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Cahiers de la Villa Kérylos

L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge


Jacqueline Cerquiglini-Toulet

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Cerquiglini-Toulet Jacqueline. L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge. In: La Grèce antique sous le regard du Moyen
Âge occidental. Actes du 15ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 8 & 9 octobre 2004. Paris : Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 2005. pp. 147-157. (Cahiers de la Villa Kérylos, 16);

https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_2005_act_16_1_1110

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L'IMAGINAIRE DE LA LANGUE GRECQUE
AU MOYEN ÂGE

La pensée de la langue grecque prend sa source au Moyen Âge,


essentiellement, dans les Étymologies d'Isidore de Séville. Les clercs
médiévaux y trouvent une réflexion sur le grec comme Tune des
trois langues de l'origine, l'une des trois langues sacrées :
« II y a trois langues sacrées : l'hébraïque, la grecque, la latine qui,
dans tout l'univers, brillent d'un éclat particulier » (Étxmologies IX.
M. Reydellet éd. >. 1.3. p. 32).
Brunet Latin dans son Livre doit Trésor1 au xmc siècle reprend
et raffine cette affirmation. Avant la coupure instaurée par Babel, il
y avait « une meisme parleure naturelement, c'est ebreu ; mais puis
que la diversités des langues vint entre les homes, sor les autres en
furent .III. sacrées, ebrieu, grieu, latin » (III, I, 3, p. 317). Brunet
Latin se livre alors à une catégorisation qui lie géographie, già
physiologie et phonétique :
« Et nous veons par nature que ciaus ki abitent en orient parolent in
en la gorge si comme li ebrieu font : li autre ki sont ou milieu de la terre
parolent ou palais si comme font li grezois : et cil ki abitent es parties
d'occident parolent es dens sicomme font les ytaliiens » {ibid). Isid
Au xivc siècle, Jacques Legrand, dans son Archiloge Sophie \
pense ces trois langues sacrées comme une réparation de la
oro
catastrophe de Babel. L'hébreu, le grec et le latin sont des langues
savantes. Elles permettent Tintercompréhension entre les clercs :
« Et pour tant c'estoit chose neccessaire de trouver une art et une
science demonstrant et enseingnant un langage commun a gens de divers
pays. Et pour ce fut gramaire trouvée, laquelle demonstre .III. manières

1. Isidorus Hispalensis, Etymologiae IX, texte établi, traduit et commenté par


M. Reydellet, Paris, 1984.
2. Brunet Latini, Li Livres don Trésor, F. J. Carmody éd., Berkeley-Los Angeles, 1948.
3. Jacques Legrand. Archiloge Sophie et Livre de Bonnes Meurs, E. Beltran éd.,
Genève-Paris, 1986.
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de langages communs aux clers, c'est assavoir hebrieu, grec et latin. Par les
quelz langages gens de diverses contrées peuent parler et converser
ensemble » (II, 1, p. 58).
Sur une base commune : « II y a trois langues sacrées », ces textes
livrent une vision différente du grec. Pour Isidore de Séville, il
permet une meilleure connaissance des Écritures : « en raison de
l'obscurité des Saintes Écritures la connaissance de ces trois langues
est indispensable, afin de recourir à une autre, quand le texte dans
une langue apportera quelque hésitation sur un mot ou une
expression » (IX, 1,3). Philologie comparée, pour ainsi dire. Pour
Brunet Latin, il est la langue d'un peuple à la géographie et à la
physiologie particulières. Pour Jacques Legrand, il est une grammaire,
langue des clercs et des savants. Le texte d'Isidore ajoutait une
remarque qui fera fortune dans toutes les évocations de la Passion
au Moyen Âge, qu'elles soient narratives ou théâtrales : « C'est en
effet dans ces trois langues que fut écrit par Pilate sur la croix du
Seigneur le motif de sa condamnation. » C'est par là-même la
justification du latin comme langue sacrée qui ne tient pas à son rapport
direct avec la rédaction des Écritures mais à sa proximité de l'acte
essentiel de la Rédemption, le mystère de la croix.
Dans ce triptyque, quel est le statut particulier du grec ?
Isidore analyse ses qualités musicales : « La langue grecque passe
pour plus brillante (clarior) que toutes les autres parlées par les
nations. Elle est plus musicale (sonantior) que le latin et toutes les
langues. Dans sa diversité on distingue cinq rameaux » qu'Isidore
énumère (IX, 1, 4). On retrouve une mention très rapide des cinq
rameaux chez Brunet Latin dans une évocation de la géographie de
la Grèce : « A ce puet on entendre qu'en Greze a .VIII. païs ; [...].
Et si a en Greze .V. diversités de langages » (1, 123, 16, p. 117). Mais
s'il énumère bien les diverses contrées grecques, à la différence
d'Isidore de Séville, il ne le fait pas pour les langues. Jacques
Legrand suit Isidore :
« Après tu dois savoir que les Grecs ont .V. paires de langages, des
quelx le premier est commun, et est appeliez mixte ; le secont est appelez
attique, et de cellui usent les docteurs de Grèce. Le tiers est appelle
dorique et d'icellui usent les Suriens et les Egipciens. [...] Le .IlIIe.
langage grec est appelle jonique, et le .Ve. colique, lesquelx langages sont
de petit usage » (Archiloge Sophie II, 1, 3, p. 62-63).
Ce qui intéresse les médiévaux dans le grec est son ancienneté
et par là son rapport avec les origines, et son obscurité, liée à l'usage
d'un alphabet différent de l'alphabet latin. Le grec est entouré
d'une aura de mystère. Il est senti comme la langue de la divination,
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des présages, signe d'un temps non chrétien mais qui est malgré tout
au début d'une filiation.

