécurité des nageurs, des
voie d’eau qui relie la Belgique et le nord de la maîtres baigneurs créent des écoles de natation.
France, industriel et minier, à la capitale. En 1870, la Société fraternelle des sauveteurs
Parallèlement, la demande se fait pressante médaillés voit le jour à Pontoise. En 1896, elle
pour que se mettent en place, sur ses berges, étend son activité à l’ensemble du département
des infrastructures de loisirs, à l’image de celles de Seine-et-Oise et répartit des bouées, des boîtes
qui essaiment en bordure de la Seine et de la de secours, des brancards ou des canots sur les
Marne. L’Oise, toutefois, reste à l’écart des acti- rives de la Seine et de l’Oise. Détail pittoresque,
vités nautiques du fait de son éloignement de bien significatif du contexte maritime qui va
la capitale. Il faut attendre l’arrivée du chemin présider à l’aménagement et au fonctionnement
de fer pour que les Parisiens et les banlieusards des plages des bords de l’Oise : le costume des
découvrent les parties de campagne au bord de sociétaires. En drap bleu marine avec une ancre
la rivière. brodée de chaque côté du collet, des boutons
L’Oise devient alors un territoire partagé ; son d’or estampés d’une ancre et une casquette bro-
appropriation est un enjeu pour des usagers aux dée d’une ancre elle aussi, il reproduit l’uni-
intérêts diversifiés voire opposés, qu’il s’agisse des forme des officiers de marine !
professionnels de la batellerie, de citadins en vil- Les adeptes du canotage, eux, optent pour le
légiature, de commerçants ou d’élus désireux blanc ou pour le maillot rayé, comme en témoi-
de promouvoir l’attractivité des sites. gnent les photos d’époque. Fondée à Pontoise
“CULS NUS” ET CANOTIERS. À partir de la fin en 1884, la Société nautique de l’Oise compte
du XVIIIe siècle, certaines municipalités (Pontoise, rapidement une centaine de membres, répartis
Beaumont-sur-Oise, l’Isle-Adam), confrontées en deux sections, voile et aviron. Elle met en
à l’afflux de baigneurs, doivent règlementer la place des compétitions largement dotées. Non
fréquentation des berges. Il s’agit de préserver loin, dans le hameau de Stors, Georges
“la décence et la morale” afin d’assurer le “bon Breittmayer, un Parisien champion d’escrime,
renom des stations” (les lieux de baignade sont organise des corsos de barques fleuries et des
proches des centres-villes), d’une part, et la sécu- régates auxquelles viennent participer des spor-
rité des nageurs, d’autre part. tifs réputés. En 1908, ces régates se déroulent
À Beaumont, en 1790, à Pontoise, en 1808, sous la houlette du prestigieux Rowing Club
des règlements municipaux désignent pour la de Paris.
baignade les endroits les moins dangereux de L’ISLE-ADAM, L’ILLUSION D’UN PETIT TROUVILLE.
la rivière, certains réservés aux hommes, d’autres Dès le milieu du XIXe siècle, quelques cabines et
aux femmes. À Pontoise, malgré la nomination un ponton sont aménagés au bord du
d’un marinier qui assure le service du bain et Cabouillet, petit bras de l’Oise à proximité du
rend compte au commissaire de police des bourg. Retiré à la navigation en 1903, le site
infractions à la décence ou à la sécurité, on s’in- est progressivement “mis en loisirs”. Malgré
digne à la vue de ces “culs nus” qui se rassem- les réticences d’élus locaux, soucieux de conser-
blent chaque jour près des promenades. En ver l’aspect pittoresque des lieux, l’Adamois
1813, le port du caleçon devient obligatoire et Henri Supplice – qui gère une piscine à Paris –
les nageurs doivent se changer sur les îles afin de entend tirer parti des avantages du Cabouillet,

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 45
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

protégé du trafic fluvial et proche de la gare de galas et soirées dansantes se succèdent, attirant
Parmain. En 1910, il fait ensabler la berge et le Tout-Paris (Vlaminck, Mary Marquet,
aménager des bassins et des cabines. La rivière Mistinguett, Cécile Sorel, Maurice Chevalier…).
et ses abords font l’objet d’une véritable mise Dans l’après-guerre, M. Muller, le proprié-
en scène qui joue sur les effets d’échelle. En réfé- taire de la plage, fait construire hors sol un bas-
rence aux stations balnéaires de la Manche, sin ultra-moderne de 25 mètres de long, équipé
Henri Supplice opte pour le style anglo-nor- d’un tout nouveau système de filtration de l’eau.
mand. Les péniches, bateaux à roues et à vapeur, Il est inauguré le 27 août 1949 par Johnny
voiliers, canots, barques qui voguent non loin Weissmuller – plus connu aujourd’hui pour son
composent un décor maritime à ce “joujou de interprétation de Tarzan au cinéma que pour
plage”. Évoquant la “colonie parisienne” qui les médailles olympiques de natation qu’il obtint
vient mener, l’été, “la vie traditionnelle des plages en 1924 et 1928. L’Isle-Adam est désormais fré-
aux portes de la capitale”, un journaliste de la quenté par des plongeurs et nageurs de haut
revue L’Illustration conclut : “Qu’était-il besoin niveau (la championne Mady Moreau, notam-
d’aller chercher la douceur d’une onde fraîche ment). En 1952 s’y déroulent les pré-olympiades
et les plaisirs de la vie au bord de la mer.”(1) des jeux d’Helsinki (1954).
Au début des années 1920, Louis Eugène du BEAUMONT-SUR-OISE, UNE PLAGE SANS PRÉ-
Pinet, architecte de la ville, réaménage la plage TENTION. Plus en amont, sur la rive droite de
ensablée durant le premier conflit mondial et l’Oise et à proximité du bourg de Beaumont,
complète les infrastructures. Avec son bar-res- les jeunes plongent d’une péniche abandonnée,
taurant-dancing (le Normandy), son kiosque à amarrée près du pont, au mépris de toutes règles
musique, ses bassins, cascades, jardins fleuris, de sécurité. Le président du club sportif local
tennis, et ses cabines de plage – conçues, dit- réussit à faire aménager le site avec le concours
on, par le même architecte que celles de financier des communes voisines et d’entreprises
Deauville –, le site s’étend sur trois hectares, locales, notamment la Compagnie des chemins
devenant la plus grande des plages fluviales. de fer du Nord, consciente de l’importance des
Afin de retenir la bourgeoisie parisienne qui fré- plages fluviales pour le développement du tou-
quente habituellement les stations balnéaires risme.
de la côte normande, Henri Supplice et Louis Inauguré en 1927, ce “stade nautique”, d’un
Eugène du Pinet misent sur le dépaysement et peu plus de 200 mètres de long, est géré par le
l’illusion des bords de mer. Illusion confirmée Caneton Club. Loin de prétendre attirer le Tout-
par L’Almanach illustré du Petit Parisien qui, en Paris comme à l’Isle-Adam, l’association spor-
1921, présente à ses lecteurs un décor d’opé- tive locale privilégie l’hygiène du corps et l’ap-
rette : “La mer n’est pas aussi éloignée qu’on prentissage de la natation “pour une clientèle
le suppose. Le hasard nous l’a fait rencontrer, familiale, dans une ville dépourvue de bains-
pendant une promenade, aux portes de la capi- douches”. Les 200 cabines et la salle de désha-
tale et durant un moment, tant cette scène était billage, ainsi que le café-restaurant, sont conçues
surprenante, nous nous sommes demandés si dans un style architectural contemporain. Un
nous ne faisions pas un rêve. Mais non […] nous haut-parleur géant diffuse de la musique. Là
étions sur une véritable plage, avec des flots, aussi la saison est rythmée de fêtes et de com-
des cabines, des parasols, des tentes, du sable, des pétitions qui, si elles sont plus familiales qu’à
cailloux, des coquillages ! […] un capitaine du l’Isle-Adam, n’en sont pas moins très fréquen-
port.” tées ; on y élit notamment une “reine des
L’Isle-Adam est classée station de tourisme canards”.
en 1921. Plus de 500 personnes y séjournent à BORAN, AQUAPLANE ET BASSIN À VAGUES. Plus
la belle saison. Calqués sur les mondanités des au nord, à Boran-sur-Oise, petit village rural
plus élégantes stations de la côte normande, situé à 35 kilomètres de Paris mais à proximité

46 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
BÉATRICE CABEDOCE

de Chantilly et d’un vaste lotissement résiden- prennent le “train des plages”, direct depuis
tiel, la municipalité inaugure sa plage en 1933 : Paris (gare du Nord), Beauvais ou Creil, ou
bassin d’eau filtré long de 80 mètres, camping, empruntent un autocar depuis la porte de la
solarium, ensemble de 230 cabines, parking Villette ou la porte Maillot. Ils peuvent déjeu-
d’un hectare, espaces de restauration… Par son ner sur l’herbe, barboter dans la rivière, pêcher
ampleur et sa modernité, la plage de Lys- ou canoter, car la plage est au bout des champs !
Chantilly préfigure les parcs de loisirs actuels. Sur les coteaux fleurissent des villas à l’archi-
Comble de modernisme, un bassin à vagues tecture éclectique et, le long des berges, des caba-
artificielles, provoquées par un mécanisme à nons, des chalets et des hangars à bateau. À
battant, donne l’illusion des flots ! Parmain, en face de l’Isle-Adam, la “station d’été
L’architecte Émile Tiercinier – qui réalise par du Val d’Oise”, un lotissement de villégiature
la suite la plage de Meaux-Trilport sur la Marne réalisé en 1931 par un constructeur parisien
– a choisi un style contemporain, avec perce- s’ordonne autour d’un luxueux hôtel-restaurant
ments en hublots et béton décoré de stries en dont l’architecture pastiche le style anglo-nor-
façade, pour le bâtiment d’entrée, les cabines mand. Chaque commune traversée par la rivière
et le café-restaurant. Sur le vaste plan d’eau, on jouit d’une baignade au moins, dénommée
s’exerce au motonautisme et à l’aquaplane – “plage” dès qu’on y trouve un peu de sable. Des
ancêtre du ski nautique qui se pratique sur une hameaux, des guinguettes, des sentes repren-
planche en bois. La clientèle fortunée arrive en nent l’appellation, valorisante, de “plage”.
automobile, voire en hydravion, pour assister À Pontoise, les écoles de natation possèdent
aux compétitions et admirer des feux d’artifice pontons, bassins et cabines en différents points
réputés. De mai à septembre, la plage impulse de la rivière. À Auvers-sur-Oise, au Valhermeil,
le commerce local et procure de petits emplois un bar flottant, avec hublots, bastingage et haut-
aux habitants du village : “Ma mère travaillait parleur, diffuse de la musique. Pierre, le maître-
aux cabines et aux tiroirs. Les tiroirs, c’était nageur, surveille la baignade ; son beau-père est
moins cher : les gens allaient se déshabiller dans aux cabines ; son épouse tient la caisse, vend
une cabine puis mettaient leurs habits dans un l’huile solaire et loue des maillots de bain. La
tiroir. Il y avait des fêtes de nuit, des illumina- barque de Pierre sert de canot de sauvetage et lui
tions. Tous les feux d’artifice de la région ont permet de faire traverser les Parisiens qui le
été copiés sur Boran. C’était spectaculaire. Et hèlent depuis la gare de Pont-Petit sur l’autre
de la musique. Il venait beaucoup de Parisiens, rive : “Le dimanche quand il faisait beau, il y
des artistes aussi : Harry Baur, Fernandel… Il y avait beaucoup de monde, de toute la région,
avait des trains spéciaux Paris-Boran, trois trains et des gens qui venaient de Paris.”
le dimanche pendant deux mois et demi. Le L’été est ponctué de compétitions et de fêtes
dernier partait à minuit. Les épiciers de Boran qui font appel à l’imaginaire maritime. À
avaient tous un petit stand en face de la plage.” Pontoise, une course de bateaux de pêche fait
Dans un article de la revue L’Illustration jaillir “des paquets d’eau donnant l’impression
consacré aux plages fluviales(2), l’auteur s’étonne de la haute mer”. En 1933, Julien Guillaume,
de voir “presque autant d’anatomies rôties à ancien mécanicien de la Marine nationale, y
Beaumont, Boran et l’Isle-Adam que sur la Côte présente un sous-marin miniature de son inven-
d’Azur”, tandis que le dessinateur José Simont tion. Joutes à la lance, courses aux canards ou
met en évidence la foule des estivants et des sur animaux en caoutchouc, batailles de polo-
locaux venus prendre “un bain de mer dans la chons sur l’eau, nageurs comiques, démons-
rivière”. trations d’hommes-grenouilles, concours de
PARTIES DE CAMPAGNE AU BORD DE L’EAU. De bateaux fleuris, rallyes croisières en canoë, défilé
mai à octobre, les estivants profitent de billets de maillots de bains et déshabillés de plage ryth-
combinant le transport et l’entrée à la plage. Ils ment la saison. Les fêtes de nuit vénitiennes et

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 47
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

les feux d’artifice s’achèvent avant que les der- toute l’année, et les bases de loisirs. Celle de
niers trains ne remmènent les Parisiens et les Cergy-Pontoise est aménagée sur d’anciennes
banlieusards vers l’agglomération. sablières dès les débuts de la ville nouvelle. À
DÉSAFFECTION DES PLAGES FLUVIALES ET NOU- proximité, Port-Cergy, réalisé par les architectes
VELLES PRATIQUES. Mais les rives de l’Oise ne François et Bernard Spoerry, concepteurs de la
peuvent tenir longtemps la comparaison avec marina de Port-Grimaud (Var), procure tou-
le bord de mer ! Au fur et à mesure que le tra- jours en Val-d’Oise l’illusion des bords de mer.
fic fluvial se motorise et s’intensifie, que les Les clubs nautiques de Saint-Ouen-l’Aumône,
berges se lotissent et que les préoccupations de Parmain, de Butry, de Beaumont et de Boran
sanitaires émergent, la pollution de la rivière sont toujours actifs.
devient un problème récurrent. En 1936 déjà, L’Isle-Adam a conservé sa plage – la plus
la presse locale s’inquiète des baigneurs “que grande d’Île-de-France –, rachetée par la com-
la mort menace à chaque gorgée d’eau qu’ils mune en 1981. Des films, dont l’action est cen-
avalent”. Cette même année, à Boran et à l’Isle- sée se dérouler en bord de mer, y sont réguliè-
Adam, de grands travaux permettent d’isoler rement tournés – notamment deux films de
les bassins de la rivière et d’en renouveler l’eau Claude Lelouch : Partir, revenir (1984) et Les
fréquemment. Ailleurs, on barbote dans une Misérables du XXe siècle (1994). Le projet d’une
rivière de moins en moins limpide. C’est le cas marina constituée d’un port de 120 anneaux
notamment à Beaumont : “Il y avait beaucoup et d’un ensemble immobilier, à l’étude depuis
de trafic, des péniches motorisées qui dégazaient, plusieurs années, devrait voir le jour prochai-
et de grandes plaques de gasoil sur l’eau. Quand nement. Quant aux “plages urbaines” qui fleu-
les péniches passaient, ça faisait des vagues, on rissent chaque été en Val-d’Oise dans des com-
y avait droit dans le bassin ! Il y avait aussi munes parfois éloignées de tout cours d’eau,
beaucoup d’usines, ici et du côté de Creil.” elles ambitionnent de procurer aux jeunes, non
En 1954, un rapport préfectoral signale “la plus l’illusion des bords de mer, mais celle de
forte pollution de l’Oise, surtout à partir de moments heureux au bord de l’eau, à quelques
Pontoise”. Un arrêté interdit la baignade en encablures de la cité. ■
dehors des lieux autorisés. En 1955, consé-
quence des crues de l’hiver, l’eau est polluée ; NOTES
les baignades de Pontoise et de Cergy ne peuvent (1) Numéro du 3 août 1912.
ouvrir. En 1959, des arrêtés municipaux inter- (2) Numéro du 1er septembre 1934.
disent de se baigner à Auvers-sur-Oise et aux
alentours. SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
La pollution, la crainte de la poliomyélite – Archives départementales du Val d’Oise ; Archives communales
(endémique depuis l’après-guerre et se propa- de Auvers-sur-Oise, Boran, l’Isle-Adam, Pontoise.
geant par une eau contaminée), des étés plu- – Solange CONTOUR, René BOTTO, Michel THIBAULT et Henri DEGOURNAY,
vieux, mais aussi la concurrence des stations La Plage de l’Isle-Adam. Un siècle déjà !, éditions Les Amis de
balnéaires de la Manche, accessibles désormais l’Isle-Adam, 2011.
en automobile, ont raison des petites plages flu- – Frédéric DELAIVE, Canotage et canotiers de la Seine : genèse du
viales. Le phénomène est général : en 1962, il premier loisir moderne à Paris et dans ses environs (1800-1860),
n’existe plus que 15 baignades dans tout le thèse d’histoire contemporaine, université Paris I, 2003.
département de Seine-et-Oise ; on en dénom- – Fabrice MILLEREAU, Beaumont-sur-Oise, images de rue : 150 ans
brait 65 en 1949 ! d’histoire beaumontoise, éditions des Étannets, 2000.
La fermeture des plages fluviales s’accom- – Jean-Didier URBAIN, Sur la plage. Mœurs et coutumes balnéaires,
pagne du transfert des pratiques nautiques vers XIXe-XXe siècles, Payot, 1994.
de nouveaux types d’infrastructures, telles les – Extraits d’entretiens effectués par l’auteur auprès de particuliers
piscines, plus sûres, qui drainent les baigneurs entre 1998 et 2014.

48 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
BÉATRICE CABEDOCE

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 49
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

LEICESTER ET SA RIVIÈRE,
LA SOAR
UNE LONGUE HISTOIRE
ET UN PROGRAMME AMBITIEUX DE
RECONQUÊTE DE L’ESPACE FLUVIAL

L’histoire du développement des berges de la Soar, à

Leicester, est représentative de celle du développe-

ment de nombreuses rivières en Europe. Elle est mar-

quée par une occupation ancienne (dès l’âge de fer),

par l’industrialisation, par la conquête des loisirs, puis

par la désindustrialisation… Aujourd’hui, le programme

de reconquête de l’espace fluvial (en cours) allie

construction de logements et création de bureaux, valo-

risation du patrimoine, développement du tourisme flu-

vial et aménagement des berges à des fins de loisirs.

SUSAN BARTON
Docteure en histoire, chercheure associée, De Montfort University (Leicester)
Conseillère municipale, Leicester City Council
< subarton@btinternet.com >

50 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SUSAN BARTON

e patrimoine et la culture sont au ÉVOLUTIONS PHYSIQUES ET SOCIALES. La Soar,

L cœur de la stratégie de marketing


de place (place marketing) de
Leicester. Son industrie du tourisme
connaît une croissance soutenue
depuis quelques années, croissance qui s’est
incroyablement accélérée dernièrement avec la
découverte des ossements du roi Richard III en
qui a subi plusieurs transformations physiques
au cours des siècles, a joué un rôle central dans
les évolutions sociales survenues sur ses berges.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ces transforma-
tions sont principalement liées à la sinuosité
naturelle de la rivière et à ses débordements
périodiques. La Soar est trop peu profonde
2012 et son “réinhumation” en 2015, mais pour permettre la navigation, jusqu’à ce que
aussi avec la tenue de la Coupe du monde de des sections de la rivière soient canalisées en
rugby à quinze, également en 2015, et la vic- 1794, créant ainsi une voie navigable qui favo-
toire de l’équipe de football Leicester City FC rise le transport de matières premières (notam-
au championnat d’Angleterre en 2016. Leicester ment le charbon) et de produits finis, et fait de
est une ville pleine d’assurance, qui a récem- Leicester une ville portuaire connectée à
ment été incluse dans la liste des dix premières Londres(3). Le tissu industriel se développe rapi-
villes du Royaume-Uni dans lesquelles il fait dement à partir de ce moment. La population
bon vivre et travailler(1). de la ville double à la fin du XVIIIe siècle, passant
VESTIGES ENSEVELIS. Leicester est l’une des d’environ 8 000 habitants en 1750 à 17 000
plus anciennes villes d’Angleterre à avoir été habitants en 1801. Le canal, ou la Leicester
habitée de façon continue – elle est née sur une Navigation Company, engendre la construc-
rivière, la Soar, en un point où cette dernière tion d’usines, d’entrepôts et d’habitations
pouvait facilement être traversée. Les premiers depuis la ville jusqu’aux quais du canal(4).
peuplements du site semblent dater de l’âge de S’ensuit une période de croissance soutenue.
fer, au IIe ou au Ier siècle av. J.-C. Quand les En 1881, la ville compte 122 351 habitants et
Romains conquièrent la Grande-Bretagne et il devient évident qu’elle doit s’étendre pour
s’y installent, la ville reste un important point cause de surpopulation.
de traversée fluviale sur la Fosse Way, une route Alors que les industries de Leicester fleuris-
majeure ralliant York. Les Romains construisent sent et que la ville grossit, la présence de la
à côté de la rivière une ville relativement sophis- rivière n’est plus seulement un atout. En effet,
tiquée, par exemple le Jewry Wall, des bains si la Soar joue toujours un rôle économique
publics dont les vestiges représentent aujour- essentiel, elle est aussi un frein à la nécessaire
d’hui le plus grand ouvrage romain en maçon- extension de la ville pour répondre aux besoins
nerie de Grande-Bretagne. Après le départ des de logements d’une population grandissante –
Romains, Leicester est habitée par des Anglo- tout particulièrement à l’ouest, parce que la
Saxons et des Danois ; plus tard, les envahis- rivière déborde fréquemment de son lit, créant
seurs normands investissent le château (2). une zone de marécage.
L’héritage de ces différentes périodes historiques ESPACES DE LOISIRS. Au XIXe siècle, les plans
joue aujourd’hui un rôle important dans l’offre de prévention des risques d’inondation per-
de loisirs et de tourisme de Leicester. La zone mettent à Leicester non seulement de s’étendre,
riveraine dont il est question ici se trouve sur mais aussi de créer de nouveaux espaces de
l’espace même de ces vestiges ensevelis. loisirs. La création d’un grand parc public est
Au Moyen Âge, Leicester compte de très proposée dans le cadre d’un plan de préven-
riches marchands qui vendent la laine des mou- tion des risques d’inondation (Leicester
tons élevés dans la campagne environnante. Improvement Act de 1876). Ce projet voit le
Au XVIIIe siècle, l’industrialisation débute avec jour en 1882. Ce nouvel espace de loisirs,
la création de moulins à eau alimentant des appelé Abbey Park parce qu’il est créé sur le
filatures à laine peignée. site d’un ancien bâtiment religieux en ruines,

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 51
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

permet de maintenir le lien entre la rivière et s’élève à 91 000 livres et le projet est terminé en
les loisirs. La terre excavée pour approfondir et 1890(6). Ces travaux ont permis d’élargir et
élargir la rivière est utilisée pour élever le d’approfondir le canal, de retirer deux écluses
niveau du terrain environnant et réduire le et d’en placer de nouvelles, créant ainsi une
risque d’inondation ; des aménagements pay- étendue d’eau que l’on baptisera “Mile
sagers permettent la création de jardins à la Straight”. De nouveaux ponts sont construits
française, d’espaces verts, d’un lac navigable et des boulevards placés de chaque côté, mais,
et d’étangs à carpes et sauvagines sur la grande au lieu de devenir d’élégantes promenades,
île située entre la rivière et le canal. Et la rivière ceux-ci sont bientôt remplis de nouvelles usines.
devient un lieu de pratique de la nage et du Grâce à cette nouvelle voie navigable, les ter-
water-polo(5). rains aux alentours du canal sont mieux drai-
Les compétitions internationales de natation nés et les risques d’inondation écartés, per-
d’Abbey Park sont des événements populaires, mettant ainsi la construction de nouvelles rues
faisant de Leicester un centre sportif impor- de maisons mitoyennes. S’ensuit une augmen-
tant qui contribue au développement de la nata- tation significative de la population qui, en
tion. Johnny Jarvis, champion de natation natif 1901, s’élève à 211 579 habitants.
de la région, s’entraîne dans la Soar et dans le La Soar et le canal sont alors vitaux pour le
canal à Leicester. Il gagne deux médailles d’or travail, le transport et les loisirs des habitants
(1 000 mètres et 4 000 mètres) aux Jeux olym- de Leicester. En été, la natation dans la rivière
piques de Paris en 1900 – les épreuves se dérou- est une activité de loisirs masculine depuis des
lent dans la Seine. La natation n’est pas le seul générations. Les baigneurs sont nus et, lorsque
sport pratiqué à Abbey Park. Un club d’avi- la navigation devient un passe-temps mixte, la
ron est créé en 1882, dont les membres pro- baignade dans la rivière devient source de
viennent de la classe moyenne grandissante conflit pour les sensibilités victoriennes – il faut
employée dans le textile, la chaussure et autres protéger les jeunes femmes de la vue de corps
industries légères tout aussi prospères de la d’hommes nus. C’est pourquoi des mesures
ville – c’est là un exemple type de la vie asso- sont prises pour sanctionner l’outrage aux
ciative victorienne. mœurs tandis que des zones de baignade sont
NOUVELLES USINES. À d’autres endroits de créées : l’une à Abbey Park ; l’autre à Bede
Leicester, les problèmes d’inondation ne sont House, au confluent de la Soar et de Mile
toujours pas résolus. Une loi votée en 1881 Straight, réservée à la population masculine(7).
permet à la Leicester Navigation Company POLLUTION. Le canal accueille un site indus-
d’élargir et d’approfondir le canal artificiel triel et une centrale électrique, car le charbon
pour réduire les risques d’inondation. Les tra- peut être acheminé directement sur les lieux de
vaux d’ingénierie débutent en 1887. La voie production. Sur les quais du canal et de la
navigable existante est si vitale à l’économie rivière, les usines textiles, les usines de chaus-
de la ville que la Leicester Navigation n’a le sures, les centrales de production de gaz et
droit de fermer le canal qu’une semaine par d’électricité déversent de l’eau chaude dans les
an – en cas de non-respect de cette clause, il lui cours d’eau. Au cours du XXe siècle, la rivière et
faut payer à la société responsable du canal le canal sont de plus en plus pollués par les
une pénalité de 75 livres par semaine supplé- effluents des usines et les nouvelles technolo-
mentaire de fermeture. Il reste peu d’archives gies de la production électrique. La pollution,
illustrant le travail effectué, mais quelques pho- les crises sanitaires et les lois locales mettent
tos montrent un mur ou un barrage dressé le un terme à la baignade dans la rivière à la fin
long d’une rive du canal pour retenir l’eau pen- du XXe siècle, tandis que le transport routier
dant que les travaux d’excavation sont menés remplace les péniches… Les lieux de baignade
sur l’autre rive. Le coût total de ces travaux et les stations de bateau ferment ; la pêche au

52 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SUSAN BARTON

coup devient, à la place de la baignade, l’acti- RÉHABILITATION. Le site fait aujourd’hui l’ob-
vité la plus populaire sur la rivière et sur le jet d’un ambitieux programme de réhabilita-
canal(8). tion : le Waterside Project. Celui-ci a été lancé
Après les plans de prévention des risques par le Leicester City Council, en partenariat
d’inondation des années 1880 et 1890, avec le gouvernement et la Leicester and
Leicester peut s’étendre rapidement vers l’ouest. Leicestershire Enterprise Partnership, et est
La démographie continue à augmenter de détaillé dans le document Leicester Waterside
manière soutenue au cours du XXe siècle pour Supplementary Planning, adopté par la muni-
atteindre 279 921 habitants en 2001 ; elle pour- cipalité en août 2015. Voici ce que dit le maire
suit sa croissance durant la première décennie de Leicester, Sir Peter Soulsby, de cette initiative :
du XXIe siècle : la ville compte 329 600 habi- “Mon objectif pour la zone riveraine est d’at-
tants en 2011. Depuis, la démographie conti- tirer de nouveaux investissements pour créer
nue de croître du fait d’une migration vers l’in- un quartier vibrant et dynamique avec de nou-
térieur des terres et d’un taux de natalité élevé. veaux logements et de nouveaux espaces de
Comme d’autres villes d’Angleterre, Leicester bureau afin d’offrir de nouvelles opportunités
fait face à un grand besoin de logements et est pour les habitants de la ville.” Ce projet s’ins-
confrontée aux problèmes liés à la désindus- crit dans la stratégie générale “Connecting
trialisation. Leicester”, qui met en place des objectifs pour
DÉSINDUSTRIALISATION. Le Royaume-Uni la ville tout entière et a récemment permis le
renonce progressivement aux centrales ther- renouveau du centre-ville.
miques, si bien que les sites de production La zone retenue pour le programme de réha-
d’électricité et de gaz le long de la rivière sont bilitation compte plusieurs éléments de patri-
abandonnés. La désindustrialisation des années moine, essentiellement des bâtiments indus-
1980 et 1990 se traduit par une dégradation triels des XIXe et XXe siècles. En limite de la zone
accrue des quais de la rivière et du canal. Depuis et dans la zone, on trouve également des struc-
les années 1980, les industries principales de tures médiévales et romaines. Historic England
Leicester (textile, chaussure et industrie manu- (ex-English Heritage), l’organisme public en
facturière) ont presque disparu. Ce déclin charge de la conservation du patrimoine, a
industriel entraîne la dégradation de la zone désigné certains de ces sites comme ayant une
du canal et de la rivière. La ville tourne le dos importance en tant que patrimoine national.
à son cours d’eau, laissant les usines victo- D’autres sont classés localement comme signi-
riennes s’abîmer ; les centrales électriques sont ficatifs pour l’histoire de la ville.
détruites. Avec le déclin et les dégradations de Le Waterside Project perçoit l’importance
la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, on du passé industriel et accorde de la valeur à ces
voit apparaître sur ces sites des activités limi- éléments patrimoniaux, dont beaucoup sont
nales, telles des entreprises de démontage-recy- encore enfouis. Avant que les projets de
clage d’automobiles, des vendeurs de fer- construction ne débutent, les archéologues
raille… Leur présence ajoute à la désolation exhument actuellement le passé antique et
de la zone. Malgré tout, il existe quelques pro- médiéval de la zone – ce qui améliore la
jets d’implantation d’équipements sur la par- connaissance actuelle de l’histoire de Leicester.
tie de la berge proche de la ville : le stade de Le projet consiste à créer sur ce site un quar-
l’équipe de football Leicester City FC, le futu- tier urbain dynamique, avec des logements de
riste Centre spatial national et le nouveau site qualité (design et qualité environnementale)
d’accueil de l’équipe de basketball de Leicester offrant un espace de vie original adapté au
(les Riders). Malheureusement, ces projets ont développement des entreprises. Ce quartier
été pénalisés par l’environnement délabré et reconnectera Leicester à ses berges, ouvrant
peu engageant. ainsi des possibilités de loisirs, de liaisons vertes

