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Un cinéma du subjectif
Gérard Leblanc
Abstract
This article strives to delineate the territory of a cinema of the subjective, at the crossroads between the domains of life and of
cinema. The cinema of the subjective moves towards redefining the place of the director as one of spectator, and to envisage a
different relationship between cinema and life.
Résumé
Cet article s'efforce de circonscrire le territoire d'un cinéma du subjectif, au croisement d'enjeux de vie et d'enjeux de cinéma. Le
cinéma du subjectif amène à redéfinir la place du cinéaste comme celle du spectateur et à envisager de façon différente la
relation du cinéma à la vie.
Leblanc Gérard. Un cinéma du subjectif. In: Cahier Louis-Lumière n°1, automne 2003. Questions de cinéma. pp. 108-125;
doi : https://doi.org/10.3406/cllum.2003.855
https://www.persee.fr/doc/cllum_1763-4261_2003_num_1_1_855
►M Un cinéma du subjectif
Gérard Leblanc
Résumé Cet article s'efforce de circonscrire le territoire d'un cinéma du subjectif, au croise¬
ment d'enjeux de vie et d'enjeux de cinéma. Le cinéma du subjectif amène à redéfinir la place
du cinéaste comme celle du spectateur et à envisager de façon différente la relation du cinéma
à la vie.
Abstract This article strives to delineate the territory of a cinema of the subjective, at the
crossroads between the domains of life and of cinema. The cinema of the subjective moves
towards redefining the place of the director as one of spectator, and to envisage a different
relationship between cinema and life.
Gérard Leblanc
Résumé Cet article s'efforce de circonscrire le territoire d'un cinéma du subjectif, au croise¬
ment d'enjeux de vie et d'enjeux de cinéma. Le cinéma du subjectif amène à redéfinir la place
du cinéaste comme celle du spectateur et à envisager de façon différente la relation du cinéma
à la vie.
Abstract This article strives to delineate the territory of a cinema of the subjective, at the
crossroads between the domains of life and of cinema. The cinema of the subjective moves
towards redefining the place of the director as one of spectator, and to envisage a different
relationship between cinema and life.
"
2
Inde Étude
l'industrie
sur l'évolution Cf. l'analyse à visée exhaustive de la transfor¬
mation d'un scénario «prêt à tourner» en
cinématographique, scénario de tournage, puis en film, in Le double
Établissements Pathé scénario chez Fritz Lang, Gérard Leblanc et
Frères, 1918. Brigitte Devismes, Armand Colin, Paris, 1991.
3Sursur
et
OTdre
Gérard
le etles
concept
Leblanc,
désordre,
différentes
« d'information
Hitzerotb,
lirerelations
Le monde
Marburg,
possibles
infraction
en suspens,
1987.entre
»
le plus loin possible des conventions scénaristiques On peut trouver des exemples de cette démarche
qui reconduisent du déjà vu et du déjà imaginé. dans une Tégion du paysage cinématographique
C'est s'aventurer dans la fiction à partiT de la qui accorde une place centrale à la subjectivité,
part d'inconnu et d'imprévu que contient tout celle du cinéaste comme celle du spectateur.
processus. C'est ce cinéma d'exploration du subjectif que je
me propose de présenter ici, sans aucune préten¬
Comment concilier le caractère inévitablement tion à l'exhaustivité. Les exemples que j'ai choisis,
inachevé du scénario avec la réalisation d'un film ? aussi significatifs et représentatifs soient-ils à mes
Comment commencer la réalisation d'un film dont yeux, n'épuisent pas le champ des possibles de
le scénario n'est pas et ne sera jamais terminé? l'expression subjective au cinéma. Encore faut-il
C'est là, me semble-t-il, que tout se joue. De deux commencer paT définir ce qu'il en est de la subjec¬
choses l'une : ou bien on évacue le réel en lui tivité au cinéma.