Une généalogie rêvée

La translatio studii et imperii, comme schème de pensée, place,


au départ de la civilisation médiévale, la Grèce, voire l'Egypte, et
l'on ne compte pas les réflexions qui situent l'Occident dans ce
renouvellement d'une culture, née en Grèce puis venue à Rome.
Paris, nouvelle Athènes, seconde Athènes, pour citer l'une de ces
formules que l'on trouve chez Christine de Pizan et chez bien
d'autres. Rhétoriquement, le héros ou l'héroïne grecque est souvent
donné comme modèle pour vanter le héros contemporain, que ce
dernier égale ou même surpasse son modèle prestigieux. L'héritage
en fait est complexe puisqu'il conjugue la Grèce et Troie dont le
Moyen Âge médite à l'infini la lutte et la dispersion des vaincus. Il
fait une place également aux descendants d'Alexandre dans cette
pensée totalisante qui unit Antiquité et Christianisme.
Le Roman de Perceforest est un bon exemple de cette
sensibilité aux langues, à leur diversité, à leur évolution qui caractérise la
fin du Moyen Âge. La perception de certaines langues comme
sacrées, immuables, est relativisée. Sur la terre d'Angleterre se
mêlent des couches de peuples venues de Grèce ou de Troie, depuis
les descendants de Brutus issus de Troie jusqu'aux Grecs arrivés
avec Alexandre, ainsi que l'imagine le roman :
« Enaprés Bruthus appella Tylle selon son nom Bretaigne et les
compaignons Bretons, car il vouloit avoir perpétuel mémoire par la diri-
vation de son nom, dont enaprés le langaige de celle gent qui premiers
Troyens ou Curves Gregoiz estoit appelle fut dit depuis ce Bretons »
(Première partie. J. Taylor éd. \ 1. 797-801, p. 85).
La formule est intéressante. Le latin de Geoffroi de Monmouth
a « curvum Graecum » 5. On ne peut s'empêcher de mettre en série
toutes les expressions qui posent des problèmes d'interprétation
dans leur désignation des langues et partant dans la vision des
peuples qu'elles sous-tendent. Je pense à un passage de Joinville
dans sa Vie de saint Louis, qui selon les manuscrits parle de la
« corte langue » ou de la « torte langue », pour désigner la langue

4. Genève. 1979.
5. Sur cette expression et son interprétation, voir J.-Y. Tilliette, « Invention du récit :
la "Brutiade" de Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Britawùae, § 6-22) », Cahiers
de Civilisation médiévale 39, 1996, p. 217-233.
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d'oc6. Dans le Perceforest, Gadifer qu'Alexandre a fait roi d'Ecosse


constate qu'il ne comprend pas le langage des habitants de son
royaume, ce « grec estropié » qui a de plus évolué. Il essaie
d'interroger une jeune fille :
« mais oncques ne voulut respondre a chose qu'i luy demandast.
ainçois crioit après son père et sa mère en une manière de parler des-
congneu, car elle avoit la langue gregoise sy changée que envis Tentendoit
le roy et les chevaliers qui lez luy estoient » (Deuxième partie, t. I,
G. Roussineau éd. 7, § 11, p. 6).

