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CONJUGALITÉ ET MOBILITÉ PROFESSIONNELLE : LE DILEMME DE

L'ÉGALITÉ

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Isabelle Bertaux-Wiame

L'Harmattan | « Cahiers du Genre »


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2006/2 n° 41 | pages 49 à 73
ISSN 1298-6046
ISBN 9782296019153
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2006-2-page-49.htm
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Pour citer cet article :


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Isabelle Bertaux-Wiame, « Conjugalité et mobilité professionnelle : le dilemme de
l'égalité », Cahiers du Genre 2006/2 (n° 41), p. 49-73.
DOI 10.3917/cdge.041.0049
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Cahiers du Genre, n° 41/2006

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Conjugalité et mobilité professionnelle :
le dilemme de l’égalité

Isabelle Bertaux-Wiame

Résumé
La clause de mobilité géographique comme condition d’avancement
régulier dans la carrière se généralise y compris pour des professions répu-
tées sédentaires. Nous nous appuyons ici sur une enquête qualitative menée
auprès d’une quarantaine de cadres bancaires, hommes et femmes, dont
l’évolution de carrière est conditionnée par leur aptitude à accepter de tra-
vailler dans une autre ville ou une autre région, à intervalle régulier. Cette
gestion du personnel bancaire repose sur l’idée implicite que ‘la famille
suivra’. Sédentaires ou mobiles, les couples tentent de résister aux pres-
sions professionnelles pour préserver une vie commune au prix de renon-
cements parfois douloureux, la mobilité géographique constituant un fac-
teur aggravant des inégalités au regard du registre professionnel. Ces
arrangements trouvent cependant leurs limites lorsqu’un des conjoints, le
plus souvent l’épouse, refuse de ‘suivre’, ce qui peut conduire à une forme
d’intermittence de la vie conjugale. Ces phases conjugales ne sont pas
équivalentes pour les deux membres du couple mais, davantage subies que
choisies, elles n’en présentent pas moins une expérience inédite de conju-
galité en même temps qu’une mise à l’épreuve.

COUPLES — MOBILITÉ PROFESSIONNELLE — SECTEUR BANCAIRE — CADRES —


STRATÉGIES — RÉSISTANCES — CARRIÈRES PROFESSIONNELLES

Ce n’est pas la peine d’être en couple si c’est pour vivre loin


de l’autre (homme, cadre bancaire, 45 ans).
Que savons-nous des couples dont l’un des membres est
contraint à une mobilité géographique professionnelle ? De leurs
arrangements ? Des compromis qui touchent leur vie privée et
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organisent leur vie professionnelle ? C’est à ces questions que
nous tenterons de répondre en prenant appui sur une enquête
menée par entretiens auprès de cadres bancaires, des hommes et

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des femmes soumis dans leur parcours professionnel à des in-
jonctions de mobilité géographique. Dans le réseau d’exploita-
tion du secteur bancaire, faire carrière signifie bien souvent
vivre une mobilité géographique et donc des changements de
résidence suivant un rythme imposé par l’entreprise. Or, ‘vivre
en couple’ et ‘vivre ensemble’ apparaissent comme deux dimen-
sions indissociablement liées et sonnent comme des équiva-
lences. Si la concordance des temps sociaux est aujourd’hui
malmenée par la crise économique (indépendance financière
avec le premier emploi, décohabitation du foyer parental et mise
en couple), un aspect de cette concomitance reste pérenne : celui
qui lie la mise en couple avec un habitat commun, prémisse
d’un projet familial. La notion de résidence ‘principale’ comme
domicile conjugal ne renvoie pas seulement à une définition
fiscale mais à un fondement de la légitimité du couple 1. Les
phases de non-cohabitation d’un couple ne pourraient alors
qu’être imprévues, subies en raison de contraintes supérieures
justifiant sans ambivalence la séparation physique sans qu’il y
ait pour autant doute sur l’existence du lien conjugal. Le couple
moderne se choisit pour raisons affinitaires et se réalise à
travers un échange permanent et non plus un principe statutaire
indéfectible. Le domicile commun est dans cette perspective
une preuve manifeste de la bonne qualité du lien conjugal et la
séparation spatiale un risque d’affaiblissement, voire l’aveu de
sa mise en question. Justifier ces périodes autrement qu’en
accusant des contraintes extérieures serait prendre le risque de
poser les premiers jalons d’une séparation. Pour être en couple,
il faut vivre ensemble.
Pourtant, on observe des phénomènes de non-cohabitation
chez des individus se présentant comme formant un couple. De
tradition, les métiers ‘ambulants’ ou les secteurs qui mobilisent
des salariés sur des sites géographiques précis comme des
chantiers de construction, ont impliqué structurellement des