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 53
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

et de développement de la faune et de la flore. Leicester City Council rachète terrains et bâti-


Avec son important patrimoine historique, la ments et possède maintenant une large part
zone a du caractère et une identité urbaine bien des 60 hectares nécessaires au redéveloppe-
établie. Le patrimoine servira de lien avec le ment en cours. Des expropriations, obligeant
passé tout en embrassant l’avenir. La zone n’est les propriétaires à vendre des terrains adjacents
qu’à dix minutes de marche du centre-ville ; d’après les dispositions du Town and Country
elle se situe aussi à proximité de parcs et d’es- Planning Act de 1990, permettront bientôt à
paces de loisirs existants, ce qui convient par- la municipalité de contrôler la majorité du péri-
faitement à un mode de vie durable. mètre. La réalisation du programme passe par
Se développant sur une friche industrielle un partenariat entre la municipalité et les déve-
(brownfield), et non sur un site vierge (green- loppeurs privés. Les structures et bâtiments
field), le programme bénéficie de subventions industriels abandonnés sont considérés comme
publiques. Par ailleurs, il n’y aura pas de pertes des actifs patrimoniaux et joueront un rôle
en termes d’espaces ouverts à tous (campagne majeur dans la réhabilitation de ce qui consti-
ou patrimoine), un problème auquel sont tuait autrefois le cœur historique de Leicester.
confrontés de nombreux projets de grande Évidemment, un projet de cette envergure est
envergure. coûteux : la municipalité affectera au cours des
La première tranche du programme four- cinq prochaines années un financement de 25
nira près de 500 nouveaux logements, la moi- millions de livres au Waterside Project, pris sur
tié en maisons de ville et l’autre en apparte- son budget-programme d’investissement. De
ments. Certains appartements donnant sur plus, pour éviter tout retard, les élus munici-
l’eau ont déjà été construits au sud du site. De paux ont accepté que des ressources d’entre-
nouveaux bureaux et des boutiques, des espaces prises, dans la limite de 21 millions de livres,
verts et des chemins le long du canal, avec jar- absorbent le coût des expropriations et des tra-
dins publics et aires de jeu intégrés, sont éga- vaux d’infrastructures proposés pour la pre-
lement prévus. Les bâtiments seront reliés aux mière tranche du programme, pour le cas où
berges et des zones piétonnes, cyclistes et nau- les subventions du fonds de croissance locale du
tiques seront créées. Des équipements adaptés gouvernement et les recettes des ventes de ter-
(amarres, robinets d’eau…) seront installés rains ne seraient pas confirmées en totalité ou
pour les touristes, de plus en plus nombreux, seraient inférieures aux prévisions.
qui viennent à Leicester en bateau via le canal DÉVELOPPEMENT LOCAL. La réhabilitation de
pour les vacances, attirés par le patrimoine, la l’usine textile Friar’s Mill, la plus ancienne usine
culture et l’offre sportive de la ville. de Leicester, est un modèle de ce qui peut être
Si la municipalité est responsable des berges, fait sur le site. Le bâtiment central date de la
un organisme national, le Canal and River première décennie du XIXe siècle. Les bâtiments
Trust, est responsable des voies d’eau. Ce der- principaux sont classés par Historic England
nier a récemment nettoyé le canal en le creu- au titre du patrimoine industriel. L’usine a été
sant, améliorant ainsi l’accessibilité du site par en activité de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux
voie navigable et créant un meilleur environ- années 1990. L’usine et le terrain sont alors
nement pour la faune et la flore aquatiques. vendus à une série de sociétés d’investissement
Dans le périmètre du Waterside Project, des basées dans les îles Caïmans, avant d’être rache-
zones de développement de la biodiversité seront tés par une banque irlandaise. Ce site classé,
créées pour encourager le développement de la laissé à l’abandon sans aucun entretien, com-
faune et de la flore et fournir des activités mence à se dégrader malgré des campagnes de
ludiques et éducatives pour les habitants. sauvegarde menées par des associations locales
MAÎTRISE DU FONCIER. La maîtrise du foncier de défense du patrimoine. Le propriétaire,
est essentielle au projet : depuis des années, le quant à lui, fait la sourde oreille aux mises en

54 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SUSAN BARTON

demeure d’entretenir le site que lui envoie la


municipalité. En 2012, un incendie détruit le
toit. À partir de ce moment-là, la banque irlan-
daise accepte de vendre le site à la municipalité,
et un plan de restauration et de rénovation peut
enfin être mis en place. Friar’s Mill ayant été

© Calibre
construite dans les règles de l’art, la majeure
partie de la structure géorgienne a survécu à
l’incendie. Et pour un coût de 6,5 millions de
livres (financés pour partie par une subvention
de l’Union européenne), l’usine, sa chaufferie

© Tadeusz Ibrom
ainsi qu’un bâtiment annexe seront restaurés
pratiquement dans leur état d’origine, avec
quelques extensions modernes. Le site héberge
aujourd’hui un centre d’affaires qui accueille
une quinzaine de petites et moyennes entre-
prises. Cet équipement donne un élan au déve- luantes. Ces activités devront être relocalisées
loppement local et montre aux développeurs, pour que le programme de réhabilitation soit
aux investisseurs et aux habitants que, après un succès. Malgré les progrès effectués, il reste
tant d’années de laisser-faire, il se passe enfin beaucoup à faire. Néanmoins on peut penser
quelque chose. que, d’ici à dix ou quinze ans, cette zone
BAIGNADE. Un autre exemple de la dyna- accueillera une communauté dynamique. Elle
mique en marche concerne l’île de la Soar, ne sera plus alors cachée ni ignorée. La réha-
entourée d’un côté par la rivière et de l’autre bilitation des berges, pas seulement pour le
par le canal, et reliée aux berges par des pas- logement ou le travail, mais aussi pour les loi-
serelles. Il y avait là autrefois un pont levant sirs (découverte du patrimoine, promenade,
qui reliait le canal au réseau ferroviaire. Il s’agis- baignade, nautisme…) permettra à Leicester
sait de la ligne Swannington-Leicester, ouverte de ne plus tourner le dos à sa rivière et de l’ad-
en juillet 1832, qui permettait d’acheminer du mirer à nouveau. ■
charbon à la ville. L’île a abrité aussi un mou-
lin à farine, aujourd’hui remplacé par une usine NOTES
de béton. Un concours organisé par le Royal (1) PWC, Good Growth for Cities Index, 2015.
Institute of British Architects a attiré plus de https://www.pwc.com/gx/en/psrc/assets/good-growth-for-cities-
80 architectes du monde entier(9), dont cinq 2015.pdf
furent sélectionnés pour fournir un projet (2) Richard BUCKLEY, Matthew MORRIS et Michael CODD, Visions of
détaillé. Une exposition a été organisée pour Ancient Leicester: Reconstructing Life in the Roman and Medieval
permettre aux architectes de présenter leurs Town from the Archaeology of the Highcross Leicester
idées et plans. Le public a été invité à voter Excavations, University of Leicester Archaeology Services, 2011.
pour le projet de son choix. Il est intéressant (3) Philip A. STEVENS, The Leicester and Melton Mowbray
de noter que la baignade dans la rivière reste Navigations, Alan Sutton Publishing, 1992.
une aspiration de la population, car les projets (4) Malcolm ELLIOTT, Victorian Leicester, Phillimore, 1979.
intégrant une zone de baignade ont été ceux (5) Idem.
qui ont été le plus demandés par le public. (6) Roger HUTCHINSON, The Mile Straight, the Fate of the Soar in the
■ ■ Centre of Leicester, Trading for Change, 2008.
Les berges de la Soar sont, encore aujour- (7) Idem.
d’hui, enlaidies par des dépôts de ferraille et (8) Idem.
par des activités liminales bruyantes et pol- (9) http://www.ribacompetitions.com/soarisland/

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 55
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

L’ESPACE FLUVIAL DE
LA GARONNE, À TOULOUSE
UN TERRITOIRE EN RECONQUÊTE

À Toulouse, les nombreuses digues édifiées en bord

de Garonne pour se protéger des inondations sont,

depuis leur création entre la fin du XVIIIe siècle et le

début du XIXe siècle, des lieux privilégiés de prome-

nade. Au début du XXe siècle, les activités de loisirs

ont migré au sud de la ville dans le complexe des îles

du Ramier. Depuis les années 1990, la reconquête

ludique du fleuve se double d’une valorisation de cer-

tains lieux emblématiques à l’intérieur des paysages

fluviaux urbains, d’abord dans le centre ancien de la

ville, puis, depuis les années 2010, à l’échelle de l’ag-

glomération (de la confluence avec l’Ariège jusqu’à

Grenade-sur-Garonne).

PHILIPPE VALETTE
Maître de conférences, Université Toulouse - Jean-Jaurès, laboratoire Geode - UMR 5602 (CNRS)
< philippe.valette@univ-tlse2.fr >

56 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
PHILIPPE VALETTE

a ville ne cesse de se réinventer en représentatifs d’un effet de mode ? La fré-

L permanence par des opérations


immobilières nouvelles ou par des
opérations de réhabilitation qui
exacerbent l’artificialité des pay-
sages. Depuis quelques années, dans les sites
urbains, la recherche d’un cadre de vie agréable
octroie une place particulière à la nature en
quentation ludique à Toulouse n’est-elle pas
aujourd’hui un espace en reconquête ? Pour
répondre à ces questions, nous abordons trois
points. Le premier est consacré à un rapide
regard géohistorique sur les loisirs liés à la
Garonne à Toulouse. Le deuxième s’intéresse
à la reconquête des loisirs fluviaux depuis les
ville. Les parcs, jardins, espaces verts mais années 1990. Enfin, le dernier évoque des ques-
aussi, et de plus en plus, les cours d’eau font tions de perception actuelles du fleuve de la
l’objet de projets de valorisation diversifiés. part des usagers.
De cette manière, la présence d’un fleuve ou REGARDS GÉOHISTORIQUES. La Garonne à
d’un cours d’eau en ville permet aux urbains de Toulouse est d’abord un fleuve que l’on craint
se raccrocher aux “éléments naturels”. car ses inondations ont ravagé de multiples
L’alternance des débits, entre étiages et crues, fois la rive gauche du quartier Saint-Cyprien.
révèle le fonctionnement d’un hydrosystème L’inondation de juin 1875 est de funeste
que l’on a tenté pendant des décennies de mas- mémoire : 209 victimes et de multiples mai-
quer. Enterrement des rivières, aménagement sons détruites(3). Les paysages fluviaux urbains
de voies sur berges, rectification des cours actuels sont un héritage de la lutte et de la
d’eau, endiguements… Autant d’actions défense contre les inondations.
anthropiques qui ont accentué l’artificialité Mais la Garonne est aussi un espace où se
des paysages fluviaux urbains. sont exprimés de nombreux loisirs depuis long-
À Toulouse, la Garonne a été aménagée pour temps, à la fois sur les bords du fleuve, dans
se protéger des inondations, et les paysages flu- et sur l’eau. Sur les bords du fleuve, l’ancien
viaux en gardent encore la trace(1). Dans les cours des Ormes (actuel cours Dillon) est
années 1970, un projet de voie sur berges est d’abord une digue construite dès le XVIIe siècle.
défini par la mairie. “La Toulouse que chante À l’origine, il est planté d’une double rangée
Nougaro est aujourd’hui dépassée par les impé- d’ormes et devient un lieu privilégié de pro-
ratifs de notre siècle. Une autre Toulouse plus menade, de repos et de distractions. Jusqu’au
conforme est en voie de réalisation. […] XXe siècle, le Fénétra (fête traditionnelle tou-
L’édification d’une voie express sur les berges lousaine, marché), des courses cyclistes, un
crée des remous dans le village toulousain(2)”. théâtre de plein air et un boulodrome y sont
Ce projet, caractéristique de l’époque, a été réa- associés. Aujourd’hui, tous ces loisirs sont sup-
lisé en partie en amont de la ville. Mais la résis- plantés par un vaste parking à voitures et la
tance des Toulousains a permis son abandon présence d’un terminus de bus.
dans le centre ancien. Cette non-acceptation du Située en contrebas du cours Dillon, la prai-
“modernisme” a préservé les paysages fluviaux rie des Filtres est le premier parc urbain créé
urbains toulousains. Cette particularité est liée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle cor-
à la place singulière occupée par la Garonne à respond à d’anciennes îles, progressivement
Toulouse. La Garonne est crainte pour ses mul- rattachées à la rive gauche de la Garonne. Elle
tiples inondations, mais elle est aussi appréciée a été le lieu privilégié de nombreuses manifes-
pour les bienfaits qu’elle apporte en termes de tations populaires : école de natation, fête de
ressources et de ressourcement. La Garonne a charité, course de vaches landaises, manœuvres
offert et offre encore la possibilité aux militaires, feux d’artifice, foire agricole, pro-
Toulousains de s’adonner à de multiples loisirs. menade, détente… En 1976, la municipalité y
Mais quels sont ces loisirs liés à la Garonne crée un jardin public de 13 hectares en plein
à Toulouse ? Sont-ils anciens ? Ne sont-ils pas cœur de ville.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 57
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

Ailleurs, le centre ancien a fait l’objet d’un cartes postales gardent le souvenir des scènes
projet d’embellissement à la fin XVIIIe siècle. de pêche ; celle-ci était pratiquée partout à l’in-
Ce projet visait “l’utile et le beau”. Les quais, térieur de la ville. Mais l’eau du fleuve per-
les murs et les digues sont construits en brique mettait aussi la baignade. Entre la fin du
rose pour se protéger des effets des inonda- XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle,
tions (crues, inondations, érosion). Mais ils des écoles de natation (prairies des Filtres) ou
sont aussi construits en forme de balcons sur des bains (quai de Tounis et de la Daurade)
le fleuve, de sorte qu’ils deviennent un lieu pri- sont mis en place sur les berges. Jusque dans les
vilégié de promenade pour les Toulousains années 1970, les loisirs nautiques (avirons,
(cf. illustration 1). Ces paysages fluviaux bateaux, ski nautique) s’y développent et les
urbains sont devenus un paysage identitaire régates attirent de nombreux curieux sur les
de la ville, à tel point que les berges de la berges du fleuve.
Garonne font partie des lieux les plus photo- Dans les années 1950 à 1980, comme sou-
graphiés sur Instagram(4). vent à proximité des fleuves en ville, les berges
Au début du XXe siècle, la ville ne cesse de résonnent creux. Elles sont progressivement
croître et les activités de loisirs migrent au sud abandonnées au profit d’autres usages plus
de la ville dans le complexe des îles du Ramier. utilitaristes (aménagement de digues, voies sur
Ce phénomène est lié à l’acquisition foncière berges…). À Toulouse, elles se remplissent de
par la mairie des terrains de l’ancienne pou- voitures et chaque ancien port devient un par-
drerie. Les activités industrielles ont toujours king. Entre 1952 et 1966, le Parc toulousain,
été localisées sur les îles et ont été repoussées si populaire et déjà amputé par la création du
progressivement plus au sud au cours du parc d’hygiène et des sports, disparaît du pay-
temps. L’urbanisation galopante a désormais sage au profit de la construction du parc des
rattrapé ces sites industriels. Cette imbrication expositions. Pendant cette période, les
entre complexes industriels et ville a connu Toulousains tournent le dos au fleuve.
son “apogée” lors de l’explosion d’AZF en Néanmoins, un regain d’intérêt apparaît au
2001. En 1904, les terrains libérés par la pou- début des années 1990 ; une reconquête des
drerie permettent la mise en place du Parc tou- loisirs en bords de Garonne est amorcée.
lousain d’une superficie de 50 hectares (cf. illus- RECONQUÊTE DES LOISIRS. En 1992, la muni-
tration 2). Ce lieu, très populaire, est agrémenté cipalité a pour objectif de faire évoluer le regard
d’espaces de promenade, de théâtres de plein sur la Garonne. Cela se traduit par la valori-
air, de kiosques à musique, d’un café-restau- sation de plusieurs sites, mais aussi par la mul-
rant. De nombreuses fêtes et bals y sont orga- tiplication des pratiques de loisirs sur le fleuve(6).
nisés. Ces pratiques peuvent être éphémères, tem-
À partir des années 1930, le Parc toulousain poraires ou récurrentes. Depuis les années
évolue et permet de nouvelles pratiques spor- 1990, elles sont nombreuses et nous pouvons
tives. En 1928, plusieurs sports investissent les en citer plusieurs.
lieux, comme les activités nautiques, la pelote Entre 1980 et 2003, Garona permettait
basque et le tennis(5). Un peu plus tard, en 1931, chaque année à de multiples embarcations de
le Parc est réinvesti par la municipalité comme descendre le fleuve entre Venerque (Ariège),
parc d’hygiène et des sports (piscine classée Muret (Garonne) et Toulouse. Cette journée
monument historique en 1993 et stadium festive, haute en couleur et en embarcations
municipal). Les îles du Ramier gardent encore de toute sorte, se terminait à la prairie des
la trace de tous ces aménagements dans leurs Filtres.
paysages. En 1995, le festival Rio Loco est créé. Depuis
L’eau de la Garonne a aussi été le support plus de vingt ans, de multiples concerts sont
de multiples activités de loisirs. Les anciennes donnés fin juin et début juillet en bord de

58 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
PHILIPPE VALETTE

Garonne (prairie des Filtres). Rio Loco est un années la prairie des Filtres. Elle offre la pos-
festival populaire et familial où il est possible sibilité de pratiquer de multiples activités spor-
de chanter, de danser, de faire la fête (cf. illus- tives : danse, arts martiaux, badminton, golf,
tration 3). “Cet événement nous transporte tennis de table, rugby, volley, tennis, parcours
allègrement au-delà des rives de la Garonne aventure, trampoline, canoë… (cf. illustra-
et nous invite à explorer des contrées cultu- tion 4). Toulouse Plages laisse aussi une grande
relles enrichissantes et divertissantes” (Jean- place aux activités de détente : taï-chi-chuan,
Luc Moudenc, maire de Toulouse, 2016). À yoga, qi gong, relaxation, lecture (livres, revues,
sa création, le festival Rio Loco invite un fleuve journaux…). Une grande roue est mise en place
du monde ; désormais, il invite différents pays. au niveau du port Viguerie, dans le quartier
L’édition 2016 a invité les mondes celtes. Le Saint-Cyprien.
festival est l’occasion d’associer musiques, spec- Chaque année depuis 2013, la Garona Cup
tacles pour le jeune public, arts visuels et est organisée sur le fleuve à proximité des quais
cinéma de plein air. de la Daurade. Il s’agit d’une course d’aviron
Outre des manifestations festives, les berges entre des équipes représentant des universités,
de la Garonne sont le support d’événements des grandes écoles et des organismes de
artistiques. Le festival photo MAP (Mise au recherche de Toulouse Midi-Pyrénées.
Point) existe depuis 2009. Il s’agit d’un ren- Ainsi, depuis plus de vingt-cinq ans, la
dez-vous annuel d’exposition de photogra- Garonne à Toulouse est le support d’activités
phies dans différents lieux de Toulouse, dont les de loisirs. La reconquête ludique du fleuve s’est
quais de la Garonne. Les installations sur les doublée d’une valorisation de certains lieux
quais sont d’accès libre et gratuit ; elles embel- emblématiques à l’intérieur des paysages flu-
lissent les quais le temps du festival. Tous les viaux urbains. Cette mise en valeur s’est dérou-
dimanches, sur les quais de la Daurade, “La lée en deux temps. De 1990 aux années 2010,
Garonne expose” présente des artistes ama- c’est d’abord le centre ancien qui a été valo-
teurs. Cette initiative existe depuis 2001. Enfin, risé. À partir des années 2010, le fleuve a été
certaines expositions temporaires peuvent valorisé à l’échelle de l’agglomération, de la
magnifier les paysages fluviaux urbains. C’est confluence avec l’Ariège jusqu’à Grenade-sur-
le cas, par exemple, du Fly’s Eye Dome, de Garonne(7).
Buckminster Fuller, dans le cadre du Festival C’est donc en 1992, sous l’un des mandats
international d’art de Toulouse. Cette œuvre de Dominique Baudis, que la Garonne dans le
a été installée sur l’esplanade de l’ancien port centre ancien est valorisée. La première décision
de Saint-Cyprien (port Viguerie), en 2013. forte est d’enlever les parkings à voitures des
Depuis plusieurs décennies, les berges de la différents ports de la ville(8). Puis, progressive-
Garonne et le fleuve lui-même sont le support ment, plusieurs lieux sont réhabilités et valo-
d’activités sportives et de détente. Durant la risés : l’ancien château d’eau devient le pôle
période estivale, il est possible de naviguer sur photographique de Toulouse ; les anciens abat-
le fleuve en canoë-kayak, en aviron ou en toirs sont transformés en musée d’art moderne
paddle, voire de faire du ski nautique. Enfin, et contemporain, le Bazacle (ancien moulin)
les digues, qu’elles soient en béton ou en brique, devient un lieu d’exposition ; l’ancienne manu-
sont le support d’une activité d’escalade, facture des tabacs accueille une université…
notamment en amont du pont Saint-Michel. L’objectif de l’action menée vise aussi à per-
Depuis 2003, la municipalité organise durant mettre le cheminement sur les berges : en 2007,
la période estivale Toulouse Plages. Cette mani- une passerelle est mise en place entre Les
festation, un temps déplacée au niveau de l’île Abattoirs et le port Viguerie. Les digues en
du Ramier à cause des nuisances provoquées béton deviennent un support de promenade,
par l’affluence, a retrouvé depuis plusieurs avec vue sur le fleuve. Les anciens bras du

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 59
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

Bazacle et de la Garonnette sont valorisés (cou- sagère(11). Cette dernière peut être définie comme
lée verte, aménagements paysagers). le fait que le site est apprécié et tenu pour
Depuis les années 2010 s’opère un change- agréable, ce qui n’est pas quantifiable de façon
ment d’échelle dans la reconquête des paysages pécuniaire mais peut conditionner les déplace-
fluviaux urbains(9). L’espace de reconquête ments des individus vers les lieux de leurs pré-
ludique s’étire en amont et en aval du centre férences. Chaque individu a des attentes diffé-
ancien(10). Dorénavant, il s’agit de valoriser les rentes par rapport aux aménités paysagères,
berges de la Garonne de la confluence avec puisque l’aspect agréable ou appréciable peut
l’Ariège jusqu’à Grenade-sur-Garonne. Le varier d’un individu à un autre.
10 juin 2012, La Dépêche du Midi titre : Pour évaluer si la Garonne est une aménité
“Découvrez le projet de Grand Parc Garonne, paysagère, nous avons mené une enquête in
le futur Central Park toulousain.” Ce projet, situ(12). La première question posée était : “Citez
porté par Toulouse Métropole, est entré depuis trois mots qui vous viennent à l’esprit lorsque
quelques années dans une phase opération- vous pensez à la Garonne à Toulouse.” Les
nelle. Plusieurs objectifs lui ont été assignés : deux mots qui ressortent du résultat sont
– développer les cheminements piétons et “nature” et “beau”. Les personnes ayant
cyclistes ; répondu à l’enquête recherchent donc dans la
– valoriser le patrimoine naturel ; Garonne une image de nature (en contradic-
– renforcer les usages liés à l’eau (navigation, tion avec l’artificialité des paysages urbains
sports nautiques) ; toulousains), associée à un paysage qualifié de
– développer de nouveaux espaces de culture “beau” (cf. illustration 5). Dans une moindre
et de convivialité (observatoire, guinguette). mesure, les mots “fleuve”, “paysage”, “pro-
Parmi les éléments réalisés ou en cours de menade”, “détente”, “calme”, “soleil”, “eau”
réalisation nous pouvons citer : les chemine- correspondent à des aspects appréciables,
ments doux le long de la Garonne, qui per- agréables, que les questionnés recherchent à
mettent de relier les espaces verts entre eux proximité du fleuve. Ces aspects peuvent être
(Quinze Sols, Blagnac, prairie de Filtres, parc complétés par des termes comme “agréable”,
du confluent ; les anciens ports du centre “tranquille”, “reposant”, “balade” ou “pai-
ancien, comme le port Saint-Pierre ou celui de sible”. Plusieurs pratiques de loisirs sont citées :
la Daurade ; la guinguette temporaire sur le “promenade”, “sport”, “fête”, “flâner”. Tous
quai de Tounis. ces mots utilisés pour qualifier la Garonne mon-
Ce projet est donc ambitieux et vise à don- trent le fleuve comme une aménité paysagère.
ner un nouveau souffle à la valorisation des Néanmoins, quelques termes cités sont négatifs.
berges du fleuve. Parmi les opérations ou Nous pouvons noter : “sale”, “pollution” et
réflexions programmées d’ici à 2020, nous “inondation” – ce dernier terme étant assez
pouvons noter celle de recréer le Parc toulou- peu évoqué, alors que l’origine des paysages
sain sur l’île du Ramier (promenade, fêtes, fluviaux toulousains est liée à ces phénomènes.
sport, détente) ou celle de réhabiliter le port Dans le cadre de cette enquête, une série de
Viguerie. Toutes ces initiatives devraient per- huit photographies ont été montrées aux per-
mettre de nouveaux usages, de nouvelles pra- sonnes enquêtées. Elles devaient répondre à la
tiques ludiques. Dans le même temps, et depuis question suivante (en attribuant une note de
les années 1990, les protections contre les inon- 0 à 10) : “Aimez-vous les paysages représentés
dations sont renforcées. sur les photographies ci-dessous ?”
AMÉNITÉ PAYSAGÈRE. Le processus de trans- Les photographies qui représentent un espace
formation en cours, qui renforce la vocation vert et les paysages identitaires de la ville (quais
d’espace de loisirs de la Garonne, permet de de brique rose) obtiennent les meilleures notes,
considérer le fleuve comme une aménité pay- respectivement 8,4/10 et 7,8/10. À un niveau

60 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
PHILIPPE VALETTE

moindre, la photographie représentant les loi- si les bords de la Garonne connaissent une
sirs en bord de Garonne obtient 7,5/10, talon- métamorphose, il reste à animer le plan d’eau.
née de près par une image sur laquelle la ripi- La question de la navigation du fleuve se pose
sylve (forêt au bord du fleuve) est très présente déjà et se posera dans les années à venir. ■
(7,4/10). À travers ces quatre clichés, c’est tout
l’espace de loisirs en reconquête lié à la Garonne
qui est représenté – c’est lui qui obtient les
meilleures notes. Les clichés les moins bien
notés représentent l’ancien patrimoine industriel NOTES
(moulin, note de 6,7/10), les digues en béton (1) Philippe VALETTE et Jean-Michel CAROZZA, “Toulouse face à la
(6,2/10), un parking à voitures sur les berges Garonne : emprise de l’urbanisation dans la plaine inondable et
(4,2/10) et l’inondation (3,9/10). géohistoire des aménagements fluviaux” Geographicalia, 2013.
Enfin, l’enquête permettait d’évaluer les pra- (2) Cette citation est issue d’un reportage de 1975 intitulé “Voies
tiques des usagers (cf. illustration 6). 33,0 % sur berges à Toulouse”, conservé par l’Ina (Institut national de
des personnes enquêtées se déplacent à proxi- l'audiovisuel).
mité du fleuve pour marcher et se promener, http://www.ina.fr/video/I07275950
auxquelles il faut associer les 28,6 % d’usa- (3) SMEPAG (SYNDICAT MIXTE D’ÉTUDE ET DE PROGRAMMATION POUR
gers qui profitent de ces espaces pour flâner et L’AMÉNAGEMENT DE LA GARONNE), Schéma de protection contre les
contempler les paysages. L’activité sportive pro- eaux de la Garonne, Tome 1, Monographie des crues de la
prement dite (course à pied, vélo) représente Garonne (du pont du Roy au Bec d’Ambès), 1989.
11,3 %. Les activités ludiques (fêtes, rendez- (4) https://www.busbud.com/blog/fr/lieux-plus-instagrammes-
vous culturels…) apparaissent pour 6 %. france/
L’activité individuelle de la lecture, difficile- (5) Annie NOÉ-DUFOUR, Les Quartiers de Toulouse. L'île du Ramier,
ment appréciable et quantifiable comme usage, Coll. “Itinéraires du patrimoine”, n°176, Accord, 1998.
représente 5,4 %. Enfin, les berges de la (6) CUIET (CENTRE URBAIN D’INITIATION À L’ENVIRONNEMENT DE TOULOUSE),
Garonne sont aussi un espace de transit qui La Vie au bord du fleuve, 1993.
permet de relier un lieu à un autre (11,3 %). (7) – Philippe VALETTE, “La Garonne à Toulouse, du centre ancien
Ces différents résultats montrent que, pour aux communes périurbaines : observation des paysages,
les usagers, la Garonne est un espace voué aux évolution et intentionnalités”, dans “Diversité des paysages
loisirs. Cet espace en reconquête peut égale- fluviaux”, Norois, n° 237, 2015.
ment être considéré comme une aménité pay- – Rémi PAPILLAULT, Enrico CHAPEL et Anne PÉRÉ, Toulouse territoires
sagère. Garonne. Habiter en bord du fleuve, Presses universitaires du
■ ■ Mirail, 2012.
Les loisirs en bords de Garonne à Toulouse (8) Philippe VALETTE, Les Paysages fluviaux de la Garonne : les
existent depuis bien longtemps et les nom- métamorphoses d’un fleuve, thèse de doctorat de géographie,
breuses digues édifiées pour se protéger des Université Toulouse 2, 2002.
inondations sont depuis toujours des lieux pri- (9) – Philippe VALETTE, op. cit. [note 7), 2015.
vilégiés de promenade ou de flânerie. – Rémi PAPILLAULT, Enrico CHAPEL et Anne PÉRÉ, op. cit. [note 7),
Aujourd’hui, les loisirs y sont multiples, à 2012.
l’image du vaste mouvement impulsé dans les (10) COMMUNAUTÉ URBAINE DU GRAND TOULOUSE, Grand parc Garonne.
villes fluviales partout en Europe et dans le Plan guide à horizon 2030, 2012.
monde. Le projet actuel de Grand Parc (11) Philippe VALETTE, op. cit. [note 7], 2015.
Garonne est ambitieux et devrait accentuer la (12) Passation de 100 questionnaires sur les bords du fleuve à
place du fleuve dans l’agglomération. Si le Toulouse (travaux réalisés dans le cadre du master GEP par des
regard sur la Garonne a changé à partir des étudiants en 1re année : Paul Busserole, Hélène Chapelle, Laure
années 1990, les loisirs sur les bords de la Coussout, Laurie Lamigeon, Martin Lemaire, Pierre Marceteau,
Garonne restent un espace en reconquête. Et, Gaëlle Mercier, Quentin Merley, Ghislain Poirson et Léna Torset.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 61
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

© Yvann K
ILLUSTRATION 1
Les quais de la Daurade à Toulouse, vaste espace de détente

Collection Philippe Valette


ILLUSTRATION 2
Le Parc toulousain :
lieu de loisirs
très populaire
au début
du XXe siècle

© Patrice Nin / Ville de Toulouse

ILLUSTRATION 3
Le festival Rio Loco

62 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
PHILIPPE VALETTE

© Frédéric Maligne / Ville de Toulouse


ILLUSTRATION 4
Activités nautiques pendant Toulouse Plages

Source : Philippe Valette


ILLUSTRATION 5
Nuage de mots : “Citez trois mots qui vous viennent à l’esprit lorsque vous pensez
à la Garonne à Toulouse.”

