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TRADUIT DE L'ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR NOOMI B.

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sorcières

Collection dirigée par Isabelle Cambourakis

Titre original :
Feminist Theory: From Margin to Center
© Gloria Watkins, 1984 et 2000
AU rights reserved.
Authorized translation from English language édition published
by Routledge, an imprint of Taylor & Francis Group LLC

Photographie de couverture
reproduite avec l'aimable autorisation de bell hooks.
Tous droits réservés.

© Éditions Cambourakis, 2017


pour la préface.

© Éditions Cambourakis, 2017


pour la traduction française.
PRÉFACE
PAR NASSIRA HEDJERASSI
À L'ÉCOLE DE BELL HOOKS,
A L'ÉCOLE DE LA DÉCOLONISATION

Réduites au silence. Nous craignons celles et ceux qui parlent


de nous, qui ne parlent ni à nous ni avec nous. Nous savons ce que
cest que d'être réduite-s au silence. Nous savons que lesforces qui
nous réduisent au silence, parce quelles ne veulentjamais que nous
parlions, diffèrent de celles qui nous disent parle, raconte-moi ton
histoire. Simplement ne parle pas dans une voix de résistance.
Parle seulement de cet espace dans les marges qui est un signe de
privation, une blessure, un désir non réalisé.
Ne parle que de ta douleur.1

bell hooks et sa pensée étant encore peu connues en France, je


commencerai par poser des jalons de son parcours biographique
et de son œuvre, avant d en venir au contexte de ma rencontre avec
cette pensée et figure féministe, et la réflexion quelle a contribué
à nourrir.

1
bell hooks, Yearning: Race, Class and Cultural Poli tics, p. 152. Toutes les traduc-
tions sont les miennes. Toutes les références précises des ouvrages ou articles cités sont
dans la bibliographie page 39.
9
Un parcours exceptionnel...

Destin improbable que celui de celle qui prendra pour nom de


plume bell hooks. Gloria Watkins naît en 1952 dans le Sud rural
états-unien à l'époque de la ségrégation. Pour offrir d'autres oppor-
tunités à leurs enfants, ses parents choisissent de s'installer dans
une petite ville. La famille est socialement très modeste : son père,
gardien à la poste, doit subvenir aux besoins d'une large famille,
sa mère exerce occasionnellement comme femme de ménage dans
des familles blanches. Si leur capital scolaire est aussi bien réduit,
leurs aspirations sont grandes pour leurs enfants. Et, sur ce plan,
leur fille Gloria leur apporte des motifs de satisfaction, tant elle
est brillante scolairement. Très tôt, elle s'adonne avec avidité à la
pratique de la lecture, trouvant dans les livres une échappatoire à
l'ordre étriqué qui l'enserre. Elle fait face aux limitations opposées
à une petite fille dans une famille patriarcale. Et elle se montre
particulièrement rebelle à ces apprentissages des normes de sexe
qu'on veut lui imposer. Son enfance, notamment à partir de l'ins-
tallation en ville, la confronte à la ségrégation raciale, sur le plan
spatial d'abord, les voies ferrées déterminant la ligne de partage
entre les un-e*s et les autres, rejetant vers ses périphéries ou marges
les populations noires. Elle vit ainsi l'expérience de la dévalorisa-
tion des populations noires, de surcroît intériorisée, par exemple
sur le plan corporel (la peau, les cheveux...).
Sa rébellion précoce et constante face à l'ordre patriarcal
la place dans une position marginale au sein de sa famille. Elle
refuse le destin social qui l'attend comme fille noire, notamment
celui ordonné au mariage. En raison de ses résultats scolaires, ses
parents la voient enseignante, elle se rêve bibliothécaire. Dans
cette perspective, elle devait s'inscrire dans une université du Sud,
mais pour échapper au joug paternel, à l'insu de son entourage, elle
candidate pour une bourse qui lui permet de rejoindre l'université
Stanford en Californie. Ce choix est déterminé par la visée de

10
creuser une distance maximale avec sa famille2. Elle fait l'expé-
rience d'une nouvelle migration et surtout d'une nouvelle margi-
nalisation. En effet, l'université Stanford compte peu d'étudiantes
noires, et encore moins de Noire-s de zone rurale, de son milieu
social.
Sur le plan de la formation, elle a fait le choix de s'inscrire en
Etudes Genre, mais elle ressent un grand malaise, par la très faible
présence de la problématique de la classe (sociale) dans les cours
proposés, et l'absence totale de celle de la race. A défaut d'entendre
parler des femmes noires, elle va entreprendre de manière solitaire
des recherches pour documenter cette histoire. Mais elle peine
à trouver une maison d'édition qui accepte de publier l'essai issu
de cette recherche, Airit la Woman: Black Women andFeminism.
Elle s'engage ensuite dans une thèse sur la romancière africaine-
américaine Toni Morrison, dont la lecture du roman L'Œil le plus
bleu {The Bluest Eye) avait été déterminante pour elle3. Pendant
toute cette période de formation universitaire, elle bénéficie du
soutien de son compagnon, brillant étudiant, féru comme elle de
poésie4. C'est lui qui l'avait poussée à mener ses recherches sur les
femmes noires et c'est encore lui qui l'encourage à candidater à la
prestigieuse université Yale. A sa grande surprise, elle est acceptée
au département des études africaines-américaines et d'anglais.
Alors que son rêve de petite fille était d'être poétesse, elle passe
avec brio les différentes étapes qui jalonnent la carrière académique
aux États-Unis, notamment la procédure de titularisation (tenure
track) qui permet d'accéder à un poste permanent et elle obtient
même celui très rare de distinguishedprofessor au City College de
New York.

Si elle mène pendant quelques années une brillante carrière


universitaire, il faut bien comprendre qu'elle est exceptionnelle.
2
bellhooks, Wounds of Passion: A Writing Life,/>. 42.
3
belihooks, Bone Black: Memories of Girlhood,/>. XII.
4
bell hooks, Talking Back: Hiinking Feminist, Thinking Black, p. 150.

11
Nous connaissons le plafond de verre qui freine en général l'ac-
cès des femmes aux positions académiques les plus élevées. Aux
États-Unis, d'après les données statistiques de l'éducation5, en
2013, 2 % des professeure-s à temps plein dans les universités
sont des femmes noires (versus 26 % de femmes blanches), en
2001 elles représentaient 1 % (d'après FAlmanac of the Chronicle
of Higher Education 2004-2005). On mesure alors le caractère
exceptionnel que peut représenter dans les années 1990 l'accès à
un poste de « professeure distinguée » pour une universitaire noire
issue de zone rurale, de milieu populaire. Du reste, la conscience
de cette exceptionnalité éclaire la préoccupation constante de bell
hooks de rappeler d'où elle vient. Elle insiste sur la distinction à
faire entre être exceptionnelle et être une exception. L'exception
définit un simple écart à la norme qui, loin d'être de ce fait interro-
gée, s'en trouve comme confortée6, en l'occurrence cela « maintient
intacts » « les biais de race, sexe, et classe »7.

Une auteure « prolixe »...

Son premier essai, Airitla Woman: Black Women andFeminism,


écrit précocement, avait fini par être publié par les éditions South
End Press. Elle poursuit son activité d'écriture d'essais, qui sera
particulièrement dense - ce qui lui vaudra d'ailleurs d'être qualifiée
d'auteure prolixe (ce qui a une légère connotation négative...).
Même si les choix de son premier essai ont été questionnés dans
le monde académique, elle n'y renonce pas dans ses publications
suivantes. Le second essai, Feminist Theory: From Margin to Centery
pose les fils de ce qui constituera la matière de ses essais suivants,
les principales thématiques qui jalonneront toutes ses réflexions
et actions.
Dans cet essai dont les éditions Cambourakis nous livrent
5
National Centerfor Education Statistics.
6
Nassira Hedjerassi, Savoir et culture - Un jeu de rapports sociaux.
7
bell hooks, Talking Back: Thinking Feminist, Thinking Black, p. 82.

12
ici la traduction en français, elle s est toutefois efforcée de mieux
répondre aux attendus universitaires, en insérant notamment une
bibliographie et un index. Mais elle réaffirme son choix d'accessi-
bilité. En effet, 1 essai est organisé en très courts chapitres, lesquels
peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Ce choix
d'un format court sera celui de tous ses essais ultérieurs.
L'essai Feminist Theory: From Margin to Center s'inscrit dans le
prolongement des travaux l'ayant conduite à l'écriture du premier,
AiritIA Woman: Black Women andFeminism. Il s'agit de repenser
le féminisme, à l'aune de la question de la classe sociale et de la
race. La visée est de proposer un féminisme qui ait du sens pour la
masse des femmes noires, et non pour quelques-unes, et cela cible
les féministes blanches, comme des collectifs de féministes noires,
créés par exemple dans les années 1970, mais à la portée quelle
juge trop limitée.
Le féminisme dont elle se réclame est radical, révolutionnaire.
L'enjeu central pour elle, ce ne sont pas de simples changements,
des réformes, mais des transformations qui remettent en cause
le système patriarcal capitaliste impérialiste suprémaciste blanc,
expression qui traduit l'imbrication des systèmes de domination.
Il s'agit de penser et de contrer cette intrication à laquelle font face
notamment les femmes noires.
Par différence avec le féminisme hégémonique, la diversité et
la pluralité des expériences sociales des femmes doivent être prises
en charge dans les pensées comme dans les actions féministes.
Une thématique est centrale : sa relecture de la notion de « soro-
rité » (sisterhood), au nom de laquelle les féministes hégémoniques
appelaient leurs « sœurs » noires à joindre le combat et les luttes
féministes. Elle propose une solidarité politique, qui va au-delà de
la reconnaissance d'une oppression posée comme commune, qui
identifie les sources de divisions politiques possibles et vise des
transformations radicales par un engagement politique durable.
Dans cet essai, elle invite à une relecture non biaisée (qui ne
prenne pas de manière implicite un référent unique, en l'occurrence

13
les femmes de la bourgeoisie blanche) de thématiques classiques
dans les études féministes : les violences, les tâches parentales, le
pouvoir, le travail... Elle revisite ces questions pour rendre pos-
sible la participation des femmes et hommes noire-s aux luttes
féministes. Comme d'autres féministes africaines-américaines
(telle Audre Lorde, par exemple), elle refuse de tourner le dos aux
luttes partagées avec les opprimé-e-s, femmes et hommes noire*s,
de classe populaire, de hiérarchiser, de choisir.
On voit également dans cet essai la problématique éducative
et pédagogique, qui sera présente dans toute son œuvre. Elle en
viendra même à consacrer une trilogie à cette question. En cela,
elle se montre la disciple du pédagogue et philosophe de l'éduca-
tion brésilien Paulo Freire, révolutionnaire, soucieux de l'alphabé-
tisation des masses rurales. L'éducation, pensée comme pratique
de la liberté, repose sur un processus de conscientisation : les
opprimé-e-s comme les oppresseure*s doivent prendre conscience
du classisme, racisme, sexisme dans lesquels les un-e-s et les autres
ont été socialisé-e-s, pour s'en libérer. En ce sens, l'éducation est
centrale car elle a une visée et portée proprement politique.
On lit aussi en filigrane la thématique de la culture visuelle,
des représentations, notamment de la masculinité noire, qu'elle
développera dans ses essais ultérieurs, Black Looks: Race and Repré-
sentation (1992), Outlaw Culture: Resisting Représentations (1994),
Art on My Mind: VisualPolitics (1995), Reel to Real: Race, Sex, and
Class at theMovies (1996)...

Un autre trait propre à l'écriture, au style de bell hooks, est


la mise en avant de sa propre biographie, de ses propres expé-
riences pour appuyer ses propos. C'est une manière aussi de rendre
accessibles ses réflexions. Cette importance du biographique ira
d'ailleurs croissant dans la production de bell hooks. En effet,
cette dernière s'engagera dans l'écriture d'une œuvre (autobio-
graphique : Bone Black: Memories of Girlhood (1996), Wounds of
Passion: A WritingLife (1997), Belonging:A Culture of Place (2009).

U
Pour elle, l'enjeu est de donner plus de visibilité à la vie des petites
filles noires, trop absentes de la littérature, d'aider à comprendre
les forces qui l'ont faite comme petite fille noire. Cette production
a donc une visée didactique. Ce travail d'écriture participe aussi du
processus de « guérison » (healing). Il endosse une vertu cathar-
tique pour la personne qui s'y engage, qui permet d'accéder à sa
propre subjectivité, alors que domine une situation d'aliénation.
C'est précisément l'outil didactique quelle utilisera dans ses pra-
tiques pédagogiques, participant du processus de conscientisation,
visant aussi à (re)donner du pouvoir (empower) aux sujets.
Par ce type d'écriture, elle s'inscrit dans les pas d'autres figures,
qui l'ont puissamment inspirée, notamment la poétesse Audre
Lorde et son entreprise biomythographique.
S'écrire. Se réinventer. S'autoriser. C'est dans ce sens qu'il faut
entendre son choix de se choisir un nom de plume, comme Audre
Lorde s'était trouvée pour nouveau nom ZAMI. Ce choix est tout
aussi significatif. Gloria Watkins choisit son nom de plume en
référence à ses ancêtres féminines, notamment amérindiennes. Ce
choix réfère à une vibrante tradition, celle de femmes noires qui
osaient « répliquer », qui refusaient le silence et la soumission, bell
hooks est le parfait contrepoint de la « douce fille du Sud », ce
qu'elle raconte dans « to gloria, who is she: on using apseudonym »8.

Genèse de ma rencontre avec (les textes et la pensée de)


bell hooks

Venons-en à ma rencontre avec bell hooks, ses textes. Formée


à la philosophie, à la faveur d'une incursion vers des philosophes
peu reconnus dans l'histoire de la philosophie occidentale, j'ai fait
la rencontre de Hipparchia, première femme qu'il m'était donné
de découvrir dans la cité philosophante. Et par les interpellations
bruyantes mais toujours égayantes de ces philosophes aboyant-e-s
8
bell hooks, Talking Back:Thinking Feminist,Hiinking Black, pp. 160 et suivantes.

15
qu'étaient les Cyniques, notamment Antisthène ou Diogène de
Sinope, j'ai été éveillée à une critique de l'institution philoso-
phique par ses marges. Les personnages insolites rencontrés ont
contribué à des déplacements par rapport à la philosophie et son
enseignement et questionné l'androcentrisme de cette discipline9.
Ces déplacements qui s'opéraient dans mes orientations de
recherche et mon rapport à la philosophie ont trouvé un prolon-
gement direct dans ma participation à des luttes féministes. Ces
actions sur le terrain ont permis à leur tour que j'explore des positions
qui interrogent les différents rapports de domination susceptibles
d'être à l'oeuvre dans les histoires des filles et femmes, originaires
ou descendantes de parents migrants de pays en lien avec l'empire
colonial français. Ce sont notamment les rencontres (livresque et
directe) de féministes africaines10 et africaines-américaines11 qui en
ont constitué le départ, au travers de figures marquantes, comme
celles de Nawal El Saadawi, Barbara Smith, Audre Lorde, Angela
Davis, Patricia Hill Collins, et bell hooks, à laquelle je me suis parti-
culièrement intéressée car elle entre en résonance avec mes propres
préoccupations sur le plan éducatif et pédagogique.
Par différence avec bell hooks - qui aspirait à devenir intellec-
tuelle, écrivaine plus qu'universitaire, qui, à/de l'intérieur de l'acadé-
mie, s'est efforcée de transformer l'institution jusqu'au burn-out, la
lassitude qui l'ont conduite à renoncer à la brillante carrière acadé-
mique qu'elle avait commencée12 - ma contribution ou participation
9
Voir N. Hedjerassi, « Des élèves de lycéesface à la philosophie : des rapports sociaux de
sexe en jeu », pp. 126 et suivantes.
10
Grâce à des séjours en Afrique du Sud (African Gender Institute, université de Cape
Town, Institutefor Gender étudies, Unisa...) soutenus par l'Institutfrançais d Afrique
du Sud (IFAS)yfaipu réaliser un travail de revue de la littératureféministe africaine,
essentiellement anglophone (N. Hedjerassi, Savoir et culture - Un jeu de rapports
sociaux, 2008) et rencontrer des chercheuses, des militantes et des artistesféministes.
11
II en va de même pour les Etats-Unis (Berkeley, Boston.. .),j'ai eu accès aux per-
sonnes et à la production au travers de séjours annuels (auxquelsj'ai mis un terme après
les attentats du 11 septembre, notamment après la promulgation du Patriot ActJ.
12
Elle raconte ce renoncement dans « Teach 2: Time out »,Teaching Community: A
Pedagogy of Hopt y pp. 13 et suivantes.

16
au renouvellement féministe s est faite par les/et en « marges du
monde académique et universitaire » pour reprendre les termes
de la chercheuse sud-africaine Desiree Lewis. L'écriture de mon
Habilitation à Diriger des Recherches a été l'occasion de relier
ce qui demeurait, en grande partie, dissocié entre sphère univer-
sitaire et sphère féministe. Cela s'éclaire par le contexte français.
D une part, le processus d'institutionnalisation des Etudes Genre
a été plus lent que dans d'autres pays, la pénétration des théories
anglo-saxonnes et d'autres horizons est beaucoup moins achevée.
D'autre part, à cette faible institutionnalisation des Etudes Genre
et en raison d'une autre organisation et d'un autre découpage dis-
ciplinaire, s'ajoute la quasi-absence des « Etudes gay, lesbiennes et
queer » (Gay, Lesbian and Queer Studies), des « Etudes ethniques et
postcoloniales » (Ethnie and Postcolonial Studies), champs qui ont
imposé aux Études Genre des remises en cause épistémologiques
et méthodologiques et qui en ont considérablement renouvelé les
problématiques et les objets. Cette situation est d'autant plus para-
doxale que la tradition anglo-saxonne des Etudes postcoloniales
s'est largement nourrie d'auteurs français (tels Frantz Fanon, Aimé
Césaire ou Albert Memmi). La tradition républicaine, l'universa-
lisme et le principe d'indifférence aux différences ont participé à
la résistance à toute politique ou problématique des différences13.
Joue également le silence de la France sur son passé esclavagiste et
colonial, ou ses difficultés à l'aborder de manière critique14.
13
Sur Vhistoire de la résistancefrançaise aux Etudes postcoloniales, voir Nicolas Ban-
cel : « Quefaire des postcolonial studies ? Vertus et déraisons de Vaccueil critique des
postcolonial studies en France ».
14
Des historien-ne-s tel'le-s Nicolas Bancely Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire,faute
de trouver au sein de l'universitéfrançaise un espace accueillant pour leurs travaux
relevant de l'histoire coloniale, ont commencé par développer leurs activités de recherche
sous laforme associative du Groupe de recherche Achac (Association pour la Connais-
sance de l'Histoire Africaine Contemporaine, créée en 1989), en marge de l'acadé-
mie. Comme initiative radicalement alternative, on peut citer l'université Tangente
à Strasbourg, qui affiche sa visée de participer à la production et diffusion de savoirs
autres, décolonisés. C'est ce qui est affirmé dans son Manifeste : « Ouvrir un champ de
possibilités quant à la production, la reproduction et la circulation des savoirs : se libérer

17
Alors que le terme de « race » renvoie à une construction sociale
et imaginaire dans la tradition anglo-saxonne15, il a été proscrit en
France en raison de sa remise en question sur le plan scientifique
et de son exploitation idéologique et politique sur le plan histo-
rique. Pour autant, ne pas utiliser le terme ne signifie pas que cette
catégorie n'agit pas dans les relations sociales et les imaginaires,
pire, on contribue à une forme d euphémisation des rapports de
domination qui sont pourtant à 1 œuvre.
Enfin, selon Marie-Hélène/Sam Bourcier16, ces résistances
s'expliqueraient par le défaut de pratique de déconstruction dans
les traditions universitaires françaises, attachées à un strict décou-
page disciplinaire. Soulignons également la faible reconnaissance
des réflexions, qui ont lieu en dehors de l'institution universitaire,
dans des cercles militants, une certaine frilosité de l'académie
dans la reconnaissance dune telle production des savoirs (objets,
méthodes et démarches), puisqu'une telle reconnaissance implique
également que l'institution intègre des savoirs et des pratiques qui
remettent en cause ses propres démarches17.
Toutefois, l'intégration de ces nouveaux savoirs ne peut plus
être ignorée. Après la très lente pénétration de la question de l'im-
brication entre sexisme et racisme, la notion d'intersectionnalité18
a fait son entrée dans l'académie et traverse avec grand succès les
disciplines, au risque d'une dépolitisation19, comme cela a pu être
le cas pour le concept de genre.
des monopoles médiatiques, des polices scolaires, des mandarinats ».
15
Aux Etats-Unis, il s'agit d'une catégorie (facultative) de recensement.
16
Queer Zones 2, Sexpoliticjues.
17
Patricia Caillé\ et al\ Les Etudes Genre à l'épreuve des sexualités et des races :
une approche comparée (France - Allemagne - Suisse).
18
Kimberlé W. Crenshaw, "Demarginalizing the Intersection ofRace and Sex: a Black Femi-
nist Critique of Discrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Practice " & "Map-
ping the margins: ïntersectionnality, identity politics and violence against women
19
« Ainsi, K. Crenshaw s'inquiète d'une nouvelle marginalisation desfemmes noires,
R Hill Collins d'une dilution de l'axe structurelpar la centration sur la construction des
subjectivités, ce qui viderait ce concept de saportéepolitique et subversive » (N. Hedjerassi,
« Intersectionnalité»). Voir aussi Sirma Bilge, « Le blanchiment de l'intersectionnalité».

18
À partir de ma rencontre avec l'œuvre et la pensée de bell
hooks, et notamment celle développée dans cet essai, Feminist
Theory: From Margin to Centery)2Â. choisi pour cette préface de
voir comment ces lectures en ont appelé d'autres, ont nourri une
réflexion sur le rapport entre l'occidental et le non-occidental,
entre le centre et les périphéries, et un questionnement sur les rap-
ports de force dans la production et la diffusion de (ces) savoir(s),
dans leur contexte propre comme dans le contexte français.

Lectures critiques : myopie et insuffisance des analyses


féministes occidentales

Militant dans des cercles féministes parisiens entre la fin


des années 1980 et le début des années 1990, je me suis trouvée
confrontée à des discours misérabilistes, voire racistes, sur
des femmes issues de pays du continent africain ou du monde
arabe. C'est pourquoi, la rencontre avec les féministes africaines-
américaines a constitué une réelle trouée. Je trouvais dans leurs
textes l'expression d'une critique radicale de la pensée féministe
nord-américaine et une défiance féroce au contrôle impérialiste,
imposant le silence (à la fois dans le sens de priver de voix et de
réduire au silence), l'invisibilisation (dans le double sens : invisibles
et invisibilisées) et la mauvaise représentation. C'est ce qu'exprima
au cœur de la seconde vague du féminisme états-unien Frances
Beal dans un texte20 publié la première fois en 1969. Cette double
oppression deviendra multiple21.
C'est précisément dans cette tradition de lecture critique du
féminisme des années 1960/1970, qui pointe notamment ses
limites concernant les interrelations entre les rapports sociaux de
classe, de race et de sexe, dans la société états-unienne « patriarcale,
20
*Doublejeopardy: to be black andfemale".
21
Deborah K. King> "Multiple Jeopardy, Multiple Consciousness: The Context of a
Black Feminist Ideology".

19
raciste, capitaliste et impérialiste » que bell hooks s'inscrit. Repre-
nant des axes de pensée marxiste, elle met au jour les attaches
idéologiques et les arrière-fonds culturels, qui à la fois sont déter-
minés socialement et prédéterminent quant à eux, la structure de
l'agir individuel comme celle des appareils institutionnels. Elle
souligne combien les théories féministes, développées dans le
contexte états-unien par des femmes blanches, reflètent les valeurs
de classe et de race de celles qui les ont élaborées. Ces théories
leur permettent de préserver leur position dominante dans l'espace
social et de légitimer ainsi cette hiérarchie. C'est pourquoi, les ana-
lyses féministes ont toujours pour réfèrent implicite ou explicite
« la femme blanche » :

quand on parlait des « femmes », l'expérience des femmes


blanches était universalisée pour représenter l'expérience de
toutes les femmes22.

Tout un travail de déconstruction de la catégorie « femme »


s'avérait nécessaire pour marquer que le genre n'est pas le seul élé-
ment qui intervienne dans la construction des femmes. Ce travail,
selon bell hooks, a constitué :

une profonde révolution dans la pensée féministe et a interrogé et


perturbé la théorie féministe hégémonique produite initialement
par des universitaires, qui la plupart étaient blanches23.

C'est cette participation non-interrogée des femmes blanches


aux politiques d'oppression ainsi que la pluralité des expériences
des femmes, que l'une des figures majeures des luttes des fémi-
nistes et lesbiennes noires des années 1980, Audre Lorde, s'était
employée à faire reconnaître :
22
bell hooks, Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom,
pp. 120-121.
23
Ibidem, p. 63.

20
[...] les femmes blanches nient les privilèges inhérents à leur
blancheur, et définissent la femme uniquement en fonction de
leur seule expérience24.

De son côté, bell hooks procède à une relecture historique,


notamment de la période de l'esclavage. Les enjeux de domina-
tion dans la construction de soi des femmes blanches dans une
société patriarcale et raciste sont nettement mis en évidence dans
les travaux menés par des universitaires noires. En assujettissant
les femmes noires, comme leurs esclaves d'abord, comme leurs
domestiques ensuite, les femmes blanches se sont assurées de
conserver leur position dominante :

Sans la structure de l'esclavage, qui a institutionnalisé, d'une


manière fondamentale, les statuts différents des femmes blanches
et noires, les femmes blanches étaient pour le moins les plus pré-
occupées que les tabous sociaux maintiennent leur supériorité
raciale et interdisent des relations légalisées entre les races25.

Violence épistémique et marginalisation


des sujets subalternes 26

En écho à ces positions, on retrouve également du côté de


féministes dorigine indienne27, une critique des limites des théo-
ries féministes occidentales. Parmi elles se trouve Chandra Tal-
pade Mohanty, laquelle avait été la collègue de bell hooks. Cette

24
Sister Outsider, (traductionfrançaise),p. 129.
25
bell hooks, Teaching to Transgress: Education as the Practice ofFreedom,/>. 97.
26
Cf. Gayatri Spivak : uCan the subaltern speakV.
27
Les Subaltern Studies ou « Etudes subalternes » ont été alimentées initialement
par des chercheur'e's d'origine indienne, procédant à une lecture critique de Vhistoire
de la colonisation britannique, notamment de la résistance au pouvoir colonial (voirJ.
Pouchepadass, Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité/

21
dernière raconte dans Teaching Community: A Pedagogy ofHopê%y
qu'à la demande de C. Mohanty, elle avait accepté de rejoindre
en 1988 l'université Oberlin. Elle rapporte dans Teaching to
Transgress: Education as the Practice of Freedom29, que le projet
de C. Mohanty, chercheuse en éducation, était qu'elles unissent
leurs efforts pour mener un travail auprès de leurs collègues afin
de les amener à transformer et leurs curricula d'enseignement et
leurs pratiques pédagogiques. Elle accepte car elles partageaient
cette même critique que nous pouvons lire dans l'article fonda-
teur, publié la première fois en 1986, intitulé « Sous les yeux de
l'Occident : recherche féministe et discours colonial ». Dans ce
texte désormais classique, C. Mohanty, écrivant comme sujet non-
occidentale, est l'une des premières à critiquer la constitution et
l'utilisation de catégories telles que « femmes du Tiers-Monde »
par les théoriciennes occidentales, leur construction de « la femme
du Tiers-Monde » comme un « sujet unique, monolithique ».
Dans les discours féministes occidentaux, C. Mohanty repère
et dénonce trois travers majeurs :
- d'abord, le présupposé selon lequel les femmes du Tiers-
Monde constitueraient un groupe homogène, anhistorique, avec
les mêmes intérêts, quelles que soient leur classe sociale, leur race,
leur religion... ;
- ensuite, le caractère abstrait de cet universalisme, non articulé
aux expériences de ces femmes ;
- enfin, le caractère binaire de ces théories qui font l'impasse
sur la complexité et la diversité des situations vécues par les
femmes.

On retrouve la même conclusion que celle énoncée notam-


ment par bell hooks : le féminisme occidental échoue à embrasser
la totalité de l'expérience des femmes. Si on peut admettre comme
universelle la situation d'injustice, d'inégalité entre femmes et

^ pp. 76-77.
29
pp. 36-38.

22
hommes, la difficulté vient de ce que les théories féministes se
pensent relever d'un universel, indifférent par définition aux situa-
tions géographiques, socio-historiques, culturelles... Les femmes
occidentales de classe moyenne tendent à projeter leurs propres
problématiques liées au genre aux femmes des pays du Tiers-
Monde. Elles ignorent les différences entre elles, leurs réalités
et les femmes évoluant dans d'autres contextes. Leurs textes et
discours construisent la figure de « la femme du Tiers-Monde »,
supposée représenter toutes les femmes des pays du Tiers-Monde,
et surtout être dans une faiblesse telle quelle a besoin d'être prise
en charge par les féministes occidentales :

Il est révélateur de constater que les femmes des pays du Tiers-


Monde dont parle Huston ont, selon l'auteure, des « besoins » et
des « problèmes », mais peu sinon aucune n'a le « choix » ou la
liberté d'agir30.

L'opposition est, dès lors, bien marquée entre les « femmes


du Tiers-Monde » présentées comme « ignorantes, pauvres,
non-éduquées, prisonnières des traditions, confinées à l'espace
domestique, centrées sur leur famille, victimes etc. », et les femmes
occidentales, décrites comme « éduquées, modernes, comme ayant
le contrôle sur leur propre corps et leur sexualité et la "liberté"
de prendre leurs propres décisions »31. Dans cette même veine, la
construction de l'altérité32, au-delà de la catégorie de « femme du
Tiers-Monde », est questionnée par d'autres féministes telle Trinh
T. Minh-ha 33 .
Face aux insuffisances des féminismes occidentaux, comme les
30
"Under Western eyes:feminist scholarship and colonial discourses", p.64.
31
Ibidem.
32
En France, on peut se référer à Nacira Guénifet Éric Macé sur la construction de
la catégorie du « garçon arabe » par lesféministes. Les polémiques de Vété 2016 autour
du burkini (après celles sur le voile, la burqa) pourraient également donner matière à
interroger la construction de « la musulmane ».
33
Women, Native, Other: Writing, Postcoloniality and Feminism.

23
féministes africaines-américaines, C. Mohanty pose la nécessité
d en appeler à des modèles théoriques qui incluent l'intersection-
nalité. Il s'agit donc de prendre en charge le caractère intercon-
necté de l'oppression de race, de classe sociale et de sexe, la réalité
des oppressions multiples (race, classe sociale, sexe, sexualité, reli-
gion. ..) à l'œuvre.
En second lieu, il est, selon C. Mohanty, impératif de contex-
tualiser les analyses, de prendre en compte les spécificités des
structures existantes au lieu d'appliquer des grilles toutes faites,
biaisées. L'exemple quelle prend est celui de la maternité. Son sta-
tut change selon les contextes sociaux, en sorte qu'il ne pourrait
être posé universellement comme une structure sociale oppressive.

Du côté des féministes africaines, on lit ce même constat. En


raison de cet hégémonisme et des implications racistes, classistes
du terme « féminisme », des stéréotypes véhiculés, la pertinence
du féminisme dans le contexte africain a été mise en question par
beaucoup qui refusent cette importation et imposition du modèle
occidental. La féministe nigériane Amina Mama critique, dès le
début des années 1980, ces formes de lectures féministes hégé-
moniques :

J'ai forgé le terme « féminisme impérial » pour signifier la partici-


pation historique pourtant niée des femmes blanches à la domi-
nation coloniale et raciale des populations noires, même au cœur
de leur lutte pour leur propre libération comme femmes, et pour
isoler les éléments les plus impérialistes à l'intérieur du mouve-
ment international des femmes34.

On retrouve unies dans ce même refus à la fois des théori-


ciennes et des écrivaines, comme les romancières nigériane Buchi
Echemeta, zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga et ghanéenne
Ama Ata Aidoo*. Et même si a priori les féministes africaines
34
Womeris Studies and Studies ofWomen in Africa during the 1990's,/>. 12.

24
s'inscrivent dans la lignée des féministes africaines-américaines,
partageant notamment leurs critiques de l'hégémonisme des ana-
lyses féministes occidentales, de leurs impasses sur des analyses
en termes d'intersectionnalité des oppressions, cette affiliation est
objet de discussion et de distinction parmi les théoriciennes.
Pour certaines, le féminisme développé par les Africaines-
Américaines, appelé « féminisme noir » (Black feminism) en lien
avec le mouvement de libération des Noire-s pose d'autant plus
problème que ces féministes ont reproduit ce quelles critiquaient
par ailleurs chez les féministes blanches. En parlant des « femmes
noires », beaucoup de féministes africaines-américaines ignorent
ou monopolisent les femmes africaines. Pire, certaines, dans
les années 1970/1980, utilisent le terme « Femmes noires » qui
signifierait en fait « Femmes Africaines Américaines ». Certaines
mettent en équivalence « toutes les femmes noires ». Ainsi il y
aurait de la part des Africaines-Américaines une méconnaissance
aussi grande que celle des femmes blanches de ce qui se passe
en Afrique pour leurs homologues. Selon la chercheuse nigériane
Catherine Obianuju Achonolu, ce féminisme est également le
produit d'une importation :

Le féminisme africain-américain, qui accepte la définition de


Walker35 et le nouveau nom de baptême pour la lutte des femmes
ne peut être un havre acceptable pour le féminisme africain36.

35
La romancière Alice Walker avait forgé le terme de womanism et définissait une
womanist comme unefemme noire ou de couleur,; qui aime lesfemmes, sexuellement ou
non (In Search of Our Mothers'Gardens. Womanist Prose, 1983, p.xi).
36
Motherism: the Afrocentric Alternative to Feminism,/». 90.

25
Décoloniser la (sphère de) production des savoirs

En articulation avec cette marginalisation épistémique, bell


hooks, dans l'introduction de son essai, AiritlA Woman: Black
Women and Feminism, fait le constat de la rareté des écrits consi-
dérés comme théoriques, produits jusque-là par des féministes
noires. C est précisément cette absence qui l'avait poussée à mener
dès l'âge de dix-neuf ans les travaux ayant conduit à cet essai.
Or, une telle absence ou invisibilité dans le champ de la pensée
entretient le rapport de domination des féministes blanches. Elles
maintiennent ainsi leur hégémonisme et leur propre lecture « biai-
sée » des réalités, des rapports de pouvoir, qui fait l'économie des
politiques de race et de classe sociale :

Sans nos voix dans des écrits et dans des présentations orales, il
n'y aura pas d'articulation de nos préoccupations37.

L'autre problème que pointe bell hooks est la délégitimation


des productions qui sortent de ces cadres universitaires :

Le travail des femmes de couleur et des groupes marginalisés ou


de femmes blanches (par exemple, les lesbiennes, les sex radical?*),
en particulier s'il est écrit d une manière qui le rende accessible à
un large public de lecteurs, est souvent délégitimé dans le cadre
académique, même si ce travail permet et promeut une pratique
féministe39.

Elle fait le choix politique « d'utiliser un langage simple »40,


car elle analyse les normes universitaires (notes de bas de page41,
37
bell hooks, Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom,
p. 105.
38
Sur les « sex radicals », voir Gail Pheterson : « Leféminisme pris aux pièges ».
39
bell hooks, Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom,/». 65.
40
bell hooks, Talking Back: Thinking Feminist, Thinking Black,/). 81.
41
C'est d'ailleurs la critique qui serafaite à son premier essai ; voir Talking Back:

26
appareil critique, bibliographie...) comme des outils de hiérarchi-
sation des productions intellectuelles, ce qui contribuerait à « per-
pétuer lelitisme de classe ».42
Dans les années 1980, Barbara Smith, membre du collectif
Combahee River (qui donna lieu au Manifeste d'avril 1977) visant à
faire entendre les voix des féministes et lesbiennes noires, participe
à la création dune maison d édition : « Kitchen Table: Women of
Color Press ». Pour contrer la minorisation dont elles font l'objet
sur le plan de la production éditoriale et intellectuelle, l'enjeu est
de publier des auteures et artistes « non-blanches ». On lui doit
les publications majeures de Home Girls. A Black Feminist Anthol-
ogy et This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of
Color*3. Cette anthologie et ce recueil deviendront des livres piliers
pour des générations d'Africaines-Américaines, Amérindiennes,
Latino-Américaines...
Quant à Chandra Mohanty, dans le texte présenté précé-
demment, elle soulignait cet hégémonisme des universitaires de
l'Ouest qui entretiennent un rapport de domination sur celles du
Sud. En effet, l'Occident est pensé comme le seul siège de pro-
duction des connaissances (de portée scientifique) et de travaux
universitaires alors que les productions du Sud seraient « poli-
tiquement immatures » et non-développées. Pour C. Mohanty,
1 enjeu est de « décoloniser » la sphère de production des savoirs
dans la mesure où les universitaires occidentales détiennent le
monopole en termes de « production, publication, distribution

Thinking Feminist, Thinking Black, p. 81.


42
bell hooks, Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom,/>. 64.
43
Les coordinatrices de ce recueil racontent leurs déboires dans les premières pages de
la seconde édition : « Quand Persephone Press, Inc., une maison d'édition defemmes
blanches de Watertown, Massachusetts, et les éditrices originales de Bridge, ont mis
fin à leurs activités au printemps de 1983, ce livre était déjà épuisé. Après des mois de
négociations, les co-éditrices ont pufinalement reprendre le contrôle de leur livre, après
quoi les Kitchen Table: Women ofColor Press de New York ont accepté de le republier. Ce
qui suit donc est la seconde édition de This Bridge Called My Back, conçu et produit
entièrement par desfemmes de couleur. »

27
et consommation de l'information et des idées »44. Le problème
majeur est donc que les féministes occidentales ne prennent pas en
compte comment les rapports entre pays occidentaux et pays tiers
affectent les femmes du Tiers-Monde. C. Mohanty réclame des
féministes occidentales quelles reconnaissent leur place et posi-
tion dans la distribution du pouvoir, leurs statuts privilégiés dans
le monde universitaire.
Or, maintenant, le féminisme est une science enseignée, mais
qui est enseignée partout comme universelle. C est précisément
cette dimension qui est remise en question par les Africaines des
diasporas et du continent. Comme le souligne Amina Marna45,
un obstacle central tient au fait qu'une proportion considérable
de travaux de recherche sur les Africaines ou relevant d'une
approche genrée, jugés valables internationalement, sont menés
par des universitaires occidentales, avec des bases théoriques,
psychologiques et méthodologiques émanant de l'Occident
plutôt que du féminisme africain. De tels travaux seraient de
ce fait marqués par un certain nombre de biais. Historique-
ment, les Études Genre se sont développées en Afrique dans
les années 1980, alors que toutes les études sur les Africaines
avaient été conduites jusque-là par des chercheuses occidentales.
Pour autant, jusqu'au milieu des années 1990, cet héritage est
demeuré46. La chercheuse nigériane Oyeronke Oyewumi pro-
cède à une relecture de l'histoire, partant du constat que l'histoire
et les savoirs ont été produits en Occident :

Dans les études africaines, historiquement et actuellement, la


création, la constitution et la production de connaissances sont
restées le privilège de l'Ouest47.

44
"Under Western eyes:feminist scholarship and colonial discourses" p. 55.
45
Women s Studies and Studies of Women in Africa during the 1990 s.
^ Ibidem.
47
Hie Invention of Women. Making an African Sense of Western Gender Dis-
courses, p. x.

28
Cette centration sur l'Occident n'est pas seulement le pro-
duit des universitaires d'Amérique ou d'Europe du Nord :

[...] les études africaines continuent à être « occidentocentrées »,


un terme qui va au-delà deurocentrées pour inclure l'Amérique
du Nord [...]. Que les universitaires Euro-Américain-e-s soient
occidentocentré-e*s n'appelle pas de commentaire. Mais comment
comprendre la persistance de loccidentocentrisme chez beaucoup
d'universitaires africain-e-s ? 48

Ce faisant, les un*e-s et les autres accréditent l'idée que l'ap-


pareillage conceptuel et mental occidental serait universel. C'est
pourquoi, Amina Mama pose les enjeux pour les féministes et
universitaires de développer leurs propres théories, en adéqua-
tion avec les contextes des Africaines noires, plutôt que de s'ap-
proprier des problématiques et des outils extérieurs.
Pour échapper au travers de donner l'impression de singer
les féministes occidentales, Molara Ogundipe-Leslie, écrivaine
nigériane, a inventé un terme propre : l'acronyme stiwanismy de
STIWA pour Social Transformation Including Women In Africa
(« Transformation Sociale Incluant les Femmes en Afrique »)49.
Selon elle, ce terme alternatif à celui controversé de « fémi-
nisme » ou de « womanism » affranchirait les discours sur le genre
des critiques et des comparaisons avec les féminismes produits
en Occident. Il s'agit d'inventer pour ne pas épuiser son énergie
à répondre constamment à l'attaque d'imitation du féminisme

** Ibidem, p. 18.
49
On retrouve la problématique de Vautodéfinition ou nomination fselfnaming^
développée notamment par Audre Lorde (qui se traduit par exemple dans Zami. Une
nouvelle façon d'écrire mon nomj ou bell hooks (qui sejoue dans son choixpseudony-
mique, cf. N. Hedjerassi, « bell hooks : lafabrique d'une "intellectuelleféministe noire
révoltée" »). Cela a donné lieu à une profusion d'invention d'expressions ou de termes
tels que « motherism », « africana womanism » (pour le détail, voir N. Hedjerassi,
Savoir et culture - Un jeu de rapports sociaux/

29
occidental, que leur opposent notamment certains homologues
masculins :

Quelques hommes noirs nous disent que nous ne devrions pas


lire les féministes blanches car c est un signe de domination et de
colonisation mentale ; mais eux, avec joie etfierté,ils lisent Hegel,
Marx, Foucault, Bakhtine,Terry Eagleton, Frederick Jameson et
d'autres théoriciens distingués50.

Pour elle, les féministes africaines « doivent lire les féministes


blanches, mais avec discrimination, et avec une sensibilité cri-
tique de leur pertinence ou non-pertinence, par rapport à la com-
plexité et aux différences de notre histoire, sociologie et expérience
comme population différente »51. Son féminisme est précisément
localisé « à l'intérieur de la race, de la classe et de lordre écono-
mique international ». Bien plus, elle fait la démonstration qu'il y
avait du féminisme (indigène) avant les temps coloniaux, ce qui
signifie que la lutte pour les droits des femmes n'est pas le résultat
de la contamination par l'Occident ou la simple imitation par les
Africaines de valeurs euro-américaines. Elle montre les formes
multiples que prend le féminisme, qui a toute sa pertinence en
Afrique s'il prend bien en compte toutes les sources d'oppres-
sion auxquelles les Africaines font face. En effet, selon elle, les
montagnes à soulever sont nombreuses : l'oppression issue « de
l'extérieur (du colonialisme et néocolonialisme ?) », « des struc-
tures traditionnelles, féodales, esclavagistes, communales etc. »,
l'oppression liée à « sa propre arriération », à « l'homme », à « sa
couleur, sa race », à la « femme elle-même » car elle a intériorisé
toutes ces oppressions52.

Comme je l'ai souligné précédemment, on ne peut que


50
Re-creating Ourselves - African Women and Critical Transformations,/). 208.
51
Ibidem.
52
Ibidem, p. 28.

30
reconnaître l'inventivité terminologique dont ces féministes ont
fait preuve. Pour autant, certaines, telle Amina Marna, pointent
le risque d une forme de minoration dont peuvent faire lobjet ces
théories par rapport à l'ensemble des productions féministes. Or,
l'enjeu serait plutôt de modifier les rapports de force, les hiérar-
chies sur le plan épistémologique.

Dépasser les productions « coléreuses »53

En France, on sort de l'oubli les écrits de certaines féministes


françaises des années 1970 (pensons par exemple à Colette Guil-
laumin54), et on découvre enfin ce corpus de textes fondateurs.
Eisa Dorlin a publié en 2008 une anthologie intitulée Black femi-
nism. Anthologie duféminisme africain-américain, 1975-2000, qui
rassemble la traduction d'un certain nombre de textes de réfé-
rence de féministes africaines-américaines. Sont maintenant tra-
duits les articles anthologiques de Gayatri Spivak55 et de Chandra
Mohanty56, les deux premiers essais de bell hooks. Dans les années
2000 s'est dessiné un mouvement invitant à un dépassement. Ainsi,
C. Mohanty appelle à un mouvement féministe transnational dans
le contexte de mondialisation capitaliste (cf. son recueil Feminism
53
Voir la réflexion sur la colère comme outil de résistance et de réponse au racisme, déve-
loppée par Audre Lorde (aThe Uses ofAnger: Women Responding to Racism"\ in Sister
Outsider,/»/). 124-133) et la réception du premier essai de bell hooks. Defait, l'éditrice
blanche de South End Press à qui elle avait soumis Ain 11 a Woman: Black Women
and Feminism lui avait rapporté que « les membres du collectiftrouvaient que cétait
un livre très coléreux » (Talking Baclelhinking Feminist,Hiinking Black, p. 159).
54
Alors que son ouvrage, L'Idéologie raciste. Genèse et langage actuel (issu de sa
thèse soutenue en 1969), avait étépublié en 1972, ilfaudra attendre vingt ans pour
une nouvelle publication en France de ses travaux pionniers autour de la notion de
« race ». Comme d'autres (pensons par exemple à Monique Wittig), le monde de la
recherchefrançaise ne lui a pasfait unejusteplace. Comme le soulignent Delphine Nau-
dier et Éric Soriano (« Colette Guillaumin. La race, le sexe et les vertus de l'analogie »),
elle présente « un parcours institutionnel inédit » (p. 194), elle devient certes chargée de
recherche au CNRS, « mais sans rattachement à un laboratoire » (p. 195).
55
Les subalternes peuvent-elles parler ?
56
« Sous les yeux de l'Occident : rechercheféministe et discours colonial ».

31
Without Borders: Decolonizing The or y, Practicing Solidarity, publié
en 2003) : il s'agit dorénavant de produire des théories, actions et
luttes qui contrent le processus de mondialisation capitaliste, ce
nouvel « impérialisme ». En 2003, elle reprend son article antholo-
gique dans un texte intitulé « Sous les yeux de l'Occident revisité :
la solidarité féministe par les luttes anticapitalistes ». En marquant
les limites de la position précédemment défendue et en traçant de
nouvelles directions, elle plaide pour des liens plus serrés entre les
différents féminismes, les plaçant sous le signe de la solidarité, du
commun, au lieu de focaliser sur les seules différences.
Notons chez les féministes africaines ce même mouvement de
dépassement de la tradition de « dénonciation coléreuse », selon
les termes de Desiree Lewis57. Dans sa revue de la littérature fémi-
niste africaine, elle met en exergue qu'au début des années 1980,
des militantes, écrivaines et universitaires, comme la romancière
marocaine récemment disparue Fatima Mernissi, la swazilandaise
Patricia McFadden, se centrent moins sur la manière dont les
femmes en Afrique diffèrent des femmes d'Amérique ou d'Europe
du Nord, que sur les dilemmes économiques, politiques et cultu-
rels différents qu'elles affrontent : leurs travaux se déplacent d'une
critique polémique du féminisme occidental pour mettre en évi-
dence l'augmentation d'analyses contextualisées historiquement sur
les politiques de genre africaines. Dans la même veine, la nigériane
Mary Kolawole appelle à un féminisme sans frontières, qui surtout
ne tournerait pas le dos aux préoccupations des femmes hors acadé-
mie, et qui viserait des transformations sociales pour ces dernières.
Par une telle réponse, on peut observer, comme le souligne Desiree
Lewis, comment seraient maintenant dépassées ces productions
coléreuses liées à la politique du selfnamingy dans laquelle s'inscri-
vaient les féminismes africains, du continent comme des diasporas,
tournés vers le défi de théorisation et conceptualisation postcolo-
niales, levier pour sortir de l'orthodoxie oppressive entretenue par les
féminismes occidentaux sur le plan épistémologique et théorique.
57
Review Essay: African Feminist Studies, 1980-2002.

32
Situation, circulation et réception en France

[...]
IL FAUT
[...]
opposer une résistance à tous les plans
une résistance active
une résistance effective
à toute oppression
d'où quelle soit — à tout moment.
Seule une multitude de voix,
une multitude de résistances,
[...]pourraient changer la
face actuelle du mondé*.

Revenons au contexte français, notamment celui de mes ren-


contres avec bell hooks et ce corpus. Si des groupes de femmes
noires ont existé, tels la Coordination des femmes noires créée en
1976, notamment par la Sénégalaise AwaThiam, connue pour son
livre au titre retentissant La Parole aux négresses - dont j'ai placé
un extrait en exergue - , ou le Mouvement pour la défense des droits
de lafemme noire en 1982, les luttes que ces voix portaient contre
le racisme et le sexisme avaient été oubliées par le mouvement
féministe majoritaire. C est pourquoi, des collectifs de féministes
et/ou de lesbiennes racisées, constitués à la fin des années 1990,
qui appellent à prendre en compte la diversité des positions et
expériences sociales des sujets, se réfèrent très clairement à ces
voix et/ou aux féministes africaines-américaines. La revue Et ta
sœur ?!, produite par un collectif lyonnais, dans son premier et
seul numéro de mars 1998, consacre des textes au racisme. Dans
cette même dynamique, un collectif formé à Lyon prend pour

58
Awa Thiartiy La Parole aux négresses, p. 13.

33
nom madivinf9, en référence au créole haïtien - le terme est pré-
sent dans Zami d'Audre Lorde60. Il publie en 2000 une brochure
intitulée Racisme, sexisme, homophobie, qui offre un texte sur bell
hooks par Magali Cecchet, et prévoit la traduction de 1 oeuvre de
bell hooks. Ce projet ne se concrétisera en fait jamais.
Après l'expérience des Négresses Sapphiques en 1999, un autre
collectif, Le Groupe du 6 novembre, créé à la fin des années 1990
(novembre 1999), trouve également ses références dans ce type
de corpus. Inspiré sans doute par l'initiative des « Kitchen Table:
Women of Color Press » et échaudé par une expérience de col-
laboration non concluante61 avec la revue Amazones d'hier; Les-
biennes d'aujourd'hui^2y le collectif a initié l'édition « Nomades'
Langues » qui avait vocation à offrir à celles dont « l'histoire était
liée à l'esclavage, à l'impérialisme, aux colonisations, aux migra-
tions forcées », un espace de publication à leurs productions intel-
lectuelles et culturelles. In finey seul sera publié le recueil intitulé
Warriors/Guerrièresy dans lequel sont réunis des textes de fond,
mais aussi des poèmes, des peintures, des entretiens, des photogra-
phies, notamment d'artistes féministes africaines-américaines et
asiatiques-américaines. La diffusion en demeurera assez confiden-
tielle, elle sera limitée aux seuls cercles militants, et encore plutôt
localisés à Paris.

Ces dernières années, on observe une relève réjouissante. Le


collectif Lesbians of Color (créé en 2009) s'inscrit dans la lignée de
ceux précédemment cités. La référence au blackfeminism est claire

59
Se constituera en association en 2000.
60
« Madivine, Zami. En Grenade, les femmes de Carriacou sont célèbres pour Vamour
quelles se portent entre elles, ainsi que pour leurforce et pour leur beauté » (Zami, tra-
ductionfrançaise, p. 14).
61
La revue avait offert au Groupe la coordination d'un numéro spécial\ qui n'aboutira
pas car le collectifrefuse « l'orthodoxie langagière etformelle » qui lui était imposée (voir
Warriors/Guerrières, p. 8).
62
Sur cette revue, voir M. Laroche àf M. Larrouy (éd.), mouvements de presse des
années 1970 à nos jours, luttes féministes et lesbiennes, pp. 90-91.

34
par le choix d'une terminologie états-unienne. Du reste, comme
bell hooks, ce collectif affiche la revendication de décoloniser les
groupes lesbiens et/ou féministes français. C est également le
cas de Mwasiy constitué en 2014. Son objectif est de produire un
afroféminisme décolonial. Son site sur Internet met en avant les
figures de bell hooks, de la grande poétesse féministe africaine-
américaine (aujourd'hui disparue) June Jordan, d'Angela Davis
et d'Audre Lorde, ainsi que du collectif Black Lives Matter, qui
s'est développé récemment aux Etats-Unis63, à l'initiative de trois
Africaines-Américaines, pour dénoncer les violences et bavures
policières dont sont encore aujourd'hui l'objet les populations
noires. D'autres collectifs ont vu le jour en France - par exemple
Les Peaux Cibles à Rennes, qui n'existent plus mais qui utilisaient
également le qualificatif « afroféministe » pour se définir.
La visibilité de ces problématiques bénéficie également de
la médiatisation de certaines. On peut penser à la journaliste
Rokhaya Diallo (à qui l'on doit notamment Afro ! qui aborde la
question des cheveux crépus64, comme ont pu le faire bell hooks
dans l'album pour la jeunesse Frisettes en fête et la sociologue
Juliette Sméralda, auteure de Peau noire, cheveu crépu,. L'histoire
d'une aliénation et Du cheveu défrisé au cheveu crépu : de la
désidentification à la revendication) et bien sûr à la réalisatrice
Amandine Gay, préfacière de la première traduction de bell
hooks, et auteure de Ouvrir la voixy qu'elle présente comme un
« documentaire afroféministe, matérialiste et intersectionnel sur
les afro-descendantes d'Europe francophone ».

63
Depuis la mort dAdama Traoré en juillet 2016, ce collectif a sa déclinaison en
France.
64
C'est cette problématique qui constitue la trame de la websérie Nappy Life, diffusée
enjuillet 2015.

35
Marginalité comme site d'oppression...
et de « résistance »6S

Aux privilégiéEs de la parole


nous n'offrirons pas le luxe de notre silèneé66

Si les travaux, les écrits, les voix sont maintenant davantage


diffusées, traduites..., notons toutefois encore une forme de
monopole exercé par certaines sur les instances de production
et de diffusion des savoirs. En effet, ce sont des universitaires
euroaméricaines (pour reprendre O. Oyewumi) qui se font
toujours le canal de diffusion légitime de ces textes connus de/ou
produits par des minorisées. Cela n'est pas sans nous faire songer
au travers dénoncé par la grande féministe égyptienne Nawal El
Saadawi dans un entretien accordé en 1983 :

Quelques Occidentales aiment construire et promouvoir


leurs carrières en se rendant au Tiers-Monde et en faisant
de la recherche et en devenant universitaires... Cette sorte de
néocolonialisme au nom du féminisme doit cesser67.

Mais le problème de l'accès à la théorisation demeure. Pour les


féministes africaines, il est plus limité pour deux raisons, écono-
miques et politiques, car la plupart des universitaires féministes
africaines sont engagées dans un environnement de travail mili-
tant et tournées vers la pratique et les expériences de vie. Comme
le souligne Desiree Lewis : « Très clairement, toutes les féministes
connectent leurs expériences personnelles à leur travail politique
et intellectuel. »68 C'est ce que Patricia Hill Collins avait égale-
ment souligné pour les intellectuelles africaines-américaines :

65
En référence à bellfoo&.Yearning:Race, Class and Cultural Poli tics, p. 153.
66
Quatrième de couverture de Warriors/Guerrières.
67
'Dut of Egypt: ATalk with Nawal El Saadawi",/>. 33.
68
Review Essay: African Feminist Studies, 1980-2002.

36
Privées de positions comme universitaires et écrivaines qui nous
permettraient de mettre l'accent sur des considérations pure-
ment théoriques, le travail de la plupart des intellectuelles noires
est influencé par la fusion entre action et théorie. Les activités
des intellectuelles noires du dix-neuvième siècle telles Anna J.
Cooper, Frances Ellen Watkins Harper, Ida B. Wells et Mary
Church Terrell incarnent cette tradition de fusion entre travail
intellectuel et activisme. Ces femmes ont à la fois produit des
analyses de l'oppression des femmes noires et travaillé à éliminer
cette oppression [...].
Les intellectuelles noires contemporaines continuent à s'inscrire
dans la tradition d'utiliser les actions et expériences quotidiennes
dans leur travail théorique69.

Ces perspectives, développées notamment par des militantes


ou des personnalités hors académie, prennent le risque detre mar-
ginalisées, pour reprendre la réflexion de bell hooks, ou « ghettoï-
sées » selon les termes de Gayatri Spivak. Or, l'intéressant est la
puissance d'interpellation de ces approches qui oblige les disci-
plines « consacrées » à réviser et revisiter leurs postures. En effet,
ces critiques sont porteuses de renouvellement des féminismes, et
plus largement des disciplines reines telle la sociologie.
Par ailleurs, le fait que tant de féministes africaines anglo-
phones (notamment nigérianes) aient été happées par les Etats-
Unis ne manque pas d'interroger. Elles prêtent ainsi le flanc aux
mêmes critiques que celles quelles produisent/ont pu produire
concernant les théorisations occidentales : le risque d'une décon-
textualisation de leurs réflexions et travaux.
Comme bell hooks le met en exergue avec force dans un texte
qui revisite sa réflexion sur la marginalisation70 : les marges sont
69
Black Feminist Hiought. Knowledge, Consciousness, and the Politics of
Empowerment,/>. 29.
70
bell hooks, Yearning: Race, Class and Cultural Politics, pp. 145-153.

37
à la fois un site « imposé par les structures oppressives »71 mais
aussi « un site de radicale possibilité, un espace de résistance »72.
Gageons donc que ces voix marginales/marginalisées en France
soient entendues, sans prête-voix (qui s'arrogent le droit d'arti-
culer à leur place voire s'approprient leurs voix), et sans le détour
d'une installation en pays de tradition anglo-saxonne. La forme de
renouveau observée aux Etats-Unis, en France est aussi à l'oeuvre
en Afrique - songeons à la websérie An African City73y et à l'écho
du discours de la romancière nigériane Chimamanda Ngozi
Adichie, si retentissant qu'il a fait l'objet d'une publication suivie
immédiatement d'une traduction en français : We Should Ail Be
Feminists /Nous devrions towte's être desféministes.

77
Ibidem, p. 153.
72
Ibidem, p. 149.
73
Cette série estproduitepar une réalisatrice ghanéenne, qui, après un séjour à l étran-
ger, choisit de rentrer à Accra. Si elle offre assurément une autre représentation des
Africaines, loin de l'image des victimes, assujetties aux hommes, notons toutefois qu'il
ne s'agit que d'un groupe très réduit dejeunesfemmes urbanisées, éminemment privi-
légiées sur le plan social Si on applique une grille de lecture inspiréepar bell hooks, cette
série a le mérite d'offrir auxjeunesfemmes du continent ou de la diaspora des images
positives d'identification (susceptibles de nourrir l'estime de soi, ce qui est centralpour
bell hooks), mais elle ne remet pas en cause le système capitaliste. C'est dans ce sens que
bell hooks critique l'artiste Beyoncé, dont ellejuge les positions insuffisamment révolu-
tionnaires, sans visée de transformations radicales des structures sociales, des systèmes
imbriqués de domination. Elle pointe de sa part une vision simplifiée du monde : « Sa
vision duféminisme n'appelle pas à mettre un terme à la domination patriarcale. Il ne
s'agit que d'insister sur des droits égaux pour les hommes et lesfemmes. Dans ce monde
duféminisme imaginaire, il n'y a pas de classe sociale, de sexe et de hiérarchies de race
qui décomposent les catégories simplifiées desfemmes et des hommes, pas d'appel à défier
et changer les systèmes de domination, pas d'accent sur l'intersectionnalité * ("Moving
BeyondPain9,post de blog,9 mai 2016).
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Note de traduction :

L'anglais utilise le genre neutre pour les noms, les adjectifs et


les participes passés. Pour traduire ce texte féministe, il était bien
entendu impensable pour nous d'employer le genre masculin que
certains prétendent « universel » (sic) dans la langue française.
Nous avons donc cherché des solutions afin de composer avec
l'exigence de la langue française qui veut que tout soit genré, sans
toutefois obéir à la règle sexiste qui voudrait que « le masculin
l'emporte » et sans trop alourdir la lecture :
- Lorsqu'il nous a paru clair que l'auteure parlait exclusive-
ment ou presque de femmes, nous avons traduit au féminin.
- Lorsqu'elle semblait ne pas évoquer que des femmes, nous
avons utilisé différents procédés :
• pour les formes féminines simples, nous avons isolé le e
du féminin entre deux points médians (exemples : noir e-s,
tou*te-s,doté-e-s...) ;
• pour les formes féminines plus complexes, nous avons
dédoublé les noms (exemples : éducatrices et éducateurs,
travailleuses et travailleurs...) ;
• pour les pronoms, nous avons recouru à « elles et ils » et
« celles et ceux », mais aussi parfois à des néologismes
(exemples : « els » pour « elles et ils », « celleux » pour
« celles et ceux »), en fonction de la fluidité des phrases.
- Nous avons par ailleurs appliqué la « règle de proximité »
selon laquelle l'accord de l'adjectif ou du participe passé se fait
avec le nom le plus proche (exemple : si les codes et les étiquettes
étaient abandonnées).

La traductrice tient à remercier Élodie Lavoute pour ses


précieuses relectures, conseils et encouragements.

Toutes les notes de bas de page sont de la traductrice.


Pour nous, mes sœurs —Angela, Gwenda, Valeria, 1heresay Sarah
Pour tout ce que nous avons partagé
Pour tout ce que nous avons traversé ensemble
Pour cette intimité durable qui existe entre nous
REMERCIEMENTS

Toutes les femmes nont pas eu la chance de vivre et de travailler


entourées de femmes et d'hommes impliquées activement dans
le mouvement féministe. Il y en a même très peu. Nous sommes
nombreuses à vivre dans des circonstances et des environnements
qui nous amènent à nous engager seules dans le combat féministe,
avec des appuis et soutiens seulement occasionnels. Durant une
bonne partie de l'écriture de Ne suis-je pas une femme ? Femmes
noires et féminismeS j'ai travaillé dans l'isolement. J'avais pour
espoir que la publication de ce travail me permettrait de me rap-
procher d'activistes féministes, et surtout de femmes noires. Ironi-
quement, certaines des femmes noires les plus visibles et actives au
sein du mouvement féministe ont réagi en me fustigeant ainsi que
le livre. Si j'espérais une évaluation sérieuse et rigoureuse de mon
travaille n'étais absolument pas préparée à faire face à l'hostilité
et au mépris que m'exprimaient des femmes que je ne voyais pas,
et que je ne vois toujours pas, comme des ennemies. Malgré leurs
réactions, je partage avec elles un engagement constant dans la
lutte féministe. A mon sens, ça ne veut pas dire que nous devons
forcément aborder le féminisme depuis la même perspective. Mais
ça signifie que nous avons des bases pour communiquer, et que
nos engagements politiques devraient nous amener à parler et à
lutter ensemble. Malheureusement, il est souvent plus facile de
1
Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Cambourakisy 2015.

49
s'ignorer, de se discréditer, de se rejeter et même de se blesser les
unes les autres, plutôt que de s'engager dans une confrontation
constructive.
Si le livre n'avait pas par ailleurs suscité toutes ces réactions
positives et bouleversantes émanant de femmes noires qui ont
senti qu'il les forçait à re-penser, ou à penser pour la première fois,
à l'impact du sexisme sur nos vies et à l'importance du mouvement
féministe, je crois que j'aurais pu finir terriblement découragée et
désabusée. Grâce à elles et à de nombreu'X-ses autres femmes et
hommes, ce livre-ci n'a pas été écrit dans l'isolement. Je suis tout
particulièrement reconnaissante de l'intérêt et de la validation que
m'ont exprimées Valeria et Gwenda, mes sœurs cadettes, Beverly,
mon amie et camarade, Nate, mon compagnon, et le collectif de
South End Press2. De tels encouragements ravivent mon engage-
ment dans les politiques féministes et renforcent ma conviction
que la valeur d'un écrit féministe ne doit pas se mesurer unique-
ment par la façon dont il est perçu par les activistes féministes,
mais aussi par sa capacité à toucher des femmes et des hommes
extérieures au coeur de la lutte féministe.

