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Virginie Troit
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 20/01/2021 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22)
ISSN 0302-3052
ISBN 9782804188542
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2014-1-page-119.htm
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crises, en témoignant aux côtés des secouristes internationaux, agissant pour le
compte d’organisation non gouvernementales (ONG), d’États et d’institutions.
Au-delà des médias d’information, les citoyens sont quotidiennement sollicités
par les images produites, diffusées ou financées par les acteurs de l’aide :
courriers d’appel aux dons, expositions2, campagnes d’affichage,
documentaires3 ou livres. L’image du Nord qui secourt le Sud s’impose sur les
écrans, dans les conversations et les imaginaires. Elle amène la population du
Nord à agir par une action qui se compte en millions d’euros dans le cas d’Haïti
(2010) ou du tsunami en Asie (2004)4, et en millier de volontaires qui partent
chaque année “sur le terrain” avec les ONG. Photos de guerre, photos
humanitaires, photos publicitaires, ces images de la « souffrance à distance »
(Boltanski, 2007), parce qu’elles dérangent, indignent, culpabilisent ou plus
simplement sensibilisent, interrogent sans pour autant participer à la réflexion.
Et pourtant les images changent et se multiplient. Représentations, contextes,
réactions se renversent entre Sud et Nord depuis 2010 et annoncent une
nouvelle ère visuelle humanitaire. Il est urgent que les images participent à la
réflexion sur le régime de l’aide, que ce soit sur son fonctionnement, ses
mutations et ses perspectives.
1
Secrétaire générale, Fonds Croix-Rouge française. virginie.troit@yahoo.fr. Ce travail a été
réalisé avant la prise de poste, néanmoins ses conclusions sont en phase avec la proposition
du Fonds.
2
Au World Forum for the Millenium Development Goals « Convergences 2012 » à Paris, les
participants étaient invités à deux expositions photos.
3
Par exemple, le documentaire La soif du monde de Yann Arthus Bertrand, diffusée en 2012
et en partie financé par l’Agence française de développement (AFD). La fiction
cinématographique Kinshasa kids diffusée en 2013 est soutenue par Action contre la faim.
4
Selon le site asie.croix-rouge.fr, 13,5 milliards de dollars ont été reçus au niveau mondial
pour le tsunami. “En France, la Croix-Rouge était la première organisation à bénéficier d’un
élan de générosité totalisant 113 millions d’euros de dons”.
Le sujet des images en lien avec les crises humanitaires n’est pas nouveau. Ce
sujet est abondamment traité5 dans les analyses qui portent sur les
représentations et le discours humanitaires, les relations ONG-médias, ou
l’interaction entre le spectacle de la souffrance ailleurs, le public occidental et la
politique. Cette perspective reste cependant limitée aux ONG humanitaires et
au photojournalisme, et occulte une grande partie du régime de l’aide, comme
les agences bilatérales ou les ONG de développement. Que l’image ne soit ni
évoquée, ni invoquée lors des débats critiques qui touchent le régime de l’aide
dans son ensemble nous interroge. Ce vide d’images indicielles surprend
d’autant plus que ses usages se diversifient dans un contexte de développement
des stratégies de communication de l’ensemble des acteurs, qu’ils soient ONG,
agences bilatérales, villes, fondations et entreprises depuis les années 2000.
Dans cet article, fruit, d’une part, d’une recherche universitaire en sciences
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politiques et, d’autre part, d’expériences professionnelles au sein de différents
acteurs de l’aide6, l’auteure propose de retracer la place des usages de l’image
dans le système d’aide. Il s’agit, à travers une périodisation de la relation image-
aide, dans un premier temps de questionner les processus historiques et
sociologiques des « cadrages » effectués progressivement par les acteurs de
l’aide. Puis de mieux comprendre les origines et les conséquences du choix fait
d’attribuer à l’image des fonctions communicationnelles alors que des
alternatives étaient possibles (sociologie visuelle, photographie participative,
évaluations), et, enfin, de souligner combien, à l’ère numérique, le succès de
l’image « humanitaire » a incité la sphère de l’aide, mue par des intérêts
institutionnels (notoriété, survie financière, indépendance, puissance douce (soft-
power7) peu en rapport avec ses objectifs premiers, à produire des images
normées, quitte à en sacrifier le sens.