1
Pour un approfondissement de cette question, voir les travaux de l’atelier
SRAI (Bonvalet, Gotman 1993 ; Bonvalet, Gotman, Grafmeyer 1999).
Conjugalité et mobilité professionnelle… 51

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contraintes qui obligent à l’éloignement du domicile conjugal
de l’un des membres, plus souvent l’homme que la femme. De
même, on trouve dans le secteur public des affectations de poste

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pouvant entraîner un éloignement du domicile familial si le
reste de la famille n’accepte pas — ou n’a pas la possibilité —
de déménager. Les couples où l’un des conjoints exerce une
profession de ce type ont généralement connaissance au départ
des règles du jeu.
Dans le secteur privé, la mobilité d’emploi peut être perçue
comme un critère de dynamisme et érigée en marque de réussite
potentielle. Cette généralisation de la mobilité géographique
comme élément de gestion du personnel dans les entreprises
s’accompagne d’un processus plus global de valorisation de la
mobilité, sous des formes multiples, mais toujours comme
valeur à laquelle doivent adhérer les individus. La sédentarité
étant, à l’inverse, assimilée à de l’immobilisme. Cette idée de
mobilité est associée à celle de disponibilité et définit l’individu
au travail comme libre de toutes attaches. Ces jeux de mobilité
constituent un véritable outil de management. C’est ainsi qu’un
haut responsable des ressources humaines d’une banque multi-
nationale peut déclarer que, dans le secteur bancaire, « la
mobilité [géographique] n’est plus une question », signifiant par
là que le salarié devait se rendre disponible à toute éventualité
de ce type… s’il voulait faire carrière. De fait, les contrats
contiennent de plus en plus souvent une clause de mobilité géo-
graphique que le signataire est tenu de respecter. Quels effets
ces injonctions ont-ils sur les couples biactifs aux aspirations
professionnelles de plus en plus comparables ?
Cette question est au cœur de l’enquête que nous avons
menée, (cf. note 2) auprès d’une quarantaine de cadres bancaires
(Bertaux-Wiame 2003). Avec pour objectif de comprendre
comment ces cadres mariés, pères et mères de famille, par-
viennent ou non à trouver des solutions compatibles avec leur
vie privée et à quels arrangements dans leur vie privée comme
professionnelle ils aboutissent 2. Certes, les contraintes géo-
2
Nous avons mené ces entretiens biographiques auprès d’une quarantaine
d’hommes et de femmes, cadres bancaires, mariés et parents, sur leur lieu de
travail, se trouvant dans l’une de ces trois périodes, en début, au milieu ou en
fin de carrière. L’entretien était orienté vers les interactions conjugales et le
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graphiques affectent différemment les individus selon leur posi-
tion professionnelle, leur situation familiale, leur sexe… Mais
l’un des résultats de la recherche a été de souligner que ce sont

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des facteurs aggravants des inégalités professionnelles. Les
décisions d’ordre professionnel sont alors bien davantage qu’un
simple échange lors des conversations conjugales (au sens de
Berger 1988) pour devenir un enjeu central de négociation. En
effet, ces cadres, plus souvent des hommes, soumis individuel-
lement dans leur travail à ces exigences de mobilité, doivent
trouver des arguments pour convaincre leur conjoint de l’intérêt
d’un ‘nomadisme géographique’. Car il n’est guère envisa-
geable que la famille ne suive pas. Tout y concourt. L’idéologie
du couple, l’engagement familial, l’aspiration du cadre à avoir
une mobilité professionnelle dans son parcours. Sans oublier la
position des directions bancaires qui préfèrent un cadre en
famille que sans, pour une meilleure sérénité au travail. Et c’est
au nom de motifs familiaux, privés et non professionnels que les
propositions de mobilité géographique associées à l’assurance
de bonnes carrières sont faites en priorité aux cadres masculins.
Ce n’est pas tant que les femmes seraient moins compétentes,
ou qu’elles seraient susceptibles de prendre des congés de
maternité, mais bien parce qu’elles sont mariées et, comme
telles, soumises à un rapport social qui subordonne leur propre
disponibilité à celle de leur mari que ces propositions ne leur
sont pas faites. Dans les pratiques comme dans les représen-
tations, la position professionnelle masculine reste encore consi-
dérée comme ayant une valeur sociale supérieure à celle d’une
femme. Les directions du personnel supposent donc qu’a priori
leurs cadres féminins ne sont pas prêts à une mobilité géo-

