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Figures romaines de Dionysos 4 la fin du I" siécle av. J.-C. Jacqueline Fabre-Serris ‘This sea will never die, neither will it ever grow old nor cease to be blue, nor in the dawn cease to lift up its hills and let the slim black ship of Dionysos come sailing in With grape-vines up the mast, and dolphins leaping. D.H. Lawrence, Middle of the World Dionysos est le diew qui vient, le dieu qui n'en finit pas de revenir. A Rome, on aurait pu croire que Paffaire des Bacchanales en 186 av. J.-C. avait réglé son sort, Dans la deuxigme moitié du 1" siécle av. J.-C., en pleine crise de la culture et des institutions, on le voit resurgir dans la vie publique, dans les textes, sur les fresques et dans les jardins. Qu’ont de spécifiquement romain ces diverses figures du dieu, que ’on appelle Bacchus ou Liber, en usant du nom d’une vieille divinité italique du vin ? Le parcours que je propose pour apporter quelques éléments de réponse A cette question ira des textes des po@tes jusqu’aux images : les fresques en stuc de la célébre villa de la Farnésine, dont les propriétaires auraient été Julie et Agrippa. Test impossible de tenir un discours sur les dicux, i Rome, au I" sidcle av.J.-C., sans inclure le point de vue des philosophes. C’est ailleurs ce qu’explicite la théologie tripartite, dans la version qu’en donna Varron, l'auteur des Antiguitates rerum dininartan, un livre dédié 4 César en 47 av.J~C. . Selon cette théorie, élabo- rée par un grand pontile, Mucius Scaevola, les conceptions sur les dieux sont & rapporter soit aux décisions des chefs de la cité, soit aux ceuvres des postes, soit aux réflexions des philosophes. Varron lui apporte une modulation importante : selon lui, la théologie civile est, en fait, un composé des deux autres (Augustin, De civitate Dei, 6, 6), ce qui le conduit, & Vinverse de son prédécesseur, qui se méfiait de certaines conceptions des philosophes, a faire de ces derniéres un correctif de la théologie des podtes.' Deux livres, dont le second fut manifestement écrit pour répondre au premier, nous ont transmis les points de vue des philosophes sur les choses divines : le De rerum natura deV’épicurien Lucrace et le De natura deorum du néo-platonicien Cicéron. L'un et Pautre témoignent de existence dun jugement répandu sur Vorigine de la croyance dans les dieux : ceux-ci ont été, primitivement, honorés en raison des bienfaits qui leur sontattribués. Prenons le De rerum natura. Lelivre 5 s'ouvre sur un éloge d’Epicure : ‘dicendum est, deus ille fuit, deus, inclute Ia théologie tripartite, voir P. Boyancé, ‘Sur la théologie de Varron’, Revme des études angastinicanes, 1955, pp. 57-84 ;]. Pépin, ‘La “Théologie tripartite” de Varron. Essai de reconstitution des sources’, Revie des études angustinieunes, 1956, pp. 265-94. 281 Images ofthe Pagan Gads, Warburg lnstivute Colloquia 14, 2009. JACQUELINE FABRE-SERRIS Memmi’; qui est justifié par ce que le philosophe gree apporta aux hommes Pinvention d’une ‘régle de vie (...) ce qu’on appelle aujourd’hui une sagesse’ (uitae rationem ... quae nunc appellatur sapientia’, v. 9-10). Lueréce appuie ces dires par une confrontation avecles ‘antiques découvertes divines attribuées aux autres dieux’ .. 13), confrontation qui tourne, selon | (diuina aliorum antiqua reperta’, Pavantage d’Epicure : Namque Ceres fertur fruges Liberque liquoris, uitigeni laticem mortalibus instituisse ; cum tamen his posset sine rebus uita manere, ut fama est aliquas etiam mune wiuere gent, bene non poterat sine puro pectore uiui I s'agit, la, je Pai dit, d’une opinion commune (‘fertur’), 3 laquelle le philosophe épicurien n’adhére pas en réalité, puisqu’il ne croit pas & une intervention des dieux dans la vie humaine. Sa position personnelle sur la question, il Pexprime, un peu apres : §... Quid enim immortalibus atque beatis/ gratia nostra queat largirier emolumenti,/ ut nostra quicquam causa gerere adgredi Il