Promenade, marche (33,0 %)

Flânerie, contemplation (28,6 %)

Activité sportive (jogging, vélo) (11,3 %)

Liaison d’un lieu à une autre (11,3 %)

Fêtes, rendez-vous culturels (6 %)

Lecture (5,4 %)
ILLUSTRATION 6
Les pratiques en bord de Garonne, à Toulouse

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 63
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

LA PLACE DE L’ESPACE FLUVIAL


DANS LES PROJETS URBAINS
DE LYON,NANTES ET STRASBOURG
ANALYSE EXPLORATOIRE
Quels sont les liens entre les cours d’eau et les villes ?

Dans quelle mesure les trames bleues nées du Grenelle

de l’environnement modifient-elles les projets d’amé-

nagement de l’espace fluvial ? Quelle est la place du

paysage et de l’environnement dans ces projets ? Quels

sont les usages favorisés ? Les résultats présentés ici

s’appuient sur trois études de cas en France : la métro-

pole de Nantes, celle de Lyon et celle de Strasbourg.

Où il apparaît que les projets urbains sont inscrits dans

l’amélioration du cadre de vie et le développement des

activités de loisirs, certaines étant liées à l’eau ou uti-

lisant les aménités paysagères du fleuve.

SYLVIE SERVAIN Maître de conférences HDR, INSA Centre Val de Loire < sylvie.servain@insa-cvl.fr >

ANNE RIVIÈRE-HONEGGER Directrice de recherche CNRS, UMR 5600 EVS < anne.honegger@ens-lyon.fr >

DOMINIQUE ANDRIEU Ingénieur cartographe, MSH Val de Loire < dominique.andrieu@univ-tours.fr >

64 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

a démarche expérimentale présen- tant que telle et en référence au dispositif TVB,

L tée ici est issue de travaux de


recherche en cours menés au sein
du réseau des zones ateliers du
CNRS(1). La question centrale porte
sur les liens entre les paysages urbains et la
Trame bleue. Nous nous intéressons à l’iden-
tification des éléments pris en compte dans la
mais dans des travaux centrés sur les cours
d’eau, par exemple en écologie de la restaura-
tion ou en hydrologie.
Une analyse exploratoire des trois études de
cas a ensuite permis d’identifier et de caracté-
riser les projets d’aménagement liés à la trame
bleue(5). Cette approche a ensuite été affinée à
construction de la Trame bleue urbaine, mais l’échelle des métropoles et à celle de projets
aussi aux usages et activités qui y sont liés, dont identifiés(6). Nous présentons ici les premiers
les loisirs et les activités touristiques. éléments de l’analyse menée.
Rappelons que la Trame verte et bleue (TVB) MÉTROPOLES LIÉES À L’EAU. Lyon, Nantes et
est un des grands projets nationaux nés du Strasbourg sont trois métropoles liées à l’eau.
Grenelle de l’environnement. C’est “un réseau Elles ont été choisies comme sites d’étude essen-
formé de continuités écologiques terrestres et tiellement parce qu’elles personnifient, à
aquatiques identifiées par les schémas régio- l’échelle française, le dynamisme affiché des
naux de cohérence écologique ainsi que par les métropoles en matière de développement
documents de planification de l’État, des col- urbain.
lectivités territoriales et de leurs groupements. Toutes trois sont liées historiquement à un
La Trame verte et bleue contribue à l’amélio- réseau hydrographique complexe, largement
ration de l’état de conservation des habitats aménagé. Les activités portuaires y sont pré-
naturels et des espèces et au bon état écolo- sentes et associées à des processus de recon-
gique des masses d’eau. Elle s’applique à l’en- version (aménagement de friches industrielles,
semble du territoire national à l’exception du déplacement des zones d’activité…) donnant
milieu marin(2)”. naissance à des projets urbains nombreux et
RÉINTERROGER LES LIENS ENTRE LES COURS diversifiés. De nouveaux usages, ou d’anciens
D’EAU ET LES VILLES. La mise en œuvre de la mis au goût du jour, se développent dans ces
TVB offre l’occasion de réinterroger les liens secteurs de projet proches des cours d’eau,
entre les cours d’eau et les villes. La mise en qu’ils soient liés aux circulations douces (pistes
œuvre de la TVB a-t-elle ou va-t-elle modifier cyclables et voies piétonnes), à des moments
les projets et les aménagements de façon struc- festifs (guinguettes) ou des pratiques de loisirs
turante ? Quelle est la place du paysage et de (sport, promenade…).
l’environnement dans ces projets liés aux cours La métropole lyonnaise, qui regroupe 59 com-
d’eau ? Quels usages et activités à destination munes et 1,3 million d’habitants, a une his-
des habitants et des touristes sont favorisés ? toire marquée par le Rhône et la Saône dont
La démarche d’étude s’appuie sur trois études la présence a contribué à son développement
de cas en France : la métropole de Nantes, celle économique au fil des siècles (abattoirs, indus-
de Lyon et celle de Strasbourg. Conduite en trie pétrochimique…). La presqu’île formée
2015 et 2016(3), elle a été développée en plu- par la confluence des deux fleuves, inscrite sur
sieurs phases. la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco
Une synthèse bibliographique a tout d’abord depuis 1999, est centrale dans le tissu urbain.
été réalisée sur la place de la TVB dans la Depuis le début des années 2000, elle concentre
réflexion scientifique (méthodes d’analyse, suivi des projets urbains liés aux cours d’eau : “Rives
de la mise en œuvre…). Elle a montré que, jus- de Saône”, “Rives de Rhône” et “Lyon
qu’à présent, c’est principalement la compo- Confluence” (cf. illustration 1).
sante “verte” de la TVB qui est considérée(4). Trente communes sont riveraines des fleuves,
La composante “bleue” n’est pas abordée en 200 kilomètres de berges sont comptabilisées.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 65
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

LÉGENDE

ILLUSTRATION 1 La métropole lyonnaise

ILLUSTRATION 2 La métropole nantaise

66 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

Plusieurs gestionnaires sont en charge de ce de loisirs de plein air, du tourisme fluvial urbain
linéaire : Voies navigables de France (VNF), la ou l’amélioration du cadre de vie, sujets tou-
Compagnie nationale du Rhône, EDF et la jours d’actualité(8). Aujourd’hui, le Scot 2030
métropole de Lyon. Le cadre de vie et sa dimen- (schéma de cohérence territoriale en vigueur)
sion paysagère(7), les loisirs de proximité (pro- prône une politique globale pour les fleuves,
menade, sport…) et l’organisation d’événe- qui se décline en trois axes : la préservation de
ments y sont privilégiés. La mise en valeur des la valeur écologique, la mise en valeur des
sites sur la Saône est renforcée par une com- espaces en eau et le développement de l’usage
mande publique adressée à des artistes de de la voie navigable.
renom pour la réalisation d’œuvres ou d’amé- La métropole nantaise, de taille plus modeste
nagement singuliers au fil du fleuve. Par ailleurs, (24 communes, 600 000 habitants) est locali-
un parcours le long du Rhône accueille les sée dans le fond de l’estuaire de la Loire.
déplacements doux (vélos, fauteuils roulants, Comme Lyon, Nantes est marquée par des
rollers et promeneurs) en tant que tronçon de confluences (Sèvres nantaise, Erdre) et une his-
la Viarhôna, projet interrégional inscrit dans toire liée à l’eau. Pendant longtemps, la Venise
le Plan Rhône (2007-2013) et mis en œuvre de l’Ouest a présenté le visage d’une ville sillon-
avec les collectivités territoriales, qui doit in née par l’eau, centrée sur un port de commerce
fine permettre de joindre le lac Léman à la mer maritime comprenant des chantiers de
en pédalant. La dimension touristique du fleuve construction navale.
se retrouve dans l’accueil de paquebots de croi- Au début du XXe siècle, les travaux de com-
sière en centre-ville. Ces hôtels clubs flottants blement de bras de la Loire et de l’Erdre ont
sont de plus en plus nombreux sur le bassin été réalisés afin de rattacher des îles et des îlots
Rhône-Saône : leur nombre est passé de 10 à 24 aux berges et de développer des circulations
en dix ans selon VNF. À l’horizon 2020, une ferroviaires et routières. Cela a fortement modi-
trentaine de paquebots accosteront avec 130 fié le paysage et mis l’eau en retrait de la ville,
000 croisiéristes attendus et 1 500 escales pré- entraînant une méconnaissance du risque
vues dans le schéma directeur des paquebots d’inondation(9). Dans les années 2000, l’at-
de croisière fluviale. Aujourd’hui, 80 % de la tractivité et le dynamisme démographique de la
clientèle de ces paquebots est internationale, métropole ont favorisé la construction ou la
soit 70 000 touristes étrangers (Amérique du rénovation de quartiers tout en promouvant
Nord et Europe du Nord). Des aménagements la dimension environnementale de la métro-
importants sont réalisés par VNF afin de pro- pole et son cadre de vie – Nantes a été récom-
mouvoir le secteur touristique : bateaux pro- pensée du Prix de la capitale verte européenne,
menade et bateaux de croisière. en 2013. La trame verte et la biodiversité sont
Si l’expression “trame bleue” n’est pas utilisée centrales car la métropole compte de nom-
spécifiquement, l’importance du rôle joué par breux parcs et jardins (une centaine pour la
les cours d’eau dans la structuration du terri- seule ville de Nantes).
toire urbain a été mise en avant dès les années Le projet le plus important est celui de l’Île de
1980 par la création de la commission “Lyon Nantes (350 hectares) (cf. illustration 2),
ville fluviale” de la communauté urbaine de démarré en 2000 à la suite de l’arrêt des acti-
Lyon (Courly), puis par la mise en place, dix vités du chantier naval. Ce projet phare, qui
ans plus tard, du “Plan bleu” (1991). Bien que est actuellement dans sa seconde phase (2010-
n’ayant pas de valeur juridique, celui-ci a défini 2030), associe des logements, des lieux de loi-
des orientations d’aménagement reprises, par sirs et de culture (Les Machines de l’île, par
exemple, dans le schéma directeur de l’agglo- exemple) et des activités économiques. Des ins-
mération lyonnaise (réalisé en 1990, approuvé tallations artistiques et des manifestations cul-
en 1992), comme le développement des espaces turelles en lien avec le fleuve sont organisées,

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 67
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

ILLUSTRATION 3 L’Eurométropole de Strasbourg


ENCADRÉ

PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES
analyse des sites sélectionnés combine plusieurs approches de façon à appréhender la complexité des situations. Tout d’abord, une

L’ entrée géographique et cartographique a été choisie afin d’identifier les caractéristiques telles que la structuration du tissu urbain

et du réseau hydrographique ou les types de paysage. Ce qui a permis tout à la fois de spatialiser et de caractériser le territoire consi-

déré. Puis l’analyse de documents de planification urbaine, produits par les collectivités locales (intercommunalités et communes princi-

palement) à partir de mots-clés, a permis de caractériser le projet urbain et la place de l’eau. Cette étape a permis de repérer les projets

menés ou en cours. Elle a débouché sur une analyse plus détaillée d’une sélection de ces projets, et leur comparaison. Enfin, des visites

sur le terrain et des rencontres avec les gestionnaires de ces espaces et de ces dispositifs ont complété la démarche de recherche. ■

68 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

dont “Estuaire Nantes - Saint-Nazaire, le pay- puyant sur la Trame verte et bleue a notam-
sage, l’art et le fleuve” (2007-2009 et 2012). ment entraîné la création d’un service
Les aménagements de la Loire à vélo (vélo- Environnement et Écologie urbaine au sein de
route de 800 kilomètres) qui traverse l’île et l’eurométropole. Elle a permis la création, en
les cheminements sur les berges associés à des 2010, du parc naturel urbain Ill-Bruche (300
espaces verts ont permis le développement d’ac- hectares). Ce parc, situé à proximité du centre-
tivités de loisirs à proximité de la Loire et de ville, mène des actions de sensibilisation et de
ses affluents, la Sèvre nantaise et l’Erdre. Une protection de la biodiversité. Il est équipé
navette fluviale, Navibus-Loire, a été mise en d’aménagements de loisirs, dont des circuits
place en 2005 afin de traverser la Loire et de de randonnée qui bénéficient tant aux locaux
rejoindre Trentemoult, un ancien village de qu’aux visiteurs et touristes.
pêcheurs en rive sud. Enfin, il est possible de Si l’activité touristique de Strasbourg reste
descendre l’estuaire en bateau jusqu’à Saint- centrée sur la Petite France, que l’on peut
Nazaire ou de faire une croisière sur l’Erdre. découvrir par des visites à pied ou en bateau,
Tous ces éléments constituent une offre tou- il faut souligner que le développement des croi-
ristique originale associant patrimoine indus- sières sur le Rhin a favorisé l’accueil de nom-
triel et urbain, tourisme sportif et de nature breux touristes étrangers.
(Loire à vélo, sentiers de grande randonnée n° DES PROJETS S’APPUYANT SUR LES FLEUVES.
3 et Pays Sèvre et Maine) et itinérance en Six projets ont été identifiés à la fois comme
bateau. moteurs des projets urbains et liés aux fleuves
L’Eurométropole de Strasbourg (28 com- de ces trois métropoles (cf. tableau). Nous
munes, 480 000 habitants), à la frontière alle- avons retenu des projets associés aux cours
mande, est également marquée par des d’eau relevant du renouvellement urbain ou
confluences (dont celle du Rhin et de l’Ill) et de l’aménagement des berges (projet fortement
par la présence de canaux. L’eau y est omni- centré sur le réseau hydrographique en ce qui
présente, que ce soit dans le cœur historique concerne le parc naturel urbain Ill-Bruche).
de Strasbourg (la Grande Île est inscrite sur la Dans certains cas, comme l’Île de Nantes et les
liste du Patrimoine mondial de l’Unesco) qu’en Deux-Rives, ces deux dimensions (renouvelle-
périphérie. ment urbain et aménagement des berges) sont
Les activités portuaires, encore importantes associées.
aujourd’hui, ont contribué au développement Ces projets s’inscrivent dans la temporalité
et à la structuration de la ville. Elles ont peu à des dispositifs législatifs nationaux consacrés
peu migré à l’est vers la vallée du Rhin, libé- à l’eau et à l’environnement depuis les années
rant des terrains. Le projet urbain des Deux- 1990. La mise en perspective des projets avec
Rives, lancé dans les années 1990, regroupe le contexte national (cf. tableau) montre que
des projets ayant différentes vocations (cf. illus- ces nouveaux quartiers liés au fleuve ont été
tration 3). Il concerne 250 hectares de friches lancés entre les années 1990 et 2000, avant les
portuaires et s’appuie sur le Rhin et sur les Grenelle de l’environnement et la définition de
canaux et les bassins (bassin de la Citadelle). la Trame verte et bleue (décret n° 2012-1492 du
Des logements y sont associés à des équipe- 27 décembre 2012 - art. 1).
ments culturels (Cité de la musique et de la L’analyse des projets et l’identification de
danse, médiathèque) et à des activités écono- leurs principales caractéristiques (cf. tableau)
miques et commerciales. Plusieurs parcs urbains nous permettent de dégager des points com-
ont été créés, reliés par des voies de circulation muns.
douce. Tout d’abord une logique de multifonction-
La mise en place, dans le Scot adopté en nalité (activité économique, services, loisirs et
2006, d’une politique environnementale s’ap- habitat) est mise en œuvre en s’appuyant sur

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 69
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

ces quatre piliers : il s’agit d’un projet urbain tation, repos) et activités sportives se rencon-
contemporain qui mobilise des installations trent au bord de l’eau, répondant indéniable-
artistiques tout en développant des aménage- ment à un nouveau phénomène d’attraction
ments intégrant l’ensemble des usages fluviaux fluviale. Que les aménagements soient pérennes
et terrestres récréatifs et à destination des tou- ou saisonniers (guinguettes et plages), ils visent
ristes et en laissant une place, parfois limitée, à tous à favoriser la fréquentation du fleuve.
la biodiversité (cf. illustration 4). ■ ■
Le vocabulaire utilisé est proche et mobilise Cette première analyse nous a permis de
des figures imposées, par exemple la grue indus- mieux saisir les enjeux contemporains liant
trielle, totem emblématique d’une activité indus- ville et fleuve dans les projets urbains. Elle fait
trielle, ou l’utilisation de l’eau liée aux végé- écho aux résultats de travaux, menés dans
taux dans une mise en scène de zones humides d’autres contextes, sur les rapports entre la ville
(cf. illustration 5). et le cours d’eau(11) dans leurs dimensions éco-
De grandes signatures sont intervenues à logiques(12), en lien avec les risques d’inonda-
l’échelle des quartiers, d’un parc ou d’un équi- tion ou les paysages(13).
pement : le paysagiste Michel Corajoud pour Parmi les thèmes en filigrane qu’il convien-
la Cité internationale et le parc de Gerland au drait d’approfondir, retenons ceux-ci : l’apport
bord du Rhône ; l’atelier de l’architecte du fleuve dans le développement du tourisme
Alexandre Chemetoff pour l’Île de Nantes urbain ; les rapports entre nature et artifice ;
(phase 2000-2010). le contraste entre usages et pratiques sur les
La question de l’association de l’appropria- berges et sur l’eau ou encore l’évolution des
tion des lieux par les habitants et du dévelop- représentations et des perceptions de l’eau et
pement des activités touristiques est intéres- des milieux aquatiques en ville(14). ■
sante à considérer. Les projets sont tous inscrits
dans l’amélioration du cadre de vie et le déve-
loppement des activités de loisirs, certaines NOTES
étant liées à l’eau (croisières fluviales, loisirs (1) Les zones ateliers forment un réseau inter-organismes de
sportifs) ou utilisant les aménités paysagères recherches interdisciplinaires sur l’environnement et les
du fleuve. Ces métropoles, engagées dans des anthroposystèmes en relation avec les questions sociétales
démarches de tourisme urbain, conçoivent leurs d’intérêt national.
projets à destination des habitants et des tou- (2) http://www.trameverteetbleue.fr/presentation-tvb/qu-est-ce-
ristes en s’adaptant au site : des aménagements que-trame-verte-bleue/definitions-trame-verte-
destinés aux croisières dans les vallées du Rhône bleue?language%25253Den=fr&language%253Den=fr
et du Rhin, des véloroutes (Viarhôna et Loire (3) L’étude a bénéficié d’un financement du CNRS (zones ateliers)
à vélo), des musées innovants tant dans la et de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement.
forme architecturale que dans le contenu (4) Manon BORDERIE, Quand les sciences rencontrent
(musée des Confluences, les Machines de l’île). l’aménagement. Les trames bleues, mémoire de stage master 2
Nos travaux ont montré que le paysage est sur- Environnement, territoire et paysage, Université François-Rabelais
tout mobilisé comme décor ou comme élément (Tours), 2015.
dans la mise en œuvre d’un marketing territo- (5) Manon BORDERIE, Anne HONEGGER, Dominique ANDRIEU et Sylvie
rial(10), contribuant ainsi à la construction d’une SERVAIN, “Quand les sciences rencontrent l’aménagement autour
image attractive du lieu. de la question spécifique de la mise en œuvre des Trames bleues
Le constat est, pour ces trois métropoles, que à Lyon, Strasbourg et Nantes”, Troisième colloque biennal des
les sites ainsi repensés ont d’emblée été inves- zones ateliers du CNRS, 14-16 octobre 2015.
tis et plébiscités par un public nombreux, inter- (6) Manon STUM, La Trame bleue et sa prise en compte dans les
générationnel et divers par ses attentes. Activités aménagements urbains, mémoire de projet de fin d’étude, École
de détente (promenade, contemplation, médi- polytechnique de l’université de Tours, 2016.

70 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

TABLEAU
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DES PROJETS

Confluence
Rénovation urbaine de terrains industriels (15 hectares, 2 Zac, rénovation d’un quartier)
Logements, activités économiques, loisirs, musée de la Confluence
MÉTROPOLE LYONNAISE

Création de jardins et de bassins

Rives de Rhône
Aménagement des berges et des accès (15 kilomètres)
Suppression des parkings
Création de parcours pour piétons et vélos, d’espaces de détente et de loisirs

Rives de Saône
Aménagement des berges et des accès (15 kilomètres)
Suppression des parkings
Prise en compte de la diversité paysagère et installations artistiques pour chaque séquence
de la Saône
EUROMÉTROPOLE DE STRASBOURG MÉTROPOLE NANTAISE

Île de Nantes
Renouvellement urbain des friches industrielles (350 hectares, Zac, écoquartier)
Logements, activités économiques et culturelles
Installations artistiques
Création de jardins associés au fleuve et aménagement des berges

Les Deux-Rives
Axe Strasbourg-Kehl
Rénovation urbaine (250 hectares, Zac)
Labellisation “écoquartier” (Zac Danube)
Logements, activités économiques et loisirs
Création de plusieurs jardins avec une dimension aquatique (épuration de l’eau, biodiver-
sité)

Parc naturel urbain Ill-Bruche


Parc urbain (300 hectares)
Mise en place d’une charte
Protection et valorisation des espaces naturels et agricoles
Développement des activités de loisirs de plein air (aménagement de parcours pédestres
et cyclistes)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 71
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

(7) Jacques BETHEMONT, Yves-François LE LAY et Anne RIVIÈRE-


HONEGGER, “Les paysages des eaux douces”, Géoconfluences,
2007.
http://geoconfluences.ens-
lyon.fr/doc/transv/paysage/PaysageScient2.htm
(8) Claire GERARDOT, “Les élus lyonnais et leurs fleuves : une
reconquête en question”, Géocarrefour, vol.79, n° 1, 2004.
https://geocarrefour.revues.org/567
(9) Mathilde GRALEPOIS, Sylvie SERVAIN, Bertrand SAJALOLI, José
SERRANO et Sylvain DOURNEL, “Tant va la ville à l’eau. L’intégration
du risque d’inondation aux décisions politiques et administratives
d’aménagement urbain des agglomérations ligériennes”, Jacques
HEUDE, Fabrice GUIZARD et Corinne BECK (dir.), dans Hors du lit.
Aléas, risques et mémoires, hors-série de Revue du Nord,
collection “Art et Archéologie” n° 16, 2011.
(10) Manon STUM, op. cit. [note 6], 2016.
(11) – Sylvain DOURNEL et Bertrand SAJALOLI, “Les milieux fluviaux
et humides en ville, du déni à la reconnaissance de paysages
urbains historiques”, Urban History Review / Revue d’histoire
urbaine, vol. 41, n° 1, 2012.
http://www.erudit.org/revue/uhr/2012/v41/n1/1013761ar.pdf
– Fanny ROMAIN, “Le fleuve, porteur d’images urbaines : formes et
enjeux”, Géocarrefour, vol. 85, n° 3, 2010.
(12) Sophie BONIN, “Fleuves en ville : enjeux écologiques et projets
urbains”, Strates, n° 13, 2007.
http://strates.revues.org/5963
(13) Sylvie SERVAIN, “L’aménagement des villes et la gestion des
risques d’inondation post 1950. L’exemple de la Loire”, dans
Helga-Jane SCARWELL, Guillaume SCHMITT et Pierre-Gil SALVADOR
(dir.), Urbanisation et inondation : outils de réconciliation et de
valorisation, coll. “Environnement et société”, Presses
universitaires du Septentrion, 2014.
(14) Yves-François LE LAY, Hervé PIÉGAY et Anne RIVIÈRE-HONEGGER,
“Perception of braided river landscapes. Implications for public
participation and sustainable management”, Journal of
Environmental Management, n° 119, 2013.

ILLUSTRATION 4
Les quatre piliers de la multifonctionnalité dans la métropole de Lyon
(de haut en bas) le musée des Confluences – le “Mikado”, installation artis-
tique sur les rives de la Saône – la forêt alluviale des berges (rives de
Rhône) – l’aménagement des berges (rives de Rhône)

72 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
SYLVIE SERVAIN, ANNE RIVIÈRE-HONEGGER ET DOMINIQUE ANDRIEU

© Jonathan Stutz

© nool

ILLUSTRATION 5
Les figures imposées des projets
– le totem de la grue (quartier Danube, à Strasbourg, et Île de Nantes)
– la création de zones humides et de plans d’eau (jardin du Heyritz, éco-
quartier Danube, à Strasbourg, et parc des berges de Saône, à Lyon)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 73
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

L’AMÉNAGEMENT DES BERGES


DE L’ÈBRE À SARAGOSSE
UNE RECONQUÊTE
SANS EFFETS TOURISTIQUES À CE JOUR
C’est à l’occasion de Zaragoza 2008, exposition inter-

nationale sur le thème de l’eau et du développement

durable, que les berges de l’Èbre ont été reconquises.

Situé au nord-ouest de la ville, le périmètre de

l’Exposition internationale devait constituer, sur 25 hec-

tares, le nouveau front d’urbanisation de la ville de

Saragosse ; il est complété par un Parc métropolitain

de l’eau, d’une surface de 120 hectares, sur un site

adjacent. Si les habitants se sont appropriés ce nouvel

espace tertiaire et de loisirs, ce n’est pas (encore) le

cas des touristes, faute notamment d’une véritable

politique à leur intention.

KILDINE LEICHNIG
Docteure en géographie, Ater, université du Littoral Côte d’Opale, laboratoire TVES EA 4477
< kildine.leichnig2@gmail.com >

SYLVIE CLARIMONT
Professeur des universités, université de Pau et des Pays de l’Adour, laboratoire Passages - UMR 5319
< sylvie.clarimont@univ-pau.fr >

74 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
KILDINE LEICHNIG ET SYLVIE CLARIMONT

Saragosse, le renouvellement des surface de 120 hectares, sur un site adjacent.