De son côté, son frère, Perceforest qui erre inconnu dans son
royaume, après avoir perdu la raison en apprenant la mort
d'Alexandre, est trahi par sa langue. On reconnaît en lui le Grec.
Une femme l'interpelle ainsi :
« Dy hardiement. Il m'est advis, a ta langue fozonoise, que tu es des
gens du maleureux roy Percheforest » (Deuxième partie, 1. 1, § 406, p. 227),

ou encore :
« Sire varlet, il m'est advis, par vostre langue qui se trait sur le
fezonnois, que vous soyez au roy Percheforest » (ibid., § 413, p. 230).

De même, Pierre, l'apôtre, au moment de son reniement, est


trahi pas sa langue. On lit dans le Sermon sur la Passion que Jean
Courtecuisse prêche devant le roi, entre 1403 et 1408 — on ne peut
être plus précis :
« Environ une heure après vint a lui ung garçon, cousin de celui a
qui il avoit osté l'oreille, et lui dist : "Monstre ça ! Te veiz je pas ou jardin
avec celui la ?" — il ne le daignoit nommer par son nom — "Vraiment tu
en es ! La parolle t'accuse ; il appert bien que tu es de Galilée". »
Et Jean Courtecuisse de commenter :
« Tous parloient ebrieu, mais avoit entre eulz différence comme
entre françois et picart » (G. Hasenohr éd. 8, § 45, p. 66).

Les deux langues sacrées sont ramenées au rang de vernacu-


laire avec leurs variantes, leurs patois. Arnoul Gréban dans son

6. Voir la note de Jacques Monfrin au § 578 de son édition de la Vie de saint Louis,
Paris, 1995, p. 431, et le court article de C. Anatole et J.-Cl. Dinguirard, « Langue tortue =
langue d'oc », Lengas, 8, 1980, p. 67-69.
7. Genève, 1999.
8. Le Moyen français, 16, 1985. Ce sermon a été édité également par G. di Stefano,
L'œuvre oratoire française de Jean Courtecuisse, Turin, 1969, sermon XI : « Ο vos ». Le
passage se lit aux p. 373-374.
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Mystère de la Passion l) fait prononcer à Salmanasar, le cousin de


Malcus, la même remarque :
« Tu en es, ta langue t'acuse
et est la chose descelee
que tu es né en Gallillee ;
on te congnoist a la parolle »
(v. 19625-19628).
Dans le roman, Perceforest lui-même ayant recouvré la raison
déclare : « Sy ne porriez croire les hontes, les despitz et les vilonnies
que on m'a dictes sur le chemin pour ce que je parloie la langue
fezonnoise » (Id., § 419, p. 235). La langue fezonnoise, c'est-à-dire la
langue d'Éphèse. Tentative étrange d'imaginer un grec parlé dans
cette Grande-Bretagne encore en proie à ses géants et à ses
monstres, mais que ces héros grecs entreprennent de civiliser. Rôle
de civilisation qui mène au christianisme. Le culte du Dieu
Souverain, instauré par Perceforest, est, de ce point de vue, très
caractéristique.

