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Cerquiglini-Toulet Jacqueline. L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge. In: La Grèce antique sous le regard du Moyen
Âge occidental. Actes du 15ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 8 & 9 octobre 2004. Paris : Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 2005. pp. 147-157. (Cahiers de la Villa Kérylos, 16);
https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_2005_act_16_1_1110
de langages communs aux clers, c'est assavoir hebrieu, grec et latin. Par les
quelz langages gens de diverses contrées peuent parler et converser
ensemble » (II, 1, p. 58).
Sur une base commune : « II y a trois langues sacrées », ces textes
livrent une vision différente du grec. Pour Isidore de Séville, il
permet une meilleure connaissance des Écritures : « en raison de
l'obscurité des Saintes Écritures la connaissance de ces trois langues
est indispensable, afin de recourir à une autre, quand le texte dans
une langue apportera quelque hésitation sur un mot ou une
expression » (IX, 1,3). Philologie comparée, pour ainsi dire. Pour
Brunet Latin, il est la langue d'un peuple à la géographie et à la
physiologie particulières. Pour Jacques Legrand, il est une grammaire,
langue des clercs et des savants. Le texte d'Isidore ajoutait une
remarque qui fera fortune dans toutes les évocations de la Passion
au Moyen Âge, qu'elles soient narratives ou théâtrales : « C'est en
effet dans ces trois langues que fut écrit par Pilate sur la croix du
Seigneur le motif de sa condamnation. » C'est par là-même la
justification du latin comme langue sacrée qui ne tient pas à son rapport
direct avec la rédaction des Écritures mais à sa proximité de l'acte
essentiel de la Rédemption, le mystère de la croix.
Dans ce triptyque, quel est le statut particulier du grec ?
Isidore analyse ses qualités musicales : « La langue grecque passe
pour plus brillante (clarior) que toutes les autres parlées par les
nations. Elle est plus musicale (sonantior) que le latin et toutes les
langues. Dans sa diversité on distingue cinq rameaux » qu'Isidore
énumère (IX, 1, 4). On retrouve une mention très rapide des cinq
rameaux chez Brunet Latin dans une évocation de la géographie de
la Grèce : « A ce puet on entendre qu'en Greze a .VIII. païs ; [...].
Et si a en Greze .V. diversités de langages » (1, 123, 16, p. 117). Mais
s'il énumère bien les diverses contrées grecques, à la différence
d'Isidore de Séville, il ne le fait pas pour les langues. Jacques
Legrand suit Isidore :
« Après tu dois savoir que les Grecs ont .V. paires de langages, des
quelx le premier est commun, et est appeliez mixte ; le secont est appelez
attique, et de cellui usent les docteurs de Grèce. Le tiers est appelle
dorique et d'icellui usent les Suriens et les Egipciens. [...] Le .IlIIe.
langage grec est appelle jonique, et le .Ve. colique, lesquelx langages sont
de petit usage » (Archiloge Sophie II, 1, 3, p. 62-63).
Ce qui intéresse les médiévaux dans le grec est son ancienneté
et par là son rapport avec les origines, et son obscurité, liée à l'usage
d'un alphabet différent de l'alphabet latin. Le grec est entouré
d'une aura de mystère. Il est senti comme la langue de la divination,
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des présages, signe d'un temps non chrétien mais qui est malgré tout
au début d'une filiation.
4. Genève. 1979.
5. Sur cette expression et son interprétation, voir J.-Y. Tilliette, « Invention du récit :
la "Brutiade" de Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Britawùae, § 6-22) », Cahiers
de Civilisation médiévale 39, 1996, p. 217-233.
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De son côté, son frère, Perceforest qui erre inconnu dans son
royaume, après avoir perdu la raison en apprenant la mort
d'Alexandre, est trahi par sa langue. On reconnaît en lui le Grec.
Une femme l'interpelle ainsi :
« Dy hardiement. Il m'est advis, a ta langue fozonoise, que tu es des
gens du maleureux roy Percheforest » (Deuxième partie, 1. 1, § 406, p. 227),
ou encore :
« Sire varlet, il m'est advis, par vostre langue qui se trait sur le
fezonnois, que vous soyez au roy Percheforest » (ibid., § 413, p. 230).