Quatre périodes clefs s’articulant autour de points de rupture bien identifiés
dans l’histoire de l’aide (crise du Biafra, famine au Sahel, Objectifs du Millénaire
pour le développement, tremblement de terre à Haïti) seront identifiées
5
Nous pensons notamment aux analyses de Rony Brauman, Christiane Vollaire, Philippe
Mesnard, Luc Boltansky, Patrick Dauvin, Susan Sontag.
6
L’auteure a une expérience de plus de quinze ans en tant que bénévole, chargée de mission
et chef de service pour des ONG locales (Inde), des ONG internationales (Handicap
International, Médecins sans frontières (MSF)), des bailleurs publics (Agence française de
développement) et, plus récemment, pour le Fonds Croix-Rouge.
7
Notion développée par Joseph Nye dans les années 1990.
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collecte de fonds pour le Comité catholique contre la faim (CCF)9. Ces objectifs
créent à partir des années 1960 une tension entre réalité et cadrage, entre
représentation et intention.
8
Fondée en 1941, la Caisse centrale de la France libre fut successivement transformée en
Caisse centrale de la France d’outre-mer (1944), Caisse centrale de coopération
économique (1958), Caisse française de développement (1992) et Agence française de
développement (1998).
9
Le CCF devient, en 1966, le Comité catholique contre la faim et pour le développement.
10
Entretien avec François Pacquemant, chargé de mission Histoire et réflexion stratégique,
AFD, mars 2012.
centré sur les projets, qui reste stable pendant trois décennies. Les projets
agricoles, industriels, urbains et immobiliers forment le sujet principal mais sont
déconnectés de leur environnement social. L’Afrique de l’Ouest est la zone la
plus photographiée, sans que l’on puisse différencier les pays. Le parti est pris
de documenter, a posteriori, des changements intervenus dans les pays
d’opérations grâce aux dons et aux prêts de l’aide publique au développement
(APD). Cette collection bénéficie cependant d’un regard local avec des
commandes passées presque exclusivement à des laboratoires de proximité, à
l’instar d’un photographe envoyé sur place. Pourquoi ces photographes, au-delà
de la commande et du registre « industriel »11, n’imposent-ils pas une diversité
de points de vue et une fonction autre à la photographie ?
En réalité, la majorité des studios sélectionnés sont tenus à cette époque par
quelques photographes français. Si les décisions de cadrage s’effectuent sous
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« l’influence des croyances et intentions du photographe » (Benosky, 2010) on
peut alors comprendre le cadrage co-construit entre photographes français et
quelques dirigeants au siège de l’AFD. La rupture avec l’imagerie coloniale
exotique est évidente, mais ces représentations d’une croissance « importée »
effacent les spécificités locales et occultent les possibilités que pouvait offrir la
photographie. La déconnexion structurelle entre le ministère de la Coopération,
très prolifique sur le plan iconographique, et la Caisse contribuera, par ailleurs,
à limiter cette dernière à une vision plus technocratique du développement. Les
images, telles qu’elles sont cadrées sur des symboles de croissance et des
évènements (visites officielles, inauguration, sommets), objectivent néanmoins
une notion et le champ professionnel qui lui est attaché. Au travers des images
transparaît plus la volonté de démontrer le succès de l’application homogène de
la théorie développementaliste, dominante dans la structuration du régime de
l’aide entre 1950 et 1970, que de réaliser des enquêtes sociologiques ou des
évaluations des projets. C’est un regard de conviction, positif et sans retour
critique qui s’inscrit dans une représentation ambiguë d’une relation d’aide et de
domination. Ce regard a pu être imposé ou approprié par les dirigeants des pays
aidés, comme cela a pu être le cas en Côte d’Ivoire à travers les photos de L.
Normand, portraitiste du président H. Boigny et photographe pour l’AFD.
11
La photo industrielle est un registre spécifique ciblant les lieux, les machines et les gestes
autour de la production industrielle et faisant l’objet d’une commande.