substituant une construction fictionnelle déjà
connue, qui permet d'assurer un passage entre les Subjectivité directe et indirecte
deux et de résorber la scénarisation dans la réali¬
sation, ou bien on laisse ouverte la question du Ce que Pier Paolo Pasolini décrit comme le « plan
passage, c'est-à-dire la question du réel. L'objectif subjectif indirect libre » serait une des caractéris¬
est alors d'inventer une forme, fictionnelle ou non, tiques essentielles du cinéma de poésie4. Dans
qui lui corresponde. ce type de plan, l'auteur exprime son point de vue
à travers la vision d'un personnage. L'expression
C'est, en tout cas, dans la réponse à ces questions personnelle de l'auteur emprunte le détour de la
que se situe la part la plus risquée et la plus fiction. Dans son essai de catégorisation de l'image
productive du cinéma qui se fait aujourd'hui. Mais perception, Deleuze évoquera, à la relecture
il n'existe pas de réponse unique. Une option de Pasolini, «une conscience caméra devenue
possible consiste à renoncer au scénario prêt à autonome»5.
tourner (même si celui-ci relève, on l'a vu, d'une
illusion) et à laisser ouverte la question du La limite de cette conception indirecte de la
passage de la scénarisation à la réalisation. subjectivité est que l'auteur s'y exprime seulement
Ouverte? C'est-à-dire en mesure d'accueillir de l'in¬ en tant qu'auteur puisque son expression person¬
connu et de l'imprévu. Scénariser revient alors à nelle passe paT le relais de personnages et de
résister aux scénarios existants, à leur éternel situations inventées. Or, l'auteur (pour autant qu'il
retour qui nous interdit de ressentir et d'apprendre s'exprime seul, car il peut se manifester aussi
quelque chose de nouveau sur notre relation au de façon duelle ou plus collective encore) n'est-il
monde et sur le monde lui-même. Dans cette pas aussi un homme ou une femme qui s'exprime
perspective, l'inachèvement du scénario n'est plus en tant que tel, et dont la vie hors cinéma consti¬
considéré comme un manque mais comme un tue le chantier de sa création ? Un cinéma du
levier majeur. subjectif peut consister à croiser des enjeux de vie
5
4 Paolo Pasolini,
Pier Gilles Deleuze,
L'Expérience hérétique, L'image-mouvement,
Payot, 1976. les Éditions de minuit,
roman, 1999.
6 7 8 9
Il est vrai que le Dominique Noguez, Dans Procès du spectacle (PUF, coll. perspectives La rationalité évoquée par Epstein
névrosé, au sens freu- Une renaissance critiques, Paris, 1977), Christian Zimmer croit correspond à celle du système
dien du terme, n'a pas du cinéma, le cinéma pouvoir affirmer que tout écran est « une scène capitaliste dont il est possible,
d'autre choix. Seule la underground primitive et toute narration me renvoie à justement, de contester... la rationa¬
cure lui offre la possi- américain, Klincksieck, l'Œdipe» (p. 159). Mais la scène du fantasme n'est lité. Il n'empêche que ceux qui
bilité d'une issue. Paris, 1985. pas nécessairement la scène primitive (celle que souffrent de ce système cherchent
le sujet s'inteTdit de voit), même si elle a sa à lui échapper par tous les moyens,
source dans un événement marquant de l'en¬ à commencer par l'évasion dans
fance. C'est le plus souvent une scène que le un imaginaire déconnecté de la
sujet s'autorise et se complait à voir et à revoir, réalité qu'ils vivent.
et que son imagination transforme sans cesse.
Gérard Leblanc ►h Un cinéma du subjectif
particulière. « La nécessité d'adapter la poésie de subjectivité reposent sur une négation pure
cinématographique aux instances les plus répan¬ et simple de l'inconscient; d'autres, à l'opposé,
dues interdit aux auteurs de films de s'exprimer s'efforcent de rendre le plus conscient possible
profondément et minutieusement dans des des processus profondément enfouis dans
œuvres qui en deviendraient trop particulières, l'inconscient, etc.
donc non rentables»10. Tout en reconnaissant l'in¬
térêt des analyses de J. Epstein, il est permis de Bien qu'il faille se garder de tout déterminisme,
ne pas partager son pessimisme. Les œuvres les aucun d'entre nous n'est entièrement libre de ses
plus particulières peuvent atteindre n'importe qui, choix en la matière. Notre existence sociale nous
à condition de toucher ce qu'il y a de particulier conduit à être plus ou moins réceptif à telle ou
en chacun. C'est parce que les grands diffuseurs telle idéologie et les processus de conscientisation
visent un général envisagé de façon sociologique ne jouent pas le même rôle pour ceux qui ont
et statistique qu'ils ignorent le potentiel d'univer¬ intérêt à transformer le monde et pour ceux qui
salité du particulier. Le particulier renvoie, en fait, ont intérêt à le conserver dans son état actuel.