nen est pas de méme pour Cicéron ou plutdt pour le philosophe stoicien Balbus, & qui Cicéron attribue le deuxitme discours du De natura deorwn. En se plagant dans la perspective d'une histoire des religions, Balbus considére que, dans beaucoup de cas, Pinstitution de puissances divines désignées par des noms, une pratique qu'il fait remonter aux phus sages des Grees et aux maiores, est mettre en relation avec la notion datilitas. Mais il replace ce point de vue dans une con ception générale, et traditionnelle a Rome, des rapports entre les hommes et les dieux : ce qui est utile aux hommes est un don des dieux, qui manifestent par Ih leur ‘ponitas erga homines’ (‘leurs bienfaits envers les hommes’). Voici le passage en question Multae autem aliae naturae deorum ex magnis beneficiis eorum non sine causa et a Graeciae sapientissimis et a maioribus nostris constitutae nominataeque sunt. Quic- quid enim magnam utilitatem generi adferret humano, id non sine diuina bonitate erga homines fieri arbitrabantur.’ 2. Lucréce , De rerum natura:‘Il faut le dire, cet homme fut un diew, un dieu, illustre Memmius’ (5,8). 3. Ibid., ‘En effet, i ce qu'on rapporte, Cérés aurait institué pour les mortels Nusage des moissons, Liber de Ia liqueur tirée du jus né de la vigne, alors qu’en fait, la vie peut subsister sans cela, comme cst le cas, dit-on, maintenant encore chez quelques peuples ; en revanche une vie heureuse était impossible sans un eceur pur’ (5, 14-18), 4.Ibid., Quel émolument en effet notre reconnaissance pourrait-elle prodiguera des é et heureus, de fagon ce quis entreprennent de faire quelque chose pour notre cause én resimmortels (5, 165-7, De natura deoram,*Beawcoup Faure eres divins, du fait de lers grands bienaits, non sans raison ont été constirués et désignés avec des noms 3a fois par les plus sages des Grecs et par nos ancétres. En effet, tout ce qui était dune grande utilité pour le genre humain, pensaient-i produisait pas sans la bonté des diews 3 Pégard des hommes’ (2, 60) 282 ROMAINES DE DIONYSOS A LA FIN DU I*'S Balbus poursuit, en choisissant pour premiers exemples les mémes que Lucréce : les dons de Cérés et de Bacchus : ‘Itaque tum illud quod erat a deo natum nomine ipsius dei nuncupabant, ut cum fruges Cererem appellamus vinum autem Liberum, ex quo illud Terenti ‘sine Cerere et Libero friget Venus ...).* Le De natura deorum témoigne dune attitude double chez. certains membres de la classe dirigeante : le souci de défendre, en tant que oyen, la religion romaine, pour garantir la perpétuation des institutions républicaines, menacées dans ces années de trouble, et le choix de telle ou telle doctrine philosophique pour appré- hender, en tant qu’individu, le fait ligieux. Qu’en est-til, dans ce contexte, du retour de Dionysos, que Servius a attribué A un homme politique, César ? Je cite, mais jy reviendrai pour la commenter, sa célébre glose 3 la Bucoligue 5, avant Paborder le texte méme de Virgile : ‘Hoe aperte ad Caesarem pertinet, quem constat primum sacra Liberi patris transtulisse Romam’,” La Bueolique 5 est le premier texte poétique qui, la fin du I" siécle av. J.-C.,célébre Bacchus pourson rdle civilisateur. Le propos du podte est, de prime abord, complexe. Dionysos n’est pas célébré directement ; le héros qui se voit accorder des andes est Daphnis, un des fondateurs mythiques du chant bucolique. Le sujet est traditionnel dans la poésie pastorale, comme on peut en juger par les idylles 1 et 7 de Théocrite. Dans chacun de ces textes, il est question des amours malheureuses de Daphnis ; Vorientation que Virgile donne’ son chant vise & proposer une nouvelle conception de la poésie bucolique, qui ne soit plus centrée sur la passion et ses soutfrances. Daphnis est célébré, par Mopsus, le premier chanteur, comme sil était Bacchus n sai Daphnis et Armenia curru subiungere tigris instituit ; Daphnis thiasos inducere Bacchi, ct foliis lentas intexere mollibus hastas.