2
Maison d'édition originelle de bell hooks.
PRÉFACE A L'ÉDITION DE 2000

POUR ENTREVOIR LA LUMIÈRE :


UN FÉMINISME VISIONNAIRE

Le mouvement féministe continue à faire partie des plus puis-


santes luttes pour la justice sociale qui se déroulent dans le monde
aujourd'hui .J'ai terminé le premier brouillon de mon premier livre
féministe, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme,
quand j'avais dix-neuf ans. Il a été publié près de dix ans plus tard.
Durant ces dix années, je me suis de plus en plus impliquée dans
la production de théorie féministe. Souvent, quand des personnes
évoquent, ou écrivent sur, le mouvement féministe contemporain,
elles laissent penser qu'il existe un corpus complet de principes et
de convictions féministes qui a servi de base depuis le tout début.
En réalité, quand le soulèvement féministe a émergé à la fin des
années 1960, il s'est manifesté de plein de façons différentes chez
des femmes qui n'avaient souvent pas conscience de leurs exis-
tences respectives. Il n'y avait aucune plateforme clairement définie.
Pendant que Betty Friedan écrivait sur « le problème qui n a
pas de nom » en dénonçant la façon dont la discrimination sexiste
affectait les femmes blanches hautement éduquées bénéficiaires
d'un privilège de classe, Septima Clark, Ella Baker, Fannie Lou
Hamer et Ann Moody, de concert avec d'autres femmes noires

51
anonymes à travers tout le pays, dénonçaient le sexisme au sein
du mouvement noir pour les droits civiques. S'appropriant le jar-
gon du mouvement de libération noire, les femmes blanches ont
baptisé leur résistance au sexisme : « mouvement de libération des
femmes ».
On ne sait pas qui a utilisé le terme « mouvement de libération
des femmes » pour la « première » fois. Ce n'est pas important.
Ce que Ion sait de manière significative en retraçant l'histoire du
mouvement féministe contemporain, c'est qu'un peu partout des
individues femmes se rebellaient contre le sexisme. Quand ces
femmes ont commencé à se parler et à se rassembler, cette rébel-
lion collective a petit à petit été connue comme un « mouvement
de libération des femmes », puis a plus tard évolué vers un « mou-
vement féministe ». Le combat féministe s'exprime à chaque fois
que quelque part une femme ou un homme résiste au sexisme, à
l'oppression et à l'exploitation sexistes. Le mouvement féministe
se met en marche quand des groupes de personnes se rassemblent
et s'organisent autour d'une stratégie définie dans le but d'agir
concrètement pour éliminer le patriarcat.
C'est au sein du foyer patriarcal dans lequel j'ai été élevée que
j'en suis venue à une prise de conscience féministe. Et j'ai com-
mencé ma rébellion féministe en m'orientant vers des études supé-
rieures, allant ainsi à l'encontre des croyances patriarcales de mon
père et des peurs de ma mère qui pensaient qu'une éducation trop
fournie allait me rendre « inapte » au rôle de vraie femme. J'ai
rejoint le mouvement féministe au cours de ma deuxième année
de fac. Partout sur les campus, des jeunes femmes impliquées dans
des combats politiques radicaux (lutte pour la libération noire,
socialisme, anti-guerre, et pour les droits environnementaux)
concentraient leur attention sur le genre. Dans la lignée des acti-
vistes qui avaient lancé le mouvement de libération des femmes
et qui avaient rédigé des manifestes et des monographies, les étu-
diantes étaient partout encouragées à examiner le passé, à trou-
ver et à mettre en lumière nos histoires invisibles, nos héritages

52
féministes. Et pendant que tout ce travail était abattu, un autre
champ d'étude centré sur les femmes voyait le jour : la théorie
féministe.
Contrairement aux études féministes qui retraçaient l'histoire
passée et qui se concentraient sur les héroïnes oubliées, les écri-
vaines, etc., ou aux travaux qui consistaient à utiliser les sciences
sociales pour documenter les réalités actuelles de la vie des femmes,
la théorie féministe était au départ le lieu pour un questionnement
critique et une nouvelle conception des rôles de genre sexistes. Son
but était de fournir un projet révolutionnaire au mouvement — un
plan qui, en le suivant, nous aurait menés vers la transformation de
la culture patriarcale. À la fin des années 1970, des théoriciennes
féministes s'étaient déjà engagées dans une critique dialectique
de la pensée féministe qui avait émergé du radicalisme de la fin
des années 1960. Cette critique est devenue la base d'une théorie
féministe révisée et visionnaire.
La pensée et la pratique féministes ont été profondément
modifiées quand des femmes de couleur3 radicales et des femmes
blanches alliées ont commencé à rigoureusement remettre en
question la notion selon laquelle le « genre » était le facteur prin-
cipal déterminant le sort d'une femme. Je me souviens encore d'à
quel point ça a agacé tout le monde dans le premier cours d'études
féministes auquel j'ai assisté — où tout le monde à part moi était
blanche, toutes des femmes et plutôt de conditions sociales pri-
vilégiées — quand j'ai interrompu une discussion sur les origines
de la domination alors que quelqu'une défendait l'idée que quand
un*e enfant sortait de l'utérus, c'était son genre qui était considéré
comme le facteur le plus important. J'ai dit que lorsqu'une enfant
de deux parents noire-s sortait de l'utérus, c'était d'abord la cou-
leur de peau, puis ensuite le genre, qui étaient considérés, parce
que la race et le genre allaient déterminer le sort de cet*te enfant.

3
Bien quen contextefrançais le terme « racisé-e » soit beaucoup plus utilisé que celui de
« de couleur », nous avons choisi ici de conserver ce dernier dans un souci defidélité avec
le contexte d'écriture originel de bell hooks.

53
Ce fut de regarder les imbrications entre le genre, la race, et la
classe qui a créé une nouvelle perspective permettant de faire évo-
luer la direction de la pensée féministe.
Assez vite, dans le mouvement féministe, on a constaté qu'il
était facile d'accepter l'idée de la combinaison du genre, de la race
et de la classe dans ce qui déterminait la condition des femmes,
mais qu'il était beaucoup plus difficile de comprendre comment
cela devait modeler et éclairer concrètement la pratique fémi-
niste. Bien que des féministes parlaient souvent de la nécessité
de construire un mouvement de masse, il n'y avait aucune base
solide sur laquelle structurer un tel mouvement. Le mouvement de
libération des femmes n'avait pas seulement été structuré autour
d'une plateforme étroite et limitée, mais il avait essentiellement
attiré l'attention sur des problématiques qui concernaient surtout
des femmes (pour la plupart blanches) qui bénéficiaient d'un pri-
vilège de classe. Nous avions besoin d'une théorie structurant les
réflexions et les stratégies afin de permettre un mouvement de
masse, une théorie qui étudierait notre culture depuis une position
féministe ancrée dans une compréhension du genre, de la race et
de la classe. C'est en réponse à ce besoin que j'ai écrit De la marge
au centre. Théorieféministe.
Aujourd'hui, pour les personnes qui font un travail féministe,
c'est devenu tellement habituel de parler à la fois du genre, de la
race et de la classe qu'on oublie souvent qu'initialement la plu-
part des théoriciennes féministes, parmi lesquelles bon nombre
de blanches de condition sociale privilégiée, étaient hostiles à
l'idée d'adopter cette perspective. Les penseuses féministes radi-
cales/révolutionnaires qui voulaient aborder le genre depuis une
perspective race-sexe-classe étaient accusées d'être des traîtresses,
de détruire le mouvement, de détourner l'attention. Nos travaux
étaient souvent ignorés ou férocement critiqués, et jugés trop peu
académiques ou trop polémiques. À cette époque, les femmes
noires et les femmes de couleur étaient souvent encouragées par
leurs camarades blanches à parler de race, tandis que nos idées sur

54
d'autres aspects du mouvement féministe étaient ignorées. Nous
avons fermement protesté contre cette ghettoïsation de nos pers-
pectives en nous engageant ensemble dans la création de théorie
féministe qui toucherait un large spectre de préoccupations fémi-
nistes. C'est cet engagement qui constitue la base éthique de De la
marge au centre. Théorieféministe.
Un des aspects les plus forts du mouvement féministe a été
la création d'un environnement intellectuel permettant un
échange et une critique dialectiques soutenues. A l'écoute des
voix de penseuses radicales (parmi lesquelles les voix de femmes
de couleur), le visage de la théorie et de la pratique féministes a
changé. De nombreuses femmes blanches malavisées ont abattu
le mur du déni et ont commencé à réexaminer la façon dont elles
avaient parlé et écrit sur le genre par le passé. Dans notre société,
il n'y a aucun mouvement progressiste qui a autant fait preuve
d'autocritique que le mouvement féministe. La volonté et la réac-
tivité avec lesquelles le mouvement féministe est prêt à changer de
direction quand cela s'avère nécessaire ont été une source majeure
de force et de vitalité dans la lutte féministe. Cette critique
interne est essentielle à tout mouvement politique progressiste.
Tout comme nos vies qui ne sont jamais fixes ni statiques et qui
évoluent constamment, notre théorie doit rester fluide, ouverte,
réactive et sensible à toute nouvelle information.
La première fois que De la marge au centre. Théorie féministe
a été publié, ce livre a été bien accueilli et même encensé par les
théoriciennes féministes qui attendaient une nouvelle perspective.
Mais, même là, des lectrices et des lecteurs ont trouvé que la
théorie que je proposais était « provocante » et « dérangeante ».
Des critiques ont décrit le livre en utilisant des mots comme
« dissection impitoyable ». À l'époque, les féministes mainstream
ont simplement ignoré ce travail, comme toute théorie féministe
qui était perçue comme « trop critique » ou « trop radicale ». En
tant qu'oeuvre visionnaire, De la marge au centre. Théorie fémi-
niste a été présentée à un milieu féministe qui n'était pas encore

55
prêt pour ça. Puis tout doucement, alors que de plus en plus de
théoriciennes féministes (de femmes blanches en particulier)
acceptaient d'étudier le genre depuis la perspective de la race, du
sexe et de la classe, cette oeuvre a commencé à recevoir l'attention
quelle méritait. Aujourd'hui, elle prend sa place au milieu d'autres
textes précurseurs qui ont altéré de manière constructive et posi-
tive la pensée féministe contemporaine.
La feuille de route à destination du mouvement féministe qui
est présentée dans De la marge au centre. Théorieféministe est ter-
riblement sensée. Aussi pertinente à l'heure actuelle qu elle l'a été
des années auparavant, elle offre des lignes directrices à partir des-
quelles construire le mouvement féministe de masse dont nous
avons désespérément besoin. Rédigée de façon beaucoup plus
accessible que nombre d'écrits théoriques féministes actuels, elle
incarne l'espoir féministe de trouver un langage simple et com-
mun qui nous permettrait de répandre nos idées. Depuis la pre-
mière publication de ce livre, les études et la théorie féministes se
sont retrouvées très loin de la vie de la plupart des gens dans cette
société. Et c'est cette distance qui donne l'impression que la pen-
sée féministe s'est raréfiée et quelle n'est plus à propos. Dans ces
pages, j'insiste sur le fait que nous avons besoin d'écrits féministes
qui parlent à tout le monde, et que sans ça, l'éducation féministe
pour une connaissance et une conscience critiques ne peut pas
exister.
Le mouvement féministe a créé des changements positifs pro-
fonds dans les vies de filles et de garçons, de femmes et d'hommes,
qui vivent dans notre société au sein d'un système politique de
suprématie blanche patriarcale, capitaliste et impérialiste. Et
même s'il est courant de voir le féminisme calomnié et discrédité,
la réalité est bien là : tout le monde a bénéficié des révolutions
culturelles mises en place par le mouvement féministe contem-
porain. Il a changé nos façons de voir le travail, nos façons de tra-
vailler et nos façons d'aimer. Et pourtant, le mouvement féministe
n'a pas encore réussi à créer de révolution féministe consistante

56
et durable. Il n'a pas encore mis fin au patriarcat ni éradiqué le
sexisme, l'oppression et l'exploitation sexistes. Et par conséquent,
les victoires féministes sont toujours en danger.
On assiste déjà à d'importants reculs en matière de droits
reproductifs. A une escalade de violence contre les femmes. Dans
le monde du travailles discriminations sexistes sont quotidienne-
ment restaurées. Les critiques hostiles au féminisme font porter la
responsabilité des violences domestiques au mouvement, incitant
les femmes et les hommes à tourner le dos à la pensée féministe
et à en revenir à des rôles de genre sexistes. Les médias de masse
patriarcaux dénigrent et discréditent le féminisme, ou disent
au public que c'est un mouvement mort et inutile. Des femmes
opportunistes applaudissent les succès du féminisme, puis nous
disent que c'est un mouvement qui n'est plus nécessaire, mainte-
nant que « toutes les femmes vivent mieux », alors qu'on vit dans
un monde où les femmes sont en train de devenir à vitesse grand
V les premières pauvres du pays, où les mères célibataires sont
pathologisées, où aucune aide publique n'est disponible pour aider
les nécessiteu-xéses et les indigent-e-s, où la plupart des femmes de
tous âges n'ont aucun accès aux soins médicaux de base. Avec ces
terribles réalités en tête, il faut prendre conscience du fait que le
discours féministe visionnaire est de plus en plus élaboré dans les
seuls couloirs de l'élite éduquée. S'il reste cantonné à ce cadre, le
message féministe ne sera pas entendu, et au final le mouvement
féministe mourra.
Pour redynamiser la lutte féministe, pour nous assurer que nous
nous dirigeons bien vers un avenir féministe, nous avons encore
et toujours besoin de théorie féministe qui parle à tout le monde,
et qui fasse savoir à chacun-e que le mouvement féministe peut
changer sa vie pour le meilleur. Cette théorie, comme l'analyse qui
est proposée dans De la marge au centre. Théorieféministe, remettra
toujours en question nos croyances, nous bousculera, nous éner-
vera, déplacera nos paradigmes, changera notre façon de penser,
nous fera changer d'avis et de direction. C'est bien là l'effet d'une

57
révolution. Et la révolution féministe est bien ce dont nous avons
besoin si nous voulons vivre dans un monde sans sexisme, où la
paix, la liberté et la justice prévalent, où il n'y a pas de domination.
Si nous suivons un chemin féministe, cest là quil nous mènera.
Et De la marge au centre. Théorie féministe continuera d etre une
lumière qui guidera ce parcours.

New York City, janvier 2000.


PRÉFACE À L'ÉDITION DE 1984

Être dans la marge, c est faire partie d'un tout, mais en dehors
de l'élément principal. En tant qu'Américain-e-s n o i r e s qui
vivions dans une petite ville du Kentucky, la voie ferrée était un
rappel quotidien de notre marginalité. Au-delà de ces rails, il y
avait des rues pavées, des magasins dans lesquels nous ne pou-
vions pas entrer, des restaurants dans lesquels nous ne pouvions
pas manger et des gens que nous ne pouvions pas regarder direc-
tement dans les yeux. Au-delà de ces rails, il y avait un monde dans
lequel nous pouvions travailler comme bonnes, comme concierges,
comme prostituées, aussi longtemps que nous étions en capacité
de servir. Nous pouvions entrer dans ce monde, mais nous ne pou-
vions pas vivre là-bas. Il fallait toujours que nous retournions dans
la marge, de l'autre côté des rails, vers les cabanes et les maisons
abandonnées en périphérie de la ville.
Il y avait des lois pour s'assurer de notre retour. Ne pas rentrer,
c'était risquer d'être puni-e. À vivre comme nous le faisions —
en périphérie, sur les bords, sur le fil — nous avons développé
une manière particulière de voir la réalité. Nous la regardions à la
fois de l'extérieur et de l'intérieur. Nous concentrions notre atten-
tion aussi bien sur le centre que sur la marge. Nous comprenions
les deux. Cette façon de voir les choses nous rappelait l'existence
d'un univers entier, d'un corps principal constitué à la fois d'une
marge et d'un centre. Notre survie dépendait de notre conscience

59
ostensible permanente de la séparation entre la marge et le centre,
et de notre conviction individuelle profonde que nous étions une
part vitale et nécessaire de cet ensemble.
Ce sens de 1 entièreté, de l'intégrité, a imprimé notre conscience
à travers la structure de nos vies quotidiennes, et nous a doté-e-s
d'une vision oppositionnelle du monde — une façon de voir les
choses inconnue de la plupart de nos oppresseurs — qui nous a
nourrre-s, qui nous a aidé*e*s dans notre combat pour sortir de la
pauvreté et du désespoir, et qui a renforcé notre estime de nous-
mêmes, notre identité et notre solidarité.
C'est la volonté d'explorer toutes les possibilités qui a défini
mon approche dans l'écriture de De la marge au centre. Théoriefémi-
niste. Une grande partie de la théorie féministe émane de femmes
privilégiées qui vivent dans le centre et dont les points de vue
sur la réalité incluent rarement la connaissance et la conscience
des vies de celles et ceux qui vivent dans la marge. En consé-
quence, la théorie féministe manque de complexité, de globalité
et d exhaustivité. Elle manque d'analyses larges et générales qui
pourraient inclure une grande variété d'expériences humaines. Et
même s'il existe des théoriciennes féministes qui ont conscience
du besoin de développer des idées et des analyses qui incluent
un grand nombre d'expériences différentes dans le but d'unifier
plutôt que de diviser, une telle approche théorique est complexe et
lente à construire. Et cette approche la plus lucide et précurseuse
émergera d'individu-e-s qui ont une connaissance à la fois de la
marge et du centre.
C'est le manque de matériel disponible sur et par les femmes
noires qui m'a amenée à entamer des recherches et à rédiger Ne
suis-je pas unefemme ? Femmes noires etféminisme. Et c'est l'absence
de théorie féministe s'adressant à la fois à la marge et au centre qui
m'a amenée à écrire ce livre-ci. Dans les pages qui suivent, j'explore
les limites de différents aspects de la théorie et de la pratique fémi-
nistes, et je propose de nouvelles voies. J'essaie d'éviter de répéter
des idées qui sont largement connues et discutées, préférant me

60
concentrer sur l'exploration d'autres problématiques ou sur de
nouvelles façons d'aborder de vieilles problématiques. Par consé-
quent, certains chapitres sont très longs et d'autres plutôt courts ;
et aucun n'a la prétention de proposer d'analyses exhaustives. Tout
au long de mon travail, mes idées ont été modelées par la convic-
tion que le féminisme doit devenir un mouvement politique de
masse si l'on veut qu'il ait un impact révolutionnaire significatif
sur la société.
1

FEMMES NOIRES :
FAÇONNER LA THÉORIE FÉMINISTE

Aux États-Unis, le féminisme n a jamais émergé des femmes


qui sont les plus victimes de l'oppression sexiste, des femmes qui
sont quotidiennement écrasées, mentalement, physiquement et
spirituellement — des femmes qui nont pas assez de pouvoir pour
changer leur condition. Elles forment une majorité silencieuse.
Le fait qu'elles acceptent leur sort dans la vie sans remise en ques-
tion visible, sans protestation organisée, sans rage et sans colère
collectives, est un marqueur de leur persécution. Le livre de Betty
Friedan, The Feminine Mystique*, est encore aujourd'hui présenté
comme s'il avait pavé la voie du mouvement féministe contempo-
rain, alors qu'il a été écrit comme si ces femmes n'existaient pas.
(Bien que The Feminine Mystique ait déjà été critiqué et même
attaqué sur plusieurs fronts, j'attire à nouveau l'attention dessus
car certaines hypothèses biaisées quant à la nature du statut social
des femmes initialement mises en avant dans ce texte continuent à
modeler la teneur et l'orientation du mouvement féministe.)
La fameuse formule de Friedan, « le problème qui n'a pas de
nom », est souvent citée pour décrire la condition des femmes
dans cette société, alors qu'en réalité elle ne concerne qu'un groupe

4
Traduit en français par Yvette Roudy et publié en 1964 sous le titre La Femme
mystifiée par les éditions Gontbier.

63
précis de femmes blanches mariées des classes moyenne et supé-
rieure, ayant fait des études supérieures. Des femmes au foyer
lassées de leur temps libre, de leur maison, de leurs enfants, de
leur statut de consommatrice, et qui attendent davantage de la
vie. Friedan conclut son premier chapitre en déclarant : « Nous
ne pouvons plus refuser d entendre cette voix intérieure qui dans
chaque femme répète : "Un mari, des enfants et une maison ne
me suffisent pas. J'ai besoin d'autre chose". » C'est cette « autre
chose » qu'elle définit comme une carrière. Elle ne dit pas qui
serait appelé*e pour prendre soin des enfants et s'occuper de la
maison si davantage de femmes comme elle étaient affranchies
du travail domestique et avaient un accès à l'emploi égal à celui
des hommes blancs. Elle ne parle pas des besoins des femmes qui
n'ont pas d'homme, pas d'enfants, pas de foyer. Elle fait l'impasse
sur l'existence de toutes les femmes non-blanches et de toutes
les femmes blanches pauvres. Elle ne dit pas aux lectrices et aux
lecteurs si oui ou non il est plus épanouissant d'être domestique,
baby-sitter, ouvrière à l'usine, secrétaire ou prostituée que d'être
une femme au foyer connaissant l'oisiveté permise par sa classe
sociale.
Elle fait comme si sa situation, et celle des femmes blanches de
son rang, était représentative de la condition de toutes les femmes
étasuniennes. Ce faisant, elle détourne l'attention de son clas-
sisme, de son racisme et de ses attitudes sexistes à lencontre des
masses de femmes étasuniennes. Dans le contexte de son livre, il
apparaît clairement que les femmes que Friedan voit comme vic-
times du sexisme sont des femmes blanches ayant fait des études
supérieures que le conditionnement sexiste a forcées à rester à la
maison. Elle affirme :

Il nest que temps de comprendre que letat de ménagère à lui seul


crée chez les femmes un sentiment de vide, de non-existence, de
néant. Il existe dans le rôle de la ménagère des aspects tels quils
mettent une femme « évoluée » dans l'incapacité de conserver

64
son identité, de préserver ces structures du moi sans lesquelles
un être humain, homme ou femme, n a pas de véritable vie. Je
suis convaincue qu'il y a dans la condition même de ménagère
quelque chose de vraiment dangereux pour les femmes intelli-
gentes d'aujourd'hui en Amérique.

Les dilemmes et les problèmes spécifiques des femmes au foyer


blanches aisées étaient de vraies questions qui méritaient consi-
dération et changement, mais qui ne s'appuyaient pas sur les pré-
occupations de la majorité des femmes. Les masses populaires de
femmes étaient concernées par la survie économique, la discrimi-
nation raciale et ethnique, etc. Quand Friedan a écrit The Feminine
Mystique, plus d'un tiers des femmes faisait partie de la main-
d'œuvre salariée. Alors que de nombreuses femmes aspiraient à
être femmes au foyer, seules celles qui avaient suffisamment de
temps et d'argent pouvaient réellement construire leur identité sur
le modèle de la femme mystifiée. Selon les propres mots de Frie-
dan, il y eut des femmes qui « s'entendirent conseiller par les plus
grands esprits de notre temps, de rentrer au foyer pour y mener la
vie d'une Nora5, une vie réduite aux dimensions de la maison de
poupée de l'ère victorienne ».
En regardant ses premiers écrits, il apparaît clairement que
Friedan ne s'est jamais demandé si la situation des femmes
au foyer blanches bien éduquées était un point de référence
adéquat pour mesurer l'impact du sexisme ou de l'oppression
sexiste sur la vie des femmes dans la société étasunienne. Elle
n'est pas non plus allée chercher au-delà de sa propre expé-
rience pour essayer d'acquérir une vision plus large de la vie
des femmes aux Etats-Unis. Je ne dis pas ça pour discrédi-
ter son travail, qui reste utile pour discuter de l'impact de la
discrimination sexiste sur un groupe précis de femmes. En le
regardant sous un autre angle, il s'agit aussi d'un bon exemple
5
Betty Friedan fait ici référence à Nora Helmer; personnage principal de la pièce
d'Ibsen, Une maison de poupée.

65
de narcissisme, d'indifférence et d egocentrisme, qui atteint son
plus haut niveau dans un chapitre intitulé « La déshumanisation
progressive, le confort concentrationnaire », dans lequel Friedan
fait une comparaison entre les conséquences psychologiques de
l'isolement chez les femmes au foyer blanches et les effets de l'in-
carcération sur l'image de soi des prisonnières dans les camps de
concentration nazis.
Friedan a eu une grande influence sur la pensée féministe
contemporaine. Il est significatif de remarquer que la perspective
unidimensionnelle présentée dans son livre est devenue
caractéristique du mouvement féministe contemporain.
Comme Friedan avant elles, les femmes blanches qui dominent
le discours féministe aujourd'hui ne se posent que rarement la
question de savoir si leur vision de la réalité des femmes est juste,
et si elle correspond bien aux expériences vécues par les femmes
en tant que groupe social. Elles ne sont pas plus conscientes
d'à quel point leurs approches reflètent des distorsions de
race et de classe, bien qu'il y ait eu une plus grande prise de
conscience de ces manquements ces dernières années. Le
racisme abonde dans les écrits des féministes blanches, ce qui
renforce la suprématie blanche et entrave les possibilités de liens
politiques entre les femmes au-delà des barrières ethniques et
raciales. Par le passé, le refus des féministes d'attirer l'attention
sur les hiérarchies raciales et de les combattre a rompu le lien
entre la race et la classe. Pourtant, la structure de classe au
sein de la société étasunienne a été modelée par la politique
raciale de la suprématie blanche, c'est donc seulement en
analysant le racisme et son rôle dans la société capitaliste que
peut émerger une compréhension minutieuse et complète des
rapports de classe. La lutte des classes est inextricablement liée
à la lutte contre le racisme. Dans un de ses premiers essais, « The
Last Straw », Rita Mae Brown appelait les femmes à explorer
de fond en comble toutes les implications de la classe. Elle
explique :

66
La classe, c'est beaucoup plus que la définition que donne Marx
de la relation aux moyens de production. La classe inclut votre
comportement, vos postulats de base sur la vie. Votre expérience
(déterminée par votre classe) confirme ces postulats : comment
on vous a appris à vous comporter, ce que vous attendez de vous-
même et des autres, votre conception de l'avenir, comment vous
comprenez les problèmes et comment vous les résolvez, comment
vous pensez, comment vous vous sentez, comment vous agissez.
Ce sont ces schémas comportementaux que les femmes de classe
moyenne refusent de reconnaître alors qu'elles pourraient par-
faitement accepter la notion de classe en des termes marxistes.
C'est une pirouette élégante qui leur évite de considérer les com-
portements de classe et de changer ces comportements en elles.
Alors que ce sont précisément ces schémas comportementaux qui
doivent être reconnus, compris et changés.

Les femmes blanches qui dominent le discours féministe, et


qui pour la plupart créent et articulent la théorie féministe, ont
une compréhension nulle ou minime de la suprématie blanche
comme politique raciale, ou de l'impact psychologique de la classe,
ou encore de leur statut politique dans un pays raciste, sexiste et
capitaliste.
Par exemple, dans Dreamers and Dealers, publié en 1979, c'est
ce manque de connaissance et de conscience qui a conduit Leah
Fritz à écrire, dans une discussion sur le mouvement des femmes
actuel :

La souffrance des femmes dans une tyrannie sexiste est un lien


qui les unit toutes et qui transcende les particularités des diffé-
rentes formes que peut prendre cette tyrannie. La souffrance ne
peut pas être mesurée ni comparée quantitativement. Est-ce que
le désœuvrement forcé et la vacuité d'une femme « riche » qui
l'amènent à la folie et/ou au suicide est plus ou moins important

67
que la souffrance d'une femme pauvre qui survit à peine grâce
aux aides sociales mais qui conserve d'une certaine manière toute
sa tête ? Il n'y a aucun moyen de mesurer de telles différences,
mais si ces deux femmes pouvaient se percevoir mutuellement
sans le filtre de la classe patriarcale, elles se trouveraient une simi-
litude dans le fait qu'elles sont toutes deux opprimées, toutes deux
malheureuses.

Cette déclaration de Fritz est un autre exemple de vœu pieux,


de fantasme idéaliste, mais aussi de la mystification consciente des
divisions sociales entre les femmes qui a caractérisé de nombreux
propos féministes. S'il est évident que de nombreuses femmes
souffrent de la tyrannie sexiste, on dispose de peu de preuves
que cela forge « un lien qui les unit toutes ». En revanche, on a
davantage d'éléments qui montrent en quoi la réalité des identités
de race et de classe crée des différences dans la qualité de vie, le
statut social et le style de vie. Ces différences, qui sont rarement
transcendées, priment sur l'expérience commune partagée par
toutes les femmes. Quand des femmes blanches éduquées et maté-
riellement privilégiées qui disposent d'une multitude d'options
dans leur carrière et leur style de vie insistent sur l'idée que « la
souffrance ne peut pas être mesurée », il est nécessaire de question-
ner leurs motivations. Fritz n'est pas du tout la première féministe
blanche à exprimer ce point de vue. Et c'est un point de vue que je
n'ai jamais entendu de la bouche d'une femme pauvre, de quelque
race que ce soit. Même si j'aurais beaucoup de choses à redire sur
la critique du mouvement des femmes faite par Benjamin Barber
dans Liberating Feminism, je suis d'accord avec cette assertion :

La souffrance nest pas forcément une expérience fixe et univer-


selle qui peut être mesurée sur une seule et même échelle : elle est
liée aux situations, aux besoins, et aux aspirations. Mais pour pou-
voir utiliser une telle notion, on doit inclure des paramètres histo-
riques et politiques afin de pouvoir établir des priorités politiques

68
et de s'assurer que les différentes formes et degrés de souffrance
reçoivent tous une réelle attention.

Un principe essentiel de la pensée féministe moderne a été


l'idée selon laquelle « toutes les femmes sont opprimées ». Cette
thèse sous-entend que les femmes partagent un sort commun, et
que des facteurs comme la classe, la race, la religion, les préférences
sexuelles, etc., ne créent pas une diversité d'expériences détermi-
nant l'étendue avec laquelle le sexisme sera une force oppressive
dans la vie d'individues femmes. Le sexisme, en tant que système
de domination, est institutionnalisé, mais il n a jamais déterminé
de manière unique et absolue le destin de toutes les femmes dans
cette société. Etre opprimé-e, ça veut dire ne pas pouvoirfaire de
choix,. C est le principal point de contact entre lbpprimé-e et l'op-
presseur. Beaucoup de femmes dans cette société peuvent faire
des choix (aussi inadéquats soient-ils) ; ainsi ce sont des mots
comme exploitation et discrimination qui sont les plus appro-
priés pour décrire la situation des femmes, en tant que groupe
social, aux Etats-Unis. De nombreuses femmes ne rejoignent pas
la résistance organisée contre le sexisme précisément parce que le
sexisme n a pas entraîné une absence totale de choix dans leur vie.
Elles peuvent savoir quelles sont discriminées sur la base de leur
sexe, mais pour elles cela n'équivaut pas à de l'oppression. Dans
le monde capitaliste, le patriarcat est structuré de manière à ce
que le sexisme restreigne le comportement des femmes dans cer-
tains domaines, tout en leur permettant une certaine liberté dans
d'autres sphères. Cette absence de restriction extrême amène de
nombreuses femmes à ignorer les domaines dans lesquels elles
sont exploitées ou discriminées. Et cela peut même les amener à
imaginer qu'aucune femme n'est opprimée.
Il y a bien des femmes opprimées aux Etats-Unis, et il est
à la fois approprié et nécessaire de dénoncer cette oppression. La
féministe française Christine Delphy fait remarquer dans son

69
essai « Pour un féminisme matérialiste6 » que l'emploi du terme
« oppression » est important car il permet de placer la lutte fémi-
niste dans un cadre politique radical (une vision plus complète de
l'approche de Christine Delphy peut être trouvée dans son recueil
d essais, Close To Home) :

Le renouveau du féminisme a coïncidé avec l'emploi du terme


« oppression ». L'idéologie c'est-à-dire le sens commun, le dis-
cours quotidien, ne parlent pas d'oppression mais de « condi-
tion féminine ». Ils renvoient à une explication naturaliste : à
une contrainte de la physisy la réalité extérieure hors d'atteinte et
non modifiable par l'action humaine. Le terme d'oppression, au
contraire, renvoie à un arbitraire, à une explication et à une situa-
tion politiques. « Oppression » et « oppression sociale » sont donc
synonymes ou plutôt « oppression sociale » est un pléonasme : la
notion d'une cause politique c'est-à-dire sociale fait partie inté-
grante du concept d'oppression.

Toutefois, aux États-Unis, l'insistance féministe sur l'idée


d'« oppression commune » était moins une stratégie de politisation
qu'une appropriation d'un vocabulaire politique radical par des
femmes conservatrices et libérales. Ce phénomène a masqué
l'étendue avec laquelle elles ont modelé le mouvement pour qu'il
se concentre sur leurs intérêts de classe et qu'il les promeuve.
Par ailleurs, l'accent qui a été mis sur l'unité et l'empathie dans
la construction de la notion d'oppression commune était destiné
à créer de la solidarité. Des slogans comme « organise-toi autour
de ta propre oppression » ont fourni à de nombreuses femmes
privilégiées l'excuse dont elles avaient besoin pour ignorer les
différences entre leur statut social et celui de la majorité des
femmes. Le fait que des femmes blanches de classe moyenne
6
Article initialement publié en français par Vautrice en avril 1975 dans la revue
L'Arc, reproduit dans L'Ennemi principal, 1. Economie politique du patriarcat,
Syllepse (1998,2009,2013).

70
aient été capables de faire de leurs intérêts le sujet principal du
mouvement féministe, et quelles aient réussi à employer une
rhétorique du « point commun » leur permettant de rendre
leur condition synonyme d'« oppression », est un marqueur du
privilège de race et de classe, mais c est aussi l'expression de la
liberté qu elles avaient par rapport aux contraintes que le sexisme
fait subir aux femmes des classes populaires. Qui était au bon
endroit au bon moment pour exiger que Ion modifie le vocabu-
laire ? Quelle autre catégorie de femmes aux Etats-Unis avait le
même accès aux universités, aux maisons d édition, aux médias
de masse, à l'argent? Si des femmes noires de classe moyenne
avaient initié un mouvement au sein duquel elles se seraient qua-
lifiées « d'opprimées », personne ne les aurait prises au sérieux. Si
elles avaient organisé des réunions publiques et donné des confé-
rences pour parler de leur « oppression », elles auraient été criti-
quées et attaquées de tous les côtés. Ce n'est pas ce qui s'est passé
pour les féministes blanches bourgeoises, car elles pouvaient
attirer une large audience de femmes, comme elles qui étaient
impatientes de faire évoluer leur situation. Leur isolement
d'avec des femmes d'autres groupes sociaux et raciaux ne leur
a pas donné d'éléments de comparaison immédiats leur
permettant d'éprouver leur hypothèse de l'oppression commune.
Au départ, les participantes radicales du mouvement des
femmes voulaient que cet isolement soit rompu par d'autres
femmes, et que cela crée un espace de contact et de lien. Des
anthologies comme Liberation Nowf, Womeris Liberation: Blue-
print for the Future, Class and Feminism, Radical Feminism, et
Sisterhoodls Powerful, toutes publiées au début des années 1970,
contiennent des articles qui tentent de s'adresser à une large
audience de femmes, à une audience qui ne soit pas exclusivement
blanche, de classe moyenne, au parcours universitaire, et adulte
(beaucoup proposent des articles sur les adolescent*e*s). Sookie
Stambler exprime clairement cet esprit radical dans son introduc-
tion de Womens Liberation: Blueprintfor the Future :

71
Les femmes du mouvement ont toujours été rebutées par le
besoin des médias de créer des célébrités et des superstars. Cela va
à lencontre de notre philosophie de base. Au sein de nos rangs, on
ne peut pas se lier avec des femmes qui nous regardent du haut de
leur prestige et de leur gloire. Nous ne luttons pas pour que cela
profite à une seule femme ou à une seule catégorie de femmes.
Nous nous préoccupons de problématiques qui concernent toutes
les femmes.

Ces opinions, qui étaient partagées par beaucoup de féministes


au début du mouvement, nont pas tenu dans le temps. Au fur et à
mesure que de plus en plus de femmes gagnaient en prestige, en
célébrité ou en argent grâce à leurs écrits féministes ou au mouve-
ment féministe pour légalité salariale, l'opportunisme individuel a
supplanté les désirs de lutte collective. Des femmes qui ne s'oppo-
saient pas au patriarcat, au capitalisme, au classisme ou au racisme
se sont autoproclamées « féministes ». Elles avaient des attentes
variées. Les femmes privilégiées voulaient l'égalité sociale avec les
hommes de leur classe, certaines femmes voulaient un salaire égal
à celui des hommes pour un travail égal, d'autres aspiraient à un
style de vie alternatif. Beaucoup de ces préoccupations légitimes
ont été facilement récupérées par le patriarcat capitaliste au pou-
voir. La féministe française Antoinette Fouque déclare :

Les actions proposées par les féministes sont spectaculaires, provo-


catrices. Or la provocation ne met en lumière qu'un certain nombre
de contradictions sociales. Elle ne met pas la société en contradic-
tion radicale ! Les féministes prétendent ne pas vouloir légalité
avec les hommes, mais la pratique démontre le contraire. C'est une
avant-garde bourgeoise qui conserve, sous forme inversée, les valeurs
dominantes. Linversion ne facilite pas le passage à un autre type de
structure. Le réformisme arrange tout le monde! Lordre bourgeois,
le capitalisme, le phallocentrisme, sont tout prêts à intégrer autant de
féministes que cela sera nécessaire. Puisque ces femmes deviennent

72
des hommes, cela ne fera en définitive que quelques hommes de plus.
La différence des sexes, ce n'est pas avoir ou ne pas avoir de pénis, c est
s'intégrer ou non à une économie masculine phallique.7

Les féministes étasuniennes ont conscience de ces contra-


dictions. Dans son essai « The Unhappy Marriage of Marxism
and Feminism: Can It Be Saved? », Carol Ehrlich souligne le fait
que « le féminisme semble de plus en plus avoir pris un tournant
aveugle, rassurant, non révolutionnaire » car « le féminisme radical
a cédé du terrain au féminisme bourgeois ». Elle insiste sur le fait
que « nous ne pouvons pas laisser cela continuer » :

Les femmes doivent savoir (alors quon les dissuade de plus en


plus de se renseigner) que le féminisme, ce n'est pas trouver la
garde-robe idéale pour la réussite sociale, ni devenir dirigeante
d'entreprise, ni remporter une élection ; ce n'est pas la capacité
à vivre un mariage où les deux ont une carrière et prendre des
vacances au ski, ni passer des heures et des heures avec son mari et
ses deux adorables enfants parce qu'on a une employée de maison
qui rend cela possible mais qui n'a pas le temps ni l'argent pour
faire la même chose de son côté ; ce n'est pas ouvrir une Banque
des Femmes, ni assister tout un week-end à un séminaire hors
de prix qui promet de vous apprendre à devenir plus confiante et
affirmée (mais pas agressive) ; et ce n'est absolument pas devenir
policière, ou agente de la CIA, ou générale dans l'armée.
Mais si ces images faussées du féminisme sont plus mises en
avant que nos propres perspectives, c'est en partie de notre faute.
Nous n'avons pas travaillé aussi dur que nous aurions dû à fournir
des analyses alternatives claires et approfondies qui fassent écho
à la vie des gens, et à proposer des groupes actifs et accessibles au
sein desquels s'impliquer.

7
Citée par Nicole Muchnik dans un article du Nouvel Observateur du 27 août 1973
intitulé « Le MLF, cest toiy c'est moi... ».

73
Dans la mesure où le féminisme étasunien est initialement
une idéologie bourgeoise, ce n'est pas un hasard si la lutte fémi-
niste a été si facilement récupérée pour servir les intérêts des
féministes libérales et conservatrices. Dans The Radical Future of
Libéral Feminism, Zillah Eisenstein parle des fondements libé-
raux du féminisme nord-américain en expliquant dans l'intro-
duction :

Un des aspects majeurs de cette étude est l'analyse qu'on peut y


trouver du rôle de l'idéologie de l'individualisme libéral dans la
construction de la théorie féministe. Soit les féministes contem-
poraines n'abordent pas la question de l'individualité, soit elles
adoptent inconsciemment et spontanément l'idéologie atomi-
sée et compétitive de l'individualisme libéral. Dans la théorie
féministe dont nous discutons ici, il y a beaucoup de confusion
à ce sujet. Tant qu'on ne fera pas volontairement une différence
consciente entre une théorie de l'individualité qui reconnaît l'im-
portance de l'individu-e au sein de la communauté, et l'idéologie
de l'individualisme qui propose une vision concurrentielle des
individu-e-s, on ne réussira pas à décrire clairement ce à quoi doit
ressembler une théorie féministe de libération dans notre société
occidentale.

« L'idéologie atomisée et compétitive de l'individualisme


libéral » a imprégné la pensée féministe à un tel point qu'elle a
annihilé le potentiel radical de la lutte féministe. L'usurpation
par des bourgeoises du féminisme dans le but de soutenir leurs
intérêts de classe a été justifiée à un niveau dangereux par la
théorie féministe telle qu'elle a été pensée jusqu'ici (par exemple,
l'idéologie de l'« oppression commune »).Tout mouvement de
résistance à la récupération de la lutte féministe doit commencer
par exposer une perspective féministe différente — une nouvelle
théorie — qui ne soit pas influencée par l'idéologie de l'indivi-
dualisme libéral.

74
Les pratiques excluantes des femmes qui dominent le dis-
cours féministe ont rendu presque impossible l'émergence de
théories nouvelles et variées. Le féminisme a sa propre ligne
de parti, et les femmes qui ressentent le besoin d'une stratégie
différente, de nouvelles bases, se retrouvent souvent ostracisées
et silenciées. Les critiques des idées féministes officielles, et les
alternatives qu'on pourrait y trouver, ne sont pas encouragées. Il
n'y a qu'à voir les controverses récentes sur le fait d'étendre les
réflexions féministes à la sexualité. Mais les groupes de femmes
qui se sentent exclues du discours et de la praxis féministes
ne peuvent se faire une place qu'à la condition quelles créent
d'abord, via des critiques, une prise de conscience des facteurs
qui les aliènent. De nombreuses femmes blanches ont trouvé
dans le mouvement des femmes une façon de se libérer de leurs
dilemmes personnels. Du fait d'avoir directement bénéficié du
mouvement, elles sont peu enclines à le critiquer ou à s'engager
dans une analyse rigoureuse de sa structure, contrairement aux
femmes pour qui il n'a pas eu d'impact révolutionnaire, que ce
soit par rapport à leur vie personnelle ou à celle de la majorité
des femmes dans notre société. Les femmes non-blanches qui se
sont senties légitimées au sein de la structure actuelle du mou-
vement féministe et qui ont réussi à s'y affirmer (même si c'était
en créant des groupes autonomes) semblent aussi penser que leur
définition de la ligne du parti soit le seul discours légitime, que
ce soit à propos du féminisme noir ou d'autres sujets. Plutôt
que d'encourager un débat, un dialogue critique et une diver-
sité de voix, elles cherchent à étouffer les désaccords, exacte-
ment comme certaines femmes blanches. En tant que militantes
et autrices dont le travail est largement connu, elles agissent
comme si elles étaient les plus compétentes pour juger si les voix
d'autres femmes mériteraient ou non d'être entendues. Dans son
essai « The Way of Ail Ideology », Susan Griffin met en garde
contre cette tendance générale au dogmatisme :

75
Quand une théorie est transformée en idéologie, elle commence
par se détruire elle-même et par détruire son propre savoir.
Originellement issue du sentiment, elle fait semblant de flotter
autour et au-dessus du sentiment. Au-dessus du ressenti et de
la sensibilité. Elle organise 1 expérience qui la conforte, sans
jamais réellement voir l'expérience. Par la simple vertu d'être elle-
même, elle est censée savoir. Invoquer le nom de cette idéologie,
c'est conférer la vérité. Personne ne peut rien lui apprendre de
nouveau. L'expérience cesse de la surprendre, de l'informer, de
la transformer. Elle est ennuyée par tout détail qui ne rentre pas
dans sa vision du monde. Née d'un cri contre la négation de la
réalité, elle réfute maintenant toute réalité qui ne correspond pas
à son schéma. Apparue comme un moyen de rétablir le sens de la
réalité auprès des gens, elle essaye maintenant de discipliner les
personnes réelles, de remodeler des êtres natureHcs à son image.
Tout ce quelle ne parvient pas à expliquer, elle le déclare ennemi.
Au départ théorie de libération, elle est menacée par les nouvelles
théories de libération. Elle construit une prison pour l'esprit.

On résiste à la domination hégémonique au sein de la pen-


sée féministe en insistant sur le fait qu'il s'agit d'une théorie en
construction, que nous devons nécessairement critiquer, ques-
tionner, réexaminer, en explorant de nouvelles possibilités. Ma
critique permanente a été influencée par mon statut de membre
d'un groupe opprimé, par mon expérience de l'exploitation et de la
discrimination sexistes, et par le sentiment que les analyses fémi-
nistes prédominantes n'ont pas constitué la force qui a modelé ma
conscience féministe. Cela est vrai pour de nombreuses femmes.
Il y a des femmes blanches qui n'avaient jamais considéré résister
à la domination masculine jusqu'à ce que le mouvement féministe
leur fasse prendre conscience qu'elles le pouvaient et quelles le
devaient. Ma sensibilisation à la lutte féministe a été motivée par
des circonstances sociales. Ayant grandi dans un foyer ouvrier
noir du Sud dominé par mon père, j'ai expérimenté (tout comme

76
ma mère, mes sœurs et mon frère) différents degrés de tyrannie
patriarcale, et cela m'a mise en colère — ça nous a tou*tes mis-es
en colère. Cette colère m'a amenée à questionner les aspects poli-
tiques de la domination masculine, et m'a permis de résister à la
sociabilisation sexiste. Souvent, les féministes blanches agissent
comme si les femmes noires ne savaient rien de l'oppression sexiste
jusqu'à ce quelles expriment à voix haute leur opinion féministe.
Elles croient apporter aux femmes noires L'analyse et LE pro-
gramme de libération. Elles ne comprennent pas, elles ne peuvent
même pas imaginer, que les femmes noires, tout comme d'autres
groupes de femmes qui vivent quotidiennement des situations
d'oppression, acquièrent souvent une connaissance du patriarcat
via leur expérience de vie et qu elles développent de la même façon
des stratégies de résistance (quand bien même elles ne résistent
pas de manière organisée ou suivie).
Ces mêmes femmes noires avaient l'impression que les fémi-
nistes blanches découvraient quelque chose de nouveau quand elles
voyaient toute l'attention quelles portaient à la tyrannie masculine
et à l'oppression des femmes, et elles pensaient qu'une telle fixette
n'avait finalement que peu d'intérêt pour elles. Pour elles, le fait
que les femmes blanches des classes moyenne et supérieure avaient
besoin d'une théorie « pour les informer qu elles étaient opprimées »
n'était finalement qu'une autre preuve des conditions de vie privi-
légiées dans lesquelles elles vivaient. Elles sous-entendaient que les
gens qui sont réellement opprimé*e#s le savent, quand bien même
els ne seraient pas engagé-e-s dans une résistance organisée ou quels
seraient incapables d'articuler à l'écrit la nature de leur oppression.
Ces femmes noires ne voyaient rien de libérateur dans ces analyses
officielles de l'oppression des femmes. Ni le fait que les femmes
noires ne se soient pas organisées collectivement à grande échelle
autour de la question du « féminisme » (beaucoup d'entre nous
ne connaissent pas ou n'utilisent pas ce terme), ni le fait que nous
n'ayons pas eu accès aux machineries du pouvoir qui auraient pu
nous permettre de partager avec le public étasunien nos analyses et

77
nos théories relatives au genre, ne permettent de remettre en cause
la présence du féminisme dans nos vies ou ne nous placent dans une
position de dépendance vis-à-vis de ces féministes blanches ou non-
blanches qui touchent un public plus large.
La compréhension du système patriarcal que j'ai eu dès l'âge
de treize ans a créé en moi des attentes vis-à-vis du mouvement
féministe qui étaient différentes de celles des jeunes femmes
blanches de classe moyenne. Dans mon premier cours de womeris
studies à l'université de Stanford au début des années 1970, les
femmes blanches savouraient la joie d'être ensemble — pour elles,
c'était un moment historique. Au cours de ma vie, je n'avais jamais
connu de moments où les femmes n'étaient pas ensemble, où elles
ne s'étaient pas entraidées, protégées et aimées profondément.
Je n'avais jamais connu de femmes blanches qui n'avaient pas
conscience de l'impact de la race et de la classe sur leur statut
social et leur compréhension du monde. (Les femmes blanches
du Sud ont souvent un point de vue plus réaliste sur le racisme et
le classisme que les femmes blanches d'autres endroits des États-
Unis.) Je n'avais aucune compassion ni sympathie pour mes cama-
rades blanches qui soutenaient que je ne pouvais pas m'attendre
à ce qu'elles connaissent et comprennent les expériences de vie
des femmes noires. Malgré mon parcours (ayant vécu dans des
communautés racialement ségrégées), je connaissais les vies des
femmes blanches, alors que bien sûr jamais aucune femme blanche
n'avait vécu dans notre quartier, ou n'avait été inscrite dans nos
écoles, ou n'avait travaillé dans nos maisons.
Quand j'ai rejoint des groupes féministes, je me suis rendu
compte que les femmes blanches adoptaient une attitude condes-
cendante vis-à-vis de moi et des autres participantes non-blanches.
La condescendance qu'elles avaient pour les femmes noires était un
des moyens qu'elles employaient pour nous rappeler que le mouve-
ment des femmes était « à elles » — que nous pouvions y partici-
per parce qu'elles nous y autorisaient, parce qu'elles nous y encou-
rageaient même ; après tout, nous étions utiles pour légitimer le

78
processus. Elles ne nous considéraient pas comme des égales. Elles
ne nous traitaient pas comme des égales. Et si elles attendaient de
nous quon leur fournisse des témoignages de première main dex-
périence noire, elles pensaient que c'était leur rôle que de décider
si ces expériences étaient authentiques ou non. Fréquemment,
des femmes noires ayant fait des études supérieures (même celles
qui venaient de milieux pauvres et ouvriers) étaient discréditées
et rejetées comme de simples imitatrices. Notre participation aux
activités du mouvement ne comptait pas puisque, pour les femmes
blanches, la « vraie » blacknesP c'était de parler le patois des noire-s
pauvres, ne pas être éduquées, savoir se débrouiller dans la rue, et
tout un tas d'autres stéréotypes. Si nous osions critiquer le mou-
vement ou prendre en charge la restructuration de la pensée fémi-
niste et introduire de nouvelles idées, nos voix étaient tues, discré-
ditées, rejetées et silenciées. Nous ne pouvions être entendues que
si nos propos respectaient la ligne du discours dominant.
On écrit rarement sur les tentatives des féministes blanches
pour silencier les femmes noires. Elles ont bien trop souvent pris
place dans des salles de conférences ou de classe, dans l'intimité
confortable de salons bien arrangés, où une seule femme noire
devait faire face à l'hostilité raciste de tout un groupe de femmes
blanches. Dès le moment où le mouvement de.s femmes s'est mis
en route, des femmes noires sont venues dans les groupes. Nom-
breuses sont celles qui n'y sont pas retournées après leur première
réunion. Dans « Three for the Price of One: Notes From a Gay
Black Feminist », Anita Cornwell voit juste quand elle déclare :
« Bien malheureusement, la peur d'être confrontée au racisme
semble être une des raisons principales qui conduit tant de
femmes noires à refuser de rejoindre le mouvement des femmes. »
L'attention récente qui a été portée au problème du racisme a
engendré des discours mais a eu peu d'impact sur le comportement

8
Terme désignant lefait d'être noire, impliquant une certaine réappropriation du terme
dans une démarche defierté, quon pourrait traduire par « négrïté» ou « négritude » (si ce
dernier terme ne se référaitpas spécifiquement à un courant de la littérature).

79
des féministes blanches à l'égard des femmes noires. Bien souvent,
des femmes blanches très occupées à publier des articles et des
livres sur comment « déconstruire le racisme » restent paternalistes
et condescendantes dans leur relation avec les femmes noires. Ce
n'est pas surprenant, dans la mesure où leur discours est souvent
uniquement adressé à une audience blanche et que leur propos
se concentre uniquement sur un changement de comportement
plutôt que sur le racisme dans un contexte historique et politique.
Elles font de nous les « objets » de leur discours privilégié sur
la race. En tant qu'« objets », nous restons inégales, inférieures.
Même quand elles peuvent être sincèrement préoccupées par le
racisme, leur méthodologie suggère quelles ne se sont pas défaites
du type de paternalisme endémique à l'idéologie de la suprématie
blanche. Certaines de ces femmes se placent elles-mêmes dans
une position d'« autorité » leur donnant droit d'arbitrer la com-
munication entre des femmes blanches racistes (évidemment,
elles pensent avoir déconstruit leur racisme) et des femmes noires
en colère quelles pensent incapables de propos rationnels. Bien
entendu, le système raciste, classiste et élitiste doit rester intact si
elles veulent maintenir leurs positions d'autorité.
En 1981, je me suis inscrite dans un cours de troisième cycle qui
traitait de théorie féministe et on nous a donné une liste de lecture
qui comportait des textes de femmes et d'hommes blanche-s, et d'un
homme noir, mais aucun matériau par ou sur les femmes noires,
natives-américaines, hispaniques ou asiatiques. Lorsque j'ai criti-
qué cet oubli, les femmes blanches m'ont adressé une hostilité et une
colère tellement intenses que j'ai eu du mal à continuer d'assister au
cours. Quand j'ai émis l'idée que l'objectif d'une telle colère collective
était de créer une atmosphère où il serait psychologiquement insou-
tenable pour moi de participer aux discussions de la classe, ou même
d'assister au cours, elles m'ont dit qu'elles n'étaient pas en colère. C'était
moi qui étais en colère. Des semaines après la fin de ce cours, j'ai reçu
une lettre ouverte d'une étudiante blanche qui reconnaissait sa colère
et exprimait ses regrets de m'avoir attaquée. Elle a écrit :

80
Je ne te connaissais pas. Tu étais noire. En classe, au bout d'un
moment, je me suis vue et j'ai remarqué que je serais toujours
celle qui répondrait à tout ce que tu dirais. Et généralement,
c'était pour te contredire. Non pas que le désaccord fut forcément
d'une manière ou d'une autre lié au racisme. Mais je crois que ma
logique sous-jacente était que si j'arrivais à prouver que tu avais
tort sur un point, alors peut-être n'avais-tu raison sur rien du tout.

Et dans un autre paragraphe :

J'ai dit un jour en classe qu'il y avait certaines personnes qui


étaient moins piégées que d'autres par une vision platonicienne
du monde. J'ai dit que je pensais que nous, après quinze ans
d'éducation aux frais de la classe dominante, étions peut-être plus
prises au piège que d'autres qui n'avaient pas commencé leur vie si
près du ventre de l'ogre. Une de mes camarades de classe, qui avait
été une amie proche, une sœur, une collègue, ne m'a plus adressé
la parole depuis ce jour. Je crois que l'idée que nous n'étions peut-
être pas les meilleures porte-parole de toutes les femmes lui a fait
peur, tant pour son amour-propre que pour son doctorat.

Souvent, dans des situations où des féministes blanches atta-


quaient agressivement des femmes noires, elles se considéraient
elles-mêmes agressées, elles se voyaient elles-mêmes comme les
victimes. Au cours d'une discussion animée avec une autre étu-
diante blanche dans un groupe de femmes racialement mixte que
j'avais rassemblé, elle m'a dit quelle avait eu vent de comment
j'avais « ruiné » les gens dans mon cours de théorie féministe, et
qu elle avait peur d'être « anéantie » à son tour. Je lui ai rappelé
que j'avais été toute seule à parler face à un grand groupe de per-
sonnes énervées et agressives, et que j'avais difficilement dominé
la situation. C'était moi qui avais quitté la classe en pleurs, et
aucune des personnes que j'avais soi-disant « anéantie ».

81
Le stéréotype raciste de la femme noire forte et surhumaine est
un mythe activement présent dans l'esprit de nombreuses femmes
blanches, leur permettant d'ignorer à quel point les femmes noires
ont tendance à être victimes dans cette société, et £ quel point les
femmes blanches jouent un rôle dans le maintien et la perpétua-
tion de leur persécution. Dans son autobiographie intitulée Pen-
timentcPy Lillian Hellman écrit : « Toute ma vie, depuis ma nais-
sance, j'ai reçu des ordres émanant de femmes noires, je les admi-
rais et je leur en voulais, et j'en devenais superstitieuse les rares fois
où je leur désobéissais. » Les femmes noires que décrit Hellman
travaillaient chez elle en tant que servantes et leur statut n'a jamais
été celui d'une égale. Même enfant, elle était toujours dans une
position dominante même quand ces femmes la questionnaient,
la conseillaient ou la guidaient, elles étaient libres d'exercer ces
droits parce qu'elle, ou une autre figure d'autorité blanche, les y
autorisait. Hellman place le pouvoir dans les mains de ces femmes
noires plutôt que de reconnaître son propre pouvoir sur elles, et
fausse ainsi la vraie nature de leur relation. En projetant ainsi une
image fantasmée de pouvoir et de force sur les femmes noires, les
femmes blanches donnent d'une part une fausse image d'elles-
mêmes comme des victimes faibles et passives, et d'autre part
détournent l'attention de leur propre agressivité, de leur pouvoir
(aussi limité soit-il dans un pays où la domination masculine et la
suprématie blanche font loi) et de leur empressement à dominer et
contrôler les autres. Cette non-reconnaissance de certains aspects
du statut social de nombreuses femmes blanches les empêche de
dépasser leur racisme et limite l'ampleur de leur compréhension
de l'ensemble des statuts sociaux des femmes aux Etats-Unis.
Les féministes privilégiées ont globalement été incapables de
parler à, avec et pour divers groupes de femmes car, soit elles ne
comprennent pas complètement l'interconnexion entre les oppres-
sions de sexe, de race et de classe, soit elles ne prennent pas cette
9
Traduit en français par Alan MacCandless et Olivier Rambault, et publié en 1979
par les éditions Stankésous le titre Pentimento : Julia.

82
interconnexion au sérieux. Les analyses féministes du statut de la
femme ont tendance à se concentrer uniquement sur le genre et
ne proposent pas de base solide sur laquelle construire de la théo-
rie féministe. Elles reflètent la tendance dominante de la pensée
patriarcale occidentale à mystifier la réalité de la femme en insis-
tant sur le genre comme seul déterminant du destin d'une femme.
Assurément, c'est plus simple pour une femme qui ne subit pas
l'oppression de race ou de classe de se concentrer uniquement sur
le genre. Et même si les féministes socialistes abordent la classe et
le genre, elles tendent à amoindrir l'importance de la race, ou alors
elles se fendent d'une phrase reconnaissant l'importance de la race,
avant de poursuivre en proposant une analyse dans laquelle la race
nest pas prise en compte.
En tant que groupe, les femmes noires sont dans une position
particulière dans cette société. Non seulement nous sommes col-
lectivement en bas de l'échelle professionnelle, mais notre statut
social en général est plus bas que celui de n'importe quel autre
groupe. Dans une telle position, nous supportons le poids de
l'oppression raciste, sexiste et classiste. En même temps, nous
sommes le groupe qui n'a pas été sociabilisé pour endosser un
rôle d exploiteur/oppresseur dans la mesure où on ne nous donne
auoure « autre » systémique à exploiter ou oppresser. (Les enfants
ne représentent pas un « autre » systémique bien quels puissent
être oppressé'e-s par leurs parents.) Les femmes blanches et les
hommes noirs connaissent les deux côtés. Elles et ils peuvent
agir en oppresseuses et en oppresseurs ou être opprimé-e-s. Les
hommes noirs sont peut-être victimes du racisme, mais le sexisme
leur permet d'agir en exploiteurs et oppresseurs des femmes. Les
femmes blanches sont peut-être victimes du sexisme, mais le
racisme leur permet d'agir en exploiteuses et oppresseuses des
personnes noires. Ces deux groupes ont mené des mouvements
de libération pour défendre leurs intérêts tout en soutenant l'op-
pression perpétuelle d'autres groupes. Le sexisme des hommes
noirs a miné les luttes pour éradiquer le racisme, tout comme le

83
racisme des femmes blanches a miné la lutte féministe. Aussi
longtemps que ces deux groupes, ou n'importe quel autre, défi-
niront la libération comme une volonté d égalité sociale avec la
classe dominante des hommes blancs, ils ont un intérêt direct à
ce que l'exploitation et l'oppression des autres soient perpétuées.
Les femmes noires, qui n'ont aucun*e « autre » systémique à
discriminer, exploiter ou opprimer, ont souvent une expérience de
vie qui remet directement en question la structure sociale domi-
nante raciste, sexiste et classiste, et son idéologie concomitante.
Cette expérience de vie semble modeler notre conscience de telle
façon que notre vision du monde diffère de celles et ceux qui pos-
sèdent un certain degré de privilège (aussi relatif soit-il au sein
du système existant). Si l'on veut poursuivre la lutte féministe,
il est essentiel que les femmes noires prennent conscience de la
perspective unique que notre marginalité nous donne, et qu'elles
utilisent ce point de vue pour critiquer l'hégémonie dominante
sexiste, classiste et raciste, mais aussi pour imaginer et créer une
contre-hégémonie. J'insinue là que nous avons un rôle central à
jouer dans la construction de la théorie féministe et que la contri-
bution que nous avons à apporter est unique et précieuse. La
création d'une théorie et d'une praxis féministes émancipatrices
est une responsabilité collective, qui doit être partagée. Si je cri-
tique ici certains aspects du mouvement féministe tel qu'on l'a
connu jusqu'ici, parfois durement et implacablement, je ne le fais
pas dans le but d'affaiblir la lutte féministe mais pour l'enrichir et
prendre ma part du travail de construction d'une idéologie éman-
cipatrice et d'un mouvement libérateur.
2

LE FÉMINISME :
UN MOUVEMENT POUR METTRE FIN
A L'OPPRESSION SEXISTE

Un problème central du discours féministe a été notre inca-


pacité à arriver à un consensus sur l'idée même de ce qu'est le
féminisme, et à accepter une/des définition(s) qui pourrai(en)t
servir de point de ralliement. Sans définition(s) sur la/lesquelle(s)
nous serions d'accord, il nous manque une base solide sur laquelle
construire la théorie ou s'engager dans une pratique globale et
significative. Dans un essai récent intitulé « Towards a Revolutio-
nary Ethics », Carmen Vazquez exprime sa frustration vis-à-vis de
l'absence de définitions claires. Elle commente :

Nous n arrivons même pas à nous mettre d'accord sur ce que c est
d'être une « Féministe ». Peu importe ce en quoi elle croit ou
comment elle définit les principes qui sont honorés parmi nous.
De concert avec lobsession capitaliste étasunienne pour l'indivi-
dualisme qui laisse penser que tout est permis du moment que ça
t'apporte ce que tu veux, le féminisme aux Etats-Unis peut main-
tenant vouloir dire tout ce que tu veux, chérie. Certaines de mes
sœurs disent, avec un petit rire, qu'il existe autant de définitions
du Féminisme qu'il y a de féministes. Je ne trouve pas ça drôle.

85
Ce n'est pas drôle. Cela indique un manque grandissant d'inté-
rêt pour le féminisme en tant que mouvement politique radical.
C est un signe désespérant qui traduit une croyance dans le fait
que la solidarité entre les femmes est impossible. C est un signe
qui démontre l'étendue de l'ignorance politique qu'on a tradition-
nellement attribuée aux femmes dans notre culture dominée par
les hommes.
Aux Etats-Unis, la plupart des gens voient le féminisme, ou
plutôt le « mouvement de libération des femmes » qui est une
expression plus souvent utilisée, comme un mouvement dont le
but est de rendre les femmes socialement égales aux hommes.
Cette définition floue, popularisée par les médias et les fractions
mainstream du mouvement, soulève des questions probléma-
tiques. À partir du moment où les hommes ne sont pas égaux
entre eux au sein d'une structure de classe patriarcale, capitaliste
et suprémaciste blanche, de quels hommes les femmes veulent-
elles être les égales ? Dans cette définition simpliste du mouve-
ment de libération des femmes, il y a une négation implicite de
la race et de la classe qui, en addition au sexisme, constituent des
facteurs qui déterminent l'étendue avec laquelle un*e individu*e
va être discriminé-e, exploité-e ou opprimé*e. Les bourgeoises
blanches intéressées par la question des droits des femmes se sont
contentées de ces définitions faciles pour des raisons évidentes.
Par cette pirouette rhétorique, elles se mettent dans la même
catégorie sociale que les femmes opprimées et n'ont ainsi plus
besoin de s'inquiéter d'attirer l'attention sur les privilèges de race
et de classe.
Les femmes pauvres et des classes populaires, en particulier
celles qui ne sont pas blanches, n'auraient pas défini l'émancipation
des femmes comme une volonté de gagner l'égalité sociale avec les
hommes, car leur vie quotidienne leur rappelle continuellement
que toutes les femmes ne partagent pas un statut social commun.
En parallèle, elles savent que de nombreux hommes de leurs
groupes sociaux sont exploités et opprimés. Bien conscientes que

86
les hommes de leurs communautés nont pas de pouvoir social,
politique ou économique, elles ne considèrent pas qu'il serait
émancipateur de partager leur statut social. Même si elles savent
bien que le sexisme confère aux hommes de leurs groupes sociaux
respectifs des privilèges qui leur sont refusés, elles ont plus ten-
dance à considérer les expressions exagérées de machisme de leurs
pairs comme la manifestation de leur estime d eux-mêmes bafouée
par leur relation impuissante au groupe d'hommes dominants que
comme la preuve d'un statut social privilégié en tant que tel. Dès
l'aube du mouvement de libération des femmes, ces femmes regar-
daient le féminisme avec suspicion précisément parce qu'elles per-
cevaient les limites inhérentes à sa définition. Elles décelaient le
risque qu'un féminisme défini comme une volonté d'égalité sociale
avec les hommes pourrait facilement devenir un mouvement qui
affecterait en premier lieu le statut social des femmes blanches des
classes moyenne et supérieure, et que cela n'affecterait que très
marginalement le statut social des femmes pauvres et de la classe
ouvrière.
Les femmes qui élaboraient des définitions en première ligne
du mouvement féministe organisé n'étaient pas toutes satisfaites
de le voir associé à l'obtention de l'égalité sociale avec les hommes.
Dans les premières pages de Woman Power: The Movement for
Womeris Liberation, Cellestine Ware, une femme noire active du
mouvement, a écrit sous le titre « Objectifs » :

Le féminisme radical œuvre pour leradication de la domination


et de lelitisme dans toutes les relations humaines. Cela fait de
l'autodétermination le critère ultime et nécessite la chute de la
société telle qu'on la connaît aujourd'hui.