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Cependant, les images reproduites dans le livre sont issues d’usages qui visent
plusieurs objectifs : mettre en scène des pratiques mises en œuvre par les
partenaires du Sud (et divergentes de celles de l’APD), séduire des donateurs
(principalement chrétiens) au Nord et mobiliser des militants contre les effets
pervers d’un système néolibéral générateur d’inégalités au Sud. La photo est-elle
capable, sur différents supports et associée à différents messages, de véhiculer
cette vision alternative, au-delà des stéréotypes ? La campagne « Le Sud mérite
mieux que nos clichés », traduira en 2010 cette recherche sur les fonctions de
l’image et ses limites au sein du dispositif de l’aide.
Gilbert Rist qualifie le développement de « croyance occidentale » en tant
qu’« élément de religion moderne » (Rist, 2005, 40). Il remet en cause son
existence, non comme terme mais comme réalité. « Et pourtant, le
développement existe, d’une certaine manière, à travers les actions qu’il
légitime ». Dans ce sens, les usages de l’image et leur construction jouent un
rôle essentiel. L’essor de l’humanitaire moderne à partir des années 1970 pose
alors la question d’un « échec » du champ du développement dans sa dimension
visuelle auprès du grand public.
12
Entretien avec Yann-Patrick Bazire, directeur du projet du livre, CCFD, juin 2012.
13
D’après les termes de James Kingdon.
apparaissent fin des années 1940, ouvrent un nouveau dialogue visuel sur les
guerres et les souffrances. La crise du Biafra constitue le premier point de
rupture dans la relation des acteurs de l’aide à l’image depuis les années 1950. Si
la guerre du Vietnam marque une étape décisive pour les photojournalistes14, en
démontrant qu’une image, « dépatriotisée », peut changer la face des conflits :
c’est fort de ces convictions et pratiquement au même moment, que la
rencontre journalistes-humanitaires a lieu au Biafra. Il s’y noue, dans l’action de
terrain, un lien presque idéologique entre ces nouveaux acteurs de l’urgence et
les photoreporters (souvent « en première ligne »).. Le photographe Gilles
Caron part deux fois au Biafra en 1968 et rencontrera un des fondateurs de
MSF, Bernard Kouchner. Alors que Gilles Caron réinvente la façon « de
photographier les guerres modernes » en traitant « d’égal à égal la victime et le
combattant »15, une poignée d’hommes réinventent l’humanitaire. « Pour la
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première fois, les images d’enfants squelettiques ont envahi presque en temps
réel, les écrans des postes de télévision » (Backman, 1996, 63). La photo de
guerre mets en résonnance les atrocités du Biafra avec celle des camps nazis, en
exportant la souffrance dans les pays en voie de développement et en lui
donnant un nouveau visage. Les images se posent désormais comme élément
fondateur d’un nouveau type d’intervention et d’ONG, avec la création de
Médecins sans frontières en 1971.
Cette consubstantialité de l’image et de l’intervention humanitaire est marquée
néanmoins par un paradoxe. Elle n’a été rendue possible que par l’accès aux
médias, largement favorisé par le gouvernement français, soutenant la sécession
biafraise16. L’apparition du trio « médecin-victime-reporter »17, s’inscrit donc
dans les eaux troubles des intérêts de la guerre au cœur d’une stratégie de survie
postcoloniale et au nom d’une neutralité d’action qui enfreint la loi de neutralité
du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). La victime est désormais
« tiers-mondisée », elle devient « allégorie d’une souffrance »18 que l’humanitaire
moderne peut, en intimité avec toute la planète, alléger selon des principes
médicaux universels.
« L’humanitaire, c’est le geste » nous dit Rony Brauman. « Pour toute la partie la
plus immédiatement accessible : l’infirmière qui nourrit un enfant affamé ou le
chirurgien qui opère un blessé, il y a une sorte de signification sphérique,
immédiatement accessible, du bien à l’état brut. Les autres formes d’aide
14
Freund (1974, 163) explique que la censure, très présente pendant la Seconde Guerre
mondiale, s’efface aux Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam, dénoncée en premier par
des photographes étrangers bouleversés.
15
Extrait d’interview de Michel Poivert, historien de la photographie et professeur à
l’Université Panthéon-Sorbonne sur radio France internationale (RFI) (2011).
16
Anne Vallaeys décrypte ce « génocide médiatique » dans la biographie de MSF (Vallaeys,
2006)
17
Selon le terme de Rony Brauman « victime, secouriste, journaliste » modifié.