* Les gestes qui sont ici attribués au bouvier mythique appartiennenta la mythologie de Dionysos : le vers 30 ne laisse, du reste, aucun doute a ce sujet, puisqu’il y est fait nommément mention de Bacchus. Remarquons au passage la reprise du terme luerétien instituo pour désigner des pratiques répandues parmi les hommes aprés qu'un dieu les cut mis en usage. Sion se réfere aux exégeses antiques de ce type de gestes, on peut les considérer globalement comme trois allégories dune soumission de la sauvagerie. Cela est 6, Tbid., 2, 60-61 : ‘Crest pourquoi alors ce q Pappelaient du nom de ce dieu méme, comme qu: doi ce vers de Térence : “sans Cérés et Liber, Vénus est froide” ...'. 7, Servius, Ad Bucolca 5, 29, ‘Cela se rapporte ouvertement & Cés premier avoir fait passer a Rome le culte de Liber Pater.” 8. ‘Daphnis a institué d ex d'enlacer des feullages souples aus lances flexibles’¢ était ven 4 Vexistence 4 cause d'un diew, ils «l nous nommons les moissons Céres ou le vin Liber, ar, dont il est établi quil fac le atteler a son char des tigres d’Arménie, dintroduire les t 9-31). iases de Bacchus 283 JACQUELINE FABRE: SERRIS évident pour la mise sous le joug des tigres ; moins peut-€tre pour l’institution des thiases, mot qui désigne les processions plus ou m s tumultueuses organisées par les associations dionysiaques, mais aussi leur modéle mythique :le cortege, composé debacchants et de bacchantes, denymphes, de satyres, de Pans . le dieu, lors de son retour qui aurait escorté mphal des Indes.’ Si ’on considere le fait que la danse leur est commune, on peut rapprocher les thiases des cheeurs, dont Platon, dans les Lois, commente Pinstitution en la rapportant & des dieux : les Muses, Apolion et Dionysos, et en soulignant que c'est d’eux que ‘Péducation tire son origine’."” L’entrelacement de feuillages molles autour des lances a un effet plus évident : transformer une arme en objet cultuel d’un thiase, animé parla musique et la danse. Ce dernier est donc le point commun des trois allusions, puisque le char attelé de tigres est pré sément celui qui a transporté le dieu A son retour des Indes. Virgile rejoint, ainsi, Lucréce et Cieéron, quand il choisit Bacchus pour figurer Paction bienfaitrice des dieus, une action quia fait pa er les hommes de la sauvagerie 3 la culture, au moment ott s’est constituée la premigre communauté humaine. Dans la Bucoligue 5, Daphnis est également loué par le deuxitme berger, Ménalque. Celui-ci révéle qu’aprés sa mort, le bouvier est devenu un dieu. Virgile reprend ’exclamation lucrétienne a propos d’Epicure : Deus, deus ille, Menalea ! (v. 64). Ménalque explique que Daphnis sera honoré par lui, comme il le fait pour autres dieux de la campagne : Apollon (v. 66), Bacchus et Céres : Ve Baccho Cererique, tibi sie uota quotannis Agricolae facient : damnabis tu quoque otis." Les paysans adresseront des vaeux & Daphnis et il devra s’en acquitter, ce qui sous- entend qu'il les aura satisfaits. On a fi une conception proche de celle qu’exposait Lueréce au livre 5, excepté que les bienfaits des dieux sont ici évoqués dans le cadre des pratiques religieuses. Le renvoi a l’éloge d’Epicure ménage aussi la possibilité d’une lecture identique celle que le lecteur du De rerum natura est invité & faire & propos du philosophe. Les lecons de ce dernier ont libéré les hommes de leurs craintes et de leurs désirs, domptant ainsi leur sauvagerie : Lucréce compare action d’Epicure, en la jugeant supérieure, & la lutte contre les bétes sauvages menées par un héros comme Hercule. Telle est également Pambition de Virgile dans les Bucoliqures:3 sa maniere, qui est poétique et non philosophique, lui aussi cherche 4 ceuvrer pour le bonheur d'une communauté humaine, délivrée de la violence et des passions, qu'il identifie 9. J. Jeanmaire, Dionysos, Histoire de culte, Patis, 1978, p. AZ. 10. Platon, Lois 2, 654. Voir J. Perret, ‘Daphnis, pitre et héros. Perspectives sur un ge d'or’, Revwe des études atines, 60, 1982, pp. 216-23. 