à la singularité de chacun d'entre nous.
Quoi qu'il en soit des options idéologiques de
Idéologie et subjectivité chacun, l'art met la subjectivité au travail. Avec
pour premier effet l'instauration d'une distance
La subjectivité peut être vécue et pensée de multi¬ avec les scénarios prêts à vivre, à penser, à filmer.
ples façons. Aux deux extrêmes : elle peut être Une subjectivité au travail est nécessairement une
pensée en termes de classes sociales comme en subjectivité en mouvement et ce mouvement
termes d'autonomie absolue du sujet par rapport aboutit à un questionnement identitaire. Je ne suis
à la société. Elle peut être pensée en relation avec plus, au terme d'un travail qui s'appaTente à une
l'idéologie dominante, qui définit pour chaque mise en jeu de mon identité, là ou j'étais au
individu une relation imaginaire à ses conditions moment de l'engager. C'est pourquoi je préfère la
réelles d'existence et interpelle chacun d'entre formule de cinéma du subjectif à celle de cinéma
nous en sujet de cette idéologie11. Le sujet peut subjectif. Dans le cinéma du subjectif, la subjecti¬
accepter d'être assujetti et tenter de trouver la vité ne s'exprime pas comme une essence qu'il
place la plus confortable - ou la moins inconforta¬ s'agirait d'atteindre, d'approcher ou de révéler:
ble - à l'intérieur de cette relation imaginaire. elle relève d'un processus de transformation où
Il peut aussi entrer en résistance et chercher à rien n'est joué d'avance.
transformer ses conditions réelles d'existence
(son imaginaire change alors de cours). Interagir
Les relations entre sensible et rationnel, entre Un cinéma du subjectif n'enferme pas la subjecti¬
conscient et inconscient peuvent varier dans vité en elle-même. Elle l'ouvre à toutes les altérités.
des proportions considérables. Certaines formes Comment filmer le monde sans partir de notre
10 11
Jean Epstein, Écrits sur Louis Althusser, «Idéologie et
le cinéma (2 tomes), Appareils Idéologiques d'État», in
Seghers, Paris, 1974. La Pensée, n° 151, Paris, juin 1970.
Lire également le texte de David
Faroult dans ce numéro.
Il n'est pas inutile de revenir ici sur les douze Mais bien des films ne doivent leur existence
commandements de Dogma 95, dont Lars von Trier économique qu'à l'existence de la chaîne
fut le principal initiateur et promoteur. Cette table numérique.
de la loi mélange des directives tirées mécanique¬
ment des données techniques du tournage, dont la Il en va de même sur le plan artistique. Bien des
plupart précèdent d'ailleurs l'apparition du numé¬ films ne seraient pas concevables ni réalisables
rique (tourner en décors naturels, caméra à sans la chaîne numérique. Il ne s'agit plus seule¬
l'épaule, en son synchrone) avec des interdits ment du ciné œil selon Vertov (l'organisation du
techno esthétiques tout à fait arbitraires (pas de monde visible), ni de la caméra stylo selon Astruc
musique, pas d 'éclairage, pas de filtres et de (le cinéaste est aussi libre que l'écrivain), ni de la
trucages optiques, obligation de tourner en format conscience caméra selon Deleuze (la caméra dans
1,35 et en couleurs) et des ordres dont on peut dire le mouvement de la pensée). Il s'agit d'une
pour le moins que l'exécution ne va pas de soi (pas caméra corps intégrée aux différents aspects de
d'action superficielle et convenue, filmeT ici et la vie, à ses dimensions sensible, effective et
maintenant, pas de film de genre, le metteur en réflexive. La caméra n'est plus portée (à l'épaule),
scène est l'auteur). Dans tout ce fatras de contrain¬ elle épouse les gestes et les mouvements d'un
tes sans aucune nécessité esthétique, on notera corps qui à la fois filme et vit ce qu'il filme. La
qu'il n'est jamais question de l'implication person¬ dimension subjective ne consiste pas seulement
nelle du cinéaste dans les situations qu'il filme. à relayer le regard du filmeur (ou d'un person¬
C'est pourtant là un autre trait distinctif d'un nage) mais à exprimer ce qu'il ressent, éprouve,
cinéma du subjectif. pense au moment où la situation en cours de
filmage se construit. Ainsi la caméra devient plei¬
Si la chaîne numérique (caméras semi profession¬ nement un des personnages du film, au sens où
nelles, logiciels de montage numérique) ne libère le spectateur ne peut plus oublier sa présence.