18
Selon le terme d’André Gunthert, historien des cultures visuelles, professeur à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS).
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interventions d’urgence à grande échelle nécessitent la mobilisation du grand
public et un appel sans précédent à sa générosité pour financer les opérations.
Aux dynamiques de témoignage succèdent les logiques de croissance. Les
publicitaires « sociaux » commencent à initier des partenariats pour aider les
ONG à construire un lexique humanitaire universel. Les stratégies de
communication et de collecte de fonds s’élaborent sur des représentations
« coproduites » (Brauman, Backmann, 1996) et maintenues par les ONG et les
médias : celle d’une douleur exportée affectant des victimes préalablement
identifiées et secourues par des soignants/héros. Ces représentations et ces
figures resteront très stables jusqu’à aujourd’hui. « Ici, l’humanité est réduite par
l’abondance d’images qui couvrent le réel » explique Philippe Mesnard (2002,
51) en parlant de « la victime-écran. » Une réduction qui « relève de la
justification humanitaire ». Le paradoxe fondateur de la relation image-
humanitaire au cœur des jeux d’intérêts se double progressivement d’une
ambiguïté, celle de la frontière ténue entre communication et information.
Cette frontière montre ses limites et ses effets pervers dès la fin des années
1980. En 1986, la crise éthiopienne devient, à travers les déportations de
populations effectuées sous la présidence Mengistu, emblématique d’une
instrumentalisation de l’aide et de ses images, alors que la génération We Are the
World20 porte les mécanismes d’appropriation de l’image du bien par le Charité-
Business à son apogée21.
19
Entretien avec Rony Brauman, médecin, professeur et ancien président de MSF, réalisé en
juin 2012.
20
En référence au titre, un des plus vendu, au monde, de Mickael Jackson et Lionel Richie,
enregistré en 1985 pour combattre la famine en Éthiopie, mais aussi au concert Live Aid
organisé par Bob Geldof en 1984, emblèmatique de l’apogée de la relation monde du
spectacle/causes humanitaires. La méthode est reprise en France avec le titre SOS pour
l’Éthiopie, qui marquera toute une génération des 10-20 ans, en outre sensibilisée par les
collectes et les mobilisations d’« Action Écoles ».
21
Le charité-business désigne les pratiques qui tendent à copier, ou à intégrer, les méthodes
du monde marchand ou du monde du spectacle pour la défense d’une cause.
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de multiplication des interactions, d’appropriation et de normalisation, évoluent
de manière de plus en plus homogène. En démontrant son efficacité, le
discours humanitaire initie des mutations profondes et des effets de levier dans
le dispositif de l’aide au développement. Les bailleurs, les médias, les ONG, les
États et les donateurs attribuent à l’aide d’urgence une place de plus en plus
prépondérante au détriment de l’aide au développement. Pourquoi cette place
croissante de l’urgence, voire disproportionnée, en comparaison à d’autres
solutions contribuant à l’allègement des souffrances et à un mieux-être des
populations qui en exprimeraient le besoin (politiques publiques, action sociale,
changement des normes mondiales) ?
Une course aux images pour une bataille de l’Image se met en place. Question
de survie, de croissance ou de réputation. Cela est parfaitement visible durant la
catastrophe haïtienne où personnalités, États et organisations se disputent les
places dans le peu d’avions susceptibles d’atterrir à Port-au-Prince. Était-ce
seulement au nom de l’efficacité ? Les outils numériques multimédia élargissent
les opportunités de renouveler les représentations de la relation Nord-Sud. La
fin de la bipolarité du monde en 1989 oblige les acteurs à repositionner leur
discours. Paradoxalement, ces facteurs n’aident pas à une diversification des
regards. Ils vont, au contraire, favoriser la diffusion d’images de plus en plus
normées, présentant le risque de les couper de leur sens politique et dont le
renouvellement serait menacé par l’absence d’un discours critique.