Un alphabet à déchiffrer

Mais le grec, pour le Moyen Âge, c'est aussi et avant tout, une
langue écrite, une langue à l'alphabet étrange sur lequel on peut
méditer. L'invention de l'alphabet grec, comme de l'alphabet latin,
fascine et Jacques Legrand, à la suite d'Isidore de Séville et de
Vincent de Beauvais, par exemple, entreprend de la retracer en
français. Il donne le nom des inventeurs, selon le topos « Cil qui
premier trouva » et le nombre de lettres qui leur sont attribuées :
« Les grecques lectres trouvèrent jadis et premièrement les Phenis,
gens ainsi nommez comme tesmoigne Lucan le poète. Mais Cadmus filz
de Agenor, fut cellui le quel premièrement présenta .XVII. lectres
grecques, et un autre nommé Palamedes .III. y en adjousta. c'est assavoir
Ν Χ M, et puis après un chevalier dit Simonides y en adjousta autres III.,
c"est assavoir Y Ζ et une autre qui est nommée Thêta, qui est ainsi
figurée 0 » (Arc/uloge Sophie II, I, 3 p. 61).
Il précise de plus que l'alphabet grec comporte cinq lettres morales :
« La première si est Y dessus dit, le quel signifie la vie humaine. La
seconde lectre morale est Thêta ainsi fuguré 0, laquelle signifie la mort a
cause de la ligne qui passe par le milieu. Et de ce fait les juges de Grèce
anciennement mectoient la dicte lectre sur le nom de ceulx qu'ilz vou-

9. O. Jodogne éd., Bruxelles, 1965.


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loient condampner a mort. La tierce lectre morale est nommée Thau ainsi
figuré .T.. laquelle signifie le mistere de la passion, et de fait elle se
approuche aucunement a la figure d'une croix [...]. La 1111e lectre morale
est appelle Alpha, la quelle signifie Dieu qui est commencement de toute
chose. La .Ve. lectre morale ou mistique c"est .O. laquelle signifie Dieu qui
est en fin de toutes choses : et pour tant Dieux dit en VApocalipse : "Je
suis, dit il. Alpha et O" c'est assavoir commencement et fin de toute
créature » (ibid., p. 61-62).

Comparons ce que nous savons de l'histoire de l'alphabet grec


avec ce que nous en dit Jacques Legrand. Je prends appui sur
l'article d'Alphonse Dain dans le volume L'Écriture et la psychologie
des peuples du Centre international de Synthèse 1() qui écrit :

« II faut partir des vingt-deux signes de l'alphabet phénicien. Ces


vingt-deux signes nous donnent les lettres A à T. [...] A ces caractères, il
fallut ajouter les signes complémentaires au nombre de cinq : ce sont les
lettres qui suivent dans l'alphabet :
Y. Φ, Χ. Ψ, Ω. Il y a lieu de se demander si l'invention que la légende
prête à Cadmos ne serait pas précisément celle des signes
complémentaires » (p. 168).
/
Jacques Legrand, avec le Moyen Age, distingue non des signes
complémentaires, mais ce qu'il appelle des lettres morales. Les deux
listes ne se recoupent que partiellement mais la perception de cinq
lettres à part, pour des raisons différentes, est la même. Comment le
dessin de la lettre pour le Moyen Âge est-il le support possible d'une
moralisation ? Le upsilon, le Y est le signe même de notre destinée,
de notre pèlerinage sur terre. Jacques Legrand précise : Pytagoras
dit que « Y grec signifie la vie humaine, laquelle va tousjours en
amenuisant, comme fait la figure de Y grec, et ceste meisme sentence tes-
moingne Persius le poète » (p. 61). Certains textes, Lactance,
Isidore de Séville parlent du Y comme de la croisée des chemins,
certains médiévaux la désignent du nom de « carrefour de Pythagore ».
Ainsi Pétrarque dans un poème sur la mort de sa mère : « Tu nous
laisses épuisés au carrefour de Pythagore. » Pour le thêta,
l'interprétation, elle aussi, est simple. La lettre « signifie la mort a cause de la
ligne qui passe par le milieu » dit Legrand (p. 62). La ligne est à
comprendre comme une barre qui annule, qui raye un cercle, une totalité,
la vie. Le tau a la forme d'une croix mais auquel il manque la partie

10. A. Dain, « L'écriture grecque du vine siècle av. notre ère à la fin de la civilisation
byzantine », dans L'Écriture et la psychologie des peuples. Centre international de
Synthèse, XXI h semaine de Synthèse, Paris, 1963, p. 167-182.
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haute, au-dessus de la barre horizontale ".Certains textes imaginent