6. Voir la note de Jacques Monfrin au § 578 de son édition de la Vie de saint Louis,
Paris, 1995, p. 431, et le court article de C. Anatole et J.-Cl. Dinguirard, « Langue tortue =
langue d'oc », Lengas, 8, 1980, p. 67-69.
7. Genève, 1999.
8. Le Moyen français, 16, 1985. Ce sermon a été édité également par G. di Stefano,
L'œuvre oratoire française de Jean Courtecuisse, Turin, 1969, sermon XI : « Ο vos ». Le
passage se lit aux p. 373-374.
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Un alphabet à déchiffrer
Mais le grec, pour le Moyen Âge, c'est aussi et avant tout, une
langue écrite, une langue à l'alphabet étrange sur lequel on peut
méditer. L'invention de l'alphabet grec, comme de l'alphabet latin,
fascine et Jacques Legrand, à la suite d'Isidore de Séville et de
Vincent de Beauvais, par exemple, entreprend de la retracer en
français. Il donne le nom des inventeurs, selon le topos « Cil qui
premier trouva » et le nombre de lettres qui leur sont attribuées :
« Les grecques lectres trouvèrent jadis et premièrement les Phenis,
gens ainsi nommez comme tesmoigne Lucan le poète. Mais Cadmus filz
de Agenor, fut cellui le quel premièrement présenta .XVII. lectres
grecques, et un autre nommé Palamedes .III. y en adjousta. c'est assavoir
Ν Χ M, et puis après un chevalier dit Simonides y en adjousta autres III.,
c"est assavoir Y Ζ et une autre qui est nommée Thêta, qui est ainsi
figurée 0 » (Arc/uloge Sophie II, I, 3 p. 61).
Il précise de plus que l'alphabet grec comporte cinq lettres morales :
« La première si est Y dessus dit, le quel signifie la vie humaine. La
seconde lectre morale est Thêta ainsi fuguré 0, laquelle signifie la mort a
cause de la ligne qui passe par le milieu. Et de ce fait les juges de Grèce
anciennement mectoient la dicte lectre sur le nom de ceulx qu'ilz vou-
loient condampner a mort. La tierce lectre morale est nommée Thau ainsi
figuré .T.. laquelle signifie le mistere de la passion, et de fait elle se
approuche aucunement a la figure d'une croix [...]. La 1111e lectre morale
est appelle Alpha, la quelle signifie Dieu qui est commencement de toute
chose. La .Ve. lectre morale ou mistique c"est .O. laquelle signifie Dieu qui
est en fin de toutes choses : et pour tant Dieux dit en VApocalipse : "Je
suis, dit il. Alpha et O" c'est assavoir commencement et fin de toute
créature » (ibid., p. 61-62).
10. A. Dain, « L'écriture grecque du vine siècle av. notre ère à la fin de la civilisation
byzantine », dans L'Écriture et la psychologie des peuples. Centre international de
Synthèse, XXI h semaine de Synthèse, Paris, 1963, p. 167-182.
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11. Le signe a été commenté par Origène et saint Jérôme. Voir B. Spoerri, Der Tod
als Text und Signum. Der literarische Todesdiskurs in geistlich-didaktischen Texten des Mit-
telalters, Berne-Berlin-Francfort-sur-le-Main, 1999.
12. Ε. Ε. DuBruck éd.. New York-Berne. 1990.
13. Voir notre étude « Cadmus ou Carmenta : Réflexion sur le concept d'invention
à la fin du Moyen Âge ». dans Wluit is Literature ? 1 100-1600, F. Cornilliat, U. Langer et
D. Kelly éd., Lexington, Kentucky, 1993, p. 21 1-230.
14. Ce passage des Allegoriae sur Cadmus est donné en traduction par Paule
Demats dans Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, 1973.
p. 192.
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Âge cultive ces deux aspects dans son rapport à la lettre grecque.