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facilitent rapidement les compétences et les recettes les plus efficaces du
secteur, surtout à partir de 2005. Les années 1980-90 marquent deux étapes
dans la relation de l’AFD à l’image : la création d’un département de la
communication, alors que l’aide au développement est « toujours très attaquée
par l’opinion publique », et l’entrée d’une démarche esthétique, voire artistique,
dans sa culture visuelle. « On ne demandait pas aux gens ce qui leur paraissait le
plus expressif de la réalité d’un projet, mais ce qui leur paraissait le plus beau à
publier dans le rapport » se rappelle Philippe Jurgensen23 ; les données visuelles
ne sont pas intégrées au cycle de projet : « lorsque l’on examinait les projets
eux-mêmes, il n’y avait jamais de photos. »
Maillard (2009, 62) lie l’essor de l’humanitaire à sa « croyance en la
communication ». Les usages de la photographie chez les acteurs de l’aide nous
montrent que les ONG, notamment françaises, ont su et/ou pu (grâce à des
conditions liées, entre autres, au photoreportage) centrer cette communication
sur l’image, à l’instar du chiffre ou du texte chez les autres acteurs. La spécificité
de l’image et l’intérêt de son étude résident dans sa déconnection technique
avec son contexte, son auteur et le récit photographique dont elle fait partie,
une déconnection accéléré avec la professionnalisation du secteur.
22
Ces techniques marketing, largement utilisées par les ONG, permettent le contact direct
entre des équipes, internalisées ou externalisées, formées pour les présenter dans les
espaces urbains à fort passage et généralement pour inciter le donateur potentiel à souscrire
un don par prélèvement automatique.
23
Entretien mené en mars 2013 avec Philippe Jurgensen, directeur général de la Caisse, puis
de l’Agence française de développement, de 1989 à 1995.
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notamment à travers cette “hybridation” des images. Quels en sont les
facteurs ?
La multiplication des interactions entre acteurs sur le plan des financements de
projets ainsi que le renforcement du volet communication et l’intégration
d’images induisent à l’ère numérique une plus grande normalisation de
l’iconographie. Beaucoup plus “politiquement correctes” que lors des années de
tapage médiatique et beaucoup plus nombreuses et faciles à diffuser, les images
se réorientent sur la mise en scène consensuelle d’une action humanitaire
efficace et dépolitisée au secours d’une victime générique. De plus, la
professionnalisation des ONG permet une mobilité importante des personnels
des ONG vers les bailleurs publics et les institutions internationales, alors à
même d’appliquer des méthodes similaires. Les Nations Unies ont contribué à
une diffusion rapide de cette iconographie par d’autres acteurs, premièrement à
travers les Objectifs du Millénaire pour le développement qui “humanitarisent”
les politiques de développement, et deuxièmement à travers la généralisation
des partenariats publics-privés et ONG-entreprises, qui provoquent une
circulation sans précédent des images entre acteurs. Cette tendance est d’autant
accélérée par des contraintes sécuritaires qui obligent les ONG, sous peine
d’être expulsées ou de mettre en danger leurs volontaires, à développer une
culture du compromis sur la prise de parole et l’utilisation d’images.
d’euros, celui de Save the Children à 618 millions de dollars. Financées par les
dons ou par les gouvernements, ces organisations se livrent une compétition
féroce où l’image, au sens propre comme au figuré, devient un enjeu crucial »
(Guillot, 2012).
Si les ONG permettent aux photographes de travailler sur des sujets en
profondeur, elles contribuent, également, à renforcer le rôle de « camouflage »
de la photo documentaire en utilisant une image d’information pour des
finalités multiples et incite à des compromis discutables entre pratiques de
témoignage et pratiques marketing. L’image fait l’objet de nouvelles alliances où
grandes entreprises, photographes, ONG et médias se rencontrent le temps
d’un projet. La création de nombreux prix de la photo humanitaire contribue,
par ailleurs, à officialiser une catégorie d’images qui est mal définie. L’image
joue alors le rôle de témoin, de moteur, et « de masque » du fonctionnement
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d’un dispositif dont le public, jusqu’ici occidental, ne connaît souvent que les
parties émergées. Ce « masque » comporte, selon Vollaire (2007), le risque
d’occulter les réalités quotidiennes et les spécificités des « bénéficiaires » aux
fins de bien faire fonctionner un système néanmoins motivé par des principes
d’humanité. Et pourtant, les alternatives existent, tant sur le plan des
représentations que sur le plan des fonctions. Vollaire (2007) a soulevé, dans le
cas du SIDA, les différences d’approches photographiques selon l’origine des
patients. L’iconographie issue des sociétés nationales de la Croix-Rouge
pourrait en ce sens apporter des réponses.