alors que la mention qu'a fait placer Pilate « Jésus de Nazareth, roi
des Juifs » a été mise là, parachevant la forme parfaite de la croix.
C'est la vision que donne la Passion narrative du xive siècle, dite
Passion Isabeau n. Elle est dédiée à Isabeau de Bavière :
« Pylate s'avisa de faire [mettre] a la croix de Nostre Seigneur une
pièce de bois [au] dessus du croison traversant pour y atachier ung
tableau là où il avoit "Jhesu Nazarenius Rex Judeor" : Jhesus de
Nazareth, roy des Juifs. Et fu ceste escripture en trois principaux langaiges
du monde, en latin, en grec et en hébreu, afin que tous ceulx qui
vendraient a la solemnité de Pasques au temple en Jherusalem la peussent et
seussent lire clerement » (p. 149).
Pour l'alpha et l'oméga, c'est leur place dans l'alphabet qui
entraîne leur moralisation.
Qu'en est-il des inventeurs et plus particulièrement des deux
principaux d'entre eux : Cadmus et Palamède ? L'histoire de
Cadmus est complexe, souvent citée au Moyen Âge pour l'un ou
l'autre de ses aspects ' \ Cadmus est celui qui tue le dragon, gardien
de la fontaine ou de la source du dieu Ares et qui sème les dents de
ce dragon dont naissent des chevaliers armés qui s'entretuent, sauf
cinq. C'est cette semence très particulière qui est lue comme
l'invention des lettres grecques. C'est à une telle interprétation que se
livre au xn° siècle Arnoul d'Orléans dans ses Allegoriae super
Ovidii Metamorphosim (III, 1) 14. Pour lui, les cinq soldats restants
sont les cinq voyelles. Arnoul parle de l'invention de l'alphabet grec,
mais raisonne en termes d'alphabet latin. Il donne un portrait
indirect de ce qu'est l'homme grec, un esprit subtil, à métis et une
idée de sa science de type agonistique, fondée sur l'échange
d'arguments. On peut se demander enfin si le fait de semer des dents n'est
pas une façon allégorique de désigner, avec l'invention de
l'alphabet, le passage de l'oral (la bouche que signifient les dents) à
l'écrit. L'idée des cinq lettres à part de l'alphabet grec est maintenue
mais déplacée. Arnoul dit, parlant des soldats : « Mais il en resta

11. Le signe a été commenté par Origène et saint Jérôme. Voir B. Spoerri, Der Tod
als Text und Signum. Der literarische Todesdiskurs in geistlich-didaktischen Texten des Mit-
telalters, Berne-Berlin-Francfort-sur-le-Main, 1999.
12. Ε. Ε. DuBruck éd.. New York-Berne. 1990.
13. Voir notre étude « Cadmus ou Carmenta : Réflexion sur le concept d'invention
à la fin du Moyen Âge ». dans Wluit is Literature ? 1 100-1600, F. Cornilliat, U. Langer et
D. Kelly éd., Lexington, Kentucky, 1993, p. 21 1-230.
14. Ce passage des Allegoriae sur Cadmus est donné en traduction par Paule
Demats dans Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, 1973.
p. 192.
154 J. CERQUIGLINI-TOULET

cinq, avec l'aide desquels Cadmus fonda sa cité ; c'est-à-dire que


restèrent les cinq voyelles, sans lesquelles toute élocution est
impossible et qui sont le fondement de toute doctrine. »
Pour ce qui est de Palamède, la légende le fait l'inventeur de
quelques lettres — leur nombre varie selon les auteurs — dont le Y.
Il en aurait eu l'idée en regardant un vol de grues. On trouve cette
remarque dans les Fables de Hygin, appliquée à Mercure
(Fable 277). Comment interpréter cette association ? La proximité
de grue et grec, en latin : gruum-graecum, et en français : grue-grieu,
dans la prononciation et la graphie, est une piste. La paronomase
joue sans doute un rôle dans le choix de cet oiseau plutôt qu'un
autre. Mais plus profondément, cette rêverie qui lie l'invention des
lettres aux volutes d'un vol d'oiseau dit que celle-ci est un
déchiffrage du monde que l'alphabet rechiffre d'une autre manière.
L'alphabet est un microcosme. Il est significatif que Charles Nodier
dans son Dictionnaire des onomatopées 15 consacre un article au mot
grue et rapporte cette légende :
«... les philologues et les grammairiens pensent que, si certains
poètes ont appelé cet oiseau l'oiseau de Palamède, cela vient de ce
qu'outre l'ordre de bataille et le mot du guet, Palamède en avait appris
quatre lettres grecques » (p. 164).
Chez Dante, au chant XVIII du Paradis (v. 73-78), c'est le vol
des anges qui dessine des lettres : D, I, L, premières lettres du
premier verset du Livre de Sapience : « Diligite justitiam... »