À regards portés sur le fleuve pro-


vient de la volonté de se démar-
quer et de se rendre visible à
l’échelle nationale et internatio-
nale. Afin de ne plus être seulement “le point de
passage entre Barcelone et Madrid”, mais bien
“un lieu de rencontre internationale”(1), la ville
Situé de l’autre côté de la rue Pablo Ruiz
Picasso, dans l’ancien méandre de Las Ranillas,
le site était, avant les travaux, une zone de
huerta (culture maraîchère irriguée). En restant
sur une thématique similaire à celle de
l’Exposition internationale (bien qu’il n’en fasse
pas partie), le Parc métropolitain de l’eau asso-
décide dès la fin des années 1990 d’organiser cie l’idée de parc public à celle d’espace de loi-
un événement d’envergure internationale : l’ex- sirs. Il s’articule autour de plusieurs espaces
position Zaragoza 2008, sur le thème de l’eau verts, de plages fluviales et de quelques équi-
et du développement durable. À cette occasion, pements de loisirs, dont un stade d’eau vive.
elle veut transformer l’Èbre en “rue principale La requalification esthétique, artistique, pay-
de Saragosse(2)”. Ce réaménagement en pro- sagère et hydraulique de l’Èbre, de même que
fondeur de l’espace fluvial urbain est également la construction de nouveaux ponts et passe-
l’occasion de poursuivre le développement éco- relles conduisent à ne plus considérer le fleuve
nomique, touristique et urbain de la ville. comme une frontière, mais comme un trait
Outre la création du périmètre de l’exposi- d’union au sein de la ville.
tion internationale, des financements excep- RECONVERSION LENTE ET DIFFICILE. Pour ce
tionnels de l’État et de la communauté de qui est de la mise en tourisme et en loisirs des
l’Aragon rendent possible la réalisation du Parc berges de Saragosse après l’Exposition, il faut
métropolitain de l’eau et de projets associés. revenir sur la reconversion lente et difficile du
Réalisée dans un laps de temps relativement périmètre de l’Expo, d’une part, et sur le réin-
court (2005-2008), cette combinaison de pro- vestissement partiel des équipements de loisirs
jets permet une transformation profonde de la situés à proximité de l’Èbre, d’autre part.
ville, dont le réaménagement des berges de Pour accueillir les 107 pays invités, le consor-
l’Èbre, entre le méandre de Las Ranillas et les tium Expo Zaragoza 2008 a construit des
quartiers de Las Fuentes et de Vadorrey, consti- pavillons à leur intention, pavillons qui, dès la
tue la partie la plus apparente. clôture de l’événement, devaient être réinves-
FRONT D’URBANISATION. Situé au nord-ouest tis. La capacité de reconversion et de réamé-
de la ville, longeant l’Èbre et le quartier Actur nagement de l’espace fait d’ailleurs partie des
(construit dans les années 1970-1980), le péri- critères de sélection du BIE. Le 14 septembre
mètre de l’Exposition internationale constitue, 2008, l’Exposition internationale de Saragosse
sur 25 hectares, le nouveau front d’urbanisa- ferme ses portes, sur fond de crise bancaire et
tion de la ville de Saragosse. “Conçu comme financière mondiale, marquée par la cessation
un ensemble d’équipements culturels et spor- de paiement de plusieurs établissements finan-
tifs contigus au pôle d’activités tertiaires(3)”, on ciers américains et, en Espagne, par l’explosion
y trouve les pavillons d’exposition des pays, de la crise immobilière créée au cours de la
des espaces de divertissement, un aquarium flu- décennie 1998-2008. La crise économique qui
vial, un port fluvial, un amphithéâtre semi- s’ensuit complique fortement le travail de la
ouvert en bordure du fleuve, ainsi que quelques société Expo Zaragoza Empresarial (EZE),
commerces et restaurants. chargée de la reconversion du site.
La surface de la zone destinée à accueillir Les deux grands équipements touristiques
l’exposition étant limitée à 25 hectares par le présents sur le site, un hôtel 4I et son centre
règlement du BIE (Bureau international des d’affaires (l’hôtel Hiberus) et un aquarium géant
expositions), les organisateurs décident de sur le thème de la faune fluviale (Acuario de
construire un Parc métropolitain de l’eau, d’une Zaragoza), connaissent des difficultés. Quant au

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 75
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

Parc métropolitain de l’eau, dont l’entrée est internationale et sur le Parc métropolitain de
gratuite, il accueille 1,5 million de visiteurs par l’eau. Cette étude polémique conduit l’OT de
an environ, essentiellement des habitants qui Saragosse à changer son positionnement en la
viennent se promener dans les jardins bota- matière. Désormais, des photographies des édi-
niques et aquatiques(5), tandis que les équipe- fices emblématiques de l’Exposition ainsi que du
ments payants peinent à trouver leur équilibre Parc métropolitain de l’eau sont présentées sur
financier. le site internet de l’OT et dans les documents
Parmi les pavillons dont l’avenir reste incer- de promotion touristique (“Saragosse monu-
tain, on retrouve une majorité d’édifices emblé- mentale” et “Carte touristique et gastrono-
matiques de l’Exposition internationale : le mique” de la ville, notamment). Les berges flu-
pavillon d’Espagne, le pavillon d’Aragon, le viales sont présentées comme l’un des espaces
pavillon Pont et la Tour de l’eau. Cette tour est verts de la ville qu’il est possible de visiter. Enfin,
un immeuble de 76 mètres de haut, dont le plan le personnel d’accueil a suivi une formation au
est en forme de goutte d’eau ; pendant printemps 2013(6) afin de mieux renseigner les
Zaragoza 2008, elle proposait sur plus de visiteurs sur le périmètre de l’Exposition et son
10 000 m2 une exposition sur le thème de “l’eau histoire, musée à ciel ouvert consacré à l’ar-
pour la vie” et accueillait en son cœur une sculp- chitecture contemporaine.
ture de 21 mètres de haut, Splash. À l’heure Malheureusement, ces changements s’avè-
actuelle, aucun projet de reconversion de cet rent insuffisants : les visiteurs parcourent peu le
édifice n’a été mis en œuvre. De manière géné- périmètre de l’Exposition internationale et le
rale, la reconversion des édifices emblématiques Parc métropolitain de l’eau. En effet, pour se
de l’Exposition internationale reste en suspens, rendre sur le méandre de Las Ranillas hors sai-
malgré la mobilisation de l’association citoyenne son, il n’y a, encore aujourd’hui, qu’une ligne
Legado Expo Zaragoza qui se bat pour que les de bus circulaire qui ne passe pas par le centre-
monuments de l’exposition, qu’elle considère ville historique. Le bus touristique et l’embar-
comme des éléments de patrimoine, ne soient cation fluviale Ebrobus ne se rendent réguliè-
pas laissés à l’abandon. rement sur le périmètre de l’Exposition qu’en
Le stade d’eau vive fait partie des équipe- saison estivale. Notons que cet espace excen-
ments qui ont eu du mal à trouver une tré et mal desservi par les transports en com-
deuxième vie. Son exploitation étant jugée trop mun ne se situe qu’à quatre kilomètres à pied
coûteuse, il est resté quasi fermé pendant une de la basilique du Pilar, édifice emblématique
longue période (sauf sur réservation de de la ville, mais qu’aucune signalisation n’in-
groupes). Sa gestion a finalement été déléguée dique comment s’y rendre.
en 2015 à Loleta Sports, pour une durée de Concernant l’offre touristique ou de loisirs
vingt-cinq ans. en lien avec l’espace fluvial urbain, les possibi-
FAIBLE VALORISATION TOURISTIQUE. L’espace lités proposées par l’OT sont peu développées.
fluvial urbain reste globalement peu valorisé On recense seulement deux produits : le bus
par l’office de tourisme, qui ne propose que touristique de jour et le Bizitour (promenade
peu d’informations sur celui-ci (et seulement accompagnée à vélo). Le bus touristique de jour
quelques produits). De 2009 à 2012, le péri- a rallongé son parcours en 2013 afin de pas-
mètre de l’Exposition internationale était même ser par le Parc métropolitain de l’eau et par le
quasi absent de l’offre proposée. Un tournant périmètre de l’Expo. Son itinéraire, qui permet
s’opère en 2012 avec la parution d’une étude, de voir le méandre de Las Ranillas réaménagé,
réalisée par l’association Legado Expo, révé- oublie l’espace fluvial urbain – le Parc métro-
lant les carences de l’action de l’office de tou- politain de l’eau, le périmètre de l’Exposition
risme (OT) en matière d’information et de pro- internationale, les ponts et les édifices emblé-
motion sur le périmètre de l’Exposition matiques sont présentés comme le dernier front

76 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
KILDINE LEICHNIG ET SYLVIE CLARIMONT

d’urbanisation offrant un visage contemporain pas véritablement permis à la ville de changer


et “vert” à la ville. Le Bizitour, quant à lui, pré- son positionnement touristique.
sente la reconquête de l’espace fluvial urbain. À RÉAPPROPRIATION CITOYENNE. Si l’office de
vélo, accompagné d’un guide de l’OT, le touriste tourisme de Saragosse valorise peu le périmètre
peut découvrir la ville en longeant les berges de l’Exposition et l’espace fluvial urbain, des
de l’Èbre et en parcourant le méandre de Las associations, parfois en collaboration avec des
Ranillas. “Bien que très intéressant, ce circuit services de la ville, tentent de promouvoir les
valorisant l’ensemble de l’espace fluvial est peu berges de l’Èbre.
demandé. La visite ne se fait pas tous les Parmi ces formes de valorisation, on retrouve
dimanches, elle est proposée, mais ne se fait celles mises en œuvre par l’association Legado
pas, faute de participants(7).” Expo, dont l’une des actions phares est la réins-
La dimension festive et événementielle du tallation de la sculpture emblématique de la
fleuve, de même que sa dimension artistique Tour de l’eau, Splash. La banque CAI, pro-
sont également peu valorisées sur un plan tou- priétaire de l’édifice, avait demandé que la sculp-
ristique. Tant le Festival de l’Èbre, manifestation ture soit démontée à la fin de l’Exposition inter-
culturelle organisée tous les ans de juin à juillet nationale. Le bâtiment étant resté vide et fermé
par la mairie de Saragosse, qu’Araqua, fête du au public pendant de longs mois, l’association
nautisme et des loisirs fluviaux organisée par s’est d’abord mobilisée pour obtenir le droit
le Club nautique de Saragosse début juillet d’en organiser la visite. Puis elle a réussi à exi-
(paddle, voile, ski nautique, jet ski…), restent ger du propriétaire qu’il remette en place la
des événements à destination d’un public local. sculpture emblématique.
Quant aux oeuvres d’art installées dans le cadre Par ailleurs, Ansar, l’association naturaliste
du programme d’intervention artistique de l’ex- d’Aragon créée en 1969, organise depuis lors
position, le long de l’Èbre et dans le périmètre des excursions en milieu naturel. Elle s’appuie
de l’Expo, elles ne donnent lieu qu’à une faible aujourd’hui sur la requalification de l’Èbre pour
mise en valeur touristique. Même la sculpture diversifier son offre et son public. En collabo-
monumentale de l’artiste catalan Jaume Plensa, ration avec le service environnement de la ville
El alma del Ebro (L’Âme de l’Èbre), demeure de Saragosse, Ansar propose une balade
largement méconnue des visiteurs. urbaine, “Découvre la nature de l’Èbre en
Ainsi, dans son ensemble, l’espace fluvial automne”, d’une durée de deux heures et
reste encore peu valorisé par l’office de tou- accompagnée d’un guide. Au cours de ces
risme de Saragosse. En réalité, l’Expo ne semble visites, Ansar fait découvrir la faune et la flore
pas avoir engendré une hausse significative de autochtones ainsi que la dynamique fluviale de
la fréquentation touristique de la ville ni un l’Èbre.
renouvellement profond de sa clientèle, même Bien que s’adressant à tous, les actions contri-
si la destination bénéficie sans doute, ces der- buant à la valorisation de l’Èbre dans Saragosse
nières années, de la conjoncture internationale retiennent surtout (et presque exclusivement)
favorable au tourisme espagnol. Après avoir l’attention de la population locale. En effet, la
connu une baisse entre 2009 et 2014, la fré- majorité des touristes ne se rendent pas dans
quentation est en effet repartie à la hausse en le Parc métropolitain de l’eau ni dans le péri-
2015, puisque Saragosse a accueilli un nombre mètre de l’Expo. Ils restent au cœur du centre
de visiteurs équivalent à celui de 2008 (919 134 historique de la ville, c’est-à-dire aux abords
visiteurs en 2015 contre 941 467 visiteurs en de la basilique du Pilar. Dans la mesure où le
2008(8). Les visiteurs à Saragosse sont princi- pont de Pierre, autre attrait touristique de
palement intéressés par l’offre culturelle ; le Saragosse, permet d’avoir une autre vue sur la
tourisme religieux est largement présent. basilique, les visiteurs s’y rendent pour admirer
L’Exposition internationale de 2008 n’a donc la vue et prendre des photos. C’est à cette occa-

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 77
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
De la conquête populaire au renouvellement urbain

sion qu’ils peuvent aussi voir l’Èbre. Certains NOTES


visiteurs vont un peu plus loin que le pont de (*) Cet article s’appuie sur le travail de recherche de Kildine
Pierre en continuant jusqu’au pont de Santiago Leichnig mené dans le cadre d'une thèse financée par la
où ils rejoignent la rive gauche pour terminer communauté d’agglomération Pau - Pyrénées, dirigée par le
leur promenade près des ruines romaines. professeur Sylvie Clarimont et soutenue en décembre 2015.
L’expérience sur les berges de l’Èbre est très Cette dernière portait sur l’expérience sensible qu’ont les
différente pour les habitants de Saragosse. Pour usagers d’espaces fluviaux en cours de patrimonialisation,
ces derniers, il y a un avant et un après. Grâce dans deux villes du sud-ouest de l’Europe, Pau et Saragosse.
à l’Exposition internationale, ils ont pu se réap- Le présent texte s’appuie également sur un article publié dans
proprier l’espace fluvial urbain, très fréquenté la revue Téoros : Sylvie CLARIMONT et Kildine LEICHNIG, “Portée et
tout au long de l’année. Ils y pratiquent de nom- postérité d’un événement touristique. L’Exposition
breuses activités de loisirs en majorité sportives internationale Saragosse 2008, sept ans après !”, Téoros,
(roller, vélo, marche, course à pied, etc.). C’est vol. 33, n° 2, 2014.
aussi un nouvel espace vert, distinct des autres https://teoros.revues.org/2705/
parcs de la ville dans la mesure où le fleuve, (1) Selon les mots de Juan Alberto Belloch, maire de Saragosse
avec lequel ils entretiennent un lien affectif, depuis 2003, cité dans : José Maria SERRANO SANZ, Ana GOMEZ
redevient un élément central de la ville. LOSCOS, Luis PÉREZ Y PÉREZ, Jaime SANAÚ VILLARROYA et Isabel SANZ
■ ■ VILLARROYA, Los efectos económicos de la Expo Zaragoza 2008,
L’Exposition internationale sur l’eau et le Fundación Económica Aragonesa, 2009.
développement durable de 2008 n’a pas seu- (2) ZARAGOZA EXPO 2008, Toutes les questions, toutes les
lement été un événement de masse et un évé- réponses, 2004, pp. 198-199.
nement festif. Les fonds exceptionnels déblo- (3) José Maria SERRANO SANZ, Ana GOMEZ LOSCOS, Luis PÉREZ Y
qués ont permis de transformer en profondeur PÉREZ, Jaime SANAÚ VILLARROYA et Isabel SANZ VILLARROYA, Los
Saragosse et de réaménager l’ensemble de l’es- efectos económicos de la Expo Zaragoza 2008, Fundación
pace fluvial urbain. Auparavant abandonné et Económica Aragonesa, 2009, p. 52.
délaissé, le fleuve est devenu un trait d’union (5) Estimation donnée par le directeur de la structure lors d’un
au sein de la ville. entretien (4/11/2013).
Si l’Exposition internationale a permis de (6) Nous ne savons pas si la formation a été reconduite les
renforcer la saison touristique et d’attirer des années suivantes et si le personnel saisonnier peut en
visiteurs en 2008, le périmètre de l’Expo et le bénéficier.
Parc métropolitain de l’eau, et les animations (7) Entretien avec la directrice de l’office de tourisme de
qui s’y déroulent, sont aujourd’hui peu pré- Saragosse (20/11/2013).
sents dans l’offre touristique. ■ (8) Source : office de tourisme de Saragosse.

Situé au
nord-ouest
de la ville, le
périmètre de
l’Exposition
internationa-
le est le nou-
veau front
d’urbanisa-
tion de
Saragosse

78 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
KILDINE LEICHNIG ET SYLVIE CLARIMONT

La Tour de l’eau, édifice emblématique de Zaragoza 2008

La fréquentation touristique de Saragosse reste concentée sur la basilique du Pilar, monument


le plus célèbre de la ville situé lui aussi au bord de l’Èbre

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 79
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LE CONCEPT DE
RIVIÈRE-SPHÈRE AU SERVICE DE
LA RECONQUÊTE DE L’ESPACE FLUVIAL,
À AMSTERDAM ET AILLEURS
L’eau fait partie de l’identité d’Amsterdam : elle est fon-

datrice de son histoire et construit l’atmosphère de la

ville. Mais aujourd’hui l’accès à l’eau pour tous est

menacé, notamment dans le nouveau quartier

Amsterdam-Noord, sur les berges de l’Ij. En cause, la

hausse du coût de l’immobilier, qui a chassé du quartier

les classes modestes et conduit à une aseptisation des

lieux. L’auteur plaide alors pour “un droit à la rivière” ;

elle fait appel à la métaphore du meandering (errance

sinueuse en forme de méandres) pour expliquer les pro-

cessus relationnels à l’œuvre dans l’espace fluvial. Et

développe un concept de rivière-sphère permettant

d’aborder les enjeux multiples et complexes liés à la

reconquête des espaces fluviaux métropolitains.

IRENE J. KLAVER
Professeure de philosophie, University of North Texas
< klaver@unt.edu >

80 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
IRENE J. KLAVER

msterdam n’est pas, stricto sensu, investissent leurs capitaux dans une des plus

A une ville riveraine d’un fleuve ou


d’une rivière. Elle l’est pourtant
d’un point de vue expérimental
et fonctionnel. Elle s’est créée et se
réinvente en permanence en tant que telle. Une
part importante de son économie, de son déve-
loppement urbain, de son architecture, de son
grandes expansions urbaines de l’époque, le
Grachtengordel (la “ceinture des canaux”),
quartier s’articulant autour de canaux en arcs
concentriques dans le centre-ville. Ce projet
urbain est la signature des free burghers, ces
riches marchands qui snobent l’aristocratie –
ils y étalent leur nouvelle richesse dans des
esthétique et de son tourisme sont construits manoirs le long des canaux. La plupart de ces
autour d’une réalité riveraine. demeures sont encore en bon état aujourd’hui,
CONSTRUCTION ARTIFICIELLE. Il y a mille ans, avec leurs façades et pignons caractéristiques
Amsterdam n’existait pas. Il y avait à sa place – plus de 1 500 d’entre elles sont classées
une terre gorgée d’eau, un marécage spongieux monuments historiques. Ainsi, depuis tou-
parsemé de cours d’eaux. Grâce à de grands jours, Amsterdam est marquée par une rela-
travaux collectifs de drainage, la population tion forte entre capitalisme et urbanisme : les
a pu rester sur place, à condition toutefois, capitaux excédentaires y sont réinvestis dans
pour s’adapter aux caprices de l’eau, de l’immobilier(3).
construire des digues et des fossés toujours IMAGINAIRE CULTUREL. En 2010, le
plus larges, toujours plus grands, toujours plus Grachtengordel est classé au Patrimoine mon-
solides et toujours plus longs. À un certain dial de l’Unesco. Ce n’est pas l’Asmtel, mais
point, les sommes investies étaient telles qu’il bien un quartier créé de façon artificielle, avec
n’était plus possible de faire marche arrière(1). son atmosphère pittoresque, qui place
C’est de ce fouillis d’eau, de terrains et d’in- Amsterdam dans l’imaginaire culturel et sur les
génuité têtue qu’Amsterdam est née. La cartes touristiques comme étant la “Venise du
“rivière” d’Amsterdam, l’Amstel, est donc une Nord”. Les croisières sur canaux font partie
construction artificielle. “Plusieurs cours d’eau des attractions touristiques les plus populaires
font leur chemin dans le paysage du delta, se des Pays-Bas, attirant quelque trois millions de
rencontrent et changent parfois leur cours et visiteurs(4).
ne peuvent toujours être isolés comme rivières En 1876, l’Ij est reliée à nouveau à la mer
distinctes. À ce jour, ‘Amstel’ désigne encore du Nord, cette fois par le canal de la mer du
une partie de ce réseau de petits cours d’eau Nord. Le sable des excavations du canal est
définie au hasard…(2).” déposé dans l’Ij, à l’embouchure de l’Amstel,
Autour de 1275, les deux berges de l’Amstel, pour créer des îles sur lesquelles la gare cen-
près de l’embouchure les reliant à l’Ij, sont trale d’Amsterdam est construite. Lorsque la
réunies par un barrage. C’est là qu’est fondée gare est terminée, en 1889, l’accès direct par
Amestelledamme (“barrage dans une zone l’intérieur de la ville à l’Ij n’existe plus : le lien
d’eau”, en néerlandais médiéval), qui devien- qui unissait la ville à la rivière depuis plusieurs
dra Amsterdam. La ville s’étend rapidement. siècles est rompu. Il faut en conséquence relo-
L’Ij permet un accès facile au Zuiderzee et, dès caliser le port d’Amsterdam et le déplacer plus
le xviie siècle, des milliers de bateaux de com- à l’ouest, sur les berges du canal de la mer du
merce néerlandais traversent les océans à la Nord. En 1951, le canal Amsterdam-Rhin est
voile pour y faire du commerce, avec des créé afin de relier l’Ij à l’artère majeure qu’est
réseaux organisés dans le monde entier. le Rhin pour le transport fluvial de marchan-
Amsterdam, avec son port dynamique, devient dises. Ce canal est aujourd’hui l’une des voies
la ville la plus riche au monde, le cœur d’une de navigation les plus animées au monde et le
économie émergente et la première place bour- port d’Amsterdam une plate-forme capitale
sière. La population grossit, des marchands de transport.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 81
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LE MANHATTAN D’AMSTERDAM. Pendant des ment néolibéral, l’espace urbain autour de l’eau
siècles, l’Ij joue un rôle infrastructurel essen- est devenu un atout de valeur, un foyer d’em-
tiel dans la ville, en tant que point d’entrée dans bourgeoisement. L’économie de marché
le monde du commerce. Vers la fin du XXe engendre une ville de l’élite plutôt qu’une ville
siècle, la rivière devient également un élément du peuple(5). Susan Fainstein, dans The Just
clé du développement urbain. Avec son large City(6), définit les trois conditions pour assurer
cours d’eau et une circulation extensive de une justice urbaine dans le monde occidental :
péniches, elle a l’allure d’un grand fleuve, tout “équité, démocratie et diversité”. Sur ces trois
en étant relativement proche du centre-ville. points, la question de l’eau pour tous à
L’immobilier décolle sur les berges de l’Ij et, Amsterdam a un caractère pressant. Qui peut
dans certains cercles, Amsterdam-Noord est utiliser les bords des cours d’eau ? quelle est la
surnommé le Manhattan d’Amsterdam. part de la population qui en jouit ? comment
Après des années de réunions associant élus, sont prises les décisions ?
partenaires privés et citoyens, sont créés sur Amsterdam est souvent louée pour sa poli-
les rives de l’Ij de nouveaux quartiers, avec des tique de construction fondée sur le consensus,
logements haut de gamme et des équipements pour la qualité de ses investissements publics et
publics : le musée du Film (Eye), une salle de pour “la force et la continuité de sa capacité
concert, le terminal de croisières, la biblio- de développement urbain(7)” – elle aurait ainsi
thèque municipale… De grandes manifesta- créé un “modèle d’une grande justice(8)”. Cela
tions y sont organisées, dont la plus célèbre, a peut-être été le cas pendant la majeure partie
Sail Amsterdam, est créée en 1975 pour célé- du XXe siècle, mais ce modèle est plus que mis
brer le 700e anniversaire d’Amsterdam. Tous à mal du fait de l’attractivité de l’eau. Une poli-
les cinq ans, pendant cinq jours, en août, Sail tique de logement plutôt équitable a été pro-
Amsterdam attire des millions de visiteurs. Il gressivement remplacée par le pouvoir d’un
s’agit d’un des plus grands festivals maritimes marché de l’immobilier féroce, avec des loyers
au monde, avec la participation des plus gros et des prix au mètre carré qui ont explosé – la
voiliers et de centaines de navires historiques, vie, le travail et les loisirs sur les berges sont
accueillis par 10 000 bateaux de taille plus de plus en plus inaccessibles aux classes
modeste. modestes et moyennes.
Ainsi, près d’un millénaire après sa fonda- Au début du XXIe siècle, Amsterdam suit le
tion, Amsterdam voit ses difficultés initiales se mouvement des villes qui font du marketing
transformer en atout ; le rapport Watervisie territorial pour rester compétitives sur le mar-
Amsterdam 2040 (“Vision de l’eau à ché mondial des destinations touristiques et
Amsterdam 2040”), publié par la Ville en 2015, des centres d’affaires. Le rapport Choisir
commence par cette phrase : “Amsterdam est Amsterdam de 2003 explique que “les dimen-
une ville d’eau.” Et dans l’avant-propos, Udo sions de la ville d’affaires, de la ville du savoir
Kock (chargé de l’Eau à la Ville d’Amsterdam) et de la ville résidentielle [doivent être] ren-
et Eric van der Burg (chargé de l’Urbanisme) forcées”. En 2004, le slogan “Iamsterdam”
rappellent que l’eau fait partie de l’identité est lancé(9). Une gouvernance commune du
d’Amsterdam, de son atmosphère ; ils souli- marketing territorial, associant les principaux
gnent que “l’eau à Amsterdam est pour tous !” acteurs économiques et institutionnels de la
L’eau pour tous. Il y a mille ans, l’eau ville, est mise en place. Début 2016, la ville
d’Amsterdam était effectivement à tous : cha- attire tant de touristes qu’elle décide de sus-
cun devait la gérer, la travailler, sinon la com- pendre son action marketing pendant quelque
battre. Aujourd’hui, la question se pose de temps. L’objectif de la politique touristique de
savoir si l’eau appartient encore à tout le la ville est désormais de “ralentir la crois-
monde. Dans un climat politique principale- sance(10)”.