11, ‘Comme a Bacchus et chaque année les paysans tadresseront leurs veux: toi aussi tu les condamneras i t'acquitter de ces varus’ (79-80), 284 FIGURES ROMAINES DE DIONYSOS ALA FIN DUI" SIECLE AV. J.-C. ici la communauté des paysans périodiquement unie pour célébrer les dieux qui ont permis sa constitution et favorisent sa perpétuation. On a ici plusieurs jenx de masques : Virgile se projette, en quelque sorte, dans ce texte, sous la figure de Daphnis, lequel est présenté comme l’équivalent d’une figure divine : Bacchus. Faut-il ajouter un autre degré A cette situation complexe, en considérant que Daphnis masquerait aussi un personnage politique romain, César, dont Virgile évoquerait la mort et Papothéose ? C’est ce qu’affirme Servius, dont il faut toujours prendre les témoignages avec précaution, Néanmoins, vu qu'il est question, dans la premiere Bucoligue, Wun iunenis, en qui on identifie Octave (et qui est aussi qualifié de devs), dans la quatrigme, d'un puer, qu’on n’est pas stir de reconnaitre, mais qui renvoie aussi 8 un enfant réel, on ne peut pas exclure la possibilité de ce type de lecture avec Daphnis. $'l s'agit de César, pourquoi serait-il mis ainsi en rapport avec le fondateur de la poésie bucolique, et, travers lui, avec Dionysos ? Dans Ie livre remarquable qu’il a consacré au dieu : Bacchanalia. La répression de 186 av. J.-C. it Rome et ex Italie," Jean-Marie Pailler observe, a propos du texte de Servius, que le verbe transférre implique une adaptation, une acclimatation, ce qui oriente vers l'idée qu'il s'agit d'un culte étranger, et non celui du dieu italique et indigéne du vin. Une glose de Philargyrius donne, son avis, une autre indication sur ce 4 quoi peut faire référence la mise en relation entre Dionysos et César ‘Subiungere tigres : id est, inmites et feras gentes, uel sacra Libe Armenia ad Romam’."* Patris duxit de Lallusion qui est faite ici aux nations sauvages mises sous le joug, done a une victoire militaire, est A rapprocher de la conception du dionysisme monarchique répandu depuis Alexandre dans le monde hellénistique et amplement représenté & Rome." Que César ait cultivé cet aspect du dionysisme, Jean-Marie Pailler en voit des indices dans des manifestations publiques : les Lupercales de 44, qui prirent des allures de Bacchanales et le triomphe afticain de 46, qui donna liew a des mises en sctne grandioses, témoignant, elles aussi, de la volonté c’étre assimilé & Dionysos." est probable, comme Phistorien lesuggére, que Cés visages de Dionysos et qu’il chercha i exploita également d’autres se présenter comme le dispensateur de la 12. Jean-Marie Pailler, Bacchanalia. La répression de 186 av. J.-C. i Rome et en Italie, Rome, 1988, pp. 136. 13. Placer les tigres sous le joug :c'est-A @Arménie & Rome le culte de Liber Pater.” 14. Sur des manifestations dionysiaques de ce type da auron, Quis dew ? Liexpression plastgne des i 223-33. 15. Jean-Marie Pailler renvoie Vérude de Jean-Michel Voisin : ‘Le Vidéologie césarienne’, Anriguitésafriaines, 19, 1983, pp. 7-33. Il cite comme exemple de manifestation dionysiaque ce que rapporte Dion Cassis (43, 22, 1) : Apres le repas du soir, (César) vine au forum chaussé de sandales et couronné de toutes sortes de fleurs; de fil fut ramené ches ui par le peuple pour ainsi dire entier, qui formait cortége autour de Ini, accompagné de nombreux éléphants porteurs de torches.” dre, les nations sauvages et frouches, ou alors ila conduit 5 le monde hellénistique et romain, voir G logies politiques et religienses& Rome, Rome, 1994, pp. ‘omphe afticain de 46 et JACQUELINE FABRE RRIS paix, un demi-dieu promis a ’immortalité et, par la pratique de la cementia, comme le réconciliateur universel d’une Italie mise 4 mal par les guerres cit les On peut en conclure que Ia glose de Servius est le signe d'un rapport entre la figure de Dionysos et César, auquel faisait allusion, de iagon voilée, le texte de Virgile, un rapport qui n’est