Beauté de la lettre obscure

Cette origine rêvée de la lettre grecque dans les formes


mouvantes d'un vol d'oiseau met en valeur la beauté graphique de ces
signes 16, leur valeur d'augures, de signes à interpréter 17. Le Moyen

15. Charles Nodier, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, précédé de


La nature dans la voix par Henri Meschonnic, Mauvezin, 1984.
16. Sur la beauté graphique de la lettre au Moyen Âge en général et sur les rêveries
qu'elle suscite, voir Michel Zink, Le Moyen Âge à la lettre. Un abécédaire médiéval, Paris,
2004.
17. L'interprétation des lettres grecques a une longue histoire. M. le professeur
Gilbert Dagron, dans la discussion qui a suivi cette communication a bien voulu me
signaler le texte publié en 1900-1901 par A. Hebbelynck sur le Mystère des lettres
grecques. Il s'agit d'une explication symbolique des lettres de l'alphabet grec, d'après leur
forme, leur valeur numérique, l'alternance des voyelles et des consonnes, et le sens des
lettres syriaques ou hébraïques censées leur correspondre. M. Dagron a eu la générosité
IMAGINAIRE DU GREC AU MOYEN AGE 155

Âge cultive ces deux aspects dans son rapport à la lettre grecque.
Elle est un motif décoratif. On la trouve sur des tissus, des
pavements. C'est ce qui apparaît, entre autres textes, très nombreux, dans
le Livre du Cuer d'amours espris de René d'Anjou 18. Le narrateur
décrit la salle du dieu d'Amours :
« Et tout premier ladicte salle estoit pavée de carreaulx de tou-
passes. d'amerauldes, rubiz et de saphirs, d'euvre de musayque a fleurs et
personnaiges, a grans lectres ou grecques ou morisques » (p. 436).
De même dans le Livre du Faulcon l9 de la fin du xve siècle, le
Faulconnier confectionne « subtillement » un leurre d'orfèvrerie
« très curieux et singulier qui pendoit à ung bel las de soye, brodé
mignonnement de fil d'or de Cypre et semé, d'un costé et d'autre,
de lectres grecques et romaines » (p. 282). La lettre peut joindre à sa
valeur décorative une fonction d'identification du personnage qui
la porte. La tradition est ancienne. Telle est la robe de Philosophie
chez Boèce. Dans la Complainte de Grèce de Jean Molinet 20, c'est
Grèce qui porte, brodés sur sa manche « les sept ars liberaulx [...]
escripz de lettres grecques ». Florie mémoire, dans les Douze dames
de rhétorique1^ du manuscrit de Munich est représentée avec une
robe semée de lettres « grécisantes », selon la juste expression de
l'éditeur, dans la miniature qui accompagne le texte. Motif
décoratif, la lettre grecque ou le mot grec est aussi à interpréter. Le grec
est la langue des Sibylles. Ainsi de la Sibylle qui accompagne
Christine de Pizan dans Le Chemin de longue étude11 qui dit à la
narratrice : « Saches que quant si hault parlay, / En lengue grigoise
appellay » (v. 1635-1636). Christine avait déjà noté : « Puis de moult
haulte voix hucha, / Mais je ne sçay quel nom nomma / Car en
langage grec clama » (v. 1574-1576). Le grec est aussi la langue dans
laquelle on parle des Sibylles. Guillaume de Machaut, évoquant les

de plus de mettre à ma disposition le résumé paru dans L'Annuaire de l'École pratique