82 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
IRENE J. KLAVER

Quid alors de l’avenir ? Notre manière sphère. Elles forment des réseaux étroits de
d’imaginer la ville en ce nouveau siècle est relations, la condition de possibilités. D’où la
essentielle, tout comme notre façon d’envisa- nécessité de parler de “rivière-sphère”, c’est-
ger la “citoyenneté urbaine(11)”. à-dire d’associer à la rivière la notion d’atmo-
IMMOBILIER FLORISSANT. La reconquête des sphère et de sphère.
rivières, associée à des plans de rénovation L’atmosphère, ce sont les dimensions sociales,
urbaine, conduit généralement, à Amsterdam politiques culturelles, esthétiques et émotion-
comme ailleurs, à la gentrification. Lorsque nelles qui lient la rivière et la ville. La notion
les vieilles berges dangereuses, abandonnées, d’atmosphère enrichit la conceptualisation de
négligées, polluées, sont transformées en rivière dans l’imaginaire culturel. Le concept
espaces de qualité, les quartiers existants, géné- de rivière-sphère résonne alors avec le concept
ralement pauvres, sont poussés “de côté” pour de Gernot Böhme : “Les atmosphères sont
faire de la place à une population de classe indéterminées avant tout dans leur statut onto-
moyenne à aisée(12). Il faut alors “savoir qui logique. Nous ne savons pas si nous devrions
prend les décisions concernant nos rivières leur attribuer les objets et les environnements
urbaines […] et finalement qui profite ou dont elles découlent ou les sujets qui les expé-
souffre de ces décisions(13)”. Les décideurs rimentent. Nous sommes également incertains
publics ont leur part de responsabilité dans ces en ce qui concerne leur identité. Elles semblent
changements. Au-delà du phénomène d’em- remplir l’espace avec une certaine tonalité de
bourgeoisement, le danger de cette transfor- sentiments, comme un brouillard (16).” Ce
mation est de créer un espace aseptisé et concept de rivière-sphère résonne aussi avec
contrôlé. les notions d’ambiance, l’ambiance cosmopo-
Amsterdam se dirige vers un nouvel avenir lite et ouverte des villes(17). Il explore la rivière
au rythme d’un marché de l’immobilier flo- comme lieu de connectivité et de complexité
rissant, rythme occasionnellement ponctué de pluriscalaire et multivectorielle.
résistance locale et politique. “La liberté de MÉANDRES. Le méandre est une composante
construire et reconstruire nos villes nous-mêmes fondamentale du modèle de rivière-sphère, car
est l’un de nos droits humains les plus pré- il fait référence à un système non déterministe
cieux, pourtant les plus négligés(14).” prototypique, tout en étant associé de fait à la
“Si la démocratie veut survivre à la mon- rivière, même s’il a presque disparu de l’ima-
dialisation, il est crucial d’imaginer un ordre ginaire culturel(18).
démocratique mondial avec la ville en son cœur. Depuis les débuts de la modernité, des
D’imaginer non pas des États, mais des villes méandres ont été créés pour faciliter la circu-
comme des éléments constitutifs d’une gou- lation fluviale, pour délimiter les propriétés,
vernance globale ayant une chance d’être pour organiser le développement urbain et
démocratique(15).” Et ce qu’on peut ajouter à pour réglementer la circulation commerciale
ces villes, ce sont les rivières. via des plannings précis. Le terme meandering
RIVIÈRE-SPHÈRE. Les rivières sont politiques (que l’on peut tenter de traduire par “errance
et ont longtemps été des lieux de contestation : sinueuse en forme de méandres”) a aujour-
le mot “rivière” est étymologiquement lié au d’hui une connotation négative, synonyme de
mot “rival”. Les rivières ne sont pas que des promenade sans but, de déambulation le long
lignes bleues tracées sur un plan. Elles sont d’un chemin tortueux, de balade autour d’un
plus que des bassins, des lignes de délimita- argument interminable.
tion ou des zones de drainage. Elles influen- Au cours de la seconde moitié du XXe siècle,
cent la géologie, l’air qui circule autour d’elles, les systèmes non linéaires ont été largement
la vie et les cultures aux alentours. Elles créent acceptés dans les sciences ; la théorie du chaos,
leur hydrosphère, leur biosphère et leur atmo- les modèles non linéaires et non déterministes –

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 83
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

le fait d’errer dans les méandres de la pensée – des rivières (Riverside Cities Network) s’ins-
ont permis de donner de la complexité à l’ima- crit de fait dans une approche de rivière-sphère ;
ginaire culturel. Les méandres permettent l’am- il contribue ainsi à un nouvel urbanisme ren-
biguïté et l’hybridité : c’est une nouvelle façon dant justice aux complexités d’un monde
de penser le progrès par le biais de la com- urbain globalisé. Il montre comment un monde
plexité. Symboliquement et métaphorique- en perpétuel mouvement est néanmoins accro-
ment, faire des méandres, c’est transmettre la ché à des ancres. Les rivières sont en place,
nature du non-linéaire. Le méandre donne de elles sont connectées, interconnectées et recon-
la place à la pensée en termes d’atmosphère, nectées. La façon dont elles fluctuent, avec qui,
pour ce qui ne peut être facilement mesuré, pour qui et avec quoi, voilà les questions éter-
pour ce qui relève du domaine immatériel qui nelles. Penser comme une rivière, se perdre
fonctionne de façon imprévisible et est régle- dans les méandres sont une manière d’appré-
menté par des structures de temps planifiées. Le hender la rivière-sphère dans son entièreté. Qui
méandre témoigne de la nécessité sociopoli- dit quoi à qui, où et quand, avec quelle inten-
tique de prendre le temps d’explorer le terrain, tion ? qui écoute, qui résiste ? Que nous dira
d’élucider des attributs, des relations, des pro- l’eau ?
blèmes et des solutions, comme porte d’entrée DROIT À LA RIVIÈRE. Le projet de David
vers de nouvelles constructions de l’imaginaire, Harvey sur le “droit à la ville(21)” s’applique
vers une capacité d’aspiration(19). au “droit à la rivière”. “La question du type de
THÉORIES DE LA COMPLEXITÉ. En voyant les ville que l’on souhaite ne peut être envisagée
rivières comme des sphères et en nous séparément du type de liens sociaux, de relation
appuyant sur la métaphore du meandering, à la nature, de style de vie, de technologies et
nous reconnaissons la nature complexe et de valeurs esthétiques que nous désirons. Le
mutable des constellations que sont les rivières. droit à la ville est bien plus qu’une liberté indi-
La probabilité et la complexité nous permettent viduelle à l’accès aux ressources urbaines : c’est
d’imaginer un modèle qui ne suive pas une un droit à nous changer nous-mêmes en chan-
ligne droite ou un calcul de certitudes “top- geant la ville. C’est un droit collectif et non un
down”. Les théories de la complexité sont per- droit individuel, puisque ce changement dépend
tinentes au XXIe siècle, à l’ère de la mondiali- nécessairement de l’exercice d’un pouvoir col-
sation et de l’urbanisation : “Avec beaucoup lectif pour reformer les processus d’urbanisa-
d’interdépendances convergentes, imbriquées tion.”
et irréversibles, la ‘mondialisation’ refait les Qui est ce “nous”, comment s’est-il consti-
‘sociétés’, mais elle ne le fait pas de façon tué, qui en fait partie, qui n’en fait pas partie ?
linéaire, fermée ou définitive. L’essor et l’élar- Amsterdam, avec sa longue tradition de col-
gissement des théories de la complexité font laboration, revitalise cet engagement autour
partie des processus mêmes du changement de ses eaux autour de modèles délibératifs, de
mondial, et contribuent à leur mise en place(20).” modèles de prise de décision démocratique.
Dans le cadre d’une approche de rivières- Mais les mécanismes du marché pourraient
sphères, les modèles géométriques de la nature être plus puissants. Dans une telle situation, il
et du développement urbain sont remplacés s’agit de créer une rivière-sphère dans laquelle
par des modèles de complexité, de flux ; non on ne se limite pas à la pensée linéaire, dans
seulement des flux d’eau, mais des flux de per- laquelle le méandre ait sa place et les droits du
sonnes, de capitaux, de lumière, de bagages, plus grand nombre de citoyens possible soient
de touristes, d’argent, d’échanges, d’expé- pris en compte.
riences. La quête et la conquête des berges permettent
Le projet de création du réseau européen de de chercher ensemble, dans le cadre d’une quête
métropoles pour le développement touristique avec les autres (c’est là le sens de con- dans le

84 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
IRENE J. KLAVER

mot “conquête”) : la rivière ne doit pas être


occupée ou privatisée de façon néocoloniale,
mais mise au service de tous. Il nous faut sau-
vegarder le droit aux activités de loisirs pour
tous, toutes classes sociales et tous âges confon-
dus, ce qui suppose un droit à la rivière et
implique une politique active pour une ouver-
ture multiculturelle des berges afin de créer un
tourisme et un patrimoine inclusifs, une rivière-
sphère complexe et vibrante.
■ ■
Le concept de rivière-sphère emploie la puis-
sance dynamique de la notion de meandering
pour permettre une pensée agile et encoura-
ger des projets, comme celui du Riverside Cities
Network, s’alignant derrière la vision du rap-
port Watervisie Amsterdam 2040 qui respecte
le droit à la rivière et affirme haut et fort :

© S-F
“L’eau est pour tous !” ■

NOTES
(1) Fred FEDDES, A Millennium of Amsterdam: Spatial History of a vol. 1: Water and Urbanization, IB Tauris, 2014.
Marvelous City, Thoth Publishers, 2012. (13) Paul Stanton KIBEL, “Bankside urban: an introduction”, dans
(2) Idem. Paul Stanton KIBEL (dir.), Rivertown: Rethinking Urban Rivers, The
(3) David HARVEY, “The right to the city”, New Left Review, n° 53, MIT Press, 2007.
2008. (14) David HARVEY, op. cit. [note 3], 2008.
https://newleftreview.org/II/53/david-harvey-the-right-to-the-city (15) Benjamin BARBER, If Mayors Ruled the World: Dysfunctional
(4) Source : VILLE D’AMSTERDAM, Watervisie Amsterdam 2040 Nations, Rising Cities, Yale University Press, 2013.
(Concept), 2015. (16) Gernot BÖHME, “Atmosphere as the fundamental concept of a
https://www.amsterdam.nl/publish/pages/752403/concept_water new aesthetics”, Thesis Eleven, n° 36, 1993.
visie_amsterdam_2040.pdf (17) Ash AMIN, Doreen MASSEY et Nigel THRIFT, op. cit. [note 5],
(5) Ash AMIN, Doreen MASSEY et Nigel THRIFT, Cities for the Many, 2000.
Not the Few, Policy Press, 2000. (18) – Irene KLAVER, “Meander(ing) multiplicity”, dans Francesca DE
(6) Susan FAINSTEIN, The Just City, Cornell University Press, 2010. CHÂTEL, Gail HOLST-WARHAFt et Tammo STEENHUIS (dir.), Water
(7) Patsy HEALEY, Urban Complexity and Spatial Strategies: Towards Scarcity, Security and Democracy: A Mediterranean Mosaic,
a Relational Planning for Our Times, Routledge, 2007. Cornell University Press, 2014.
(8) Susan FAINSTEIN, op. cit. [note 6], 2010. – Irene KLAVER, “Re-rivering environmental imagination: meander
(9) VILLE D’AMSTERDAM, The Making of... The City Marketing of movement and Merleau-Ponty”, dans Bryan E. BANNON (dir.),
Amsterdam, 2004. Nature and Experience: Phenomenology and the Environment,
(10) Michiel COUZY, “Amsterdam gaat toerisme beteugelen door Rowman and Littlefield International Limited, 2016.
strengere toetsing nieuwe hotels”, Het Parool, 9 janvier 2016. (19) Arjun APPADURAI, “The capacity to aspire: culture and the terms
(11) Ash AMIN, Doreen MASSEY et Nigel THRIFT, op. cit. [note 5], of recognition”, dans Vijayendra RAO et Michael WALTON (dir.),
2000. Culture and Public Action, Stanford University Press, 2004.
(12) Irene J. KLAVER et J. Aaron FRITH, “A history of Los Angeles’s (20) John LAW et John URRY, “Enacting the social”, Economy and
water supply: towards reimagining the Los Angeles river”, dans Society, vol. 33, n° 3, 2004.
Terje TVEDT et Terje OESTIGAARD (dir.), A History of Water, série III, (21) David HARVEY, op. cit. [note 3], 2008.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 85
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LA RECONQUÊTE
DES BERGES DU RHÔNE À LYON
UN SUCCÈS ENCORE MAL MAÎTRISÉ

Au fil des siècles et de la transformation de la ville, les

berges du Rhône, à Lyon, ont beaucoup évolué en

matière d’usages. Aujourd’hui, grâce aux opérations

de réaménagement entreprises pour les réhabiliter, les

berges du Rhône sont très largement investies par la

population lyonnaise, jeune ou moins jeune. Fêtards et

résidents, cyclistes et pêcheurs… se sont (trop bien ?)

approprié le lieu, de jour comme de nuit, ce qui crée de

nombreux conflits d’usage ainsi que des problèmes de

sécurité. La patrimonialisation environnementale du

site pourrait être un moyen d’en réguler la fréquentation.

INÈS MÉLIANI
Docteur en géographie, chercheure associée, ENS de Lyon
< ines.meliani@ens-lyon.fr >

86 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
INÈS MÉLIANI

yon est probablement l’une des viron dix hectares et d’une configuration

L agglomérations françaises les plus


marquées par la présence de l’eau.
Le Rhône et la Saône constituent à
cet égard un potentiel exception-
nel pour l’aménageur soucieux de réhabiliter
la nature en milieu urbain et les loisirs qui en
découlent.
linéaire (quelques dizaines de mètres de lar-
geur sur cinq kilomètres de long), les berges
du Rhône sont caractérisées par une alter-
nance d’espaces “sauvages” et d’espaces
construits destinés aux loisirs (aires de jeux
et de sport) et à la détente. Le brétillod (petit
marécage) et la lône (bras du fleuve en retrait
Ainsi, à Lyon, le réaménagement des berges du lit principal), la ripisylve (forêt riveraine)
du Rhône visait à requalifier un espace ini- amont, l’archipel des îles jardins, la longue
tialement voué au stationnement automobile prairie, les terrasses de la Guillotière, l’esta-
pour permettre une réappropriation – sociale cade du centre nautique, le port de
et culturelle – du fleuve par les Lyonnais. l’Université, la ripisylve aval et les jardins du
Au fil des siècles et de la transformation de Rhône forment une riche diversité d’atmo-
la ville, les berges du Rhône ont beaucoup sphère au sein de cet espace.
évolué en matière d’usages. Elles furent, jus- Les berges du Rhône sont décrites par les
qu’au XVIIIe siècle, conservées à l’état naturel, usagers comme lieu agréable (23 %), convi-
tenant les habitants à l’écart des rives. La lar- vial, relaxant et spacieux, fréquentées le jour
geur et la dangerosité du Rhône, qui déborde par une population relativement jeune (près
et inonde fréquemment les quais, explique de la moitié a entre 20 et 29 ans), salariée
alors ce désintérêt pour le fleuve de la part (43 %) ou étudiante (29 %)(1). Des pratiques
des Lyonnais. La construction du pont de loisirs proches de la nature y ont été créées
Morand (1773), l’élévation des digues du quai et les gouvernances s’y sont développées de
Achille Lignon (1857-1859) et l’assèchement façon diverse.
du quartier des Brotteaux réussissent à cal- SUCCÈS PUBLIC. En matière de fréquenta-
mer les ardeurs du fleuve. Les berges devien- tion, le succès du site ne s’est donc pas fait
nent alors des lieux fréquentés et appréciés attendre. Mais les berges du Rhône sont aussi
des usagers. Au milieu du XIXe siècle, les quais le support d’un projet d’envergure dont la
de Serbie, Claude Bernard, Victor Augagneur réussite est controversée(2). Des conflits d’usage
sont à leur tour aménagés pour protéger la sont apparus du fait de sa configuration
ville des crues meurtrières. Mais au cours de linéaire (20 mètres de large) – qui crée une
ce même XIXe siècle, les quais sont de nou- proximité géographique évidente entre les
veau désertés : la concurrence du chemin de différentes pratiques – et de sa réappropria-
fer et le développement de l’automobile tion par les usagers. Certains d’entre eux
annoncent bel et bien la fin des activités liées dénoncent des incompatibilités entre certaines
à la navigation. Les berges sont transformées pratiques tandis que d’autres s’opposent à
en parkings (en contrebas) et en voies rapides certaines formes d’appropriation de sous-
(sur les quais hauts). Les Lyonnais perdent à ensembles spatiaux.
cette période toute relation avec le Rhône. Afin de déterminer la dynamique de ces
RÉAMÉNAGEMENT. Après avoir protesté conflits d’usage sur les berges du Rhône, nous
contre leur état d’abandon et leur impratica- avons réalisé en 2010 une étude(3) en nous
bilité, la population lyonnaise s’est aujour- appuyant sur un travail d’enquêtes composé
d’hui largement réapproprié les berges du d’entretiens et de questionnaires. Les enquêtes
Rhône, grâce aux opérations de réaménage- par questionnaire ont été réalisées auprès des
ment entreprises pour les réhabiliter. Animées usagers des berges du Rhône au printemps et
et aménagées, les berges du Rhône accueillent en été, à différents moments de la journée et
un parc ouvert sur la ville. D’une surface d’en- à différents endroits : pelouses, abords des

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 87
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

aires de jeux, chemins de promenade, instal- sances à répétition. Dans nos enquêtes, les
lations sportives, jardin partagé, entrées, etc., usagers dénoncent, entre autres, les rassem-
puisque nous formulons l’hypothèse que les blements en soirée et tard dans la nuit, ainsi
conflits d’usage varient dans le temps (jour ; que la présence importante d’alcool, souvent
nuit ; saison), dans l’espace et selon la spéci- accompagnée de consommation de substances
ficité du lieu (présence ou absence d’aména- illicites.
gement, surfréquentation ou espace reculé, La notion d’historicité ou d’identité ratta-
éclairage, entretien du site). Le panel de per- chée au lieu est l’une des pistes qui permet-
sonnes interrogées est constitué de prome- tent d’éclairer les raisons de l’existence de
neurs, de joggeurs, de cyclistes, de skateurs, conflits d’usage. Les berges du Rhône étaient
d’usagers réguliers ou occasionnels, de com- en effet investies par les Lyonnais à l’occa-
merçants implantés dans les parcs, de res- sion de la fréquentation des guinguettes
ponsables de la sécurité des parcs, de rive- (cabanes rustiques où l’on trouvait toutes
rains (notamment les habitants des péniches sortes de fritures et vins locaux), déjà créa-
à quai). trices de nuisances sonores. Or, ces activités
Les principales situations saisies en matière nocturnes se sont largement amplifiées depuis
de conflits d’usage concernent d’abord les le réaménagement des berges en “parc urbain
relations entre les activités nocturnes du site au fil de l’eau”. En son centre, le théâtre du
et les usages résidentiels(4). En effet, les acti- Rhône, reconnaissable par sa physionomie
vités commerciales (restaurants), la résidence en forme de théâtre romain, aménagé telles
sur les péniches à quai et les discothèques les tribunes d’un stade, est propice aux ani-
sont les principales activités de ce site. Si bien mations de plein air, attirant de jour comme
que l’inscription et la prédominance de ces de nuit la majeure partie des usagers des
trois activités sur ce même territoire posent berges. Appelée “terrasses de la Guillotière”
certaines difficultés de gestion à la métropole en référence à son environnement immédiat,
de Lyon. Alors que le parc procure d’une cette portion d’espace est principalement tou-
manière générale calme et tranquillité aux chée par les nuisances sonores.
usagers, les habitants des péniches et des quais D’autres conflits d’usage concernent l’in-
hauts se plaignent du bruit. compatibilité des pratiques. Par leur confi-
La fréquentation des berges du Rhône guration linéaire, les berges du Rhône sont
demeure en effet globalement élevée tout au en effet largement plébiscitées par les cyclistes
long de l’année : 31,8 % des personnes inter- qui empruntent cette voie affectée aux dépla-
rogées déclarent fréquenter les berges du cements doux comme un axe de circulation –
Rhône lors de la pause-déjeuner, et près d’un de cette façon, ils évitent les dangers liés à la
quart des usagers les fréquentent en soirée (à vitesse des automobiles et l’attente aux feux
partir de 18 heures). Faisant partie de ces tricolores sur les quais hauts. Par ailleurs,
nouvelles centralités urbaines lyonnaises, les étant intégrées au projet interrégional d’en-
berges du Rhône sont de plus très accessibles, vergure européenne de raccordement de la
de jour comme de nuit (pas de grille de fer- Haute-Savoie à l’Hérault, les berges du Rhône
meture). constituent l’une des portions de la véloroute
CONFLITS D’USAGE. Des rassemblements fes- “du Léman à la mer”, qui permet ainsi la
tifs (organisés ou spontanés) autour de spec- découverte du Rhône et de ses abords. Si bien
tacles de musique provoquent, notamment que les berges du Rhône sont particulière-
en début de soirée, de nombreuses nuisances ment fréquentées par les cyclistes, augmen-
sonores. Ainsi, de nombreuses plaintes sont tant les risques de collision avec joggeurs et
déposées auprès des autorités compétentes promeneurs. C’est ici une proximité géogra-
(mairie, bailleurs…) pour signaler ces nui- phique subie (linéaire) qui semble être à l’ori-

88 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
INÈS MÉLIANI

gine de conflits d’usage ou d’environnement(5). Pour valoriser la faune et la flore, quelques


Et puis, il y a aussi les pêcheurs qui ne bénéfi- actions, bien que encore timides, commen-
cient plus suffisamment de zones de pêche cent à se développer le long des berges du
accessibles en voiture et déplorent que les amé- Rhône : la découverte du territoire accom-
nagements sur les berges du Rhône aient été pagnée par un guide lors de “balades
pensés surtout pour les cyclistes. urbaines” valorisant la préservation des
Par ailleurs, les usagers dénoncent des formes milieux ; l’aménagement d’espaces attractifs
d’appropriation de sous-ensembles spatiaux. pour la faune sauvage (présence du castor
Outre ceux évoqués ci-dessus aux terrasses de d’Europe) ; la construction de liens sociaux
la Guillotière, les rassemblements sous les ponts autour de jardins partagés, tout en créant une
constituent un autre phénomène déclaré comme dynamique autour d’une lecture territoriale
nuisance. Le dessous des ponts constitue en et paysagère de la métropole lyonnaise ; l’or-
effet le secteur d’évitement le plus important ganisation annuelle de manifestations telles
pour 49,2 % des interrogés, du fait de trafics que la Fête des récoltes (événement s’inscri-
de substances illicites mais également du fait vant dans le cadre de la Journée de la transi-
des mauvaises odeurs permanentes (urine), tion citoyenne et regroupant de nombreuses
malgré l’installation de trois nouvelles toilettes structures associatives dont le but est de sen-
en 2008 sur les quais hauts et un nettoyage sibiliser le public aux pratiques durables –
régulier des dalles par la société Veolia, chargée alimentation par le biais de circuits-courts,
de la propreté du site. Si la mobilisation d’ac- jardins partagés, ateliers de cuisine partici-
teurs, tels que les services à l’écologie urbaine pative pour apprendre à cuisiner respon-
de la ville de Lyon ou l’association Protection sable)…
rive gauche… ont permis la diminution de ces LABORATOIRE. Cette démarche de patrimo-
nuisances, elles n’ont pas disparu. nialisation, réalisée à partir de timides ajus-
PATRIMONIALISATION. Des solutions existent tements, vise à améliorer l’image de ce terri-
toutefois pour en limiter les effets négatifs, qui toire et à contribuer au renforcement des liens
passent par une démarche concertée et par la entre les habitants afin de forger une identité
patrimonialisation de portions d’espaces où la métropolitaine, un sentiment d’appartenance
nature est plus particulièrement présente. Les à une communauté – ce qui permettra de faire
problématiques patrimoniales, en effet, sont oublier (ou tout du moins de minimiser) les
aujourd’hui indissociables de la question conflits d’usage existants. Elle vise aussi à
urbaine. Parmi les premières préoccupations faire des berges du Rhône l’une des pièces
des responsables culturels, celles-ci intervien- essentielles des nouvelles structures spatiales
nent en effet dans les politiques de marketing de la métropole lyonnaise – celles-ci en effet
urbain et mobilisent largement les projets font partie d’un réseau Trame verte et bleue
d’aménagement urbain. Mais la notion de (TVB) pensé afin d’organiser le territoire du
patrimoine procède tout autant de la sphère nord de l’agglomération (depuis le parc de la
des appropriations sociales que du domaine Tête d’Or) au sud (jusqu’au parc de Gerland)
des actions de relocalisation(6). Le patrimoine en passant par la Confluence, mais également
est multidimensionnel : il entre dans “l’inti- du sud vers le nord, le tout conçu autour
mité culturelle” des groupes sociaux, mais aussi d’une démarche écologique.
dans les stratégies de gouvernance. Il contri- Selon Sébastien Jacquot, “[…] les politiques
bue à la recomposition des ressources touris- patrimoniales constituent également un ins-
tiques. Mais il contribue aussi, par les liens trument, mobilisé en vue de la production
particuliers qu’il entretient avec la mémoire d’autres résultats : […] légitimation de projets,
sociale, à l’attachement de l’habitant à son lieu valorisation touristique, marketing territo-
de vie. rial, le patrimoine est ainsi à la fois finalité

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 89
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

et instrument”(7). La synergie en cours de créa- des terrasses de la Guillotière en proposant


tion entre amateurs, institution politique et l’implantation de jets d’eau permettant d’inon-
experts abonde dans le sens de la valorisa- der les marches le soir venu et, ainsi, d’em-
tion du patrimoine naturel urbain jusque-là pêcher les rassemblements en ce lieu.
très peu étudiée et d’une légitimation de l’ac- De ces réflexions découle notamment la
tion utilitariste ou patrimoniale de la nature. création d’une cellule de veille “Berges du
Dans ce système d’échanges, la nature ordi- Rhône”. Mais en découlent également des
naire – un fleuve qui traverse la ville – devient actions afin de gérer, conserver, protéger et
alors extraordinaire dans ce qu’elle repré- valoriser le patrimoine naturel de Lyon, en
sente historiquement parlant pour l’identité de particulier sa guirlande de parcs et les berges
la ville. du Rhône. Lyon, désormais, se constitue un
Les berges du Rhône, parce qu’elles s’ins- patrimoine naturel. ■
crivent aujourd’hui de façon intime et orga-
nique dans les usages et les pratiques de la
population, acquièrent d’emblée un fort
potentiel de patrimonialisation. Alors, lorsque
la ville de Lyon s’invente un patrimoine natu-
rel à travers le réaménagement des berges du
Rhône, elle le sélectionne, le désigne, l’inves- NOTES
tit et le valorise par l’expérimentation d’ou- (1) Inès MÉLIANI, “Quiétude et inquiétudes dans les parcs
tils tous aussi promotionnels qu’efficaces. lyonnais : entre fantasmes et réalité”, dans Jacques COMBY (dir.)
Toutefois, devant la difficulté à enjoindre des et Emmanuelle ROMANET-DA FONSECA (collab.), Peurs dans la ville.
outils réglementaires aux lieux et territoires de Urbanisme et sécurité dans l’agglomération lyonnaise,
la patrimonialisation, Lyon procède par tâton- XIXe-XXIe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2015.
nement. Faut-il voir, dans cet arsenal de (2) Les éléments ici apportés sont le résultat d’un travail de
moyens sans cesse en chantier un signe d’amé- recherche réalisé entre 2010 et 2014 sur les questions de
lioration constante de la boîte à outils ou un sécurité dans les parcs urbains et périurbains lyonnais. Ils
témoignage d’inefficacité ? reposent sur des entretiens réalisés auprès de l’Observatoire de
Le parc des berges du Rhône est aujour- la délinquance, du chef de la police des “Grands Parcs” et des
d’hui un laboratoire où se jouent de nouvelles usagers du site.
réflexions sur les questions de sécurité. (3) Idem.
■ ■ (4) Arnaud LECOURT et Guillaume FABUREL, “Comprendre la place
Si l’objectif du réaménagement urbain des des territoires et de leurs vécus dans les conflits
berges était de permettre à l’homme de retrou- d’aménagement. Proposition d’un modèle d’analyse des grands
ver une relation avec son fleuve, le succès de équipements”, dans André TORRE et Thierry KIRAT, Territoires de
ses usages à des fins de fête et de loisirs conflits : analyses des mutations de l’occupation de l’espace,
dépasse largement les prévisions. Ainsi, les L’Harmattan, 2008.
berges du Rhône nécessitent aujourd’hui des (5) Bruno CHARLIER, La Défense de l’environnement : entre
coûts d’entretien exorbitants, allant bien au- espace et territoire, géographie des conflits environnementaux
delà des prévisions budgétaires. Par exemple, déclenchés en France depuis 1974, thèse de géographie,
des caméras de surveillance, qui n’étaient pas Université de Pau et des Pays de l’Adour, 1999.
prévues au départ dans le document d’ou- (6) Guy DI MÉO et Pascal BULÉON, L’Espace social. Lecture
vrage des berges, furent jugées nécessaires et géographique des sociétés, Armand Colin, 2005.
placées à la hâte pour assurer le contrôle de (7) Sébastien JACQUOT, “Analyser l’action publique patrimoniale,
cet espace. Afin de parer à ces difficultés de un triple regard sur la patrimonialisation”, Construction
gestion, la mairie du 3e arrondissement a sou- politique et sociale des territoires , Cahier n° 1 : “Analyser la
mis l’idée de modifier la conception initiale patrimonialisation des espaces urbains”, 2012.

90 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
INÈS MÉLIANI

© Inès Méliani
© Inès Méliani
© Inès Méliani

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 91
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LA RECONQUÊTE DU FLEUVE PAR


L’AGGLOMÉRATION DE NEWCASTLE
DE L’ART CONTEMPORAIN
À LA RÉAPPROPRIATION POPULAIRE

Dans les années 2000, l’agglomération du Tyneside fait

le choix de tourner le dos au passé industriel de son

fleuve, la Tyne, et de fonder son renouveau urbain sur la

culture et l’art contemporain. En face de Newscastle,

de l’autre côté de la Tyne, un nouveau quartier, Quayside,

est inventé dans les années 2000. Les “recettes” du

modèle Bilbao – réhabilitation du patrimoine, création

d’équipements culturels ambitieux et recours à des

architectes de renommée internationale – y sont appli-

quées, avec un succès en demi-teinte. Depuis une dizaine

d’années, on assiste à une réappropriation du fleuve

par la population, qui s’implique dans la valorisation de

la culture et du patrimoine industriels et maritimes.