plus compris par le commentateur. Elle ne doit pas faire de perdre de vue ce qui est, i mon avis, essentiel : le propos explicite du potte qui loue Daphnis pour des gestes appartenant a la mythologie dionysinque, dans le cadre dune communauté agricole dont Pexistence, la cohésion et la perpétuation sont mises en relation avec Ia bienfaisance divine et fondées sur Pexclusion de la violence et des passions. Passons maintenant a deux textes de Tibulle, un auteur qui a voulu intégrer au genre élégiaque une matiére, que Virgile, avec les Géorgiqnes, va réserver au genre didactique : chanter les dieux de la campagne. Je commencerai par Pélégie 1, 7, dans laquelle Bacchus n'est pas célébré directement, mais, comme dans la Bucolique 5, assimilé au Nil, hu au dieu Osiris améme identifié ‘Te canit atque suum pubes miratur Osirim barbara, Memphiten plangere docta bouem.! Ce jeu entre les trois figures se marque aussi dans le texte par le passage d'un nom a Pautre : on trouve au vers 23 ‘Nile pater’, au vers 29 ‘Osiris’, aux vers 39 et 41, ‘Bacchus’, et de nouveau au vers 43 ‘Osir?’. Pour quelle raison ces trois dieux sont-ils honorés comme une seule etméme personne ? Pour leurs bienfaits envers les hommes, qu’lls ont fait passer de la sauvagerie a la culture, Autrement dit, pourla méme raison que le Daphnis de la Bucoligue 5, lui aussi rapproché nommément de Bacchus. Tibulle replace les dons divins dans le cadre général de ’évolution dehumanité, ce quia pour effet de rendre plus explicite leur fonction civilisatrice, Vu action fertilisante du Nil, Pinvention célébrée ici est celle de Pagriculture. Osiris aurait construit la premire charrue, effectué le premier Inbourage, les premitres semailles, les premiéres récoltes de fruits et enseigné la viticulture." De la culture de la vigne dérivent deux autres artes : la musique et la danse. Je m/arréterai sur les termes employés successivement, par Tibulle, comme sujets A partir du vers 33. Au début du vers, le pronom ‘hic’ reprend I"Osiris’ du vers 29 ; 16, Jean-Matie Pailler va jusqu’’a proposer une action plus conertte de César en faveur du dionysisme : Pourquoi ne pas supposer qu'il a rendu a ces populations italiques un dionysisme qui avait pu leur donner des raisons de vivre contre Rome, du moment que cel: influence en faveur dle Rome ... et de César (bid. p. 739). 17.*C’est toi quil chante et qu'il admire comme son Osiris, ce peuple barbare, instruit & pleurer le boeuf de Memphis’ (%. 27-28). 18. On peut noter le choix de termes comme ‘fecit’(v. 29), ‘docu P (v.33 537). 286 FIGURES ROMAINES DE DIONYSOS A LA FIN DUI SIECLE AV. J.-C. aU Vers suivant, on trouve un autre ‘hic’, également en anaphore ; puis un ‘illi? au vers 35. Au vers 37, ce pronom devient un adjectif accoléa illeliguor dans le vers qui évoque la découverte des deux artes : ‘lle liquor docuit uoces inflectere cantu, ... mouit et ad certos nescia membra modos."” Au vers suivant, on trouve le nom ‘Bacchus’, remplacé au vers 43 par ‘Osiris’. Le texte se termine par une prigre au dieu pour qu'il vienne & la féte qui est la circonstance de ce potme : la célébration de anniversaire de Messala, dont Tibulle chante le triomphe au début de son élégie. Vu la formulation choisie, il faut probablement comprendre ces vers comme une allusion aux jeux, danses et vin, & travers lesquels le dieu sera présent : ‘Hue ades et Genium Iudo Geniumque choreis/ concelebra et multo tempora funde mero.” Cette utilisation, de fagon interchangeable, soit d'un nom divin, soit de productions naturelles ou usages humains, rapproche Tibulle de Lueréce philosophe accepte en effet un usage poétique des noms divins pour désigner des réalités physiques et donne pour exemples Neptune a la place de la mer, Cérés au lieu des moissons, Bacchus pour le vin (2, 655-660). Mais, si on s’arréte A ce approchement, on néglige le cadre général mis en place dans cette élégie : 'éloge un personnage public, Messala, qui aboutit, a travers