pas automatiquement l'expression subjective au C'est toujours la caméra de quelqu'un en train de
cinéma, disons qu'elle la favorise. Et cela en abais¬ filmer, son point de vue et son point d'écoute
sant les coûts de fabrication de façon considérable. concentrés en un point de sa vie. Le spectateur
C'est la conquête du temps qui devient l'enjeu ne peut plus rapporter les associations audiovi¬
économique majeur. Toute personne qui dispose suelles qui lui sont proposées, et qui exigent sa
de temps et qui s'est approprié les savoirs néces¬ collaboration active pour de venir effectives, à un
saires à l'utilisation de la chaîne numérique peut narrateur impersonnel ou au cinéaste qui est
réaliser des films en quasi autonomie par rapport supposé agir en pleine invisibilité dans les coulis¬
au système de production audiovisuel. Bien sûr, ses du film. De cette façon, le spectateur
cela ne résout pas le problème de l'accès aux construit sa relation au film à travers les diffé¬
circuits de diffusion institutionnalisés, télévisuels rents points de vue qui s'y expriment. Mieux, il
ou cinématographiques, qui entendent contrôler construit son propre point de vue à travers cette
de plus en plus étroitement la production. relation.
autres sont également en position de cinéastes); saisissable dans l'instant? C'est précisément l'effet
Y interpellation. Ces trois voies peuvent d'ailleurs de croyance que cherchent à produire les promo¬
s'entrecroiser dans le même film. teurs du direct à suspens, lorsqu'ils parlent des
manifestations prétendument imprévisibles d'une
Je me propose de présenter brièvement ces trois réalité qu'ils ont déjà scénarisée. N'est-ce pas
démarches à travers quelques exemples filmiques conforter la télévision dans sa propension à écraser
et/ou quelques enjeux théoriques et pratiques. toute temporalité qui ne se résorberait pas dans
Chaque lecteur pourra croiser ses propres exem¬ le présent ?
ples avec les miens. Je ne prétends pas analyser
les films que j'évoque ici. Je vise seulement On peut voir aussi les choses autrement et le film
à définir leur trajectoire dans le cadre de la de Kramer nous y incite fortement. Le temps réel
problématique de cet article. ne s'identifie pas nécessairement à l'ordre du
temps télévisuel. Il est possible de résister à la
L'auto-filmage télévision dans les formes qui la dominent à un
moment donné. Sans jamais ignorer la commande,
Voici en premier lieu le Berlin lo-go de Robert ni tenter de la détourner, Kramer ne s'y laisse pas
Kramer. Ce film prend place dans une collection enfermer. Il la dialectise en travaillant simultané¬
de films dont le concept, intitulé Live, fut élaboré ment plusieurs temporalités à l'intérieuT du temps
en 1989 paT Philippe Grandrieux pour la Sept. Il est réel. L'instantanéité rejoint l'histoire, celle du
proposé à plusieurs réalisateurs de réaliser un plan nazisme, celle de la chute du mur de Berlin, par
séquence d'une heure, sans interruption, sans la médiation de son histoire personnelle, c'est-à-
coupe, sans autre montage possible qu'effectué à dire de la relation à un père juif dont la vie
la prise de vue. Chaque réalisateur est libre de son d'étudiant en médecine a transité par un Berlin
sujet et peut filmer n'importe où, n'importe en voie de nazifi cation (nous étions en 1933).