CÉCILE RENARD-DELAUTRE
Architecte-urbaniste, docteur en géographie urbaine, chercheur associée EA EIREST
< cecile.renard.archi@gmail.com >

92 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CÉCILE RENARD-DELAUTRE

omme son nom l’indique, Glasgow(2). En effet, Glasgow, à 200 kilomètres

C Newcastle-upon-Tyne est une ville


posée sur son fleuve, la Tyne. Elle
occupe la rive nord du fleuve tan-
dis que la ville de Gateshead
occupe la rive sud. Chef-lieu du comté admi-
nistratif de Tyne and Wear, Newcastle compte
320 00 habitants. La Tyne fédère la conurba-
de Newcastle, fait souvent figure de modèle
(l’“effet Bilbao” du nord de l’Europe).
Emblèmes de cette transformation de
Newcastle, trois constructions phares sont
inaugurées à cette époque sur les quais : le
Millennium Bridge, passerelle piétonne blanche
très iconique (qui a coûté 100 millions d’eu-
tion du Tyneside, actuellement la sixième agglo- ros) ; le Baltic, un silo à grain des années 1930
mération la plus peuplée d’Angleterre. transformé en musée d’art contemporain
Le centre de Newcastle se trouve à 15 kilo- (30 millions d’euros) ; le Sage Gateshead, audi-
mètres de l’embouchure de la mer du Nord. torium conçu par l’agence internationale d’ar-
Les quais de chargement de Newcastle, centre chitecture Foster & Partners (environ 63 mil-
névralgique de la ville pendant des siècles, sont lions d’euros (3)). Ce recours combiné à la
au plus étroit de la gorge ; ils préservent les réhabilitation du patrimoine, à la création
navires des violences de la mer. Dès l’origine d’équipements culturels et à la “starchitec-
du développement de la ville, les interactions ture (4)” est clairement destiné à propulser
entre Newcastle et son fleuve sont liées au com- Newcastle sur la scène culturelle mondiale.
merce maritime, car le port exporte du bois Le Tyneside affirme donc le passage de
vers la Scandinavie et la Baltique. Cette voca- l’usage du fleuve en tant qu’outil du dévelop-
tion commerciale de la Tyne a perduré à la pement industriel à celui de don instrumenta-
période saxonne puis médiévale. Mais c’est lisation au service d’un renouveau urbain fondé
avec l’exploitation massive des mines de char- sur la culture dans les années 2000.
bon, au XVIIe siècle, que la Tyne s’est révélée DU FLEUVE OUTIL AU FLEUVE CULTURE. À par-
comme axe de transport majeur et a permis le tir des années 1980, le contexte de la mon-
développement économique de la région. dialisation introduit une compétitivité féroce
À partir de 1830, avec l’avènement des entre les territoires. Dans les années 1990-
bateaux à vapeur et le développement indus- 2000, après la désindustrialisation, un élément
triel, le besoin de bonnes conditions de navi- fondamental bouleverse les projets urbains :
gation et d’un accès aux commerces le long alors que les villes cherchaient autrefois à se
des berges s’est fait ressentir. En 1850, la Tyne vendre en tant que lieux de production, elles
Improvement Commission commence les tra- doivent désormais se penser en tant que lieux
vaux nécessaires : construction de quais, sup- de consommation(5). L’objectif n’est plus de
pression des petites îles, dragage et léger redres- créer de la richesse, mais d’en capter un maxi-
sement du cours du fleuve. C’est la mum, que ce soit par le biais des touristes ou
consécration de la Tyne en tant que fleuve outil. par le biais d’une nouvelle population (de créa-
WATERFONT ATTITUDE. Comme dans bien tifs ou de gentrifieurs)(6). Les villes rivalisent
d’autres villes industrielles d’Amérique et avec, pour armes, l’originalité de leur bâti et
d’Europe du Nord, la désindustrialisation et la valeur ajoutée de leurs équipements – ce qui
la fermeture des mines, dans les années 1970, engendre la répétition de ce qui semble être
conduisent progressivement Newcastle à se une “recette(7)”.
détourner de son fleuve. L’urbanisme, notam- En effet, face à des enjeux similaires, des
ment, se focalise sur des projets du centre-ville, réponses génériques apparaissent dans les
situé dans les hauteurs de la ville. Ce n’est que esprits des acteurs urbains, galvanisés par les
dans les années 2000 que la “waterfront atti- success stories de Bilbao ou de Glasgow. Les
tude(1)” gagne Newcastle. Le tournant cultu- ingrédients de cette recette peuvent être énu-
rel est alors engagé en suivant le modèle de mérés : des équipements culturels, une archi-

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 93
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

tecture iconique, la mise en valeur du patri- accueilli la course en 1993. L’édition de 2005
moine (notamment industriel), l’accueil d’évé- est ambitieuse, car elle a clairement pour objec-
nements culturels nationaux, européens, inter- tif d’illustrer le net dépassement des formes
nationaux. À cette liste, il faut bien sûr ajouter traditionnelles de la maritimité et à s’ancrer
la reconquête des fronts d’eau urbains. Le dans le festivisme contemporain. Le tournant
fleuve est en effet l’élément géographique struc- culturel et le renouveau d’un rapport à la Tyne
turant auquel la plupart des projets redonnent sont donnés à voir au monde par le biais de la
le rôle de référent patrimonial local. médiatisation de l’événement. L’interface entre
Newcastle-upon-Tyne apparaît ainsi comme Newcastle, Gateshead et la Tyne se revendique
une parfaite illustration de l’application de la alors comme un nouveau territoire de la mon-
“recette”, avec l’intégration de tous ses ingré- dialisation – un territoire qui communique afin
dients. Le projet de Quayside, soit le réamé- de transformer les représentations locales.
nagement des quais pour en faire la nouvelle La nouvelle entité créée, Newcastle-
vitrine métropolitaine du Tyneside, est l’es- Gateshead, concourt au titre de Capitale euro-
sence de la mutation des abords de la Tyne. péenne de la culture 2008 – ce sera finalement
Ce projet a pour ambition de recentrer l’acti- Liverpool qui sera désignée.
vité économique et l’animation de Newcastle VITRINE MÉTROPOLITAINE MAIS SUCCÈS
et de Gateshead aux abords de la Tyne. En MITIGÉ. Les quais de Newcastle et de Gateshead
2005, Quayside représente alors “la possibi- s’affichent aujourd’hui comme une vitrine
lité d’un futur optimiste dans une ère pessi- métropolitaine, mais pas comme un site de
miste(8).” reconquête populaire. Dès l’origine, des cri-
Les trois étendards architecturaux de la ville tiques s’élèvent contre le projet et évoquent le
(le Millennium Bridge, le centre d’art contem- risque d’une “greffe” urbaine éloignée de
porain du Baltic et la salle de concert Sage l’identité et du sentiment d’appartenance
Gateshead) servent l’imagerie et la communi- locale(11). Quayside ne semble en effet pas une
cation de ce projet urbain, agissant comme les entière réussite : le projet laisse de côté la popu-
vaisseaux amiraux(9) de l’opération. lation modeste et passe ainsi à côté de son
Dans le même objectif de propulser objectif de renouveau social ; il engendre une
Newcastle sur la scène culturelle de la mon- “gentrification”(12).
dialisation, il est fait appel à l’artiste améri- Si la fréquentation, les usages et les pratiques
cain Spencer Tunick, connu mondialement sur les quais se sont renouvelés grâce aux amé-
pour ses compositions photographiques où nagements et embellissements, ils ne témoi-
figurent des centaines de volontaires, hommes gnent pas d’une appropriation exemplaire des
et femmes, posant nus (à New York en 1992, lieux par les habitants. Le tourisme culturel,
à Sydney en 2010, ou encore à Amsterdam et objectif phare du redressement de l’agglomé-
à Mexico en 2007). Spencer Tunick réalise une ration, semble avoir désormais glissé vers un
telle composition à Newcastle en 2005. tourisme moins ambitieux. L’office de tourisme
L’invitation de Spencer Tunick montre la (Newcastle Gateshead Initiative) qui avait
volonté d’afficher une dimension culturelle de ouvert dans le centre commerçant des hau-
portée mondiale : “a World Class Culture(10)”. teurs de Newcastle a été contraint de fermer
La même année, Newcastle accueille une en avril 2015.
étape de la Tall Ships’ Race, course interna- Si les nombreux bars, restaurants et night-
tionale de voiliers écoles. Elle fait ainsi la clubs de Newcastle attirent une très large popu-
démonstration de sa capacité à organiser un lation régionale pour les week-ends et les occa-
événement de grande envergure et de pro- sions festives spécifiques (Saint-Patrick, nouvel
mouvoir ses nouveaux équipements iconiques an, enterrements de vie de célibataires, matchs
récemment inaugurés. La ville avait déjà de foot de l’équipe de Newcastle, etc.), ces lieux

94 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CÉCILE RENARD-DELAUTRE

de fête ne se situent pas spécifiquement aux (ré)ancrer dans leur territoire. Le patrimoine
abords du fleuve et se répartissent majoritai- endosse un rôle social de plus en plus prégnant,
rement dans le centre-ville de Newcastle. remplissant une fonction d’ancrage local et de
“On peut se demander s’il est possible de réappropriation. En France comme au
reconquérir des quais désertés et demeurés Royaume-Uni, les succès des Journées du patri-
longtemps inaccessibles et de réinventer une moine (Heritage Open Days) sont un témoi-
nouvelle ville en relation avec l’eau, en laissant gnage de cette mutation.
la rivière, le lac ou le bord de mer dans leur Dans le comté du Tyne and Wear, le nombre
état actuel de stérilité qu’aggrave leur statut de sites patrimoniaux qui sont ouverts au
‘d’espace libre’ ou, plus vaguement encore, public dans ce cadre ne cesse d’augmenter
‘d’espace naturel’. Traiter un plan d’eau comme depuis 2002 : 84 bâtiments et animations,
une place bleue, n’est-ce pas en dénaturer le 18 500 visites en 2002 ; 172 bâtiments et ani-
sens et en ruiner la vitalité ?”, s’interroge mations, 41 260 visites en 2014. C’est l’une
Claude Prelorenzo(13). des régions les plus dynamiques du pays.
Comme lui, on peut remarquer que l’ap- L’implication des bénévoles lors de Heritage
propriation du fleuve (de l’eau) n’a pas, elle Open Days est significative de la mobilisation
non plus, su être réinventée à Newcastle. Le notable de la population dans des initiatives
renouvellement d’une forme de maritimité de préservation et de mise en valeur du patri-
semble s’être concentré sur l’aménagement du moine.
front d’eau, misant seulement sur la force sym- Si les initiatives de patrimonialisation iso-
bolique de l’eau dans l’image urbaine et délais- lées sont difficilement quantifiables, elles sont
sant son usage. Si la Tall Ships’ Race a permis néanmoins au cœur de la préservation et de la
de faire revivre temporairement le fleuve et de mise en valeur du patrimoine industriel et flu-
raviver le souvenir des bateaux qui autrefois vial du Tyneside. En effet, elles sont largement
faisaient partie du paysage quotidien de la ville, tournées vers la valorisation de la Tyne comme
les transports et loisirs nautiques demeurent fleuve outil. Comme si après ces années de
rares sur la Tyne. Depuis les années 2000, mise en lumière du fleuve, de festivisme un peu
seules quelques courses d’aviron (rowing) inter- outrancier, on voulait se rappeler des douleurs,
universitaires ont été organisées et ont fait des difficultés des gens de mer, des mineurs et
revivre un loisir nautique développé sur la Tyne de la population qui a souffert pour dévelop-
dès les années 1820, ce type de courses ayant per l’industrie du Tyneside. Si la mémoire
connu son apogée entre 1844 et 1871. En 1852 ouvrière a toujours perduré, elle semble avoir
a été fondé le Tyne Amateur Rowing Club qui pris une nouvelle ampleur durant cette der-
existe encore aujourd’hui et compte quelque nière décennie.
200 membres. Cette mise en avant du Newcastle industriel
Une seule compagnie privée de bateaux pro- et de la Tyne fleuve outil est portée par des ini-
menades organise des circuits commentés sur tiatives tant institutionnelles (le Discovery
la Tyne, principalement de juin à septembre et Museum, par exemple) qu’émanant de la
encore pas tous les jours. Ses deux bateaux société civile. En effet, au-delà des efforts des
sont surtout proposés à la privatisation pour institutions pour mettre en valeur ce patri-
des événements particuliers. moine local, les habitants éprouvent la néces-
RECONQUÊTE POPULAIRE. Dans les années sité de coproduire eux-mêmes leur patrimoine.
2007-2008, la crise économique et l’accéléra- C’est le cas avec le projet The Net - Old Low
tion de la mondialisation font apparaître une Light House qui est l’un des meilleurs exemples
mutation sociétale qui engendre, entre autres, d’une initiative ascendante (bottom-up) à
le besoin pour les individus de retrouver du l’œuvre dans le Tyneside(14). Situé à North
sens et des valeurs, et notamment de se Shields, à l’embouchure, son objet principal

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 95
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

est de préserver le patrimoine maritime local, leur identité. Cette tendance se rencontre dans
notamment à travers l’héritage des pêcheurs. le Tyneside où elle s’apparente à une réappro-
L’objectif est de constituer une collection et de priation d’un patrimoine, lié au fleuve outil et
la mettre en visite dans les locaux réhabilités à à la mémoire ouvrière, qui semblait leur avoir
cet effet dans le bâtiment d’un ancien phare. échappé sous l’effet des politiques de marketing
Grâce aux dons et à l’implication de nombreux territorial. Les initiatives sont diverses. Elles
bénévoles, le lieu a pu ouvrir sa collection aux impliquent de nombreux bénévoles pour qui il
visiteurs à partir d’avril 2015. La démarche paraît essentiel de s’investir localement dans
de constitution de la collection est celle d’une la transmission d’un passé révolu, mais aussi de
coproduction du patrimoine par les commu- pratiques sur lesquelles des “témoins” peuvent
nautés locales et les gestionnaires du site. encore apporter un éclairage. Comme si le
■ ■ regret de ne pas avoir davantage pris garde à
Le Tyneside doit son essor à son fleuve grâce ce patrimoine auparavant se faisait sentir, on
auquel l’agglomération a connu une période assiste aujourd’hui à l’émergence de démarches
faste et dynamique. La Tyne était un axe de qui ont pour objectif de patrimonialiser le
transport majeur sur lequel les navires allaient contemporain. ■
et venaient. Les quais étaient soumis à la même
effervescence et se présentaient comme le centre
névralgique de la région. Après la rudesse de la
désindustrialisation, les acteurs locaux ont
tenté de redynamiser les abords de la Tyne et
de replacer le fleuve au centre de l’activité NOTES
urbaine. Dans les années 2000, le nouveau (1) – Maria GRAVARI-BARBAS, La Mer retrouvée : Baltimore et
positionnement ambitionné pour Newcastle- autres reconquêtes de fronts d’eau urbains, thèse de doctorat
Gateshead est alors celui d’un projet de ville de géographie, université Paris 4, 1991.
fondé sur le registre culturel et festif. – Rinio BRUTTOMESSO (dir.), Waterfronts. A new frontier for cities
Aujourd’hui, soit une quinzaine d’années on water, International Center Cities on Water, 1993.
après, il semble que la mutation n’ait pas pris – Hedley SMYTH, Marketing the City: the role of flagship
l’ampleur espérée. Subissant comme bien developments in urban regeneration, E&FN Spon, 1994.
d’autres territoires la crise de 2008, les déve- – Rachel RODRIGES-MALTA, “Une vitrine métropolitaine sur les
loppements culturels et touristiques ont fait quais. Villes portuaires au sud de l’Europe”, Les Annales de la
face à d’importantes coupes budgétaires qui recherche urbaine, n° 97, 2004.
ont bloqué la dynamique espérée. Le tourisme (2) Gerry MOONEY, “Cultural policy as urban transformation?
culturel, qui avait notamment été annoncé Critical reflections on Glasgow, European City of Culture 1990”,
comme un objectif, peine à trouver son public Local Economy, vol. 19, n° 4, 2004.
tandis que l’office de tourisme Newcastle- (3) Steven MILES, “‘Our Tyne’: Iconic regeneration and the
Gateshead a été contraint de fermer ses portes revitalisation of identity in Newcastle Gateshead”, Urban
en avril 2015. Le secteur touristique se trouve Studies, vol. 42, n° 5-6, mai 2005.
alors modifié et se satisfait d’une fréquenta- (4) Maria GRAVARI-BARBAS et Cécile RENARD-DELAUTRE (dir.),
tion régionale, moins qualitative, centrée sur Starchitecture(s). Figures d’architectes et espace urbain,
la fête (dont les célébrations liées au football). coll. “Gestion de la culture”, L’Harmattan, 2015.
La tendance générale montre une réappro- (5) David HARVEY, “From managerialism to entrepreneurialism:
priation des problématiques patrimoniales par the transformation in urban governance in late capitalism”,
la population. Dans de nombreux contextes, les Geografiska Annaler, vol. 71, n° 1, 1989.
citoyens se sentent concernés par l’idée de (6) Laurent DAVEZIES, “Développement local : le déménagement
recueillir, de protéger et de transmettre un patri- des Français. La dissociation des lieux de production et de
moine qui constitue une part importante de consommation”, Futuribles, n° 295, 2004.

96 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
CÉCILE RENARD-DELAUTRE

(7) Greg RICHARDS, “Tourism development trajectories: from International Journal of Culture Policy, vol. 10, n° 1, 2004.
culture to creativity?”, Encontros científicos - Tourism & – Steven MILES, op. cit. [note 3], 2005.
management studies, n° 6, 2010. (12) Mark BAILONI, “Quelle place pour le patrimoine dans le
(8) Steven MILES, op. cit. [note 3], 2005. renouveau d’une région postindustrielle ? Le cas du Nord-Est
(9) Hedley SMYTH, op. cit. [note 1], 1994. anglais”, Revue géographique de l’Est, vol. 48, n° 1-2, 2008.
(10) “World class culture” était le slogan de la structure de (13) Claude PRELORENZO, “La ville portuaire, un nouveau regard”,
promotion touristique Newcastle-Gateshead, créée en 2000. Rives méditerranéennes, n° 39, 2011.
(11) – Chistopher BAILEY, Steven MILES et Peter STARK, “Culture- (14) Cécile RENARD-DELAUTRE, “Note de recherche. Patrimoine
led regeneration and the revitalisation of identities in fluvial, modernité et maritimité : un rapport en évolution. Le cas
Newcastle, Gateshead and the North East of England”, de Newcastle-upon-Tyne”, Norois, n° 237, 2015.

© davidevison
© hipproductions

Deux visions de l’espace fluvial de l’agglomération du Tyneside : le phare de South Shields, à l’embouchure de la Tyne ;
le Gateshead Millennium Bridge et le Sage Gateshead, à Newcastle

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 97
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

METTRE EN TOURISME
LES BERGES DE LA VLTAVA
POUR MIEUX GÉRER LES FLUX
TOURISTIQUES À PRAGUE
La mise en tourisme des berges de la Vltava pourrait

être un moyen de mieux gérer les flux touristiques de

Prague. Le centre de la capitale tchèque, inscrit sur la

Liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1992,

est en effet saturé. Une étude montre qu’une telle mise

en tourisme est possible, qu’elle serait bénéfique tant

aux habitants qu’aux touristes et qu’il y a matière, autour

de l’histoire de la Vltava, à séduire des touristes post-

modernes en quête d’expérience. Il ne reste plus qu’à

convaincre les différentes parties prenantes de la néces-

sité de travailler ensemble à un tel projet.

ALŽBETA KIRÁLOVÁ
University College of Business, Prague
< kiralova@vso-praha.eu >

98 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
ALŽBETA KIRÁLOVÁ

rague est la ville la plus visitée de marque de destination touristique plus forte

P la République tchèque. La partie


de Prague classée au Patrimoine
mondial de l’Unesco ne repré-
sente que 1,34 % de la surface de
la ville, mais la densité de visiteurs y est très
élevée ; trois des sites les plus visités de Prague
se situent d’ailleurs dans cette zone. Cet article
que celle de la destination République tchèque ;
en d’autres termes, l’image de Prague est plus
forte que celle du pays entier. En 2015, 6,6 mil-
lions de touristes ont visité Prague, et la fré-
quentation touristique ne cesse d’y croître (cf.
tableau 1).
Depuis 1992, le centre historique de Prague
analyse les possibilités de diversification de est inscrit sur la Liste du patrimoine mondial
l’offre touristique et de loisirs de Prague en de l’Unesco. Au sein de ce périmètre, on
s’appuyant sur l’espace fluvial de la Vltava. compte 1 330 éléments protégés, dont
D’une façon générale, l’espace fluvial fait 1 322 bâtiments (parmi lesquels 28 monuments
partie du produit touristique urbain ; il peut culturels nationaux), un grand nombre de petits
jouer un rôle majeur pour attirer les visiteurs objets architecturaux, de monuments tech-
vers la ville(1). C’est pourquoi, dans le monde niques, de jardins historiques. Le monument
entier, les villes réhabilitent leur espace fluvial le plus visité est le château de Prague
et y créent de nouveaux espaces de récréation, (7 421 000 visiteurs en 2015), suivi du Jardin
de détente et de tourisme(2). Si les aspects patri- zoologique (1 318 382 visiteurs en 2015), de
moniaux et culturels sont importants dans la l’ancien hôtel de ville (716 440 visiteurs en
réussite touristique de ces réhabilitations(3), les 2015) et du Musée juif (629 126 visiteurs en
touristes, bien souvent, ne vont pas sur les 2015). La rivière Vltava traverse les parties
berges pour un équipement en particulier, mais historiques les plus importantes de la ville (sur
pour s’imprégner de l’atmosphère et de l’am- un kilomètre environ) ; des croisières en bateau-
biance de ces espaces, pour le génie du lieu(4). promenade sont proposées aux touristes.
PRESSION TOURISTIQUE. Les analyses et les Le tourisme impacte très fortement le centre-
données présentées dans cet article provien- ville (cf. tableau 2). Pour que le tourisme à
nent de recherches issues de sources primaires Prague reste viable, l’offre touristique doit être
et secondaires. Différents indicateurs touris- diversifiée. Aujourd’hui, Prague tente sans suc-
tiques (taux de fonction touristique, nombre cès de désengorger le cœur historique de la
de lits au kilomètre carré…) ont été mesurés ville – il faut proposer aux visiteurs une
pour analyser la pression touristique dans le “bonne” raison de quitter le centre. Cette
centre-ville. Pour déterminer le potentiel tou- bonne raison peut être trouvée sur les berges de
ristique de l’espace fluvial, nous avons réalisé la Vltava, couloir bleu de la ville, sur lesquelles
un certain nombre d’analyses cartographiques(5) pourraient être créés des aménagements et
(engagement des communautés, déplacement équipements permettant d’améliorer la qua-
des actifs) et effectué des promenades d’étude lité de vie des habitants et la qualité de visite des
(community transect walk)(6). Pour la carto- touristes.
graphie des actifs, nous avons utilisé l’appli- L’EXPÉRIENCE DE LA VLATA. La Vltava est la
cation 2GIS, système d’information géogra- plus longue rivière de la République tchèque
phique de la ville de Prague. Une recherche (433 kilomètres) ; 31 kilomètres environ cou-
qualitative, fondée sur une méthode inductive, lent dans la ville de Prague. Pour les Tchèques,
a également été utilisée pour cette étude. La la Vltava est bien plus qu’une simple rivière :
phase pilote de la recherche a inclus des entre- elle a une signification nationale et symbo-
tiens en face à face avec trente habitants rési- lique. Prague et toute l’histoire de la ville et de
dant à Prague depuis un an au moins. la nation sont intimement liées à la Vltava.
Selon une étude de l’office du tourisme Les résultats des analyses cartographiques, de
tchèque (Czech Tourism), Prague est une l’observation de la fréquentation actuelle et

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 99
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

des entretiens qualitatifs, montrent que les NOTES


berges de la Vltava disposent d’atouts qui per- (*) Cet article se base sur les travaux du projet
mettent le développement d’activités touris- “Diversification of Prague tourism offer with focus on the
tiques et récréatives. Parmi ces atouts, on peut Vltava riverside – The primary and secondary offer
citer le patrimoine naturel, culturel et tech- analysis”, GA/2016/6-101.
nique (matériel et immatériel), mais aussi les (1) Myriam JANSEN-VERBEKE, “Inner-city tourism:
aménagements destinés aux loisirs sportifs et Resources, tourists and promoters”, Annals of Tourism
de plein air, notamment sur les îles. Ces atouts Research, vol. 13, n° 1, 1986.
pourraient devenir des composantes à part (2) – Stephen J. CRAIG-SMITH, “The role of tourism in
entière du produit touristique. inner-harbor redevelopment: A multinational perspective”,
On peut envisager notamment d’y dévelop- dans Stephen J. CRAIG-SMITH et Michael FAGENCE (dir.),
per un tourisme à l’intention de touristes post- Recreation and Tourism as a Catalyst for Urban
modernes à la recherche d’émotions et d’ex- Waterfront Redevelopment: An International Survey,
périences plus vastes que la seule visite du Praeger, 1995.
centre-ville. On pourrait pour cela s’appuyer – Belinda DODSON et Daryll KILIAN, “From port to
sur les nombreuses histoires liées à la Vltava, à playground: The redevelopment of the Victoria and Alfred
ses monuments, aux loisirs nautiques qui y Waterfront, Cape Town”, dans Duncan TYLER, Yvonne
sont pratiqués… Ces histoires, qui ont donné GUERRIER & Martin ROBERTSON (dir.), Managing Tourism in
lieu à de nombreux ouvrages, films documen- Cities: Policy, Process, and Practice, Wiley, 1998.
taires, musiques…, sont parfois basées sur des – Christopher M. LAW (dir.), Tourism in Major Cities,
faits réels, parfois mystifiées. Dans les deux Routledge, 1996.
cas, elles peuvent servir de support à l’attrac- (3) – J. A. N. WARREN et C. N. TAYLOR, Developing Urban
tivité touristique, tout comme les dix îles situées Tourism in New Zealand, Centre for Research, Evaluation
sur la Vltava. and Social Assessment, 2003.
COOPÉRATION. Une analyse Swot – strengths – Gordon WAITT et Pauline M. MCGUIRK, “Selling waterfront
(forces), weaknesses (faiblesses), opportunities heritage: A critique of Millers Point, Sydney”, Tijdschrift
(opportunités), threats (menaces) – a été menée voor economische en sociale geografie, vol. 88, n° 4,
(cf. tableaux 3 et 4). Des vues magnifiques, un 1997.
transport de qualité et une eau propre sont les (4) Tony GRIFFIN et Bruce HAYLLAR, “ Historic waterfronts as
points forts de l’espace riverain. Le manque de tourism precincts: An experiential perspective”, Tourism
services supports, la densité de la circulation and Hospitality Research, vol. 7, n° 1, 2006.
fluviale et l’utilisation inégale de la zone à des – Christopher KROLIKOWSKI et Graham BROWN, “The
fins touristiques sont les points les plus faibles. structure and form of urban tourism precincts: Setting the
Le développement touristique de l’espace flu- stage for tourist performances”, dans Bruce HAYLLAR, Tony
vial peut bénéficier des opportunités suivantes : GRIFFIN & Deborah EDWARDS (dir.), City Spaces–Tourist
le développement culturel des sports publics, Places: Urban Tourism Precincts, Routledge, 2008.
l’engagement des districts municipaux de (5) – Diane DORFMAN, Mapping Community Assets
Prague et l’amélioration de la qualité des ser- Workbook, “Toolkit”, Northwest Regional Educational
vices. La mise en œuvre d’un plan de dévelop- Laboratory, 1998.
pement, une meilleure coopération entre les – Stephanie MOORE, “Cultural mapping: Building and
districts municipaux, l’amélioration de la gou- fostering strong communities”, dans Doug BORWICK (dir.),
vernance touristique et la prise en compte des Building Communities, Not Audiences: The Future of the
enjeux du développement durable sont néa- Arts in the United States, ArtsEngaged, 2012.
moins nécessaires, tout comme l’engagement (6) – Jane CARTER (dir.), Participatory Monitoring and
de toutes les parties prenantes (entreprises tou- Evaluation. Field Experiences, “NGO Programme
ristiques, habitants et élus) dans le développe- Karnataka-Tamil Nadu”, Intercooperation, 2005.
ment de l’espace fluvial de Prague. ■ – WORLD BANK, Methodology for Transect Walk, 2005.

100 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
ALŽBETA KIRÁLOVÁ

TABLEAU 1

LA FRÉQUENTATION TOURISTIQUE DE PRAGUE

Année Indicateur Total Tchèques Étrangers

2012 Nombre de visiteurs 5 726 454 806 997 4 919 457


Nombre de nuitées 14 443 143 1 506 098 12 937 045
Durée moyenne du séjour 2,5 1,9 2,6
2013 Nombre de visiteurs 5 899 630 851 674 5 047 956

Source : Office de tourisme de Prague.


Nombre de nuitées 14 654 282 1 597 351 13 056 931
Durée moyenne du séjour 2,5 1,9 2,6
2014 Nombre de visiteurs 6 096 015 780 961 5 315 054
Nombre de nuitées 14 750 287 1 368 554 13 381 733
Durée moyenne du séjour 2,4 1,8 2,5
2015 Nombre de visiteurs 6 605 776 890 941 5 714 835
Nombre de nuitées 15 917 265 1 576 176 14 341 089
Durée moyenne du séjour 2,4 1,8 2,5

TABLEAU 2

Source : Analyse de l’auteur fondée sur les données de Prague City Tourism (2016).
INDICATEURS DE LA PRESSION TOURISTIQUE À PRAGUE

Indicateur Prague Zone classée Unesco

Zone 496 km² 8,66 km²


Habitants 1,247 million 52 000
Densité de population 2 534 habitants/km² 7 500 habitants/km²
Taux de fonction touristique(*) 7,24 67,29
Nombres de lits touristiques/ km² 183,57 4 040,88

(*) Le taux de fonction touristique d’une zone (exprimé en lits pour 100 habitants) est égal au rapport entre le
nombre total de lits touristiques et la population de la zone. Il permet de relativiser l'importance de la
capacité d’accueil touristique par rapport à la population résidant habituellement dans la zone. Cet indicateur
exprime la capacité théorique, en termes d’accueil touristique, d’un territoire à augmenter sa population.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 101
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

TABLEAU 3

POINTS FORTS ET POINTS FAIBLES DE L’ESPACE FLUVIAL DE PRAGUE


Points forts Importance Note Score
Vues magnifiques 0,21 3 0,63
Transport public 0,13 3 0,39
Eau propre 0,13 2 0,26
Patrimoine Unesco 0,12 2 0,24
Diversité des bords de rivière 0,07 3 0,21
Niveau d’eau stable 0,07 3 0,21
Sites culturels 0,1 1 0,1
Sports nautiques 0,1 1 0,1
Sites techniques 0,07 1 0,07
Points faibles Importance Note Score
Manque de services supports 0,3 3 0,9
Forte circulation sur l’eau 0,19 2 0,38
Utilisation inégale de la zone pour le tourisme 0,07 3 0,21
Infrastructure vieillissante 0,1 2 0,2
Structure des services d’accueil inadaptée 0,1 2 0,2
Manque d’événements publics 0,04 3 0,12
Qualité de services instable 0,06 2 0,12
Manque de places de parking 0,1 1 0,1
Propreté de la zone 0,04 2 0,08
Total 1 – –

L’importance mesure le poids des points forts ou faibles de l’espace fluvial. La note donnée à chaque facteur
indique s’il s’agit d’un point fort majeur (3) ou mineur (1). Le score est le résultat de l’importance multipliée
par la note ; il permet de prioriser les points forts et faibles.

Vue générale de Prague et de la Vltava


© Rudy Balasko / Shutterstock.com

102 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
ALŽBETA KIRÁLOVÁ

TABLEAU 4

OPPORTUNITÉS ET MENACES POUR L’ESPACE FLUVIAL DE PRAGUE


Opportunités Importance Probabilité Score
Développement de la culture du sport public 0,15 3 0,45
Engagement des districts municipaux de Prague 0,2 2 0,4
Amélioration de la qualité des services 0,2 2 0,4
Coopération des entrepreneurs du tourisme 0,1 3 0,3
Introduction de nouveaux sports 0,1 3 0,3
Préparation du concept de développement 0,05 3 0,15
Promotion de l’espace fluvial 0,04 3 0,12
Investissement dans l’espace fluvial 0,09 1 0,09
Mise en place d’un système de cartes de réduction 0,07 1 0,07
Menaces Importance Probabilité Score
Pas de plan de développement 0,2 3 0,6
Pas de coopération entre les districts municipaux de Prague 0,1 3 0,3
Gouvernance touristique faible 0,08 3 0,24
Pas de développement touristique durable 0,08 3 0,24
Le tourisme sur les bords de la Vltava ne fera pas partie de l’offre du produit 0,08 2 0,16
Manque de promotion touristique des bords de la Vltava 0,08 2 0,16
Manque d’investissement touristique sur les bords de la Vltava 0,07 2 0,14
Investissement dans d’autres destinations touristiques 0,01 3 0,03
Total 1 – –

L’importance des opportunités et des menaces montre l’impact des facteurs externes sur le développement touristique dans les espaces riverains. La probabilité
d’occurrence renseigne sur la probabilité que l’opportunité ou la menace ait un impact sur le développement touristique de l’espace fluvial. L’importance multipliée
par la probabilité donne un score qui permet à l’espace riverain de prioriser les opportunités et les menaces. Il faut être attentif aux facteurs qui obtiennent les
scores les plus élevés, tandis que les facteurs qui ont peu de chances de contribuer au développement touristique des bords de la Vltava peuvent être ignorés.