le projet de passer en revue le les lieux of ce général a triomphé, a la célébration du Nil, assimilé 4 Osiris et 3 Bacchus. S'agit-il, comme ce serait le cas dans la Bucolique 5 avec César, d’exalter un chef d’armée et un homme politique, en assimilant ses actes aux bienfaits de Bacchus ? Cela est possible, d’autant que Virgile est un auteur par rapport auquel, de facon constante, Tibulle cherche & se situer.”' La encore, important pour mon propos est le choix de Bacchus, 4 qui sont aussi attribués dans ce texte, avec Pinvention de Pagriculture, les dons de Céres et, avec celle de la musique et des danses, des présents qui auraient pu étre rapportés & Apollon et aux Muses. Comme Tibulle est un poste de l'amour, il a également une vision de Diom conforme au genre de vie qu'il revendique : Non tibi sunt tristes eurae nec luctus, Osiri, .+. sed chorus et cantus et lenis aptus amor sed uarii lores et frons redimita corymbis, fsa sed ad teneros lutea palla pedes et Tyrine uestes et duleis tibia cantu et leuis occultis conscia cista sacris. 19. ‘Crest ce liquide qui a appris a infléchir les voix par le chant eta fait se mouvoir sur des modes fixes les membres ignorants’(v. 37-38). 20. ‘Viens ici et célébre avec nous le Génie de Messala et par le jeu et par les danses et étourdis nos tempes avec beaucoup de vin pur’ (x. 49-50). 21. Voir J. Fabre-Serris, 'L'Flégie et les images romaines des origines : les choix dle Tibulle’, La représentation du temps dans la pose augustéeane / Zur Poctk der Zeit in Augusteischer Dichtung, ed. J. P. Schwindt, Heidelberg, 2005, pp. 141-37. 22. Tu n’as en partage ni les tristes soucis ni le deuil, Osiris; ce qui te convient, ce sont la danse, le 287 JACQUELINE FABRE-SERRIS Si lon a a Pesprit le fait que Tibulle vient @opérer un rapprochement entre Bacchus et un fleuve et un dieu égyptiens, doit-on faire abstraction du fait que ce pays, devenu province romaine, avait été, peu de temps auparavant, le séjour de ‘Mare-Antoine ? L’amant de Cléopatre s'y était proclamé ‘Neos Dionysos’ et avait formé une association, dite ‘de la vie inimitable’, dont les membres se livraient 3 de folles surenchéres en matiére de luxe et de plaisirs.”* Peut-€tre la vision de Bacchus proposée ici sert-elle, en quelque sorte, de correctif’a ces dérives. Ce que Tibulle choisit dintégrer, dans la série des éléments qui font partie du développement ultime de la vie en société, c'est, en effet, son propre idéal du lewis amor (auquel Pélégie liminaire de son recueil a donné pour cadre le ‘pauvre domaine paternel’), en prenant soin d’y adjoindre, outre les danses ct les chants, les cérémonies sacrées des mystéres. Ona remarqué qu’un autre texte écrit en Phonneur de Messala faisait une place importante au vin. Dans Pode 3, 21, Horace annonce qu'il va ouvrir une amphore de views cépage pour Corvinus. Quoique ce dernier soit imprégné des dialogues socratiques, il ne la dédaignera pas. Suit une énumération des bienfaits du vin, dont Paction est toujours positive : il change la dureté en douceur, la souffrance en espoir, la crainte en courage, et est accompagné de Vénus et des Graces. Ce texte reprend des fopoi : il a été mis en rapport avec les épigrammes 5, 134, 135, 136 et 137 du livre 5 de PAnthologie Palatine, oti il est question de verser du vin dans un contexte amoureux. Dans la premiére de ses épigrammes, deux philosophes, Zénon et Cléanthe, sont priés de se taire pour laisser place & Eros doux-amer. Vu la pratique allusive de la poésie latine, cette ode renvoie forcément & des motifs poétiques de Messala ou de son cercle. La premiére possibilité n'est pas exclue, si ’on pense aux vers 59-60 du Catalepton 9, une élégie en Phonneur du général-po’te. Mais la seconde est probable : la dernitre élégie de Lygdamus, est, comme les élégies 1, 7 et 2, 1 de Tibulle, un éloge de Bacchus, Ce po’me commence par une priére : ‘Candide Liber, ades’, que le podte adresse au dieu, dont il réclame aide. Cette présence sera effective grace au vin versé généreusement & Pauteur méme de ces vers, qui a été quitté par sa maitresse. Je ne commenterai pas dans le détail ce texte ; il sagit d’un éloge du vin comme reméde & l'amour, ot equivalence entre le dicu ct le vin est ouvertement proclamée : ‘conuenit ex aequo nec torwus Liber in illis/ qui se quique una uina iocosa colunt’ chantecle léger amour, les leurs aux coulet sur de tendres pieds, les vétements tyriens, la fltite cérémor ges’ (v. 43H). 