quand, n'importe qui ou n'importe quoi. Il dispose
d'un caméscope et constitue à lui seul la totalité Kramer partage avec nous une heure de sa vie
de l'équipe technique. un jour d'octobre 1990. Une heure de sa vie
de cinéaste, mais aussi (les deux sont étroitement
RéussiT dans cette entreprise Telève de la perfor¬ imbriqués) de sa vie d'homme. Et il s'agit bien
mance, entendue dans un sens à la fois artistique de partage et non d'identification. Lorsqu'à
et sportif. Mais n'est-elle pas un peu vaine, voire plusieurs moments du film, Kramer s'assied devant
dérisoire? Ne revient-elle pas à se soumettre à la caméra, dans un cadre qui l'enferme, et regarde
l'ordre du temps - le temps réel - imposé par le spectateur droit dans les yeux, il l'invite, non
la télévision et qui constitue aussi - le monde saisi à se projeter dans son histoire, mais à chercher
en direct - l'un de ses principaux titres de gloire ? dans sa vie une expérience du même ordre et
N'est-ce pas reconduire l'illusion qu'il est possible d'une intensité comparable. Le film renvoie le
de capter une réalité par ce qui en est visible et spectateur à son propre enfermement.
de renaissance, entrepris après un accident qui a Comme si le cinéaste rêvait qu'il est en train
laissé le cinéaste diminué physiquement, accident de filmer.
dont les premières images du film, discrètement,
portent les traces. Le film se situe entre programmation et imprévisi¬
ble. À la programmation appartient évidemment
Comment Tenaître au monde après un accident l'idée du voyage, mais aussi les images prélevées
qui aurait pu être mortel ? En repartant du lieu où dans les grilles de programme de la télévision et
l'on a vécu avec le maximum d'intensité. Pour insérées dans le film : images publicitaires, images
Pollet, il s'agit de la Grèce. Le cinéaste entreprend de jeux de hasard (caricature de l'imprévisible) et
donc un voyage à la fois réel et rêvé, un voyage où aussi images de la première guerre du golfe (1990).
son imaginaire rencontre la poésie grecque, Mais qui aurait pu prévoir, par exemple, que le
ancienne et moderne, un voyage commenté par le poète Yannis Ritsos mourrait, quelque part en
vrai faux chauffeur de taxi qui le conduit sur les Grèce, au cours du tournage ? Le film change alors
routes marines, en fait un ami grec, Paul de cours. Il ne s'agit pas seulement, pour le
Roussopoulos. Celui-ci n'a pas de mots assez durs cinéaste, de rendre hommage à un poète connu et
pour stigmatiser le tourisme qui risque de faire admiré. L'affect né de sa mort le conduit à donner
chavirer son pays comme une île dans la mer. à la poésie de Ritsos une place plus importante
encore qu'elle ne l'aurait eue sans cet affect.
On serait tenté de parler ici « d'auto-fiction » si
«fiction » ne renvoyait pas généralement à des Pollet répète dans Trois jours en Grèce une phrase
schémas narratifs et dramatiques aux règles cons¬ de Lawrence Durrel qui l'a profondément marqué :
tituées. Or, la démarche poétique de Pollet ne se « Et c'est alors que la réalité vint au secours de la
donne pas pour horizon la construction d'un récit, fiction et que l'imprévisible eut lieu». Mais pour
fût-il autobiographique, à la première personne. exister à l'intérieur du film, l'imprévisible doit
Pollet filme comme un écrit un poème à la cons¬ avoir le même poids de nécessité que le
truction imprévisible (elle dépend dans une large programmé.