Pédalos à proximité de l’île de Slavonic Pilates sur l’île de Kampa


© Valeri Potapova / Shutterstock.com

© igorstevanovic / Shutterstock.com

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 103
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LE FESTIVAL DE L’OH!
UNE MANIFESTATION
FESTIVE, CULTURELLE ET ÉDUCATIVE

Depuis quinze ans, le Festival de l’Oh!, dans le Val-de-

Marne, mobilise les communes et divers acteurs du ter-

ritoire pour construire une offre de découverte de la

Seine et de la Marne au moyen de la promenade sur et

au bord de l’eau, du spectacle gratuit, et de la sensibi-

lisation aux enjeux écologiques. Trois axes d’interven-

tion – deux jours de fête, des universités scientifiques,

une médiation en milieu scolaire – permettent d’appré-

hender les notions de nouvelle culture de l’eau.

OLIVIER MEÏER
Directeur du Festival de l’Oh! (direction des services de l’environnement
et de l’assainissement du Val-de-Marne)
< olivier.meier@valdemarne.fr >

104 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
OLIVIER MEÏER

e Val-de-Marne est un territoire de actualisé et revisité en 2012, pour valoriser

L banlieue du Sud-Est parisien. Il


compte 1,33 million d’habitants,
des zones densément peuplées,
d’autres péri-urbaines. Il accueille
d’anciennes industries. Son patrimoine hydro-
graphique y est très présent, jouant un rôle
central, économique et nourricier avec l’ag-
ses potentialités, en particulier la diversité de
ses paysages, son patrimoine naturel et indus-
triel, ses traditions historiques, des événements
sportifs et culturels fédérateurs et un poten-
tiel d’innovation et de recherche de qualité.
C’est aussi au cours de la décennie 2000 qu’est
créé le Big Jump, initiative qui invite les
glomération. Si, dans les dernières décennies citoyens d’Europe à plonger dans leurs fleuves
du XXe siècle, le tissu local s’en est largement et leurs rivières, le même jour, pour témoigner
détourné, des aspirations récentes, touchant de leur volonté de retrouver les baignades flu-
notamment au cadre de vie, conduisent à un viales.
retour progressif de la ville vers les cours d’eau. Ajoutons à ce tableau, même si c’est plus
Le Festival de l’Oh! prend place dans ce mou- tardif, l’expérimentation de 2008 à 2011 d’un
vement de reconquête en cours. Depuis quinze réseau de transport public fluvial en Île-de-
ans, il mobilise les communes et divers acteurs France (Vogueo), la mise en place par l’asso-
du territoire pour construire une offre de ciation Au fil de l’eau de “passeurs de rives”,
découverte de la Seine et de la Marne au l’inauguration prochaine de la piste cyclable
moyen de la promenade sur et au bord de paneuropéenne le long des berges de Seine…
l’eau, du spectacle gratuit, et de la sensibili- Le Festival de l’Oh! est créé dans ce contexte
sation aux enjeux écologiques. émergent et s’affirme d’emblée comme un for-
MUTATIONS. Les linéaires de Seine et de midable levier pour amplifier la demande
Marne que compte le Val-de-Marne (40 kilo- sociale sur ces enjeux.
mètres) sont étroitement associés à l’histoire PARTICIPATION POPULAIRE. Créé en 2001, le
des loisirs au bord de l’eau au XXe siècle : les Festival de l’Oh! s’inscrit de plain-pied dans ce
guinguettes, le canotage, la baignade et les mouvement de reconquête des berges, du
activités nautiques. Dès 1936, avec la pre- fleuve et des rivières. Il s’agit d’une manifes-
mière loi sur les congés payés en France, les tation culturelle de grande ampleur autour de
bords de Marne et de Seine s’affirment comme la célébration du patrimoine fluvial. À partir
lieux de villégiature. d’une programmation conjuguant spectacle
En 1970, l’interdiction de la baignade signe vivant, action éducative et débat sur les enjeux
la fin de la grande époque des bords de Marne de l’eau, il veut contribuer à créer un rapport
et de Seine. S’ensuit un développement urbain sensible avec l’eau et les cours d’eau, dans
conçu principalement dos aux cours d’eau, lequel la notion de plaisir est valorisée.
devenus sales et pollués. Dans les années 2000, La manifestation a vu le jour autour de trois
à la faveur de la directive cadre sur l’eau de objectifs :
l’Union européenne et d’une demande – contribuer à la construction d’une identité de
citoyenne grandissante, les pouvoirs publics territoire, fondée sur un patrimoine hydro-
accélèrent leurs actions en faveur de la lutte graphique réapproprié et une vision partagée
contre la pollution et de la renaturation des du développement réconciliant les usages de
berges (en incluant des dimensions de loisirs et l’eau ;
de détente). – sensibiliser à la fragilité de l’eau, aux limites
Parallèlement, le département du Val-de- de la nature, à la nécessaire sobriété des modes
Marne reconnaît les fonctions touristiques et de production et de consommation ;
de loisirs comme vecteurs de développement. – encourager une demande sociale et une
Il lance en 2003 son premier schéma du tou- mobilisation citoyenne fondées sur le partage
risme et des loisirs pour une durée de cinq ans, des valeurs et la solidarité, sur l’échange d’ex-

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 105
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

périences, sur la connaissance des cultures de licence, écarte de facto une majorité de la popu-
l’eau à travers le monde. lation. Quant aux bords de la Seine, ils ont
Elle constitue tout à la fois un élément d’at- perdu en Val-de-Marne pratiquement toutes
tractivité pour une destination décentralisée et les infrastructures propres à la pratique nau-
une offre touristique de proximité pour une tique (à l’exception de celles de la ville d’Ablon).
population de banlieue qui se voit proposer Le Festival de l’Oh! est l’occasion de mobi-
deux journées de fête et de spectacle au bord de liser les clubs nautiques, principalement de
l’eau. La plupart des villes des bords de Marne, canoë-kayak, mais également de voile ou d’avi-
ou des bords de Seine selon les années, ainsi ron. La pratique nautique contribue à susciter
que de larges pans des tissus associatifs locaux, un attachement des jeunes et des adolescents
sont mobilisés pour l’occasion. à la qualité des rivières et une réflexion sur les
LIEN AVEC L’EAU. Ces objectifs sont conçus, usages de la rivière en ville.
du reste, sans hiérarchie. Le voyage sur l’eau Mobilité liée aux cours d’eau. La mobilité sur
est un moment de découverte et d’émancipation les territoires de l’eau, notamment le long des
en même temps. C’est le levier d’une construc- berges, est également encouragée au moyen de
tion identitaire pour le territoire, le creuset d’un randonnées pédestres et cyclistes, de prêts gra-
“être ensemble”, en même temps que l’outil tuits de vélos, de déambulations “performées”
de la sensibilisation. conçues avec des compagnies d’arts de la rue…
Il s’agit en effet de substituer à une écologie Tout le long des linéaires, des spectacles ou la
“inculquée” – souvent expression de coerci- visite d’ouvrages industriels en lien avec le
tion, vécue comme prescriptrice, donc intru- fleuve sont conçus pour inciter à la circulation,
sive, voire culpabilisatrice – une écologie du comme des moments de découverte ou de
sensible, construite par chaque individu à tra- reconnexion à la nature.
vers une expérience, personnelle ou collective, SPECTACLE VIVANT. Consubstantielle à l’at-
dans laquelle les enjeux de préservation et de trait du Festival, la programmation artistique
prévention, liés à ceux de la connaissance ou de est construite avec des compagnies d’arts de la
la compréhension, prennent sens, et où le vécu rue, particulièrement celles qui orientent leur
de chacun est valorisé. écriture en lien étroit avec le paysage et le milieu
La croisière promenade. Cette offre de loi- naturel. Résidences, installations, performances
sirs, très accessible, constitue la seule occasion et représentations y sont conçues le long de la
de faire du bateau dans cette partie de la ban- rivière, dans des friches à proximité ou en zone
lieue parisienne. Elle est un élément central de naturelle. La seule chose qui est demandée aux
l’attrait du Festival pour le public populaire et compagnies est de donner à voir le territoire
familial du Val-de-Marne. Une vingtaine de sous un angle nouveau, d’engager une trans-
bateaux à passagers sont ainsi affrétés durant formation sensible du paysage de sorte que le
ce week-end et une dizaine d’embarcadères rapport à l’environnement soit interrogé et les
éphémères sont construits. L’idée est que chaque perceptions ou modes de représentations décloi-
habitant du département, ou chaque visiteur sonnés.
festivalier, ait la possibilité de vivre une tra- La démarche n’est ni sociale ni animatoire,
versée, seul ou en famille. De la sorte, le lien elle demeure essentiellement artistique, mais
avec l’eau, avant d’être didactique, est d’abord elle recherche, chaque fois que le projet le per-
sensible. met, la participation active de personnes (habi-
L’accès à la pratique du nautisme. Si les acti- tants, passants, associations...) sollicitées pour
vités nautiques ont su conserver, sur les bords coconstruire, pour produire un matériau utile
de la Marne, une certaine vitalité, le mode d’or- (une parole, un objet…), donc accueillir un
ganisation de la pratique sportive encadrée, processus de création ou de transformation
soumise en France à l’acquittement d’une artistique. Les éléments du patrimoine, cultu-

106 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
OLIVIER MEÏER

rels et matériels, servent souvent de point de De son côté, le département assure la visite
départ à la proposition. d’ouvrages d’assainissement, commentée par
Ce travail a peu de visibilité politique du fait des agents techniques et des ingénieurs du ser-
de son caractère local et diffus, mais il parti- vice public. Par ailleurs, il valorise des dimen-
cipe de l’émancipation des individus car il leur sions internationales en invitant les partenaires
permet de vivre une expérience humaine et de ses coopérations décentralisées. Enfin, il met
esthétique singulière, qui les concerne directe- en place des espaces d’apprentissage spéci-
ment, eux et leur environnement, dans lequel fiques : les Maisons de l’eau.
ils se voient respectés pour ce qu’ils sont, et Avec la dizaine de Maisons de l’eau éphé-
non pour ce qu’on attend d’eux. Dans un mères installées dans chaque escale du Festival,
contexte où les fractures sociales sont nom- les contenus environnementaux sont mis en
breuses, installées, profondes, où les institu- perspective et en débat, dans l’optique de tou-
tions sont souvent discréditées, les arts de la cher le public le plus large. Le contenu, conçu
rue ont des fonctions inclusives qu’ils sont par- pour l’occasion, se veut exigeant mais acces-
fois seuls à pouvoir assumer aujourd’hui, alors sible à tous : les crues et la vie du fleuve, le droit
même que les mutations de l’espace urbain sont à l’eau, les métiers de l’eau et de la rivière, l’eau
rapides. Les créations dans l’espace public pro- et les femmes, la baignade en rivière, ainsi que
voquent la rencontre, proposent de faire des rencontres-expositions avec les cultures de
ensemble, elles relèguent les sentiments de relé- l’eau de fleuves invités d’honneur : Gange,
gation, parce qu’elles les reconnaissent et les Niger, Danube…, ont constitué leurs théma-
considèrent, elles stigmatisent les stigmatisa- tiques successives.
tions et offrent d’inventer de nouvelles manières Les formes d’interaction expérimentées au
d’être ensemble. sein de cet espace singulier qu’est le Festival de
Sur la question plus particulière de l’appré- l’Oh! cherchent à éviter l’écueil d’espaces ins-
hension d’un patrimoine hydrographique titutionnels classiques, peu engageants, et à
devenu presque invisible, ou du questionne- affirmer une vocation de véritable lieu de débats
ment sur l’environnement, le Festival de l’Oh! citoyens ouvert à tous. Cette combinaison d’ac-
s’est donc tourné vers ces formes et ces artistes, tivités, de partenaires et de sites, embrassant
capables de bienveillance active. Pour sa capa- le territoire et les formes, concourt à la mobi-
cité à inclure des publics éloignés, fragilisés, lité des publics et des centres d’intérêt autour
peu ou pas habitués à fréquenter des lieux cul- des questions de l’eau au sens large.
turels, il a ainsi acquis une reconnaissance forte À ces actions déployées pendant les deux
en Île-de-France, où les arts de la rue sont sous- jours du Festival s’ajoutent des actions menées
représentés. Depuis 2001, il a accueilli en rési- tout au long de l’année : une action éducative
dence, ou pour de plus petites formes, plus de et citoyenne, destinée aux enfants inscrits en
250 compagnies pour des créations ou des collège, et une université populaire.
adaptations de spectacles. UNIVERSITÉ POPULAIRE. Une université de
PÉDAGOGIE ENVIRONNEMENTALE. Autre trait l’eau, rapidement devenue Université popu-
caractéristique du Festival del’Oh!, le fait qu’il laire de l’eau et du développement durable
accueille, au cœur d’un cadre essentiellement (Upedd), a vu le jour dans le sillage immédiat
festif et culturel, des dimensions environne- du festival de l’Oh! Complément citoyen à la
mentales assumées et visibles, largement portées démarche fédératrice du Festival, elle s’est sta-
par plusieurs catégories de contributeurs : les bilisée en tant que rendez-vous hebdomadaire
villes partenaires (dont le Festival constitue itinérant (Mardis de l’eau), mettant à la dis-
souvent la vitrine des politiques environne- position de tous et par des moyens variés des
mentales), les acteurs institutionnels de l’eau, contenus utiles à l’action citoyenne ou sim-
des laboratoires de recherche invités, etc. plement à la connaissance.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 107
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

Elle s’assigne le rôle de contribuer à une Plus du tiers des collégiens du Val-de-Marne
nouvelle culture de l’eau en Val-de-Marne, profitent d’au moins une action d’éducation à
questionne les rapports symboliques, anthro- l’eau (le Val-de-Marne compte en moyenne
pologiques et historiques à l’eau, confronte 60 000 enfants scolarisés en collèges). Dans
nos représentations culturelles de l’eau à celles le cas des parcours accompagnés, les élèves
d’autres sociétés (dans des cycles autour de sont invités à faire émerger un questionne-
fleuves invités d’honneur du Festival, par ment, en partant de leurs propres connais-
exemple). Au fil du temps, cette ouverture a sances et expériences, et les médiateurs orien-
permis de rassembler une grande diversité de tent la classe vers les ressources disponibles
disciplines et d’univers culturels, et de les (lieux à visiter, professionnels à rencontrer,
rendre perméables entre eux. etc.).
En quinze ans, l’Upedd a accueilli près Le projet est donc évolutif. Il se construit
de 250 conférences, enregistré plus de en suivant le rythme et le cheminement de la
19 000 entrées dans quarante lieux culturels réflexion des élèves, dans le cadre d’un thème
du Val-de-Marne ou de Paris. La publication préalablement proposé. Des temps de confron-
de neuf ouvrages et de 86 auteurs en a résulté. tation et de restitution inter-collèges appor-
Une collection d’ouvrages(1) s’est même consti- tent aux élèves des outils de capitalisation des
tuée autour du rapport de l’autre à l’eau, qui connaissances engrangées en cours d’année.
constitue une importante ressource comparative Pédagogie active d’apprentissage par le
sur les notions de culture de l’eau. débat, cette action combine sorties de terrain
Parallèlement, des conférences-débats sont et accompagnement de classes par des média-
expérimentées in situ pendant les deux jours teurs. L’ouverture aux cultures du monde
du festival de l’Oh! ; elles constituent un temps s’avère un moyen efficace pour valoriser la
d’arrêt, de réflexion et d’échange sur les ques- diversité culturelle dont cette génération est
tions environnementales. Par ailleurs, une fois porteuse.
par an, des Journées scientifiques de l’envi- ■ ■
ronnement sont organisées en collaboration Ces trois axes d’intervention – deux jours
avec plusieurs laboratoires de l’université Paris- de fête, des universités scientifiques, une
Est Créteil, de l’université Paris-Diderot, de médiation en milieu scolaire – s’inscrivent
l’École des ponts Paris-Tech ; ces journées ras- dans la même dynamique événementielle et
semblent chercheurs, étudiants et profession- sont constitutifs du projet du Festival de
nels autour de sujets de recherche récents et l’Oh! Ils permettent d’appréhender les
de débats sociétaux liés à l’actualité de l’en- notions de nouvelle culture de l’eau, à partir
vironnement. d’objets cognitifs renouvelés et concrets,
PROJET ÉDUCATIF. L’action éducative et chaque édition annuelle s’organisant autour
citoyenne auprès des collégiens est menée tout d’un thème particulier ou autour d’un fleuve
au long de l’année, d’octobre à juin. Elle com- invité d’honneur.
porte deux portes d’entrée : Certaines années, grâce aux invités d’hon-
– un temps unique de sensibilisation sur les neur, la dimension interculturelle, particu-
enjeux de l’eau accessible à tous (une croisière lièrement adaptée pour un département de
pédagogique d’une demi-journée) ; banlieue comme le Val-de-Marne, a pu être
– un temps multiple, accompagné par un introduite autour du Gange, du Saint-
médiateur scientifique, réservé à des groupes Laurent, du Niger, de l’Èbre, du Danube, des
classes engagés autour de projets thématiques régions désertiques du Maghreb, etc. Cette
(la place de la nature en ville, l’impact du approche joue un rôle inclusif pour les habi-
modèle agricole, la réappropriation des cours tants issus de l’immigration, mais elle tend
d’eau en tant qu’espaces de vie, etc.). aussi un miroir à tous ; elle permet de prendre

108 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
OLIVIER MEÏER

de la distance avec des modes de vie pensés


comme intangibles pour en faire émerger la SEIZE ANNÉES
part culturelle, construite ou héritée. Elle
concourt à faire que le territoire soit vécu DE FESTIVAL DE L’OH! EN CHIFFRES
comme un espace partagé.
En cela, le Festival de l’Oh! constitue un n seize éditions, le Festival de l’Oh! a marqué la vie du Val-de-
cadre d’appropriation citoyenne unique des
patrimoines matériels et immatériels de l’eau,
d’identification et d’inclusion sociale autour de
E Marne et de sa population. Il a concerné les publics les plus

valeurs humaines, sociales et écologiques. Il larges et les plus divers, a multiplié les croisements entre diffé-
crée, auprès d’une population très diverse (en
termes de condition sociale, de génération, ou rentes catégories d’acteurs, a su recueillir la reconnaissance des
d’origine) une disponibilité forte pour les
enjeux de la durabilité de la planète. ■ milieux de la recherche et celle des réseaux militants. Très impli-

NOTE quées dans l’organisation de l’événement, les collectivités ont contri-


(1) Collection “Tout autour de l’eau”, éditions La Dispute. Neuf
ouvrages publiés entre 2005 et 2015. bué à mobiliser un public de proximité, et ont peu à peu transformé

leur rapport au fleuve ou à la rivière. L’héritage laissé par cette mani-


© Service photo du Val-de-Marne (Festival de l’Oh! 2015)

festation est vaste, durable. Le Val-de-Marne y a vu sa paternité

toujours largement reconnue.

Fête et culture

– une moyenne de 100 000 participants par an ;

– plus de 250 compagnies professionnelles accueillies, pour la plu-

part issues des arts de la rue.

Médiation scolaire

– 55 000 collégiens (près de 20 000 par cycle de quatre ans) tou-


© Service photo du Val-de-Marne (Festival de l’Oh! 2015)

chés, c’est-à-dire plus d’un collégien sur trois par classe d’âge

depuis onze ans.

Université populaire

– 250 conférences et 19 200 entrées à l’Université populaire de

l’eau et du développement durable.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 109
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

LES FRANCILIENS ET
LA BAIGNADE EN EAU NATURELLE
UN DÉSIR OUBLIÉ,
QUI PEUT ÊTRE RÉVEILLÉ

En Île-de-France, rares sont les rivières et plans d’eau

dans lesquels on peut se baigner aujourd’hui. À l’heure

où élus et associations essaient de renouer avec un

passé pas si ancien et se mobilisent pour ouvrir à nou-

veau des espaces de baignade en eau libre, une enquête

permet d’en savoir plus sur le désir de baignade des

Franciliens. Où il apparaît que ce désir n’est pas très

présent “spontanément”, mais qu’il peut être réveillé

dans de nombreux sites.

MARTIN SEIDL
Chercheur, université Paris-Est, laboratoire Leesu
< martin.seidl@leesu.enpc.fr >

CATHERINE CARRÉ
Professeur des universités, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, laboratoire Ladyss
< carre@univ-paris1.fr >

110 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTIN SEIDL ET CATHERINE CARRÉ

i la région parisienne est riche en En collaboration avec l’association European

S cours d’eau et plans d’eau, rares


sont ceux où l’on peut se baigner
aujourd’hui. La baignade dans
la Seine fut interdite à Paris en
1867 et dans la Marne en 1970. Les anciennes
générations des riverains se souviennent peut-
être de la baignade dans la Marne, la nouvelle
River Network, le syndicat organise tous les
ans dans la Marne un Big Jump, événement
né de la volonté des citoyens de montrer leur
attachement à leurs rivières et leur souhait de
reconquérir une bonne qualité d’eau et une
vraie écologie dans les cours d’eau. Cet été, à
l’occasion du Big Jump, le maire de Saint-
ne l’a jamais vue. Maur-des-Fossés (Val-de-Marne) a pris les
C’est d’abord le non-respect des bonnes devants en plongeant lui-même(4).
mœurs ainsi que les conflits d’usage avec la QUESTIONNEMENTS. Le laboratoire de
navigation qui ont entraîné l’interdiction de recherche Leesu (Laboratoire eau, environ-
se baigner dans l’ensemble du département nement et système urbain) travaille
de la Seine dès 1923. À partir du milieu du depuis 2013 sur la place de l’eau en ville et les
XXe siècle les fermetures répétées des espaces de possibilités qui s’offrent aux gestionnaires et
baignade sont dues à de nombreux épisodes de aménageurs de mettre en valeur cette ressource
pollution des eaux de la Marne et de la Seine, dans l’espace urbain(5). Dans cette approche,
pollution accentuée par l’intensification des l’eau est vue comme un élément protecteur
activités industrielles et urbaines(1). Cette régu- qui améliore la résilience de l’espace urbain
lation juridique et administrative ne semble face aux changements climatiques – une rési-
pas toujours respectée ; la pratique de la bai- lience physique par la temporisation des
gnade sauvage dans la Seine et la Marne per- extrêmes thermiques par exemple, mais aussi
siste en effet jusqu’à la fin des années 1960, une résilience sociale par l’amélioration du
période qui constitue un basculement dans la cadre de vie. De ce dernier aspect ont surgi
perception populaire du risque sanitaire lié à des questionnements autour de la perception
la baignade en rivière(2). Les Franciliens qui des plans d’eau urbains par leurs riverains :
souhaitent se baigner sont désormais accueillis comment utilisent-ils les plans d’eau ? se les
dans les vastes bases de loisirs régionales et approprient-ils ? et qu’en est-il de la baignade ?
départementales. est-il vrai que les riverains veulent encore se
RECONQUÊTE. Aujourd’hui, les municipali- baigner dans les plans d’eaux franciliens,
tés souhaitent ouvrir de nouveau les rivières à comme à l’époque des guinguettes des bords
la baignade, ce qui témoignerait imparable- de Marne ? ce désir populaire existe-t-il ou a-
ment d’une amélioration de la qualité sani- t-il seulement survécu dans les promesses élec-
taire des eaux. En 1988 le maire de Paris, torales récurrentes ?
Jacques Chirac, avait déjà promis qu’on pour- Pour tenter de répondre à ces questionne-
rait se baigner dans la Seine à l’issue de son ments, une centaine de riverains ont été inter-
mandat. Presque trente ans plus tard, nager rogés aux bords des plans d’eau suivants, à
dans la Seine n’est toujours pas possible, mais Paris et en proche banlieue parisienne : le bas-
les ambitions pour les Jeux olympiques de sin de la Villette, le lac Daumesnil dans le bois
2024 de l’actuelle maire de Paris, Anne de Vincennes, la Marne entre Joinville-le-Pont
Hidalgo, pourraient changer la donne : des et Champigny-sur-Marne, et un plan d’eau
épreuves nautiques dans le bassin de la Villette artificiel au centre de Noisy-le-Grand.
à Paris y sont au menu(3). Dans l’Est parisien, Les bords de Marne représentent la baignade
le syndicat mixte Marne vive œuvre depuis fluviale d’antan. De nombreuses plages et éta-
vingt ans pour la reconquête de la qualité blissements flottants existaient sur la Marne
d’eau de baignade dans la Marne et, de fait, avant leur fermeture en 1970 : la plage de
pour l’amélioration de l’écologie de la rivière. Champigny-sur-Marne, le banc de sable de

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 111
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

Joinville-le-Pont, la plage de sable de Gournay- nion concernant la qualité du plan d’eau, l’en-
sur-Marne ou les bains de Lagny-sur-Marne(6). vie de baignade qu’il suscite et leur volonté
Aujourd’hui il faut aller jusqu’à Meaux pour de (ré)introduire éventuellement la baignade
trouver une plage. localement.
Le bassin de la Villette, le plus grand plan FAIBLE ENGOUEMENT POUR LA BAIGNADE.
d’eau artificiel de Paris (5,6 ha), a été mis en Quand on considère la population interrogée,
eau en 1808. Il a été construit pour alimen- on s’aperçoit que le public présent aux bords
ter les fontaines publiques de Paris à partir du des plans d’eau ne correspond pas entière-
canal de l’Ourcq et faciliter le transport flu- ment à la moyenne francilienne(10), mais est
vial sur les canaux Saint-Martin et Saint-Denis. fortement influencé par la population rive-
Depuis la reconversion de la zone industrielle raine. Entre 40 et 50 % des interrogés décla-
du bassin et l’extension de l’événement Paris rent venir à pied avec un temps de parcours
Plages, ce bassin connaît une activité nautique de moins de dix minutes, sur un périmètre
estivale et a même accueilli, en 2016, des d’environ 800 mètres. Ce périmètre corres-
épreuves de natation(7). La maire de Paris pro- pond pour les bords de Marne et les environs
met que, dès 2017, les Parisiens devraient pou- du lac Daumesnil à un prix foncier parmi les
voir se baigner dans ce bassin(8). plus élevés de l’Est parisien(11). Le prix de l’im-
Le lac Daumesnil est un lac artificiel de mobilier reflète ainsi une population plus âgée,
12 hectares, situé au sud-ouest du bois de avec un niveau de formation au-dessus de la
Vincennes. Depuis 1866 ce lac fait partie du moyenne francilienne. Cela est particulière-
réseau hydraulique du bois de Vincennes, ali- ment vrai pour le lac de Daumesnil, mais ne se
menté aujourd’hui par pompage dans la Seine. vérifie pas aux abords du lac de Noisy-le-
Ses îles accueillent une cascade artificielle avec Grand. Comme les lieux le suggèrent, la majo-
une rotonde romantique due à l’architecte rité des personnes vient pour se détendre, et
Gabriel Davioud. Outre ses qualités paysa- cela au moins une fois par semaine.
gères, le lac est connu pour son canotage. Il Les enquêtes nous révèlent que les plans
fait partie, avec le bassin de la Villette, des d’eau possèdent souvent de multiples usages,
cinq projets de baignades estivales élaborés qui peuvent engendrer des conflits. La future
par la mairie de Paris dans le cadre du plan baignade, par exemple, ne sera pas du goût
“Nager à Paris”(9). des pêcheurs ni des promeneurs qui viennent
Le lac de Noisy-le-Grand, du parc des Mares chercher la tranquillité du lieu. Les prome-
Dimanches, est un bassin artificiel au sein du neurs interrogés perçoivent bien la multitude
quartier récent du Mont d’Est, construit pour des fonctions, bien que la fonction initiale du
la gestion des eaux pluviales de la zone. Conçu plan d’eau n’apparaisse pas toujours comme
comme un bassin paysager, il a pour princi- prépondérante. Pour la Villette, les activités
pale fonction la rétention des eaux de ruis- nautiques viennent en première place ; à
sellement avant leur rejet dans la Marne. À Noisy-le-Grand, c’est l’attrait paysager de la
l’opposé des autres plans d’eau cités ci-des- Marne, la fonction transport n’est même pas
sus, ce bassin ne possède aucun lien direct ou citée (cf. schéma 1).
indirect avec la baignade. Les plans d’eau, bien que très fréquentés,
Pour obtenir une vision large et un public suscitent très peu d’engouement pour la bai-
varié, il a été opté pour un questionnaire admi- gnade, que ce soit dans les endroits minéraux
nistré sur place, dans l’après-midi, les mer- comme les quais de la Marne ou dans les
credis et le week-end, en travaillant par quo- endroits plus bucoliques comme le bois de
tas fondés sur l’âge et le sexe. De septembre à Vincennes. Aucun plan d’eau ne recueille plus
novembre 2015, sur les cinq sites, entre 30 et de 18 % de baigneurs potentiels ! La raison
50 passants ont été questionnés sur leur opi- le plus souvent évoquée est le manque de qua-