23, Plucarque, Vie d’Autoine, 28 24. ‘Nos ea quae tecum finxerunt earmina divi, Cynthius et Musae, Bacchus et Aglaie’ : ‘nous uu dous: chant, la corbeille légére qui connait les (rappellerons) ces chants que composérent avec toi les dicux, celui du Cynthe, les Muses, Bacchus et Aglae’ (59-60). 25. ‘Bacchus est en accord, de la méme manire, et sans les regarder de travers, avee ceux qui Phonorent en m ps que le vin dispensateur de jeux’ (19-20). 288 FIGURES ROMAINES DE DIONYSOS A LA FIN DU IY SIECLE AV. J.-C. On trouve le méme motif chez-un autre poste élégiaque, Properce : dans Pélégie 3, 17, le podte est prét a se changer en Pindare pour célébrer le dicu, ce dernier Vaffranchit de son esclavage amourenx en Pendormant. Il donne un échantillon de cette nouvelle inspiration, en pass nt en revue les grands épisodes du retour de Bacchus des Indes, et conclut sur Pimage du temple du dieu, arrosé, dans le cadre de ses saera, de libations de vin pur. Le fait qu’on ait, avec plusieurs potmes, une adaptation d’un éloge de Dionysos au genre de vie élégiaque, est révélateur de importance prise p culture romaine, L’élégie est alors, par excellence, le le dieu dans la ¢ revendiqué comme moderne, celui qui est pratiqué dans les deux grands cercles littéraires de la capitale Passons maintenant au deusizme texte de Tibulle qui fait l’éloge de Bacchus, Pélégie 2, 1. Ce texte, qui commence par Pévocation dune féte agricole, inclut un hymne auy dieux de la campagne : ‘rura cano rurisque deos’ (v. 37). Il est précédé de quelques vers oit Messala est invoqué, dans une fonction qui Papparente A une divinité, comme l'inspirateur de cet éloge, aprés que le poéte a fait allusion A une amphore de vin descellée pour occasion et A ces effets sur les assistants : ‘... bene Messalam sua quisque ad pocula dicav’”* Les dieux de la campagne sont loués pour leur rdle civilisateur. Le vocabulaire choisi (his magistris’ au vers 37, ‘docuere’ au vers 39, ‘docuisse’ au vers 41) désignent en eux des éducateurs, 3 qui les hommes doivent la construction des premieres cabanes, Ia domestication des taureaus, Pinvention de culture, la viticulture, les céréales et Papiculture, Comme dans Pélégie 1, 7, i est aussi question de la découverte du chant et de la musique, qui est ici explicitementateribuée au pay a roue, l’arbori- san : dans ses moments de repos, le laboureur (‘adsiduo ... satiatus aratro’) aurait modulé sur une flaite un chant destiné aux dieux ‘carmen, ut ornatos disceret ante deos’). L’art poétique et musical est donc une invention humaine, qui aurait eu, a origine, une fonction religieuse. Le dieu cité alors par le potte (qui fera ensuite allusion aux Lares et i Cupidon) est Bacchus, & propos de Vinvention de la danse, mentionnée immédiatement apres et dont on peut supposer quelle a été concomitante avec celle de la poésie chantée : Agricola et minio suffusus, Bacche, rubenti «+» primus inexperta duxit ab arte choros.” Ces danses, qui sont une allusion au thiase, étaient suivies, précise le potte, d’un sacrifice, considérable eu égard aux faibles ressources (alors: celui d’un boue, On. retrouve, 4 larriére-plan littéraire de ce texte, le livre 5 du De rerum natura, Dans 26. ‘Que chacun, la coupe & la main, dise ‘Bonne santé A Messala’ (2, 1,31). ‘Le paysan, couvert de minium rouge, conduisit, le p technique qu'il n’avait pas expérimentée’ (55-36). ier, des danses en se servant d'une 289

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