mesure des aléas du voyage), dont le sens ne
saurait être épuisé, y compris pour son auteur, et L'entre filmage
qui exige la collaboration active du spectateur
pour exister. Le film suit un fil émotif et non un fil Le filmage à plusieurs est peu pratiqué, y compris
narratif - même s'il comporte des aspects narra¬ dans le cinéma de famille. La famille secrète,
tifs. Il met en jeu un imaginaire de la Grèce déjà en son sein, un réalisateur attitré, et il est rare
constitué à partir des nouvelles émotions nées du que la caméra soit tenue par les autres membres
voyage. Ainsi le film a-t-il pour réel sujet la décom¬ de la famille. La division technique de ce loisir
position et la recomposition d'un imaginaire qui a est presque aussi Tigide que la division
choisi de se confronter au réel. L'usage du steadi- technique du travail à l'intérieur de l'industrie
cam accentue l'aspect «tapis volant» du film. ci n ém atog raph i que .
12Cf. le texte de
Catherine Guéneau,
Filmer en amour,
dans ce numéro.
le film alors qu'au tournage il s'agit de le vivre Le spectateur assiste au spectacle du film tout
sans l'enfermer dans une construction prématurée. en le reconstruisant pour son propre compte:
Dans ce film, pas davantage que dans les exemples c'est l'évidence, le sens commun. Il faut pourtant
précédents, l'art n'est séparé de la vie. Le cinéma effectuer la trajectoire inverse pour comprendre
participe à la vie et la vie au cinéma. Ils se trans¬ ce qui se joue du film dans sa réception. Tout film
forment l'un par l'autre. Le cinéma ne se contente regarde son spectateur à travers la place qu'il
pas d'accompagner une expérience, il contribue à lui propose d'occuper et, pour s'impliquer dans
lui donneT forme et, finalement, il porte le désir de un film, le spectateur réel ne peut être indifférent
la vivre et de l'accomplir à un niveau supérieur. à l'hypothèse de spectateur qui est celle du
Dans tous ces types d'expérience et d'expérimenta¬ cinéaste. Il doit accepter la place qui lui est offerte
tion, l'horizon projeté devant lui par le cinéaste est et qui peut varier au cours du même film.
bien celui du vécu.
Mais il est des façons bien différentes, pour un
L'interpellation film, de regarder son spectateur. La plus répandue
consiste à résorber l'écart entre spectateur fictif
On pense d'abord à l'interpellation du spectateur. et spectateur réel dans l'ordTe de la reconnais¬
Mais le cinéaste ne peut interpeller le spectateur sance. Le spectateur n'a plus qu'à se laisser glisser
que s'il est lui-même interpellé par ce qu'il filme. dans des rôles, des actions, des situations qui lui
sont familières, ou bien, à l'opposé, qui lui sont
Tout film construit un spectateur fictif à la recher¬ extérieures et qui excitent sa curiosité indépen¬
che du spectateur réel et il existe toujours un damment de toute implication personnelle. Le
écart entre les deux. La diffusion permet d'évaluer, spectateur adhère alors au film car il lui permet
sinon de mesurer, cet écart ou plutôt ces écarts, de se retrouver tel qu'il s'éprouve, se représente,
car il y a autant de films que de spectateurs. se rêve autre qu'il n'est. Il n'a pour cela aucun
effort à faire, aucune transformation à opérer
Un film n'est généralement vu qu'une fois. Aucun sur lui-même.