Même en se concentrant d'abord sur le sexisme, des féministes


radicales comme Charlotte Bunch ont basé leurs analyses sur une
compréhension éclairée des politiques de domination et sur une
reconnaissance des interconnexions entre les divers systèmes de

87
domination. Leurs approches nont pas été appréciées à leur juste
valeur par les organisatrices et participantes du mouvement des
femmes qui étaient davantage intéressées par les réformes sociales.
En 1976, dans un manifeste traitant des questions féministes
intitulé Women and the New World, les autrices anonymes notent
que de nombreuses femmes actives dans le mouvement féministe
étaient davantage à Taise avec une vision du féminisme en tant que
réforme qui permettrait aux femmes d'atteindre légalité sociale
avec les hommes de leur classe, plutôt qu en tant que mouvement
radical qui éradiquerait la domination et transformerait la société :

Quels que soient le mode d'organisation, l'endroit, ou la composi-


tion ethnique du groupe, toutes les organisations du mouvement
de libération des femmes avaient une chose en commun : elles
avaient bâti leur regroupement sur un fait biologique et sociolo-
gique plutôt que sur un corpus d'idées. La base qui a rassemblé les
femmes au sein du mouvement féministe, c'était le fait que nous
étions femmes et que toutes les femmes subissent la domination
masculine. Nous considérions toutes les femmes comme nos
alliées, et tous les hommes comme des oppresseurs. Nous n'avons
jamais questionné dans quelle mesure les femmes étasuniennes
adhéraient aux mêmes valeurs matérialistes et individualistes que
les hommes étasuniens. Nous n'avons pas pris le temps de penser
au fait que les femmes étasuniennes étaient tout aussi réticentes
que les hommes étasuniens à lutter pour une nouvelle société
basée sur le respect mutuel, la coopération et l'implication sociale.

Il est maintenant évident que de nombreuses femmes actives


dans le mouvement féministe considéraient la réforme comme
une fin en soi, et non pas comme une étape d'un processus visant
à une transformation révolutionnaire. Même quand, dans The
Radical Future ofLibéral Feminism, Zillah Eisenstein pointe avec
un certain optimiste le potentiel radical des femmes progres-
sistes qui œuvrent pour la réforme sociale, le procédé par lequel

88
ce radicalisme est censé refaire surface nest pas clair. Pour exem-
plifier les implications radicales des programmes féministes pro-
gressistes, Eisenstein cite les revendications formulées lors de la
conférence sur les droits des femmes qui a eu lieu à Houston en
1978, et qui était sponsorisée par le gouvernement :

Le compte-rendu de la conférence de Houston demande à ce que


Ion considère comme un droit humain le fait pour les femmes
d'avoir une voix pleine et un vrai rôle à jouer dans la destinée
de notre monde, de notre nation, de nos familles et de nos vies
personnelles. Plus spécifiquement, il est demandé (1) l'élimination
de la violence domestique et le développement des refuges pour
les femmes battues, (2) le soutien pour les femmes entrepreneuses,
(3) une solution à la maltraitance des enfants, (4) un système non-
sexiste de garde des enfants, financé par le gouvernement fédéral,
(5) une politique de plein emploi afin que toute femme puisse
travailler si elle le désire et qu elle en a la capacité, (6) un statut
reconnu protégeant les femmes au foyer afin que le mariage soit
un partenariat, (7) la fin de la représentation sexiste des femmes
dans les médias, (8) la légalisation de la liberté reproductive et
la fin des stérilisations involontaires, (9) un remède à la double
discrimination subie par les femmes issues des minorités, (10)
une révision des aspects du code pénal qui traitent du viol, (11)
l'élimination de la discrimination basée sur la préférence sexuelle,
(12) une loi pour une éducation non-sexiste, et (13) un examen
attentif de l'impact que pourrait avoir sur les femmes toute
proposition de réforme de l'aide sociale.

L'impact positif des réformes progressistes sur la vie des


femmes ne doit pas laisser penser quelles contribuent à éradiquer
les systèmes de domination. À aucun endroit dans ces revendi-
cations il nest fait mention de mettre un terme aux politiques de
domination, alors quelles seraient toujours à abolir quand bien
même l'une ou l'autre de ces revendications seraient satisfaites.

89
Le manque d'intérêt pour les systèmes de domination concorde
avec l'idée féministe progressiste selon laquelle les femmes peuvent
acquérir l'égalité avec les hommes de leur classe sans remettre
en question ni changer les bases culturelles qui permettent
l'oppression sociale. C'est précisément cette idée qui laisse pen-
ser que, selon toute vraisemblance, le potentiel radical du fémi-
nisme progressiste ne sera jamais atteint. Dès 1967, l'intellectuelle
brésilierçne Heleieth Saffioti insiste sur le fait que le féminisme
bourgeois a toujours été « foncièrement et inconsciemment, un
féminisme de la classe dominante ». Elle déclare :

Quel que soit le contenu révolutionnaire de la praxis féministe


petite-bourgeoise, il a été introduit par la strate intermédiaire,
particulièrement par les moins aisées, dans le but de grimper
sur l'échelle sociale. Pour y parvenir, elles cherchent avant tout à
élargir les structures sociales existantes et ne vont jamais jusqu'à
remettre en question le statu quo. C'est pourquoi, alors que le
féminisme petit-bourgeois a toujours visé à établir l'égalité sociale
entre les sexes, la vision qu'il représente est restée utopique dans
son désir et sa lutte pour une transformation partielle de la
société, car il laisse penser que cela peut être fait sans chambouler
les bases sur lesquelles il repose. [...] Dans ce sens, le féminisme
petit-bourgeois n'est pas du féminisme du tout. En l'occurrence,
il a même aidé à consolider la société de classe en camouflant ses
contradictions internes.

Les aspects radicaux de la protestation sociale menée par les


femmes progressistes ne font que servir un système de soutien
idéologique apportant l'élan critique et analytique nécessaire au
maintien d'un réformisme qui viserait à garantir aux femmes
une plus grande égalité et de meilleures opportunités au sein de
l'actuel Etat patriarcal, capitaliste et suprémaciste blanc. Un tel
militantisme réformiste, dans son essence même, affaiblit la lutte
féministe. Le philosophe Mihailo Markovic parle des limites du

90
réformisme dans son essai « Women's Liberation and Human
Emancipation » :

Une autre caractéristique de base du réformisme libéral qui


constitue un formidable obstacle à l'émancipation des groupes
sociaux opprimés est sa conception de la nature humaine. Si
legoïsme, l'agressivité, le désir de conquérir et de dominer, sont
réellement des traits qui définissent les êtres humains (ce dont
tous les philosophes progressistes depuis Locke essaient de nous
convaincre), alors l'oppression au sein de la société civile (c'est-à-
dire dans la sphère sociale qui n'est pas régulée par l'Etat) est un
fait de nature, et la relation sociale quotidienne entre un homme
et une femme restera toujours un champ de bataille. La femme,
étant moins agressive, a alors le choix entre être la moins humaine
des deux et ainsi être condamnée à l'assujettissement, ou deve-
nir plus assoiffée de pouvoir elle-même et essayer de dominer
l'homme. L'émancipation pour les deux n'est pas possible.

Même si les perspectives féministes progressistes incluent des


réformes qui pourraient avoir des conséquences radicales sur la
société, ce sont bien ces réformes qui rencontreront de la résis-
tance, précisément parce quelles pourraient préparer le terrain
pour une transformation révolutionnaire là où elles seraient appli-
quées. Il est évident que la société est plus réceptive aux revendi-
cations « féministes » qui ne la menacent pas et qui peuvent même
aider à maintenir le statu quo. Dans son essai « Feminist Ethics
From a Marxist Perspective » publié en 1977Jeanne Gross donne
un exemple de la récupération de la stratégie féministe :

Si nous, en tant que femmes, voulons le changement dans tous


les aspects de nos vies, nous devons prendre conscience que le
capitalisme est seulement capable d'accepter des évolutions
minimes. Le capitalisme est capable de prendre nos idées vision-J
naires et de les utiliser contre nous. Par exemple, beaucoup de

91
femmes mariées ont divorcé quand elles ont pris conscience de
leur oppression au sein delà famille. Elles ont été jetées, sans
préparation ni protection, sur le marché du travail. Pour de nom-
breuses femmes, ça a signifié prendre place le long des rangées de
machines à écrire. Les entreprises ont maintenant conscience du
potentiel d'exploitation que représentent les femmes divorcées.
Dans de tels métiers, le turn-over est incroyablement élevé. « Si
elle se plaint, on peut la remplacer. »

Particulièrement sur la question du travail, de nombreuses


réformes féministes progressistes nont fait que renforcer les
valeurs capitalistes et consuméristes (en illustrant la flexibilité du
capitalisme) sans jamais réellement libérer économiquement les
femmes.
Les femmes de la gauche progressiste nont pas été les seules
à utiliser la dynamique féministe pour poursuivre leurs intérêts.
La grande majorité des femmes qui ont bénéficié dune manière
ou d'une autre des réformes sociales issues du mouvement
féministe ne veulent pas être perçues comme des défenseuses du
féminisme. Des conférences qui traitent de sujets concernant les
femmes, et qui n'auraient jamais pu être organisées ni financées si
le mouvement féministe n'avait pas existé, ont lieu à travers tous
les Etats-Unis et leurs participantes ne veulent pas être perçues
comme des défenseuses du féminisme. Soit elles sont réticentes
à l'idée de s'engager publiquement auprès du mouvement
féministe, soit elles regardent le mot avec mépris. Des femmes
Africaines-Américaines, Natives-Américaines, Asiatiques-
Américaines et Hispaniques-Américaines se retrouvent isolées
si elles soutiennent le mouvement féministe. Il arrive même que
des femmes qui sont devenues célèbres (et plus riches) grâce à
l'attention suscitée par leurs travaux auprès d'un grand nombre
de femmes qui soutiennent le féminisme, finissent par détourner
l'attention de leur engagement auprès du mouvement féministe.
Elles vont même parfois jusqu'à créer d'autres termes pour

92
exprimer leur intérêt pour les questions relatives aux femmes,
afin d'éviter d'utiliser le mot « féministe ». La création de
nouveaux termes qui ne sont en rien liés à une activité politique
organisée tend à fournir une excuse toute prête aux femmes qui
sont déjà réticentes à l'idée d'explorer le féminisme. Cela illustre
davantage une acceptation dépourvue de tout sens critique
des définitions déformées du féminisme, plutôt qu'un besoin
de le redéfinir. Il arrive que des femmes soutiennent certaines
questions spécifiques tout en se dissociant de ce quelles pensent
être le mouvement féministe.
Dans un article intitulé « Sisters — Under the Skin » paru
dans un journal de San Francisco, le chroniqueur Bob Greene
a commenté l'aversion que de nombreuses femmes semblent
avoir pour le terme « féminisme ». Greene trouve curieux que
beaucoup de femmes « qui croient de toute évidence en toutes
les choses que pensent les féministes assumées, rejettent le
terme "féministe" comme quelque chose de désagréable auquel
elles ne veulent pas être associées ». Même si de telles femmes
reconnaissent souvent avoir bénéficié des réformes engendrées
par le mouvement féministe qui ont permis l'amélioration du
statut social de certains groupes de femmes, elles ne veulent pas
être perçues comme des participantes au mouvement féministe :

Il faut bien le dire. Après tout ce temps, de nombreuses femmes


brillantes, ambitieuses et intelligentes sont gênées et embarras-
sées par le terme « féministe ». Elles ne veulent tout simplement
pas y être associées.
C est comme s'il avait une connotation désagréable à laquelle elles
ne voulaient pas être liées. Il est probable que si vous leur présen-
tiez tous les points de vue féministes mainstream, elles approu-
veraient totalement ces idées — et même s'il se trouve quelles
se considèrent elles-mêmes féministes, elles s'empresseraient de
le nier.

93
Beaucoup de femmes sont réticentes à l'idée de défendre le
féminisme parce quelles ne sont pas certaines de la signification
du terme. D'autres femmes appartenant à des groupes ethniques
exploités et opprimés rejettent le terme car elles ne veulent pas
qu'on croie quelles soutiennent un mouvement raciste ; le fémi-
nisme étant souvent associé avec la défense des droits des femmes
blanches. Un grand nombre de femmes pensent que le féminisme
est synonyme de lesbianisme, leur homophobie les amène donc
à rejeter toute association avec n'importe quel groupe identifié
comme pro-lesbien. Certaines femmes ont peur du mot « fémi-
nisme » parce qu'elles fuient toute identification d'avec n'im-
porte quel mouvement politique, particulièrement s'il est perçu
comme radical. Bien sûr, il y a aussi des femmes qui refusent d'être
associées avec tout mouvement de défense des droits des femmes,
quelle qu'en soit la forme, et qui rejettent donc le mouvement
féministe et s'y opposent. La plupart des femmes sont plus habi-
tuées aux aspects négatifs du « mouvement des femmes » qu'aux
significations positives du féminisme. Et si nous devons nous
battre aujourd'hui, c'est bien pour récupérer et entretenir cette
signification et cette force politiques positives.
Actuellement, le féminisme semble être un terme qui n'a pas
de portée claire. L'approche du « tout ce que tu veux » a rendu la
définition du mot pratiquement vide de sens. Cette idée de « tout
ce que tu veux » sous-entend habituellement que toute femme qui
veut l'égalité sociale avec les hommes peut se revendiquer féministe,
quelles que soient ses opinions politiques (elle peut aussi bien
être de la droite conservatrice que communiste nationaliste). La
plupart des tentatives qui ont été faites pour définir le féminisme
reflètent la nature de classe du mouvement. Les définitions ont
généralement des origines progressistes et se concentrent sur le
droit de toute femme à la liberté et à l'autodétermination. Dans
The Remembered Gâte: Origins of American Feminism, Barbara Berg
définit le féminisme comme un « mouvement large qui englobe
tous les aspects de l'émancipation d'une femme ». Toutefois, elle

n
insiste avant tout sur l'obtention dune plus grande liberté indivi-
duelle pour les femmes. A partir de la définition ci-dessus, Berg
développe :

C est être libre de décider de son propre destin, être libre de tout
rôle déterminé, être libre de toutes les contraintes opprimantes
imposées par la société, être libre d'exprimer pleinement ses idées
et de les mettre ouvertement en pratique. Le féminisme exige la
reconnaissance du droit de toute femme à la conscience indivi-
duelle et à la liberté d'opinion. Son principe de base est que la
valeur essentielle d'une femme réside dans sa seule humanité et
ne dépend aucunement des autres personnes présentes dans sa
vie.

Cette définition du féminisme a un ton presque apolitique,


bien que ce soit le type de définition qui conviendrait à de nom-
breuses femmes progressistes. Elle évoque une notion très roman-
tique de la liberté individuelle qui est plus acceptable qu'une défi-
nition qui insisterait sur l'action politique radicale.
De nombreuses féministes radicales savent maintenant que
ce ne sera ni un féminisme centré sur la femme en tant qu'être
humain autonome digne de liberté individuelle, ni un féminisme
se focalisant sur l'obtention d'une égalité des chances avec les
hommes, qui permettra de débarrasser la société du sexisme et de
la domination masculine. Le féminisme est une lutte pour mettre
fin à l'oppression sexiste. Par conséquent, c'est nécessairement une
lutte pour éradiquer l'idéologie de la domination qui imprègne la
culture occidentale à différents niveaux. C'est aussi un engagement
dans la réorganisation de la société, afin que l'épanouissement
personnel des gens prime sur l'impérialisme, l'expansion écono-
mique et les désirs matériels. Avec une telle définition, il est peu
probable que des femmes rejoignent le mouvement féministe sim-
plement en raison d'une similitude biologique. Une implication
dans un féminisme ainsi défini nécessite que chaque participante

95
acquière une conscience politique critique basée sur des idées et
des convictions.
Avec le temps, le slogan « Le personnel est politique » (qui
était d'abord utilisé pour souligner que la réalité quotidienne
des femmes est influencée et modelée par la structure sociale et
quelle est donc nécessairement politique) a fini par encourager
les femmes à penser que l'expérience de la discrimination, de
l'exploitation ou de l'oppression impliquait automatiquement une
compréhension des mécanismes idéologiques et institutionnels
qui encadrent les statuts sociaux. En conséquence, de nombreuses
femmes qui n'avaient pas entièrement examiné leur situation n'ont
jamais développé de vision sophistiquée de leur réalité politique
ni de son lien avec celle des femmes en tant que groupe social.
Elles ont été incitées à se focaliser sur le fait de donner une voix
à l'expérience individuelle. Tout comme les révolutionnaires qui
œuvrent à changer le destin des personnes colonisées partout dans
le monde, il est nécessaire que les militantes féministes soulignent
le fait que la capacité à voir et à décrire des réalités individuelles est
une étape importante dans le long processus d'autoguérison, mais
que c'est seulement un point de départ. Au moment où les femmes
ont intégré l'idée que décrire leurs propres malheurs était syno-
nyme de développer une conscience politique critique, le mouve-
ment féministe a arrêté de progresser. Il n'est pas surprenant que
les théories et stratégies qui ont été développées sur des bases si
incomplètes se soient révélées collectivement insuffisantes et peu
pertinentes. Afin de corriger cette insuffisance des analyses élabo-
rées par le passé, nous devons maintenant encourager les femmes
à développer une compréhension profonde et globale de leur réa-
lité politique en tant que groupe. De plus larges perspectives ne
peuvent émerger que si nous analysons à la fois le personnel qui
est politique, les enjeux politiques sociétaux dans leur ensemble et
les perspectives politiques révolutionnaires globales.
Le féminisme, s'il est défini en des termes politiques qui
insistent autant sur l'expérience collective qu'individuelle,

96
amène les femmes à pénétrer un nouveau domaine — à laisser
tomber la posture apolitique qui décrète que le sexisme est
notre destinée, et à développer une conscience politique. A la
lumière de notre vie quotidienne, nous savons que beaucoup
d entre nous, parmi les femmes, parlons rarement de choses
politiques. Même à l'âge d'or du féminisme contemporain
quand les femmes parlaient des politiques sexistes, au lieu
d'honorer cet engagement avec des préoccupations politiques
sérieuses qui auraient amené à une analyse complexe et appro-
fondie des statuts sociaux des femmes, nous insistions sur le fait
que l'homme était « l'ennemi », la cause de tous nos problèmes.
En conséquence, nous avons presque seulement analysé le rap-
port des femmes à la suprématie masculine et à l'idéologie du
sexisme. Dans son essai « The Rise and Demise of Women's
Liberation: A Class Analysis », Marlene Dixon note que l'in-
sistance sur « l'homme ennemi » a créé une « politique de l'op-
pression psychologique » qui traduit une vision du monde qui
« oppose des individu*e*s à d'autres, et floute les bases sociétales
de l'exploitation ». En rejetant l'idée répandue selon laquelle le
mouvement féministe devrait se concentrer sur l'égalité sociale
entre les sexes, et en insistant sur le besoin d'éradiquer les
bases culturelles de l'oppression sociale, nos propres analyses
nécessiteraient une exploration de tous les aspects de la réalité
politique des femmes. Cela voudrait dire que les oppressions
de race et de classe seraient reconnues comme des questions
féministes tout aussi importantes que le sexisme.
Quand on définit le féminisme d'une manière qui attire l'atten-
tion sur la diversité de réalités sociales et politiques qui touchent
les femmes, cela met les expériences de toutes les femmes au
centre du mouvement, et en particulier celles des femmes dont
les conditions sociales ont été moins étudiées, documentées ou
influencées par les mouvements politiques. Quand on cesse de se
focaliser sur la posture simpliste qui dit que « l'homme est l'en-
nemi », on est obligées d'examiner les systèmes de domination et

97
notre rôle dans leur maintien et leur perpétuation. Ce manque de
définition précise et pertinente permet aux femmes bourgeoises,
quelles soient progressistes ou radicales, de maintenir plus faci-
lement leur domination sur le leadership et les orientations du
mouvement. Cette hégémonie existe toujours dans la plupart des
organisations féministes. Les femmes issues de groupes exploi-
tés et opprimés sont souvent encouragées par les détenteurs du
pouvoir à concevoir leur situation comme désespérée, à penser
qu elles ne peuvent rien faire pour briser le schéma de domination.
A partir dune telle sociabilisation, ces femmes ont souvent pensé
que notre seule réponse possible à la domination hégémonique
blanche et bourgeoise dans le mouvement féministe était d'atta-
quer, de rejeter ou de discréditer le féminisme. Mais cette réaction
ne menace en aucune façon les femmes qui aimeraient contrôler
le sens de la théorie et de la pratique féministes. Elles préfèrent
qu'on se taise, qu'on accepte passivement leurs idées. Elles pré-
fèrent qu'on s'exprime contre « elles » plutôt qu'on développe nos
propres idées sur le mouvement féministe.
Le féminisme est la lutte pour mettre fin à l'oppression sexiste.
Son but n'est pas de servir uniquement un groupe spécifique de
femmes, ni des femmes d'une race ou d'une classe particulières.
Il ne privilégie pas les femmes par rapport aux hommes. Il a le
pouvoir de transformer de manière significative nos vies multiples
et différentes. Ët, avant toute chose, le féminisme n'est ni un style
de vie ni une identité toute prête ou un rôle qu'on peut endosser.
Faisant ainsi dévier l'énergie du mouvement féministe qui pourrait
servir à changer la société, de nombreuses femmes se concentrent
sur le développement d'une contre-culture, d'un monde alternatif
centré sur les femmes et dont les participantes n'auraient que très
peu de contact avec les hommes. De telles tentatives ne montrent
ni respect ni préoccupation pour la grande majorité des femmes
qui sont dans l'incapacité d'intégrer leurs expressions culturelles
dans cette vision offerte par les communautés alternatives centrées
sur les femmes. Dans Beyond God the Father, Mary Daly appelait

98
les femmes à abandonner « la sécurité offerte par le système
patriarcal » et à créer un nouvel espace qui serait centré sur les
femmes. Dans sa réponse à Daly, Jeanne Gross a mis en évidence
les contradictions qui surviennent lorsque le mouvement fémi-
niste se concentre sur la création de nouveaux espaces :

Créer un « altermonde » a pour effet de mettre énormément de


pression sur les femmes qui essaient de s embarquer dans un tel
projet. Cette pression vient de la croyance que la seule vraie res-
source disponible pour une telle entreprise est notre propre per-
sonne. Le passé, intégralement patriarcal, est considéré comme
irréversible. [...]
Si nous nous lançons dans la création d'une culture alternative
sans rester en contact avec les autres (et avec les circonstances
historiques qui ont engendré leur identité), nous n'avons aucun
moyen de confronter nos objectifs à la réalité. Nous courons
alors le risque très réel de reproduire l'idéologie dominante de la
culture dans le mouvement féministe via l'impérialisme culturel.

Faire un parallèle entre la lutte féministe et le fait de vivre


dans un monde contre-culturel centré sur les femmes érige des
barrières qui isolent le mouvement de la majorité des femmes.
Malgré la discrimination, l'exploitation ou l'oppression sexistes,
de nombreuses femmes considèrent que leur vie telle qu'elles la
vivent a de la valeur et est importante. Naturellement, l'idée que
ces vies puissent simplement être délaissées et abandonnées pour
un style de vie « féministe » alternatif a rencontré de la résistance.
Sentant que leurs expériences de vie étaient dévalorisées et jugées
intégralement négatives et sans valeur, de nombreuses femmes
ont réagi en attaquant violemment le féminisme. En rejetant la
notion de « style de vie » féministe alternatif qui peut émerger
uniquement quand des femmes créent une subculture (que ce soit
au sein d'espaces de vie ou même de cadres comme les womeris
studies, devenus fermés et prestigieux sur de nombreux campus),

99
et en insistant sur le fait que le combat féministe peut démarrer
n importe où se trouve une femme, nous créons un mouvement
qui prend en compte notre expérience collective, un mouvement
continuellement basé sur les masses.
Au cours des six dernières années, de nombreuses communau-
tés séparatistes ont été créées par des femmes et leur axe principal
s est décalé du développement d espaces centrés sur les femmes
vers une focalisation sur l'identité. Une fois qu'un espace centré
sur les femmes existe, il ne peut être maintenu que si les femmes
restent convaincues que c'est le seul endroit où elles peuvent se
réaliser entièrement et être libres. Après avoir endossé une iden-
tité « féministe », des femmes cherchent souvent à vivre le style
de vie « féministe ». Ces femmes ne voient pas en quoi cela mine
le mouvement féministe de laisser penser que « féministe » n'est
rien d'autre qu'un nouveau rôle en kit que les femmes peuvent
adopter dans leur recherche d'identité. Cette volonté de voir le
féminisme comme un style de vie choisi plutôt que comme un
engagement politique reflète la nature de classe du mouvement. Il
n'est pas surprenant que la grande majorité des femmes qui font
le parallèle entre féminisme et style de vie alternatif soient issues
de la classe moyenne, ne soient pas mariées, et soient allées à la
fac. Ce sont souvent des étudiantes qui sont libres des nombreuses
responsabilités sociales et économiques auxquelles sont quotidien-
nement confrontées les femmes pauvres des classes populaires, qui
sont ouvrières, parentes, femmes au foyer et épouses. Parfois, ce
sont des lesbiennes qui ont voulu faire le lien entre féminisme et
style de vie, mais pour des raisons significativement différentes.
Compte tenu des préjugés et des discriminations à l'encontre des
femmes lesbiennes dans notre société, les communautés alterna-
tives qui sont centrées sur les femmes sont un moyen de créer des
environnements positifs et renforçants. Malgré les raisons posi-
tives qu'on peut trouver au développement d'espaces centrés sur
les femmes (qui n'ont d'ailleurs pas besoin d'être liés à un style de
vie « féministe ») telles que le plaisir, le soutien et le partage de

100
ressources, l'accent qui a été porté sur la création dune contre-
culture a détourné bon nombre de femmes du mouvement fémi-
niste, puisque de tels espaces peuvent aussi se trouver dans les
églises, les cuisines, etc.
En recherche de communauté, de relations et d u n sentiment
d'objectif partagé, de nombreuses femmes ont trouvé des réseaux
de soutien dans les organisations féministes. Satisfaites à leur
échelle personnelle de ces nouvelles relations générées par ce
qu'on appelait un contexte « safe » et « soutenant » au sein duquel
les discussions se concentraient sur l'idéologie féministe, elles
n'ont pas cherché à savoir si les masses des femmes partageaient
le même besoin de communauté. Certainement que de nom-
breuses femmes noires, mais aussi de femmes d'autres groupes
ethniques, ne ressentaient pas d'absence de communauté entre
les femmes de leur vie, et ce malgré l'exploitation et l'oppres-
sion. Le féminisme présenté comme un moyen de partager une
identité et de développer une communauté n'a que peu d'attrait
pour des femmes qui partagent déjà une communauté et qui
recherchent des façons de mettre fin à l'exploitation et à l'op-
pression dans le contexte de leur vie. Si elles peuvent développer
un intérêt pour un mouvement politique féministe qui œuvre à
éradiquer l'oppression sexiste, elles ne ressentiront en revanche
probablement jamais de manière aussi intense un besoin d'iden-
tité et de style de vie « féministes ».
Souvent, l'approche liée à l'identité et au style de vie est
séduisante car elle crée l'impression d'être engagée dans une
pratique. Cependant, au sein de n'importe quel mouvement poli-
tique qui vise à transformer radicalement la société, la pratique
ne peut pas uniquement se résumer à créer des espaces au sein
desquels des personnes supposées radicales expérimenteraient la
sécurité et le soutien. Le mouvement féministe pour mettre fin
à l'oppression sexiste engage activement ses participant-e-s dans
un combat révolutionnaire. Et un combat, c'est rarement safe et
agréable.

101
En abordant le féminisme comme un engagement politique,
on résiste à 1 emphase portée sur le style de vie et l'identité indi-
viduelles. (Cela ne doit pas être confondu avec le besoin bien réel
de faire se rejoindre théorie et pratique.) Une telle résistance nous
amène à nous engager dans une praxis révolutionnaire. Les valeurs
de la société occidentale, influencées par l'impérialisme et le capi-
talisme, insistent sur l'individualité plutôt que sur le social. Elles
nous enseignent que le bien individuel est plus important que le
bien collectif, et par conséquent que le changement individuel est
plus important que le changement collectif. Cette forme particu-
lière d'impérialisme culturel a été reproduite dans le mouvement
féministe, quand des femmes ont considéré que, puisque leurs vies
avaient été changées de manière significative par le féminisme « tel
qu'il est », alors il devait s'agir d'une approche politique qui n'avait
besoin d'aucun changement ni dans sa théorie ni dans sa pratique,
et tant pis s'il n'avait que peu, ou pas, d'impact sur la société dans
son ensemble ou sur les femmes en tant que groupe social.
Pour mettre l'accent sur la lutte féministe en tant
qu'engagement politique, nous pourrions éviter d'utiliser la phrase
«je suis une féministe » (une structure linguistique prévue pour se
référer à un aspect personnel de l'identité et de l'autodéfinition),
et pourrions plutôt déclarer « je prône le féminisme ». Dans la
mesure où une insistance injustifiée a été portée sur le féminisme
comme identité ou style de vie, les gens ont souvent une vision
stéréotypée du féminisme. Il est nécessaire de détourner l'attention
des stéréotypes si nous voulons corriger notre stratégie et notre
but. Je me suis rendu compte qu'en disant «je suis une féministe »,
les gens m'étiquetaient souvent avec des idées préconçues sur mon
identité, mon rôle, mon comportement. Alors que quand je dis «je
prône le féminisme », els répondent généralement « Qu'est-ce que
le féminisme ? » Une phrase telle que «je prône » n'implique pas la
forme d'absolutisme suggérée par « je suis ». Elle ne nous engage
pas dans la pensée manichéenne dualiste qui est la composante
idéologique centrale de tous les systèmes de domination dans

102
la société occidentale. Elle montre qu'un choix a été fait, que
l'engagement dans le féminisme est un acte de volonté. Et elle
ne sous-entend pas qu'il est impossible de soutenir d'autres
mouvements politiques quand on s'implique dans le féminisme.
En tant que femme noire intéressée par le mouvement féministe,
on me demande souvent si le fait d'être noire est plus important
pour moi que celui d'être une femme, si la lutte féministe pour
mettre fin à l'oppression sexiste est plus importante pour moi que
celle pour mettre fin au racisme, ou l'inverse. De telles questions
prennent toutes racine dans l'esprit de compétition dualiste, dans
la croyance que le soi se forme en opposition à un autre. Et donc
que l'on ne peut être rien d'autre si l'on est féministe. La plupart
des gens sont éduqué-e-s à penser en termes d'opposition plutôt
que de compatibilité. Plutôt que de voir l'action antiraciste comme
totalement compatible avec l'action pour mettre fin à l'oppression
sexiste, els voient souvent ces deux mouvements comme s'ils étaient
en compétition pour la première place. Quand est posée la question
« êtes-vous féministe ? », il semble qu'une réponse affirmative soit
tout de suite interprétée comme un désintérêt pour toute probléma-
tique politique autre que le féminisme. Et quand on est noire, une
réponse affirmative à cette question a vite tendance à être comprise
comme une dévalorisation de la lutte pour mettre fin au racisme.
A cause de cette peur d'être incomprises, il a été difficile pour les
femmes noires et les femmes d'autres groupes ethniques exploités et
opprimés d'exprimer leur intérêt pour les problématiques féministes.
Elles ont été méfiantes à l'idée de dire « je suis une féministe ». Le
passage de l'expression «je suis une féministe » à «je prône le fémi-
nisme » pourrait être une stratégie utile pour décentrer l'attention
qui a été portée sur l'identité et le style de vie. Cela pourrait servir
de moyen aux femmes qui se sentent concernées autant par le fémi-
nisme que par d'autres mouvements politiques pour exprimer leur
engagement tout en évitant des structures linguistiques qui hiérar-
chisent les implications. Cela encouragerait aussi un examen plus
approfondi de la théorie féministe.

103
Le glissement vers une définition qui s éloigné de la notion
dégalité sociale au profit d'un accent porté sur leradication de
l'oppression sexiste amène un changement d'attitude envers le
développement de théorie. Compte tenu de la nature de classe
du mouvement féministe actuel, mais aussi des hiérarchies
raciales qui y existent, le développement de théorie (c'est-à-
dire de l'ensemble des principes et des convictions qui forment
la base de l'action) a été une tâche particulièrement sujette à
la domination des universitaires blanches. Cela a amené de
nombreuses femmes qui ne faisaient pas partie des groupes de
race/classe privilégiés à voir le développement de la théorie, et
même la simple utilisation de ce terme, comme une préoccu-
pation qui servait uniquement à renforcer le pouvoir de cette
élite. Mais de telles réactions renforcent l'idée sexiste/raciste/
classiste que le développement de la théorie est un domaine
d'intellectuel-le-s blanc-he-s. Les femmes blanches privilégiées
actives dans le mouvement féministe, qu'elles soient radicales
ou réformistes, encouragent les femmes noires à contribuer au
travail « expérientiel », à fournir des témoignages sur leur vie
personnelle. Les expériences personnelles sont importantes
pour le mouvement féministe, mais elles ne peuvent pas rem-
placer la théorie. Dans son essai intitulé « Feminism and Edu-
cation: Not by Degrees », Charlotte Bunch explique l'importance
particulière de la théorie :

La théorie nous permet de mettre en perspective les intérêts


immédiats et de les intégrer à une vision globale du monde et à
des objectifs à long terme. Ainsi, elle nous donne une structure
pour évaluer différentes stratégies à la fois à court et moyen terme,
et pour entrevoir les différents types de changements qui pour-
raient se produire. La théorie nest pas juste un ensemble de faits
ou une compilation d opinions personnelles. Elle implique des
démonstrations et des hypothèses qui se basent sur l'expérience
et le savoir disponibles. Elle est aussi tributaire de la conjecture

104
et des connaissances sur la façon d'interpréter ces faits et expé-
riences ainsi que leur portée.

Puisque les bourgeoises blanches ont défini le féminisme de


manière à le rendre en apparence sans réel intérêt pour les femmes
noires, elles ont pu ensuite conclure quil n'y avait aucun besoin
à ce que les femmes noires contribuent au développement de la
théorie. Nous n'étions destinées qu'à apporter les témoignages
colorés servant à étoffer et à valider l'ensemble des hypothèses et
théories dominantes. (Une analyse intéressante des réactions des
femmes noires au mouvement féministe peut être trouvée dans
l'essai « Challenging Impérial Feminism » coécrit par Valerie
Amos et Pratibha Parmar.) La définition du féminisme comme
une volonté d'obtenir l'égalité sociale avec les hommes a conduit
à une focalisation sur la discrimination, les comportements
masculins et les réformes légalistes. Le féminisme, défini comme
un mouvement pour mettre fin à l'oppression sexiste, dirige notre
attention vers les systèmes de domination et vers l'interconnexion
entre les oppressions de sexe, de race et de classe. De cette manière,
cela nous force à mettre au centre les expériences et les difficul-
tés sociales des femmes qui subissent de plein fouet l'oppression
sexiste afin de comprendre la situation globale des femmes aux
Etats-Unis. Définir le féminisme comme un mouvement pour
mettre fin à l'oppression sexiste est crucial au développement de
la théorie, dans la mesure où cela constitue un point de départ
indiquant la direction des recherches et des analyses.
Le fondement de la lutte féministe future doit être solidement
ancré dans une reconnaissance du besoin d'éradiquer les bases et
les causes culturelles sous-jacentes du sexisme et des autres formes
d'oppression sociale. Si l'on ne remet pas en cause et que l'on ne
change pas ces cadres philosophiques, aucune réforme féministe
n'aura d'impact à long terme. Par conséquent, il est maintenant
nécessaire que les personnes qui prônent le féminisme recon-
naissent collectivement que notre lutte ne peut pas être définie

105
comme un mouvement pour conquérir légalité sociale avec les
hommes, et que des termes comme « féministe progressiste » et
« féministe bourgeoise » présentent des contradictions qui doivent
être résolues afin que le féminisme ne soit pas sans cesse récupéré
pour servir les enjeux opportunistes de groupes spécifiques.
3
LE SENS DU MOUVEMENT FÉMINISTE

Aux États-Unis, le mouvement féministe contemporain a


attiré l'attention sur l'exploitation et l'oppression des femmes au
niveau mondial. Ce fut une contribution majeure à la lutte fémi-
niste. Dans leur empressement à dénoncer l'injustice sexiste, les
femmes se sont concentrées quasi exclusivement sur l'idéologie et
la pratique de la domination masculine. Malheureusement, cela
a donné l'impression que le féminisme était plus une déclaration
de guerre entre les sexes qu'une lutte politique pour mettre fin
à l'oppression sexiste, c'est-à-dire une lutte qui impliquerait des
changements chez les femmes et chez les hommes. L'insinuation
latente derrière la rhétorique de nombreuses féministes blanches
était que les hommes n'avaient rien à gagner du mouvement fémi-
niste et que son succès ferait d'eux les perdants. Les militantes
blanches avaient particulièrement envie de faire en sorte que le
mouvement féministe privilégie les femmes sur les hommes. Leur
colère, leur hostilité et leur rage étaient si intenses qu'elles étaient
incapables de résister à l'envie de transformer le mouvement en
une tribune publique pour leurs attaques. Même si elles se consi-
déraient parfois comme des « féministes radicales », leurs réactions
étaient réactionnaires. Au final, elles affirmaient que tous les hommes
sont les ennemis de toutes lesfemmes et proposaient comme solutions
à ce problème une nation utopique de femmes, des communautés
séparatistes et même l'assujettissement ou l'extermination de tous

107
les hommes. Leur colère a pu servir de catalyseur à des évolutions
et des résistances individuelles libératrices. Elle a pu encourager
des femmes à se lier entre elles pour éveiller des consciences. Mais
elle n'a pas renforcé la compréhension populaire du sens du mou-
vement féministe véritable.
L'oppression, l'exploitation et la discrimination sexistes ont
créé la guerre entre les sexes. Traditionnellement, c'est le foyer qui
a servi de champ de bataille. Ces dernières années, la bataille s'est
poursuivie dans toutes les sphères, publiques ou privées, occupées
à la fois par des femmes et des hommes, des filles et des garçons.
Le sens du mouvement féministe (quand il n'est pas récupéré par
des forces réactionnaires opportunistes), c'est d'offrir un nouveau
point de rencontre idéologique aux sexes, un espace de critique,
de lutte et de transformation. Le mouvement féministe peut
mettre un terme à la guerre entre les sexes. Il peut transformer les
relations de manière à ce que l'aliénation, la compétition et la dés-
humanisation qui caractérisent les interactions humaines soient
remplacées par des sentiments de proximité, de réciprocité et de
camaraderie.
Paradoxalement, ces incidences positives du mouvement
féministe ont souvent été ignorées par les participantes et mili-
tantes progressistes. Les bourgeoises blanches qui monopolisaient
la parole insistaient sur le besoin pour les femmes de rejeter le
rôle de servante des autres et n'étaient ainsi pas intéressées par
le fait de convaincre les hommes ou même les autres femmes de
l'importance que représente le mouvement féministe pour tout
le monde. Narcissiquement, elles se sont uniquement concen-
trées sur la primauté du féminisme dans leur vie, universalisant
leur propre vécu. La construction d'un mouvement féministe de
masse n'a jamais été l'objectif principal de leur agenda. Une fois
de nombreuses organisations créées, des meneuses ont exprimé
l'envie d'une plus grande diversité chez les participantes ; elles
voulaient que se joignent au mouvement des femmes qui n'étaient
pas blanches, de classe moyenne, matériellement privilégiées ou

108
allées à la fac. Les activistes féministes nont jamais considéré quil
était nécessaire d'expliquer aux masses des femmes l'importance et
la signification du mouvement féministe. Croyant que leur préoc-
cupation pour l'égalité sociale était universelle, elles s'attendaient à
ce que cette idée suffise, en elle-même, à mobiliser les foules. Stra-
tégiquement, l'échec à reconnaître la nécessité d'un mouvement
de masse et d'une organisation populaire basée sur le terrain, ainsi
qu'à partager avec tout le monde la portée positive du mouvement
féministe, a contribué à marginaliser le féminisme en donnant
l'impression qu'il s'adressait uniquement aux femmes qui avaient
rejoint des organisations.
Les critiques récentes formulées à l'égard du mouvement
féministe mettent en évidence ces échecs sans pour autant
souligner le besoin d'une révision des stratégies et des centres d'in-
térêt. Même si la théorie et la praxis féministes contemporaines,
avec tous leurs défauts et leurs insuffisances, sont maintenant bien
établies et même institutionnalisées, nous devons essayer de chan-
ger leurs orientations si nous voulons construire un mouvement
féministe qui soit vraiment une lutte visant à mettre fin à l'oppres-
sion sexiste. Dans l'intérêt d une telle lutte, nous devons, en point
de départ de nos analyses, attirer l'attention sur l'impact positif et
transformateur que l'éradication de l'oppression sexiste pourrait
avoir sur nos vies à tou-tcs.
De nombreuses activistes féministes contemporaines
défendent l'idée que l'éradication de l'oppression sexiste est
importante parce que c'est là la contradiction primaire, la base
de toutes les autres oppressions. Elles considèrent que le racisme
tout comme la structure de classe découlent du sexisme. Cette
analyse sous-entend que l'éradication du sexisme, « la plus vieille
oppression », « la contradiction primaire », est nécessaire avant de
pouvoir se concentrer sur le racisme ou le classisme. Suggérer qu'il
existe une hiérarchie entre les oppressions, au sein de laquelle le
sexisme occuperait la première place, révèle un esprit de concur-
rence qui n'est pas nécessaire. Si nous savons qu'une division sexuée

109
des rôles existait dans les premières civilisations, nous n avons pas
assez d'informations sur ces sociétés pour affirmer sans équivoque
que les femmes y étaient exploitées et opprimées. Pour le moment,
les civilisations les plus anciennes à avoir été découvertes se trou-
vaient en Afrique noire antique, où Ion peut supposer qu'il n'y avait
ni problème de race ni structure de classe comme nous connaissons
aujourd'hui. Il est possible que le sexisme, le racisme et le classisme
qui existent en Occident ressemblent aux systèmes de domination
qui ont pu exister à travers le monde, mais ils constituent des formes
d'oppression façonnées au départ par la philosophie occidentale. La
meilleure façon de les analyser est de se baser sur un contexte occi-
dental et non pas via un modèle évolutionniste de développement
humain. Dans notre société, toutes les formes d'oppression sont
entretenues par la pensée occidentale traditionnelle. La contra-
diction primaire de la pensée culturelle occidentale est l'idée que
le supérieur doit contrôler l'inférieure. Dans The Cultural Basis of
Racism and Group Oppression, le philosophe John Hodge dit que
la pensée philosophique et religieuse occidentale constitue la base
idéologique de toutes les formes d'oppression aux Etats-Unis.
L'oppression sexiste est de première importance, non pas parce
quelle serait la base de toutes les autres oppressions, mais parce
quelle représente la pratique de domination vécue par le plus grand
nombre de personnes, que ce soit dans le rôle du discriminant ou
de la discriminée, de l'exploiteur ou de l'exploitée. C'est la pratique
de domination que le plus de gens ont appris à accepter, avant
même de savoir que d'autres formes d'oppression sociale existaient.
Cela ne veut pas dire qu'éradiquer l'oppression sexiste aurait pour
conséquence d'éliminer les autres formes d'oppression. À partir du
moment où toutes les formes d'oppression sont liées dans notre
société, dans la mesure où elles sont toutes entretenues par des
structures institutionnelles et sociales similaires, un système ne peut
pas être anéanti tout en laissant les autres intacts. La remise en cause
de l'oppression sexiste constitue une étape cruciale dans la lutte pour
éliminer toutes les formes d'oppression.

110
Contrairement aux autres formes d oppression, la plupart des
gens constatent et/ou subissent la domination sexiste concrète
dans le cadre familial. On a plus tendance à subir et/ou consta-
ter le racisme et le classisme lorsqu'on est confronté-e à la société
large, au monde extérieur à la famille. Dans son essai « Dualist
Culture and Beyond », Hodge souligne que dans notre société,
c'est la famille qui, par la tradition et par la loi, « reflète les valeurs
Dualistes de la hiérarchie et du contrôle autoritaire coercitif » qui
s'illustrent dans les relations parent-enfant et mari-femme :

C'est dans cet aspect de la famille que la plupart des enfants sont
pour la première fois confronté-e-s à la règle hiérarchique auto-
ritaire, et quels en apprennent le sens et les manifestations. C'est
là quels apprennent à accepter l'oppression sociale contre elleux-
mêmes en tant que non-adultes, et là qu els apprennent à accepter
la suprématie masculine et l'oppression sociale des femmes. C'est
là quels apprennent que le rôle de l'homme est de s'impliquer
dans la communauté, de contrôler la vie économique de la famille,
de décider des sanctions ou récompenses physiques et financières,
et que le rôle de la femme est de prodiguer la chaleur affective
maternelle en se soumettant à la gouvernance économique de
l'homme. C'est là que la relation d'autorité-subordination, de
supériorité-infériorité, de maître-esclave est pour la première fois
apprise et acceptée comme « naturelle ».

Même dans les familles où aucun homme n'est présent, les


enfants finissent par apprendre à valoriser la loi autoritaire et
dominatrice à travers leur relation aux mères et aux autres adultes,
tout comme à adhérer strictement aux schémas sexistes des rôles
genrés.
Dans la plupart des sociétés, la famille est une importante
structure affective : une base commune pour des personnes liées
par le sang, l'hérédité ou l'affection ; c'est un environnement où
les gens prennent soin les un-e-s des autres et où els apprennent à

111
s'affirmer, particulièrement pour les plus jeunes et les plus vieux/
vieilles, qui sont parfois dans l'incapacité de prendre soin d'elleux-
mêmes ; c'est un espace de partage collectif des ressources. Dans
notre société, l'oppression sexiste pervertit et dénature le rôle
positif de la famille. La famille existe comme un espace au sein
duquel nous sommes sociabilisé-e-s dès la naissance à accepter et
à encourager des formes d'oppression. Dans son propos sur les
bases culturelles de la domination, Hodge insiste sur le rôle de la
famille :

La famille occidentale traditionnelle, avec sa loi autoritaire mas-


culine et adulte, est le terrain de formation principal qui nous
conditionne dès le départ à concevoir les oppressions sociales
comme relevant de lordre naturel des choses.

Même si datis les familles on nous aime et on prend soin de


nous, on nous enseigne simultanément que cet amour n'est pas
aussi important que le fait d'avoir le pouvoir de dominer les autres.
Les luttes de pouvoir, la loi autoritaire coercitive et l'affirmation
brutale de la domination modèlent la vie familiale de telle sorte
que la famille devient souvent le cadre de souffrances et de dou-
leurs intenses. Naturellement, les individu-e*s fuient la famille.
Naturellement, la famille se désintègre.
Les analyses féministes contemporaines de la famille sous-
entendaient souvent qu'un mouvement féministe réussi devrait
soit commencer par, soit aboutir à, l'abolition de la famille. Cette
idée était terriblement effrayante pour beaucoup de femmes et
particulièrement pour les femmes non-blanches. (Dans leur essai
« Challenging Impérial Feminism », Valerie Amos et Pratibha
Parmar analysent comment les discours féministes euro-américains
sur la famille sont ethnocentriques et éloignent les femmes noires
du mouvement féministe.) S'il y a des militantes blanches qui ont
pu vivre la famille avant tout comme une institution oppressive
(ça peut être la structure sociale au sein de laquelle elles ont vécu

112
de graves violences et une grande exploitation), de nombreuses
femmes noires considèrent la famille comme l'institution la moins
oppressive. Malgré le sexisme présent en son sein, nous pouvons
y connaître une dignité, un amour-propre et une humanisation
que nous ne vivons pas dans le monde extérieur où nous sommes
confrontées à toutes sortes d'oppressions. Nous savons par
expérience que les familles ne sont pas que des foyers composés
d'un mari, d'une femme et d'enfants, ni même uniquement de
liens biologiques. Nous savons aussi que les schémas destructeurs
engendrés par des croyances sexistes abondent dans des structures
familiales variées. Nous voulons affirmer l'importance profonde
de la vie familiale parce que nous savons que les liens familiaux
constituent le seul système de solidarité régulier et permanent
pour les personnes exploitées et opprimées. Nous souhaitons
débarrasser la famille de ses aspects violents créés par l'oppression
sexiste, sans dévaluer la vie familiale pour autant.
La dévalorisation de la vie familiale dans les discours féministes
reflète la nature de classe du mouvement. Les personnes issues
des classes privilégiées comptent sur les structures sociales et
institutionnelles pour affirmer et défendre leurs intérêts. La
femme bourgeoise peut répudier la famille sans craindre que
cela l'empêche de vivre des relations sociales et de connaître
assistance et protection. Si tout le reste vient à manquer, elle peut
toujours payer pour qu'on prenne soin d'elle. Dans la mesure où
de nombreuses femmes bourgeoises actives dans le mouvement
féministe ont été élevées au sein de foyers nucléaires modernes,
elles ont été particulièrement confrontées à la perversion de la
vie familiale engendrée par l'oppression sexiste. Elles ont pu
avoir un privilège matériel sans pour autant jamais avoir connu
d'amour et de soutien familiaux inconditionnels et durables. Leur
dévalorisation de la famille éloigne de nombreuses femmes du
mouvement féministe. Paradoxalement, le féminisme est le seul
mouvement politique radical qui s'attarde sur la transformation
des relations familiales. Un mouvement féministe visant à mettre

113
fin à l'oppression sexiste renforce la vie familiale en insistant sur
le fait que le rôle de la structure familiale nest pas de renforcer
les rapports de domination dans l'intérêt de l'État. En remettant
en cause les biais philosophiques occidentaux qui ont imprimé
dans notre esprit une vision de la famille comme quelque chose
d'essentiellement destructeur, le féminisme pourrait délivrer la
famille afin quelle puisse être une structure de filiation positive
et soutenante, sans aspects opprimants basés sur les différences de
sexe, les préférences sexuelles, etc.
Politiquement, l'État patriarcal et suprémaciste blanc se repose
sur la famille pour endoctriner ses membres en leur inculquant
des valeurs favorables au contrôle hiérarchique et à l'autorité
coercitive. Par conséquent, l'État a un intérêt direct à répandre
l'idée selon laquelle le mouvement féministe va détruire la famille.
Dans son introduction à un recueil d essais intitulé Rethinking the
Family: Some Feminist Questions, la sociologue Barrie Thorne fait
remarquer que dans ses campagnes, la Nouvelle Droite s'est avant
tout attaquée aux critiques féministes de la famille :

De toutes les questions soulevées par les féministes, celles qui


concernent la famille — parmi lesquelles la revendication du
droit à l'avortement et à la reconnaissance de tout un éventail
d'accords et de dispositions au sein du foyer et des interactions
entre les sexes, ainsi que la remise en cause de l'autorité mascu-
line, de la dépendance économique des femmes et de leur respon-
sabilité exclusive dans la prise en charge des enfants — ont été les
plus controversées.

Les positions féministes qui dévaluent l'importance de la


famille ont été facilement récupérées pour servir les intérêts de
l'État. Les gens s'inquiètent du fait que les familles se décom-
posent et du fait que les aspects positifs de la vie de famille soient
assombris par les agressions, les humiliations, les abus et les vio-
lences qui caractérisent les interactions entre les membres dune

111
famille. Ils et elles ne doivent pas croire que l'antiféminisme est
un moyen d'améliorer la vie familiale. Les activistes féministes
doivent affirmer l'importance de la famille en tant que struc-
ture affective qui peut soutenir et nourrir les gens. Elles doivent
dénoncer sans ménagement les liens entre l'oppression sexiste et
la désintégration de la famille. Et pour montrer l'exemple, elles
doivent visibiliser des réalités actuelles et des avenirs possibles
prouvant comment sont et peuvent être des vies familiales quand
des règles autoritaires injustes sont remplacées par une éthique
communautaire, des responsabilités partagées et un sens de la réci-
procité. Le mouvement pour mettre fin à l'oppression sexiste est
le seul mouvement de changement social qui peut renforcer de
manière durable la vie de famille dans tous les foyers.
Au sein de la structure familiale actuelle, les individu-e-s
apprennent à concevoir l'oppression sexiste comme « naturelle » et
sont préparé-e-s à adhérer aux autres formes d'oppression, y com-
pris à la domination hétérosexiste. Selon Hodge :

Les dominations généralement présentes au sein de la famille


— des adultes sur les enfants, et des hommes sur les femmes —
sont des formes d'oppression sociale qui, une fois transposées à
d'autres groupes, amènent facilement à considérer comme «justes
et légitimes » d'autres formes d'oppression déterminées par la
« race » (le racisme), la nationalité (le colonialisme), la « religion »,
ou par « d'autres critères ».

Ainsi, une lutte pour mettre fin à l'oppression sexiste qui s'at-
tache à détruire les bases culturelles permettant une telle domina-
tion renforce de fait les autres luttes de libération. Les personnes
qui se battent pour l'éradication du sexisme sans soutenir les luttes
contre le racisme ou le classisme sapent leurs propres efforts.
Les personnes qui se battent pour l'éradication du racisme ou du
classisme tout en soutenant l'oppression sexiste aident en réalité
à maintenir les bases culturelles de toutes les oppressions sociales.

115
S'ils peuvent parfois amorcer des réformes réussies, leurs efforts
ne mèneront à aucun changement révolutionnaire. La relation
ambivalente que de telles personnes entretiennent avec l'oppres-
sion en général est une contradiction qui doit être résolue, sinon
elles saperont quotidiennement leur propre engagement radical.
Malheureusement, ce manque de conscience de l'intercon-
nexion des différentes formes d'oppression n'est pas seulement le
fait de personnes politiquement naïves. Souvent, de brillants pen-
seurs politiques ont les mêmes angles morts dans leurs analyses.
Des hommes comme Frantz Fanon, Albert Memmi, Paulo Freire
et Aimé Césaire, dont les travaux nous ont tant appris sur la nature
de la colonisation, du racisme, du classisme et de la lutte révolu-
tionnaire, ignorent souvent la question de l'oppression sexiste dans
leurs propres écrits. Ils dénoncent l'oppression mais définissent
ensuite l'émancipation en des termes qui suggèrent que seuls
les « hommes » opprimés ont besoin de liberté. Dans le premier
chapitre de son œuvre importante, Peau noire, masques blancs,
Frantz Fanon dresse un portrait de l'oppression en assimilant le
colonisateur à l'homme blanc et le colonisé à l'homme noir. Vers la
fin du livre, Fanon parle de la lutte pour se défaire de l'aliénation :

Le problème envisagé ici se situe dans la temporalité. Seront


désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfer-
mer dans la Tour substantialisée du Passé. Pour beaucoup d'autres
Nègres, la désaliénation naîtra, par ailleurs, du refus de tenir l'ac-
tualité pour définitive.
Je suis un homme, et c'est tout le passé du monde que j'ai à
reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de
Saint-Domingue.
Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit,
chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservisse-
ment de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.

116
Dans Pedagogy of the Oppressed10, un livre qui a aidé bon
nombre d entre nous à développer une conscience politique, Paulo
Freire a tendance à parler de l'émancipation humaine comme de
l'émancipation de l'homme :

[...] la libération est un enfantement, un enfantement doulou-


reux. L'homme qui en est le fruit est un homme nouveau qui ne
peut vivre que dans et par le dépassement de la contradiction
oppresseurs/opprimés, dans l'humanisation de chacun d eux. Le
dépassement de la contradiction est un enfantement qui donne au
monde cet homme nouveau, libéré de l'oppresseur.

(Lors d'une conversation que j'ai eue avec Freire à ce propos,


il a accepté sans réserve cette critique de son travail et m'a vive-
ment encouragée à la partager avec les lectrices et les lecteurs.) Le
langage sexiste présent dans ces textes traduits ne doit pas empê-
cher les activistes féministes de s'y identifier ou d'apprendre du
message qu'ils contiennent. Cela diminue la valeur de ces travaux
sans pour autant la réfuter. Mais cela soutient et perpétue aussi
l'oppression sexiste.
Le soutien à l'oppression sexiste qui transparaît dans bon
nombre de textes politiques relatifs aux luttes révolutionnaires
tout comme dans les actes d'hommes qui défendent des mou-
vements et des idées révolutionnaires est contre-productif pour
toutes les luttes de libération. Dans de nombreux pays où le peuple
est engagé dans des luttes révolutionnaires, comme par exemple à
Cuba, en Angola et au Nicaragua, la subordination des femmes aux
hommes est abandonnée à mesure que la situation de crise impose
aux hommes d'accepter et de reconnaître les femmes comme des
camarades de lutte. Souvent, une fois la période de crise passée, les
vieux schémas sexistes refont surface, l'antagonisme se développe

10
Traduit en français par Lucille et Martial Lefay, publié par les éditions Maspero
en 1974 sous le titre Pédagogie des opprimés, et réédité en 2001par les éditions La
Découverte & Syros.

117
et la solidarité politique s'en retrouve affaiblie. La pratique de toute
lutte de libération serait consolidée si un engagement à éradiquer
l'oppression sexiste était posé en principe fondateur préalable à
toute action politique. Le mouvement féministe devrait être de
première importance pour tou*te*s les groupes et les individu-e*s
qui désirent la fin de l'oppression. De nombreuses femmes qui
voudraient participer pleinement à des combats politiques
(comme la lutte contre l'impérialisme, le racisme, le classisme)
finissent épuisées à force d'être continuellement confrontées à la
discrimination, l'exploitation et l'oppression sexistes, et de devoir
s'y adapter en permanence. Dans l'intérêt d'une lutte perpétuelle
et durable, d'une solidarité permanente et d'un engagement sin-
cère visant à éradiquer toute forme de domination, l'oppression
sexiste ne peut pas continuer à être ignorée et dénigrée par les
activistes politiques radicaux.
Une étape importante du développement de la conscience
politique est atteinte quand les gens reconnaissent le besoin de
lutter contre toutes les formes d'oppression. Le combat contre
l'oppression sexiste est d'une importance politique capitale — et
pas uniquement pour les femmes. Le mouvement féministe est
vital, car il a le pouvoir de nous libérer des terribles chaînes de
l'oppression sexiste, mais aussi car il a le potentiel pour radicaliser
et redynamiser les autres luttes de libération.
4
SORORITÉ : LA SOLIDARITÉ
POLITIQUE ENTRE LES FEMMES

Les femmes sont les premières victimes de l'oppression sexiste.


Comme d'autres formes d'oppression sociale, le sexisme est perpé-
tré par les structures sociales et institutionnelles, par les individus
dominants, exploiteurs ou opprimants, et par les victimes elles-
mêmes qui sont sociabilisées pour se comporter d'une manière
qui les rend complices du statu quo. L'idéologie de la suprématie
masculine incite les femmes à se croire sans valeur et à penser que
le seul moyen d'en obtenir est d'interagir ou de se lier avec les
hommes. On nous enseigne que les relations qu'on a avec d'autres
femmes amoindrissent notre expérience plutôt que de l'enrichir.
On nous enseigne que les femmes sont des ennemies « naturelles »
et que la solidarité n'existera jamais entre nous parce que nous
ne savons pas nous rapprocher les unes des autres, que nous ne
devons pas le faire et que nous ne pouvons pas y arriver. Nous
avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre si nous
voulons construire un mouvement féministe durable, consistant
et cohérent. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la
solidarité. Nous devons apprendre la vraie signification et la véri-
table valeur de la Sororité.
Alors que le mouvement féministe contemporain aurait dû
servir à former les femmes à la solidarité politique, la Sororité
n'a pas été considérée comme un objectif révolutionnaire pour

119
lequel les femmes devaient travailler et se battre. La vision de la
Sororité portée par les militantes féministes était basée sur l'idée
d'oppression commune. Il va sans dire que ce furent d'abord des
bourgeoises blanches, réformistes ou radicales, qui ont embrassé
et répandu la notion d'« oppression commune ». L'idée d'oppres-
sion commune constituait en réalité une plateforme mensongère
et malhonnête qui masquait et faussait la vraie nature des réalités
sociales complexes et variées vécues par les femmes. Les femmes
sont divisées par les comportements sexistes, le racisme, les pri-
vilèges de classe et tout un tas d'autres rapports de domination.
Les femmes ne peuvent se lier durablement qu'à la condition de
se confronter à ces clivages et de prendre les mesures nécessaires
à leur élimination progressive. Bien que la mise en lumière des
expériences partagées par toutes les femmes soit importante,
les divisions ne seront pas éliminées par des vœux pieux ou des
rêveries romantiques.
Ces dernières années, la Sororité exprimée dans les slogans,
les mots d'ordre et les cris de ralliement féministes ne sug-
gère plus l'idée que l'union est une force. Certaines féministes
semblent désormais penser que l'union des femmes est impos-
sible compte tenu de nos différences. Mais le fait d'abandonner
l'idée de la Sororité comme expression de la solidarité politique
a pour conséquence d'affaiblir le mouvement féministe et de le
faire régresser. La solidarité renforce les luttes de résistance. Il ne
peut y avoir de mouvement féministe de masse pour mettre fin
à l'oppression sexiste sans un front uni. Les femmes doivent en
prendre l'initiative et prouver la force de la solidarité. Nous ne
pouvons pas espérer transformer la société dans son ensemble si
nous ne parvenons pas à montrer que la solidarité peut exister et
que les barrières séparant les femmes peuvent être éliminées. La
Sororité a été délaissée car de nombreuses femmes — excédées
par l'accent porté sur l'oppression commune, l'identité partagée,
la ressemblance — ont critiqué ou rejeté le mouvement fémi-
niste dans son ensemble. L'appel à la Sororité était souvent perçu

120
comme une démarche pathétique visant à masquer l'opportunisme
de bourgeoises blanches manipulatrices, comme un vernis cachant
le fait que beaucoup de femmes en exploitent et en oppressent
d'autres. Dès 1970, dans l'anthologie Sisterhoodls Powerful, l'avo-
cate féministe noire Florynce Kennedy a écrit un essai exprimant
avec méfiance ses doutes quant à l'existence d'une solidarité entre
les femmes :

C'est pour cette raison que j'ai beaucoup de mal avec le mythe
de la sororité qui voudrait « que nous soyons toutes sœurs »,
« que nous ne devons pas critiquer une "sœur" publiquement »,
etc. Quand une juge demande à une de mes clientes où sont ses
ecchymoses quand elle se plaint d'avoir été agressée par son mari
(comme l'a fait la juge aux affaires familiales Sylvia Jaffin Liese)
et qu'elle se permet des piques cinglantes sur le fait que ma cliente
soit en surpoids, alors cette juge n'est pas ma sœur. Quand une
autre juge est si hostile et agressive qu'elle se discrédite elle-même
mais qu'elle refuse d'ordonner à un mari violent de quitter son
domicile (alors même qu'il est propriétaire d'autres lieux habi-
tables), alors cette juge n'est pas ma sœur non plus.