24
Corbet Alice, Intervention aux Rencontres de la communication et de la solidarité
internationale, Université Lyon 2, 19.10.2012.
travers les nouveaux médias : « même les réfugiés ont des téléphones
portables »25. Enfin, la globalisation de médias de pays émergents, comme la
chaîne télévisée qatarie Al Jazeera, amorce le rééquilibrage d’un regard qui se
voulait purement occidental.
L’actualité du secteur de l’aide en France nous confirme que la relation de
l’image et de l’aide au développement est en plein questionnement. Mais elle
reste du ressort des stratégies de communication. Elle oscille aujourd’hui entre
la formation d’un nouveau regard, et un repli sur les stéréotypes26. Les
organisations humanitaires revendiquent, grâce aux dons privés, une
indépendance d’action et une liberté opérationnelle durement gagnée.
Toutefois, la tension sur les ressources se mue en facteur de conformisme en
véhiculant une image positive et efficace, dans un secteur très concurrentiel où
les agences de communication et de marketing se sont imposées La frontière
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objectivité-subjectivité se cache dans d’énormes bases de données, et s’efface
derrière des interactions multiples aux motivations divergentes On se demande
alors si une des plus grandes difficultés de l’aide n’est pas de réconcilier les
réalités de terrain et les fictions construites par le marketing à l’origine de
stéréotypes très forts, difficiles à effacer pour expliquer des contextes
nouveaux.
CONCLUSION
Aborder une lecture historique et critique du régime de l’aide à travers les
usages de l’image permet de pénétrer les coulisses du rare secteur qu’aucun
acteur n’a intérêt à entacher. On s’aperçoit que si l’image est une finalité pour
certains acteurs, elle est un compromis nécessaire, voire un dilemme pour
d’autres. Elle est, dans tous les cas, indispensable à la survie du dispositif. Elle
est indissociable du processus d’ « humanitarisation » qui l’a caractérisée depuis
2000 jusqu’à l’énonciation des Objectifs du Millénaire post 2015. Les médias
visuels contribuent, en outre, en grande partie, à la perception de
cloisonnement entre les urgentistes et les développeurs, une perception
imposée par les médias et les bailleurs de fonds27, qui découpent et cadrent les
opérations de manière fictive et finalement piègent les ONG elles-mêmes (la
juxtaposition de crises d’un coté et d’opérations de développement et d’urgence
de l’autre impose un « contiguum » d’actions qui s’oppose à un cloisonnement
25
Guillot Claire, Le Monde, 1er novembre 2012, entretien.
26
Par exemple, en 2012, dans la campagne TV de MSF intitulée « Sans vous, pas de
médecins sans frontières ». Les stéréotypes de l’infirmière blanche « madonnisée »
semblent se réinstaller.
27
Que ce soit les médias de l’information, plus intéressés par les crises aigues ou
l’organisation structurelle des financements dans les agences multilatérales, bilatérales ou à
l’Union européenne, tout concourt à sectionner et donc à communiquer sur des portions de
l’action. Ainsi, une grande part de l’action d’une ONG comme Handicap International est
peu mise en image et donc perçue de manière tronquée.
strict (Mattei, 2011)). Enfin, les conséquences de telles images sur le plan des
imaginaires individuels ou de la mémoire collective sont a priori sous-estimées et
doivent, en cela, faire l’objet d’une étude sur le plan des réceptions et de
l’institutionnalisation des images (notamment à travers les archives
numériques). Alors qu’une diplomatie Sud-Sud se professionnalise et une
qu’une émancipation humanitaire des pays bénéficiaires se profile, la pression
pour une reformulation de l’aide augmente. Cette reformulation doit se faire
aussi avec les images et sur les images.
BIBLIOGRAPHIE
AFD (2011) 70 ans d’engagement pour le développement, de la Caisse centrale à l’AFD, Paris.
BENOSKY J. (2010) Qu’est ce qu’une photographie ?, Paris, J. Vrin.
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