de ses spectateurs occasionnels ne le perçoit tel
qu'il se présente matériellement à lui (il faut pour Dans le cinéma d'auteur, le cinéaste tend à cons¬
cela substituer une autre temporalité au temps truire un spectateur fictif à sa propre image et
continu de sa projection, celle, nécessairement à nouer une relation spéculaire avec lui. Il en va
discontinue, de son analyse). Il en imagine un de même du spectateur réel dans son entreprise
autre à partir de celui qui lui est montré. Non pour de reconstruction du film. Il tente, de son côté,
s'imposer à lui, ni pour le remplacer, mais parce d'adapter le film à son identité, qu'il voudrait
qu'il ne peut pas faire autrement. Il projette sur le conserver telle quelle -, à ses présupposés, à ses
film son vécu recomposé et le film entre dans une désirs, à sa culture, à l'horizon d'attente qui est
scénarisation dont la vie, hors film, du spectateur le sien au moment où il le découvre. Au terme
constitue le sujet toujours recommencé. de la projection, rien n'a changé chez le spectateur,
S'il arrive qu'un film regarde autrement le specta¬ Dans un tel système d'interpellations réciproques,
teur réel et lui renvoie une image où il lui est la relation spéculaire se voit, sinon empêchée,
difficile de se reconnaître d'emblée, c'est d'abord du moins fortement perturbée. Cinéaste et specta¬
parce que le cinéaste a pensé le spectateur fictif teur ne peuvent plus se projeter dans un autre
sur de toutes autres bases et que lui-même a qui leur ressemble (ou auquel ils voudraient
accepté de s'exposer. Les deux mouvements sont ressembler) et, n'ayant plus la possibilité de fuir
intimement et indissolublement liés. Le spectateur leur réalité dans le spectacle, sans aucune échap¬
fictif n'est plus, pour le cinéaste, une construction patoire possible, sont renvoyés au travail qu'ils ont
institutionnelle visant à séduire le spectateur réel, à opérer sur eux-mêmes pour exister à l'intérieur
d'après ce que l'on sait du type de satisfactions du film. Le plaisir filmique est ici indissociable
qu'il va chercher au cinéma. Il n'est pas non plus des interactions qui se produisent à partir de
la projection du cinéaste, son double, son interlo¬ l'entrecroise-ment des regards.
cuteur complaisant. Le film regarde le spectateur
réel en ce point où le cinéaste se sent regardé par Il s'agit dans tous les cas de figure envisageables
ce qu'il filme. C'est quand le cinéaste pose la ques¬ de se confronter à la résistance du réel et de faire
tion du spectateur fictif en termes d'altérité (et un film qui soit à la mesure de ce qu'on filme
non de ressemblance ou de stéréotypes), quand qui, dès lors, comporte nécessairement une part
la place qu'il occupe en tant que cinéaste devient d'inconnu et d'indétermination. Le cinéaste doit
un objet de questionnement, que le film peut accepter de ne plus se reconnaître dans ce qu'il
diriger un regard différent vers le spectateur et filme et le spectateur doit accepter de ne plus
instaurer un écart productif avec lui. se reconnaître dans le spectacle. Cinéaste et spec¬
tateur s'ouvrent alors à une altérité réelle, où rien
Ce regard prend souvent la forme d'une interpella¬ n'est joué d'avance. C'est accepter à la fois que
tion, qu'elle soit directe ou indirecte, explicite ou l'autre ne soit pas identique à soi et accepter
implicite. Un réseau d'interpellations se met en de découvrir un autre en soi.
place et fonctionne dans toutes les directions. Le
cinéaste regarde celui qu'il filme et il est regardé Jusqu'à quel point le ce cinéaste et le spectateur
par lui. Le spectateur regarde celui qui est filmé peuvent-ils acquiescer à la mise en question
et il est regardé par lui. Le cinéaste regarde le de leurs positions respectives ? Jusqu'à quel point
spectateur et il est regardé par lui... Nul ne peut peuvent-ils accepter de se reconstruire dans la
regarder l'autre sans être lui-même regardé, ce qui différence avec l'autre ? Jusqu'à quel point un film
contrevient à deux règles majeures du cinéma: peut-il participer à la refonte, à la transformation
la possibilité de regarder sans être vu et la certi¬ des subjectivités ? ►
Ces questions recoupent un enjeu de société parmi de dissolution et de disparition (comme Berlin
les plus importants aujourd'hui. La dualité du w-go). Telle autre encore peut mettre en jeu un
même et de l'autre est menacée par l'émergence processus de renaissance (comme Trois jours en
d'une multitude d'identités groupales ou tribales Grèce) ou de construction d'une nouvelle identité
à la recherche d'un moi homogène, où l'autre à partir de deux identités qui interagissent et
n'existe plus que dans la reproduction et la répéti¬ se transforment l'une par l'autre (comme En
tion d'un même qui s'apparente à un clonage amour). La liste, bien sûr, n'est pas limitative,
généralisé. elle est au contraire ouverte à l'infini...