Les femmes feraient mieux de rejeter cette fausse Sororité


basée sur une vision superficielle de la camaraderie. Nous nous
méprenons si nous laissons ces visions déformées, ou les femmes
qui en sont à l'origine (beaucoup d'entre elles nous disent mainte-
nant que les liens entre les femmes ne sont pas importants), nous
amener à déprécier la Sororité. (Dès les premiers textes féministes
contemporains — comme par exemple, le Redstockings Manifesto
— l'image de la femme comme victime a été instaurée. Dans A
Group Called Women, son étude sur la sororité et la symbolique
dans le mouvement féministe, Joan Cassell analyse l'idéologie du
rapprochement et de la camaraderie entre les militantes fémi-
nistes. Des autrices contemporaines comme Leah Fritz utilisent
l'image de la femme comme victime pour encourager les femmes

121
à établir du lien entre elles. Barbara Smith traite de cette tendance
dans l'introduction de Home Girls.)
Les femmes ont beaucoup à gagner en s'unissant, mais nous ne
pouvons pas établir de liens durables ou de solidarité politique en
nous basant sur le modèle de Sororité créé par des féministes bour-
geoises. Si l'on en croit leur analyse, c'est l'expérience partagée de la
victimisation qui relie les femmes entre elles, d'où leur insistance
sur l'oppression commune. Mais cette conception du lien reflète
directement la pensée suprémaciste masculine. L'idéologie sexiste
enseigne aux femmes qu'être une femme, c'est être une victime. Au
lieu de rejeter ce parallèle (qui fausse la compréhension de l'expé-
rience du genre féminin, car dans leur vie quotidienne la plupart
des femmes ne sont pas en permanence des « victimes » passives,
faibles et vulnérables), les féministes l'ont intégré en faisant de l'ex-
périence partagée de la victimisation l'essence du lien qui unit les
femmes. Cela implique que le mouvement féministe ne peut avoir
du sens dans la vie des femmes que si elles se perçoivent comme
victimes. Par conséquent, cela a créé une situation où des femmes
qui avaient de l'assurance et qui savaient s'affirmer voyaient
souvent le féminisme comme un mouvement dans lequel elles
n'avaient pas leur place. C'est cette même logique qui a amené les
militantes blanches (tout comme les hommes noirs) à insinuer que
les femmes noires étaient si « fortes » qu'elles n'avaient pas besoin
de participer au mouvement féministe. C'est cette même logique
qui a amené de nombreuses activistes blanches à se désinvestir du
mouvement féministe dès qu'elles ne se sont plus reconnues dans
l'identité de victime. Ironiquement, les femmes qui avaient le plus
hâte d'être perçues comme « victimes », qui embrassaient avec le
plus de ferveur ce rôle, étaient plus privilégiées et puissantes que
la plupart des femmes dans notre société. On peut expliquer cela
grâce à certains textes traitant des violences faites aux femmes.
Les femmes qui sont quotidiennement exploitées et opprimées ne
peuvent pas se payer le luxe de renoncer à l'idée qu'elles exercent
un certain contrôle, bien que relatif, sur leur vie. Elles ne peuvent

122
pas se payer le luxe de se percevoir uniquement comme « vic-
times » car leur survie quotidienne dépend de leur utilisation sans
relâche du moindre pouvoir personnel dont elles disposent. Ce
serait psychologiquement démoralisant pour ces femmes de se lier
à d'autres femmes sur la base d'une victimisation partagée. Elles
s'unissent à d'autres femmes sur la base de forces et de ressources
partagées. Et c'est ce type de lien entre femmes que le mouvement
féministe devrait encourager. C'est ce type de lien qui constitue
l'essence de la Sororité.
En s'associant en tant que « victimes », les féministes blanches
s'évitaient la tâche d'avoir à se confronter à la complexité de leur
propre expérience. Elles n'avaient ainsi pas besoin de se remettre
mutuellement en question en analysant leurs propres attitudes
sexistes à l'encontre des femmes qui leur étaient différentes, ni
d'explorer l'impact que leurs privilèges de race et de classe avaient
sur leurs relations avec les femmes issues d'un autre groupe social.
En s'identifiant comme « victimes », elles pouvaient décliner toute
responsabilité dans le maintien et la perpétuation du sexisme,
du racisme et du classisme, et c'est bien là ce quelles ont fait en
insistant sur le fait que l'homme était le seul ennemi. Elles n'ont
pas reconnu l'ennemi présent à l'intérieur d'elles-mêmes et ont
refusé de s'y confronter. Elles n'étaient pas prêtes à renoncer à leurs
privilèges et à s'atteler au « sale boulot » (c'est-à-dire à la lutte et
à la confrontation nécessaires à la construction d'une vision poli-
tique du monde, mais aussi à toutes les tâches fastidieuses qui par-
sèment le quotidien militant). Pourtant, dans le développement
d'une conscience politique radicale, la première tâche indispen-
sable est d'évaluer et de critiquer avec sincérité son propre statut
social, ses propres valeurs et convictions politiques, etc. La Sororité
est ainsi devenue un nouveau rempart à la réalité, un nouveau
refuge protecteur. Leur vision de la Sororité était influencée par
des projections racistes et classistes sur la féminitude blanche, par
l'idée que la « Dame » blanche (c'est-à-dire la bourgeoise blanche)
devait être protégée de tout ce qui aurait pu la contrarier ou la

123
mettre dans l'embarras et qu'on devait la mettre à l'abri des réa-
lités difficiles susceptibles de générer du conflit. Leur vision de
la Sororité imposait aux sœurs de s'aimer « inconditionnelle-
ment », d'éviter les conflits et de minimiser les désaccords, de
ne surtout pas se critiquer, et encore moins en public. Pendant
un temps, ces commandements ont créé une illusion d'unité,
neutralisant la compétition, la méfiance, les désaccords histo-
riques et les critiques abusives (démolitions, dénigrements) qui
faisaient souvent office de norme dans les groupes féministes.
Aujourd'hui, beaucoup de groupes dissidents qui partagent une
identité commune (par exemple, les ouvrières WASP, les uni-
versitaires blanches, les anarcha-féministes, etc.) emploient le
même modèle de Sororité. Mais si leurs membres s'efforcent de
se soutenir, de s'affirmer et de se protéger mutuellement, elles
expriment une hostilité particulière (généralement via des déni-
grements excessifs) à l'encontre des femmes extérieures à leur
sphère choisie. L'association au sein d'un cercle choisi entre des
femmes qui resserrent leurs liens en excluant et en dévalorisant
les femmes extérieures à leur groupe ressemble beaucoup au type
de liens affectifs créés entre les femmes depuis toujours dans le
monde patriarcal. La seule différence est que leur centre d'intérêt
est le féminisme.
Dès les prémices du mouvement féministe contemporain,
que ce soit dans des cours de womeris studies, des groupes de prise
de conscience, des réunions ou ailleurs, il m'est souvent arrivé
(comme à beaucoup d'autres femmes noires) d'entendre des
femmes blanches répondre aux questions sur le manque de par-
ticipation des femmes noires en insistant sur le fait que ce n'était
pas un problème lié à la structure du mouvement féministe, mais
simplement une preuve indiquant que les femmes noires étaient
déjà émancipées. Cette image de la femme noire « forte » est
évoquée dans les écrits de nombreuses militantes blanches (par
exemple, dans Personal Politics de Sara Evans, ou dans Womaris
Legacyât Bettina Aptheker).

124
Pour développer la solidarité politique entre les femmes, les
militantes féministes ne peuvent pas s'unir sur des bases éta-
blies par l'idéologie dominante. Nous devons définir nos propres
termes. Plutôt que de nous associer sur la base d'une victimisation
partagée ou en réaction à l'idée erronée d'un ennemi commun,
nous pouvons nous unir sur la base de notre engagement politique
dans un mouvement destiné à mettre fin à l'oppression sexiste.
Dans une telle perspective, notre énergie ne serait plus concen-
trée sur la question de l'égalité avec les hommes ni sur la seule
résistance à la domination masculine. Nous ne devons plus nous
contenter de l'explication simpliste qui veut voir des gentilles filles
contre des méchants garçons quand nous analysons la structure
de l'oppression sexiste. Avant de pouvoir combattre la domination
masculine, nous devons rompre notre attachement au sexisme et
nous devons travailler à transformer la conscience des femmes. En
travaillant ensemble à mettre en évidence, à analyser et à éliminer
la sociabilisation sexiste que nous avons intégrée, nous réussirions
en tant que femmes à nous affirmer et à nous renforcer mutuel-
lement, et à construire des bases solides au développement de la
solidarité politique.
Entre les femmes et les hommes, le sexisme s'exprime le plus
souvent sous la forme de la domination masculine, qui conduit à
la discrimination, l'exploitation ou l'oppression. Entre les femmes,
les valeurs suprémacistes masculines s'expriment à travers la sus-
picion, la jalousie et la compétition. C'est le sexisme qui amène
les femmes à se sentir menacées par d'autres femmes sans raison
apparente. Si le sexisme enseigne aux femmes à être des objets
sexuels pour les hommes, il se manifeste aussi dans les attitudes
méprisantes et supérieures que peuvent adopter des femmes qui
ont rejeté ce rôle à l'encontre de femmes qui ne l'ont pas fait. Le
sexisme amène les femmes à dévaloriser les tâches parentales et à
surestimer la valeur des emplois et des carrières. L'acceptation de
l'idéologie sexiste s'exprime quand des femmes apprennent aux
enfants qu'il ny a que deux schémas comportementaux possibles :

125
la domination ou la soumission. Le sexisme nous enseigne la haine
des femmes et, consciemment ou non, nous reproduisons cette
haine dans nos interactions quotidiennes avec d'autres femmes.
Même si des militantes féministes contemporaines, notam-
ment les féministes radicales, ont attiré l'attention sur l'assimi-
lation de l'idéologie sexiste par les femmes, aucune piste n'a été
proposée aux femmes qui défendent le patriarcat ou qui acceptent
sans ciller les préjugés sexistes afin de les aider à désapprendre
cette éducation. On imaginait souvent que le simple fait de sou-
tenir le féminisme revenait à répudier le sexisme sous toutes ses
formes. Endosser l'étiquette « féministe » était considéré comme
une preuve de transformation personnelle et, par conséquent, le
procédé de redéfinition des valeurs était ignoré ou ne pouvait être
expliqué clairement car aucun changement profond n'avait eu lieu.
Quelquefois, les groupes de prises de conscience offraient aux
femmes un cadre dans lequel explorer leur propre sexisme. Cette
analyse des comportements qu elles s'infligeaient à elles-mêmes et
aux autres servait souvent de moteur au changement. Lorsqu'elle
décrit le rôle des groupes de parole dans The Politics of Womeris
Liberation,]o Freeman explique :

Les femmes se sont rassemblées dans de petits groupes pour par-


tager leurs expériences personnelles, leurs problèmes et leurs res-
sentis. De cet échange public émergea une prise de conscience du
fait que ce que l'on traverse à l'échelle individuelle est en réalité
partagé par toutes : que ce que l'on croyait être un problème per-
sonnel avait en fait une origine sociale et une solution politique.
Le groupe de parole combattait les effets de l'oppression psycho-
logique et aidait les femmes à la remettre dans une perspective
féministe. Les femmes ont appris à voir comment les structures
sociales et les comportements codés les avaient modelées depuis la
naissance et avaient limité leurs opportunités. Elles constataient
l'étendue avec laquelle les femmes avaient été dénigrées dans cette
société et avaient développé des préjugés contre elles-mêmes et

126
les autres femmes. Elles apprenaient à développer une estime
d elles-mêmes et apprécier la valeur de la solidarité de groupe.

Lorsque les groupes de prise de conscience ont perdu leur


popularité, les nouveaux groupes qui sont apparus n'étaient pas
conçus pour remplir ces mêmes fonctions. Les femmes ont produit
une grande quantité de textes féministes mais ne se sont que peu
attardées sur les façons de désapprendre le sexisme.
Dans la mesure où nous vivons dans une société qui valorise
les modes et l'adaptation ponctuelle superficielle à différentes
valeurs, nous nous laissons facilement convaincre que des muta-
tions se sont produites dans des secteurs où il n'y a en réalité pas
eu de changement, ou très peu. C'est le cas par exemple pour les
comportements sexistes entre femmes. À travers tous les États-
Unis, des femmes consacrent chaque jour une bonne partie de
leur temps à attaquer verbalement d'autres femmes, généralement
à travers des commérages malveillants (à ne pas confondre avec
la communication positive du bavardage). Les feuilletons et les
drames télévisés de milieu de soirée montrent systématiquement
des relations entre femmes caractérisées par l'agressivité, le mépris
et la rivalité. Dans les cercles féministes, le sexisme entre femmes
se manifeste par des attaques et diffamations abusives, et par un
mépris complet et un total manque d'intérêt pour les femmes qui
n'ont pas rejoint le mouvement. C'est particulièrement visible à
l'université où l'on considère souvent les cursus d'études féministes
comme une discipline n'ayant aucun lien avec le mouvement fémi-
niste. En mai 1979, dans son discours lors de la cérémonie de
remise des diplômes à Barnard College, lecrivaine noire Toni
Morrison s'est adressée à l'audience en ces termes :

Je ne vais pas vous demander, mais bien vous dire, de ne pas parti-
ciper à l'oppression de vos sœurs. Les mères qui maltraitent leurs
enfants sont des femmes, et c'est à une autre femme, pas à une
institution, de retenir leurs gestes. Les mères qui mettent le feu à

127
des cars scolaires sont des femmes, et ce n'est pas une institution
mais bien une autre femme qui doit leur dire de ne pas aller au
bout de leur geste. Les femmes qui bloquent l'avancement des
carrières d'autres femmes sont des femmes, et c'est à une autre
femme de venir en aide à la victime. Les travailleurs sociaux qui
humilient leurs client-e-s sont parfois des femmes, et c'est à une
de leurs collègues femmes d'apaiser leur colère.
Je suis alarmée par la violence qui existe entre les femmes : vio-
lence professionnelle, violence de la compétition, violence affec-
tive. Je suis inquiète de voir l'empressement de certaines femmes
à en asservir d'autres. Je suis inquiète de voir avec quel manque
grandissant de décence les femmes se comportent sur le champ
de bataille des sphères de pouvoir.

Pour construire un mouvement féministe politisé de masse, les


femmes doivent travailler davantage à dépasser l'aversion quelles
ont les unes pour les autres et qui s exprime partout où l'éduca-
tion sexiste n'a pas été désapprise, notamment à travers l'homo-
phobie, les jugements sur l'apparence physique et les conflits
entre femmes ayant des pratiques sexuelles différentes. Jusqu'à
présent, le mouvement féministe n'a pas réussi à transformer les
relations entre les femmes, particulièrement entre celles qui ne se
connaissent pas ou qui viennent d'horizons différents, même s'il
est vrai qu'il a permis certains rapprochements interindividuels et
collectifs. Nous devons redoubler d'efforts pour aider les femmes
à désapprendre le sexisme si nous voulons réellement des relations
interpersonnelles fortes et nourrissantes et développer en même
temps l'unité politique.
Le racisme est une autre entrave à la solidarité entre les
femmes. L'idéologie de la Sororité telle qu'elle est présentée
par les militantes féministes contemporaines ne montre aucune
trace de reconnaissance de la discrimination, de l'exploitation et
de l'oppression racistes que les femmes blanches font subir aux
femmes racisées. Cela a rendu impossible pour ces deux groupes

128
de percevoir leurs intérêts communs et de comprendre dans quelle
mesure ils partagent des préoccupations politiques. Par ailleurs,
l'existence de codes culturels complètement différents peut rendre
la communication difficile. Cela est particulièrement vrai dans le
cadre de relations entre femmes noires et femmes blanches. Histo-
riquement, le groupe suprémaciste blanc qui a exercé le pouvoir le
plus direct sur les femmes noires était celui des femmes blanches,
et souvent de manière plus brutale et déshumanisante que les
hommes blancs racistes. A l'heure actuelle, même si les sphères
de pouvoir sont majoritairement contrôlées par des phallocrates
suprémacistes blancs, les femmes noires travaillent souvent dans
des cadres où leur supérieure hiérarchique directe, leur cheffe ou la
figure d'autorité à laquelle elles doivent se référer, est une femme
blanche. Conscientes des privilèges conférés par la domination
raciale aux hommes blancs aussi bien qu'aux femmes blanches, les
femmes noires n'ont pas mis longtemps à réagir à l'appel féministe
en faveur de la Sororité en pointant la contradiction qu'il y avait
dans le fait de nous demander de nous joindre à des femmes qui
nous exploitent dans le but de les aider à s'émanciper. L'appel à
la Sororité a été perçu par de nombreuses femmes noires comme
une demande d'aide et comme une invitation à soutenir un mou-
vement qui ne s'adressait pas à nous. Comme Toni Morrison l'ex-
plique dans son article « What the Black Woman Thinks About
Women's Lib », de nombreuses femmes noires ne respectent pas
les bourgeoises blanches et sont par conséquent incapables d'ima-
giner soutenir une cause qui servirait à ces dernières :

Les femmes noires ont pu envier les femmes blanches (leur appa-
rence, leur vie facile, l'attention quelles semblent recevoir de la
part de leur homme), elles ont pu les craindre (pour le contrôle
économique quelles ont eu sur la vie des femmes noires) et elles
ont même pu les aimer (comme des mamans et des domes-
tiques peuvent aimer), mais les femmes noires nont jamais réussi
à respecter les femmes blanches. [...] Les femmes noires n'ont

129
aucune vraie admiration respectueuse pour les femmes blanches.
Elles ne les considèrent pas comme des personnes compétentes,
entières et accomplies. Quelles soient en concurrence avec elles
dans le monde professionnel pour le peu de places disponibles
pour les femmes en général ou qu elles déplacent leur poussière
d'un endroit à un autre, elles les regardent comme des enfants
capricieuses, comme des enfants mignonnes, comme des enfants
méchantes, mais jamais comme de vraies adultes capables de
gérer les vrais problèmes du monde.
Les femmes blanches n'avaient pas connaissance des réalités de
la vie. Peut-être était-ce par choix, peut-être était-ce en raison de
l'assistance des hommes, mais quoi qu'il en soit elles en étaient
ignorantes. Elles étaient complètement dépendantes de leur
mariage et de la prise en charge masculine (d'un point de vue
affectif et économique). Elles se débattaient avec leur sexualité à
travers furtivité, abandon total ou répression. Celles qui pouvaient
se le permettre déléguaient à d'autres la gestion de la maison et
l'éducation des enfants. (Aujourd'hui encore, les femmes noires
plaisantent sur le fait d'entendre des femmes blanches discuter de
libération féministe pendant que leur gentille grand-mère noire
supporte la responsabilité quotidienne de l'éducation des enfants
et du lavage du sol, jusqu'au moment où les émancipées rentrent
pour inspecter l'état de la maison, faire quelques remarques
sur ce qui ne va pas, et se laisser divertir par les enfants.) Si le
mouvement féministe a besoin de ces grands-mères pour prospé-
rer, alors il a une faille majeure.

De nombreuses femmes considéraient qu'un mouvement fémi-


niste encadré par des bourgeoises blanches finirait par servir les
intérêts de ces dernières aux dépens de ceux des femmes pauvres
et de la classe ouvrière, dont beaucoup sont noires. Assurément, ce
n'était pas une bonne base à la Sororité. Et nous, les femmes noires,
aurions été politiquement naïves de rejoindre un tel mouvement.
Cependant, à la lumière des combats historiques et actuels pour

130
la participation des femmes noires aux luttes politiques, l'accent
aurait pu être porté sur le développement et la clarification de la
nature de la solidarité politique.
Les femmes blanches discriminent et exploitent les femmes
noires tout en exprimant en même temps envie et rivalité dans
leurs interactions avec elles. Aucun de ces processus relationnels
ne peut créer des conditions propices au développement de
relations de confiance mutuelle et de réciprocité. Après avoir
construit une théorie et une pratique féministes en omettant de
considérer le racisme, les femmes blanches ont rejeté sur les autres
la responsabilité d'attirer l'attention sur la race. Elles n'ont pas
pris l'initiative de discussions sur le racisme ou sur le privilège de
race, mais pouvaient écouter des femmes non-blanches parler de
racisme et leur répondre sans jamais rien changer à la structure
du mouvement féministe et sans jamais perdre leur emprise
hégémonique. Elles montraient ensuite leur intérêt pour ces
questions en recrutant et en accueillant plus de femmes de couleur
au sein des organisations féministes. Mais elles ne s'attaquaient
jamais réellement au racisme. Ces dernières années, le racisme
est devenu un sujet légitime dans les débats féministes, non pas
parce que les femmes noires ont subitement attiré l'attention sur
ce sujet (elles le font déjà depuis le tout début) mais bien parce
que des femmes blanches ont fini par valider et donner du crédit
à de tels débats, ce qui est assez symptomatique de la façon dont
fonctionne le racisme. Commentant cette tendance dans son essai
« The Incompatible Ménage à Trois: Marxism, Feminism, and
Racism », Gloria Joseph déclare :

Jusqu'à présent, les féministes n'ont pas encore montré leur poten-
tiel ou leur capacité à combattre activement le racisme au même
titre que le sexisme. L'article récent publié par Adrienne Rich
dans lequel elle traite du féminisme et du racisme est un exemple
parfait de ce dont je parle. La majeure partie de son texte est
une reformulation de choses dites par des écrivaines noires, mais

131
le tonnerre d'applaudissements avec lequel il a été reçu nous
montre une nouvelle fois qu'il y a toujours besoin de la Whiteness
pour donner du crédit aux idées, même à celles qui touchent à la
Blackness.

L'intérêt porté au racisme dans les cercles féministes sert géné-


ralement à légitimer la structure « telle quelle est » de la théorie
et de la pratique féministes. Comme d'autres programmes d'affir-
mative action11 établis par le patriarcat capitaliste et suprémaciste
blanc, les discussions interminables sur le racisme et les discours
de pure forme sur l'importance de le combattre servent surtout
à mettre en avant l'aspect « politiquement correct » du mouve-
ment féministe actuel mais ne sont à aucun moment destinés à
construire une lutte globale de résistance à l'oppression raciste
dans notre société (pas uniquement au sein du mouvement fémi-
niste). Les débats sur le racisme ont pris une forme implicitement
sexiste dans la mesure où ils se sont centrés sur les comportements
individuels et la culpabilité. Le racisme n'est pas un enjeu politique
uniquement parce que les militantes blanches sont racistes à une
échelle individuelle. Elles ne représentent qu'un petit pourcentage
des femmes dans cette société. Quand bien même elles auraient
toutes été antiracistes depuis le début, l'élimination du racisme ne
devrait pas moins être une problématique féministe centrale. Le
racisme est fondamentalement une problématique féministe parce
qu'il est profondément lié à l'oppression sexiste. En Occident, les
fondements philosophiques des idéologies racistes et sexistes sont

11
L'affirmative action (concept malhabilement traduit enfrançais par « discrimina-
tion positive ») vise à permettre l'accès à certaines sphères aux personnes qui en sont
habituellement exclues à cause des mécanismes d'oppression systémiques en œuvre dans
la société. En France, on parle aussi souvent de «parité* et de « diversité». bell hooks
parle ici de comment ces programmes peuvent être utilisés par les tenants du pouvoir
pour donner un « vernis » politiquement correct aux institutions, aux entreprises,
à certains corps de métier,; etc., sans jamais réellement remettre en cause leursfonde-
ments, qui sont pourtant à l'origine des mécanismes d'oppression précis qui bloquent
l'accès des opprimé'e-s aux sphères de pouvoir.

132
les mêmes. Les valeurs ethnocentriques blanches ont amené les
théoriciennes féministes à défendre la primauté du sexisme sur
le racisme, ce qui les place ainsi dans un contexte promouvant
une vision évolutionniste de la culture. Mais cela ne correspond
en rien à nos expériences de vie. Aux Etats-Unis, le maintien de
la suprématie blanche a toujours été une priorité au moins aussi
importante, si ce n'est plus, que le maintien d'une stricte division
des rôles de genre. Ce nest pas un hasard si l'attention portée
aux droits des femmes blanches grandit à chaque fois qu'il y a
de grands rassemblements populaires antiracistes. Même la per-
sonne la plus naïve politiquement peut comprendre qu'un Etat
suprémaciste blanc sommé de répondre aux besoins des personnes
noires opprimées et/ou aux besoins des femmes blanches (surtout
des bourgeoises) trouvera davantage son intérêt dans la satisfac-
tion des blanches. Un mouvement radical visant à mettre fin au
racisme (un combat pour lequel de nombreuses personnes sont
mortes) est beaucoup plus menaçant qu'un mouvement destiné à
permettre à des femmes blanches de grimper sur l'échelle sociale
et de goûter pleinement aux privilèges de leur classe.
Reconnaître l'importance de la lutte antiraciste ne diminue
aucunement la valeur du mouvement féministe et ne change rien
à sa nécessité. La théorie féministe aurait beaucoup à apporter si
elle montrait aux femmes comment le racisme et le sexisme sont
immuablement connectés, plutôt que d'opposer ces luttes entre
elles et sous-estimer volontairement l'impact du racisme. Un
enjeu central du mouvement féministe a été la lutte pour le droit
des femmes à contrôler leur corps. L'idée de base de la suprématie
blanche est la perpétuation de la race blanche. Quand il maintient
son contrôle sur le corps de toutes les femmes, le patriarcat blanc
sert donc les intérêts de l'éternelle domination blanche raciste sur
le monde. Toute activiste blanche qui oeuvre quotidiennement à
aider des femmes à prendre le contrôle de leur corps mais qui
est raciste sabote donc ses propres efforts. Quand les femmes
blanches s'attaquent à la suprématie blanche, elles contribuent

133
simultanément à la lutte pour mettre fin à l'oppression sexiste. Ceci
nest qu'un exemple de la manière dont les oppressions racistes et
sexistes s'entrecroisent et se complètent dans leur essence même.
De nombreux autres exemples mériteraient d'être étudiés par les
théoriciennes féministes.
Le racisme amène les femmes blanches à élaborer des théories
et pratiques féministes qui nont absolument plus rien de radi-
cales. L'éducation raciste conditionne les bourgeoises blanches à
penser quelles sont forcément plus capables de guider les masses
que les femmes issues d'autres groupes. A travers le temps, elles
n'ont cessé de montrer quelles ne souhaitaient pas tant partici-
per au mouvement féministe que le diriger. Alors même que les
féministes blanches bourgeoises en savent certainement moins sur
l'organisation de masse que beaucoup de femmes pauvres et issues
de la classe ouvrière, elles étaient certaines de leur capacité à diri-
ger le mouvement, tout comme du rôle central qu'elles devaient
jouer dans la construction de la théorie et de la praxis. Le racisme
donne une image démesurée de sa propre importance et de sa
propre valeur, d'autant plus s'il est associé au privilège de classe.
La plupart des femmes pauvres et issues de la classe ouvrière, voire
même d'éventuelles bourgeoises non-blanches, n'auraient jamais
eu la prétention de penser pouvoir initier un mouvement fémi-
niste avant de s'assurer au préalable qu'elles avaient le soutien de
diverses catégories de femmes. Dans son essai « Theories of Race
and Gender: The Erasure of Black Women », Elizabeth Spelman
souligne cette conséquence du racisme :

Nous vivons dans une société raciste et cela implique notamment


que, bien souvent, l'estime que les blanc-he-s ont d'elleux-mêmes
est profondément influencée par la manière dont els se différen-
cient des noires et dont els s'imaginent supérieures à elleux.
Les blanche*s peuvent ne pas se considérer racistes parce quels
ne possèdent pas d'esclaves ou ne haïssent pas les noire-s, mais
cela ne veut pas dire que ce qui étaye leur amour-propre nest

134
pas fondé sur une distribution raciste injuste des bénéfices et des
charges entre blanc-he-s et noires.

Une raison pour laquelle les femmes blanches impliquées


dans le mouvement féministe étaient si récalcitrantes à l'idée de
se confronter au racisme était leur conviction arrogante que leur
appel à la Sororité constituait en lui-même une posture non-
raciste. Beaucoup de femmes blanches mont dit : « Nous vou-
lions que des femmes noires et d'autres femmes non-blanches
rejoignent le mouvement », sans jamais se rendre compte quelles
se conduisaient en « propriétaires » du mouvement, comme si elles
étaient des « maîtresses de maison » et nous des « invitées » qu'on
accueille.
Malgré l'attention récente portée à l'élimination du racisme au
sein du mouvement féministe, il n'y a eu que peu de changements
de cap dans la théorie et la pratique. Si les activistes féministes
blanches incluent maintenant des textes de femmes de couleur
dans leurs plans de cours, ou embauchent une femme de couleur
pour donner un cours sur son groupe ethnique, ou s'assurent qu'au
moins une ou plusieurs femmes de couleur soient représentées
dans les organisations féministes (et même si ces contributions
de la part de femmes de couleur sont utiles et précieuses), elles
essaient en réalité le plus souvent de couvrir le fait qu'elles sont
complètement réticentes à l'idée d'abandonner leur domination
hégémonique sur la théorie et la pratique, quelles n'auraient d'ail-
leurs pas pu établir sans un Etat capitaliste et suprémaciste blanc.
Leurs tentatives pour manipuler les femmes de couleur consti-
tuent un élément du processus de déshumanisation et ne passent
pas toujours inaperçues. Le numéro de juillet 1983 de In These
Times a publié une lettre signée Theresa Funiciello, dans laquelle
il était question des femmes pauvres et du mouvement féministe,
et qui montrait bien la nature du racisme qui existait au sein du
mouvement :

135
Peu avant la conférence Urban Woman qui a été sponsorisée il
y a quelque temps par la section new-yorkaise de NOW12, j'ai
reçu un coup defild une représentante de NOW (dont j'ai oublié
le nom), qui voulait que je lui trouve une oratrice qui soit une
usagère de nos services et qui réponde à certains critères. Elle
m'a demandé à ce qu'elle ne soit pas blanche — elle pourrait
« s'exprimer trop bien » — (donc, pas moi), et à ce quelle ne soit
pas noire — elle pourrait être trop « en colère ». Peut-être une
Portoricaine ? Il fallait qu'elle ne dise rien de politique, qu'elle ne
formule aucune analyse et qu'elle se borne au sujet de « ce que le
mouvement féministe a fait pour moi ».

Funiciello a réagi à cela en organisant une occupation de la


conférence avec un groupe de femmes multiracial. C est ce type
d'action qui nous montre l'esprit de la Sororité.
Une autre réponse au racisme a été la mise en place d'ateliers
de désapprentissage du racisme, qui étaient souvent menés par
des femmes blanches. Ces ateliers sont importants, mais ils ont
trop tendance à s'attarder sur la reconnaissance psychologique
purificatrice des préjugés personnels des individues, sans assez
insister sur le besoin de traduire ces réflexions en changements
dans l'action et l'engagement politiques. Une femme qui participe
à un atelier de désapprentissage du racisme au cours duquel elle
apprend à reconnaître qu'elle est raciste ne constitue pas moins une
menace qu'une femme qui n'y participe pas. La reconnaissance du
racisme a une valeur uniquement si elle conduit au changement. Il
faudrait plus de recherches, de textes et de mises en pratique des
résultats sur les façons de désapprendre la sociabilisation raciste.
Beaucoup de femmes blanches qui exercent quotidiennement leur
privilège de race ne se rendent même pas compte quelles le font (ce
qui explique l'importance accordée à la confession dans les ateliers

12
Acronyme de « National Organisationfor Women » (Organisation Nationale pour
les Femmes) quijoue sur la signification du mot « now » qui signifie « maintenant » en
anglais.

136
de désapprentissage du racisme). Elles peuvent ne pas avoir de com-
préhension consciente de l'idéologie* de la suprématie blanche et
de l'étendue avec laquelle elle conditionne leurs comportements et
attitudes vis-à-vis des femmes qui leur sont différentes. Souvent, les
femmes blanches s'associent sur la base de leur identité raciale par-
tagée sans avoir clairement conscience de la portée de leur action.
Ce maintien et cette perpétuation inconscientes de la suprématie
blanche sont dangereuses, car personne ne peut oeuvrer à changer
les comportements racistes sans reconnaître leur existence. Par
exemple, imaginons un groupe de militantes féministes blanches
qui ne se connaissent pas entre elles et qui se retrouvent lors d'une
réunion pour parler de théorie féministe. Elles peuvent se sentir
liées par leur genre féminin partagé, mais l'ambiance peut sensible-
ment changer si une femme de couleur vient à entrer dans la pièce.
Les femmes blanches commencent à se crisper, à être moins déten-
dues et moins joyeuses. Inconsciemment, elles se sentent proches
les unes des autres en raison de leur identité raciale partagée. La
« blanchité » qui les unit les unes aux autres est une identité raciale
directement liée à l'expérience vécue par les personnes non-blanches
perçues comme « autres » et comme une « menace ». Souvent, quand
je parle aux femmes blanches de ce lien racial, elles nient son exis-
tence : ce n'est pas vraiment différent des hommes sexistes qui nient
leur sexisme. Tant que la suprématie blanche n'est pas comprise et
combattue par les femmes blanches, il ne péut y avoir aucune union
entre elles et des femmes d'autres groupes ethniques.
Les femmes sauront que les militantes féministes blanches ont
commencé à s'attaquer au racisme de façon sérieuse et révolution-
naire quand elles ne se contenteront plus simplement de recon-
naître l'existence du racisme au sein du mouvement féministe
ou d'attirer l'attention sur les préjugés individuels, mais qu'elles
résisteront et lutteront activement contre l'oppression raciste qui
sévit dans notre société. Les femmes sauront qu'elles sont réel-
lement engagées dans une démarche politique d'élimination du
racisme quand elles contribueront à changer le cap du mouvement

137
féministe et quand elles travailleront à désapprendre leur
éducation raciste avant de prétendre à des positions centrales dans
l'organisation du mouvement, avant de prétendre construire de la
théorie et avant de chercher à tout prix le contact avec des femmes
de couleur. De cette manière seulement elles pourront arrêter de
maintenir et de perpétuer l'oppression raciale et, consciemment
ou non, de nuire aux femmes non-blanches et de leur faire subir
toutes sortes de violences. Ce sont là les actes réellement radicaux
qui peuvent permettre de créer une base à la solidarité politique
entre les femmes blanches et les femmes de couleur.
Les femmes blanches ne sont pas les seules à devoir s'atta-
quer au racisme pour que la Sororité puisse naître. En tant que
femmes de couleur, nous devons nous confronter à l'assimilation
des idées suprémacistes blanches, au « racisme intériorisé », qui
peuvent nous conduire à une haine de nous-mêmes, à évacuer
notre colère et notre rage de l'injustice les unes sur les autres plu-
tôt que sur les forces oppressives, à nous nuire et à avoir des com-
portements violents entre nous, ou à accepter que notre groupe
ethnique rompe toute communication avec un autre. Souvent
des femmes de couleur issues de différents groupes ethniques ont
appris le ressentiment, la haine ou la rivalité vis-à-vis des femmes
d'autres groupes ethniques. Souvent, les Asiatiques, les Latinas
ou les Natives-Américaines pensent qu'elles peuvent s'unir avec
les Blanc-he-s à travers la haine des Noire-s. Les personnes noires
répondent à cela en perpétuant des clichés et stéréotypes racistes
de ces groupes ethniques. Et ça devient un cercle vicieux. Les
divisions entre femmes de couleur ne seront éliminées qu'à la
condition que nous prenions la responsabilité de nous unir (et pas
uniquement sur une base de résistance au racisme) pour apprendre
de nos cultures, pour partager nos savoirs et nos compétences
et pour tirer de la force de notre diversité. Nous devons faire
davantage de recherches et produire plus de textes sur les barrières
qui nous séparent et sur les manières dont nous pouvons dépasser
ces divergences. Souvent, les hommes de nos différents groupes

138
ethniques ont plus de contacts entre eux que nous n'en avons. Les
femmes ont souvent la responsabilité de tant de tâches domes-
tiques et professionnelles que nous manquons de temps, ou que
nous ne le prenons pas, pour rencontrer des femmes extérieures
à notre groupe ou à notre communauté. Les différences de lan-
gues nous empêchent souvent de communiquer, et nous pouvons
changer cela en nous encourageant les unes les autres à apprendre
à parler espagnol, anglais, japonais, chinois, etc.
Si les interactions entre femmes issues de différents groupes
ethniques sont difficiles, voire parfois impossibles, c est aussi à
cause de notre difficulté à reconnaître que certains schémas com-
portementaux existant dans une culture peuvent être tout à fait
incompréhensibles dans une autre, et qu'ils peuvent revêtir dif-
férentes significations selon les contextes culturels. En donnant
à plusieurs reprises un cours intitulé « Third World Women in
the United States13 », j'ai compris l'importance d'apprendre et de
décortiquer ce que l'on appelle « les différents codes culturels ».
Une étudiante Asiatique-Américaine d'origine japonaise a un jour
expliqué sa réticence à s'impliquer dans des organisations fémi-
nistes par le fait que les activistes féministes avaient tendance à
parler vite sans faire de pauses, à réagir au quart de tour et à avoir
toujours une réponse prête à être exprimée. Elle avait été éduquée à
marquer des pauses et à réfléchir avant de parler, ainsi qu'à prendre
en compte l'impact des mots sur les autres, ce qui selon elle était
une caractéristique typique des Asiatiques-Américain-e-s. Elle a
expliqué qu'elle ne s'était jamais sentie à l'aise lors des différentes
occasions où elle avait pris part à des groupes féministes. Dans
notre classe, nous avons appris à faire des pauses et à les apprécier.
En partageant ce code culturel, nous avons créé une atmosphère
de classe favorable à différents modes de communication. En l'oc-
currence, cette classe était majoritairement composée de femmes
noires. Plusieurs étudiantes blanches se sont plaintes que l'atmos-
phère en cours était « trop hostile ». Elles ont cité en exemple
13
Lesfemmes du Tiers-Monde aux Etats-Unis.

139
de cette hostilité le niveau sonore des cours et les confrontations
directes qui avaient lieu dans la salle avant le début des cours. En
réponse à cela, nous leur avons expliqué que ce qu elles percevaient
comme de l'hostilité et de l'agressivité était pour nous des taqui-
neries ludiques et des expressions affectueuses de notre plaisir
d'être ensemble. Notre tendance à parler fort nous semblait être
une conséquence du fait d'être nombreuses à parler dans la même
pièce, mais aussi un trait culturel : nous étions beaucoup à avoir été
élevées dans des familles où l'on parlait fort. De par leur éducation
blanche de classe moyenne, les étudiantes que notre comporte-
ment avait mises mal à l'aise avaient été conditionnées à assimi-
ler la voix forte et les paroles directes à de la colère. Nous leur
avons expliqué que nous n'identifiions pas ces choses de la même
manière, et les avons encouragées à changer de perspective et à voir
plutôt cette façon de s'exprimer comme une forme d'affirmation.
A partir du moment où elles ont adopté ce nouveau point de vue,
elles ont non seulement commencé à vivre le cours d'une manière
plus joyeuse et créative, mais elles ont aussi compris que le silence
et les propos calmes et posés pouvaient dans certaines cultures être
assimilés à de l'hostilité et de l'agressivité. En apprenant de nos
codes culturels réciproques et en respectant nos différences, nous
avons ressenti un certain sens de la communauté, de la Sororité.
Le respect de la diversité n'entraîne pas l'uniformité ou l'aseptisa-
tion. (Lexpérience que j'ai retirée de mon enseignement de « Third
World Women in the United States » à l'université d'État de San
Francisco a profondément enrichi ma compréhension des femmes
issues de divers milieux et histoires. Je suis reconnaissante envers
toutes les étudiantes à qui j'ai enseigné là-bas, et je souhaite tout
particulièrement remercier Betty et Susan.)
Dans ces classes multiraciales, la reconnaissance et l'acceptation
de nos différences et de l'étendue avec laquelle elles déterminent
la façon dont on sera perçu*e par les autres constituaient un enjeu
crucial. Nous devions continuellement nous rappeler mutuelle-
ment d'apprécier la différence, dans la mesure où beaucoup d'entre

UO
nous avions été éduqué-e-s à la craindre. Nous avons parlé du
besoin de reconnaître que nous souffrions toutes dune manière
ou dune autre mais que nous n'étions pas toutes opprimées de
la même façon, ni même forcément opprimées tout court. Nous
étions nombreuses à avoir peur que notre expérience ne présente
pas d'intérêt, car moins marquée par l'oppression ou l'exploitation
que celles des autres. Nous nous sommes rendu compte que notre
sentiment d'unité était plus profond quand nous nous concen-
trions honnêtement sur nos expériences respectives, sans chercher
à les comparer à celles des autres dans une optique de compétition.
Isabel Yrigoyei, une étudiante, a écrit :

Nous ne sommes pas toutes opprimées au même niveau. Il n'y


a pas de quoi s'en réjouir. Nous devons parler de nous-mêmes,
depuis nous-mêmes, de nos propres expériences, de nos propres
oppressions — il ny a absolument pas de quoi être fiere à récupé-
rer l'oppression de quelqu'un-e d'autre. Nous ne devrions jamais
parler de ce que nous n'avons pas vécu et ressenti.

À partir du moment où nous avons commencé à communi-


quer en nous concentrant sur nos expériences individuelles, nous
nous sommes rendu compte de leur diversité, y compris entre
celles d'entre nous qui venaient du même groupe ethnique. Nous
avons compris que ces différences signifiaient que nous ne vivions
pas des expériences monolithiques identifiables comme « le vécu
Chicano », « le vécu Noir », etc. Une Chicana qui a grandi à la
campagne dans un foyer où Ion parlait espagnol a un vécu dif-
férent d'une Chicana élevée dans une famille parlant anglais et
habitant une banlieue bourgeoise majoritairement blanche du
New Jersey. Ces deux femmes ne se sentiront pas automatique-
ment solidaires l'une de l'autre. Alors même qu'elles sont issues
du même groupe ethnique, elles doivent travailler à développer la
Sororité. A la vue de telles différences, nous nous sommes aussi
confrontées à notre tendance à accorder plus de valeur à certaines

1
expériences quà d'autres. On pourrait considérer la Chicana par-
lant espagnol comme plus « politiquement correcte » que celle
parlant anglais. En décidant de ne plus accepter passivement cette
tendance acquise via notre éducation à comparer et à juger, nous
réussissions à reconnaître la valeur de chaque expérience. Nous
nous sommes aussi rendu compte que nos différents vécus impli-
quaient souvent que nous avions des besoins différents et qu'il n'y
avait par conséquent pas de formule ni de stratégie uniques pour
favoriser le développement de la conscience politique. En recen-
sant nos diverses stratégies, nous affirmions notre diversité tout en
construisant une solidarité. Les femmes doivent explorer diverses
façons de communiquer entre elles à travers les cultures si nous
voulons développer la solidarité politique. Quand les femmes de
couleur cherchent à apprendre les unes des autres et les unes avec
les autres, nous assumons la responsabilité de la construction de la
Sororité. Nous ne devons pas nous fier aux femmes blanches pour
tracer le chemin vers la solidarité ; bien trop souvent, des enjeux
opportunistes les entraînent dans d'autres directions. Nous pou-
vons créer l'unité entre nous, avec des femmes antiracistes. Nous
pouvons lutter ensemble, unies par la solidarité politique, au sein
du mouvement féministe. Nous pouvons redonner à la notion de
Sororité sa vraie signification et sa vraie valeur.
Au-delà des différences raciales, la classe est source de division
politique sérieuse entre les femmes. Dans les premiers écrits fémi-
nistes, l'idée que la classe n'aurait plus tant d'importance si davan-
tage de femmes pauvres et issues de la classe ouvrière rejoignaient
le mouvement a souvent été insinuée. Une telle pensée consti-
tuait un déni, non seulement de l'existence du privilège de classe
obtenu par l'exploitation, mais aussi de la lutte des classes. Afin
de construire la Sororité, les femmes doivent critiquer et rejeter
l'exploitation de classe. Une bourgeoise qui emmène une « sœur »
moins privilégiée manger dans un restaurant chic peut très bien
reconnaître l'existence de la classe, mais elle ne rejette pas son pri-
vilège de classe — elle l'exerce. Le fait de porter des vêtements

2
d'occasion et de vivre dans un logement bon marché dans un
quartier pauvre tout en achetant des actions n'est pas un signe
de solidarité avec celles et ceux qui sont pauvres et défavorisé-e-s.
Comme pour le racisme dans le mouvement féministe, l'attention
portée à la classe s'est cantonnée au statut et au changement indi-
viduels. Tant que les femmes ne reconnaîtront pas le besoin qu'il
y a à redistribuer les richesses et les ressources aux Etats-Unis
et qu'elles n'oeuvreront pas à la réalisation de cette fin, il n'y aura
aucun lien possible entre les femmes par-delà les classes sociales.
Il est pourtant terriblement évident que jusqu'à présent, le
mouvement féministe a avant tout servi les intérêts de classe
des femmes et des hommes bourgeois-es blanc*he*s. La grande
majorité des femmes de la classe moyenne qui ont récemment
rejoint la force de travail (ce qui a été encouragé et soutenu par
le mouvement féministe) ont aidé à renforcer l'économie des
années 1970. Dans The Two-Paycheck Marriage, Caroline Bird
souligne l'ampleur avec laquelle ces femmes (qui sont pour la plu-
part blanches) ont contribué à redynamiser une économie en déclin :

Les épouses qui travaillent ont aidé les familles à maintenir leur
niveau de vie malgré l'inflation. Le Bureau of Labor Statistics14 a
conclu qu'entre 1973 et 1974,1e pouvoir d'achat réel des ménages
à un seul revenu avait diminué de 3 %, contre seulement 1 % pour
les ménages dans lesquels la femme travaillait. [...] Les femmes
sont surtout sorties du foyer pour défendre un niveau de vie
quelles sentaient menacé.
Mais les femmes ont fait plus que maintenir les niveaux. Le tra-
vail des femmes a propulsé des millions de familles dans la classe
moyenne. Leur salaire a fait la différence entre un appartement et
une maison, ou dans le choix des facs pour les enfants...
Le travail des femmes a commencé à créer une nouvelle catégorie
deriches— et... une nouvelle catégorie de pauvres.

14
L'agence des statistiques du travail

143
Plus de dix ans plus tard, il est évident qu'à un niveau individuel,
un grand nombre de femmes blanches (particulièrement
celles issues de la classe moyenne) ont amélioré leur situation
économique dans le sillage d'un mouvement féministe qui sou-
tenait le carriérisme et les programmes d'affirmative action dans
de nombreuses professions. Pourtant, la masse des femmes est
toujours aussi pauvre, voire même encore plus. Pour les « fémi-
nistes » bourgeoises, le salaire d'un million de dollars payé à la
présentatrice télé Barbara Walters représente une victoire pour
les femmes. Pour les femmes de la classe ouvrière qui gagnent
moins que le salaire minimum et qui n'en profitent que peu, voire
pas du tout, cela représente une perpétuation de l'exploitation de
classe.
Dreamers and Dealers, de Leah Fritz, est un exemple parfait de
la tentative des femmes progressistes pour minimiser le fait que le
privilège de classe est basé sur l'exploitation, que les femmes riches
soutiennent et cautionnent cette exploitation et que les personnes
qui en souffrent le plus sont des femmes et des enfants pauvres et
défavorisé-e-s. Fritz tente de susciter de la compassion pour toutes
les femmes des classes supérieures en mettant l'accent sur leur
souffrance psychologique et sur les persécutions qu'elles subissent
de la part des hommes. Elle conclut son chapitre intitulé « Rich
Women » en déclarant :

Le féminisme appartient autant à la femme riche qu a la femme


pauvre. Il peut l'aider à comprendre en quoi ses propres intérêts
sont liés à l'avancée de tout le groupe des femmes, en quoi le
confort à travers la dépendance est un piège, à voir que même la
cage dorée a des barreaux et à comprendre que, riches ou pauvres,
nous sommes toutes meurtries au profit du patriarcat, même si
nos cicatrices sont différentes. Le bouleversement intérieur qui
l'envoie chez un-e psychanalyste peut générer de l'énergie pour le
mouvement, qui peut à lui seul la guérir, en la libérant.

144
Fritz fait commodément l'impasse sur le fait que la domination
et l'exploitation sont nécessaires à l'existence même de femmes
riches pouvant vivre la discrimination ou l'exploitation sexistes.
Elle se facilite la vie en ignorant tout simplement la lutte des
classes.
Les femmes des classes inférieures n'ont eu aucun mal à voir
que l'égalité sociale dont parlaient les féministes consistait à faire le
parallèle entre carriérisme, mobilité sociale et émancipation. Elles
savaient aussi qui serait exploitée au service de cette émancipation.
Confrontées quotidiennement à l'exploitation sociale, elles ne
pouvaient se payer le luxe d'ignorer la lutte des classes. Dans l'an-
thologie Women of Crisis, Helen, une femme blanche de la classe
ouvrière qui travaille comme domestique dans la maison d'une
bourgeoise blanche « féministe », exprime ainsi sa compréhen-
sion de la contradiction entre la rhétorique féministe et sa mise
en pratique :

Je crois que Madame a raison : tout le monde devrait être égal.


Elle passe son temps à dire ça. Mais ensuite elle me fait venir dans
sa maison pour y travailler et je ne suis pas son égale — et elle ne
veut pas être mon égale ; et je ne lui jette pas la pierre, parce que
si j'étais à sa place je m'accrocherais à mon argent juste autant
quelle. C'est peut-être ça que font les hommes — ils s'accrochent
à leur argent. Et c'est une grosse bagarre, comme toujours quand
il s'agit d'argent. Elle devrait le savoir. Elle ne va pas se mettre
à payer grassement son « aide ménagère ». Elle est juste ; elle
passe son temps à nous le rappeler — mais elle ne va pas plus
nous « libérer » que les hommes ne vont « libérer » leurs épouses,
leurs secrétaires ou les autres femmes qui travaillent dans leurs
entreprises.

Les rçiilitantes du mouvement de libération des femmes ne se


sont pas contentées de mettre la souffrance psychologique sur le
même plan que la privation matérielle pour minimiser le privilège

5
de classe, elles ont aussi souvent insinué que c était le problème
le plus grave. Elles se sont débrouillées pour oublier le fait que
beaucoup de femmes souffrent à la fois psychologiquement et
matériellement. Pour cette seule raison, l'attention aurait dû se
porter sur le changement du statut social de ces dernières avant
de se porter sur le carriérisme des premières. Il est évident qu'une
bourgeoise qui souffre psychologiquement trouvera plus faci-
lement de l'aide qu'une femme qui souffre autant de difficultés
matérielles que de souffrances psychologiques. Une des différences
de perspective fondamentales entre une bourgeoise et une femme
pauvre ou de la classe ouvrière est que la dernière sait qu'être
discriminée ou exploitée en tant que femme peut être douloureux,
pénible et déshumanisant, mais que ce ne sera pas forcément
aussi douloureux, pénible, déshumanisant ou dangereux que de
se retrouver sans nourriture ou sans logement, que de connaître
la faim ou d'être gravement malade et de ne pas pouvoir se faire
soigner. Si les femmes pauvres avaient défini l'agenda du mou-
vement féministe, elles auraient certainement placé la lutte des
classes au centre des problématiques féministes et elles auraient
sûrement fait en sorte que les femmes pauvres et les femmes pri-
vilégiées cherchent à comprendre la structure de classe et la façon
dont elle oppose les femmes les unes aux autres.
Des féministes socialistes connues, qui sont pour la plupart
blanches, ont mis l'accent sur la classe, mais elles n'ont pas réussi
à changer le rapport à la classe qui existait au sein du mouve-
ment féministe. En dépit de leur allégeance au socialisme, leurs
valeurs, leurs comportements et leur mode de vie ont continué
à être modelés par leurs privilèges. Elles nont pas développé de
stratégie collective pour convaincre les bourgeoises qui n'étaient
pas sensibilisées à des perspectives politiques radicales que
l'élimination de l'oppression de classe était cruciale pour mettre
fin à l'oppression sexiste. Elles n'ont pas travaillé assez dur pour
s'organiser avec des femmes pauvres ou de la classe ouvrière qui ne
se considéraient pas forcément comme socialistes mais qui avaient

6
bien conscience de la nécessité de redistribuer les richesses aux
Etats-Unis. Elles nont pas cherché à éveiller la conscience des
femmes à grande échelle. Elles ont dépensé une grande partie de
leur énergie à s'adresser aux hommes blancs de gauche, à débattre
des liens entre marxisme et féminisme ou à expliquer à d'autres
militantes féministes que le féminisme socialiste constituait la
meilleure stratégie pour la révolution. On estime souvent à tort
que l'intérêt pour la lutte des classes est réservé aux féministes
socialistes. Quand bien même j'attire ici l'attention sur les pistes et
les stratégies quelles n'ont pas développées, j'aimerais insister sur
le fait que ces problématiques devraient être traitées par toutes les
militantes du mouvement féministe. Quand les femmes regarde-
ront en face la réalité du classisme et qu'elles prendront des enga-
gements politiques dans le but de l'éliminer, alors nous n'aurons
plus à vivre les conflits de classe qui ont été si ostensibles dans le
mouvement féministe. Tant que nous ne nous confronterons pas
aux divisions de classe qui existent entre les femmes, nous serons
incapables de construire une solidarité politique.
Le sexisme, le racisme et le classisme divisent les femmes.
Dans le mouvement féministe, les divisions et les désaccords sur
les stratégies et les priorités ont entraîné la formation de nom-
breux groupes aux positions politiques variées. Les scissions et
le morcellement de différentes factions politiques et de groupes
défendant des intérêts spécifiques ont érigé des barrières super-
flues à la Sororité qui pourraient facilement être éliminées. Le fait
que des groupes précis se spécialisent sur certaines problématiques
amène les femmes à croire que seules les féministes socialistes
doivent se soucier de la classe, que seules les féministes lesbiennes
doivent se soucier de l'oppression subie par les lesbiennes et les
gays, et que seules les femmes noires ou les autres femmes de cou-
leur doivent se soucier du racisme. Toute femme peut se dresser
politiquement en opposition à l'oppression sexiste, raciste, hétéro-
sexiste et classiste. Si une femme est fermement opposée à toutes
les formes d'oppression sociale, et quand bien même elle choisirait

147
de concentrer ses efforts sur une problématique politique précise
ou sur une cause particulière, sa perspective globale se mani-
festera dans tous ses engagements, aussi spécifiques soient-ils.
A partir du moment où les militantes féministes sont antiracistes
et qu elles s opposent à l'oppression de classe, peu importe que des
femmes de couleur, des femmes pauvres, etc., soient présentes. Ces
problématiques seront considérées comme importantes et seront
traitées, même si les femmes plus personnellement touchées par
des formes d'exploitation spécifiques resteront nécessairement
aux avant-postes de ces luttes. Les femmes doivent apprendre
à endosser la responsabilité de lutter contre des oppressions qui
ne les affectent pas forcément à titre personnel. Comme d'autres
mouvements radicaux dans notre société, le mouvement féministe
s'affaiblit lorsque les enjeux et priorités individuelles constituent
les seules raisons de l'implication des activistes. Lorsque nous
montrons notre intérêt pour le collectif, nous renforçons notre
solidarité.
Le mot « solidarité » était rarement employé au sein du mou-
vement féministe contemporain. On insistait davantage sur l'idée
de « soutien ». Soutenir peut signifier défendre ou appuyer une
opinion que l'on considère juste. Cela peut aussi signifier servir de
pilier ou de fondation à une structure fragile. Le deuxième sens
est le plus approprié en ce qui concerne les cercles féministes.
Sa teneur prend source dans l'insistance avec laquelle les fémi-
nistes ont appuyé l'idée de victimisation partagée. En s'identifiant
comme « victimes », les femmes reconnaissaient une faiblesse et
une impuissance tout autant qu'un besoin de soutien, en l'occur-
rence celui des autres militantes féministes, des « sœurs ». Et cela
était intimement lié à une vision superficielle de la Sororité. Dans
son essai intitulé « With Ail Due Respect », Jane Rule commente
cet usage du mot par les activistes féministes. Elle explique :

« Soutien » est un mot très employé dans le mouvement féministe.


Pour trop de gens, il signifie donner et recevoir un assentiment

8
inconditionnel. Certaines femmes sont terriblement douées pour
le sortir dans des moments cruciaux. De trop nombreuses femmes
sont convaincues qu elles ne peuvent fonctionner sans lui. C'est un
concept fallacieux qui a créé des barrières à la compréhension et
qui est à lorigine de vrais dommages émotionnels. L'interdiction
de formuler toute opinion critique n'est pas nécessaire à l'apport
d'un réel soutien. Le vrai soutien, c'est plutôt de savoir se respec-
ter soi-même et respecter les autres, même dans des moments de
désaccords importants.

En tant que femmes, nous devons éliminer la haine des femmes


que nous avons intégrée, notamment lorsque nous nous déchirons
cruellement et brutalement entre nous, si nous voulons pouvoir for-
muler des critiques, nous engager dans des débats et nous confron-
ter à des désaccords qui soient constructifs et respectueux, dans le
but de nous enrichir plutôt que de nous rabaisser. L'attitude négative
et agressive entre femmes n'est pas désapprise quand tout avis cri-
tique est proscrit. Elle l'est quand les femmes acceptent le fait que
nous sommes toutes différentes, que nous allons forcément être en
désaccord, mais que nous pouvons ne pas être du même avis et en
débattre ensemble sans agir comme si nous nous battions pour sauver
nos vies, et sans sentir que nous sommes sur le point de perdre toute
dignité en démolissant verbalement quelqu'une d'autre. Les alterca-
tions verbales sont souvent le cadre dans lequel les femmes peuvent
prouver leur acceptation de la compétition où l'on ne peut que gagner
ou perdre, et qui est le plus souvent associée aux interactions mascu-
lines, notamment dans la sphère du sport. Comme les hommes, les
femmes doivent apprendre à dialoguer entre elles sans concurrence.
Rule suggère que les femmes peuvent ne pas être d'accord les unes
avec les autres sans pour autant se démolir mutuellement si elles réa-
lisent qu'elles ne risquent pas de perdre leur valeur ou leur dignité
quand elles sont critiquées : « Personne ne peut discréditer ma vie si je
la tiens entre mes propres mains, et ainsi je n'ai pas à faire porter à qui
que ce soit le fallacieux fardeau de mon hostilité angoissée. »

9
Les femmes doivent se retrouver ensemble dans des contextes
où des désaccords idéologiques s exprimeront, et elles doivent tra-
vailler ce type d'interactions afin que la communication puisse
exister. Cela implique que lorsque nous nous rencontrons, plu-
tôt que de prétendre être unies, nous devrions reconnaître que
nous sommes divisées et chercher à développer des stratégies pour
dépasser nos peurs, nos préjugés, nos ressentiments, nos rivalités,
etc. Les confrontations négatives et violentes qui se sont produites
dans les cercles féministes ont amené de nombreuses militantes
féministes à éviter les interactions collectives ou interindividuelles
qui présentent un risque de désaccord pouvant conduire au conflit.
Les notions de sécurité et de soutien ont été redéfinies à tel point
quelles signifient maintenant passer du temps dans des groupes
composés de gens semblables qui partagent les mêmes valeurs. Si
aucune femme ne veut se mettre dans une situation qui l'anéanti-
rait psychologiquement, les femmes sont capables de se confron-
ter les unes aux autres, de faire face à l'hostilité, de la combattre
puis de la dépasser pour tendre vers la compréhension réciproque.
L'expression de l'hostilité n'a aucune utilité quand elle constitue
une fin en soi, mais quand elle est le moteur qui nous pousse à
plus de clairvoyance et de compréhension, elle joue alors un rôle
important.
Pour aboutir à plus de compréhension et de solidarité, les
femmes doivent apprendre à travailler dans l'hostilité, ne serait-ce
que pour nous émanciper de l'éducation sexiste qui nous a appris
à éviter la confrontation, supposée nous détruire ou nous faire
souffrir. À maintes reprises, j'ai fait l'expérience de conférences au
cours desquelles mes déclarations mettaient en colère une audi-
trice et conduisaient à des confrontations verbales virulentes et
parfois clairement hostiles. Ce sont des situations qui semblent
inconfortables, négatives et improductives parce que le ton monte,
qu'il y a des cris, des larmes, etc., mais au bout d'un moment, j'ai
fini par me rendre compte que ce genre d'échange nous faisait
grandir, mon auditrice et moi-même, et nous apportait plus de

150
discernement. Un jour, une sociologue noire, qui s exprimait tou-
jours calmement et en douceur, m'a invitée à venir parler dans sa
classe où il y avait une jeune étudiante chicana qui pouvait passer
pour blanche. Nous avons eu un échange virulent quand j'ai dit
que sa capacité à passer pour blanche lui donnait un point de vue
sur la race totalement différent de celui de quelqu'un-e qui a la
peau sombre et qui ne peut jamais passer pour blanche. J'ai fait
remarquer que toute personne qui la rencontrerait sans connais-
sance de ses origines ethniques supposerait qu'elle est blanche et
interagirait avec elle sur cette base. Sur le moment, cette idée l'a
mise en colère. Elle s'est franchement énervée et s'est ruée hors
de la salle en larmes. L'enseignante et les autres étudianfe-s m'ont
immédiatement vue comme « la méchante » qui avait échoué à
soutenir une sœur et qui, au lieu de ça, l'avait même fait fondre
en larmes. Elles étaient contrariées que notre petite réunion n'ait
pas été entièrement agréable, paisible et sereine. Sur le moment,
je me suis clairement sentie nulle. Mais des semaines plus
tard, l'étudiante m'a contactée pour partager son ressenti et me
dire qu'elle avait pris conscience de certaines choses et que son
point de vue avait changé depuis notre rencontre, ce qui l'avait
aidée dans son développement personnel. Des incidents comme
celui-ci, qui au départ semblent uniquement négatifs à cause de
la tension ou de l'hostilité, peuvent conduire à des évolutions
positives. Si les femmes cherchent systématiquement à éviter la
confrontation, à toujours être « safe », nous ne pourrons jamais
connaître le moindre changement révolutionnaire ni la moindre
transformation individuelle ou collective.
Quand les femmes s'engagent activement dans une compré-
hension réellement soutenante de nos différences afin de cor-
riger nos visions faussées et malavisées, nous posons les bases
nécessaires à l'expérience de la solidarité politique. La solidarité,
ce n'est pas la même chose que le soutien. Pour vivre la solida-
rité, nous devons avoir une communauté d'intérêts, de convic-
tions partagées et d'objectifs autour desquels nous rassembler

151
pour construire la Sororité. Le soutien peut être quelque chose
de ponctuel. On peut le retirer aussi facilement que le donner.
La solidarité nécessite un engagement continu et durable. Si
nous voulons qu'il s'étende, le mouvement féministe a besoin
de diversité, de désaccords et de différences. Comme Grâce Lee
Boggs et James Boggs l'ont souligné dans Révolution and Evolu-
tion in the Twentieth Century :

Les notions de critique et d'autocritique reposent sur une


même valorisation de la réalité de la contradiction. La critique
et l'autocritique sont le moyen par lequel des personnes liées
par des objectifs communs peuvent utiliser consciemment leurs
différences et leurs limites (c'est-à-dire, le négatif) comme
moteur de leur avancée positive. Dans le langage populaire, c'est
de ce processus que l'on parle quand on dit : « c'est un mal pour un
bien », ou encore « transformer le négatif en positif ».

Les femmes n'ont pas besoin d'éliminer leurs différences pour


se sentir solidaires les unes des autres. Nous n'avons pas besoin
de partager une oppression commune pour toutes lutter contre
l'oppression. Nous n'avons pas besoin de haïr le masculin pour
nous rassembler et nous lier, tant les expériences, les idées et les
cultures que nous avons à partager entre nous sont riches et vastes.
Nous pouvons être des sœurs liées par des intérêts communs et des
convictions partagées, unies dans notre appréciation de la diver-
sité, unies dans notre lutte pour mettre fin à l'oppression sexiste,
unies dans la solidarité politique.
5
LES HOMMES :
DES CAMARADES DE LUTTE

À partir du moment où Ion définit le féminisme comme un


mouvement pour mettre fin à l'oppression sexiste, cela permet
tant aux femmes qu'aux hommes, tant aux filles qu'aux garçons,
de participer à la lutte révolutionnaire. Jusqu'ici, le mouvement
féministe contemporain s'est principalement développé grâce
aux efforts fournis par les femmes — les hommes y ont rare-
ment participé. Ce manque de participation n'est pas uniquement
une conséquence de l'antiféminisme. Quand les féministes pro-
gressistes ont fait le parallèle entre l'émancipation des femmes
et l'obtention de l'égalité sociale avec les hommes, elles ont en
réalité créé une situation dans laquelle ce sont bien elles, et non
les hommes, qui ont désigné le mouvement féministe comme « un
travail de femme ». Alors même quelles attaquaient la division
sexuée du travail et le sexisme institutionnalisé qui assignaient aux
femmes le travail gratuit, dévalorisé et « ingrat », elles finissaient
par assigner aux femmes une nouvelle tâche sexuée : faire la révo-
lution féministe. Les militantes féministes appelaient toutes les
femmes à rejoindre le mouvement féministe, mais elles n'ont pas
suffisamment insisté sur le fait que les hommes devaient assu-
mer la responsabilité de combattre activement l'oppression sexiste
dans le but d'y mettre fin. Elles disaient que les hommes étaient
tout-puissants, misogynes, oppresseurs : les ennemis. Les femmes

153
étaient les opprimées : les victimes. Une telle rhétorique ren-
force l'idéologie sexiste en validant de manière inversée la notion
d'un conflit originel entre les sexes. À partir de là, les femmes ne
peuvent se renforcer et s'émanciper qu'aux dépens des hommes.
Comme pour d'autres problématiques, l'insistance portée
sur un mouvement féministe « non-mixte » et sur une posture
anti-homme virulente reflète l'expérience de race et de classe
des participantes. Les bourgeoises blanches, et plus particuliè-
rement les féministes radicales, étaient envieuses et furieuses à
l'égard des hommes blancs privilégiés et elles leur en voulaient
de refuser de partager équitablement avec elles leur privilège de
classe. Le féminisme leur a en partie fourni une tribune publique
pour exprimer leur colère, mais aussi un programme politique
quelles pouvaient utiliser pour attirer l'attention sur la ques-
tion de l'égalité sociale, pour réclamer des changements et pour
promouvoir des réformes spécifiques. Elles n'exprimaient pas
beaucoup d'entrain quand il s'agissait d'attirer l'attention sur le
fait que les hommes ne partagent pas tous le même statut social,
que le patriarcat n'annule pas l'existence de l'exploitation ou des
privilèges de race et de classe, et que tous les hommes ne pro-
fitent pas du sexisme de la même façon. Elles ne voulaient pas
reconnaître le fait que les bourgeoises blanches, bien que souvent
victimes du sexisme, avaient davantage de pouvoir et de privilèges,
et étaient moins susceptibles d'être exploitées ou opprimées, que
les hommes non-blancs, pauvres et peu éduqués. À cette époque,
beaucoup de féministes blanches n'en avaient rien à faire du sort
des hommes issus de groupes opprimés. En accord avec l'exercice
de leurs privilèges de race et/ou de classe, elles jugeaient le vécu
de ces hommes indigne de leur attention, refusaient de le prendre
en considération et détournaient ainsi simultanément l'attention
de leur participation à l'exploitation et à l'oppression perpétuelles.
Des assertions telles que « tous les hommes sont des ennemis » et
« tous les hommes haïssent les femmes » ont mis tous les hommes
dans une même catégorie, laissant ainsi penser qu'ils partagent

154
tous 1 ensemble des différents aspects du privilège masculin. Une
des premières déclarations écrites cherchant à faire d une posture
anti-homme une position féministe centrale a été le Redstockings
Manifesta. La clause III du manifeste dit :

Nous identifions les hommes comme étant les agents de notre


oppression. La suprématie masculine est la plus ancienne et la
plus profonde forme de domination. Toutes les autres formes
d'exploitation et d'oppression (racisme, capitalisme, impéria-
lisme, etc.) sont des extensions de la suprématie masculine : les
hommes dominent les femmes, et quelques hommes dominent
les autres. À travers l'histoire, toutes les positions de pouvoir ont
été dominées par les hommes et centrées sur eux. Les hommes
ont contrôlé toutes les institutions politiques, économiques et
culturelles, et ont verrouillé ce contrôle à l'aide de la force phy-
sique. Ils ont utilisé leur pouvoir pour maintenir les femmes dans
une position inférieure. Tous les hommes profitent économique-
ment, sexuellement et psychologiquement de la suprématie mas-
culine. Tous les hommes ont déjà opprimé des femmes.