des Hautes Études, Ve section, t. 88, 1979-1980, p. 385-386, du séminaire de Joseph Para-
melle (chaire de christianisme byzantin) consacré à cette question. Je le remercie très
vivement.
18. F. Bouchet éd., Paris, 2003.
19. Dans Recueil de Poésies françoises des xv et XVIe siècles, A. de Montaiglon et
J. de Rothschild éd., t. XII, Paris, 1877.
20. Jean Molinet, Les faictz et dictz, N. Dupire éd., 1. 1, Paris, 1936, p. 10, 1. 42-43.
21. George Chastelain, Jean Robertet, Jean de Montferrant, Les douze dames de
rhétorique, D. Cowling éd., Genève, 2002. La miniature est reproduite dans l'édition,
illustration n° 10.
22. A. Tarnowski éd., Paris, 2000.
156 J. CERQUIGLINI-TOULET

noces de Thétis et de Pelée dans La Fontaine amoureuse 23 signale


que la table des noces
«... estoit d'or fin esmaillie
Car les ymages et la vie
Y estoient des dis Sebilles

Et si ot de lettres grijoises
Se nobles furent ou bourgeoises »
(v. 1717-1719 et 1725-1727).
Le grec est la langue de la sagesse et des mystères. Pour un
homme du Moyen Âge, le latin, même s'il ne le comprend pas, est
une langue familière. Une expression en témoigne : les oiseaux
parlent « en leur latin ». Je n'ai encore jamais rencontré de formules
du types les oiseaux parlent « en leur grec ». Le grec est la langue de
la grammaire et des grimoires. La lettre grecque, le mot grec restent
obscurs. Ils ne se dissolvent pas dans la lecture. Ils sont des
caractères, des chiffres. Le Moyen Âge propose à l'infini des
commentaires de ces caractères. Ainsi Macé de la Charité, dans sa Bible 24 à
propos du iota :
« Iotha en grec, si con je lis.
Est une letre qui vaut dis.
Et diz sont par conte, ce voy.
Li conmandemant de la loy.
Qui fet iotha estuet qu'il mete
Par desus lui une clinchete
Et ce est li apers senz dote
Qui les menuz conmanz nous note. »
Le iota grec est à lire comme une lettre et comme un chiffre : dix. Il
est à interpréter dans la forme même de son graphisme. Allégori-
quement, il désigne les dix commandements et par la « clinchete »
que l'on peut rajouter sur lui — le point sur le i — , les « petits »
commandements. La lettre grecque encode le monde et la loi.
Le rapport du Moyen Âge vernaculaire avec le grec est
ambigu, paradoxal. La littérature française médiévale imagine un
grec parlé en Occident, en Grande-Bretagne, mais un grec que
même un Grec ne comprend plus. Il rêve d'un alphabet grec,
toujours perfectible, toujours interprétable et qu'une femme
finalement transporte de Grèce à Rome et transforme. On passe de

23. J. Cerquiglini-Toulet éd., Paris, 1993.


24. Éd. sous la direction de J. R. Smeets. 7 vol., Leyde, 1967-1982. L'exemple est cité
par le dictionnaire de Frédéric Godefroy sous le vocable clinchette « point sur le i ».
IMAGINAIRE DU GREC AU MOYEN AGE 157

Cadmus à Carmenta, de l'alphabet grec à l'alphabet latin, du


modèle agricole, germinatif de la semence et de récriture comme
sillon — c'est le modèle masculin de Cadmus —, au modèle féminin
de la voix qui fait advenir — c'est le modèle de Carmenta dont le
nom dit le chant. Le Moyen Âge français a été fasciné par la langue
grecque et sa littérature, même si l'attitude de Pétrarque, dans son
ambiguïté, peut lui servir d'emblème. Ce dernier, dans une lettre à
Boccace25, parle de la traduction qu'il possède d'Homère, en latin,
traduction qu'il doit à Léonce Pilate. Il écrit :
« Car j'ai toujours été amoureux de cette traduction en particulier et
de la littérature grecque en général, et. si la fortune n'eût envié mes
commencements par la mort fâcheuse de mon excellent maître2'1, je serais
peut-être aujourd'hui quelque chose de plus qu'un Grec qui en est à
l'alphabet. »
Le Moyen Âge français en est resté à l'alphabet et a rêvé son
grec dans les plus belles arabesques de forme et de sens.

Jacqueline Cerquiglini-Toulet

25. Lettres de François Pétrarque à Jean Boccace, traduites du latin pour la première
fois par Victor Develay, Paris, 1891, Lettre XI (Lettres diverses 25), p. 57.
26. Il désigne par là Barlaham, évêque de Gérace.

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