112 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTIN SEIDL ET CATHERINE CARRÉ

lité, qu’il s’agisse de l’aspect physique du plan


d’eau, de l’odeur ou, sous une forme plus abs- VILLETTE
ort
traite, de la qualité de l’eau. Cette cause est nsp
tra autres DAUMESNIL
bien plus souvent évoquée que l’interdiction
MARNE
réglementaire, qui n’est mentionnée que par
un tiers des personnes interrogées NOISY-LE-G.
loisirs, détente
(cf. schéma 2). On pourrait émettre l’hypo-
thèse que le désir de baignade ou de nage en
eau libre a disparu avec la fermeture des ins- hydrologie

tallations en plein air dans les années 1970 et


la création des nombreuses piscines couvertes,
accompagnées d’une réglementation stricte
de la qualité de l’eau. La ville de Paris pos-
sède une piscine pour 50 000 habitants et la
paysagisme
banlieue parisienne est encore mieux dotée –
la plupart des habitants d’Île-de-France ont
une piscine publique à moins de trois kilo-
mètres(12). Évoquer la qualité ne serait ainsi
qu’une retranscription de ces sentiments hygié- SCHÉMA 1
nistes et sécuritaires du désir de piscine cou- Les fonctions des plans d’eau évoquées par les riverains
verte, sentiment qu’on retrouve dans le désir
d’équipement du bord de l’eau (postes de sécu-
rité, douches…) cités par les riverains. Un
autre facteur qui amoindrirait le désir est la
disparition graduelle de la mémoire collective
de la baignade en eau libre, la moitié de la
population interrogée étant née après 1970. VILLETTE
Cependant le désir de rendre les plans d’eau u
à l’ea DAUMESNIL
franciliens à la baignade existe. Il est éton- ès e
acc anc
namment plus fort dans les endroits fortement r veill MARNE
su
urbanisés, comme le centre de Noisy-le-Grand règlemen-
NOISY-LE-G.
tation aspect
ou le bassin de la Villette, où plus de la moi-
du plan d’eau
tié des interrogés y seraient favorables. Il est
absent au bois de Vincennes où la majorité y
est opposée. Ce désir pourrait s’expliquer à
Noisy-le-Grand par le manque d’infrastruc- odeurs
tures de loisirs dans les environs proches, par
la densité élevée de l’habitat et par la mécon-
naissance de la fonction principale de rétention
qualité
des eaux pluviales du bassin. Pour celui de la de l’eau
Villette, ce désir est fortement entretenu par
les activités nautiques estivales dans le cadre
de Paris Plages, plus qu’évocatrices de la bai-
gnade. À l’opposé, les visiteurs du lac de SCHÉMA 2
Daumesnil mentionnent le caractère naturel Les facteurs limitant l’envie de baignade
et paysager comme principal point d’attrait (La réglementation se rapporte à l’interdiction de la baignade, tandis que
du site, aspect à préserver au détriment des la surveillance concerne l’absence de maîtres-nageurs aux bords de l’eau)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 113
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

loisirs tels que la baignade. Les promeneurs NOTES


des bords de Marne sont moins réticents aux (1) Raphaëlle TEYSSEIRE, Rémi CORBIÈRE et Aurélien ARNAC, Histoire
aménagements pour la baignade, mais ne sou- de la baignade en Seine : les modalités de sa règlementation,
haitent pas le grand brouhaha de Paris Plages. Mémoire, Agroparistech, 2013.
Si l’installation de la baignade estivale était (2) Jean-Paul HAGHE, Agathe EUZEN et Pierre SERVAIS, “Baignade
décidée, les riverains pensent que les princi- urbaine dans la Seine et la Marne : un indicateur de qualité des
pales pierres d’achopppement seraient l’amé- cours d'eau ?”, dans Laurence LESTEL et Catherine CARRÉ (dir.),
lioration de la qualité et la gestion des conflits Les Rivières urbaines et leurs pollutions, coll. “Indiscipline”, éd.
d’usage, ces derniers pouvant aller d’une gêne Quae, à paraître.
de la navigation (bassin de la Villette, bords (3) “Anne Hidalgo promet qu’on pourra se baigner dans la Seine
de Marne) aux nuisances sonores et à la pol- après les JO de 2024”, Libération, 8 mai 2016.
lution dues à la fréquentation des baigneurs http://www.liberation.fr/france/2016/05/08/anne-hidalgo-promet-
(bords de Marne, lac Daumesnil). qu-on-pourra-se-baigner-dans-la-seine-apres-les-jo-de-
■ ■ 2024_1451210
Des résultats ébauchés ci-dessus il est diffi- (4) “À Saint-Maur, un vrai ‘big jump’ a eu lieu malgré
cile de conclure à l’existence d’un désir de bai- l’interdiction”, Le Parisien, 10 juillet 2016.
gnade, celui-ci étant fortement influencé par les (5) Ces travaux s’inscrivent dans le cadre du projet “Réinventer
lieux mêmes et par le vécu de chacun. l’eau en ville”, au sein du programme de recherche Partenariats
L’absence de désir pourrait éventuellement institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (Picri)
indiquer une évolution des perceptions, des soutenu par la région Île-de-France.
habitudes et pratiques des riverains au cours (6) Isabelle DUHAU, “Les baignades en rivière en Île-de-France”,
du temps. Une grande partie de la population dans Daniel THEVENOT (dir.), 22es Journées scientifiques de
n’a pas connu les bains et les guinguettes de la l’environnement. Reconquête des environnement urbains : les
Marne ou de la Seine et s’est habituée aux dis- défis du XXIe siècle, Créteil, février 2011.
positifs plus sécurisés des piscines couvertes. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00575116/document
Cependant l’envie de baignade en eau libre (7) Fabrice POULIQUEN, “Dimanche, on se baigne tous à la
existe, à condition d’être éveillée par la mise en Villette ?”, 20 Minutes, 27 août 2016.
place des dispositifs garantissant la sécurité http://www.20minutes.fr/paris/1912815-20160824-paris-
du baigneur. ■ dimanche-baigne-tous-villette
(8) Libération, op. cit. [note 3], 2016.
(9) Catherine PACARY, “La mairie de Paris dévoile son plan pour
construire et rénover des piscines”, Le Monde.fr, 16 juin 2016.
http://www.lemonde.fr/sport/article/2015/06/16/piscines-paris-
se-jette-a-l-eau_4655440_3242.html
(10) INSEE, “Région d’Île-de-France (11) - Dossier complet”, 2013.
http://www.insee.fr/fr/themes/dossier_complet.asp?codgeo=REG-11
(11) MEILLEURSAGENTS.COM, “Prix immobilier Val-de-
Marne (94)”, 2016.
http://www.meilleursagents.com/prix-immobilier/val-de-marne-94
(12) – GUIDE-PISCINE.FR, “Piscines de France, horaires et tarifs des
piscines”, 2016.
http://www.guide-piscine.fr/guide-des-piscines/
– Monique PINÇON-CHARLOT et Paul RENDU, “Distance spatiale,
distance sociale aux équipements collectifs en Île-de-France. Des
conditions de la pratique aux pratiques”, Revue française de
sociologie, vol. 23, n° 4, 1982.
http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_4_3608

114 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
© Service photo du Val-de-Marne

“Akutuk, la voie de l'eau”, spectacle de la compagnie Booloosaï, festival de l'Oh! 2015


© XtravaganT

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 115
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

RESTAURATION PARTICIPATIVE
DES ESPACES FLUVIAUX
ÉLÉMENTS DE MÉTHODE
Soumis à de lourdes pressions industrielles ou urba-

nistiques, les espaces fluviaux des métropoles ont subi

de fortes altérations. Parallèlement à toute reconquête,

ils doivent bénéficier de travaux de restauration envi-

ronnementale. Mais les différentes parties prenantes

peinent souvent à se mettre d’accord, en raison d’inté-

rêts et d’expectatives contradictoires. Pour y remédier,

il convient de mettre en place une démarche participa-

tive. Le groupe de recherche Regenerating Intermediate

Landscape a étudié le cas du ruisseau de Caldes, dans

la métropole de Barcelone, afin d’explorer les méca-

nismes de l’appropriation citoyenne – mécanismes dont

la connaissance est essentielle pour la mise en place

de démarches de restauration participative.

MARTA BENAGES-ALBERT Assistante professeur, Universitat internacional de Catalunya


< martabenages@uic.es >
XAVIER GARCIA Post-doctorant, Universitat internacional de Catalunya
< xgarciaa@uic.es >
PERE VALL-CASAS Maître de conférences, Universitat internacional de Catalunya
< perevall@uic.es >

116 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTA BENAGES-ALBERT, XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

ans de nombreuses villes dans le à-dire sur un processus d’intériorisation de l’es-

D monde, et pendant de nom-


breuses années, le développement
urbain et industriel s’est appuyé
sur les fleuves et cours d’eau. Les
activités humaines y ont entraîné la pollution et
l’appauvrissement des ressources hydriques,
ainsi que des altérations géomorphologiques
pace fluvial(5). Au cours des dernières décen-
nies, l’accumulation d’espaces libres et d’es-
paces aménagés à proximité du cours d’eau a
attiré une large palette d’utilisateurs et d’acti-
vités, avec des formes diverses d’attachement
à l’espace fluvial. Ce processus a donné nais-
sance à des groupes de défense locaux.
et la perte de biodiversité(1). Ces transforma- Le processus d’appropriation du cours d’eau
tions ont mis en péril les effets bénéfiques de par la population est la résultante de trois dyna-
nombreux espaces fluviaux urbains, à tel point miques fondamentales : la dynamique phy-
qu’aujourd’hui les dommages sont quasiment sique, qui repose sur la production, sur un
irréversibles(2). temps long, d’espaces libres et d’espaces amé-
Aujourd’hui, la perception générale des cours nagés (installations sportives, potagers urbains
d’eau urbains a changé. Leur valeur écologique et circuits promenade…) ; la dynamique inter-
et sociale suscite l’intérêt des habitants, qui personnelle, c’est-à-dire l’identification et l’at-
demandent leur réhabilitation(3). La restaura- tachement au cours d’eau ; la dynamique
tion environnementale des cours d’eau contri- sociale, c’est-à-dire le consensus sur ce que doit
bue à la régénération des régions urbaines, au devenir le couloir fluvial, à partir de valeurs et
travers d’un large éventail de services écosys- de souhaits d’amélioration partagés.
témiques, tangibles et intangibles, tels que : Le groupe de recherche Regenerating
l’amélioration de la santé, la résilience clima- Intermediate Landscape (RIL) a étudié le cas
tique, la réévaluation économique et l’amélio- du ruisseau de Caldes, affluent de la rivière
ration de la qualité de vie(4). Besòs dans la région métropolitaine de
Néanmoins, malgré la demande sociale en Barcelone (RMB), afin d’explorer les méca-
faveur de la restauration des cours d’eau nismes de l’appropriation citoyenne et de ses
urbains, les riverains, les agents impliqués et différentes dynamiques. La connaissance de ces
les administrations peinent à se mettre d’ac- mécanismes est, en effet, essentielle pour la mise
cord, en raison de la superposition d’intérêts en place d’une démarche de restauration par-
et d’expectatives souvent contradictoires. Le ticipative.
manque de concertation entre les différents Le ruisseau de Caldes est un cas embléma-
acteurs est souvent un frein à toute évolution. tique de l’appropriation des cours d’eau car il
Pour y remédier, il convient de mettre en place concentre de nombreux espaces libres utilisés de
des démarches de concertation publique visant façon quotidienne par la population locale(6).
à un consensus sur un certain nombre de visions De ce fait, il joue un rôle stratégique dans l’in-
communes. L’approche en matière de restau- tégration physique et sociale d’un système
ration des cours d’eau, souvent fondée sur la urbain complexe habité par près de 70 000 per-
connaissance technico-scientifique et la prise sonnes, qui englobe des infrastructures, des
de décisions top-down, doit évoluer en faveur noyaux résidentiels, des zones industrielles, des
d’un modèle bottom-up davantage participa- centres de services et des parcs sur les rives. Cet
tif, propice à la prise de pouvoir des commu- ensemble s’étend sur quatre communes de taille
nautés locales et fondé sur la connaissance et moyenne, qui comptent chacune entre 15 000
l’expérience de l’espace fluvial en tant qu’es- et 25 000 habitants. Si le site n’a pas une valeur
pace subjectif. touristique importante, il est un actif écosocial
APPROPRIATION PAR LES POPULATIONS. La res- fondamental pour les communautés locales,
tauration participative se fonde sur l’appro- qui revendiquent le cours d’eau comme un
priation du cours d’eau par la population, c’est- espace de loisirs et de contact avec la nature.

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 117
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

Pour accéder à l’expérience personnelle asso- existant entre la population et l’espace fluvial.
ciée au processus d’appropriation de ce cou- Elle est aussi un support facilitant les échanges
loir fluvial, nous proposons une méthode asso- entre les habitants, les techniciens et les admi-
ciant techniques qualitatives et techniques nistrations, échanges nécessaires à la mise en
quantitatives avec trois modes complémentaires œuvre du processus de restauration participa-
de collecte et d’analyse de l’information contex- tive du couloir fluvial.
tuelle concrète : l’analyse documentaire, les DYNAMIQUE PHYSIQUE. La révision du plan
entretiens approfondis et le système d’infor- d’urbanisme de ces quarante dernières années
mation géographique pour la participation a mis l’accent sur la progressive accumulation
publique (SIGPP). La variable temps s’avère des terrains à usage public autour du ruisseau
cruciale dans l’utilisation de chacune de ces de Caldes, qui a abouti à un système d’espaces
techniques décrites, en raison de son incidence libres et d’espaces aménagés (cf. carte 1). Ce
sur le développement d’attachement au lieu(7). processus additif, sans projet territorial préa-
La première technique consiste à étudier les lable, a répondu à différents scénarios de for-
documents graphiques et écrits du plan d’ur- mation fondés sur :
banisme local et régional, en s’attachant à l’ana- – le contexte de la maîtrise du foncier (crois-
lyse des descriptions fonctionnelles et mor- sances résidentielles ou croissances industrielles,
phologiques des espaces publics et des à grande échelle ou à petite échelle, terrains
équipements qui se concentrent autour de l’axe agricoles avec une valeur écologique spéciale…)
fluvial. Cette technique permet d’élaborer une et le type de maîtrise (acquisition ou protec-
cartographie normative évolutive qui présente tion…) ;
l’accumulation du terrain public avec une valeur – le type d’administration (municipale ou régio-
citoyenne tout le long du cours d’eau, d’une nale…) ayant dirigé l’opération. Globalement,
part, et les scénarios de formation des nou- la municipalité a agi sur des terrains fragmen-
veaux espaces à usage public, d’autre part. tés, issus de petites croissances industrielles et
Les entretiens approfondis fournissent des résidentielles, tandis que la région a favorisé la
informations sur les processus d’utilisation, maîtrise publique du terrain à grande échelle
d’identification et d’appropriation de l’envi- pour renforcer la valeur économique du cou-
ronnement fluvial par la population, en par- loir fluvial, comme axe industriel, tout en pro-
tant de la trajectoire personnelle de chaque indi- tégeant la matrice écologique métropolitaine ;
vidu(8). Cette technique permet d’analyser la – le type de vision (fragmentaire ou stratégique)
signification de l’espace fluvial pour les per- à laquelle obéit cette maîtrise. Au fur et à mesure
sonnes qui l’utilisent quotidiennement et d’ex- de la consolidation de l’action environnemen-
pliquer le processus d’appropriation de cet envi- tale en faveur du ruisseau et de l’accumulation
ronnement dans le temps, c’est-à-dire du point de foncier à usage public, les administrations,
de vue de la mémoire, des pratiques actuelles d’abord au niveau régional puis au niveau muni-
et des expectatives d’amélioration pour le futur. cipal, et les habitants eux-mêmes ont assumé
Enfin, le SIGPP permet d’élaborer une car- la valeur stratégique des cours d’eau.
tographie citoyenne destinée à reconnaître et DYNAMIQUE INTERPERSONNELLE. L’application
à surveiller le processus d’appropriation en lui- du modèle dual d’appropriation de l’espace(10)
même. Concrètement, en partant d’une plate- pour analyser l’information qualitative obte-
forme web publique, les habitants sont invités nue au travers des entretiens approfondis a per-
à indiquer des valeurs de paysages et de préfé- mis de distinguer trois phases dans le proces-
rences d’amélioration de l’environnement flu- sus d’attachement des habitants au ruisseau de
vial sur une carte(9). Cette cartographie offre Caldes (cf. schéma 1) : appréciation esthétique,
une visualisation géoréférencée d’informations attachement au lieu, puis engagement (11).
précieuse, car elle permet de visualiser le lien L’appréciation esthétique répond à un lien

118 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTA BENAGES-ALBERT, XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

récent, superficiel, avec l’environnement flu- Les valeurs négatives les plus mentionnées
vial – ce lien favorise la fréquentation de l’en- faisaient référence aux endroits laids, souvent
droit et peut, au fil du temps, aboutir à un lien liés à l’impact des zones industrielles sur le pay-
personnel. L’attachement au lieu indique le sage ou au mauvais état du cours d’eau lui-
développement de liens émotionnels activés par même à des endroits précis où s’accumulent les
un double processus de fréquentation récur- déchets et où l’eau est visiblement polluée. Il
rente et d’identification personnelle avec l’es- s’agit de pathologies habituelles qui affectent
pace fluvial fondée sur des expériences per- les cours d’eau urbains et empêchent le contact
sonnelles et des souvenirs. Enfin, l’engagement avec la nature que la population souhaite tant.
naît lorsque l’attachement s’allie à la consoli- En ce sens, parmi les préférences en matière
dation de croyances pro-environnementales et d’amélioration recueillies auprès de la popula-
au désir d’implication direct du sujet en faveur tion, la majorité souligne le besoin de déve-
de l’amélioration du cours d’eau, au travers lopper des projets de restauration et d’actions
d’actions solidaires transmises au travers de de sensibilisation en faveur de l’utilisation res-
groupes locaux. ponsable de l’espace fluvial. De même, les
Ces trois phases, bien que ne se développant actions destinées à améliorer l’accès au cours
pas nécessairement de façon séquentielle, per- d’eau et à augmenter l’offre d’activités récréa-
mettent néanmoins de parler de processus d’ap- tives ont été mentionnées à de nombreuses
propriation incrémentale, prolongé dans le reprises, en particulier aux endroits qui possè-
temps – un processus sur lequel il est possible dent une grande valeur en termes de loisirs et de
d’agir. Si l’amélioration de la qualité environ- patrimoine(12).
nementale, de la sécurité et de l’accessibilité est ■ ■
utile pour activer les phases initiales d’appro- Au cours des quarante dernières années, le
priation de l’espace, elles doivent être combi- développement, plus ou moins planifié, d’amé-
nées avec des expériences individuelles et col- nagements à proximité des cours d’eau tels que
lectives sur un temps long pour donner lieu à des parcs urbains, des installations sportives,
des phases plus mûres et stables d’appropriation des potagers ou des sentiers a donné naissance
de l’espace fluvial. à des systèmes continus d’espaces publics et
DYNAMIQUE SOCIALE. Un essai pilote d’utili- d’équipements destinés aux loisirs. Ces sys-
sation de l’outil Web-SIGPP par la population, tèmes, encore en construction, sont au cœur
les techniciens et les responsables politiques a d’un changement de la perception sociale vis-à-
permis d’identifier, pour l’ensemble du couloir vis des cours d’eau, lesquels ont abandonné
fluvial, les valeurs positives et négatives du pay- progressivement la condition de barrière pol-
sage (cf. carte 2) et les préférences relatives à luée et dangereuse pour devenir des lieux de
l’amélioration de l’environnement. Les parti- loisirs et des points de rencontre essentiels pour
cipants ont indiqué jusqu’à trois fois plus de le bien-être des riverains. La consolidation de ces
valeurs positives que négatives. Ce résultat, systèmes est le fruit d’un long processus de prise
bien que normal et prévisible, met en évidence en compte, tant politique que sociale, du cours
la revalorisation sociale du cours d’eau. Plus d’eau comme ressource urbaine stratégique
précisément, les valeurs positives les plus men- pour sa valeur écologique, économique et
tionnées concernant les espaces utilisés pour sociale.
les loisirs sont le divertissement et l’esthétique. Le changement de perception, d’une part, et
La valeur patrimoniale a été elle aussi men- la concentration d’infrastructures de loisirs,
tionnée souvent, en référence aux éléments du d’autre part, ont relancé la fréquentation quo-
passé liés à la pratique agricole et à l’exploita- tidienne des rives et contribué à intensifier les
tion de l’eau, encore très présents dans la relations interpersonnelles entre la population
mémoire collective. et l’espace fluvial. La dimension temporelle de

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 119
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

l’expérience environnementale personnelle, qui


comprend différents stades psychologiques
(amélioration immédiate de l’aspect esthétique, NOTES
attachement et engagement pour le lieu), (1) Mark EVERARD et Helen L. MOGGRIDGE, “Rediscovering the value
explique le besoin d’un temps long pour sur- of urban rivers”, Urban Ecosystems, vol. 15, n° 2, 2012.
monter les traumatismes environnementaux (2) Sophia J. FINDLAY et Mark P. TAYLOR, “Why rehabilitate urban
provoqués par la surexploitation urbaine des river systems?”, Area, vol. 38, n° 3, 2006.
années 1960 et 1970. Il s’agit d’itinéraires com- (3) Lian LUNDY et Rebecca WADE, “Integrating sciences to sustain
plexes qui, au fur et mesure, accumulent un urban ecosystem services”, Progress in Physical Geography,
capital social en faveur de la restauration de vol. 35, n° 5, 2011.
l’espace fluvial. (4) Mark EVERARD et Helen L. MOGGRIDGE, op. cit. [note 1], 2012.
Ce processus ouvert de récupération, déli- (5) – Henri LEFEBVRE, La Production de l’espace, Anthropos, 1974.
bérément soutenu par l’administration publique – Perla KOROSEK-SERFATY (dir.), L’Appropriation de l’espace, actes
depuis les années 1980, a donné lieu à des du 3e colloque international de psychologie de l’espace construit,
consensus sur les valeurs et les souhaits des Strasbourg, 1976.
populations. En effet, au cours des dernières (6) Josep GORDI (dir.), El paisatge fluvial a la conca del Besòs.
décennies, les riverains ont attribué des valeurs Ahir, avui..., i demà?, Consorci per a la Defensa de la Conca del
positives et négatives à certains endroits ; ils Riu Besòs, 2005.
ont assimilé la nécessité de réaliser certaines (7) Irwin ALTMAN et Setha M LOW, Place Attachment, Plenum
actions d’amélioration pour garantir une expé- Press, 1992.
rience plus satisfaisante du cours d’eau. (8) – Eva BIGANDO, “Le paysage ordinaire, porteur d’une identité
L’analyse des mécanismes de production des habitante”, Projets de paysage, 2008.
valeurs et des préférences collectives met l’accent http://www.projetsdepaysage.fr/fr/le_paysage_ordinaire_porteur
sur une perception riche et articulée du cours _d_une_identite_habitante
d’eau, qui allie l’appréciation esthétique immé- – Yves LUGINBÜHL, La Demande sociale de paysage, Conseil
diate et les attributs culturels et symboliques national du paysage, 2001.
moins évidents, tout en étant capable de pro- (9) – Gregory BROWN et Nora FAGERHOLM, “Empirical PPGIS/PGIS
poser des actions d’amélioration. mapping of ecosystem services: a review and evaluation”,
L’interaction des dynamiques physiques, inter- Ecosystem Services, n° 13, 2015.
personnelles et sociales permet l’appropriation – Greg BROWN et Christopher M. RAYMOND, “Methods for
par la population des couloirs fluviaux de la identifying land use conflict potential using participatory
région métropolitaine de Barcelone, par le biais mapping”, Landscape and Urban Planning, n° 122, 2014.
de processus incrémentaux à long terme. – Christine E. DUNN, “Participatory GIS—a people’s GIS?”,
L’obtention de consensus sociaux et politiques Progress in Human Geography, vol. 31, n° 5, 2007.
sur les visions communes des cours d’eau (10) Enric POL, “La apropiación del espacio”, dans Lupicinio
indique un certain seuil de maturité des pro- IÑIGUEZ et Enric POL (dir.), Cognición, representación y apropiación
cessus d’appropriation citoyenne et ouvre la del espacio, “Monografies Psico-Socio-Ambientals”, Universitat
porte à une restauration plus participative de de Barcelona, 1996.
l’espace fluvial. L’utilisation d’outils collabo- (11) Marta BENAGES-ALBERT, Andrés DI MASSO, Sergio PORCEL, Enric
ratifs en ligne et de la technologie des systèmes POL et Pere VALL-CASAS, “Revisiting the appropriation of space in
d’information géographique permet de ren- metropolitan river corridors”, Journal of Environmental
forcer le sentiment d’appartenance et l’enga- Psychology, n° 42, 2015.
gement des communautés ; elle permet aussi (12) Xavier GARCIA, Marta BENAGES-ALBERT et Pere VALL-CASAS,
de valider au sein des cercles techniques et poli- “Public participation GIS for assessing social values in urban
tiques les connaissances acquises par l’expé- rivers”, communication au colloque : Planning, delivery and
rience – validation qui est une étape préalable evaluation of our rivers: challenges and choices (River
à la prise de décisions. ■ Restoration Centre 17th Annual Network Conference), 2016.

120 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTA BENAGES-ALBERT, XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

Le ruisseau de Caldes, dans la région métropolitaine de Barcelone


(Photomontage réalisé par les auteurs à partir de la base cartographique de l’Institut cartogra-
phique de Catalogne, d’images aériennes de Google et de photographies des auteurs)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 121
USAGES RÉCRÉATIFS DES ESPACES FLUVIAUX
Enjeux culturels et touristiques d’une réappropriation civique

Ruisseau de Caldes
Zone résidentielle
Zone industrielle
Équipements
Espace vert urbain public
Espace vert rural

CARTE 1
Le système d’espaces libres et d’équipements du couloir fluvial du ruisseau de Caldes
(Plan réalisé par les auteurs à partir de la base cartographique de l’Institut cartographique de
Catalogne et du plan local d’urbanisme)

122 E S PA C E S 3 3 3 • N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6
MARTA BENAGES-ALBERT, XAVIER GARCIA ET PERE VALL-CASAS

1re phase 2e phase 3e phase


APPRÉCIATION ESTHÉTIQUE ATTACHEMENT AU LIEU ENGAGEMENT

Accessibilité
Conditions spatiales Qualité scénique
PROPRIÉTÉS PHYSIQUES Sécurité
ET FONCTIONNELLES

Conditions temporelles Mémoire et souvenirs


Pratiques récurrentes
LINÉARITÉ TEMPORELLE Expectatives pour l’avenir
ET RÉITÉRATION

SCHÉMA 1
Les phases du processus d’appropriation du ruisseau de Caldes

CARTE 2
Les communes du couloir fluvial du ruisseau de Caldes (à gauche) : plans d’intensité des valeurs
positives (au centre) et négative (à droite) (Plans réalisés par les auteurs à partir des bases
cartographiques et des orthophotoplans de l’Institut cartographique de Catalogne)

N O V E M B R E - D É C E M B R E 2 0 1 6 • E S PA C E S 3 3 3 123
ÉDITEUR
SARL ETE au capital de 6 800 € WWW.REVUE-ESPACES.COM
RCS PARIS B 344 657 390
6, rue Cels, 75014 Paris

GÉRANTE, DIRECTRICE DE LA PUBLICATION

Claudine Chaspoul
Prolongez votre
VENTES, ABONNEMENTS

Tél. 01 43 27 55 90 • Fax 09 72 16 33 33
lecture et complétez
< info@revue-espaces.com >

DIRECTRICE DE LA RÉDACTION
votre information
Claudine Chaspoul
< claudine@revue-espaces.com>

LECTRICE-CORRECTRICE : Danièle Bouilly Espaces met à votre disposition un


ILLUSTRATIONS COUVERTURE centre de ressources documentaires :
© sergiyzinko // © Kwangmoo // © robodread
ARCHIVES WEB [fichiers PDF des plus de
COMITÉ DE RÉDACTION

François Benhamou - Philippe Caparros - 4 000 articles publiés dans la revue


Mathieu Daubon - Claudine Desvignes -
Stéphanie Gourdon – Sébastien Jacquot - Espaces, les cahiers Espaces,
Christian Juyaux - Thomas Lamand - Max
Leguevaques - Noël Le Scouarnec - Claude Mondes du tourisme et Nature &
Origet du Cluzeau - Jean-Luc Pecqueux - Jean
Loup Pivin - Laurent Queige - Manon Renonciat Récréation] ; VEILLE DOCUMENTAIRE [réfé-
- Hélène Sallet-Lavorel - Hermine de Saint Albin
rencement des publications du sec-
TARIFS
Abonnements (6 numéros par an) : teur du tourisme – 2 000 ouvrages
ordinaire, 495 € ; étranger, Dom-Tom, 510 €
Prix au numéro : France, 85 € ; Dom-Tom, 88 € présentés]. Suivez l’actualité du tou-
IMPRIMEUR : Jouve - 1, rue du Docteur Sauvé risme sur notre compte Twitter :
53100 Mayenne
@revue_espaces.
ISSN 0336-1446 - DÉPÔT LÉGAL : déc. 2016
COMMISSION PARITAIRE : n° 0919 T 85425
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant que “les copies
ou reproductions strictement réservées à l’usage privé
du copiste, et non destinées à une utilisation collecti-
ve”, toute représentation ou reproduction faite sans le
consentement de l’éditeur est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui-
vants du code pénal. SARL ETE © tous droits de
reproduction, de traduction, d’adaptation réservés
pour tous pays © Éditions ETE
Les articles sont publiés sous la responsabili-
té de leurs auteurs. Les titres et chapeaux
sont de la rédaction.

Vous aimerez peut-être aussi