Les positions anti-homme ont éloigné de nombreuses femmes


pauvres et de la classe ouvrière, et en particulier des femmes non-
blanches, du mouvement féministe. Leurs vécus leur avaient
prouvé qu'elles avaient plus en commun avec les hommes de leur
groupe social et/ou racial qu'avec les bourgeoises blanches. Elles
savaient à quelles souffrances et à quelles épreuves sont confron-
tées les femmes dans leur communauté ; elles connaissaient aussi
les souffrances et les épreuves vécues par les hommes et elles
avaient de la compassion pour eux. Elles avaient lutté à leurs côtés
pour une meilleure vie. Et cela est particulièrement vrai pour les
femmes noires. Tout au long de notre histoire aux Etats-Unis,
les femmes noires ont partagé équitablement la responsabilité
de toutes les luttes de résistance à l'oppression raciste. Malgré le
sexisme, les femmes noires ont toujours contribué à parts égales

155
à la lutte antiraciste. Et souvent, avant les initiatives du mouve-
ment de libération noire contemporain, les hommes noirs recon-
naissaient cette contribution. Il y a un lien particulier qui unit les
gens qui luttent ensemble pour l'émancipation. Les femmes et les
hommes noire-s ont été u n i e s par de tels liens. Elles et ils ont
fait l'expérience de la solidarité politique. C'est l'expérience de ces
luttes de résistance partagées qui a amené les femmes noires à
rejeter la posture anti-homme de certaines activistes féministes.
Cela ne veut pas dire que les femmes noires ne voulaient pas
reconnaître la réalité du sexisme des hommes noirs. Mais cela
signifie que pour beaucoup d'entre nous, ce n'est pas en attaquant
les hommes noirs ou en y ripostant avec agressivité que l'on com-
battra le sexisme ou la haine des femmes.
Les bourgeoises blanches ne peuvent pas conceptualiser les
liens qui se développent entre les femmes et les hommes au cours
des luttes de libération, et elles n'ont pas connu tant d'expériences
positives en sengageant politiquement avec les hommes. La loi
patriarcale de l'homme blanc a généralement toujours dévalué la
participation politique des femmes. En dépit de la prévalence du
sexisme dans les communautés noires, le rôle joué par la femme
noire dans les institutions sociales, qu'il soit principal ou secon-
daire, est reconnu par tout le monde comme significatif, important
et précieux. Dans un entretien avec Claudia Tate, l'écrivaine noire
Maya Angelou explique sa vision des rôles différents joués par les
femmes noires et blanches dans leur communauté :

Les femmes noires et les femmes blanches sont dans des posi-
tions étranges au sein de leurs communautés respectives. Dans
la sociabilité de groupe des personnes noires, les femmes noires
ont toujours joué un rôle primordial. À l'église par exemple, c'est
toujours sœur Hudson, sœur Thomas et sœur Wetheringay qui
maintiennent la paroisse en vie. Lors des rassemblements laïcs,
c'est toujours Lottie qui cuisine et Mary qui va chez Bonita pojur
faire la fête. De plus, ce sont les femmes noires qui éduquent les

156
enfants dans notre communauté. Les femmes blanches sont dans
une position différente au sein de leurs institutions sociales. Les
hommes blancs, qui sont bel et bien leurs pères, leurs maris, leurs
frères, leurs fils, leurs neveux et leurs oncles, leur disent ou leur
font au moins comprendre ceci : « Je n ai pas vraiment besoin
de toi pour gérer mes institutions. J'ai besoin de toi à certains
endroits, dans lesquels tu dois être contenue : dans la chambre,
dans la cuisine, auprès des enfants et sur le piédestal. » On n a
jamais dit ça aux femmes noires.

Sans l'implication cruciale des femmes noires, comme parti-


cipantes et comme meneuses, de nombreuses institutions domi-
nées par les hommes au sein des communautés noires auraient
cessé d exister ; ce qui n'est pas le cas dans toutes les communautés
blanches.
De nombreuses femmes noires ont refusé de participer au
mouvement féministe parce quelles sentaient bien qu'une
posture anti-homme n'était pas une bonne base pour l'action.
Elles étaient convaincues que les expressions virulentes de tels
sentiments intensifiaient le sexisme en accentuant l'antagonisme
qui existe déjà entre les femmes et les hommes. Pendant des
années, les femmes noires (et quelques hommes noirs) ont lutté
pour dépasser les tensions et les antagonismes entre les femmes
et les hommes noire-s générés par le racisme intériorisé (c'est-à-
dire quand le patriarcat blanc insinue qu'un de ces deux groupes
a causé l'oppression de l'autre). Les femmes noires disaient aux
hommes noirs : « Nous ne sommes pas des ennemre-s les un*e*s
pour les autres », « Nous devons résister à la sociabilisation qui
nous apprend à nous haïr nous-mêmes et à nous détester les
un-e-s les autres. » Cette expression de camaraderie entre les
femmes et les hommes noire-s faisait partie de la lutte antiraciste.
Une camaraderie de ce type aurait aussi pu exister dans la lutte
féministe si les féministes blanches avaient insisté sur le besoin
des femmes et des hommes de résister à la sociabilisation sexiste

157
qui nous apprend à nous craindre et à nous détester les un-e-s
les autres. Au lieu de ça, elles ont choisi de mettre l'accent sur
la haine, particulièrement la haine des femmes par les hommes,
insinuant quelle ne pouvait être transformée. Par conséquent,
aucune solidarité politique viable ne pouvait exister entre
les femmes et les hommes. Les femmes de couleur d'origines
ethniques diverses, mais aussi les femmes qui étaient actives
dans le mouvement homo, ne faisaient pas qu'expérimenter le
développement de la solidarité entre les femmes et les hommes
dans la lutte de résistance, mais elles reconnaissaient aussi sa
valeur. Elles ne voulaient pas dévaloriser cette camaraderie en
s'alliant avec des bourgeoises blanches anti-homme. Encourager
la camaraderie politique entre les femmes et les hommes dans le
but de résister radicalement à l'oppression sexiste aurait permis
d'attirer l'attention sur le potentiel transformateur du féminisme.
La posture anti-homme était une perspective réactionnaire
qui a donné au féminisme l'image d'un mouvement destiné à
permettre aux femmes blanches d'usurper le pouvoir masculin
blanc, remplaçant la loi de la suprématie de l'homme blanc par
celle de la suprématie de la femme blanche.
Dans les organisations féministes, la question du sépara-
tisme des femmes était initialement distincte de la posture anti-
homme ; c'est seulement quand le mouvement a pris de l'ampleur
que ces deux perspectives se sont rejointes. Beaucoup de groupes
non-mixtes réservés aux femmes ont été constitués parce que les
femmes reconnaissaient qu'un mode d'organisation séparatiste
pouvait accélérer la prise de conscience des femmes, préparer le
terrain au développement de la solidarité entre les femmes et faire
avancer le mouvement de manière générale. On considérait que
des groupes mixtes auraient été submergés et bloqués par les ego
des hommes et leur fièvre de pouvoir. Les groupes séparatistes
étaient vus comme une stratégie nécessaire, mais pas comme un
moyen d'attaquer les hommes. A terme, l'objectif de tels groupes
était l'intégration à travers l'égalité.

158
Les aspects positifs de l'organisation séparatiste se sont
atténués quand des féministes radicales, comme Ti-Grace
Atkinson, ont présenté le séparatisme sexué comme un but ultime
du mouvement féministe. Le séparatisme réactionnaire se base sur
la conviction que la suprématie masculine est une caractéristique
absolue de notre culture et que les femmes nont que deux choix
possibles : l'accepter ou s'en éloigner pour créer des cultures
alternatives. Cette position coupe court à tout besoin dune lutte
révolutionnaire et elle ne représente en rien une menace pour
le statu quo. Dans son essai « Separate to Integrate », Barbara
Léon souligne le fait que la suprématie masculine préférerait que
le mouvement féministe reste « séparé et inégal ». Elle donne
1 exemple des efforts fournis par la cheffe dorchestre Antonia Brico
qui dirigeait un orchestre constitué uniquement de femmes et qui
voulait en faire un orchestre mixte, avant de se rendre compte
quelle ne parvenait à obtenir aucun soutien pour ce projet :

Le travail d'Antonia Brico était acceptable aussi longtemps quelle


se contentait de prouver que les femmes étaient des musiciennes
qualifiées. Elle n'avait aucune difficulté à trouver cent femmes
capables de jouer dans un orchestre ni à obtenir de soutien finan-
cier pour un tel projet. Mais cela s'est avéré impossible pour elle
de trouver le soutien nécessaire pour faire jouer des hommes et
des femmes ensemble dans un orchestre réellement mixte. Le
combat pour l'intégration s'est avéré plus menaçant pour la supré-
matie masculine, et donc plus difficile à mener à bien.
Aujourd'hui, le mouvement féministe en est au même point. On
peut prendre le chemin le plus facile qui consiste à accepter la
ségrégation, mais cela voudrait dire perdre de vue l'objectif même
du mouvement. Le séparatisme réactionnaire a été un moyen
pour stopper l'avancée du féminisme.

Au cours du mouvement féministe contemporain, le sépara-


tisme réactionnaire a amené de nombreuses femmes à abandonner

159
la lutte féministe. Il reste pourtant un modèle répandu d'organi-
sation féministe, comme par exemple dans le mouvement pour la
paix où Ion trouve des groupes autonomes de femmes. En tant
que principe, il a contribué à marginaliser la lutte féministe, à la
faire paraître davantage comme une solution à des problèmes per-
sonnels, particulièrement vis-à-vis des hommes, que comme un
mouvement politique visant à transformer la société tout entière.
Pour en revenir à un féminisme qui soit avant tout une lutte révo-
lutionnaire, les femmes ne peuvent plus accepter que le féminisme
soit une autre tribune pour l'expression continuelle de l'antago-
nisme entre les sexes. Le temps est venu pour les femmes actives
dans le mouvement féministe de développer de nouvelles straté-
gies pour inclure les hommes dans la lutte contre le sexisme.
Tous les hommes soutiennent et perpétuent le sexisme et
l'oppression sexiste d'une manière ou d'une autre. En voulant
renforcer notre compréhension de ce fait, il est crucial que les
militantes féministes ne restent pas bloquées dessus au point
de ne pas mettre en évidence un autre aspect souvent moins
souligné : que les hommes peuvent mener des vies importantes
et épanouissantes sans exploiter et opprimer les femmes. Comme
les femmes, les hommes ont été éduqués à accepter passivement
l'idéologie sexiste. S'ils ne doivent pas culpabiliser d'avoir intégré
le sexisme, ils doivent cependant assumer la responsabilité de
l'éliminer. Cela agace les militantes qui veulent faire du séparatisme
un objectif du mouvement féministe, d'entendre l'accent porté sur
le fait que les hommes pâtissent du sexisme ; elles s'accrochent à
une vision de la réalité où « tous les hommes sont des ennemis ».
Les hommes ne sont ni exploités ni opprimés par le sexisme, mais
ils souffrent de certaines façons des conséquences de celui-ci.
Cette souffrance ne devrait pas être ignorée. Et si elle ne minimise
en rien la gravité des violences masculines et de l'oppression
des femmes ni ne nie la responsabilité masculine dans les actes
d'exploitation, la souffrance vécue par les hommes peut servir de
catalyseur pour attirer l'attention sur la nécessité de changement.

160
La reconnaissance des conséquences douloureuses du sexisme
dans leur vie a conduit certains hommes à former des groupes de
prise de conscience pour interroger cela. Dans son essai « Anti-
Sexist Consciousness-Raising Groups for Men », Paul Hornacek
explique l'objet de ce type de réunions :

Les hommes ont exprimé des raisons multiples pour lesquelles


ils avaient décidé de rejoindre un groupe de prise de conscience.
Toutes, cependant, avaient un lien sous-jacent avec le mouve-
ment féministe. La plupart d entre eux avaient vécu une souf-
france émotionnelle résultant de leur rôle masculin dont ils
n'étaient pas satisfaits. Certains avaient eu des conflits en public
ou en privé avec des féministes radicales et avaient été critiqués
à plusieurs reprises pour leur attitude sexiste. Certains venaient
en raison de leur engagement dans le changement social et de
leur reconnaissance du fait que le sexisme et le patriarcat sont
des éléments d'un système social intolérable qui doit être changé.

Dans les groupes de prise de conscience que décrit Hornacek,


les hommes reconnaissent qu'ils bénéficient du patriarcat, tout en
sachant que celui-ci les blesse aussi. Mais les groupes non-mixtes
d'hommes, tout comme les groupes de soutien non-mixtes de
femmes, courent le risque de donner trop d'importance au chan-
gement individuel, aux dépens de l'analyse et de la lutte politiques.
L'idéologie séparatiste encourage les femmes à ignorer l'impact
négatif du sexisme sur la personnalité masculine. Elle accentue
la polarisation entre les sexes. Selon Joy Justice, les séparatistes
pensent qu'il y a « deux approches de base » quand il est question
d'identifier les victimes du sexisme : « Il y a le point de vue selon
lequel les hommes oppriment les femmes. Et le point de vue selon
lequel les individu-es sont des individu*e*s, et que nous subis-
sons toutes et tous les rôles de genre rigides. » De nombreuses
séparatistes pensent que la deuxième approche est un signe de
cooptation traduisant le refus des femmes d'accepter le fait que les

161
hommes sont les ennemis — elles insistent sur la primauté de la
première approche. En l'occurrence, les deux approches décrivent
correctement la situation délicate dans laquelle nous nous trou-
vons. Les hommes oppriment bien les femmes. Et toutes les per-
sonnes subissent bien les rôles de genre rigides. Ces deux réalités
coexistent. L'oppression des femmes par les hommes ne peut en
rien être excusée par la reconnaissance du fait que les hommes
puissent souffrir de différentes façons des rôles de genre rigides.
Et les militantes féministes doivent reconnaître cette souffrance
— car elle existe. Elle n'efface pas ni ne réduit la responsabilité
des hommes qui soutiennent et perpétuent le patriarcat qui leur
donne le pouvoir d'exploiter et d'opprimer les femmes, d'une
manière bien plus grave que la détresse psychologique ou la souf-
france émotionnelle causées par le fait de devoir se conformer à la
rigidité du rôle masculin.
Les femmes actives dans le mouvement féministe n'ont voulu
s'attarder en aucune façon sur la souffrance des hommes afin de
ne pas détourner l'attention du privilège masculin. La rhétorique
féministe séparatiste suggère que tous les hommes partagent à
parts égales le privilège masculin et que tous les hommes profitent
du sexisme. Mais l'homme pauvre ou de la classe ouvrière qui a été
éduqué par l'idéologie sexiste à croire qu'il y a des privilèges et des
pouvoirs qu'il devrait posséder uniquement en raison de son genre
masculin découvre souvent que peu, s'il y en a, de ces bénéfices lui
sont automatiquement accordés dans la vie. Plus que n'importe
quel autre groupe d'hommes aux Etats-Unis, il est constamment
confronté à la contradiction qui existe entre la notion de mascu-
linité qui lui a été enseignée et son incapacité à y correspondre.
Il est généralement « blessé », émotionnellement meurtri, parce
qu'il ne possède pas le privilège et le pouvoir que, selon ce que la
société lui a appris, devraient avoir les « vrais hommes ». Rejeté,
frustré, furieux, il peut agresser, maltraiter et oppresser une femme
ou plusieurs, mais il ne tire aucun bénéfice de son soutien et de
sa perpétuation de l'idéologie sexiste. Quand il frappe ou viole

162
des femmes, il n'exerce pas un privilège ni ne profite d un quel-
conque avantage ; il peut juste se satisfaire d'exercer la seule forme
de domination qui lui est accordée. La structure de pouvoir de
la classe masculine dominante qui encourage ses comportements
violents à 1 égard des femmes est la seule qui récolte réellement les
bénéfices matériels et les privilèges de ses actes. Aussi longtemps
qu'il s'attaque aux femmes et non au sexisme ou au capitalisme, il
contribue à maintenir un système qui ne lui accorde que peu, voire
pas du tout, d'avantages et de privilèges. Il est bien un oppresseur.
Il est bien un ennemi des femmes. Mais il est aussi son propre
ennemi. Il est aussi opprimé. Ses comportements violents à l'égard
des femmes ne sont pas justifiables. Quand bien même il a été
sociabilisé à agir tel qu'il le fait, il existe des mouvements sociaux
qui pourraient lui permettre de lutter pour sa propre renaissance
et son émancipation. En ignorant ces mouvements, il choisit de
rester à la fois oppresseur et opprimé. Et si le mouvement fémi-
niste ignore son problème, discrédite sa souffrance ou le considère
juste comme un autre homme ennemi, alors nous cautionnons
indirectement ses actes.
Le procédé par lequel les hommes agissent en oppresseurs tout
en étant opprimés est particulièrement visible dans les commu-
nautés noires, où les hommes sont pauvres et issus de la classe
ouvrière. Dans son essai « Notes for Yet Another Paper on Black
Feminism, or, Will the Real Enemy Please Stand Up? », la mili-
tante féministe noire Barbara Smith note que les femmes noires
sont peu enclines à se confronter au problème de l'oppression
sexiste au sein des communautés noires :

En identifiant l'oppression sexiste comme un problème, nous


aurions l'impression de devoir considérer comme menaçant un
groupe de gens que nous avons perçu jusqu'ici comme nos alliés :
les hommes Noirs. Cela semble être un des principaux obstacles
au début d'une analyse des relations entre les sexes et des enjeux
politiques sexuels dans nos vies. La phrase « les hommes ne sont

163
pas les ennemis » dénigre le féminisme et balaie la réalité du
patriarcat d'un même revers de main, et néglige aussi certaines
réalités majeures. Si nous ne pouvons pas accepter l'idée que
certains hommes sont des ennemis, surtout les hommes blancs
mais aussi d'une façon différente les hommes Noirs, alors nous
ne réussirons jamais à comprendre de manière approfondie pour-
quoi, par exemple, nous sommes battues chaque jour, pourquoi
nous sommes stérilisées contre notre volonté, pourquoi nous
sommes violées par nos voisins, pourquoi nous sommes enceintes
dès douze ans et pourquoi nous sommes à la maison à vivre des
aides sociales avec trop d'enfants pour pouvoir nous en occuper et
subvenir à leurs besoins correctement. Reconnaître le sexisme des
hommes Noirs ne veut pas dire « haïr les hommes » ni nécessai-
rement les écarter de nos vies. Ce que cela signifie, c'est que nous
devons nous battre pour interagir avec eux sur de nouvelles bases.

Dans les communautés noires, les femmes ont été réticentes


à discuter publiquement de l'oppression sexiste, mais elles ont
toujours su quelle existait. Nous aussi, nous avons été éduquées à
accepter l'idéologie sexiste, et beaucoup de femmes noires savent
que les violences sexistes des hommes noirs sont le reflet de leur
masculinité frustrée, et de telles pensées les amènent à considé-
rer ces violences comme compréhensibles, voire même justifiées.
L'immense majorité des femmes noires pensent que le simple fait
de déclarer publiquement que ces hommes sont des ennemis ou de
les identifier comme oppresseurs n'aurait que peu d'effets positifs
sur la situation, et elles craignent même que cela ne les en rende
juste davantage victimes. En soi, nommer des réalités oppressives
n'a pas apporté le même type de changements aux groupes oppri-
més qu'aux groupes plus privilégiés qui attirent plus l'attention. La
dénonciation publique du sexisme n'a généralement pas entraîné
la violence institutionnelle qui a caractérisé, par exemple, la réac-
tion aux luttes noires pour les droits civiques. (La dénonciation
privée, en revanche, se heurte souvent à l'oppression violente.)
Si les femmes noires n'ont pas rejoint le mouvement féministe,
ce n'est pas parce quelles ne peuvent pas faire face à la réalité de
l'oppression sexiste ; elles y sont confrontées quotidiennement.
Elles ne rejoignent pas le mouvement féministe parce quelles ne
voient pas dans la théorie et la pratique féministes, et particulière-
ment dans les écrits accessibles au plus grand nombre, de solutions
potentielles.
Jusqu'à présent, la rhétorique féministe qui identifie l'homme
comme ennemi n'a eu que peu d'effets positifs. Si les féministes
avaient attiré l'attention sur la relation entre les hommes de la
classe dominante et la grande majorité des hommes, qui sont édu-
qués à maintenir et à perpétuer le sexisme et l'oppression sexiste
sans pour autant en retirer un quelconque avantage réel et positif
pour leur vie, alors ces hommes auraient pu être motivés à exa-
miner l'impact du sexisme dans leurs vies. Souvent, les militantes
féministes parlent des violences masculines comme s'il s'agissait
de l'exercice d'un privilège plutôt que de l'expression d'une fail-
lite morale, d'une folie, d'une déshumanisation. Par exemple, dans
son essai, Barbara Smith considère les hommes blancs comme
« le groupe dominant principal dans la société américaine » et
parle de la nature de l'oppression qu'ils font subir aux autres. À la
fin du passage dans lequel elle affirme cela, elle commente : « Ce
ne sont pas que les capitalistes riches et puissants qui inhibent
et détruisent la vie. Ce sont aussi les violeurs, les meurtriers, les
lyncheurs et les réacs ordinaires. Eux aussi exercent un pouvoir
bien réel et très violent que leur privilège masculin blanc leur
confère. » Dans cette affirmation se trouve l'hypothèse implicite
selon laquelle le fait de commettre des crimes violents contre les
femmes est soit le signe soit l'affirmation d'un privilège. L'idéolo-
gie sexiste lave le cerveau des hommes pour leur faire croire que les
violences qu'ils font subir aux femmes leur profitent, alors que ce
n'est pas le cas. Et les militantes féministes appuient cette logique,
alors que nous devrions en permanence nommer ces actes pour
ce qu'ils sont : des expressions de relations de pouvoir perverties,

165
d'une perte générale de prise sur la vie, d une impuissance affective
et émotionnelle, d une irrationalité extrême et, dans de nombreux
cas,dune pure et simple démence. L'assimilation masculine pas-
sive de l'idéologie sexiste permet aux hommes d'interpréter de
manière positive leurs comportements toxiques. Aussi longtemps
que les hommes seront conditionnés à assimiler l'exercice de vio-
lences sexistes à un privilège, ils n'auront aucune idée des dégâts
qu'ils se font à eux-mêmes et aux autres, et n'auront aucune moti-
vation pour changer.
Les personnes engagées dans la révolution féministe doivent
trouver des chemins par lesquels les hommes peuvent désap-
prendre le sexisme. Dans le mouvement féministe contempo-
rain, les femmes n'ont jamais été encouragées à faire remarquer
aux hommes leur responsabilité. Certaines rhétoriques féministes
« rabaissent » les femmes qui sont de quelque manière que ce soit
en relation avec des hommes. La plupart des militantes féministes
disaient : « Les femmes ont encouragé, aidé et soutenu les autres
pendant trop longtemps. Nous devons maintenant nous occu-
per de nous-mêmes. » Après avoir aidé et soutenu les hommes
pendant des siècles en agissant en complicité avec le sexisme, les
femmes étaient tout à coup encouragées à retirer leur soutien dès
qu'on en venait à la question de « l'émancipation ». L'insistance,
jugée émancipatrice, avec laquelle les militantes féministes se sont
concentrées sur l'individualisme et la primauté du soi n'était en
rien une conception visionnaire ou radicale de la liberté, même s'il
est vrai que cela a apporté des solutions individuelles à des femmes.
Mais c'était là la même idée d'indépendance que celle perpétuée
par l'Etat patriarcal impérialiste qui assimile l'indépendance
au narcissisme et l'absence de contraintes à la domination des
autres. De ce point de vue, les femmes actives dans le mouve-
ment féministe ne faisaient qu'inverser l'idéologie dominante de
notre culture — elles ne l'attaquaient pas. Elles ne proposaient pas
d'alternatives concrètes au statu quo. En l'occurrence, même l'idée
que « les hommes sont les ennemis » n'était finalement qu'une

166
inversion de la doctrine patriarcale selon laquelle « les femmes
sont les ennemies » — la bonne vieille vision de la réalité façon
Adam et Eve.
Rétrospectivement,il est évident que l'accent mis sur l'idée que
« les hommes sont les ennemis » a détourné l'énergie qui aurait pu
être mise à améliorer les relations entre les femmes et les hommes,
et à trouver des pistes communes pour désapprendre le sexisme.
Les bourgeoises actives dans le mouvement féministe ont exploité
l'idée d'une polarisation naturelle entre les sexes pour concentrer
l'attention sur leur revendication degalité des droits. Elles ont
énormément investi dans le fait de décrire l'homme comme
un ennemi et la femme comme une victime. Elles formaient la
seule catégorie de femmes à pouvoir rejeter leurs liens avec les
hommes une fois quelles auraient obtenu un partage équitable
de leur privilège de classe. Elles étaient finalement beaucoup plus
intéressées par l'obtention d'un partage équitable de leur privilège
de classe que par la lutte visant à éliminer le sexisme et l'oppression
sexiste. Leur insistance à vouloir se séparer des hommes renforçait
leur sentiment quelles, en tant que femmes sans hommes, avaient
avant tout besoin d accéder aux mêmes opportunités. La plupart des
femmes n'ont pas la liberté de se séparer des hommes en raison d'une
interdépendance économique. L'idée séparatiste selon laquelle les
femmes peuvent résister au sexisme en évitant tout contact avec les
hommes reflète une perspective de classe bourgeoise. Dans son essai
« Some Thoughts About Racism, Classism, and Separatism », Cathy
McCandless fait remarquer que la question du séparatisme est en
de nombreux points faussée, car « dans cette économie capitaliste,
personne ne peut réellement être séparé ». Elle ajoute cependant :

Socialement parlant, c'est tout autre chose. Plus tu es riche,


et moins tu as généralement à créditer celles et ceux dont tu
dépends. L'argent peut offrir beaucoup de distance. Si l'on en a
en quantité suffisante, il est même possible de ne jamais poser les
yeux sur un homme. C est un luxe merveilleux d'avoir le contrôle

167
d où se posent nos yeux, mais regardons les choses en face : la sur-
vie quotidienne de la plupart des femmes implique encore d'être
en contact face à face avec des hommes, qu'elles le veuillent ou
non. Rien que pour cette raison, il me semble que critiquer les
femmes qui s'associent avec des hommes ne tend pas seulement
à être contre-productif, mais cela revient aussi presque à rejeter la
faute sur la victime. En particulier si les femmes qui définissent
les standards à atteindre sont blanches et de classe moyenne ou
supérieure (comme c'est souvent le cas d'après mon expérience) et
si celles à qui elles appliquent ces règles ne le sont pas.

Le fait de dévaloriser les réalités matérielles qui poussent de


nombreuses femmes à rester en lien avec les hommes, mais aussi
de ne pas respecter le désir de certaines femmes de garder contact
avec eux, crée un conflit d'intérêts inutile chez ces femmes qui
auraient pu être très intéressées par le féminisme mais qui ont
eu l'impression de ne pas pouvoir être à la hauteur des standards
politiquement corrects.
La littérature féministe n'en dit pas assez sur comment les
femmes peuvent directement s'engager dans la lutte féministe
d'une façon subtile, dans leurs contacts quotidiens avec les
hommes, même après avoir été confrontées à des situations dif-
ficiles. Le féminisme est politiquement pertinent pour les masses
de femmes qui interagissent quotidiennement avec des hommes
tant dans la sphère publique que privée, s'il s'attarde sur comment
des interactions souvent négatives (en raison de l'omniprésence
du sexisme) peuvent être changées. Les femmes qui sont quoti-
diennement en contact avec des hommes ont besoin de stratégies
pratiques pour leur permettre d'intégrer le mouvement féministe
dans leur vie quotidienne. En répondant de manière inadéquate à
ces questions complexes, ou en ne s'y attardant même pas, le mou-
vement féministe contemporain s est placé lui-même en marge de
la société au lieu de s'installer en son centre. Beaucoup de femmes
et d'hommes pensent que le mouvement féministe se déroule,

168
ou s'est déroulé, « là-bas ». La télévision leur dit que la femme
« libérée » est une exception et quelle est avant tout une carrié-
riste. Des publicités comme celle qui montre une femme d'affaires
blanche qui ôte son tailleur pour enfiler des habits légers dévoilant
sa peau tout en chantant « Je peux rapporter le bacon à la maison,
le faire frire dans la poêle, sans jamais te faire oublier que tu es un
homme », réaffirment que son carriérisme ne l'empêche aucune-
ment d'endosser le rôle stéréotypé d'objet sexuel qui est assigné
aux femmes dans la société patriarcale.
Souvent, les hommes qui affirment soutenir l'émancipation des
femmes le font parce qu'ils pensent que cela leur profitera en leur
permettant de ne plus assumer les rôles de genre rigides et spé-
cifiques qu'ils considèrent comme négatifs ou restrictifs. Le rôle
dont ils ont le plus hâte de se défaire est celui de pourvoyeur éco-
nomique. Les publicités comme celle décrite dans le paragraphe
précédent assurent aux hommes que les femmes peuvent gagner
leur pain, voire même quelles peuvent être « le » gagne-pain,
tout en laissant toujours les hommes les dominer. Dans son essai
« Men's Liberation », Carol Hanisch étudie la tentative de ces
hommes d'exploiter les questions féministes à leur propre profit,
et en particulier celles relatives au travail :

Un autre problème majeur est la tentative des hommes de se reti-


rer de la vie active et de mettre leur femme au travail pour les
entretenir. Les hommes n aiment pas leur travail, n aiment pas
les cadences et n'aiment pas avoir de chef. C'est là-dessus que se
basent en réalité toutes leurs jérémiades sur la difficulté d'être un
« modèle de réussite », « un gage de performance ». Bon, alors
les femmes n'aiment pas ces choses non plus, d'autant plus que
quand elles travaillent elles sont payées 40 % de moins que les
hommes, qu'elles ont généralement des emplois plus ennuyeux et
quelles ne sont que rarement autorisées à « réussir ». Mais pour
les femmes, le travail est généralement le seul moyen d'obtenir un
peu d'égalité et de pouvoir dans la famille, dans leur relation avec

169
les hommes, et d'acquérir un peu d'indépendance. Un homme
peut démissionner de son travail tout en restant grosso modo le
chef du foyer, gagnant ainsi beaucoup de temps libre pour lui-
même dans la mesure où la quantité de travail domestique qu'il
fournit ne se rapproche jamais de celle fournie par son épouse ou
sa compagne. Dans la plupart des cas, elle continue de faire plus
que sa part des tâches domestiques, en plus d'assumer son travail
d'épouse et son emploi. Au lieu de se battre pour améliorer ses
conditions de travail, pour mettre un terme aux cadences effrénées
et pour se débarrasser des chefs, il envoie sa femme travailler — ce
qui n'est pas très différent de la vieille pratique qui consiste à payer
quelqu'un pour se faire remplacer sur les listes15, ou même du
proxénétisme. Et tout ceci au nom de la « déconstruction des sté-
réotypes de genre » ou de quelque autre ineptie du même acabit.

Quelque chose comme un « mouvement de libération des


hommes » ne pouvait être créé qu'en réaction au mouvement de
libération des femmes dans une tentative de faire du féminisme
un objet servant les intérêts opportunistes des hommes qui y
participaient. Ces hommes s'identifiaient eux-mêmes comme
des victimes du sexisme œuvrant à l'émancipation des hommes.
Ils considéraient que les rôles de genre rigides étaient la source
principale de leur persécution, et bien qu'ils veuillent faire évo-
luer la notion de masculinité, ils n'étaient pas particulièrement
préoccupés par leur oppression et leur exploitation sexistes des
femmes. Le narcissisme était caractéristique des groupes de
libération des hommes et leurs participants passaient en général
un temps certain à s'apitoyer sur leur sort. Hanisch conclut son
essai par ce propos :

Les femmes ne veulent pas faire semblant d'être faibles et passives.


15
Aux Etats-Unis, les noms des appelés à la guerre sont publiés sur des listes. Certains
appelés donnaient de Vargent à une autre personne pour que celle-ci sefasse passerpour
eux et aille combattre à leurplace.

170
Et nous ne voulons pas plus d'hommes hypocrites, faibles et pas-
sifs que de super-héros tout aussi hypocrites uniquement capables
de se pavaner. Ce que les femmes attendent des hommes, c est
qu'ils soient honnêtes. Les femmes attendent des hommes qu'ils
soient courageux — courageusement honnêtes et combatifs dans
leurs quêtes humaines. Courageusement passionnés, sexuels et
sensuels. Et les femmes veulent ça pour elles-mêmes. Il est temps
que les hommes deviennent audacieusement profonds et radi-
caux. Qu'ils osent aller à la racine de leur propre exploitation et
qu'ils voient que ce ne sont ni les femmes ni les « rôles de genre »
qui causent leur malheur, mais les capitalistes et le capitalisme. Il
est temps que les hommes aient le courage de nommer leurs réels
exploiteurs et de les combattre.

Les hommes qui ont eu le courage d examiner avec honnêteté


le sexisme et loppression sexiste, et qui ont choisi de prendre leurs
responsabilités en s y opposant et en y résistant, se retrouvent sou-
vent isolés. Leurs préoccupations politiques sont méprisées par les
hommes et les femmes antiféministes, et sont souvent ignorées
par les femmes actives dans le mouvement féministe. Dans un
journal local de Santa Cruz, Morris Conerly a écrit sur ses efforts
pour soutenir publiquement le féminisme. Il explique :

Quand je parle avec un groupe d'hommes, le Mouvement de libé-


ration des femmes est un sujet qui vient inévitablement sur le
tapis. S'ensuivent quelques rires, ricanements, grommellements
furieux et calomnies. Il y a un consensus de groupe selon lequel
les hommes sont assiégés et qu'ils doivent resserrer les rangs face
aux assauts de femmes malavisées. Systématiquement, quelqu'un
finit par me demander mon opinion, or je soutiens à 100 % le
Mouvement de libération des femmes. Cela leur fait complète-
ment perdre les pédales au point qu'ils commencent à me fixer
comme si mes sourcils grouillaient de poux.
Ils pensent : « Quel genre d'homme est-il ?» Je suis un homme

171
noir qui comprend que les femmes ne sont pas mes ennemies. Si
j étais un homme blanc dans une position de pouvoir, on pourrait
comprendre la raison pour laquelle je chercherais à défendre le
statu quo. Mais même dans ce cas, la défense d une doctrine en
faillite morale qui exploite et opprime les autres serait inexcusable.

Conerly souligne le fait que ça n'a pas été simple pour lui de
soutenir publiquement le mouvement féministe et que ça lui a pris
du temps :

Pourquoi est;ce que ça m'a pris du temps? Parce que j'avais


peur des réactions négatives auxquelles je savais que j'allais
être confronté en soutenant le Mouvement de libération des
femmes. Dans ma tête, je pouvais entendre mes frères et mes
sœurs : « Quel genre d'homme es-tu ? », « Qui est-ce qui porte la
culotte ? », « Pourquoi est-ce que tu es dans ce truc de blancs ? », et
ainsi de suite. Bien sûr, les critiques sont arrivées comme je l'avais
pressenti mais, à ce moment, mes convictions étaient suffisam-
ment fermes pour résister à l'opprobre public.
C'est douloureux de grandir... et cette vérité s'est évidemment
appliquée à mon cas.

Les hommes qui luttent activement contre le sexisme ont


une place dans le mouvement féministe. Ils sont nos camarades.
Les féministes ont reconnu et soutenu le travail des hommes
qui assument leur responsabilité dans l'oppression sexiste — par
exemple, ceux qui travaillent avec les auteurs de violences conju-
gales. Les militantes féministes qui ne voient aucune valeur dans
cette participation doivent reconsidérer et réexaminer le processus
par lequel la lutte révolutionnaire progresse. Les hommes, à un
niveau individuel, s'investissent généralement dans le mouvement
féministe en raison d'une souffrance générée par leurs relations
avec les femmes. Le plus souvent, c'est une amie ou compagne qui
leur a fait remarquer leur soutien à la suprématie masculine. Dans

172
l'introduction de son recueil, For Men Against Sexism: A Book of
ReadingSy Jon Snodgrass dit aux lecteurs :

Bien que certains aspects du mouvement féministe pouvaient atti-


rer les hommes, ma réaction a été dans l'ensemble typique dun
homme. Je me suis senti menacé par ce mouvement et j y ai réagi
avec colère et dérision. Je pensais que les hommes et les femmes
étaient opprimées par le capitalisme, mais pas que les femmes
étaient opprimées par les hommes. Je défendais l'idée que « les
hommes aussi sont opprimés », et que c'étaient les travailleurs et les
travailleuses qui avaient besoin d'être libéré-e s ! Pétais incapable de
reconnaître l'existence d'une hiérarchie dans les injustices sociales
subies par les hommes et les femmes (au sein de la classe ouvrière),
et quelle prenait sa source dans la domination masculine. Je pense
aujourd'hui que mon aveuglement face au patriarcat était une
conséquence de mon privilège masculin. En tant que membre de la
catégorie de genre masculine, je me retrouvais soit à ignorer soit à
réprimer le mouvement de libération des femmes.
Mon entrée complète dans le mouvement féministe s'est faite à
travers une relation amoureuse. [...] Au fur et à mesure que notre
relation se développait, j'ai commencé à recevoir des critiques
répétées relatives à mon comportement sexiste. Au début, j'y ai
réagi avec colère et déni, fidèle à l'hostilité masculine typique.
Mais avec le temps, j'ai commencé à reconnaître le bien-fondé
de ces accusations et finalement même à reconnaître le sexisme
présent dans mon déni de celles-ci.

Snodgrass a participé à des groupes de prise de conscience


non-mixtes d'hommes et a édité un recueil de textes en 1977.
Vers la fin des années 1970, l'intérêt pour les groupes d'hommes
antisexistes a diminué. À ce moment, même si jamais autant
d'hommes n'avaient soutenu l'idée de l'égalité sociale entre les
sexes, comme certaines femmes ils ne pensaient pas que ce soutien
devait se traduire en efforts pour mettre fin à l'oppression sexiste,

173
en un mouvement féministe destiné à transformer radicalement
la société. Les hommes qui défendent le féminisme comme un
mouvement pour mettre fin à loppression sexiste doivent être
plus entendus et plus visibles dans leur opposition au sexisme et
à l'oppression sexiste. Tant que les hommes ne partageront pas à
égalité la responsabilité de lutter pour mettre fin au sexisme, le
mouvement féministe reflétera les contradictions tout bonnement
sexistes que nous voulons éradiquer.
L'idéologie séparatiste nous pousse à croire que les femmes
peuvent faire la révolution féministe seules — mais nous ne le
pouvons pas. Dans la mesure où les hommes sont les agents prin-
cipaux qui maintiennent et soutiennent le sexisme et l'oppression
sexiste, ces systèmes ne peuvent être réellement éradiqués que
si les hommes sont contraints d'assumer leurs responsabilités et
de transformer leur conscience et celle de la société tout entière.
Après des centaines d'années de lutte antiraciste, les personnes
non-blanches attirent aujourd'hui plus que jamais l'attention sur le
rôle fondamental que doivent jouer les personnes blanches dans le
combat antiraciste. Il en est de même dans la lutte pour éradiquer
le sexisme — les hommes ont un rôle fondamental à jouer. Cela ne
veut pas dire qu'ils sont mieux équipés pour mener le mouvement
féministe, mais cela signifie qu'ils devraient partager équitable-
ment la lutte de résistance. En particulier, les hommes ont une
immense contribution à apporter à la lutte féministe dans le fait
de révéler, d'identifier, de confronter, de transformer le sexisme de
leurs pairs et de s'y opposer. Quand des hommes montrent une
réelle volonté de prendre leurs responsabilités vis-à-vis de la lutte
féministe, en assumant n'importe quelle tâche nécessaire, alors
les femmes devraient appuyer leur œuvre révolutionnaire en les
reconnaissant comme des camarades de lutte.
6
CHANGER DE REGARD SUR LE POUVOIR

Dans cette société, le pouvoir est généralement associé à la


domination et au contrôle sur les gens ou les choses. Les femmes
actives dans le mouvement féministe ont répondu de manière
ambivalente à la question du pouvoir. D'un côté, elles insistaient
sur l'impuissance des femmes, condamnant l'exercice du pouvoir
par les hommes dans la domination, et d'un autre côté, elles bran-
dissaient la bannière du « pouvoir aux femmes », réclamant une
égalité de droits — une protection égale dans la sphère politique
et un accès égal à la richesse économique. Quand la féministe
noire Cellestine Ware a intitulé son livre sur le mouvement fémi-
niste Woman Power, elle faisait référence à une vision radicalement
différente du pouvoir. Elle parlait de l'exercice du pouvoir, de la
force, de la puissance pour mettre fin à la domination, ce qui selon
elle était un principe central du mouvement féministe radical :

Le féminisme radical, qui n inclut en rien toutes les positions


existantes dans le Mouvement de libération des femmes, part du
principe que la domination dun être humain sur un autre consti-
tue le fléau fondamental de la société. La domination dans les
interactions humaines constitue la cible de sa lutte de résistance.

Les féministes radicales ont remis en cause l'idée répan-


due selon laquelle le pouvoir est une domination et ont tenté de

175
changer la signification de ce mot. Mais leurs tentatives nont pas
abouti. Au fur et à mesure que le mouvement féministe a pris de
l'ampleur, les critiques de la notion de pouvoir comme une forme
de domination et de contrôle ont été submergées par l'insistance
des militantes bourgeoises à se concentrer sur le besoin pour les
femmes de dépasser leur peur du pouvoir (sous-entendu, si elles
voulaient l'égalité sociale avec les hommes, il fallait qu'elles parti-
cipent équitablement à l'exercice de la domination et du contrôle
sur les autres). Les différentes visions du pouvoir au sein du mou-
vement féministe reflétaient les réflexes de classe des individues
et leurs perspectives politiques. Les femmes intéressées par des
réformes qui leur auraient permis d'atteindre l'égalité sociale
avec les hommes voulaient obtenir davantage de pouvoir dans
le système existant. Les femmes intéressées par un changement
révolutionnaire se sont empressées de décrire l'exercice du pou-
voir comme un trait négatif, sans prendre la peine de faire la dis-
tinction entre le pouvoir comme une expression de domination
et de contrôle, et le pouvoir comme expression de créativité, de
constructivité et de vitalité.
Des livres comme celui de Phyllis Chesler et Emily Jane
Goodman, Women, Money, and Power, mettent l'accent sur la
faiblesse et l'impuissance des femmes et argumentent en faveur
de l'obtention de pouvoir par les femmes au sein de la structure
sociale existante, sans jamais réellement dire en quoi l'exercice du
pouvoir par celles-ci serait moins corrompu ou destructeur que
celui exercé par les hommes. Dans l'épilogue, Chesler et Goodman
pointent les différentes visions du pouvoir qui se sont exprimées
dans le mouvement féministe, soulevant ainsi de nombreuses
questions intéressantes. Elles écrivent :

Les femmes qui accèdent au pouvoir relatif ou absolu au sein du


système existant peuvent juste se contenter d'imiter les hommes,
et ainsi devenir les oppresseuses d'autres personnes, y com-
pris d'autres femmes. Par exemple, Margaret Thatcher, qui est

176
maintenant la dirigeante du parti conservateur britannique, a pris
la décision budgétaire de mettre fin à la distribution gratuite de
lait aux écoliers et aux écolières.
Ou y a-t-il une possibilité pour quune fois au pouvoir, les femmes
puissent surmonter le système économique et social établi et
quelles soient plus humanistes? [...] Les femmes ont-elles soif
de pouvoir ? Résistent-elles vraiment à la pression de l'ambition ?
Ne se soucient-elles pas de travailler pour elles-mêmes dans cette
société ? Est-ce que les femmes sont plus morales ? Leurs valeurs
sont-elles plus solides que celles des hommes ? Ou sont-elles tout
autant conditionnées à se rattacher à des objectifs personnels à
court terme? Ou manquent-elles juste d'informations?
Les femmes ne veulent-elles pas le contrôle, d'une certaine
manière, de certains êtres humains par d'autres êtres humains ?
Les femmes résistent-elles aux promotions professionnelles en
raison de leur compréhension du compromis moral que cela
implique ? Les femmes remettent-elles en question la justifica-
tion morale, s'il y en a une, d'un tel contrôle et d'un tel pouvoir?

Les autrices n'ont pas répondu à ces questions, bien qu'elles


soulèvent de nombreux problèmes majeurs qui doivent être trai-
tés si les militantes féministes veulent comprendre la relation des
femmes au pouvoir. Si elles y avaient répondu, il serait apparu
évident que les femmes ne peuvent pas acquérir réellement de
pouvoir dans les conditions fixées par la structure sociale existante
sans saper la lutte visant à mettre fin à l'oppression sexiste.
Dans une note à propos des autrices de Women, Money, and
Power, Emily Jane Goodman déclare : « Le dilemme fondamental
est de savoir comment les femmes peuvent gagner suffisamment
d'argent et de pouvoir pour changer littéralement le monde, sans
devenir corrompues et sans être récupérées et assimilées en chemin
par le système de valeurs précis que nous devons changer. » Soit
cette phrase révèle un manque de compréhension du processus
par lequel les individu*e*s acquièrent de l'argent et du pouvoir (ce

177
qu'ils et elles font en embrassant, en soutenant et en perpétuant
l'idéologie dominante de la culture), soit elle révèle un refus naïf de
se confronter à cette réalité. Les bourgeoises blanches actives dans
le mouvement féministe ont présenté leur combat pour obtenir
du pouvoir dans les conditions fixées par la structure sociale exis-
tante comme un prérequis nécessaire à une lutte féministe réussie.
Leur idée selon laquelle elles devaient d'abord acquérir du pouvoir
et gagner de l'argent afin d'oeuvrer de manière plus efficace pour
l'émancipation n'a eu que peu d'écho auprès des femmes pauvres
et/ou non-blanches. Elle a en revanche suscité un immense attrait
auprès des hommes blancs de la classe dominante qui n'étaient en
rien menacés par des femmes issues du mouvement féministe qui
validaient le statu quo.
De nombreuses participantes au mouvement féministe pen-
saient sincèrement que les femmes étaient différentes des hommes
et quelles exerceraient le pouvoir autrement. Elles avaient été
éduquées à accepter l'idéologie sexiste qui insiste sur de telles
différences, et l'idéologie féministe réaffirmait leur importance
fondamentale. Dans Women, Money, and Power, les autrices com-
mentent :

Les valeurs des femmes, ou du moins celles qu'on leur attribue,


sont différentes de celles qui dirigent les États-Unis. Cela peut
provenir des politiques menées, de l'ignorance, de la peur ou du
conditionnement. Quelles que soient les valeurs que les femmes
ont défendues — quelles ont été autorisées à défendre — ce ne
sont pas les mêmes que celles des hommes.

Des idées de ce genre relevaient de sentiments couramment


exprimés dans les cercles féministes. Mais elles floutent et tra-
vestissent la véritable nature du vécu des femmes. Bien qu'on
leur assigne des rôles sociaux différents en raison de leur sexe,
on n'enseigne pas aux femmes un autre système de valeurs. C'est
l'acceptation totale par la femme du système de valeurs de cette

178
culture qui l'amène à absorber passivement le sexisme et à assumer
de plein gré un rôle de genre prédéterminé. Bien que les femmes
n aient pas accès au pouvoir comme les hommes de la classe domi-
nante qui l'exercent souvent, elles ne conçoivent pas différemment
la notion de pouvoir.
Comme la plupart des hommes, la majorité des femmes sont
conditionnées dès l'enfance à croire que le fait de dominer et de
contrôler les autres est le signe élémentaire de pouvoir. Même
si pour le moment les femmes ne tuent pas dans les guerres et
qu'elles ne décident pas des politiques gouvernementales au
même niveau que les hommes, elles croient, avec les hommes des
classes dominantes et la plupart des autres hommes, en l'idéologie
dominante de la culture. Si elles étaient au pouvoir, la société ne
serait pas organisée de manière très différente de la façon dont
elle l'est aujourd'hui. Elles ne pourraient l'organiser différemment
que si elles avaient un système de valeurs différent. Les questions
autour desquelles les femmes et les hommes se positionnent dif-
féremment, récemment illustrées par la notion de « fossé entre
les sexes », ne constituent pas un ensemble de valeurs. La rhéto-
rique féministe qui avance l'idée que l'homme est l'ennemi et la
femme la victime permet aux femmes d'éviter d'avoir à travailler
à l'élaboration d'un nouveau système de valeurs. Les participantes
au mouvement féministe ont agi en accord avec la mystification
sexiste de l'expérience féminine en acceptant simplement l'idée
que les femmes sont différentes des hommes, quelles agissent et
pensent différemment, quelles conçoivent le pouvoir différem-
ment, laissant ainsi croire qu'elles ont de manière inhérente un
système de valeurs différent. Or, ce n'est tout simplement pas le
cas. Par exemple, on a beaucoup entendu l'idée selon laquelle les
femmes sont des mères nourricières qui représentent et défendent
la vie tandis que les hommes sont des assassins et des guerriers qui
renient et détruisent la vie. En l'occurrence, les femmes remplissent
le rôle de mères nourricières même quand, en tant que parentes
ou éducatrices, elles conditionnent les jeunes enfants à croire en

179
« la loi du plus fort », même quand elles exercent un contrôle et
une domination violentes sur les enfants, même quand, et c est de
plus en plus le cas, elles maltraitent physiquement des enfants.
Quand de telles contradictions sont mises en avant, la réponse
féministe stéréotypée est de dire que ces femmes exécutent les
directives des hommes, quelles ont intégré les valeurs masculines.
L'idéologie féministe propose une analyse étroite et simplificatrice
quand elle tend à associer la perpétuation et le développement
par les hommes de politiques opprimantes avec la masculinité et
l'identité masculine. Ces choses ne sont pas synonymes. En les
rendant synonymes, les femmes évitent de se confronter à leurs
propres pulsions de pouvoir qui les amènent à chercher à contrô-
ler et dominer les autres. La responsabilité des femmes dans leur
engagement en faveur de la domination et du contrôle sur les
autres peut ainsi simplement être rejetée sur les hommes. Si les
femmes actives dans le mouvement féministe avaient réellement
un système de valeurs différent de celui des hommes, alors elles
ne cautionneraient la domination et le contrôle sur les autres en
aucune circonstance, et elles n'accepteraient pas que l'on puisse
croire en « la loi du plus fort ».
Si plus de féministes avaient mis de l'énergie dans une
reconceptualisation de la notion de pouvoir, elles n'auraient pas,
consciemment ou non, dessiné les contours du mouvement féministe
en utilisant les mêmes hiérarchies de classe et de race qui existent
dans la société en général. Elles n'auraient pas encouragé les femmes
à égaler les hommes, les soi-disant « ennemis ». Mais quand les bour-
geoises blanches actives dans le mouvement féministe ont cherché
un modèle de force, de confiance en soi, d'assurance, et capable de
prendre des décisions, elles ont choisi de regarder du côté des hommes
de la classe dominante. Elles auraient aussi bien pu choisir de calquer
leur comportement sur celui des femmes de la classe ouvrière qui pos-
sèdent les mêmes qualités. Dans son essai « Class Realities: Create a
New Power Base », Karen Kollias encourage les bourgeoises à voir les
femmes de la classe ouvrière comme des modèles :

180
Les femmes des classes ouvrière et inférieure ont été contraintes
de faire ressortir leurs forces afin de survivre, et elles ont aussi
souvent eu à assumer la responsabilité des autres. Alors que la
plupart des femmes ont en elles des ressources leur permettant de
se renforcer, nombreuses sont celles qui nont simplement jamais
eu à les développer, en raison de leur confort de vie et de la sécu-
rité économique quelles connaissent.
Un des enjeux majeurs du Mouvement des femmes a été de faire
disparaître la faiblesse des femmes et de la remplacer par de l'as-
surance et de l'indépendance. Cela est en partie dû au fait que les
femmes de la classe moyenne qui bénéficient en quelque sorte de
la protection de quelqu'un (un mari ou un père qui a réussi dans
la vie) ressentent un manque de contrôle sur leur propre vie et ont
éprouvé le besoin de s'organiser autour de cela. Ce qui est valable
dans un contexte de classe spécifique.
Au sein de la classe moyenne, les modèles de puissance et de force
ont avant tout été des hommes, et ces deux notions sont géné-
ralement associées au pouvoir. D'un autre côté, les femmes des
classes inférieure et ouvrière, et particulièrement les femmes non-
blanches, ont rarement pu se permettre de dépendre de quelqu'un
d'autre pour prendre leurs décisions et assurer leurs besoins quo-
tidiens. Le processus de prise de contrôle active sur leurs vies, et
l'influence qu'elles ont sur celles et ceux qui leur sont proches, leur
ont permis de se construire toute une vie d'expériences de prise
de décision dans sa forme la plus élémentaire : la survie. Ce pro-
cessus de prise de décision joue un rôle dans le renforcement de
la confiance en soi et de l'autonomie. [...] Aufinal,on peut donc
en conclure que ce sont les femmes qui ont une forte confiance en
elles et une forte autonomie qui devraient être des modèles pour
les femmes en quête d'une telle assurance.

Les femmes pauvres et de la classe ouvrière ne sont pas deve-


nues des modèles pour les bourgeoises blanches parce qu'elles

181
n'étaient pas perçues par ces dernières comme des personnes exerçant
des formes de pouvoir valorisées dans cette société. En d'autres
mots, l'utilisation de leurs forces n'était pas synonyme de pouvoir
économique. Leur pouvoir n'est en aucune façon lié à une domina-
tion ou un contrôle sur les autres, alors que ce sont bien ces dernières
formes de pouvoir qui intriguent et fascinent de nombreuses bour-
geoises. Ce sont ces formes de pouvoir, la domination et le contrôle
sur les autres, qui ont émergé dans les organisations féministes, désor-
ganisant et corrompant ainsi le mouvement féministe.
Désespérées de ne jamais voir se produire de révolution fémi-
niste, de nombreuses femmes d'abord engagées dans l'élimina-
tion de l'oppression sexiste ont fini par concentrer leurs efforts
sur l'obtention du maximum de pouvoir et de privilèges possibles
au sein de la structure sociale existante. Les militantes féministes
savent maintenant que les femmes ont tendance à exercer le pou-
voir de la même façon que les hommes quand elles se retrouvent
dans les mêmes positions qu'eux dans les sphères sociales et poli-
tiques. L'activisme féministe a attiré l'attention sur le besoin d'éga-
lité sociale entre les sexes, et les hommes de la classe dominante
sont prêts à soutenir l'égalité des droits à condition qu'il soit clair
que les femmes qui intègrent les sphères de pouvoir travaillent à
soutenir et perpétuer le statu quo. La nomination de Sandra Day
O'Connor à la Cour suprême par Ronald Reagan en est un bon
exemple. O'Connor ne soutient pas la plupart des réformes qui
pourraient permettre aux femmes d'avoir un plus grand contrôle
sur leurs vies, alors qu'elle appuie sans réserve les orientations poli-
tiques qui entretiennent le statu quo. Sa nomination montre aux
femmes, et en particulier aux femmes blanches, que des indivi-
dues femmes peuvent acquérir du pouvoir et du prestige au sein
de la structure sociale existante si elles soutiennent ladite struc-
ture. Sans aucun doute, l'amendement pour l'égalité des droits
pourrait être adopté si les hommes de la classe dominante étaient
convaincus que les femmes avec des objectifs politiques radicaux
soient battues aux élections, mises en minorité numérique et

182
réduites au silence par les femmes conservatrices — par des
femmes comme O'Connor qui exerceraient le pouvoir aux côtés
des hommes, même si cela impliquerait de continuer à soutenir
la suprématie blanche, le capitalisme et le patriarcat. Ces femmes
valident la conception du pouvoir comme une domination et un
contrôle, et elles l'exercent tout en assurant aux hommes que leur
« masculinité » nest en rien diminuée.
Les hommes des classes dominantes ont pu récupérer les
réformes féministes et faire en sorte quelles servent les intérêts
de la suprématie blanche et du patriarcat capitaliste parce que les
militantes féministes ont naïvement cru que les femmes étaient
intrinsèquement opposées au statu quo, qu'elles avaient un sys-
tème de valeurs différent de celui des hommes et quelles exerce-
raient le pouvoir dans l'intérêt du mouvement féministe. Partant
de ce postulat, elles n'ont pas vraiment cherché à créer un système
de valeurs différent qui inclurait de nouvelles conceptions du pou-
voir. Même si certaines militantes féministes rejetaient l'idée que
les femmes devaient acquérir du pouvoir dans les conditions dic-
tées par l'idéologie dominante de la culture, elles avaient tendance
à considérer tout pouvoir comme mauvais. Cette réponse réac-
tionnaire n'a pas permis d'offrir aux femmes de nouvelles pistes
pour penser le pouvoir et a renforcé l'idée que la domination et le
contrôle étaient les expressions ultimes du pouvoir. En parallèle,
d'autres féministes ont tenté de redéfinir positivement le pouvoir
à travers de nouvelles stratégies organisationnelles : rotation des
tâches, consensus, insistance sur la démocratie interne.
L'essai de Nancy Hartsock intitulé « Political Change: Two
Perspectives on Power » décrit la frustration qui est apparue dans
le mouvement féministe quand les femmes ont tenté de reconcep-
tualiser le pouvoir. Dans ce texte, elle met en avant des visions du
pouvoir qui sont créatives, positives, renforçantes et constructives,
des définitions qui assimilent le pouvoir à la capacité d'agir, à la
force, la solidité, l'aptitude, ou à des actes qui donnent un senti-
ment d'accomplissement. Elle commente :

183
De façon significative, ces visions du pouvoir ne requièrent pas la
domination des autres ; la vitalité et l'accomplissement sont per-
çus comme satisfaisants en eux-mêmes. Ce sont ces formes de
pouvoir qui se rapprochent le plus de ce qu'a voulu le mouvement
des femmes. [...]
Une des origines au rapport compliqué que le mouvement fémi-
niste entretient avec le leadership, la force et la réussite se trouve
dans notre manque de clarté vis-à-vis des différences entre ces
deux conceptions du pouvoir. Une lettre de démission du mou-
vement féministe, utilisée par deux femmes différentes dans deux
villes différentes, exprime certains de ces problèmes. Ces femmes
se plaignent d'être « cataloguées comme des opportunistes
à la recherche de sensations fortes, des mercenaires sans pitié,
uniquement là pour saisir leur chance et bâtir leur gloire sur les
corps laissés sans vie de leurs sœurs désintéressées, généreuses
et altruistes ». Ces lettres défendent l'idée que des qualités de
meneuses ne devraient pas être confondues avec un désir d'être
cheffe et, de la même manière, que la réussite et l'efficacité ne
devraient pas être confondues avec le désir d'être cheffe (et, par
conséquent, de dominer les autres). Ces déclarations indiquent
que les femmes n'ont pas admis que la vision du pouvoir comme
énergie, force, action et échange efficace n'est pas la même que la
vision du pouvoir qui requiert la domination des autres dans le
mouvement.

Cet essai est paru dans le trimestriel féministe Quest pendant


l'été 1974. Il a été publié à une époque où les femmes actives dans
le mouvement féministe étaient plus enclines à questionner et à
critiquer collectivement les conceptions du pouvoir qu elles ne le
sont aujourd'hui. Potentiellement, la remise en question féministe
du pouvoir dans les interactions quotidiennes, qui a amené un
questionnement de toutes les formes de pouvoir, était radicale.
Bien qu'à l'heure actuelle on discute de plus en plus souvent des

184
différentes conceptions du pouvoir, c'est la notion de pouvoir
comme exercice de domination et de contrôle qui prévaut et qui
est vue comme la forme de pouvoir la plus significative. Et cela est
vrai dans les cercles féministes.
Des luttes de pouvoir (pour le droit de dominer et de contrô-
ler les autres) minent en permanence le mouvement féministe et
tendent à précipiter sa chute. L'idée d'un pouvoir féminin fondé
sur l'exercice d'un pouvoir destiné à mettre fin à la domination est
plus souvent discutée dans un contexte affectif où l'image de la
femme comme mère nourricière porteuse de vie est glorifiée. Dans
la plupart des contextes féministes, l'accent est porté sur l'acquisi-
tion de pouvoir par les femmes dans les conditions définies par la
société. Cette vision peu judicieuse de l'émancipation est critiquée
par Grâce Lee Boggs et James Boggs dans leur livre Révolution
and Evolution in the Twentieth Century :

Le mouvement des travailleuses et des travailleurs des années


1930, puis tous les mouvements des années 1950 et 1960 (le
mouvement noir, le mouvement de la jeunesse et le mouvement
des femmes), sont nés d'une lutte pour leurs propres intérêts, mais
ont trouvé une réelle dynamique grâce au fait que leurs intérêts
coïncidaient avec ceux de la société dans son ensemble. [...] Mais,
aufinal,chacun de ces mouvements est devenu un groupe d'inté-
rêt spécifique, préoccupé uniquement par lui-même. Si chacun de
ces groupes parlait du Pouvoir Noir, du Pouvoir des Femmes, du
Pouvoir des Travailleureuse-s, leurs analyses finales respectives
se réduisaient toutes à parler de la séparation de ces forces, ou
voyaient dans chaque autre mouvement une « part spécifique de
la lutte ». Mais aucun ne parlait du pouvoir réel, qui implique la
reconstruction de la société tout entière au profit de la grande
majorité et pour l'avancée de l'humanité.

Avant que les femmes puissent œuvrer à reconstruire la société,


nous devons rejeter l'idée selon laquelle l'obtention de pouvoir

185
dans la structure sociale existante aurait nécessairement pour effet
de faire avancer la lutte féministe pour mettre fin à l'oppression
sexiste. Cela peut permettre à de nombreuses femmes d'acquérir
plus de privilèges matériels et de prendre davantage le contrôle
de leur destin et de celui des autres, et ce sont là des buts impor-
tants. Mais cela ne mettra pas fin à la domination masculine en
tant que système. L'idée selon laquelle les femmes doivent obtenir
plus de pouvoir avant de pouvoir résister efficacement au sexisme
prend racine dans l'hypothèse erronée que les femmes n'ont pas
de pouvoir. Les femmes, et même les plus opprimées d'entre nous,
exercent bien du pouvoir. Et ces pouvoirs peuvent être utilisés pour
faire avancer la lutte féministe. Les formes de pouvoir détenues
par les groupes exploités et opprimés sont décrites dans l'œuvre
majeure d'Elizabeth Janeway intitulée Powers ofthe Weak. Une des
plus importantes formes de pouvoir que possèdent les faibles est
« le refus d'accepter la définition de soi imposée par les puissants ».
Janeway appelle ceci « l'usage méthodique du pouvoir dans le but
de briser les mythes ». Elle explique :

Il est vrai qu'on peut ne pas avoir d'autodéfinition cohérente à


opposer au statut qui nous est assigné par la mythologie sociale
établie, mais ce n'est pas indispensable pour entrer en dissi-
dence. En brisant les mythes entretenus par cette société, on
sera amené'e à remettre en question les codes comportementaux
en usage. À partir du moment où Ion commence à agir dune
manière qui dévie de la norme de quelque façon que ce soit, il
apparaît alors clairement qu'en réalité il n'y a pas qu'une seule
bonne manière de gérer ou d'interpréter les situations.