Elle est un motif décoratif. On la trouve sur des tissus, des
pavements. C'est ce qui apparaît, entre autres textes, très nombreux, dans
le Livre du Cuer d'amours espris de René d'Anjou 18. Le narrateur
décrit la salle du dieu d'Amours :
« Et tout premier ladicte salle estoit pavée de carreaulx de tou-
passes. d'amerauldes, rubiz et de saphirs, d'euvre de musayque a fleurs et
personnaiges, a grans lectres ou grecques ou morisques » (p. 436).
De même dans le Livre du Faulcon l9 de la fin du xve siècle, le
Faulconnier confectionne « subtillement » un leurre d'orfèvrerie
« très curieux et singulier qui pendoit à ung bel las de soye, brodé
mignonnement de fil d'or de Cypre et semé, d'un costé et d'autre,
de lectres grecques et romaines » (p. 282). La lettre peut joindre à sa
valeur décorative une fonction d'identification du personnage qui
la porte. La tradition est ancienne. Telle est la robe de Philosophie
chez Boèce. Dans la Complainte de Grèce de Jean Molinet 20, c'est
Grèce qui porte, brodés sur sa manche « les sept ars liberaulx [...]
escripz de lettres grecques ». Florie mémoire, dans les Douze dames
de rhétorique1^ du manuscrit de Munich est représentée avec une
robe semée de lettres « grécisantes », selon la juste expression de
l'éditeur, dans la miniature qui accompagne le texte. Motif
décoratif, la lettre grecque ou le mot grec est aussi à interpréter. Le grec
est la langue des Sibylles. Ainsi de la Sibylle qui accompagne
Christine de Pizan dans Le Chemin de longue étude11 qui dit à la
narratrice : « Saches que quant si hault parlay, / En lengue grigoise
appellay » (v. 1635-1636). Christine avait déjà noté : « Puis de moult
haulte voix hucha, / Mais je ne sçay quel nom nomma / Car en
langage grec clama » (v. 1574-1576). Le grec est aussi la langue dans
laquelle on parle des Sibylles. Guillaume de Machaut, évoquant les
Et si ot de lettres grijoises
Se nobles furent ou bourgeoises »
(v. 1717-1719 et 1725-1727).
Le grec est la langue de la sagesse et des mystères. Pour un
homme du Moyen Âge, le latin, même s'il ne le comprend pas, est
une langue familière. Une expression en témoigne : les oiseaux
parlent « en leur latin ». Je n'ai encore jamais rencontré de formules
du types les oiseaux parlent « en leur grec ». Le grec est la langue de
la grammaire et des grimoires. La lettre grecque, le mot grec restent
obscurs. Ils ne se dissolvent pas dans la lecture. Ils sont des
caractères, des chiffres. Le Moyen Âge propose à l'infini des
commentaires de ces caractères. Ainsi Macé de la Charité, dans sa Bible 24 à
propos du iota :
« Iotha en grec, si con je lis.
Est une letre qui vaut dis.
Et diz sont par conte, ce voy.
Li conmandemant de la loy.
Qui fet iotha estuet qu'il mete
Par desus lui une clinchete
Et ce est li apers senz dote
Qui les menuz conmanz nous note. »
Le iota grec est à lire comme une lettre et comme un chiffre : dix. Il
est à interpréter dans la forme même de son graphisme. Allégori-
quement, il désigne les dix commandements et par la « clinchete »
que l'on peut rajouter sur lui — le point sur le i — , les « petits »
commandements. La lettre grecque encode le monde et la loi.
Le rapport du Moyen Âge vernaculaire avec le grec est
ambigu, paradoxal. La littérature française médiévale imagine un
grec parlé en Occident, en Grande-Bretagne, mais un grec que
même un Grec ne comprend plus. Il rêve d'un alphabet grec,
toujours perfectible, toujours interprétable et qu'une femme
finalement transporte de Grèce à Rome et transforme. On passe de
Jacqueline Cerquiglini-Toulet
25. Lettres de François Pétrarque à Jean Boccace, traduites du latin pour la première
fois par Victor Develay, Paris, 1891, Lettre XI (Lettres diverses 25), p. 57.
26. Il désigne par là Barlaham, évêque de Gérace.