Les femmes ont besoin de savoir qu'elles peuvent réfuter les


définitions de leurs réalités établies par les puissants, et qu'elles
peuvent le faire même si elles sont pauvres, exploitées ou pié-
gées dans des situations d'oppression. Elles ont besoin de savoir
que l'exercice de ce pouvoir personnel élémentaire est un acte de

186
résistance et de force. Beaucoup de femmes pauvres et exploitées,
en particulier des femmes non-blanches, auraient été incapables
de développer une estime positive d elles-mêmes si elles n avaient
pas exercé leur pouvoir de rejeter les définitions de leurs réalités
selon les puissants.
Une grande partie de la pensée féministe reflète l'acceptation
par les femmes de la notion de féminitude telle que définie par
les puissants. Bien que les femmes qui organisaient le mouve-
ment féministe et qui y participaient n'étaient en rien passives,
timides, hésitantes ou incapables de prendre des décisions, elles
ont perpétué l'idée que ces traits étaient des caractéristiques fémi-
nines typiques, adoptant ainsi un point de vue qui reflétait les
interprétations suprématistes masculines de la réalité des femmes.
Elles ne faisaient pas non plus la distinction entre le rôle passif
que beaucoup de femmes endossent dans leurs interactions avec
leurs pairs masculins et/ou avec des figures d'autorité masculines,
et le rôle affirmé, voire autoritaire, qu'elles adoptent dans leurs
interactions entre elles, avec des enfants, ou avec ces femmes ou
ces hommes qui ont un statut social moins élevé que le leur et
qu'elles considèrent comme inférieures. Cela nest qu'un exemple
de la façon dont les militantes féministes n'ont pas réussi à rompre
avec la vision simpliste de la réalité des femmes telle que définie
par les hommes de l'élite. Si elles avaient exercé leur pouvoir de
briser les mythes, elles auraient insisté sur la mise en valeur de la
nature complexe des vécus des femmes, déconstruisant ainsi l'idée
selon laquelle les femmes sont forcément passives et hésitantes ou
quelles manquent de confiance en elles.
Leur échec à exercer leur pouvoir de briser les mythes a rendu
difficile pour les femmes de rejeter les visions hégémoniques du
pouvoir et d'imaginer de nouvelles perspectives. Alors que les mili-
tantes féministes appelaient les femmes à œuvrer pour acquérir du
pouvoir politique et économique, elles ne proposaient aucune aide
ni aucun conseil relatifs à l'exercice de tels pouvoirs. Les femmes
n'avaient pas été averties qu'il leur faudrait maintenir une rigueur

187
politique et que leur pouvoir nouvellement acquis ne servirait la
cause féministe qu'à condition quelles en fassent consciemment
usage avec cet objectif en tête. Elles étaient peu disposées, voire pas
du tout, à admettre que l'acquisition de pouvoir sous la forme de
richesse revenait à soutenir l'exploitation et l'oppression des femmes
et des hommes du prolétariat, et qu'un tel pouvoir était rarement
utilisé pour renforcer ces groupes. Vivian Gornick souligne ce point
dans son essai « The Price of Paying Your Own Way », lorsqu'elle
fait la distinction entre les femmes qui acquièrent leur indépen-
dance économique et celles qui accumulent les richesses :

Il n'y a aucune façon — aucune — pour qui que ce soit dans cette
société, de gagner de grandes quantités d'argent sans exploiter
d'autres personnes. S'il n'en tenait qu'à moi, le capitalisme et la
société de consommation disparaîtraient demain, car cela n'a rien
produit d'autre qu'avidité et injustice. J'aimerais voir un monde
où les désirs et les besoins matériels seraient maintenus au mini-
mum. [...] L'idée selon laquelle l'argent donne du pouvoir et de
l'indépendance est une illusion. En général, ce que l'argent donne,
c'est le besoin de plus d'argent.

Certaines féministes ont encouragé les femmes à croire que


leurs succès et réussites individuelles, via l'enrichissement écono-
mique et l'acquisition de pouvoir (en particulier dans les sphères
historiquement dominées par les hommes) faisaient avancer le
mouvement féministe. Mais ces femmes doivent savoir que leur
réussite n'a que très peu d'impact sur le statut social des femmes
collectivement parlant, et quelle n'atténue en rien la gravité de
l'oppression sexiste ni n'élimine la domination masculine. Leur
individualisme est dangereusement narcissique quand il les amène
à assimiler le succès individuel à un mouvement politique radical.
La réussite personnelle ne fait avancer la lutte féministe que si
elle sert les intérêts de la lutte féministe collective autant qu'elle
satisfait les aspirations individuelles.

188
Aussi longtemps que les États-Unis forment une société
patriarcale, capitaliste et impérialiste, aucune vraie majorité de
femmes ne peut entrer dans le rang existant des puissants. Ce n'est
pas faire avancer le mouvement féministe que d encourager les
femmes qui ne pourront jamais faire partie de celles et ceux qui
gouvernent et exercent la domination à se focaliser sur ces formes
de pouvoir et à se considérer comme des victimes. Les formes
de pouvoir que ces femmes devraient exercer sont celles qui leur
permettront de résister à l'exploitation et à l'oppression, et qui les
libéreront afin qu'elles puissent s'employer à transformer la société
dans le but de créer des structures politiques et économiques qui
profitent autant aux femmes qu'aux hommes. Les militantes fémi-
nistes doivent mettre en lumière les formes de pouvoir qu'exercent
ces femmes et montrer en quoi elles peuvent être utilisées à leur
avantage. En tant que consommatrices notamment, les femmes
exercent un pouvoir dans la sphère économique. Le boycott est
une stratégie qui a souvent été utilisée et qui a au moins prouvé
son efficacité pédagogique, sinon économique. Si à travers tous
les Etats-Unis les femmes éteignaient assez longtemps leur poste
de télévision et n'achetaient rien d'autre que des produits de pre-
mière nécessité afin de protester contre l'exploitation des femmes
(par exemple, contre l'augmentation de la représentation de la
violence contre les femmes à la TV), de tels actes auraient des
conséquences politiques et économiques significatives. Mais
comme les femmes ne sont pas rigoureusement organisées et
qu'elles sont quotidiennement manipulées par les hommes de
l'élite qui profitent du sexisme et de leur consumérisme, nous
n'avons jamais exercé ce pouvoir. La plupart des femmes ne per-
çoivent pas les formes de pouvoir qu elles pourraient exercer.
Elles ont besoin d'une éducation politique à la conscience cri-
tique afin de voir comment exercer les pouvoirs limités qu'elles
possèdent.
Jusqu'à présent, les écrivaines féministes qui ont voulu mettre
en évidence le manque de pouvoir économique des femmes ont

189
dévalorisé leur rôle en tant que consommatrices. Phyllis Chesler
pense que les femmes nont aucun pouvoir comme consomma-
trices :

L'achat de produits est a priori un domaine de femmes. Les


femmes achètent les produits indispensables et facultatifs à la vie
quotidienne, mais il s'agit de « petits >• articles en termes de prix et
d'importance, qui ont peu de valeur dans les prises de décisions et
peu d'impact sur l'économie en général. La plupart des hommes
contrôlent, ou au moins partagent, les « gros » achats domestiques
du ménage, et même les achats « encore plus gros » de l'industrie
et du gouvernement. Le pouvoir des consommateurs est réel,
quand le consommateur est organisé, avisé et suffisamment puis-
sant pour avoir besoin de « gros » produits tels que des ogives
nucléaires. Le pouvoir des consommatrices est seulement un
mythe quand il s'agit de femmes au foyer et de mères qui ne sont
pas organisées, qui sont mal informées et qui ont uniquement
besoin de « petits » articles.

S'il est vrai que les femmes n'achètent pas d'ogives nucléaires,
la plupart des hommes non plus. Par ailleurs, les profits tirés de
la vente aux femmes d'articles de mode en font une des indus-
tries majeures de cette économie, ce qui contredit l'hypothèse de
Chesler selon laquelle l'achat de petits articles est insignifiant.
L'acquisition continue et infinie de petits articles peut conduire
à un profit et un pouvoir économiques immenses. En tant que
consommatrices, les femmes ont du pouvoir. Et en s'organisant,
elles pourraient l'utiliser pour améliorer la condition sociale des
femmes.
Le mouvement féministe aurait eu, et aura, un plus grand
attrait pour la masse des femmes s'il s'attardait sur les pouvoirs
qu'elles exercent, tout en attirant l'attention sur la discrimination,
l'exploitation et l'oppression sexistes. L'idéologie féministe ne
devrait pas encourager (comme l'a fait le sexisme) les femmes à

190
croire quelles sont faibles et impuissantes. Elle devrait montrer
clairement aux femmes les pouvoirs quelles exercent au quotidien
et leur enseigner comment ils peuvent être employés pour résister
à la domination et à l'exploitation sexistes. Le sexisme n a jamais
rendu les femmes faibles et impuissantes. Soit il a réprimé leur
force, soit il l'a exploitée. La reconnaissance de cette force, de ce
pouvoir, est une étape vers l'émancipation que peuvent franchir
ensemble les femmes.
7
REPENSER LA NATURE DU TRAVAIL

Dans une grande partie de la littérature féministe, les postures


à l'égard du travail reflètent des préjugés de classe bourgeois. Les
femmes de la classe moyenne qui ont dessiné les contours de la
pensée féministe sont parties du principe que le problème le plus
urgent pour les femmes était le besoin de sortir de la maison et
d'aller travailler — de ne plus être « juste » des femmes au foyer.
C était une idée centrale de The Feminine Mystique, le livre avant-
gardiste de Betty Friedan. Les militantes féministes ont décrété
que le travail en dehors du foyer était la clé de l'émancipation.
Elles soutenaient que le travail permettrait aux femmes de briser
les chaînes de leur dépendance économique aux hommes, ce qui
leur permettrait en retour de résister à la domination sexiste.
Quand ces femmes parlaient de travail, elles imaginaient des
carrières bien payées, elles ne pensaient pas aux emplois mal payés
ou à ce qu'on appelle les « sales boulots ». Elles étaient tellement
aveuglées par leur propre expérience quelles ont ignoré le fait
que l'immense majorité des femmes (même au moment où The
Feminine Mystique a été publié) travaillaient déjà à l'extérieur du
foyer et occupaient des emplois qui ne les affranchissaient pas
de leur dépendance aux hommes ni ne leur permettaient d'être
économiquement indépendantes. Benjamin Barber souligne
ce point dans sa critique du mouvement féministe, Liberating
Feminism :

193
1

La notion de travail revêt quelque chose de très différent pour des


femmes à la recherche d une échappatoire à leur temps libre que
ce quelle a signifié pour la plupart de l'espèce humaine au cours
de la plus grande partie de l'histoire. Pour quelques hommes
chanceux, et pour encore moins de femmes chanceuses, le travail
a occasionnellement pu être une source de sens et de créativité.
Mais pour la plus grande partie de l'espèce humaine, le travail
reste même encore aujourd'hui une corvée obligatoire derrière
des charrues, des machines, des mots ou des chiffres — à pousser
des produits, des boutons ou des papiers, permettant à peine de
joindre les deux bouts de l'existence matérielle.

Les critiques comme celle de Barber nont pas amené les pen-
seuses féministes du moment à revoir leurs points de vue sur la
question du travail des femmes. Bien que la notion de travail
comme émancipation ait eu peu de résonance auprès des travail-
leuses exploitées et sous-payées, elle a apporté une motivation
idéologique aux femmes blanches ayant suivi des études supé-
rieures pour entrer, ou ré-entrer, dans la vie active. Elle a aussi
permis à de nombreuses femmes blanches qui n avaient pas fait
d'études supérieures et à qui on avait appris que la place de la
femme était au foyer, de trouver la force de supporter des emplois
mal payés, principalement pour augmenter les revenus du ménage
et rompre avec l'isolement individuel. Elles pouvaient considérer
quelles exerçaient une nouvelle liberté. Dans de nombreux cas,
elles luttaient pour maintenir un niveau de vie de classe moyenne
qui ne pouvait plus être garanti uniquement par le revenu de leur
mari. Dans The Two-Paycheck Marriagey Caroline Bird explique
leurs motivations à rejoindre la force de travail :

Quelles travaillent dans des métiers pointus ou en « cols roses »,


les épouses ne se pensaient pas elles-mêmes dans le contexte de

194
l'histoire économique. Elles n'avaient aucune idée du fait quelles
étaient en train de créer une révolution et n'avaient aucune inten-
tion de faire une telle chose. La plupart d'entre elles s'étaient
lancées dans un emploi dans le but d'« aider » leur ménage,
d'économiser l'argent d'un apport pour une maison, d'acheter des
vêtements aux enfants, ou de faire face au surcoût engendré par
la fac. Elles recherchaient avant tout des emplois à temps partiel,
qui « n'interféreraient » pas avec leur famille. Au lieu de maintenir
les femmes à la maison, les enfants des années 1970 étaient la
dépense qui poussait les femmes à aller gagner de l'argent, car les
femmes avec des enfants à la maison étaient plus enclines à aller
travailler que les femmes en général.

Bien que beaucoup de ces femmes n'aient jamais pris part au


mouvement féministe, elles considéraient qu'elles remettaient en
cause les idées vieux jeu relatives à la place des femmes.
La hâte avec laquelle les féministes ont perpétué l'idée que « le
travail libère les femmes » a éloigné de nombreuses femmes pauvres
et de la classe ouvrière, surtout non-blanches, du mouvement
féministe pour un certain nombre de raisons. Des campagnes
comme « le salaire au travail ménager », dont les organisatrices
remettaient simultanément en question les définitions sexistes
du travail et les structures économiques du capitalisme, n'ont pas
réussi à radicaliser l'avis du public quant aux définitions féministes
du travail. Barber avait raison quand il a souligné le fait que ces
femmes voulaient souvent arrêter de travailler parce que le travail
qu'elles faisaient n'était en rien émancipateur :

Pour beaucoup de personnes pauvres vivant aux États-Unis,


l'émancipation signifiait la liberté pour une mère d'enfin quitter
son emploi — de vivre la vie d'une mère au foyer capitaliste, si l'on
peut dire. C'est logique, car pour elle, travailler a signifié récurer
des sols, ou frotter des toilettes, ou coudre sans fin des boutons
sur des blouses à bas prix, et cela avait davantage à voir avec la

195
préservation de soi qu'avec la réalisation de soi. Même le travail
ingrat le plus dégradant peut, il est vrai, être perçu comme une
échappatoire au dilemme du temps libre dont il est question ici
— dans la mesure où il n'est pas obligatoire. Pouvoir travailler et
devoir travailler sont deux choses différentes.

Les femmes pauvres et de la classe ouvrière savaient de par leur


expérience de travailleuses que le travail n'était ni émancipateur
ni épanouissant — qu'il s'agissait surtout d'une forme d'exploita-
tion et de déshumanisation. Elles se méfiaient des bourgeoises qui
affirmaient que les femmes pouvaient s'émanciper par le travail,
mais elles se sentaient aussi menacées car elles savaient bien que
de nouveaux emplois n'allaient pas être créés spécialement pour
ces masses de femmes blanches qui cherchaient à rejoindre la force
de travail. Elles craignaient que leurs emplois et ceux des hommes
de leurs classes soient menacés. Benjamin Barber était d'accord
avec elles :

Quand un grand nombre de femmes relativement éduquées entrent


sur le marché rigide du travail au sein duquel un grand nombre de
travailleuses et de travailleurs plutôt non qualifiées sont déjà au
chômage, leur embauche aura probablement pour effet de mettre
au chômage de nombreuses personnes au bas de l'échelle. Pour les
hommes non-blancs entre seize et trente ans qui constituent déjà
une large proportion des chômeurs, cela sera plus difficile que jamais
de décrocher un travail. À ce stade, il devient primordial d'établir des
priorités basées sur des mesures objectives de souffrance, d'oppression
et d'injustice réelles. Là, le véritable coût de l'insistance féministe
portée sur le terme « oppression » devient visible. Le sexisme existe
en parallèle, et non à la place, du racisme et de l'exploitation écono-
mique. Les militantes féministes ne peuvent pas attendre des pauvres
qu'ils et elles regardent avec reconnaissance et approbation quelque
chose qui s'apparente à une campagne de la classe moyenne pour leur
arracher encore plus d'emplois des mains.

196
Les femmes et les hommes noire-s étaient parmi les premiers
à exprimer leurs peurs de l'afflux de femmes blanches mariées sur
le marché du travail. Elles et ils craignaient que cela n'entraîne une
baisse de l'embauche des personnes noires qualifiées, compte tenu
de l'ampleur avec laquelle la suprématie blanche avait réussi à écar-
ter et à exclure les personnes non-blanches de certains emplois.
En regroupant des personnes non-blanches avec des femmes
blanches de toutes classes sociales dans des programmes à'affir-
mative action, c'est tout un système permettant aux employeurs
de continuer à discriminer les personnes noires et de maintenir
la suprématie blanche en embauchant des femmes blanches qui
a bien été institutionnalisé. Les employeurs pouvaient ainsi satis-
faire les directives d'affirmative action sans jamais embaucher la
moindre personne non-blanche. Quand je préparais mon doctorat
d'anglais, mes professeurs et mes camarades blanc-he-s me disaient
!en permanence que j'allais être la première à obtenir un poste, que
fie fait que je sois noire allait me faciliter la tâche. Jetais toujours
très dubitative devant de tels propos car, au cours de mes années
d etudes, la majorité des postes réservés aux personnes bénéficiant
des programmes d'affirmative action avaient été donnés à des
femmes blanches. Quand une personne noire (ou une autre per-
sonne non-blanche) était embauchée, on partait généralement
du principe qu'aucune autre personne de couleur ne pouvait être
envisagée pour le même poste — ce qui n'était pas le cas pour les
femmes blanches. Malheureusement, lorsque l'activisme féministe
a affirmé que les femmes blanches formaient une minorité, cela a
contribué à créer une situation dans laquelle des emplois d'abord
destinés à des personnes non-blanches qualifiées pouvaient être
donnés à des femmes blanches. De ce fait, de nombreuses per-
sonnes de couleur ont eu l'impression que le mouvement fémi-
niste constituait une menace pour leurs luttes de libération. Si les
militantes féministes blanches avaient insisté pour que ces deux
catégories soient intégrées dans des programmes d'affirmative

197
action distincts — un qui soit destiné aux femmes, séparé de celui
destiné aux groupes ethniques opprimés en recherche d'égalité
dans l'accès à l'emploi — personne n'aurait eu l'impression que les
féministes blanches s'empressaient de faire avancer leur cause aux
dépens des femmes et des hommes non-blanche*s.
L'insistance sur l'idée que le travail était la clé de l'émanci-
pation des femmes a aussi conduit de nombreuses militantes
féministes blanches à insinuer que les femmes qui travaillaient
étaient « déjà émancipées ». Elles disaient en substance à la majo-
rité des travailleuses : « Le mouvement féministe n'est pas pour
vous. » En formulant ainsi l'idéologie féministe, les bourgeoises
blanches ont bel et bien exclu les travailleuses du mouvement.
Elles avaient ensuite le champ libre pour modeler le mouvement
féministe de sorte qu'il serve leurs intérêts de classe, sans avoir à
se soucier de l'impact, positif ou négatif, que les propositions de
réformes féministes pourraient avoir sur les femmes de la classe
ouvrière. S'inspirant des femmes blanches, beaucoup de femmes
noires ont interprété le fait qu'elles avaient toujours travaillé à l'ex-
térieur du foyer comme la preuve qu'elles étaient déjà émancipées
et qu'elles n'avaient aucunement besoin du mouvement féministe.
Elles auraient dû remettre en question l'idée que n importe quel
travail était émancipateur et exiger que le mouvement féministe
prenne en compte les préoccupations des travailleuses.
Si l'amélioration des conditions de travail des femmes avait été
une revendication centrale du mouvement féministe, conjointe-
ment aux démarches entreprises pour obtenir des emplois mieux
payés pour les femmes et pour trouver des emplois pour les chô-
meuses de toutes classes sociales, le féminisme aurait été perçu
comme un mouvement prenant en compte les préoccupations de
toutes les femmes. La focalisation des féministes sur le carriérisme
et l'intégration des femmes dans les professions très bien payées
n'a pas seulement éloigné la majorité des femmes du mouvement,
mais a aussi permis aux féministes de faire l'impasse sur le fait que
l'incorporation des bourgeoises dans la force de travail n'était en

198
rien un signe d'augmentation du pouvoir économique des femmes
en tant que groupe. Si elles avaient prêté attention à la situation
économique des femmes pauvres et de la classe ouvrière, elles se
seraient aperçues du problème grandissant du chômage et de 1 en-
trée toujours plus massive des femmes de toutes classes sociales
dans la pauvreté.
Maintenant que beaucoup de femmes blanches de la classe
moyenne divorcent et se retrouvent dans les rangs des pauvres
et des ouvrières, les militantes féministes ont commencé à parler
de la « féminisation de la pauvreté » et à attirer l'attention sur
la détresse économique des femmes aux Etats-Unis. L'essai de
Barbara Ehrenreich et Karin Stallard intitulé « The Nouveau
Poor » souligne l'entrée de plus en plus massive de femmes
blanches issues de la classe moyenne dans la pauvreté et met
en évidence que les femmes de toutes classes sociales se sont
appauvries entre 1967 et 1978, sur une période que beaucoup
pensent être prospère sur le plan économique pour les femmes :

Lactualité économique morne et triste contredit l'image des


années 1970 censées être « la décennie de l'émancipation » pour
les femmes. Pour certaines femmes, en un sens, elle l'a été. Des
femmes jeunes, diplômées et entreprenantes ont réussi à se
frayer un chemin et à se construire des carrières dans des sec-
teurs jusqu'ici verrouillés tels que la médecine, le droit, l'ensei-
gnement supérieur, et le management intermédiaire. Dans les
médias, l'idéal féminin traditionnel de la femme au foyer vivant
dans une banlieue résidentielle avec 2,3 enfants et un break a été
remplacé par celui de la femme carriériste qui grimpe les éche-
lons en tailleur avec son attaché-case. Les « présentatrices » télé
sont devenues aussi banales que les actualités de la semaine der-
nière et la fonction de président a pu s'accorder au féminin, de
telle manière qu'il semblait parfois que la seule chose qui retenait
les femmes était une « assurance » anormalement réduite. Mais
derrière ces belles images stimulantes, les femmes en tant que

199
classe —jeunes, vieilles, noires, blanches — perdaient continuel-
lement du terrain. Et celles qui étaient doublement désavanta-
gées, les femmes noires et hispaniques, essuyaient les pertes les
plus lourdes.

Malheureusement, ce nest pas un hasard si les femmes blanches


nont commencé que récemment à s'intéresser à ces reculs. Le clas-
sisme et le racisme ont pollué les perspectives féministes de telle
manière que les bourgeoises blanches ne voyaient aucun besoin
d'attirer l'attention sur ces pertes tant qu'elles ne risquaient pas
de faire partie des déchues. En parallèle, l'attention récente portée
sur la question de la pauvreté des femmes (par les féministes, et
aussi par la droite) sous-entend souvent que cette situation est en
quelque sorte plus tragique, plus digne d'intérêt, et a plus besoin
d'être changée maintenant qu'un nombre croissant de femmes
blanches issues de la classe moyenne risquent un jour ou l'autre
d'entrer dans la pauvreté. Cette approche de la question de la pau-
vreté des femmes privilégie la détresse d'une catégorie particu-
lière de femmes. Elle encourage les femmes à analyser l'impact
du chômage, du divorce, etc., sur les bourgeoises blanches plutôt
que de nous astreindre à étudier la situation économique globale
des femmes. Si les militantes féministes avaient depuis toujours
adopté une vue d'ensemble, cela n'aurait pas été une telle surprise
pour elles d'apprendre que les femmes en tant que groupe perdent
plus de terrain quelles n'en gagnent sur le plan économique, et ces
problèmes auraient pu être traités plus tôt.
Abordé sous un angle pertinent, le combat contre la pauvreté
pourrait devenir un des points susceptibles d'unir les femmes
issues de divers groupes ethniques et culturels. Ehrenreich et Stal-
lard affirment :

La féminisation de la pauvreté — ou, pour prendre le problème


dans l'autre sens, l'appauvrissement des femmes — est peut-être
le plus grand défi auquel le féminisme est confronté aujourd'hui.

200
Mettre un terme à 1 exploitation économique des femmes
pourrait devenir le programme féministe qui prendrait en
compte les préoccupations de la masse des femmes, faisant
ainsi tomber les barrières qui séparent les petits groupes
de femmes activement impliquées dans les organisations
féministes de la majorité des femmes de la société qui nont
jamais pris part à la lutte féministe organisée. Cela pourrait
transformer le mouvement féministe de telle manière qu'il
ne servirait plus les intérêts de classe d'un groupe spécifique.
Une volonté collective de traiter le problème de l'exploita-
tion économique des femmes aurait pour effet de mettre en
évidence un certain nombre de problématiques. On pourrait
par exemple réfléchir à différentes manières d'améliorer les
conditions de travail dans le système actuel, même si cela ne
révolutionnerait pas radicalement le patriarcat capitaliste. Ce
dernier point est crucial. Pourtant, c'est celui que Ehrenreich
et Stallard évitent. Alors qu'elles exposent le problème dans
de nombreux paragraphes, elles n'en écrivent qu'un seul qui
suggère une éventuelle solution :

Nous avons besoin d'un programme économique féministe, et


ce n'est pas une mince affaire. Un programme économique qui
répond aux besoins des femmes devra s'attarder sur certaines des
injustices les plus profondes engendrées par une économie domi-
née par les affaires et une société dominée par les hommes. Les
identifier et les nommer nous mènera plus loin que le consensus
habituel qui consiste juste à demander l'égalité des droits — vers
de nouvelles problématiques, de nouveaux programmes et peut-
être de nouvelles perspectives. Que ce soit à travers les débats ou
les avancées collectives qui nous attendent et qui n'ont que trop
tardé, la féminisation de la pauvreté exige une vision féministe
d'une société juste et démocratique.

201
Ehrenreich et Stallard suggèrent que les femmes devraient
travailler à concevoir de nouveaux programmes économiques, mais
elles évitent explicitement de critiquer le capitalisme dans cet essai.
Pourtant, nous devons reconnaître qu'il s'agit d un système dont la
survie dépend de l'exploitation des classes prolétaires. Nous devons
reconnaître quau sein de ce système, les femmes sont et resteront,
en tant que groupe, victimes de l'oppression de classe.
La plupart des femmes actives dans le mouvement féministe
n'ont pas de perspectives politiques radicales et rechignent à faire
face à ces réalités, surtout quand à titre individuel elles ont obtenu
l'indépendance économique au sein de la structure existante. Elles
sont frileuses, voire même réticentes, à admettre le fait que soute-
nir le patriarcat capitaliste, ou même un système capitaliste non-
sexiste, ne peut en aucun cas mettre un terme à l'exploitation des
classes prolétaires. Ces femmes craignent de perdre leurs privilèges
matériels. Mais comme de plus en plus de femmes blanches issues
de la classe moyenne perdent leur statut social et rejoignent les
rangs des pauvres, elles pourraient trouver nécessaire de critiquer
le capitalisme. Une des femmes citées par Ehrenreich et Stallard
reconnaît que « les périodes difficiles vous ouvrent les yeux d'une
façon remarquable ».
Dans la mesure où de plus en plus de femmes sont confron-
tées à la débâcle du système économique existant, nous devons
nous efforcer d'envisager de nouveaux programmes économiques
tout en œuvrant à soulager la détresse économique actuelle des
femmes à travers des réformes judicieuses. Les actions entreprises
pour créer de nouveaux emplois en réduisant la semaine de travail
devraient être soutenues. Les femmes devraient aussi soutenir les
démarches des couples qui veulent partager les postes bien payés.
Les femmes devraient lutter pour mettre fin au « supplément
familial » que les hommes perçoivent sur leur salaire. Les femmes
devraient soutenir l'assistance sociale et réclamer sa réforme. De
manière très basique, les femmes ont besoin d'apprendre à gérer
plus efficacement l'argent dont elles disposent. Les femmes ont

202
besoin d'aide pour rompre avec leur addiction à la consommation
compulsive. Les groupes de femmes exerçant des professions spé-
cifiques ont besoin de s'organiser collectivement pour réclamer
de meilleures conditions de travail. Souvent, des conditions de
travail difficiles rendent insalubres, inutilement déshumanisants,
stressants et déprimants les emplois mal payés occupés par les
femmes. Les femmes qui travaillent dans le secteur des services
et qui ne savent pas comment gérer certains problèmes auxquels
elles sont confrontées dans leur travail ont besoin de ressources
où trouver aide et conseil. La liste des réformes potentielles et des
programmes progressistes est sans fin. Bien que certaines de ces
problématiques soient déjà traitées par ailleurs, elles pourraient
toutes profiter de quelque soutien additionnel. Quand les femmes
verront que leurs préoccupations économiques sont au centre
de l'agenda du mouvement féministe, elles seront plus enclines
à s'intéresser à l'idéologie féministe.
Les femmes sont exploitées économiquement dans le travail,
mais elles y sont aussi exploitées sur le plan psychologique. L'idéo-
logie sexiste leur a appris à dévaloriser leurs contributions à la
force de travail. Le consumérisme leur a appris à croire qu'elles
devaient travailler uniquement pour répondre aux besoins maté-
riels ou aux difficultés financières, mais pas pour contribuer au
fonctionnement de la société, exercer leur créativité ou connaître
la satisfaction d'effectuer des tâches qui profitent à soi-même
autant qu'aux autres. En repensant la nature du travail, les fémi-
nistes aideraient les travailleuses à résister à l'exploitation psycho-
logique, même si une telle démarche ne suffirait pas à changer
la situation économique. En accordant de la valeur à tout travail
réalisé par les femmes, qu'il soit rémunéré ou non, les militantes
féministes apporteraient aux femmes de nouvelles façons de se
percevoir et de se définir. Trop souvent, la focalisation du mou-
vement féministe sur les professions qualifiées et les carrières a
conduit ses participantes à agir comme si tous les autres emplois,
et plus particulièrement ceux qui sont mal payés, n'avaient aucune

203
valeur. De ce point de vue, les postures féministes sur le travail
effectué par la majorité des femmes ont été similaires à celles des
hommes.
Sur le marché du travail, de nombreuses femmes exercent dans
le secteur des services et de l'entretien, et sont soit mal soit pas
du tout payées (par exemple, pour le travail ménager). Le travail
ménager et les autres travaux de service et d entretien sont parti-
culièrement dévalorisés par le patriarcat capitaliste. Les activistes
féministes qui militent pour le salaire au travail ménager voient
cela comme un moyen de donner aux femmes un pouvoir écono-
mique et d'attribuer une valeur au travail qu'elles effectuent. Mais
il semble peu plausible qu'une rémunération du travail ménager
ne conduise la société à valoriser cps tâches dans la mesure où
les métiers de service et d entretien! même rémunérés, sont per-
çus comme méprisables. Dans ces emplois, les travailleuses sont
compensées financièrement, mais ces compensations n'atténuent
en rien l'ampleur avec laquelle elles sont exploitées sur le plan psy-
chologique. Le travail qu'elles effectuent porte le même stigmate
dégradant qui est associé au travail domestique. Les auteure-s
anonymes de Women and the New World suggèrent que le salaire
au travail ménager est « une proposition qui nous amène encore
plus en avant sur la voie du capitalisme, car elle nous place sur
le marché du travail et qu'elle met un prix sur des activités qui
devraient répondre à des besoins humains et non pas juste à celui
de l'indépendance économique des femmes ». Quand bien même
les femmes seraient rémunérées pour le travail ménager, il est peu
probable que ces tâches cessent d'être considérées comme « un
travail de femme » et peu probable qu'elles soient perçuès comme
une activité digne de valeur.
Il existe trop peu de textes qui parlent de l'importance des
travaux de service et d'entretien, et du travail ménager en parti-
culier. {The Socio/ogy of Housework de Ann Oakley, Homemakers:
The Forgotten Workers de Râe André, et l'anthologie The Politics
of Housework éditée par Ellen Malos, sont des livres qui traitent

204
du travail domestique.) Il y a cependant quelques études fémi-
nistes qui analysent dans quelle mesure un travail ménager bien
fait contribue au bien-être individuel, encourage le développe-
ment de l'esthétique ou facilite la réduction du stress. En appre-
nant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes
acceptent la responsabilité d'ordonner leur réalité matérielle. Elles
et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre
soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu'on
leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à
l'âge adulte, ils n'ont aucun respect pour leur environnement et ne
savent souvent même pas comment prendre soin d'eux-mêmes et
de leur foyer. Dans leur vie de famille, ils ont eu la possibilité de
cultiver une dépendance excessive et inutile vis-à-vis des femmes
et, par conséquent, sont parfois incapables de développer un sens
de l'autonomie qui soit sain. D'un autre côté, si Ion oblige généra-
lement les filles à accomplir les tâches ménagères, on leur enseigne
tout de même à les voir comme des activités avilissantes et dégra-
dantes. Cet état d'esprit leur fait détester le travail domestique et
les prive de la satisfaction personnelle quelles pourraient éprou-
ver dans le fait d'accomplir ces tâches nécessaires. Elles arrivent à
l'âge adulte en pensant que le travail en général, pas juste le travail
ménager, est une corvée, et passent leur temps à rêver d'une vie
dans laquelle elles ne travailleraient pas, ou en tout cas pas dans
les services ou l'entretien. Si on leur avait appris à accorder de
la valeur au travail ménager, elles aborderaient probablement la
notion même de travail différemment. Elles pourraient voir le tra-
vail comme une affirmation de leur identité plutôt que comme une
négation de celle-ci. À l'heure actuelle, beaucoup de jeunes occi-
dentales et occidentaux suivent les enseignements de différentes
pensées religieuses et philosophiques orientales dans l'espoir de
connaître l'accomplissement de leur être. Au cours de ce proces-
sus, elles et ils apprennent à repenser leur façon de voir le travail
et plus particulièrement les travaux de service et d'entretien. Elles
et ils apprennent que la discipline commence par la réalisation

205
consciencieuse de toutes tâches, particulièrement de celles qui
sont considérées comme « ingrates » dans cette culture.
Repenser la nature du travail est essentiel pour le mouvement
féministe aux Etats-Unis. Pour cela, les femmes doivent apprendre
à donner de la valeur au travail. Beaucoup de militantes féministes
ne remarquent pas à quel point cela serait un acte important et
significatif de résistance et de pouvoir pour les femmes que d'ap-
prendre à valoriser le travail quelles effectuent, qu'il soit payé ou
non. Elles agissent comme si le travail effectué par les femmes ne
pouvait être digne de valeur que si les hommes, en particulier ceux
de la classe dominante, étaient contraints de reconnaître son impor-
tance (dans le cas du travail ménager, en le rémunérant). Mais cela
n'a aucun intérêt que les hommes reconnaissent la valeur du travail
effectué par les femmes si les femmes elles-mêmes ne valorisent pas
ce travail.
Comme tous les autres groupes opprimés et exploités dans
cette société, les femmes ont souvent un regard négatif sur le tra-
vail en général et sur le travail qu'elles font en particulier. Elles ont
tendance à dévaloriser le travail quelles effectuent parce qu'elles
ont été conditionnées à juger de son importance uniquement
par sa valeur marchande. Le fait de ne pas toucher de salaire, ou
d'être mal payée, est vu comme un échec personnel, une absence
de réussite, une infériorité. Comme d'autres catégories sociales
exploitées, les femmes intériorisent le regard que les puissants
portent sur elles, ainsi que leur estimation de la valeur de leur
travail. Elles ne développent pas de regard sur le travail qui les
amènerait à le considérer comme une expression de dignité, de
discipline, de créativité, etc. Dans Révolution and Evolution in the
Twentieth Century, Grâce Lee Boggs et James Boggs indiquent
que la plupart des travailleurs et des travailleuses dans cette société
conçoivent le travail comme une forme d'esclavage et ont besoin
de savoir qu'ils et elles construisent leur humanité à travers leur
participation à l'effort commun dans le travail :

206
Il est inconcevable que l'humanité puisse exister sans le travail.
La nouvelle éthique du travail commence avant tout par l'idée
qu'il s'agit d'une nécessité pour la personnalité humaine. Mais
les hommes et les femmes se sont battu-e-s depuis si longtemps
contre le travail obligatoire que nous avons perdu de vue l'idée
que si l'on ne travaillait pas, nous n'existerions pas en tant qu'êtres
humains. Nous vivons à l'époque de la conjonction historique
entre l'apogée des mouvements sociaux de masse contre le travail
et la révolution technologique qui a éliminé les anciennes raisons
pour lesquelles on travaillait. Nous devons donc réaffirmer que les
gens doivent travailler, mais qu'ils et elles n'ont pas à travailler à
l'ancienne et pour des raisons séculaires. Et nous ne pouvons pas
trouver de nouvelles façons et de nouvelles raisons, à moins de
croire qu'il y a des origines humaines dans le fait de travailler. [...]
Nous avons besoin d'établir une polarisation, de créer une
opposition entre deux approches du travail. Cela n'a pas d'im-
portance de savoir si l'on doit respectivement nommer ces deux
approches « la vision bourgeoise » et « la vision socialiste » du
travail, du moment que l'on reconnaît que dans ce moment histo-
rique, dans cette phase transitoire, il y a deux façons d'aborder les
choses : une qui nourrit la haine et le rejet du travail, perçu comme
destructeur de la personnalité humaine, et une autre qui reconnaît
que le travail est essentiel au développement de l'individu-e. en
tant qu'être humain.

Traditionnellement, le travail n a pas été une sphère de l'acti-


vité humaine à laquelle les femmes ont participé dans le but de
développer leur personnalité, leur confiance en elles, etc. C est là
une des raisons pour lesquelles celles qui ont atteint l'indépen-
dance économique ne parviennent généralement pas mieux à se
libérer des interactions oppressives avec des individus sexistes
que les femmes qui n'ont pas de travail salarié et dont la survie
économique dépend des autres. Ces femmes indépendantes qui
travaillent pensent souvent que c'est dans le domaine des relations

207
interpersonnelles qu elles pourront développer leur personnalité,
leur identité, etc. Elles s'accrochent parfois à l'idée quelles seront
un jour libérées du besoin de travailler, lorsqu'elles auront rencontré
le « bon » homme. De tels sentiments et pensées les conduisent à
soutenir et à perpétuer l'idéologie sexiste. Tout comme les femmes
de la classe ouvrière, elles pourraient profiter de la démarche fémi-
niste visant à repenser la nature du travail. Les femmes qui ne
parviennent pas à trouver de travail, qui sont au chômage et qui
n'ont d'autre choix que de dépendre des aides sociales, sont inci-
tées par l'élite à se considérer elles-mêmes comme des parasites
profitant du travail des autres. Le système de l'assistance sociale
est structuré de manière à s'assurer que ses bénéficiaires aient à se
soumettre à toute une procédure de découragement s'ils et elles
veulent recevoir de l'aide. Ce processus est souvent à l'origine de
dépressions qui paralysent ces femmes et qui les empêchent de se
sortir de cette situation de dépendance. Ces femmes aussi pour-
raient profiter de la démarche féministe visant à repenser la nature
du travail. Elles pourraient participer aux actions, soutenues par
les féministes, de restructuration du système d'assistance sociale
actuel afin de l'associer à une conception positive du travail dans
le but de s'assurer qu'il mène à des emplois.
Le mouvement féministe à venir ne sera fort, durable et sou-
tenu qu'à condition qu'il traite des préoccupations de la majo-
rité des femmes. En travaillant à repenser la nature du travail, les
militantes féministes redéfiniront la direction du mouvement, afin
qu'il ait du sens pour toutes les femmes et qu'elles soient ainsi
amenées à y participer.
8

ÉDUQUER LES FEMMES :


UN OBJECTIF FÉMINISTE

De nombreuses participantes au mouvement féministe contem-


porain ont suivi des études supérieures. Nous avons vite présumé
que notre niveau scolaire et les privilèges qui y sont associés sont
courants parmi les femmes, et par conséquent nous n'avons pas
insisté sur la nécessité de faire de l'éducation, particulièrement de
l'alphabétisation de base, un objectif féministe. Bien que les mili-
tantes féministes se soient concentrées sur la lutte contre le sexisme
dans les institutions scolaires et la sociabilisation des enfants, elles
n'ont pas exploré suffisamment en profondeur les liens entre l'ex-
ploitation sexiste et le niveau d'éducation des femmes dans cette
société, y compris en termes de compétences élémentaires de lecture
et d'écriture. La chercheuse et militante féministe Charlotte Bunch
insiste sur l'importance politique de l'alphabétisation dans son essai
« Feminism and Education » :

Les mouvements révolutionnaires ont presque toujours


considéré la généralisation de l'alphabétisation comme une
des tâches les plus importantes. Mais dans ce pays, où l'on
pense que la plupart d'entre nous savent lire et écrire, cet
enjeu est souvent négligé. [...]
Lire et écrire sont des activités qui ont un intérêt et une valeur
en elles-mêmes, et les femmes devraient avoir accès à ces plaisirs.

209
Mais, au-delà de ça, ce sont des compétences qui sont vitales au
changement pour plusieurs raisons. Premièrement, elles sont
un moyen de transmettre des idées et des informations qui
peuvent être difficilement accessibles dans les médias populaires.
Par exemple, les idées féministes se sont d'abord répandues via
des articles polycopiés. [...] Deuxièmement, le fait de lire et
d'écrire aide à développer l'imagination et la capacité à penser
des individu-e s. [...] Troisièmement, l'accès d'une personne,
via la lecture, à une diversité d'interprétations de la réalité, aug-
mente sa capacité à penser par elle-même, à aller à l'encontre des
normes de la culture et à imaginer des alternatives à la société —
toutes ces choses étant fondamentales pour agir politiquement.
Quatrièmement, lire et écrire favorise la survie et la réussite indi-
viduelles de chaque femme de ce monde, en renforçant sa capacité
à fonctionner et à agir dans le sens des objectifs quelle s'est fixés.
Et enfin, l'écrit est encore et toujours la forme la moins chère
et la plus accessible de communication de masse. [...] Quand
on se rappelle pourquoi l'alphabétisation est importante pour les
mouvements, il devient clair que dans le cadre d'une éducation
féministe, nous ne devrions jamais présumer que les femmes sont
déjà lettrées ni ignorer l'importance de leur apprendre à lire, à
écrire et à penser.

Les préjugés de classe ont simplement conduit les femmes


qui organisaient le mouvement féministe à présumer que ce
serait à travers des supports écrits que la théorie et la stratégie
féministes seraient les mieux diffusées auprès de la masse des
femmes. Mais la focalisation sur l'écrit a en réalité empêché de
nombreuses femmes d en apprendre plus sur le féminisme. Il y a
des endroits aux États-Unis où la littérature féministe n'est pas
disponible, où les femmes et les hommes nont jamais entendu
le mot « féminisme », ou bien l'ont entendu mais ne savent pas
ce qu'il signifie vraiment. Si les militantes féministes occupées à
définir l'axe du mouvement féministe avaient pris en compte la

210
question de l'alphabétisation, elles auraient su que la focalisation
sur les supports écrits rendrait les idées féministes accessibles uni-
quement à certains groupes et certaines classes de femmes. Elles
auraient su qu'un mouvement dépendant de l'écrit pour porter
son message devrait mettre en avant des programmes pour que
toutes les femmes puissent apprendre à lire et à écrire. Aujourd'hui
encore, alors même que les supports imprimés sont pratiquement
devenus les seuls moyens d'expression de la théorie, l'importance
politique de l'alphabétisation est toujours sous-estimée. De nom-
breuses théoriciennes ne cherchent même pas à ce que leurs idées
atteignent un large public. Par conséquent, nous devons assumer
une certaine responsabilité quant aux images superficielles et faus-
sées des idées féministes qui finissent dans l'imaginaire collectif,
via la télévision par exemple. Il n'est pas trop tard pour que les mili-
tantes féministes se saisissent de la question de l'alphabétisation et
qu'elles organisent des programmes d'enseignement de la lecture
et de l'écriture à destination des femmes. À travers des campagnes
d'alphabétisation menées par des féministes, les femmes illettrées
de toutes classes sociales, et plus particulièrement celles issues de
milieux pauvres et ouvriers, pourraient apprendre à lire et à écrire
tout en apprenant à penser de manière critique et analytique.
Du fait des réflexes de classe de nombreuses militantes fémi-
nistes, l'attention a été portée sur les femmes dans l'enseignement
supérieur, que ce soit comme étudiantes ou professeures, tandis
que peu ou pas d'intérêt n a été porté sur la nécessité d eduquer les
femmes qui n'avaient pas les connaissances et compétences de base.
Du temps et de l'argent ont été dépensés pour créer des ressources
permettant aux étudiantes, aux chercheuses et aux universitaires
de poursuivre leurs travaux et de les promouvoir. Si cet effort est
important, il ne devrait pas constituer une priorité plus grande que
le combat destiné à faire en sorte que toutes les femmes sachent
lire et écrire. Compte tenu des nombreuses coupes budgétaires
qui ont lieu à tous les niveaux aux Etats-Unis, il est peu probable
que les femmes puissent compter sur des financements publics

211
pour créer des programmes d'alphabétisation. En revanche, de
tels programmes pourraient être sponsorisés par des contributions
financières de la part de femmes et d'hommes en poste dans les
universités, engagées dans des alternatives politiques radicales.
Et quand bien même aucun financement ne serait trouvé nulle
part, de petites campagnes d'alphabétisation pourraient être lan-
cées dans des quartiers et des communautés où des personnes
compétentes et engagées politiquement pourraient apprendre aux
femmes à lire et écrire.
Jusqu'à ce que toutes les femmes dans cette société sachent lire
et écrire, les idées féministes doivent aussi être diffusées à l'oral,
par le bouche-à-oreille. De nombreuses femmes ne quitteront
pas, ou ne pourront pas quitter, leur maison pour aller assister à
des conférences féministes ou des discussions publiques, ainsi, le
porte-à-porte pourrait être un moyen de partager les idées fémi-
nistes. Ce type de contact pourrait être fait par des groupes de
femmes déjà impliquées dans des organisations féministes. Dans
des universités à travers tous les États-Unis, de nombreuses étu-
diantes en womeris studies se débattent avec la question de savoir
si oui ou non leurs recherches intellectuelles et académiques sont
pertinentes pour les femmes en tant que groupe social, pour les
femmes dans le monde « réel ». Si ces étudiantes se rendaient dans
différentes communautés pour faire du porte-à-porte et parler des
questions féministes, alors elles travailleraient à combler le fossé
qui existe entre leurs expériences éducatives et celles de la majorité
des femmes.
Beaucoup de femmes sont effrayées par la simple pensée
d'approcher des femmes qui leur sont étrangères. À une époque,
j'enseignais dans un cursus de women s studies un cours intitulé
« Third World Women in the United States ». Les origines eth-
niques des étudiantes variaient de semestre en semestre, mais il
y a eu un semestre en particulier où presque toutes les étudiantes
étaient blanches. Toutes déploraient l'absence de femmes de
couleur en plus grand nombre. Je leur ai donné comme projet

212
d'aller parler à des femmes non-blanches sur le campus et de
leur demander pourquoi elles n'avaient pas opté pour les cours de
womeris studies. Je les ai incitées à inviter les autres étudiantes à
venir assister à un cours. Au début, mes étudiantes étaient gênées
par cette mission. Elles n'étaient pas à l'aise avec le fait d'abor-
der des femmes qu'elles ne connaissaient pas. Au cours de leur
enquête, la plupart d'entre elles se sont aperçues que les femmes
à qui elles avaient parlé avançaient souvent le manque d'infor-
mation sur les contenus et les enseignant#e-s comme la raison
principale qui les avait amenées à ne jamais avoir choisi de cours
en lien avec les womeris studies. Après que mes étudiantes ont
rapporté leurs résultats (et que certaines ont entraîné des groupes
de femmes non-blanches avec elles en cours), nous avons discuté
de comment l'ensemble des étudiant-e-s pourraient en savoir plus
sur le programme des cours de womeris studies. Si tout le monde
était d'accord sur le fait que la publicité imprimée (des annonces
dans le journal de la fac ou des affiches) était une bonne stratégie,
nous avons tout de même conclu que la méthode la plus effi-
cace était de parler des cours avec les femmes. Dans le dialogue,
les femmes pouvaient poser des questions et ainsi dissiper les
stéréotypes ou les craintes qu'elles auraient pu avoir sur le fémi-
nisme ou le programme de womeris studies. Cette importance
de la communication verbale vaut aussi pour la diffusion des
idées féministes. Dans une campagne de porte-à-porte visant
à restituer les analyses et opinions politiques féministes à un
public plus large, les femmes auraient la possibilité de poser des
questions, de clarifier certains sujets, de donner leur avis. Si, ne
serait-ce qu'un an, les femmes arrêtaient de dépenser des milliers
de dollars dans l'organisation de conférences auxquelles seul un
petit groupe d'individu*e*s privilégié-e-s assiste, alors elles pour-
raient se fixer comme objectif de mener des campagnes massives
dans chaque État, dans l'intention de sortir le féminisme des
universités et de le ramener dans les rues et les maisons de cette
société.

213
L'éducation féministe a été institutionnalisée dans les
universités via les programmes de womeris studies. Bien que ces
programmes soient nécessaires et qu'ils permettent très efficace-
ment d'enseigner le féminisme aux étudiantes des universités, ils
nont que très peu d'impact, s'ils en ont, sur la majorité des femmes
et des hommes. Il existe très peu de programmes correspondants
qui soient destinés à rendre le même savoir et la même informa-
tion accessibles aux gens qui ne sont pas étudiantes à la fac. De
nombreu'x-ses étudiantes constatent qu'une grande part de leur
remise en question de la socialisation sexiste s'est produite dans les
cours de womeris studies. En général, les informations qu'elles et ils
assimilent altèrent radicalement leurs perspectives sur la réalité et
changent leur point de vue sur la nature des rôles de genre. Ce type
d'informations doit parvenir à plus de gens. Dans le cadre d'une
mise en pratique positive de son engagement politique pour le
féminisme, tout-e universitaire peut proposer des cours de womeris
studies dans un centre social local, un YWCA, un YMCA 16 , une
église, etc. Même si el n'y enseigne pas autant d'heures et de jours
quel le fait à l'université, tout laps de temps passé à rendre les
womeris studies accessibles au public est précieux.
L'année passée, je suis retournée dans la petite ville du
Kentucky où j'ai grandi pour donner une conférence intitulée
« Black Women Writers: The Vision of Community 17 » au cours
de la Black History Week18. Cette conférence devait mettre en
lumière la façon dont les écrivaines noires s'inspirent d'éléments
tirés du vécu quotidien des foyers et des communautés noires.
Habituée à donner des cours de fac à des étudiantes familières
avec la littérature, j'ai trouvé que cela représentait un défi
stimulant que d'avoir à élaborer une stratégie d'enseignement
qui me permettrait de rendre le même savoir accessible à

16
Acronymes de « Young Womens Christian Association » et de* YoungMens Christian
Association » (Association chrétienne dejeunesfemmes/hommes).
17
Lesfemmes noires écrivaines : la vision de la communauté.
18
Semaine d'histoire noire.

214
des femmes et à des hommes (principalement a f r i c a i n e s -
américaines) de tous les âges, lettrées ou illettrées, et qui
pour la plupart ne connaissaient pas les auteures et les œuvres
dont j'allais parler. Je me suis énormément basée sur la lecture
d extraits de divers textes — de poésie, de fiction et de théâtre
— en utilisant des passages qui proposaient des descriptions
captivantes et insolites de moments de la vie quotidienne. Alors
que je préparais la conférence, j'avais pleinement conscience de
ne vouloir à aucun moment prendre mon public « de haut ». Je
voulais garder le même niveau intellectuel que j'aurais eu dans
un cours magistral de fac. Avec cette idée en tête, j'ai commencé
à penser en termes de traduction — donner la même information,
utiliser un style différent, simplifier les structures de phrases, etc.
La capacité à « traduire » des idées pour une audience qui varie
en âge, en sexe, en appartenance ethnique et en degré d'alphabéti-
sation est une compétence que les éducatrices féministes doivent
développer. La concentration d'éducatrices féministes dans les
universités encourage l'usage courant et machinal d'un style aca-
démique qui rend impossible pour les enseignantes de communi-
quer efficacement avec des individues qui ne sont pas familières
à leur style ou leur jargon académiques. Bien trop souvent, les édu-
catrices et les éducateurs, et plus particulièrement les professeures
de fac, craignent que leur travail ne soit pas pris au sérieux par les
autres universitaires s'il est présenté d'une façon qui le rend acces-
sible à une audience plus large. Si ces éducatrices et ces éducateurs
pensaient à interpréter leur travail dans plusieurs styles différents,
à le « traduire », alors elles et ils seraient en capacité de satisfaire les
normes académiques arbitraires tout en rendant leur travail acces-
sible à la majorité des gens. La difficulté d'accès a été un problème
pour une grande partie de la théorie féministe. Un essai fémi-
niste plein d'idées révolutionnaires écrit d'une manière compli-
quée, abstraite, faisant appel au jargon d'une discipline spécifique,
n'aura jamais l'impact qu'il devrait sur la conscience des femmes et
des hommes, parce qu'il ne sera probablement lu que par un petit

215
groupe de gens. Bien que les universitaires féministes devraient se
sentir libres d'écrire en utilisant des formes complexes, si elles sont
sincèrement préoccupées par le fait d'adresser leurs idées au plus
grand nombre,alors elles doivent aussi écrire dune manière plus
accessible, ou alors écrire dans le style de leur choix, mais veiller à
ce que leur travail soit rendu accessible aux autres via un style plus
facilement compréhensible.
La valeur dune production féministe ne devrait pas être déter-
minée par le fait quelle soit conforme ou non aux normes aca-
démiques. La valeur d'une production féministe ne devrait pas
être déterminée par le fait qu'elle soit difficile à lire ou non. En
parallèle, les textes ne devraient pas être disqualifiés simplement
parce qu'ils sont compliqués. Si la littérature et la science fémi-
nistes visent à promouvoir le mouvement féministe et à le faire
avancer, alors les questions de style doivent être considérées en
même temps que les intentions politiques. Il n'y aura aucun mou-
vement féministe de masse tant que les idées féministes ne seront
comprises que par une minorité érudite. Les besoins éducatifs
des femmes sous-éduquées doivent être pris en compte par les
militantes féministes tant que l'écrit reste le moyen de diffusion
principal des idées féministes.
Une autre raison pour laquelle l'éducation n'a pas été une pré-
occupation centrale des militantes féministes est l'affrontement
qui a eu lieu au sein du mouvement entre les intellectuelles et uni-
versitaires féministes, et les participantes qui assimilent l'éducation
au privilège bourgeois et qui sont férocement anti-intellectueHe-s.
Ce bras de fer a engendré une fausse dichotomie entre la théorie
(le développement des idées) et la pratique (les actions du
mouvement), avec un groupe privilégiant la « pratique ». De ce
fait, il y a souvent peu d'adéquation entre la théorie et la pratique
féministes. Cela intensifie les sentiments de certaines femmes
engagées dans l'activisme (par exemple, celles qui organisent un
comité de soutien à une femme incarcérée pour avoir tué son
mari violent) qui ont l'impression qu elles sont meilleures ou plus

216
« politiquement correctes » que les femmes qui concentrent leur
énergie sur le développement des idées. Dès le début, les parti-
cipantes au mouvement de libération des femmes se sont bat-
tues pour unifier la théorie et la pratique, pour créer une praxis
féministe véritablement libératrice (ce que Paulo Freire a défini
comme « une action et une réflexion sur le monde dans le but de le
transformer »). Ce combat a été miné par l'anti-intellectualisme et
par les universitaires élitistes qui pensent que leurs « idées » nont
pas besoin d'être connectées à la vie réelle.
Les préjugés de classe bourgeois ont conduit de nombreuses
théoriciennes féministes à développer des idées qui nont que peu
ou pas de lien avec le vécu de la majorité des femmes, des théories
qui ne sont pas utiles pour faire la révolution féministe. Agacées
et énervées par ces idées, de nombreuses femmes rejettent la théo-
rie en général et 1 estiment dépourvue d'intérêt. Mais les femmes
doivent savoir que les idées et les théories sont essentielles pour
imaginer et créer un mouvement féministe efficace, capable de
mobiliser des foules pour transformer la société. Ironiquement,
c est un manque de connaissance des politiques révolutionnaires
qui amène les femmes à penser que les idées et les théories sont
sans intérêt. Dans un chapitre intitulé « Dialectics and Révolu-
tion », Grâce Lee Boggs et James Boggs parlent de l'importance
des idées pour les activistes révolutionnaires :

Les révolutionnaires cherchent à changer la réalité, à la rendre


meilleure. Par conséquent, els ne peuvent pas juste se contenter
de la philosophie révolutionnaire de la dialectique. Els ont besoin
d une idéologie révolutionnaire, c'est-à-dire d'un corpus d'idées
basées sur l'analyse des contradictions principales de la société
précise quels essaient de changer, sur la projection conceptuelle
d'une forme supérieure de la réalité dans laquelle ces contradic-
tions seraient résolues, et sur la mise en lien de cette solution
avec des forces sociales en charge et en capacité de la mettre en
œuvre. C'est seulement après avoir abouti à une idéologie bonne,

217
juste et pertinente qu'il devient judicieux de développer des poli-
tiques révolutionnaires, c'est-à-dire des programmes nécessaires
à la mobilisation et à l'organisation des forces sociales révolution-
naires. Si l'idéologie est erronée, c'est-à-dire limitée ou mal orien-
tée, alors tous les programmes d'action militante, aussi brillants
soient-ils, doivent absolument corriger les erreurs en question —
aussi bien la philosophie révolutionnaire que l'idéologie révolu-
tionnaire et les politiques révolutionnaires.

Dans le mouvement féministe, l'anti-intellectualisme est un


bon exemple dune idéologie qui mine et entrave le progrès. En
tant que groupe social, les femmes ont été privées (via l'oppres-
sion et l'exploitation sexistes, racistes et classistes) du droit et
du privilège de s'épanouir sur le plan intellectuel. La plupart des
femmes n'ont pas accès aux modes de pensée qui encouragent le
type d'interprétation critique et analytique nécessaire à la lutte
de libération. Cette privation amène les femmes à se sentir peu
rassurées vis-à-vis de la production intellectuelle et à craindre
de se retrouver aux prises avec de nouvelles idées et de nouvelles
informations. Cela peut nous amener à disqualifier et à rejeter des
choses pourtant pertinentes juste parce quelles nous bousculent.
Souvent, les femmes de couleur actives dans le mouvement
féministe sont anti-intellectuelles. Beaucoup d'entre nous n'avons
pas eu accès à l'éducation supérieure et ne possédons pas de
diplômes élevés. On peut penser que la domination hégémonique
des femmes blanches sur la théorie et la pratique féministes est
liée à leur niveau d éducation. Mais souvent, au lieu d'attaquer
cette hégémonie (qui provient des hiérarchies de classe et de
race), on « rabaisse » la production intellectuelle. En rejetant la
théorie et en privilégiant le travail militant, certaines femmes
de couleur peuvent s'imaginer être plus engagées politiquement
dans des choses réellement importantes. Mais en acceptant cette
dichotomie entre la théorie et la pratique, nous nous plaçons
nous-mêmes systématiquement du côté de l'expérience et nous

218
entretenons par là l'idée (trop souvent cultivée par les femmes
blanches) que leur rôle serait de faire le « travail intellectuel », de
développer les idées, les théories, etc., alors que notre rôle serait
soit de faire le « sale boulot » soit d'apporter l'expérience servant
à valider et à documenter leurs analyses. Les femmes de couleur
doivent se développer sur le plan intellectuel. Si l'on ne doit pas
avoir honte de ne pas posséder certaines connaissances scolaires,
nous devons prendre la responsabilité de nous encourager et de
nous aider mutuellement à combiner nos compétences militantes
pratiques avec un bagage intellectuel. Nous devons analyser
pourquoi il y a si peu de représentations de femmes intellectuelles
qui ne sont pas blanches. Celles d'entre nous qui sont éduquées,
qui possèdent des diplômes élevés, doivent analyser pourquoi
nous dévalorisons l'activité intellectuelle. Les femmes de couleur
et toutes les autres femmes issues de milieux non-privilégiés,
qui ont fait des études supérieures et qui reconnaissent la valeur
du développement intellectuel et à quel point il renforce toute
personne en recherche d'autoguérison et de changement politique
radical, doivent partager leur savoir avec toutes les femmes. Nous
devons lutter activement pour débarrasser le mouvement féministe
de ses tendances anti-intellectuelles. Nous devons continuer à
critiquer les productions intellectuelles vides de sens et encourager
le type d'études et d'analyses qui constituent en elles-mêmes une
praxis féministe.
Dans son texte, Charlotte Bunch encourage les femmes à rele-
ver le défi de l'éducation, à la fois dans le combat élémentaire pour
l'alphabétisation et dans la lutte pour développer le sens critique et
les capacités d'analyse. Lorsqu'elle commente les attitudes néga-
tives des femmes vis-à-vis de la théorie, Bunch écrit :

Lorsqu'on enseigne la théorie féministe, on doit combattre de


telles attitudes et trouver des façons pour encourager les femmes
à réfléchir au monde de manière analytique. Notre société (et
d'ailleurs toutes les sociétés, à l'heure actuelle) forme seulement

219
quelques rares individus à penser de cette manière, principale-
ment ceux issus des classes dont elle attend quelles contrôlent
lordre social. Indéniablement, la plupart des femmes ne sont pas
destinées à prendre les commandes de la société et, par consé-
quent, ne sont pas encouragées à penser de manière analytique.
En réalité, la pensée critique est l'antithèse même du rôle tradi-
tionnel de la femme. Les femmes sont censées se soucier de pré-
occupations bassement matérielles de survie, ruminer sans cesse
sur le hasard et le destin, et rêvasser seules dans leur coin. Nous
ne sommes pas supposées réfléchir analytiquement à la société,
remettre en question l'ordre des choses ou penser à comment elles
pourraient être différentes. Une telle réflexion nécessite une rela-
tion active, et non passive, au monde. Elle nécessite une confiance
personnelle dans le fait que nos propres opinions méritent d'être
défendues et qu'elles peuvent faire changer les choses. [...] Mon
but en enseignant la théorie féministe est d'inciter les femmes à
réfléchir à leur vie et à la société de cette manière.

Encourager les femmes à lutter pour l'éducation et à développer


leur intellect devrait être un objectif primordial du mouvement
féministe.
L'éducation, en tant que « pratique de la liberté » (pour
employer une autre phrase de Freire) ne sera une réalité pour les
femmes que si nous développons une méthodologie éducative qui
répond aux besoins de toutes les femmes. Et c'est là un objectif
féministe majeur.
9
UN MOUVEMENT FÉMINISTE
POUR METTRE FIN À LA VIOLENCE

Le mouvement féministe contemporain a réussi à attirer l'at-


tention sur la nécessité de mettre fin aux violences masculines
contre les femmes. Des refuges pour les femmes victimes de vio-
lences conjugales et sexuelles ont été créés partout aux Etats-Unis
par des militantes résolues à aider les femmes abusées à guérir
et à commencer une nouvelle vie. Malgré des années de travail
acharné, la violence masculine contre les femmes est un problème
qui ne cesse de s'aggraver. Les activistes féministes supposent sou-
vent que cette violence est distincte des autres formes de violences
qui existent dans la société, dans la mesure où elle est spécifique-
ment liée au sexisme et à la suprématie masculine : au bon droit
des hommes à dominer les femmes. Dans son étude rigoureuse du
mouvement des femmes battues, intitulée Women and Maie Vio-
lence, Susan Schechter ne cesse de rappeler « que la violence contre
les femmes est ancrée dans la domination masculine ». Son cha-
pitre « Towards an Analysis of Violence Against Women in the
Family » analyse dans quelle mesure l'idéologie de la suprématie
masculine soutient et encourage la violence contre les femmes :

Expliquer théoriquement les violences conjugales nest pas un


exercice facile. Il faut à la fois identifier les conditions qui créent
les violences contre les femmes et proposer des pistes que le

221
mouvement pourrait suivre pour les éliminer. La violence contre
les femmes est interprétée ici comme une expression historique
de la domination masculine qui se manifeste dans la famille et
qui est actuellement renforcée par les institutions, les accords
économiques et la division sexiste du travail au sein de la société
capitaliste. C est seulement en analysant ce contexte global de
violence sexiste que les femmes et les hommes pourront planifier
un programme à long terme pour l'éliminer.

Bien que je sois d'accord avec Schechter sur le fait que la vio-
lence masculine contre les femmes au sein de la famille est une
expression de la domination masculine, je pense que cette vio-
lence est inextricablement liée à tous les actes de violence qui se
produisent dans cette société entre les puissantes et les faibles,
entre les dominantes et les dominées. S'il est vrai que la supré-
matie masculine encourage l'usage de la force et de la violence
afin de maintenir la domination des hommes sur les femmes, c'est
la notion philosophique occidentale de la règle hiérarchique et
de l'autorité coercitive qui est la source première de la violence
contre les femmes, de la violence des adultes contre les enfants et
de toutes les violences de celleux qui dominent sur celleux qui sont
dominées. C'est ce système de croyances qui constitue la base
sur laquelle l'idéologie sexiste et les autres idéologies d'oppression
sociale se fondent, et elles ne peuvent être éliminées que si cette
base est détruite.
Pour que la lutte féministe contre les violences faites aux
femmes soit durable, il est essentiel de la voir comme une par-
tie d'un mouvement plus global visant à mettre fin à la violence.
Jusqu'ici, le mouvement féministe s'est avant tout concentré sur
la violence masculine et a par conséquent donné du crédit aux
stéréotypes sexistes selon lesquels les hommes sont violents et
les femmes ne le sont pas, les hommes sont des agresseurs et les
femmes des victimes. Ce mode de pensée nous permet d'ignorer
l'ampleur avec laquelle dans cette société, les femmes (aux côtés

222
des hommes) valident et perpétuent l'idée qu il est acceptable
qu'une personne ou un groupe dominant maintienne son pou-
voir sur les dominé-e-s par l'usage coercitif de la force. Cela nous
permet de fermer les yeux sur l'étendue avec laquelle les femmes
exercent de l'autorité coercitive sur les autres ou agissent avec vio-
lence. Le fait que les femmes ne commettent a priori pas d'actes
de violence aussi souvent que les hommes n'invalide en rien la
réalité de la violence des femmes. Nous devons voir à la fois les
hommes et les femmes comme des groupes sociaux qui justifient
l'usage de la violence si nous voulons pouvoir l'éliminer.
Théoriquement, le patriarcat capitaliste suprémaciste blanc
instaure une hiérarchie sociale au sein de laquelle les hommes
sont les puissants et les femmes les faibles, où les adultes sont les
puissants et les enfants les faibles, où les personnes blanches sont
les puissantes et les personnes noires et non-blanches les faibles.
Mais dans une situation donnée, n'importe quelle partie qui a le
pouvoir est susceptible d'user d'autorité coercitive pour maintenir
son pouvoir si celui-ci est contesté ou menacé. Bien qu'à l'évidence
la majorité des femmes n'use pas de violence pour contrôler et
dominer les hommes (même s'il existe une infime minorité de
femmes qui bat des hommes), il arrive qu'elles emploient des
moyens violents pour maintenir leur autorité dans des interac-
tions avec des groupes sur lesquels elles exercent du pouvoir. Beau-
coup d'entre nous qui ont grandi dans des foyers patriarcaux où les
hommes de la famille maintenaient la domination et le contrôle
en maltraitant les femmes et les enfants, savent aussi que le pro-
blème était souvent exacerbé par le fait que les femmes pensaient
également qu'il était légitime qu'une personne dans une position
de pouvoir use de la force pour maintenir son autorité. Dans ces
familles, certaines femmes exercent une autorité coercitive sur
leurs enfants (tout comme dans les familles où les hommes ne
sont pas violents), parfois par des actes aléatoires de maltraitance
sans raison apparente ou à travers des violences verbales systéma-
tiques. Cette violence n'est pas différente de la violence masculine

223
contre les enfants et les femmes, même s'il se peut quelle ne soit
pas aussi répandue (ce qui semble tout de même douteux dans la
mesure où 90 % des parents usent de certaines formes de force
physique sur leurs enfants). Le fait de reconnaître que les femmes
sont susceptibles d'user d'autorité coercitive quand elles sont dans
des positions de pouvoir n'atténue en rien la gravité du problème
de la violence masculine contre les femmes. Mais cela nous rap-
pelle que les femmes, comme les hommes, doivent travailler à
désapprendre le conditionnement qui nous a enseigné qu'il était
acceptable de maintenir le pouvoir par la force ou la coercition.
En se concentrant uniquement sur l'éradication des violences
masculines faites aux femmes, les militantes féministes risquent
de passer à côté de la gravité du problème. Elles risquent d'en-
courager les femmes à résister à la domination coercitive des
hommes sans les inciter pour autant à s'opposer à toute forme de
domination coercitive.
Dans une partie de son chapitre théorique « Questions in
Theory Building », où elle analyse les violences faites aux femmes
au sein de la famille, Schechter reconnaît la nécessité d'une étude
plus approfondie des facteurs à l'origine des violences conju-
gales. Elle pointe du doigt le fait qu'il existe parfois des vio-
lences conjugales au sein de relations lesbiennes pour interroger
en quoi cette information « colle » avec une théorie qui voit la
domination masculine comme la cause de la violence conjugale.
Elle y répond en disant : « On pourrait émettre l'hypothèse que
les modèles de relations intimes basées sur le pouvoir et la domi-
nation sont si répandus dans cette société qu'ils affectent bien, en
réalité, la nature des relations entre personnes de même sexe. »
Mais elle refuse d'accepter ce constat comme une preuve du fait
que la domination masculine n'est pas la source des violences
conjugales. Elle suggère donc de faire plus de recherches avant de
pouvoir lier ces deux formes de violences conjugales. Mais si l'on
pense, comme moi, que les violences conjugales sont causées par la
croyance qui imprègne cette culture en ce que la règle hiérarchique

224
et l'autorité coercitive sont naturelles, alors on comprend pourquoi
nos relations tendent toutes à être basées sur le pouvoir et la domi-
nation, et on voit en quoi toutes les formes de violences conjugales
sont liées. Dans The CulturalBasis ofRacism and Group Oppression,
le philosophe John Hodge indique que c'est dans le cadre de la
famille occidentale traditionnelle, avec ses règles masculines auto-
ritaires et ses règles adultes autoritaires, que la plupart d'entre nous
sommes conditionné-e-s à accepter l'oppression sociale et l'usage
de la force pour maintenir l'autorité. Ces schémas constituent la
base de toutes nos relations :

Dans la culture Dualiste, la majorité des relations affectives se


produisent dans le cadre des institutions établies. Par conséquent,
la plupart comportent des aspects fortement hiérarchiques. La
majorité des interactions affectives ont lieu au sein de struc-
tures hiérarchiques qui les modèlent. Nous avons simplement
considéré que le type de relation généralement le plus répandu
dans la famille, où les adultes régnent sur les non-adultes et où
les hommes régnent sur les femmes, était la norme en vigueur.
En plus de ces relations affectives, les autres interactions sociales
prennent généralement la forme d'une structure hiérarchique
entre employeur et employé, entre chef ou contremaître et travail-
leur ou équipe, entre producteur et consommateur ou utilisateur,
entre propriétaire et locataire, entre prêteur et emprunteur, entre
professeur et élève, entre gouvernant et gouverné — bref, entre
contrôleur et contrôlé.

Dans tous ces types de relations, le pouvoir exercé par la partie


dominante est maintenu grâce à la menace (mise ou non à exé-
cution) d'une violente punition, physique ou psychologique, qui
pourrait être appliquée en cas de menace de la structure hiérar-
chique.
La violence des hommes contre les femmes dans les relations
affectives est une des expressions les plus flagrantes de l'usage de la

225
force et de la violence pour maintenir la domination et le contrôle.
Elle est l'exemple parfait de la mise en pratique du concept de
règle hiérarchique et d'autorité coercitive. Contrairement à la vio-
lence sur les enfants ou à la violence raciale blanche contre les
autres groupes ethniques, c'est la forme de violence qui est la plus
ouvertement excusée et acceptée, et même célébrée, dans cette
culture. L'acceptation et la perpétuation de cette violence par la
société participent à son maintien et la rendent difficile à contrôler
ou à éliminer. Cette acceptation ne peut être que partiellement
expliquée par la domination patriarcale encourageant la domina-
tion des hommes sur les femmes par l'usage de la force. En effet,
la domination masculine patriarcale revêt un caractère totalement
différent dans le contexte de la société du capitalisme avancé.
Dans le monde précapitaliste, le patriarcat autorisait les hommes
à régner intégralement sur les femmes de leur famille, à détermi-
ner leur avenir, à décider de leur destin. Les hommes pouvaient
librement battre les femmes sans crainte d'être punis. Ils pouvaient
décider qui leurs filles allaient épouser, si elles allaient savoir lire
ou écrire, etc. Les hommes ont perdu une bonne partie de ces
pouvoirs avec le développement de l'Etat-nation capitaliste aux
États-Unis. Mais cette perte de pouvoir ne correspondait en rien
à un recul de l'idéologie de la suprématie masculine. Toutefois, le
concept du patriarche travailleur qui nourrit et protège sa famille
a été transformé, dans la mesure où son travail profitait avant tout
à l'État capitaliste.
Non seulement les hommes n'avaient plus l'autorité complète
et le contrôle total sur les femmes, mais en plus ils perdaient le
contrôle de leur propre vie qui était régie par les besoins écono-
miques du capitalisme. En tant que travailleurs, la plupart des
hommes dans notre civilisation sont (comme les travailleuses)
contrôlés et dominés. Mais contrairement aux travailleuses, les
travailleurs sont quotidiennement nourris à l'auge du fantasme
du pouvoir et de la suprématie masculines. En réalité, ils n'ont que
très peu de pouvoir, et ils le savent. Pourtant, ils ne se rebellent

226
pas contre lordre économique ni ne font la révolution. Le pouvoir
en place les conditionne à accepter leur déshumanisation et leur
exploitation dans la sphère publique du travail et à attendre de la
sphère privée, celle du foyer et des relations intimes, quelle leur
rende leur sentiment de puissance qu'ils assimilent à la masculi-
nité. On leur enseigne qu'ils pourront régner sur leur foyer, qu'ils
pourront y exercer contrôle et domination, et que c'est là la grande
récompense de leur acceptation de l'ordre social et de l'exploitation
économique. En cautionnant et en perpétuant la domination des
hommes sur les femmes afin de prévenir toute rébellion au travail,
l'élite capitaliste masculine s'assure que la violence des hommes
s'exprime dans les foyers et non dans les usines.
L'arrivée des femmes dans la force de travail, qui sert aussi les
intérêts du capitalisme, a ôté encore davantage aux hommes de
pouvoir sur les femmes. Par conséquent, les hommes ont encore
plus recours à la violence pour justifier et maintenir la hiérarchie
entre les sexes dans laquelle ils occupent la position dominante.
A une époque, leur domination était garantie par le fait qu'ils
étaient les seuls à gagner un salaire. Leur besoin de dominer les
femmes (socialement construit par l'idéologie de la domination
masculine), associé à leur agressivité refoulée à l'encontre des
chefs qui les « dirigent », a fait de l'environnement domestique
le foyer de tensions qui conduisent à la violence. Les femmes en
sont les cibles, car les hommes n'ont aucune crainte de devoir subir
des conséquences ou d'être sévèrement punis s'ils blessent des
femmes, d'autant plus s'il s'agit de leur épouse ou leur compagne.
Alors qu'ils seraient sanctionnés s'ils agressaient violemment des
patrons ou des policiers.
Les femmes et les hommes noire-s ont depuis toujours attiré
l'attention sur un « cycle de violence » qui débute par des maltrai-
tances psychologiques dans la sphère publique, où le travailleur
peut être soumis au contrôle humiliant et dégradant d'un chef ou
d'une figure d'autorité. Comme sa survie matérielle dépend de
son travail, il ne fait pas grève ni ne s'oppose à son patron, qui le

227
sanctionnerait en lui retirant son emploi ou en le mettant en pri-
son. Il refoule cette violence, et la fait ressortir quand il se trouve
dans ce que j'appelle un contexte de « contrôle »,un contexte dans
lequel il n a pas à craindre de représailles, dans lequel il n a pas à
subir les conséquences de ses actes de violence. C est générale-
ment le foyer qui constitue ce contexte de contrôle, et la cible de
sa violence est généralement de genre féminin. Bien que sa propre
expression de violence contre les femmes découle en partie de la
souffrance psychologique qu'il ressent, sa douleur est lâchée et
projetée sur la femme. Quand sa souffrance s'atténue, il ressent du
soulagement, et même du plaisir. Sa douleur s'en est allée, même
si elle n'a pas été affrontée ni résolue d'une manière saine. Dans la
mesure où, dans les sociétés sexistes, la psychologie de la mascu-
linité enseigne aux hommes que le fait d'admettre ou d'exprimer
une douleur remet en cause leur masculinité et constitue une cas-
tration symbolique, le fait de causer de la douleur plutôt que d'en
exprimer permet de redonner aux hommes un sentiment de com-
plétude, d'intégrité, de masculinité. Le sort de beaucoup de jeunes
hommes noirs dans cette société, dont les vies sont caractérisées
par des cycles de violence qui atteignent généralement leur apogée
dans la mort d'autres personnes ou la leur, illustre parfaitement
le danger qu'il y a à essayer de réaliser le fantasme de masculinité
tel qu'il est socialement construit par les classes dirigeantes du
patriarcat capitaliste.
Contrairement à beaucoup de militantes féministes qui ont
écrit sur les violences masculines faites aux femmes, les femmes
et les hommes noire-s insistent sur un « cycle de violence » qui
débute sur le lieu de travail parce que nous avons conscience
du fait que la violence systémique nest pas confinée à la sphère
domestique, même si les actes de violence s'expriment le plus sou-
vent dans les foyers. Pour briser ce cycle de violence et pour s'en
affranchir, les hommes noirs et tous les autres hommes doivent
commencer par critiquer la notion sexiste de masculinité et par
analyser l'impact du capitalisme sur leur vie — à quel point ils

228
se sentent avilis, aliénés et exploités dans le travail. Les hommes
doivent s'atteler à remettre en question les conceptions de la mas-
culinité qui assimilent le fait d'être un homme avec la capacité à
exercer du pouvoir sur les autres, en particulier par l'usage de la
force coercitive. Ce travail doit en grande partie être mené par
des hommes qui ne sont pas violents, qui ont rejeté les valeurs du
patriarcat capitaliste. La plupart des hommes violents envers les
femmes ne cherchent pas d'aide et n'aspirent pas au changement.
Ils ne considèrent pas que leur acceptation et leur perpétuation de
la violence contre les femmes soient une mauvaise chose. Com-
ment cela pourrait-il être mal si la société les en récompense ? Les
écrans de télévision sont littéralement inondés quotidiennement
par des récits de violence masculine, en particulier de violence
masculine contre les femmes. Cela est valorisé et transformé en
quelque chose de divertissant et de sexuellement émoustillant.
Qu'il soit le héros ou le méchant, plus le personnage masculin est
violent, plus il capte l'attention. Souvent, un héros masculin doit
exercer une violence encore plus dure afin de mater un méchant.
Cette violence est acclamée et récompensée. Plus le héros mas-
culin est violent (souvent dans sa quête pour sauver ou protéger
une femme/victime), plus il reçoit d'admiration et d'amour de la
part des femmes. Ses actes de violence destinés à protéger sont vus
comme un signe d'inquiétude, d'attention et d'assistance, comme
une preuve de son « amour » pour les femmes et de son intérêt
pour l'humanité.
Cet amalgame, fait par les femmes et les hommes, entre vio-
lence et amour est une autre raison pour laquelle il est difficile de
motiver la plupart des gens à s'engager pour mettre fin à la vio-
lence. Dans la vie réelle, l'assimilation de la violence à l'amour est
une composante de l'éducation des enfants dès le plus jeune âge.
Un article de Jane Patrick, paru dans le numéro d'octobre 1982
du magazine Mademoiselle et intitulé « A Spécial Report on
Love, Violence, and the Single Woman », attire l'attention sur
le fait que de nombreuses femmes qui ne sont ni dépendantes

229
économiquement d'un homme, ni liées à un homme par un
contrat légal, ne repoussent pas les hommes qui sont violents
parce qu elles assimilent leur violence à de l'amour. A un moment,
Patrick cite Rodney Cate, un professeur de family studies, qui fait
le lien entre la violence des parents sur les enfants et l'acceptation
par les adultes de la violence dans les relations intimes :

Quand on observe les situations dans lesquelles les parents


subissent leurs enfants, il devient simple de comprendre com-
ment la victime — et le bourreau —finissentpar assimiler la vio-
lence à l'amour. Il est facile de voir comment, avec le temps, nous
commençons à associer certaines sortes de punitions physiques
à de l'amour et à croire que quand quelqu'une nous blesse, c'est
parce quel nous aime.

Beaucoup de parents font comprendre à leurs enfants que la


violence est le moyen le plus simple (sinon le plus satisfaisant) de
mettre fin à un conflit et d'affirmer sa puissance. En disant des
choses comme «je fais ça uniquement parce que je t'aime » alors
quels sont en train d'user de violence physique pour contrô-
ler leurs enfants, les parents ne font pas qu'associer violence et
amour, mais els proposent aussi une vision de l'amour synonyme
d'acceptation passive, d'absence d'explication et de discussion.
Dans de nombreux foyers, des enfants et des adolescent-e-s ont
l'impression que leur désir de parler de problèmes avec leurs
parents est parfois perçu comme un défi à l'autorité ou au pou-
voir parentaux, comme un acte de « désamour ». Et c'est par
la force que les parents répondent à cette bravade ou menace
supposée. Une fois encore, il faut insister sur le fait que l'idée
selon laquelle il est juste d'user de violence pour maintenir une
autorité est enseignée aux individu*e*s par l'Église, l'école et les
autres institutions.
L'amour et la violence sont des notions qui sont devenues
si entremêlées dans cette société que beaucoup de gens, en

230
particulier de femmes, craignent que 1 élimination de la violence
ne conduise à la mort de l'amour. Des romans d'amour bon mar-
ché très populaires, comme la série Harlequin, qui il y a dix ans
encore ne contenaient aucune représentation de violence mascu-
line contre des femmes, décrivent maintenant des actes de tabas-
sage, de viol, etc., tout ça dans un cadre d'amour romantique. Il
est intéressant de noter que la plupart des personnages féminins
de ces livres ont maintenant des carrières professionnelles et sont
souvent sexuellement expérimentées. Ces romans d'amour sug-
gèrent que la violence masculine doit être employée pour dompter
ces femmes « présomptueuses » qui, bien qu'égales aux hommes
sur leur lieu de travail, doivent être contraintes à accepter une
position subordonnée à la maison. Mais ils ne contiennent pas
vraiment de propos insinuant que les femmes devraient arrêter
de travailler. Leur carrière professionnelle est décrite comme un
signe de provocation qui ajoute de la passion à la confrontation
sexuelle qui a lieu à la maison et qui accentue le plaisir sexuel
lorsque l'homme fait usage de la force pour transformer la femme
« prétentieuse » en un être passif, soumis et docile. Bien entendu,
l'homme est toujours blanc, riche et membre de la classe dominante.
Ces romans à l'eau de rose sont lus par des millions de femmes
qui dépensent des millions de dollars durement gagnés pour lire
des ouvrages qui renforcent les schémas sexistes et qui roman-
tisent les violences faites aux femmes. Il faut aussi préciser que ces
livres défendent la suprématie blanche et l'impérialisme occiden-
tal. Les femmes qui lisent ces histoires sont encouragées à accepter
l'idée que la violence amplifie et intensifie le plaisir sexuel. Elles
sont aussi incitées à croire que la violence est un signe de mas-
culinité ainsi qu'une preuve d'affection et d'attention, et que le
degré de violence exprimé par un homme qui s'énerve violemment
correspond à l'intensité de son amour et de son attention. Par
conséquent, les lectrices intègrent l'idée que l'acceptation pas-
sive de la violence est indispensable si elles aspirent à toucher la
récompense de l'amour et de l'attention. Et c'est souvent ce qui se

231
passe dans la vie des femmes. Elles peuvent accepter la violence
dans leurs relations intimes, quelles soient hétérosexuelles ou les-
biennes, parce quelles ne sont pas prêtes à perdre cette attention et
cette affection. Elles voient le fait d endurer des violences comme
le prix à payer. Elles savent bien qu elles peuvent vivre sans mal-
traitance, mais elles ne pensent pas pouvoir vivre sans affection ni
attention.
En parlant des raisons pour lesquelles les femmes pauvres ne
quittent pas les relations abusives, Schechter dit : « Les personnes
pauvres vivent tellement de formes d oppression différentes que
la maltraitance peut être perçue et encaissée comme une violence
parmi tant d'autres. » Assurément, beaucoup de femmes noires
sentent bien quelles doivent faire face à un certain degré de vio-
lence, quel que soit l'endroit où elles se trouvent dans cette société.
Les femmes noires, tout comme de nombreux autres groupes mar-
ginalisés dans les écoles supérieures, subissent souvent des abus
psychologiques de la part de professeure-s qui les dévalorisent
et les humilient en permanence pendant des années, jusqu'à ce
quelles finissent par obtenir leur diplôme ou par être tellement
« amochées » quelles abandonnent leurs études. Dans le monde
du travail, les femmes noires qui semblent « avoir réussi » sont
souvent les cibles de violences de la part de leur patron, de leurs
supérieurs et de leurs collègues, qui n'apprécient pas le fait quelles
soient là. Les femmes noires qui travaillent dans les services sont
quotidiennement bombardées de remarques et de gestes déni-
grants et dégradants de la part des personnes qui ont du pouvoir
sur elles. L'immense majorité des femmes noires pauvres dans
cette société constatent qu'elles sont continuellement soumises à
des violences dans les organismes publics, les magasins, etc. Ces
femmes sentent souvent que la violence fera partie de la plupart
de leurs interactions individuelles avec les autres. Elles sont fina-
lement plus enclines à accepter la violence dans des situations qui
présentent une certaine compensation ou un quelconque avantage,
où la violence nest pas le seul élément caractérisant l'interaction.

232
Dans la mesure où c est généralement dans ce type de situations
que la violence masculine se produit, elles peuvent être hésitantes
et même réticentes à l'idée de mettre fin à ces relations. À l'instar
des autres groupes de femmes, elles craignent la perte de l'affec-
tion et de l'attention.
Tant que les femmes et les hommes ne cesseront pas d'assi-
miler la violence à l'amour, quels ne comprendront pas que les
désaccords et les conflits qui apparaissent dans le cadre des rela-
tions intimes peuvent être résolus sans violence et quels ne rejet-
teront pas l'idée que les hommes doivent dominer les femmes,
alors la violence masculine contre les femmes perdurera, ainsi que
les autres formes de maltraitance dans les relations intimes. Pour
contribuer à mettre fin âux violences faites aux femmes, les mili-
tantes féministes se sont placées aux avant-postes du combat en
critiquant l'idéologie de la suprématie masculine et en démontrant
comment elle cautionne et excuse ces violences. Mais les efforts
pour mettre fin à la violence des hommes sur les femmes n'abouti-
ront que s'ils s'incluent dans une lutte plus globale pour éradiquer
toutes formes de violence.
A l'heure actuelle, des activistes féministes qui militent pour
le désarmement nucléaire font le lien entre militarisme et patriar-
cat, et montrent les connexions qui existent entre les deux. Mais
comme dans les analyses des violences faites aux femmes, ces dis-
cussions ont tendance à se focaliser sur le soutien des hommes à
la violence — ce qui limite notre compréhension du problème.
De nombreuses femmes qui défendent le féminisme voient le
militarisme comme une illustration de la vision patriarcale de la
masculinité qui leur donne le droit de dominer les autres. Pour ces
femmes, lutter contre le militarisme revient à combattre le patriar-
cat et la violence masculine contre les femmes. Dans l'introduction
d'un recueil de textes récemment publié, intitulé Airit Nowhere We
Can Run: A Handbookfor Women on the Nuclear Mentality, Susan
Koen écrit :

233
Nous avons la conviction que la tyrannie créée par les activités
nucléaires n'est rien d'autre que la manifestation la plus récente
et la plus grave d une culture caractérisée dans tous les domaines
par la domination et l'exploitation. Pour cette raison, l'existence
de la mentalité du nucléaire dans le monde ne peut être inter-
prétée que comme un élément faisant partie d'un ensemble et
non comme un problème isolé. Nous appelons à une prise de
conscience du fait que poser la question des centrales et des
armes nucléaires sans analyser les modèles culturels, sociaux et
politiques dominants de la société, entraîne une compréhen-
sion limitée du problème et réduit par conséquent l'éventail des
solutions potentielles. Nous avançons ensuite l'argument que ces
conceptions masculines qui encadrent et limitent nos structures
et relations sociales sont directement responsables de la prolifé-
ration des centrales et des armes nucléaires. Le patriarcat est la
racine du problème, et les dangers imminents engendrés par la
mentalité du nucléaire doivent servir à attirer l'attention sur le
problème originel du patriarcat.

En faisant le parallèle entre militarisme et patriarcat, les


femmes qui défendent le féminisme structurent souvent leurs
arguments de manière à suggérer que le genre masculin est syno-
nyme de force, d'agressivité et d une volonté de dominer et de vio-
lenter les autres, et que le genre féminin est synonyme de faiblesse,
de passivité et dune volonté de cultiver et d'affirmer la vie. Pour-
tant, c'est bien cette pensée dualiste qui est à la base de toutes les
formes de domination sociale dans la société occidentale. Même
en l'inversant et en l'employant pour servir un but aussi noble que
le désarmement nucléaire, elle reste néanmoins dangereuse car elle
renforce les bases culturelles du sexisme et des autres formes d'op-
pression sociale. Elle met en avant une vision stéréotypée selon
laquelle il existe des différences intrinsèques entre les hommes
et les femmes, et insinue que les femmes, par la simple vertu de
leur sexe, n'ont joué aucun rôle déterminant dans le soutien à et

234
le maintien de l'impérialisme (et du militarisme qui sert à pré-
server l'ordre impérialiste) ou des autres systèmes de domination.
Même si l'on peut rétorquer que c'est par la construction sociale
que les hommes ont été conditionnés à assimiler la masculinité
à la capacité d'exercer de la violence et que les femmes ont été
conditionnées à assimiler la féminité à la création, à l'affection,
à l'assistance, à la douceur et au réconfort, il n'en reste pas moins
que beaucoup de femmes et d'hommes ne se conforment pas à ces
stéréotypes. Au lieu d'aider les femmes à identifier et analyser le
pouvoir qu'elles exercent et le rôle qu'elles jouent dans le maintien
des systèmes de domination, et d'amorcer des stratégies de résis-
tance et de transformation, la plupart des discussions actuelles sur
le féminisme et le militarisme entretiennent encore davantage le
mythe d'une nature féminine.
Conformément aux principes de l'idéologie sexiste, les femmes
sont considérées dans ces discussions comme des objets plutôt que
comme des sujets. Nous y sommes représentées non pas comme
des travailleuses et des activistes qui, comme les hommes, font
des choix politiques, mais comme des spectatrices passives qui ne
peuvent être tenues pour responsables du fait d'avoir activement
maintenu le système de valeurs de cette société, selon lequel la vio-
lence et la domination sont les outils de communication les plus
efficaces dans les interactions humaines — le système de valeurs
qui fait la guerre et qui la justifie. Les discussions qui portent
sur féminisme et militarisme et qui n'aident pas les femmes à
identifier et analyser les rôles que nous avons joués et que nous
jouons encore dans toute leur diversité et leur complexité, donnent
l'impression que toutes les femmes sont opposées à la guerre et à
l'usage de la violence et que ce sont les hommes qui sont le pro-
blème, l'ennemi. C'est là une déformation de l'histoire des femmes
qui n'apporte aucun éclaircissement et ne permet aucune redéfi-
nition de leur vécu. Le fait de minimiser et de dévaloriser le rôle
que les femmes ont joué conduit inévitablement à une vision faus-
sée de la réalité des femmes. J'utilise le mot « dévaloriser » dans

235
la mesure où il semble que l'idée selon laquelle les hommes ont
fait la guerre et ont mené des politiques guerrières pendant que
les femmes les regardaient passivement traduit un refus de voir
les femmes comme des êtres politiques actifs, même quand nous
sommes subordonnées aux hommes. L'hypothèse selon laquelle
le fait d'être considérée comme inférieure ou soumise définit
forcément ce que l'on est ou comment l'on se comporte est un pro-
longement des schémas sexistes qui nient les pouvoirs relatifs que
les femmes ont exercés. Même quand une femme vote en suivant
les opinions de son mari, elle fait un choix politique. Nous devons
considérer les femmes comme des êtres politiques.
Un exemple de la vision déformée de la réalité des femmes
qui est exposée par certaines militantes abordant la question des
femmes et du militarisme est l'idée couramment admise que « les
femmes sont les ennemies naturelles de la guerre ». De nom-
breuses militantes anti-guerre insinuent que les femmes, en tant
que porteuses d'enfants effectives ou potentielles, sont forcément
plus soucieuses que les hommes de mettre fin à la guerre — le
sous-entendu étant que les femmes portent davantage en elles un
message de vie et de création. Dans une récente interview parue
dans South End Press Newsy Leslie Cagan confirme que les femmes
qui participent à la lutte pour le désarmement pensent souvent
que parce quelles portent, ou ont porté, des enfants, elles ont « une
relation spéciale avec la planète et une responsabilité particulière
vis-à-vis de sa survie ». Cagan soutient qu'il s'agit là d une « pers-
pective dangereuse » parce quelle se focalise sur la biologie des
femmes et qu'elle « tend à renforcer l'idée sexiste qui assimile la
féminitude à la maternité ». Elle explique :

Il semble que le militantisme de certaines femmes, de beaucoup


de femmes même, soit motivé par leur préoccupation pour leurs
enfants. Il se peut aussi que ce soit un facteur d engagement pour
certains pères qui nont pas forcément envie de voir leurs enfants
exploser dans une guerre nucléaire, eux non plus ! Mais cela ne

236
peut tout simplement pas justifier une perspective étroite et limi-
tée. Et si cette vision est limitée, c est parce quelle prétend que le
rapport que les femmes ont à une problématique aussi importante
que le futur de la planète repose sur un simple fait biologique.

Nous, qui sommes concernées par la question du féminisme


et du militarisme, devons affirmer que les femmes (même celles
qui portent, ou ont porté, des enfants) ne sont pas intrinsèque-
ment non-violentes, ni porteuses d un message de vie. Beaucoup
de femmes qui sont mères (qu elles soient parent célibataire ou en
partenariat avec un mari) ont appris à leurs garçons à voir la bagarre
et les autres formes d'agressions violentes comme des modes de
communication valables qui sont plus valorisés que les comporte-
ments affectueux ou attentionnés. Bien que ce soient souvent les
femmes qui prennent soin des autres, qui les soutiennent et les
aident à s'affirmer, elles ne valorisent pas forcément ce rôle ni ne le
respectent autant qu'elles vénèrent le refoulement des émotions ou
l'affirmation de pouvoir par l'usage de la force. Nous devons affir-
mer que les femmes (même si elles sont motivées par le fait d'être
mères) qui choisissent de condamner la violence et la domination,
et leur expression ultime, la guerre, sont des êtres politiques qui
pensent, qui font des choix réfléchis et qui prennent des décisions
politiques. Si les femmes qui se battent contre le militarisme
continuent à suggérer, explicitement ou implicitement, que les
femmes sont de manière inhérente prédisposées à s'opposer à la
guerre, elles risquent de renforcer le déterminisme biologique
même qui constitue le fondement philosophique des principes de
la suprématie masculine. Elles courent aussi le risque d'occulter
la réalité que la majorité des femmes aux États-Unis ne sont pas
anti-impérialistes, ne sont pas opposées au militarisme et ne sont
pas contre l'usage de la violence comme forme de. contrôle social.
Tant que ces femmes ne changent pas leurs valeurs, il faut consi-
dérer qu elles s'accrochent, tout autant que leurs homologues mas-
culins, à une vision des relations humaines qui accepte et valide

237
la domination sociale sous toutes ses nombreuses formes, et elles
doivent être tenues responsables de leurs actes.
C est l'impérialisme, et non le patriarcat, qui est le fondement
de base du militarisme moderne (bien que cela serve les intérêts
de l'impérialisme de lier la notion de masculinité à la volonté de
soumettre des nations et des peuples). Dans le monde, de nom-
breuses sociétés qui sont dirigées par des hommes ne sont pas
impérialistes et de nombreuses femmes aux Etats-Unis ont pris
la décision politique de soutenir l'impérialisme et le militarisme.
Historiquement, les femmes blanches étasuniennes qui ont lutté
pour les droits des femmes n'ont pas vu de contradiction entre leur
combat et leur soutien à l'entreprise impérialiste occidentale visant
à conquérir la planète. Elles ont régulièrement défendu l'égalité
des droits en disant que cela permettrait davantage aux femmes
blanches de contribuer à la construction de cette « grande nation »,
c'est-à-dire de servir l'impérialisme. Au début du vingtième siècle,
de nombreuses femmes blanches qui étaient de ferventes défen-
seuses de la libération des femmes étaient pro-impérialistes.
L'ouvrage Western Women in Eastern Lands de Helen
Montgomery, publié en 1910, qui résume cinquante ans
d'engagement des femmes blanches dans des missions étrangères,
atteste des liens gui ont existé entre l'émancipation des femmes
blanches aux Etats-Unis et la propagation impérialiste
hégémonique des valeurs et de la domination occidentales dans
le monde. En tant que missionnaires, les femmes blanches ont
voyagé vers les terres orientales munies d'armes psychologiques
qui visaient à ébranler les systèmes de croyance des femmes
orientales et à les remplacer par les valeurs occidentales. Dans la
conclusion de son œuvre, Helen Montgomery écrit :

Tant de voix nous appellent, tant de biens réclament notre allé-


geance, que nous courons le risque d'oublier le plus important.
Chercher avant tout à apporter le règne du Christ sur la terre,
à répondre au besoin le plus impérieux, à sortir dans le désert

238
pour récupérer le mouton désorienté et tant aimé qui s est égaré
du troupeau, à partager tout privilège avec les défavorisées et
le bonheur avec les malheureu-x'ses, à voir la possibilité dune
terre repentie et convertie, indivise, harmonieuse, assurée, guidée
et apaisée par la lumière des glorieuses paroles d'évangile du Dieu
béni, telle est la tâche des femmes du mouvement missionnaire.

Malgré le fait que le mouvement féministe contemporain


contre l'impérialisme et le militarisme soit dirigé par des femmes
blanches, elles ne forment qu'une petite minorité et ne repré-
sentent pas les valeurs de la majorité des femmes blanches de
cette société ni des femmes dans leur ensemble. Aux Etats-Unis,
beaucoup de femmes blanches continuent à soutenir pleinement
le militarisme. Les militantes féministes doivent tenir ces femmes
pour responsables de leurs décisions politiques et doivent aussi
faire en sorte quelles changent d'optique. Nous esquivons ce défi
quand nous agissons comme si les hommes et le patriarcat étaient
les seuls maux.
C'est une réalité plutôt flagrante que ce sont des hommes qui
commettent la majorité des actes impérialistes à travers le monde
et que ce sont des hommes qui ont commis la majorité des actes
de violence dans les guerres. Cependant, nous devons nous rap-
peler que quand elles y sont appelées en temps de crise nationale,
les femmes se battent au combat et ne sont pas forcément oppo-
sées à la guerre. Nous devons aussi nous rappeler que la guerre
n'implique pas uniquement le combat et que l'effort des femmes,
sur le front intérieur et loin des premières lignes, a contribué à
faire la guerre. À la fin de son essai consacré à la participation des
femmes à l'effort de guerre, intitulé « The Culture in Our Blood »,
Patty Walton écrit :

Si les femmes nont pas combattu lors des guerres, c'est unique-
ment à cause de nos conditions matérielles et non pas parce
que nous sommes par nature plus morales que les hommes, ni

239
en raison dune quelconque déficience biologique de notre
côté. Le travail des femmes contribue autant aux opérations de
guerre d une société qu'à ses pratiques de paix. Et notre soutien
a toujours découlé de notre sociabilisation particulière en tant
que femmes. En fait, la sociabilisation des femmes et celle des
hommes répondent de manière complémentaire aux besoins
de la civilisation dans laquelle nous vivons. Il est nécessaire de
reconnaître cela, parce que nous devons réussir à changer l'es-
sence même de ces relations et non pas juste le sexe de ceux qui
causent les problèmes du monde. Les hommes ne sont pas plus
intrinsèquement agressifs que les femmes ne sont passives. Nous
avons une culture de la guerre, alors nous pouvons aussi avoir une
culture de la paix.

Compte tenu de la division sexuée du travail, les femmes ont,


en tant que parents, soutenu l'effort de guerre en inculquant à
leurs enfants l'acceptation de la domination et le respect de la vio-
lence comme moyen de contrôle social. L'implantation de cette
idéologie dans la conscience humaine est aussi importante pour
la construction d'un Etat militaire que le contrôle généralisé des
hommes par les élites au pouvoir qui les enjoignent à faire la
guerre et qui les récompensent pour leurs efforts. Tout comme les
hommes, les femmes étasuniennes ont une forte tolérance au fait
d'être exposées à des scènes de violence, qu'elles ont développée à
force de trop regarder la télévision. Pour combattre le militarisme,
nous devons résister à la sociabilisation et à l'endoctrinement qui
enseignent l'acceptation passive de la violence au quotidien et qui
nous disent que la violence peut être éliminée par la violence. Les
femmes qui s'opposent au militarisme doivent retirer leur soutien
à l'effort de guerre en œuvrant, dans la vie quotidienne, à transfor-
mer l'acceptation passive de la violence comme moyen de contrôle
social.
Cela implique que nous ne devons plus faire comme si les
hommes étaient les seules personnes à agir violemment, à accepter

240
et à cautionner la violence, à créer une culture de la violence. En
tant que femmes, nous devons assumer nos responsabilités quant
au rôle que les femmes ont joué dans la tolérance à la violence.
En attirant uniquement l'attention sur la violence des hommes
contre les femmes ou en réduisant le militarisme à une simple
autre expression de la violence masculine, nous échouons à trai-
ter correctement le problème de la violence et nous entravons le
développement viable de solutions et de stratégies de résistance.
(Une analyse plus complète de l'impact du militarisme sur la vie
des femmes peut être trouvée dans l'œuvre de Cynthia Enloe, Does
Khaki Become Youf) Si l'on ne doit en rien nuancer la gravité du
problème des violences masculines faites aux femmes ou de la vio-
lence masculine qui s'abat sur diverses nations de la planète, nous
devons admettre le fait que ce sont les hommes et les femmes,
ensemble, qui ont fait des États-Unis un pays célébrant la culture
de la violence, et qui doivent travailler ensemble à transformer et
à réparer cette culture. Les femmes et les hommes doivent s'oppo-
ser à la violence comme moyen de contrôle social dans toutes ses
manifestations : guerre, violence des hommes sur les femmes, vio-
lence des adultes sur les enfants, violence juvénile, violence raciale,
etc. Le combat féministe pour mettre un terme aux violences mas-
culines faites aux femmes doit se développer en un mouvement
visant à éliminer toutes formes de violence. S'il se généralisait,
un tel mouvement aurait le potentiel de radicaliser les esprits et
d'accentuer la prise de conscience en la nécessité de mettre fin
à la violence des hommes sur les femmes, dans un cadre au sein
duquel nous travaillerions à éliminer l'idée que les structures hié-
rarchiques doivent être à la base des interactions humaines.
10
PARENTALITÉ RÉVOLUTIONNAIRE

Dans les débuts du mouvement de libération des femmes


contemporain, les analyses féministes de la maternité reflétaient
les préjugés de race et de classe des participantes. Des femmes
blanches de la classe moyenne ayant suivi des études supérieures
défendaient l'idée que la maternité constituait un obstacle majeur
à l'émancipation des femmes, que c'était un piège qui confinait
les femmes à la maison, entravées par le ménage, la cuisine et
l'éducation des enfants. Certaines d'entre elles considéraient tout
bonnement la maternité et l'éducation des enfants comme le coeur
de l'oppression des femmes. Si les femmes noires avaient exprimé
leurs visions de la maternité, celle-ci n'aurait pas été désignée
comme un obstacle majeur à notre liberté en tant que femmes.
Le racisme, le manque de travail, le manque de qualifications et
d'éducation, et un bon nombre d'autres problèmes auraient été
placés en haut de liste — mais pas la maternité. Les femmes
noires n'auraient jamais dit que c'était la maternité qui nous
empêchait d'entrer dans le monde du travail rémunéré, parce que
nous avons toujours travaillé. Depuis l'esclavage jusqu'à nos jours,
les femmes noires étasuniennes ont travaillé en dehors du foyer,
dans les champs, dans les usines, dans les blanchisseries, dans
les maisons des autres. Ce travail ne leur offrait qu'une maigre
compensation financière, interférait souvent avec l'éducation de
leurs enfants et les empêchait de remplir efficacement leur rôle

243
de parent. Historiquement, les femmes noires ont identifié leur
travail au sein de la famille comme un labeur humanisant, une tâche
qui leur permettait d'affirmer leur identité en tant que femme, en
tant qu'être humain exprimant de l'amour et de l'attention, alors que
l'idéologie suprémaciste blanche prétendait que c'étaient là les signes
précis d'humanité dont les personnes noires étaient incapables. Par
opposition au travail effectué dans l'environnement bienveillant du
foyer, c'était plus souvent le travail en dehors de la maison qui était vu
comme stressant, dégradant et déshumanisant.
Ces visions de la maternité et du travail en dehors du foyer contras-
taient nettement avec celles exprimées par les féministes blanches.
Beaucoup de femmes noires disaient : « Nous voulons passer plus de
temps avec notre famille, nous voulons quitter le monde du travail
aliéné. » Beaucoup de féministes blanches disaient : « Nous sommes
lasses d'être isolées dans nos foyers, lasses de n interagir avec personne
d'autres que nos enfants et notre mari, lasses d'être dépendantes
économiquement et affectivement ; nous voulons être libérées de tout
ça pour entrer dans le monde du travail. » (Ces opinions n'étaient
pas celles des femmes blanches de la classe ouvrière qui, comme les
travailleuses noires, en avaient assez du travail aliéné.) A cette époque,
les féministes qui voulaient rejoindre la force de travail ne voyaient pas
ce monde comme une sphère de travail aliéné. Mais maintenant, elles
le voient ainsi. Au cours des vingt dernières années du mouvement
féministe, beaucoup de femmes blanches de la classe moyenne sont
entrées dans le monde du travail salarié et se sont rendu compte que
le fait de travailler dans un contexte social où le sexisme est toujours la
norme et où il existe une concurrence inutile qui incite à la jalousie, à
la méfiance, à l'antagonisme et à la malveillance entre les individu*e*s,
rendait le travail stressant, frustrant et souvent complètement insa-
tisfaisant. En parallèle, beaucoup de femmes qui apprécient leur
travail salarié trouvent tout de même qu'il leur prend trop de leur
temps et qu'il leur laisse peu de place pour d'autres activités épanouis-
santes. Bien que le travail ait pu permettre à des femmes d'acquérir
un certain degré d'indépendance financière ou même l'autosuffisance

244
économique, il n a pas adéquatement comblé les besoins humains de
la plupart d'entre elles. Par conséquent, la recherche par les femmes
d'un labeur épanouissant, accompli dans un environnement sain et
bienveillant, a conduit à une nouvelle mise en avant de l'importance
de la famille et des aspects positifs de la maternité. De plus, le fait
que beaucoup d'activistes féministes arrivent maintenant au milieu
ou à la fin de la trentaine et quelles soient confrontées à leur horloge
biologique a focalisé l'attention collective sur la maternité. Ce regain
d'intérêt a amené de nombreuses femmes actives dans le mouvement
féministe et intéressées par la parentalité à faire le choix d'élever des
enfants.
Bien que les premières féministes aient demandé le respect et
la reconnaissance du travail domestique et parental, elles n'ont pas
donné assez d'importance et de valeur à la parentalité des femmes, à
la maternité. C'est pourtant quelque chose qui aurait dû être fait dès
l'aube du mouvement féministe. Les premières critiques féministes
de la maternité ont éloigné de nombreuses femmes du mouvement,
en particulier les femmes pauvres et/ou non-blanches, qui trouvaient
dans la parentalité une des rares formes de relations interpersonnelles
où elles étaient reconnues et appréciées. Malheureusement, l'attention
féministe récente et positive qui a été portée sur la maternité se rattache
fortement à des stéréotypes sexistes. La maternité est aujourd'hui
aussi idéalisée et romantisée par certaines activistes féministes
quelle l'a été par les hommes et les femmes du dix-neuvième siècle
qui vantaient les vertus de la « culture de la domesticité »19. La seule
19
Au XIXe siècle, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la « culture de la domesticité»
était un système de valeurs des classes moyenne et supérieure majoritairement blanches
etprotestantes, qui plaçait lafemme au centre dufoyer,; la célébraitpour cela et la limi-
tait à ce rôle. La valeur desfemmes était déterminée par leur dévotion à leurfamille et
leurfoyer, etpar leur rejet de toute implication dans la sphère publique. La « culture de
la domesticité* proposait une vision de laféminité et du rôle desfemmes qui insistait sur
quatre grands principes : la « vraiefemme » devait être pieuse, pure, soumise et dévouée
à safamille. Cette pensée a eu une influence réelle et directe sur les lois qui limitaient les
activités desfemmes, ainsi que sur les critères (sociaux mais aussi physiques) qui étaient
censés délimiter les contours du genreféminin et permettre d'identifier quellesfemmes
étaient des « vraiesfemmes ».

245
différence significative de leur approche réside dans le fait que la
maternité n'est maintenant plus perçue comme une activité se
déroulant forcément dans le cadre du mariage hétérosexuel, ni
même des relations hétérosexuelles. Plus que jamais auparavant,
des femmes qui ne sont aucunement liées à des hommes, et qui
peuvent être hétérosexuelles ou lesbiennes, font le choix d'élever
des enfants. Malgré les difficultés (surtout économiques) de la
parentalité célibataire dans cette société, l'attention se porte sur
« les joies de la maternité », l'intimité particulière, la proximité
et le lien qui caractérisent prétendument la relation mère/enfant.
Des livres, comme With Child: A Diary of Motherhood, de Phyllis
Chesler, s'extasient sur les plaisirs et les joies de l'enfantement et de
l'éducation des enfants. Des publications de travaux universitaires
plus sérieux, comme The Future ofMotherhood de Jessie Bernard,
L'amour en plus d'Elisabeth Badinter, My Mother/My Selfàt Nancy
Friday et The Reproduction of Mothering de Nancy Chodorow,
révèlent l'intérêt grandissant pour la maternité.
Ce regain d'intérêt pour la maternité a des implications
positives et négatives pour le mouvement féministe. Dans
les aspects positifs, il y a le besoin permanent d'étude et
de recherche sur la parentalité des femmes que cet intérêt
provoque et encourage. Dans la préface de OfWoman Born20,
Adrienne Rich déclare qu'elle avait estimé qu'il était impor-
tant d'écrire un livre sur la maternité parce que c'est « un terrain
de première importance, encore relativement peu exploré, pour ce
qui est de la théorie féministe ». Il est également positif que les
femmes qui choisissent d'élever des enfants n'aient plus à craindre
que ce choix les prive de reconnaissance de la part du mouvement
féministe, même si cela peut entraver leur participation active.
Dans les aspects négatifs, il y a le fait qu'en idéalisant la maternité
et en employant la même terminologie que celle utilisée par les
sexistes insinuant que les femmes sont naturellement nourricières
20
Traduit en français par Jeanne Faure-Cousin, et publié en 1980par les éditions
Gonthiersous le titre Naître dune femme.

246
et porteuses de vie, les militantes féministes renforcent les dogmes
majeurs de l'idéologie suprémaciste masculine. Elles sous-
entendent que la maternité est la véritable vocation des femmes,
que les femmes qui ne sont pas mères et dont la vie se concentre
peut-être davantage sur une carrière, un travail créatif ou un tra-
vail politique passent à côté de quelque chose et sont condam-
nées à vivre des vies affectivement inaccomplies et frustrées. Si
elles ne critiquent ni ne dénigrent ouvertement les femmes qui
n'élèvent pas d enfants, elles insinuent (comme la société en géné-
ral) qu'il s'agit d'un projet plus important que les autres activités
des femmes, et plus gratifiant. Alors qu'elles pourraient simple-
ment dire que c'est quelque chose d'important et de gratifiant. De
façon significative, cette perspective est souvent portée par bon
nombre de bourgeoises blanches qui ont réussi leur carrière et qui
choisissent maintenant d'élever des enfants. Elles semblent dire
aux masses des femmes que les carrières ou le travail ne peuvent
finalement pas être aussi importants et aussi satisfaisants que le
fait d'élever des enfants.
Il s'agit là d'une façon de penser particulièrement dangereuse,
surtout à une époque où des adolescentes qui n'ont pas accompli
bon nombre de leurs objectifs de vie se retrouvent à élever des
enfants au lieu de reporter à plus tard leurs projets de parenta-
lité, et où le gouvernement dit à la grande majorité des femmes
qu'elles détruisent la vie de famille en refusant d'endosser des
rôles caricaturalement sexistes. A travers les médias de masse et
les autres systèmes de communication, les femmes sont actuelle-
ment inondées de toutes sortes de messages les incitant à élever
des enfants. Des journaux publient en une des articles avec des
titres comme « La maternité revient à la mode », les magazines
féminins sont inondés d'articles sur la nouvelle maternité, les
magazines de mode font des dossiers spéciaux sur des lignes de
vêtements pour femmes enceintes, des talk-shows télévisés font
des émissions spéciales sur des femmes de carrière qui choisissent
maintenant d'élever des enfants. A une époque où les femmes avec

247
des enfants risquent davantage de vivre dans la pauvreté, où le
nombre d'enfants orphelines sans foyer augmente par milliers
chaque jour et où les femmes continuent encore et toujours à assu-
mer seules la responsabilité de la parentalité, une telle propagande
sabote et menace le mouvement féministe.
Dans une certaine mesure, l'idéalisation de la maternité par les
bourgeoises blanches constitue une tentative de réparer les dom-
mages causés par les critiques féministes antérieures et de donner
aux femmes qui sont mères le respect qu'elles méritent. Il faut
cependant noter que même la plus outrancière de ces critiques
n'est rien comparée au sexisme, comme source d'exploitation et
d'humiliation des mères. La parentalité des femmes est un acte
important et estimable qui doit être reconnu comme tel par tout le
monde dans cette société, y compris par les militantes féministes.
C'est un acte qui devrait obtenir la reconnaissance, l'éloge et la
célébration qu'il mérite, dans un cadre féministe qui redoublerait
d'efforts pour repenser la nature de la maternité, qui ne considé-
rerait pas la maternité comme une expérience obligatoire pour
les femmes ni comme une expérience oppressive qui relève de
l'exploitation, et qui tenterait de faire de la parentalité des femmes
une parentalité efficace, juste et saine, qu'elle soit menée exclusive-
ment par des femmes ou en partenariat avec des hommes.
Dans un récent article intitulé « Bringing Up Baby », Mary
Ellen Schoonmaker souligne le fait régulièrement dénoncé que
les hommes ne partagent pas équitablement les tâches parentales :

Depuis les premiers temps de son rapport ambivalent à la mater-


nité, le mouvement des femmes s'est principalement concentré sur
la recherche d'égalité — pour une maternité sans oppression, pour
associer la « maternité » à la « parentalité » et, concernant celles qui
choisissent d'avoir des enfants, pour partager les tâches parentales
avec les hommes et avec la société en général. Si l'on regarde la situa-
tion des vingt dernières années, il semble que ces objectifs aient été
parmi les plus difficiles à atteindre pour le mouvement des femmes.

248
Si les hommes partageaient équitablement les tâches parentales,
cela voudrait dire qu'ils échangeraient leur place avec celle des
femmes la moitié du temps. Beaucoup d'hommes ont trouvé
qu'il était plus simple pour eux de partager le pouvoir avec les
femmes dans la sphère professionnelle que dans le cadre du foyer.
Malgré le fait que des millions de mères avec des nourrissons et
des jeunes enfants travaillent maintenant en dehors de la maison,
ce sont toujours les femmes qui, en grande majorité, font le plus
gros du travail domestique.

Les hommes ne partageront pas équitablement les tâches


parentales tant quon ne leur enseignera pas, si possible dès
lenfance, que la paternité a le même sens et la même importance
que la maternité. Aussi longtemps que les femmes, tout comme la
société en général, verront la relation mère/enfant comme quelque
chose d'unique et de spécial en raison du fait que la femme porte
l'enfant dans son corps et qu'elle lui donne naissance, ou quelles
assimileront cette expérience biologique à l'établissement d'un
lien plus fort entre les femmes et les enfants qu'entre les pères et
les enfants, alors les soins et l'éducation des enfants continueront
d'être principalement pris en charge par les femmes. Même la
femme qui n'a jamais eu d'enfant est souvent considérée comme
plus apte à en élever qu'un homme qui est père, parce qu'elle est
perçue comme une personne nourricière naturellement attention-
née et capable. Qu'elle soit pénible ou joyeuse, l'expérience bio-
logique de la grossesse et de l'accouchement ne devrait pas être
assimilée à l'idée que la parentalité des femmes est forcément
supérieure à celle des hommes.
Les dictionnaires donnent des définitions du mot « père » qui
relient son sens au fait d'assumer des responsabilités, sans jamais
mentionner des mots comme « tendresse » ou « affection », qui
sont pourtant utilisés pour définir le mot « mère ». En faisant por-
ter aux femmes la responsabilité exclusive de la prise en charge des
besoins affectifs et matériels des enfants, la société renforce l'idée

249
que les mères ont un rôle plus important à jouer que les pères.
C est dans les définitions et 1 emploi même des termes « père »
et « mère » que se construit le sentiment que ces deux mots se
réfèrent à deux expériences radicalement différentes. Il faut définir
de la même façon les rôles maternels et paternels si Ion veut que
les femmes et les hommes partagent équitablement la responsabi-
lité des tâches parentales. Même les théoriciennes féministes, qui
ont insisté sur la nécessité que les hommes prennent part équita-
blement à l'éducation des enfants, rechignent à cesser d'attacher
une valeur particulière à la maternité. Cela illustre l'empressement
des féministes à idéaliser l'expérience psychologique liée au fait
d'être mère, mais aussi leur réticence à reconnaître la maternité
comme une sphère de la vie sociale dans laquelle les femmes
peuvent exercer du pouvoir et du contrôle.
Les femmes, et la société en général, considèrent souvent qu'un
père qui prend équitablement en charge les tâches parentales est
quelqu'un d'unique et de spécial, au lieu de le voir simplement
comme un exemple de ce que devrait être la norme. Un tel homme
peut même être perçu comme quelqu'un endossant un rôle
« maternel ». Dans son œuvre L'Amour en plus, Elisabeth Badinter
décrit des hommes qui s'occupent des enfants. Elle commente :

Sous la pression des femmes, le nouveau père materne à légal et


à l'image de la mère. Il s'insinue, comme une autre mère, entre la
mère et l'enfant, lequel connaît presque indistinctement un corps
à corps aussi intime avec sa mère qu'avec son père. Il suffit pour
s'en convaincre d'observer les photos de plus en plus nombreuses
dans les magazines qui montrent les pères à moitié nus serrant
leurs nouveau-nés dans les bras. Une tendresse toute maternelle
se lit sur leur visage, qui ne choque personne. Oui, après des
siècles d'autorité et d'absence du père, il semble bien que se fasse
jour un nouveau concept, « l'amour paternel », qui ressemble à s'y
tromper à l'amour de la mère.

250
S'il est évident que les femmes qui ont des enfants sont inévi-
tablement les modèles que les hommes peuvent chercher à imiter
et à égaler (dans la mesure où ce sont elles qui assurent efficace-
ment les tâches parentales depuis beaucoup plus longtemps), ces
hommes deviennent en réalité des parents, des vrais pères. Ils ne
deviennent pas des mères.
Un autre exemple de cette tendance peut se trouver à la fin de
« Maternai Thinking », l'essai de Sara Ruddick. Elle imagine le
jour où les hommes s'impliqueront à égalité dans l'éducation des
enfants, et écrit :

Ce jour-là, il n'y aura plus de « pères », plus de gens d'un sexe ou


de l'autre qui ont le pouvoir sur la vie de leurs enfants et l'au-
torité morale dans le monde de leurs enfants, même s'ils font
preuve d'un amour attentionné. Il y aura des mères des deux sexes,
qui exprimeront un sentiment maternel transformé, au sein de
communautés qui prendront en charge équitablement les tâches
parentales — dans leurs aspects pratiques, affectifs, économiques
et sociaux. Ces communautés auront appris de leurs mères com-
ment apprécier et valoriser la vie des enfants.

Dans ce paragraphe, comme dans tout son essai, Ruddick idéa-


lise le concept de « maternel » et met l'accent sur le fait que des
hommes deviennent maternels, exprimant ainsi un point de vue
qui semble peu conséquent. Comme le mot « maternel » est asso-
cié au comportement des femmes, les hommes ne s'y identifieront
pas, même s'ils peuvent agir de façons qui ont été traditionnel-
lement perçues comme « féminines ». Les fantasmes idéalistes
n'altéreront pas la notion du maternel dans notre société. Plutôt
que de vouloir l'échanger, le mot « paternel » devrait partager la
même signification. Si l'on dit à un petit garçon jouant le rôle
de parent attentionné avec ses poupées qu'il est maternel, cela ne
changera rien à l'idée que les femmes sont plus aptes à la paren-
talité, et cela la renforcera même. Mais si l'on dit à ce petit garçon

251
quil se comporte en bon père (de la même façon qu'on dit aux
petites filles qu'elles sont de bonnes mères quand elles montrent
de l'affection et de l'attention à leurs poupées), cela lui apprendra
une vision du rôle parental efficace, de la paternité, qui est sem-
blable à la maternité.
En considérant que les hommes qui prennent réellement en
charge le rôle parental sont « maternels », on renforce l'idée sexiste
stéréotypée que les femmes sont naturellement plus aptes à être
parents et que les hommes qui s'occupent de leurs enfants de la
même manière que les femmes imitent seulement une réalité
authentique plutôt que de reconnaître qu'ils agissent comme un
parent devrait le faire. Nous avons besoin d'une conception de la
parentalité efficace qui ne fait pas de distinction entre les rôles
maternel et paternel. Le modèle de parentalité efficace qui inclut
le type d'amour attentionné que Ruddick décrit a été appliqué
uniquement aux femmes et a empêché les pères d'apprendre à
être de bons parents. Ils sont autorisés à concevoir le rôle de père
uniquement en matière d'exercice d'autorité et de satisfaction des
besoins matériels. Et ils sont conditionnés à penser que ce rôle est
secondaire à celui des femmes. Tant qu'on n'enseignera pas aux
hommes et aux garçons comment être de bons parents en utilisant
le même modèle de parentalité efficace que celui qui est enseigné
aux femmes, ils ne participeront pas équitablement à l'éducation
des enfants. Et ils penseront même qu'il est préférable qu'ils n'y
participent pas parce qu'on leur a appris à croire qu'ils sont des
parents incompétents et incapables.
Les hommes sont conditionnés à fuir la responsabilité de
l'éducation des enfants, et cette fuite est cautionnée par les femmes
qui pensent que la maternité est une sphère de pouvoir dans
laquelle elles perdraient du terrain si les hommes partageaient
équitablement les tâches parentales. Beaucoup de ces femmes
ne souhaitent pas partager équitablement la parentalité avec les
hommes. Dans les cercles féministes, on oublie souvent que la
majorité des femmes aux Etats-Unis pensent toujours que les

252
hommes ne peuvent pas être de bons parents et qu'ils ne devraient
même pas essayer de s'occuper des enfants. Tant que ces femmes
ne comprendront pas que les hommes doivent et peuvent assumer
un rôle de parent principal, elles n'attendront pas des hommes
partageant leurs vies qu'ils prennent équitablement en charge les
tâches parentales. Mais même quand elles y parviennent, il est peu
probable que les hommes répondent avec enthousiasme. Les gens
doivent comprendre l'impact négatif que la non-participation
masculine aux tâches parentales a sur les relations familiales et le
développement de l'enfant.
Les tentatives féministes pour montrer aux hommes ce qu'ils
perdent quand ils ne participent pas à l'éducation des enfants
tendent à être destinées avant tout aux classes bourgeoises. Peu
de choses sont faites pour parler de parentalité non-sexiste ou de
l'implication des hommes dans l'éducation des enfants avec des
femmes et des hommes pauvres de la classe ouvrière. En réalité,
le type d'attention maternelle que Ruddick évoque dans son essai,
en insistant grandement sur l'attention donnée aux enfants par les
parents, et en particulier par les mères, est une forme d'attention
parentale que beaucoup de parents de la classe ouvrière peinent à
offrir lorsqu'ils et elles rentrent fatigué-e-s et éreinté-e-s à la mai-
son. Il est de plus en plus difficile pour les hommes et les femmes
de familles qui luttent pour survivre économiquement de four-
nir une énergie particulière dans l'éducation des enfants. Leurs
difficultés contrastent fortement avec la structure familiale de la
bourgeoisie. Dans les familles bourgeoises blanches, les femmes et
les hommes ont plus facilement accès aux informations relatives aux
effets positifs de la participation masculine aux tâches parentales,
ont davantage de temps à consacrer à leurs enfants et ne sont pas
continuellement angoissé'e-s par leur bien-être matériel. Par ailleurs,
il est aussi compliqué pour les femmes qui ont des enfants seules de
jongler avec les exigences du travail et de la parentalité.
Les théoriciennes féministes mettent le doigt sur les pro-
blèmes qui se présentent quand l'éducation des enfants est assurée

253
exclusivement par une seule personne, ou uniquement par des
femmes : cela donne aux enfants peu de modèles de parentalité
masculine, ce qui perpétue l'idée que la parentalité est une voca-
tion féminine et renforce la domination masculine et la peur des
femmes. La société, cependant, ne se préoccupe pas de ça. Cette
information n'a que peu d'incidence à une époque où les hommes,
plus que jamais auparavant, fuient la responsabilité de l'éducation
des enfants et où les femmes passent moins de temps auprès de
leurs enfants parce qu elles travaillent, mais s'en occupent plus sou-
vent seules. Ces faits soulèvent deux problématiques qui doivent
devenir des questions centrales pour le mouvement féministe
futur : le droit des enfants à avoir accès à des soins et à une édu-
cation réelles et optimales de la part de leurs parents et des autres
personnes en charge de leur éducation, et la restructuration de la
société afin que ce ne soient plus exclusivement les femmes qui
aient à donner cette attention.
L'élimination du sexisme est la solution au problème de la
participation inégale ou nulle des hommes à l'éducation des
enfants. Ainsi, il faut que davantage de femmes et d'hommes
reconnaissent la nécessité de soutenir le mouvement féministe
et d y participer. La majorité des femmes continuent de penser
qu'elles doivent être les premières responsables du bien-être des
enfants — cet aspect ne doit pas être mis davantage en avant.
Les démarches féministes pour aider les femmes à désapprendre
ce conditionnement devraient conduire ces dernières à exiger
davantage la participation des hommes aux tâches parentales. La
création de brochures qui souligneraient l'importance du partage
équitable de la parentalité entre les femmes et les hommes, et
leur distribution dans les centres de santé des femmes et dans
d'autres lieux publics, est une façon de faire prendre conscience à
plus de gens de cette nécessité. L'organisation de colloques met-
tant l'accent sur la parentalité non-sexiste, conjointe, partagée
et paritaire entre les femmes et les hommes dans les commu-
nautés locales est un autre moyen par lequel plus de personnes

254
pourraient apprendre sur ce sujet. Il faut que les femmes com-
prennent l'importance de l'implication équitable des hommes
dans la parentalité avant qu'elles soient enceintes. Certaines
femmes qui sont en relation avec des hommes et qui pourraient
vouloir des enfants ne le font pas parce que leur partenaire mas-
culin leur fait savoir qu'ils n'assumeront pas la responsabilité de
la parentalité. Pour ces femmes, leur décision de ne pas avoir
d'enfants avec des hommes qui refusent de partager la paren-
talité est une position politique qui réaffirme l'importance d'un
partage équitable des tâches parentales et de la nécessité de
mettre un terme à la domination des hommes sur les femmes.
Nous devons davantage entendre parler de ces femmes et de
leurs choix. Il y a aussi des femmes qui sont en relation avec des
hommes et qui élèvent des enfants tout en ayant préalablement
su que l'homme n'allait pas participer équitablement à l'éduca-
tion des enfants. Pour les études futures sur la parentalité des
femmes, il est important de comprendre et d'analyser leurs choix.
Les femmes doivent savoir qu'il est important de parler de
l'éducation des enfants avec les hommes avant que les enfants
soient c o n ç u e s ou n é e s . Il existe des femmes et des hommes
qui ont signé des contrats légaux ou simplement pris des
engagements écrits qui listent les responsabilités de c h a c u n e
Certaines femmes se sont rendu compte que des hommes sou-
tenaient verbalement l'idée du partage équitable des tâches
parentales avant qu'un-e enfant soit conçu-e ou né-e, mais que
par la suite ils ne la mettaient pas en pratique. Des accords écrits
peuvent aider à clarifier la situation en forçant chaque individu-e
à parler de ses sentiments relatifs à la parentalité, aux responsa-
bilités de chacun-e, etc. La plupart des femmes et des hommes
ne discutent pas de ces enjeux avant que les enfants soient né'e*s
parce qu'elles et ils partent simplement du principe que ce seront
les femmes qui en assumeront la charge.
Malgré l'importance de la prise en charge masculine équitable de
l'éducation des enfants, un grand nombre de femmes n'ont pas de

255
relation avec l'homme avec lequel elles ont conçu un-e enfant. Dans
certains cas, cela résulte du manque d'implication de l'homme dans
la parentalité, ou alors d'un choix de la femme. Certaines femmes ne
trouvent pas important que leurs enfants connaissent l'attention, l'af-
fection et l'éducation de la part des hommes. Dans les communautés
noires, il n'est pas rare qu'une mère célibataire fasse appel à des amis
et à des proches masculins pour l'aider dans l'éducation de ses enfants.
Dans la mesure où de plus en plus de femmes hétérosexuelles et
lesbiennes font le choix d'élever des enfants sans liens forts avec
des parents hommes, il est plus que jamais nécessaire de recourir à
une parentalité communautaire qui permettrait aux enfants d'être
en contact avec des hommes qui prennent soin d'elles et d'eux, afin
qu'elles et ils n'arrivent pas à l'âge adulte en pensant que les femmes
sont les seules à s'occuper, ou à devoir s'occuper, des enfants. Il n'est pas
nécessaire que ces personnes impliquées dans l'éducation des enfants
soient des parents. Dans notre culture, les éducateurs et les éducatrices
sont aussi des enseignantes, des bibliothécaires, etc. Et même si ces
professions ont été jusqu'ici davantage exercées par des femmes,
les choses changent. A travers ces relations, un*e enfant peut faire
l'expérience d'une forme de parentalité venant d'hommes. Certaines
femmes qui sont mères et qui élèvent leur enfant sans l'implication
réciproque du père s'aperçoivent que leur propre rôle est dévalorisé
lorsque leur enfant voit occasionnellement son père, qui peut lui faire
passer de bons moments mais qui est totalement désengagé de la prise
en charge quotidienne de son éducation. Elles doivent parfois faire
face à des enfants qui apprécient davantage leur père parce que c'est
un homme (et que l'idéologie sexiste leur enseigne que ses attentions
sont plus précieuses que les soins quotidiens prodigués par leur mère).
Ces femmes doivent savoir que le fait d'enseigner à leurs enfants des
valeurs non-sexistes peut les aider à apprécier la parentalité féminine
et peut permettre de mettre un terme au favoritisme dont profitent les
pères, et qui est basé uniquement sur des normes sexistes.
Dans la mesure où ce sont les femmes qui assument en majeure
partie la parentalité, la nécessité de garderies et de centres sociaux

256
publics financés par l'argent des impôts, avec des équipes constituées
paritairement de travailleuses et de travailleurs, doit rester une reven-
dication féministe majeure et urgente. De tels établissements permet-
traient de délivrer les femmes de la seule responsabilité individuelle
de la parentalité, tout en permettant une prise de conscience de la
nécessité de la participation des hommes à l'éducation des enfants. Et
cela devrait constituer un enjeu défendu par une majorité de gens. Le
futur militantisme féministe pourrait se servir de cette problématique
comme d'une plateforme rassembleuse (en particulier dans l'intérêt
de la construction d'un mouvement féministe de masse). Les acti-
vistes féministes ont depuis toujours vu la prise en charge publique
de l'éducation des enfants comme une solution au problème de la
gestion exclusive de la parentalité par les femmes. Parlant du besoin
d'établissements publics prenant en charge les enfants dans son article
« Bringing Up Baby », Schoonmaker écrit :

Lidée, a priori pourtant simple, imaginée par le mouvement des


femmes, d'un système de garde de jour accessible, fiable et de
qualité, tant dans les foyers qu'à l'extérieur, a été mise en pratique
de manière clairement inconséquente et insuffisante. Alors que
des solutions de garde de jour privées et souvent hors de prix
ont été mises en place pour répondre aux besoins de la classe
moyenne, l'absence de ressources publiques consacrées à offrir à
tout le monde des solutions de garde de jour adaptées et suffi-
santes reste un scandale. Le Childrens Defense Fund, un groupe
de lobbying et de défense des enfants basé à Washington D.C.,
rapporte que peut-être six à sept millions d'enfants, y compris de
tout-es-petit-e-s, sont laissé*e*s seuhe*s à la maison pendant que
leurs parents travaillent, parce que ces dernier e-s n'ont pas les
moyens de payer des frais de garde.

La plupart des établissements d'accueil des enfants, qu'ils


soient prévus pour répondre aux besoins de la classe ouvrière ou de
la bourgeoisie, ne sont pas organisés de manière non-sexiste. Tant

257
que les enfants n'apprendront pas dès le plus jeune âge qu'il est
inutile d'établir des distinctions de rôles fondées sur le sexe, elles
et ils continueront à grandir en pensant que ce sont les femmes qui
doivent assumer en priorité l'éducation des enfants.
Beaucoup de gens sont opposé*e-s à l'idée d'un système de
garde financé par l'argent public parce qu'ils et elles voient cela
comme une tentative des femmes pour éviter d'assumer la res-
ponsabilité des tâches parentales. Ils et elles doivent savoir que la
parentalité solitaire assumée par les femmes dans cette société n'est
pas la meilleure façon d'élever les enfants ni de traiter les femmes
qui sont mères. Elizabeth Janeway insiste sur ce point dans son
livre Cross Sectionsy quand elle souligne le fait que la responsabilité
exclusive d'un#e individu-e dans l'éducation d'un-e enfant est le
schéma de parentalité le plus inadapté au monde, et qu'il a prouvé
son inefficacité car il isole les enfants et les parents du reste de la
société :

L'isolement extrême dans lequel peuvent se trouver les familles


de nos jours est illustré par ces exemples listés dans une étude
réalisée par le Massachusetts Advisory Council on Education21.
[...] Ce groupe a établi que :
1. Les personnes qui sont les seules pourvoyeuses de
revenu de leur famille sont isolées de leur conjoint-e et de
leurs enfants en raison de leur absorption complète dans
le monde du travail.
2. En conséquence, les jeunes enfants sont isolé-e-s du
monde du travail de leurs parents et des autres adultes.
3. Les jeunes enfants sont isolé-e-s, de manière générale,
des personnes d'un âge différent, que ce soient des adultes
ou d'autres enfants.
4. De par leur lieu de résidence, les familles sont isolées
des personnes d'origines sociales, ethniques, religieuses et
raciales différentes.
21
Comité consultatif sur l'éducation du Massachusetts.

258
S. Les membres d une même famille sont souvent isolé e s
de leurs proches et de leurs voisines.
Un tel isolement prouve que le rôle de la famille comme agent de
la sociabilisation des enfants est inefficacement rempli à l'heure
actuelle, que la mère travaille ou non en dehors du foyer. De nos
jours, les enfants grandissent sans avoir accès à une diversité de
modèles adultes des deux sexes et dans l'ignorance complète du
monde du travail salarié. Renvoyer les femmes à une vie centrée
sur leur foyer et leur famille ne permettrait pas de résoudre le pro-
blème de la perte de lien fondamentale qui existe entre la famille
et la communauté. La volonté, exprimée par le mouvement des
femmes, que des établissements d'accueil d'enfants soient finan-
cés par la société, ne constitue pas une tentative visant à faire
porter aux autres les responsabilités liées à la maternité, mais elle
traduit un besoin de mobiliser l'aide de la communauté afin de
compléter les obligations propres aux parents, comme cela se fai-
sait souvent par le passé.

De petits centres d'accueil des enfants, communautaires


et publics, seraient le meilleur moyen de rompre cet isolement.
Quand des parents doivent se déplacer sur de longues distances
pour déposer et récupérer leurs enfants dans les centres d'accueil,
cela ne réduit pas, mais accroît, la dépendance aux parents. Des
centres d'accueil publics et communautaires permettraient aux
petites enfants d'avoir plus de prise sur leur propre vie.
L'éducation des enfants est une responsabilité qui peut
être partagée avec d'autres personnes, notamment avec des
gens qui ne vivent pas avec des enfants. Dans cette société,
cette forme de parentalité est révolutionnaire car elle se
pose en opposition à l'idée que les parents, et en particulier
les mères, devraient être les seules personnes à prendre soin
des enfants. Beaucoup de personnes dans les communautés
noires ont fait l'expérience de ce type d'éducation des enfants
par la communauté. Les femmes noires qui ont dû quitter le

259
foyer et aller travailler pour contribuer aux besoins financiers de
leur famille ne pouvaient pas se permettre d envoyer leurs enfants
dans des centres de garde, qui d'ailleurs n'existaient pas toujours.
Elles faisaient alors appel au soutien des autres membres de leur
communauté. Même dans les familles où la mère restait à la mai-
son, elle pouvait aussi faire appel à l'aide de la communauté. Elle
n'avait pas systématiquement besoin d'accompagner ses enfants à
chaque fois qu'elles et ils allaient jouer dehors pour les surveiller,
parce que tous les gens qui vivaient dans les environs gardaient
un œil sur elles et eux. Des gens qui n'avaient pas d'enfants par-
tageaient souvent la responsabilité de l'éducation des enfants des
autres. Dans ma propre famille, nous étions sept enfants. Alors
que nous grandissions, il n'était plus possible pour nos parents
de nous surveiller toutes et tous tout le temps, ni même de nous
donner à chacun-e toute l'attention individuelle particulière dont
les enfants ont parfois envie. Ces besoins étaient souvent comblés
par des voisines et d'autres membres de la communauté.
Ce type de responsabilité partagée dans la prise en charge des
enfants peut exister dans le contexte de petites communautés où
les gens se connaissent et se font confiance. Cela ne peut pas se
produire dans ces cadres où les parents considèrent les enfants
comme leur « propriété », comme leur « bien ». Beaucoup de
parents ne veulent pas que leurs enfants développent de relations
privilégiées avec d'autres personnes, pas même avec des proches.
Si des établissements communautaires d'accueil de jour existaient,
il y aurait bien plus de probabilité que les enfants développent
des liens affectifs suivis et des relations privilégiées avec d'autres
adultes que leurs parents. Ces types de relations ne peuvent pas se
créer dans des établissements où un-e seul-e enseignant-e s'occupe
d'un grand nombre d'élèves et où les enfants ne voient jamais
leurs professeures en dehors de l'école. Toute personne qui a été
élevée dans un environnement communautaire sait que ces choses
ne sont possibles que si les parents sont p r ê t e s à accepter que
d'autres adultes endossent des rôles parentaux vis-à-vis de leurs

260
enfants. Si cela crée une situation dans laquelle les enfants sont
amenées à respecter toutes les personnes en charge de leur édu-
cation, cela permet aussi aux enfants de faire appel à une multitude
de ressources pour satisfaire leurs besoins affectifs, intellectuels
et matériels, si ceux-ci ne sont pas totalement comblés par leurs
parents. Dans les communautés noires où l'éducation des enfants
est gérée collectivement, les femmes et les hommes plus âgé*e*s
y participent souvent. Or, de nos jours, beaucoup d'enfants n'ont
plus de contact avec des personnes âgées. Un autre danger de la
parentalité célibataire, ou même de la parentalité telle quelle est
exercée dans la famille nucléaire, qui est évité quand l'éducation
des enfants est gérée par la communauté, est la tendance des
parents à surinvestir le lien affectif avec leurs enfants. C'est un
problème rencontré par beaucoup de gens qui font le choix d'avoir
des enfants après avoir pensé pendant des années quelles ou ils
n'en voudraient pas. Elles ou ils peuvent faire de leurs enfants les
« objets de leur amour » et n'avoir aucune envie de leur apprendre
à interagir avec une large variété de gens. Et c'est un problème qui
touche tout autant les féministes, femmes ou hommes, qui élèvent
des enfants, que les autres parents.
Au départ, les féministes avançaient l'idée que la nécessité de
contrôler la population, couplée à la conscience de la consom-
mation excessive des ressources naturelles par cette société,
étaient des raisons politiques pour ne pas faire d enfants. Ces
raisons n'ont pas disparu, bien quelles soient maintenant igno-
rées ou écartées. Pourtant, si l'on insistait moins sur le fait d'avoir
« ses propres » enfants et davantage sur la possibilité d'élever
des enfants qui sont déjà en vie et qui ont besoin de soins et
d'attention, il y aurait un grand nombre de femmes et d'hommes
responsables susceptibles de prendre part à ce type de démarche
de parentalité. Lucia Valeska défend cette position dans un essai
publié dans un numéro de Quest en 1975, intitulé « If Ail Else
Fails, I'm Still a Mother » :

261
À l'heure actuelle, il est personnellement et politiquement irres-
ponsable d'avoir ses propres enfants biologiques. Si vous avez
de la santé, de la force, de l'énergie et des ressources financières
à apporter à des enfants, alors allez-y. Qui, alors, aurait des
enfants ? Si les personnes sans enfants élevaient des enfants
déjà existantes, il y aurait plus de personnes que jamais qui
« auraient » des enfants. La frontière entre les mères biologiques
et non-biologiques commencerait à disparaître. Courrons-nous le
risque de voir la population diminuer ? Vous voulezrire?
En ce moment même, dans votre communauté, il y a des cen-
taines de milliers d'enfants et de mères qui ont désespérément
besoin de soutien individuel et collectif.

Certaines personnes qui choisissent de ne pas avoir d enfant


font leffort de participer à l'éducation d'enfants. Cependant,
comme beaucoup de parents, la plupart des gens sans enfants
pensent qu'elles et ils ne devraient pas s'intéresser à la paren-
talité jusqu'au jour où elles et ils ont leurs « propres » enfants.
Les gens sans enfants qui essaient de participer à l'éducation
d'enfants doivent faire face à la méfiance et à la résistance de gens
qui ne comprennent pas leur intérêt pour la parentalité, qui sup-
posent que les gens sans enfants n'aiment pas les enfants. Les
gens sont particulièrement suspicieux vis-à-vis des individu-e*s
qui aimeraient contribuer à l'éducation d'enfants s'ils ou elles ne
demandent pas à être payé*e*s pour leurs services. A une époque
de ma vie, quand mon compagnon et moi-même travaillions dur
pour participer à l'éducation d enfants, nous avions des enfants
qui restaient chez nous pendant de courtes durées afin d'offrir un
répit au parent, généralement une mère célibataire, et pour parta-
ger nos vies avec elles et eux. Quand nous expliquions le principe
qui sous-tendait nos actes, les gens étaient généralement surprises
et encourageant'es, mais méfiant-e-s. Je pense quels se méfiaient
ainsi parce que nous agissions d'une manière peu commune. Les

262
difficultés que nous avons rencontrées nous ont conduit-cs à nous
contenter d une vie dans laquelle nous avions moins d'interactions
avec des enfants que ce que nous aurions voulu, comme c'est le cas
pour la plupart des gens qui n'ont pas d'enfants. Cet éloignement
vis-à-vis des enfants a incité de nombreuses féministes à en avoir.
Pour que la responsabilité de l'éducation des enfants puisse
être partagée collectivement dans le but de délivrer les femmes
de la responsabilité exclusive des tâches parentales essentielles,
les femmes et les hommes doivent révolutionner leur conscience.
Elles et ils doivent être prêt*e*s à admettre que la parentalité
célibataire (quel que soit le sexe du parent) n'est pas le moyen le
plus efficace pour élever les enfants ni pour être épanoure en tant
que parent. Dans la mesure où les femmes prennent encore en
charge la majeure partie des tâches parentales dans cette société et
qu'il ne semble pas que cette situation soit sur le point de changer
dans les prochaines années, le militantisme féministe doit se réen-
gager dans la question de la parentalité. Il ne s'agit pas de stigma-
tiser les parents célibataires mais bien d'insister sur le besoin d'une
prise en charge collective de la parentalité. Dans tous les Etats-
Unis, les femmes doivent se rassembler et se mobiliser pour exiger
que l'argent des impôts dépensé dans la course aux armements et
dans d'autres projets militaires soit utilisé pour améliorer la qua-
lité des conditions de parentalité et d'éducation dans cette société.
Les théoriciennes féministes qui mettent en garde contre les
dangers de la parentalité célibataire et qui soulignent la nécessité
de l'implication paritaire des hommes dans la prise en charge des
tâches parentales vivent souvent dans des familles où le père est
présent. Cela les conduit à ignorer le fait que ce type de parenta-
lité n'est pas une option pour de nombreuses femmes (quand bien
même cela serait la structure sociale la plus adaptée à l'éducation
des enfants). Cette structure sociale pourrait être rendue accessible
dans des établissements d'accueil de jour, publics et communau-
taires, dans lesquels des hommes et des femmes prendraient équi-
tablement en charge les enfants. Plus que jamais auparavant, les

263
femmes et les hommes doivent à tout prix sorganiser autour de
la problématique de la parentalité, afin de s'assurer que tou-te-s
les enfants soient élevées dans les meilleures conditions possible
et que les femmes ne soient pas les seules, ou les principales, per-
sonnes à prendre en charge les tâches parentales.
11

METTRE FIN À L'OPPRESSION


SEXUELLE DES FEMMES

Dans les premiers temps du mouvement féministe contempo-


rain, la libération des femmes était souvent associée à la libération
sexuelle. Sur la couverture de The Female Eunuch22, de Germaine
Greer (une des œuvres féministes les plus lues des années 1970), le
livre est décrit comme « le plus grand texte sur la liberté sexuelle ».
En quatrième de couverture, Greer est présentée comme « une
femme qui a un grand sens de l'humour et qui est fière de sa sexua-
lité ». (L'œuvre ultérieure de Germaine Greer intitulée Sex and
Destiny23 propose une remise en cause intéressante des politiques
de fertilité qui réfute de nombreuses idées sur la liberté sexuelle
défendues par Fautrice dans cet ouvrage.) Les penseuses fémi-
nistes comme Greer pensaient que l'affirmation de la primauté de
la sexualité serait un acte émancipateur. Elles incitaient les femmes
à prendre l'initiative des avances sexuelles, à apprécier le sexe, à
expérimenter de nouvelles formes de relations, à être sexuellement
« libres ». Cependant, la plupart des femmes n'avaient pas forcé-
ment le temps, l'aisance, la mobilité, les contacts, ni même le désir
pour s'adonner à la pratique de cette dite « libération sexuelle ».

22
Traduit en français par Laure Casseau et publié en 1971 par les éditions Robert
Laffont, sous le titre La Femme eunuque.
23
Traduit enfrançaispar Anne Damour etpublié en 1986par les éditions Grasset, sous
le titre Sexe & Destinée.

265
Les jeunes femmes hétérosexuelles, célibataires et sans enfants, les
adolescentes et les étudiantes, et les femmes de gauche étaient les
plus désireuses et les plus à même de calquer leur comportement
sexuel sur ce qui, après tout, était essentiellement une inversion de
la notion masculine de liberté sexuelle. Militer pour une liberté
sexuelle sincère et authentique était quelque chose de positif,
et les femmes ont appris par l'expérience que la liberté d'initier
les relations sexuelles, d'être non-monogames, d'expérimenter le
sexe en groupe, le sadomasochisme sexualisé, etc., pouvait parfois
être une source de plaisir et d'excitation, mais que cela ne per-
mettait pas, cependant, de déconstruire les relations de pouvoir
entre les femmes et les hommes qui existent dans le domaine du
sexe. L'idée de libération sexuelle a vite fait déchanter beaucoup de
femmes. Si certaines personnes dans les milieux féministes conti-
nuaient à mettre l'accent sur l'importance de la liberté sexuelle
et rejetaient l'idée qu'elle devait être calquée sur un modèle mas-
culin, de plus nombreuses femmes, hétérosexuelles et lesbiennes,
ont commencé à dénoncer la notion de liberté sexuelle et même
l'idée de tout contact sexuel avec les hommes, parce qu elles se sont
rendu compte que les femmes étaient toujours exploitées par les
vieux paradigmes liés à la sexualité. De plus en plus, ces féministes
en sont venues à voir la sexualité masculine comme dégoûtante et
forcément dépendante de l'exploitation des femmes.
À l'heure actuelle, la question de savoir si, oui ou non, la liberté
sexuelle devrait être un enjeu féministe, est largement débattue.
(Depuis l'écriture de ce chapitre, de nombreux nouveaux livres
féministes traitant de la sexualité sont apparus, parmi lesquels
Loving in the War Years de Cherrie Moraga, Power o/Desire édité
par Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson, Female
Desire de Rosalind Coward et Sex and Love édité par Sue Cart-
ledge et Joanna Ryan, pour n'en citer que quelques-uns.) Dans la
conclusion de son essai, intitulé « Sexuality as the Mainstay of
Identity: Psychoanalytic Perspectives », Ethel Person écrit :

266
En résumé, donc, bien qu'importante et même cruciale pour
certaines individues, la libération sexuelle présente des limites
significatives en matière de critique sociale et de positionnement
politique. Dans son pire aspect, l'idée de libération sexuelle s'ins-
crit dans un culte de l'individualité qui se contente de réclamer la
légitimation de l'expression des besoins d'une individue, présentés
comme ses pulsions de vie « brutes », en opposition aux exigences
de la société, mais sans jamais envisager de réorganisation de
l'ordre social en lui-même. La réalisation des conditions garan-
tissant l'autonomie des femmes est un préalable à une libération
sexuelle authentique.

Person ne précise pas que le fait de repenser la sexualité —


c'est-à-dire de transformer les normes qui la caractérisent — est
une condition préalable à l'autonomie sexuelle des femmes. Ainsi,
la sexualité, et par conséquent la « liberté sexuelle », est une pro-
blématique politique féministe importante et pertinente.
Cela a été une tâche relativement facile pour les femmes de
décrire et de critiquer les aspects négatifs de la sexualité telle quelle
a été socialement construite dans la société sexiste, de montrer
la chosification masculine et la déshumanisation des femmes, de
dénoncer le viol, la pornographie, la violence sexualisée, l'inceste,
etc. Mais il leur a été bien plus difficile d'imaginer de nouveaux
paradigmes sexuels, de transformer les normes liées à la sexualité.
L'inspiration nécessaire à un tel travail ne peut émerger que dans
un environnement où le bien-être sexuel est valorisé. Paradoxale-
ment, certaines féministes ont eu tendance à rejeter les probléma-
tiques du plaisir, du bien-être et de la satisfaction sexuelles, et à les
considérer comme non pertinentes. Dans le monde d'aujourd'hui,
l'accent porté sur la révolution sexuelle ou sur tout ce qui relève
de l'expression de la sexualité a conduit de nombreu-x-ses femmes
et hommes à imaginer que la liberté sexuelle existait déjà dans
notre société et qu'elle y était même survalorisée. Pourtant, nous

267
ne sommes pas dans une culture qui célèbre la vraie liberté sexuelle.
Dans son essai « Toward a Feminist Sexual Révolution », Ellen
Willis critique le postulat selon lequel nous vivons dans une
société sexuellement libérée sous prétexte d une absence de nom-
breuses restrictions. Elle affirme :

Dans une perspective radicale, la libération sexuelle n'implique


pas uniquement l'abolition des restrictions mais aussi la présence
positive de conditions sociales et psychologiques qui favorisent
des relations sexuelles satisfaisantes. Et, de ce point de vue, cette
culture est toujours profondément répressive. De toute évidence,
l'inégalité sexuelle qui existe entre les hommes et les femmes,
et l'antagonisme qui en découle, constituent une barrière dévas-
tatrice à l'épanouissement sexuel. Je rajouterai que, malgré le
libéralisme sexuel, l'éducation des enfants produit en général des
adultes qui ont des attitudes profondément négatives à l'égard
du sexe. Dans ces conditions, l'assouplissement des restrictions
sexuelles conduit les gens à tenter désespérément de surmon-
ter les obstacles à leur satisfaction, à travers une activité sexuelle
compulsive et un intérêt obsessionnel pour le sexe. L'importance
accordée au sexe qui imprègne à l'heure actuelle la vie publique
de notre société — en particulier la demande massive de conseils
sexuels et de thérapie — n'atteste pas de notre liberté sexuelle
mais constitue bien une preuve de notre frustration sexuelle tou-
jours présente.

Ce sont les militantes féministes qui considèrent la sexualité


masculine comme intrinsèquement abjecte et ignoble qui ont été
les plus ferventes à atténuer l'accent porté sur la liberté sexuelle.
En s'attardant uniquement sur les aspects de l'expression sexuelle
masculine qui renforcent la domination des hommes sur les
femmes, elles se sont montrées hésitantes et même franchement
réticentes à reconnaître que la sexualité telle qu'elle est construite
dans cette société sexiste n'est pas plus « émancipatrice » pour

268
les hommes quelle ne lest pour les femmes (même si elle pré-
sente sans aucun doute des aspects clairement oppressifs pour
les femmes qui ne le sont pas pour les hommes). Willis défend
qu'en reconnaissant le fait que « le pouvoir destructeur de la
sexualité peut être vu comme une perversion qui reflète un sys-
tème répressif en même temps quelle le perpétue », il est possible
« d'imaginer des approches politiques féministes cohérentes qui
permettent d'inclure pleinement un engagement pour la libéra-
tion sexuelle ». La liberté sexuelle ne peut exister qu'à condition
que les individu-e-s ne soient plus opprimé-e-s par une sexualité
socialement construite fondée sur des définitions biologiques de la
sexualité caractérisées par les notions de répression, de culpabilité,
de honte, de domination, de conquête et d'exploitation. Pour
ouvrir la voie au développement d'une telle liberté sexuelle, le
mouvement féministe doit continuer à se concentrer sur l'élimi-
nation de l'oppression sexuelle des femmes.
En se concentrant sur l'idée de « libération sexuelle », le mou-
vement féministe est toujours parti du principe que l'objectif d'une
telle démarche était de permettre aux individu-e*s de s'engager
dans une activité sexuelle plus épanouissante et/ou plus consé-
quente. Pourtant, une des normes liées à la sexualité que beaucoup
de gens trouvent oppressante est l'idée qu'on « doit » forcément
avoir une vie sexuelle active. Or, ce « devoir » nest rien d'autre
qu'une expression de la coercition sexuelle. Les défenseurs et les
défenseuses de la libération sexuelle sous-entendent souvent que
toufe individu-e qui ne se soucie pas de la nature de son expé-
rience sexuelle, ou qui ne souhaite pas exercer davantage de liberté
sexuelle, est mentalement perturbé-e ou sexuellement réprimé-e.
À partir du moment où l'on met en premier lieu l'accent sur
l'élimination de l'oppression sexuelle plutôt que sur la libération
sexuelle, il devient possible d'imaginer une société dans laquelle le
fait de choisir de ne pas avoir d'activité sexuelle constitue autant
une expression de la liberté sexuelle que le fait de choisir d'en avoir
une.

269
Les normes sexuelles, telles quelles sont socialement
construites à l'heure actuelle, ont toujours fait passer l'expression
active de la sexualité avant la notion de désir sexuel. On considère
comme naturel et normal le fait d'avoir une activité sexuelle,
et anormal et contre nature le fait de ne pas en avoir. De telles
idées collent parfaitement aux schémas de genre sexistes. Les
hommes sont conditionnés à agir sexuellement et les femmes à
ne pas le faire (ou à simplement répondre aux avances sexuelles
des hommes). Lorsque les féministes insistent sur le fait que
les femmes devraient être sexuellement actives et qu'elles en
font une preuve de leur émancipation, cela aide certes à libérer
la sexualité féminine des contraintes qui lui sont imposées par
les doubles standards répressifs, mais cela ne supprime en rien
le stigmate attaché à l'inactivité sexuelle. Tant que ce dernier
ne sera pas éliminé, les femmes et les hommes ne se sentiront
pas libres de prendre part à de l'activité sexuelle quand elles et
ils le désirent. Elles et ils continueront à se plier à la contrainte,
que ce soit à la pression sexiste qui pousse les jeunes hommes à
agir sexuellement pour prouver leur « masculinité » (c'est-à-dire
leur hétérosexualité) ou à la pression sexuelle qui force les jeunes
femmes à accepter de telles avances pour prouver leur « féminité »
(c'est-à-dire leur bonne volonté à être considérées comme des
objets sexuels hétérosexuels). L'élimination du stigmate social
attaché à l'inactivité sexuelle représenterait un bouleversement
des normes sexuelles. Cela aurait de nombreuses conséquences
positives pour les femmes et les hommes, et en particulier pour les
adolescentes qui sont à une phase de leur vie où elles et ils sont
plus facilement victimes des normes sexuelles sexistes. L'attention
récemment portée sur le sexe entre adolescentes hétérosexueHe-s
indique que la contrainte sociale reste une motivation centrale
pour participer à une activité sexuelle. Comme l'a dit à sa mère
une fille de dix-sept ans (citée dans l'essai « The Turmoil of
Teenage Sexuality » de Ellen Goodman), les filles « le font pour
les garçons » et les garçons le font pour prouver aux autres garçons

270
qu'ils sont hétérosexuels et qu'ils sont capables d exercer une
puissance « masculine » sur les filles.
L'éradication de l'hétérosexisme — de l'hétérosexualité obli-
gatoire — doit être une préoccupation essentielle et centrale du
mouvement féministe pour éliminer l'oppression sexuelle. Dans
l'introduction de No Turning Back: Lesbian and Gay Liberation
of the Wsy Gerre Goodman, George Lakey, Judy Lakey et Erika
Thorne définissent l'hétérosexisme comme :

une répression et un déni de l'homosexualité via la présomption


que tout le monde est, ou devrait être, hétérosexuel le, et deuxiè-
mement, une croyance dans la supériorité inhérente du schéma
dominant-masculin/passive-féminine et dans les rôles qui y sont
associés. L'hétérosexisme conduit à l'hétérosexualité obligatoire
qui entrave l'expression libre et les relations de solidarité mutuelles
des lesbiennes et des gays autant que des hétérosexueHe-s.

Au sein du mouvement féministe, ce sont les femmes


lesbiennes qui se sont le plus battues pour attirer l'attention
sur la lutte visant à éliminer l'oppression hétérosexiste. Les
lesbiennes se sont retrouvées des deux côtés du vaste débat autour
de la libération sexuelle. Elles ont montré à de nombreuses
femmes hétérosexuelles en quoi leurs préjugés sur les lesbiennes
appuyaient et perpétuaient l'hétérosexualité obligatoire. Elles
ont aussi montré aux femmes que nous pouvions connaître un
épanouissement affectif et sexuel mutuel dans des relations que
nous entretenions les unes avec les autres. Certaines lesbiennes ont
laissé entendre que l'homosexualité était probablement l'expression
la plus directe des politiques pro-sexe, dans la mesure où elle n'a
rien à voir avec la procréation. Le mouvement féministe pour
éliminer l'oppression sexuelle des femmes est lié à l'émancipation
lesbienne. Le combat contre la discrimination, l'exploitation et
l'oppression des lesbiennes et des gays a une place essentielle et
cruciale dans l'ordre du jour du mouvement féministe. Il s'agit

271
d u n e composante indispensable du mouvement pour éliminer
l'oppression sexuelle des femmes. En soutenant et en défendant le
lesbianisme, les femmes de toutes orientations sexuelles résistent
ainsi à la perpétuation de l'hétérosexualité obligatoire.
Dans tout le mouvement féministe, il y a eu une tendance
à transformer la lutte contre l'oppression sexuelle en une com-
pétition : l'hétérosexualité contre le lesbianisme. Dès l'aube du
mouvement, les tentatives pour exclure et silencier les lesbiennes
étaient justifiées par le spectre d'une « menace lavande »24. Plus
tard, le lesbianisme a été présenté comme un choix permettant
de couper court à la nécessité de se préoccuper des questions liées
au conflit hétérosexuel, ou comme le choix le plus politiquement
correct pour une femme féministe. Malgré le fait que beaucoup
de féministes reconnaissent que le combat contre l'oppression
sexuelle, en particulier contre la domination des femmes par les
hommes, n'est pas la même chose que la haine des hommes, d'in-
tenses sentiments anti-homme sont parfois exprimés dans les ras-
semblements et les organisations féministes, tant par des femmes
hétérosexuelles que lesbiennes. De plus, des femmes qui ne sont
pas lesbiennes et qui peuvent être ou non en relation avec des
hommes ont parfois l'impression qu'elles ne sont pas de « vraies »
féministes. C'est particulièrement le cas de femmes qui peuvent
soutenir le féminisme sans toutefois soutenir publiquement les
droits des lesbiennes. On oublie souvent que nous sommes toutes
engagées dans un processus de développement d'une conscience
24
En 1969y alors quelle était présidente de NOW> Betty Friedan parle des lesbiennes
dans le mouvementféministe comme d'une « menace lavande » (le bleu lavande étant
vu comme un symbole homosexuel) car elle considère que l'assimilation desféministes
aux lesbiennes nuit à l'avancée du mouvementféministe. Elle défend cette « politique
de respectabilité» qui va petit à petit conduire à l'invisibilisation des lesbiennes et de
leurs problématiques au sein de NOW. En 1970, lors du Second Congress to Unité
Women (lors duquel toute problématique lesbienne a été évincée du programme)> un
groupe informel de lesbiennesféministes (parmi lesquelles Rita Mae Brown) réutilise
cette expression en se baptisant « Lavender Menace ». Elles organisent un zap de la
cérémonie d'ouverture du congrès et y distribuent le célèbre manifeste The Woman-
Identified Woman, rédigépour l'occasion.

272
politique radicale, qu'il s'agit bel et bien d'un « processus », et
que cela mine les efforts de construction de la solidarité que de
condamner des femmes ou de les juger politiquement incorrectes
quand elles ne soutiennent pas immédiatement tous les enjeux
que nous considérons comme importants.
L'idée que la femme vraiment féministe est forcément les-
bienne (formulée tant par des hétérosexuelles que par des les-
biennes) ne fait qu'installer une autre norme sexuelle à travers
laquelle les femmes peuvent être jugées et qu'elles peuvent échouer
à satisfaire. Bien qu'il ne soit pas courant, dans le mouvement
féministe, que des femmes déclarent explicitement que toutes les
femmes devraient être lesbiennes, ce message est transmis via des
discussions sur l'hétérosexualité qui suggèrent que tout contact
génital entre une femme et un homme est un viol et qu'une femme
qui est affectivement et sexuellement investie avec un homme
est forcément incapable d'un engagement politique loyal centré
sur les femmes. Aussi vrai que la lutte pour éliminer l'oppression
sexuelle doit avoir pour objectif l'éradication de l'hétérosexisme,
elle ne devrait ni privilégier ni condamner l'une ou l'autre option
sexuelle : célibat, bisexualité, homosexualité ou hétérosexualité.
Les militantes féministes doivent se rappeler que les choix poli-
tiques que nous faisons ne sont pas déterminés par le genre des
personnes avec lesquelles nous choisissons d'avoir un contact
génital. Dans son introduction de Home Girls: A Black Feminist
Anthology, Barbara Smith affirme : « Le féminisme Noir et le Les-
bianisme Noir ne sont pas interchangeables. Le féminisme est un
mouvement politique, et de nombreuses Lesbiennes ne sont pas
féministes. » C'est aussi vrai pour beaucoup de femmes hétéro-
sexuelles. Il est important que les femmes, en particulier celles
qui sont hétérosexuelles, sachent qu'elles peuvent s'engager poli-
tiquement et radicalement dans la lutte féministe même si elles
fréquentent sexuellement des hommes (nous sommes nombreuses
à savoir de par notre expérience que ce choix politique changera
indubitablement la nature des relations interindividuelles).Toutes

273
les femmes doivent savoir qu elles peuvent s engager politiquement
dans le féminisme, quelles que soient leurs préférences sexuelles.
Elles doivent savoir que le but du mouvement féministe nest pas
d établir les règles d'une sexualité « politiquement correcte ». Poli-
tiquement, les militantes féministes qui luttent pour mettre fin à
l'oppression sexuelle doivent œuvrer à éradiquer l'oppression des
lesbiennes et des gays au sein d'un mouvement global visant à
permettre à toutes les femmes (et tous les hommes) de choisir
librement leurs partenaires sexueHe-s.
Les militantes féministes doivent prendre garde à ce que
nos critiques légitimes de l'hétérosexisme ne se transforment
pas en des attaques contre la pratique hétérosexuelle. En tant
que féministes, nous devons nous opposer à ces femmes qui
pensent réellement que les femmes ayant des préférences
hétérosexuelles sont soit des traîtresses soit probablement
lesbophobes. La condamnation de la pratique hétérosexuelle
a conduit des femmes qui désirent des relations sexuelles avec
des hommes à penser qu elles ne pouvaient pas participer au
mouvement féministe. Elles ont eu l'impression que pour être
« vraiment » féministe, il ne fallait pas être hétérosexuelle.
Il est facile de confondre le soutien à une pratique hétéro-
sexuelle non-oppressive avec une adhésion à l'hétérosexisme.
Par exemple, en réponse à une phrase écrite dans Ne suis-jepas
une femme ? qui disait : « Attaquer l'hétérosexualité ne ren-
force pas l'image de soi des femmes qui désirent être avec des
hommes », la féministe lesbienne Cheryl Clarke écrit dans son
essai « The Failure to Transform: Homophobia in the Black
Community » :

Hooks porte un coup bas aux féministes lesbiennes, parmi les-


quelles bon nombre sont noires. Hooks aurait mieux fait de s'atta-
quer à l'institution de l'hétérosexualité qui est une cause majeure
de l'oppression des femmes noires en Amérique.

274
Manifestement, Clarke comprend mal et interprète mal mon
propos. Je n'y ai fait aucune référence à l'hétérosexisme, et c'est la
confusion entre la pratique hétérosexuelle et l'hétérosexisme qui
fait apparaître que Clarke attaque la pratique en elle-même et pas
seulement l'hétérosexisme. Je dis simplement que le féminisme ne
réussira jamais à attirer le groupe massif de femmes hétérosexuelles
dans notre société si elles pensent qu'elles seront regardées de
haut ou jugées comme si elles faisaient quelque chose de mal.
Ma remarque n'était en aucune façon spécialement adressée
aux lesbiennes, parce qu'elles ne sont pas les seules féministes
à critiquer, et dans certains cas à condamner, toute pratique
hétérosexuelle.
Aussi vrai que le mouvement féministe pour éliminer l'oppres-
sion sexuelle doit créer un climat social dans lequel les lesbiennes
et les gays ne soient plus opprimées et dans lequel leurs orienta-
tions sexuelles puissent s'affirmer, il doit aussi créer un climat dans
lequel la pratique hétérosexuelle puisse s'affranchir des contraintes
de l'hétérosexisme et où elle puisse aussi s'affirmer. Une des raisons
pratiques justifiant une telle tâche se trouve dans la reconnais-
sance du fait que l'avancée du féminisme en tant que mouvement
politique dépend de l'implication des masses de femmes, qui sont
en grande majorité hétérosexuelles. Tant que les femmes fémi-
nistes (qu elles soient célibataires, lesbiennes, hétérosexuelles, etc.)
condamnent la sexualité masculine et par extension les femmes
qui sont sexuellement investies avec des hommes, l'avancée du
mouvement féministe sera entravée. Et des divisions inutiles et
injustifiées continueront d'être créées. En parallèle, tant que tout
propos pro-hétérosexualité est lu comme une attaque dissimulée
contre l'homosexualité, nous continuons à perpétuer l'idée que ce
sont des sexualités concurrentes, et qu'elles doivent l'être. Il est
parfaitement possible de décrire les aspects positifs ou négatifs du
lesbianisme sans jamais se référer d'aucune façon à l'hétérosexua-
lité, et vice versa. Bien que dans son essai, Ellen Willis ne traite
pas de l'idée que le lesbianisme est une option plus politiquement

275
correcte pour les femmes féministes, ni du fait que cette notion
constitue au final une nouvelle tentative d'imposer une norme
sexuelle aux femmes, ses remarques sur la logique néo-victorienne
peuvent s'appliquer aux attaques contre les femmes qui ont des
contacts sexuels avec des hommes :

Les néo-victoriennes ont aussi saboté l'opposition des féministes


à la droite en assimilant leurs propres comportements sexuels
au féminisme, excluant de fait du mouvement toute femme en
désaccord avec elles. Dans la mesure où leur vision d'une sexualité
féministe appropriée résonne avec les jugements moraux tradi-
tionnels et avec la propagande antisexuelle émanant actuellement
de la droite, leur responsabilité coupable s'est avérée plutôt effec-
tive. De nombreuses féministes conscientes du fait que leurs res-
sentis sexuels entrent en contradiction avec l'idéal néo-victorien
se sont enfermées dans un mutisme confus et affligé. Il y a aussi
sans aucun doute des milliers de femmes qui ont silencieusement
conclu que si cet idéal-là était du féminisme, alors le féminisme
n'avait rien à faire dans leur vie. Cette situation a généré une
apathie et une malhonnêteté généralisées, ainsi qu'une profonde
désunion, dans un mouvement confronté à un ennemi déterminé
qui menace son existence même.

Un mouvement féministe qui vise l'élimination de l'oppression


sexiste, et par là même de l'oppression sexuelle, ne peut pas se
permettre d'ignorer ni d'exclure les femmes qui choisissent d'être
hétérosexuelles. Malgré l'hétérosexisme, de nombreuses femmes
ont reconnu et accepté le fait qu'elles n'ont pas à tout prix à être
hétérosexuelles (qu'il y a d'autres options) et elles ont choisi d'être
exclusivement ou principalement hétérosexuelles. Leur choix
devrait être respecté. En faisant un choix, elles exercent leur liberté
sexuelle. Contrairement à ce que leurs opposantes insinuent, ces
choix peuvent ne pas être influencés par le privilège hétérosexuel.
Une grande partie du privilège hétérosexuel est amoindrie par le

276
risque d u n certain degré d exploitation et d oppression que toute
femme est susceptible de rencontrer dans la plupart des relations
hétérosexuelles. Bien sûr, il y a des exceptions. Mais beaucoup de
femmes choisissent d'être hétérosexuelles parce quelles apprécient
le contact génital avec des individus hommes. Le mouvement
féministe a enrichi la sexualité lesbienne et lui a donné de nou-
velles dimensions,et il n'y a pas de raison pour quil ne puisse pas
faire la même chose pour l'hétérosexualité. Les femmes qui ont
des préférences hétérosexuelles doivent savoir que le féminisme
est un mouvement politique qui n'invalide pas leurs choix, même
s'il offre un cadre pour remettre en question l'exploitation sexuelle
des femmes par les hommes et pour s'y opposer.
Il y a des féministes (dont je fais partie) qui pensent que le
mouvement féministe pour éliminer l'oppression sexuelle ne
réussira pas à changer les normes sexuelles destructrices si l'on
enseigne aux individu-e-s quels doivent choisir entre des sexualités
concurrentes (les deux plus évidentes étant l'hétérosexualité et
l'homosexualité) et se conformer aux attentes dictées par la norme
choisie. Le désir sexuel revêt des aspects divers et multiples, et
il est rarement aussi « exclusif » que n'importe quelle norme ne
voudrait bien le laisser entendre. Cela dit, une sexualité réellement
émancipatrice n'apprendrait de toute façon pas aux femmes à
voir leurs corps comme étant accessibles à tous les hommes, ou à
toutes les femmes. Au lieu de cela, elle favoriserait une sexualité
qui soit ouverte ou fermée selon la nature de l'interaction entre
des individu-e-s. Dans la notion de préférence sexuelle siège l'idée
implicite que toute personne du sexe préféré par une personne peut
aspirer à avoir accès à son corps. Ainsi, c'est un concept qui fait la
promotion de la chosification. Dans un contexte hétérosexuel, cela
fait de tout le monde, et en particulier des femmes, des objets
sexuels. Du fait des différences de pouvoir créées par les politiques
sexistes, les femmes sont susceptibles d'être abordées par n'importe
quel homme, puisque tous les hommes sont conditionnés à
présumer qu'ils devraient avoir accès au corps de toutes les

277
femmes. La sexualité serait réellement révolutionnée si les codes
et les étiquettes qui privent le désir sexuel de sa spécificité et de
sa particularité étaient abandonnées. Comme le résume Stephen
Heath dans The Sexual Fix :

La fin de l'oppression nécessite une refonte des relations sociales


afin de libérer les hommes et les femmes de toute objectivation
sexuelle et d'exclure de leurs rapports toute violence ou margina-
lisation de la fluidité et du changement d'identité sexuelle, cette
identité de sexe étant figée par telle ou telle représentation, telle
ou telle norme, dans ce qu'on appelle « sexualité ».

Bien que cataloguées « hétérosexuelles », de nombreuses


femmes dans cette société ressentent peu de désir sexuel pour
les hommes, en raison des politiques doppression sexuelle ; en
effet, la domination masculine détruit et entrave ce désir. C est
1 enormité des actes doppression sexuelle imposés aux femmes
par les hommes qui empêche les femmes de voir positivement
les interactions sexuelles avec les hommes. De plus en plus,
des femmes féministes qui sont hétérosexuelles insistent sur
le fait qu elles peuvent choisir d'avoir une relation avec un
individu homme tout en résistant au postulat hétérosexiste
selon lequel elles seraient prêtes à rechercher ou accepter les
avances sexuelles de n'importe quel homme. Par cet acte, les
femmes attaquent l'hétérosexualité obligatoire qui refuse aux
femmes le droit de choisir leurs partenaires sexueHe-s car elles
évaluent dans quelle mesure une telle interaction leur apporte
quelque chose et leur permet de s'affirmer. En revendiquant
leur droit de choisir, les femmes remettent en question l'idée
que la sexualité féminine existe pour servir les besoins sexuels
des hommes. Leur démarche appuie et enrichit la lutte pour
éliminer l'oppression sexuelle. Le droit de choisir doit carac-
tériser toutes les interactions sexuelles entre tou*te*s les
individu-e-s.

278
Enfin, la progression de la lutte pour éliminer l'oppression
sexuelle entraînera assurément une baisse de l'obsession pour la
sexualité. Cette évolution n'impliquera pas forcément une dimi-
nution de l'activité sexuelle. Mais elle signifie que la sexualité
n'aura plus la même importance que celle qu'on lui attribue dans
une société qui utilise le sexuel dans le seul but de maintenir l'iné-
galité entre les genres, la domination masculine, le consumérisme,
et la frustration et la misère sexuelles qui détournent l'attention de
la nécessité de faire la révolution sociale. Comme Stephen Heath
le remarque :

La véritable problématique, et la première tâche qui nous


incombe, est toujours celle de la révolution sociale. Le fait de
privilégier le sexuel nest pas nécessairement une émancipation ;
en réalité, cela sert trop facilement d excuse au développement
et à la validation d une société qui préserve lordre établi, loin
de tout processus réel de transformation, en produisant précisé-
ment une zone de contention et un mythe de « révolution » et de
« libération ».

Si l'on veut éliminer l'oppression sexiste, il est nécessaire que


les féministes continuent de développer une théorie politique de
la sexualité. Mais nous devons garder à l'esprit que la lutte pour
éliminer l'oppression sexuelle n'est qu'une composante d'une lutte
plus globale visant à transformer la société et à fonder un nouvel
ordre social.
12

RÉVOLUTION FÉMINISTE :
LA PROPAGATION PAR LA LUTTE

À l'heure actuelle, presque personne ne parle de révolution


féministe. S'imaginant que la révolution serait simple et rapide,
les militantes féministes ont cru que l'essor de l'activisme — des
manifestations, des organisations et des prises de conscience —
qui a caractérisé les débuts du mouvement féministe contempo-
rain suffirait à créer un nouvel ordre social. Bien que les féministes
radicales ont toujours reconnu que la société devait être transfor-
mée si Ion voulait que l'oppression sexiste soit éliminée, les suc-
cès féministes se sont principalement cantonnés dans le domaine
des réformes (et principalement grâce aux efforts et aux perspec-
tives de groupes radicaux comme Bread and Roses, le Combahee
River Collective, etc.). Ces réformes ont permis à de nombreuses
femmes de faire des progrès significatifs vers l'égalité sociale avec
les hommes dans bon nombre de sphères au sein du système
patriarcal et suprémaciste blanc actuel. Mais ces réformes n'ont
pas coïncidé avec une baisse de l'oppression et/ou de l'exploita-
tion sexistes. Les préjugés et les valeurs sexistes dominantes sont
restées intactes et les antiféministes conservateurs ont facilement
réussi à saboter les réformes féministes. Beaucoup de critiques
politiquement progressistes du mouvement féministe consi-
dèrent que l'élan réformateur est contre-productif. Dans son essai

281
« Feminism: Reform or Révolution », Sandra Harding argumente
en faveur du réformisme, qu elle voit comme une étape du proces-
sus révolutionnaire. Elle écrit :

Ce serait bien que les réformistes aient en tête un but à long terme
qui serait en quelque sorte une image d une nouvelle société. Petit
à petit, les réformes remplissent l'image. Certaines parties peuvent
être achevées sans trop de problèmes (par exemple, le salaire égal
pour un travail égal) et d'autres parties sont uniquement ache-
vées avec grande difficulté (par exemple, l'égalité d'accès à tous
les emplois). Mais que la difficulté soit importante ou minime,
il y a toujours un précédent dans la société — quelque part —
pour chaque type de changement, et les seuls changements néces-
saires sont ceux qui correspondent à l'image de la nouvelle société
désirée. Ainsi, au bout d'une longue série de petits changements
mesurables, l'ensemble finirait par évoluer graduellement vers un
système global complètement différent. [...] En s'appuyant sur
ce modèle alternatif, une série de réformes peut constituer une
révolution.

La réforme peut être un élément vital du mouvement condui-


sant à la révolution mais ce qui est important, c est de savoir quels
types de réformes sont initiés. La focalisation féministe sur des
réformes permettant d'améliorer le statut social des femmes au
sein de la structure sociale existante autorise les femmes et les
hommes à perdre de vue la nécessité dune transformation totale
de la société. La campagne pour l'Equal Rights Amendment 25
(ERA), par exemple, a détourné énormément d'argent et de res-
sources humaines au profit d'une démarche réformiste qui aurait
dû être une campagne politique massive pour développer un élec-
torat féministe. Cet électorat aurait garanti le succès de l'ERA.
Malheureusement, n'ont pas été initiées des réformes révolu-
tionnaires visant avant tout à éduquer les masses de femmes et
25
Amendementpour l'égalité des droits.

282
d'hommes sur le mouvement féministe et à leur montrer en quoi
il transformerait leur vie en mieux. Au lieu de ça, les femmes enga-
gées dans les réformes féministes étaient moins occupées à penser
à la transformation de la société qu a se battre pour l'égalité, et
l'égalité des droits, avec les hommes.
Dans le mouvement féministe, de nombreuses activistes
radicales, qui n'étaient pas intéressées par l'obtention de l'égalité
sociale avec les hommes au sein de la structure sociale existante,
ont choisi de s'attaquer aux comportements sexistes oppressifs et
exploiteurs. En identifiant les hommes comme des « méchants »,
comme des « ennemis », elles ont concentré leur attention sur la
dénonciation du « mal » masculin. La critique et l'attaque de la
pornographie sont un bon exemple de leur action. Il est évident
que la pornographie encourage le sexisme, la sexualisation
de la violence et l'avilissement des femmes. Mais il est aussi
évident que la dénonciation sans fin de la pornographie est
stérile si elle n'accorde pas une plus grande importance à la
transformation de la société et, en conséquence, de la sexualité.
Ce combat nettement plus important n'a pas été sérieusement
mené par le mouvement féministe. (Une discussion plus
complète sur les implications politiques de l'action féministe
anti-pornographie peut être trouvée dans l'essai d'Alice Echols
intitulé « Cultural Feminism: Feminist Capitalism and the Anti-
Pornography Movement ».) La focalisation sur les « hommes »
et le « comportement masculin » a complètement supplanté les
efforts nécessaires au développement politique des femmes qui
nous permettrait d'enclencher les transformations culturelles qui
serviraient à paver le chemin conduisant à la création d'un nouvel
ordre social. L'effort d'éveil des consciences par les féministes
a principalement consisté à aider les femmes à comprendre la
nature du sexisme dans leur vie personnelle, et en particulier à
identifier la domination masculine. Bien que cette tâche soit
nécessaire, ça ne devrait pas être le seul objectif de la prise de
conscience.

283
L'éveil féministe des consciences n'a pas réellement poussé les
femmes vers des politiques révolutionnaires. Dans l'ensemble,
cela n'a pas aidé les femmes à comprendre le capitalisme - c'est-à-
dire à comprendre son fonctionnement en tant que système qui
exploite le travail des femmes et à voir en quoi il est interconnecté
avec l'oppression sexiste. Cela n'a pas incité les femmes à en
apprendre davantage sur des systèmes politiques différents tels
que le socialisme ni à inventer ou imaginer de nouveaux systèmes
politiques. Cela n'a pas remis en cause le consumérisme ni
l'addiction de notre société à la surconsommation matérielle. Cela
n'a pas montré aux femmes dans quelle mesure nous profitons
de l'exploitation et de l'oppression des femmes et des hommes à
l'échelle mondiale, ni ne nous a montré de quelles façons nous
opposer à l'impérialisme. Et surtout, cela n'a pas permis de
confronter durablement les femmes à la compréhension du fait
que le mouvement féministe pour mettre fin à l'oppression sexiste
ne peut réussir que si nous sommes engagées dans la révolution,
dans le but de créer un nouvel ordre social.
Les nouveaux ordres sociaux se construisent progressivement.
Cette réalité est difficile à accepter pour les gens aux Etats-Unis.
Nous avons été conditionnées à croire que les révolutions s'ac-
complissent rapidement et/ou quelles sont toujours caractérisées
par une violence extrême entre les opprimées et leurs oppresseurs.
On nous a aussi enseigné à réclamer ardemment la satisfaction
immédiate de nos désirs et à attendre une réponse rapide à nos
exigences. Comme tous les autres mouvements de libération dans
cette société, le féminisme a pâti de ces attitudes qui empêchent
les participantes de construire le type d'engagement nécessaire à
la lutte de longue haleine qui rend la révolution possible. C'est
pourquoi le mouvement féministe n'a pas réussi à entretenir son
élan révolutionnaire. Il reste cependant une rébellion réussie. Mar-
quant la différence entre rébellion et révolution, Grâce Lee Boggs
et James Boggs soulignent :

284
La rébellion est une étape dans le développement de la révolution,
mais elle n'est pas la révolution. Elle constitue une étape impor-
tante parce qu elle représente le « soulèvement », l'affirmation par
les opprimé-e-s de leur humanité. La rébellion informe à la fois
les opprimé-e-s et le reste du monde qu'une situation est deve-
nue intolérable. Elle établit une forme de communication entre
les opprimé-e-s et ouvre en même temps les yeux et oreilles des
gens qui se sont montrées aveugles et sourd-e-s au sort de leurs
concitoyen-ne-s. La rébellion brise les mailles du filet qui soute-
nait la structure du système et remet en question la légitimité et
l'immuabilité prétendue des institutions existantes. Elle cham-
boule les vieilles valeurs afin que les relations entre les individu*e*s
et entre les groupes qui composent la société ne puissent plus
jamais être les mêmes. Elle rompt l'inertie de la société. C'est
seulement en comprenant ce qu'une rébellion accomplit que l'on
peut en voir les limites. Une rébellion bouleverse la société, mais
elle n'apporte pas les éléments nécessaires à la création d'un nou-
vel ordre social.

Bien que la rébellion féministe ait été une réussite, elle n'a pas
conduit à un développement révolutionnaire avancé. En interne,
son évolution est retardée par ces militantes féministes qui ne
pensent pas que le mouvement est destiné à améliorer la vie de
toutes les femmes et de tous les hommes, qui semblent penser
qu'il existe uniquement pour faire progresser la situation de ses
participantes, qui sont menacées par les opinions et les idées qui
divergent de l'idéologie féministe dominante, qui cherchent à
étouffer et à silencier les voix dissidentes, qui ne reconnaissent
pas la nécessité d'une démarche permanente et durable de créa-
tion d'une idéologie émancipatrice. Ces femmes s'opposent aux
efforts d'examen critique de l'idéologie féministe prédominante et
refusent d'en reconnaître les limites. Sur le plan externe, l'avancée
du mouvement féministe est retardée par l'action antiféministe
organisée et par l'indifférence politique de la majorité des femmes

285
et des hommes qui ne connaissent pas assez bien les différents
aspects de la problématique pour pouvoir prendre position.
Pour dépasser le stade de la rébellion féministe et pour sortir de
l'impasse dans laquelle se trouve le mouvement féministe contem-
porain, les femmes doivent reconnaître la nécessité d une réorga-
nisation. Sans nier les aspects positifs du mouvement féministe
tel qu'il a existé jusqu'ici, nous devons reconnaître le fait que les
militantes et participantes féministes n'ont jamais mis en place de
stratégie visant à construire, via l'éducation politique, une prise de
conscience massive du besoin réel d'un mouvement féministe. Une
telle stratégie est pourtant nécessaire si l'on veut que le féminisme
soit un mouvement politique impactant l'ensemble de la société
de manière transformatrice et révolutionnaire. Nous devons aussi
nous confronter au fait que beaucoup des dilemmes auxquels le
mouvement féministe fait face actuellement ont été créés par des
bourgeoises qui ont dessiné les contours du mouvement afin qu'il
serve leurs intérêts de classe opportunistes. Nous devons mainte-
nant travailler à le faire changer de direction afin que les femmes
de toutes classes puissent voir que le mouvement féministe sert
bien leur volonté de mettre fin à l'oppression sexiste. Le fait de
reconnaître que des opportunistes bourgeoises ont exploité le
mouvement féministe ne devrait pas être vu comme une attaque
contre toutes les femmes bourgeoises. Individuellement, il y a des
femmes bourgeoises qui rejettent le privilège de classe, qui sont
politiquement progressistes, qui ont donné, qui donnent, ou qui
aspirent à donner d'elles-mêmes pour faire avancer le mouve-
ment féministe dans un sens révolutionnaire. La redéfinition des
approches politiques de la classe au sein du mouvement féministe
est une stratégie qui permettra aux femmes de toutes classes de
rejoindre la lutte féministe.
Pour pouvoir construire un mouvement féministe de masse,
nous avons besoin d'une idéologie émancipatrice qui puisse être
partagée avec tout le monde. Cette idéologie révolutionnaire
ne peut être construite qu'à condition que les expériences des

286
personnes à la marge, qui subissent l'oppression sexiste en plus
d'autres formes d'oppression sociale, soient comprises, prises
en compte et incorporées. Il faut que ces personnes participent
à l'élaboration de la théorie du mouvement féministe, et quelles
mènent également des actions. Dans la pratique féministe
antérieure, nous nous sommes contentées de nous fier à des
individues autoproclamées qui sont pour certaines plus intéressées
par l'exercice de l'autorité et du pouvoir que par la communication
avec des personnes aux parcours et aux opinions politiques variées.
De telles individues ne veulent pas apprendre de l'expérience
collective des femmes mais imposent leurs propres idées et valeurs.
Nous avons besoin de meneuses, et celles-ci devraient être des
personnes qui entretiennent et qui honorent leur relation avec le
groupe et qui s'en montrent responsables. Ces personnes devraient
avoir la capacité d'exprimer de l'amour et de la compassion, et de
montrer cet amour dans leurs actes. Elles devraient être capables
de s'engager dans des dialogues féconds, constructifs et fructueux.
Comme le suggère Paulo Freire, un tel amour agit de manière à
transformer la domination :

Il n'y a pas de dialogue, cependant, sans un amour profond pour le


monde et pour les femmes et les hommes. Il nest pas possible de
dire le monde, réalisant ainsi un acte de création et de re-création,
sans se fonder sur l'amour.
Fondement du dialogue, l'amour est aussi dialogue. C'est essen-
tiellement une tâche de sujets, qui ne peut se réaliser dans la rela-
tion de domination. Celle-ci ne renferme que la pathologie de
l'amour : sadisme chez celui qui domine, masochisme chez les
opprimé-e-s. En aucun cas l'amour. Exigeant le courage, l'amour
est un engagement envers les autres. Là où se trouvent des
opprimé-e-s, l'acte d'amour consiste à se compromettre pour leur
cause, la cause de leur libération. Et cet engagement, parce qu'il
est aimant, est en même temps dialogique.

287
Les femmes doivent s'atteler à la tâche de la réorganisation
féministe en ayant conscience du fait que nous avons tou-te*s
(quelle que soit notre race, notre sexe, ou notre classe) agi en
complicité avec le système oppressif existant. Nous avons
toutes et tous besoin de rompre consciemment avec le sys-
tème. Certain-e-s d entre nous marquent cette rupture plus vite
que d'autres. La compassion dont nous faisons preuve envers
nous-mêmes et la reconnaissance du fait que la modification de
notre conscience et de nos actes s est faite à travers un proces-
sus doivent modeler notre rapport à ces personnes qui ne sont
pas politiquement éveillées. Nous ne pouvons pas les motiver à
rejoindre la lutte féministe si nous faisons valoir une supério-
rité politique qui crée une nouvelle hiérarchie oppressive dans
le mouvement.
Avant de pouvoir nous adresser aux masses, nous devons
reconquérir l'attention, le soutien et l'implication des nombreuses
femmes qui ont été un jour actives dans le mouvement féministe
et qui l'ont quitté pleines de déceptions et de désillusions. Trop
de femmes ont abandonné le mouvement féministe parce qu elles
ne se retrouvaient pas dans les idées d'une petite minorité de
femmes qui ont un contrôle hégémonique sur le discours
féministe — c'est-à-dire sur le développement de la théorie qui
façonne la pratique. Trop de femmes qui avaient des liens affectifs
avec des hommes se sont éloignées du mouvement féministe
parce qu'elles pensaient que la désignation de « l'homme comme
ennemi » n'était pas un paradigme constructif. Trop de femmes
ont cessé de soutenir la lutte féministe parce que son idéologie
était devenue trop dogmatique, trop absolutiste, trop étroite.
Trop de femmes ont quitté le mouvement féministe parce
qu'elles étaient elles-mêmes désignées comme des « ennemies ».
Les militantes féministes feraient bien de prêter attention aux
mots de Susan Griffin quand elle nous rappelle, dans son essai
« The Way of Ail Ideology » :

288
Une compréhension politique profonde du inonde ne mène pas
à la création d'un ennemi. En réalité»créer des monstres dont
l'existence ne peut être expliquée par les circonstances, c'est faire
l'impasse sur la vision politique du monde qui analyse avant tout
les comportements comme découlant des circonstances. C'est
nier la conviction en la capacité de création, de joie et de bonté
présente en chaque être humain. C'est rejeter la croyance en une
nature humaine qui, dans les bonnes conditions, peut s'épanouir.
Quand un mouvement de libération s'inspire avant tout de la
haine d'un ennemi plutôt que de cette vision des possibles, il
commence à se mettre lui-même en échec. Ses principes mêmes
cessent d'être bienfaisants. Malgré le fait qu'il s'autoproclame
favorable à l'émancipation, son langage n'est plus libérateur. Il
commence à avoir besoin d'une censure en son sein. Ses visions
de la vérité deviennent de plus en plus étroites. Ainsi, un mou-
vement qui est né d'une approche mouvante de la vérité com-
mence à apparaître comme une escroquerie de l'extérieur et tend
à reproduire tout ce à quoi il dit s'opposer. À partir de ce moment,
il devient l'oppresseur de certaines vérités et de certaines voix, et
commence comme les oppresseurs avant lui, à se voiler la face.

Pour pouvoir restaurer l'énergie révolutionnaire vitale du


mouvement féministe, les femmes et les hommes doivent
commencer par repenser et redéfinir ses orientations. Si nous
devons admettre, reconnaître et apprécier l'importance et la por-
tée de la rébellion féministe, et des femmes (et des hommes) qui
en sont à l'origine, nous devons aussi être prêtes à la critiquer et
à la réexaminer, et à amorcer un renouveau de l'oeuvre féministe.
Il s'agit là d'une tâche difficile, exigeante et éprouvante, car nous
manquons de précédents historiques auxquels nous référer. Il y
a de nombreuses façons de faire la révolution. Les révolutions
peuvent être, et sont souvent, amorcées par le renversement violent
d'une structure politique existante. Aux Etats-Unis, les femmes
et les hommes engagé e-s dans la lutte féministe savent bien que

289
nous sommes largement surpassé-e-s en nombre et en moyens par
nos opposants, et que non seulement ils ont accès à tout l'arsenal
connu du genre humain, mais ils ont aussi acquis le savoir néces-
saire à l'exercice de la violence et à sa légitimation, ainsi que la
capacité de la perpétuer. Par conséquent, la violence ne peut pas
constituer la base de la révolution féministe dans cette société.
Nous devons à la place concentrer nos efforts sur la transforma-
tion de la culture : sur la destruction du dualisme et sur leradi-
cation des systèmes de domination. Notre lutte sera longue et
progressive. Tout effort visant à faire la révolution féministe ici
peut s'inspirer de l'exemple d'autres luttes de libération menées à
travers le monde par des personnes opprimées qui résistent à des
puissances colossales et redoutables.
L'élaboration d'une vision alternative du monde est indispen-
sable à la lutte féministe. Cela implique que le monde que nous
avons le plus intimement connu, celui dans lequel nous nous sen-
tons « en sécurité » (même si de tels sentiments se basent sur des
illusions), doit être fondamentalement transformé. C'est peut-
être cette conscience du fait que tout le monde doit changer, et
pas seulement ceux que l'on identifie comme des ennemis ou des
oppresseurs, qui a jusqu'ici freiné nos élans révolutionnaires. Ces
élans révolutionnaires doivent façonner librement notre théorie et
notre pratique si nous voulons que le mouvement féministe puisse
progresser afin de mettre fin aux oppressions et enfin transformer
notre réalité actuelle.
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TABLE

Préface : À l'école de bell hooks, à l'école de la décolonisation


parNassira Hedjerassi 9

Préface à l'édition de 2000 :

Pour entrevoir la lumière : un féminisme visionnaire 51

Préface à l'édition de 1984 59

1. Femmes noires : façonner la théorie féministe 63


2. Le féminisme : un mouvement pour mettre fin
à l'oppression sexiste 85

3. Le sens du mouvement féministe 107

4. Sororité : la solidarité politique entre les femmes 119

5. Les hommes : des camarades de lutte 153

6. Changer de regard sur le pouvoir 175

7. Repenser la nature du travail 193

8. Éduquer les femmes : un objectif féministe 209

9. Un mouvement féministe pour mettre fin à la violence 221

10. Parentalité révolutionnaire 243

11. Mettre fin à l'oppression sexuelle des femmes 265

12. Révolution féministe : la propagation par la lutte 281

Bibliographie 291
DE LA MARGE AU CENTRE
THÉORIE FÉMINISTE
de bell hooks
a été achevé d'imprimer en janvier 2017
sur les presses de l'imprimerie Pulsio.

Éditions Cambourakis
62, rue du Faubourg-Saint-Antoine
75012 Paris
www.cambourakis.com

Dépôt légal: février 2017.


ISBN : 978-2-36624-248-5
Imprimé en Bulgarie.

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