parcours du conjoint a été systématiquement recueilli. Deux groupes bancaires


nous ont permis d’ouvrir trois types de terrains. Deux terrains appartenant au
même groupe, en région parisienne et dans une grande ville de province, le
troisième lié à une banque régionale ayant récemment rejoint un grand groupe
bancaire, en région aquitaine ; au total trois contextes sociaux et marchés
d’emploi très contrastés. Limitée au territoire national, la mobilité concerne
autant celle entre les régions qu’au sein d’une même région. Toutes les mobi-
lités professionnelles ont posé un dilemme aux couples pour le lieu de leur
résidence. Paris — et dans une moindre mesure en métropole régionale — fait
exception en raison d’un marché immobilier particulier, en dépit de trajets
parfois très longs qui pèsent sur la vie familiale.
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graphique du fait de leur dépendance aux conditions profession-
nelles de leur conjoint. Le fait qu’une décision d’ordre profes-
sionnel transite par un arbitrage conjugal a deux conséquences :

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d’une part, la mise à l’épreuve de la domination masculine et,
d’autre part, l’intériorisation par le salarié d’une décision d’ordre
professionnel comme choix personnel dont il devient dès lors
responsable. Le dilemme est alors posé au sein du couple. Quels
arguments chaque conjoint va-t-il, peut-il, mobiliser envers
l’autre au nom de ses intérêts individuels ou au nom du bien
commun, pour peser dans la négociation conjugale ? L’enjeu est
de taille car il s’agit de choisir entre rester ‘ici’ avec l’autre
mais sans la carrière et sa vie ‘là-bas’ avec carrière mais mise
en question du couple. La négociation est serrée, car quel qu’en
soit le résultat, le conjoint a sa responsabilité engagée dans un
processus de décision qui devient celui du couple et non plus du
seul conjoint à l’origine du dilemme. Comme me le rapportait
avec une grande lucidité cette boulangère :
En épousant mon mari, j’ai épousé son métier… comment voulez-
vous que je l’empêche de s’installer [comme artisan], c’était son
avenir qui était en jeu.
Ces couples de cadres bancaires que l’on pensait aux anti-
podes des couples de boulangers, en sont fort peu éloignés en
ces moments de vérité conjugale. Car, plus la situation conju-
gale répond à un principe égalitaire, plus la construction d’une
carrière à mobilité géographique va provoquer une forte tension.
Nous examinerons les différentes stratégies développées par ces
couples, où l’un des deux est cadre bancaire, comme réponse
conjugale au dilemme initié par les logiques de leur secteur
professionnel. Certains vont chercher à résister souvent en
donnant priorité à la sédentarité, garante à leurs yeux d’un équi-
libre de vie indispensable au bien-être de leur famille. D’autres
vont opter pour des parcours à une seule carrière au détriment
de l’engagement dans une carrière du conjoint, configuration
qui, pourtant, peut évoluer au cours de la trajectoire. Enfin, à
certains moments de leur existence, ils ne trouveront pas d’autre
solution que d’opter pour une non-cohabitation résidentielle
qu’ils souhaitent certes temporaire mais qui soumet le couple et
la vie familiale à une expérience inédite dont l’issue reste par-
fois incertaine.
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Couples sédentaires : des stratégies de résistance

La mobilité géographique sous contrainte professionnelle

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représente un tel coût personnel que les salarié(e)s cherchent
tout d’abord à l’éviter, surtout lorsqu’elle entre en contradiction
avec les aspirations du conjoint.
Un premier mode d’évitement serait de rester célibataire le
plus longtemps possible. Ainsi, ces derniers peuvent librement
évoluer de poste en poste et engranger rapidement les bénéfices
de leur disponibilité. Sans pour autant nécessairement renoncer
à un attachement amoureux. C’est l’installation commune qui
est retardée, à l’exemple de nombreux jeunes couples non
cohabitants, même lorsqu’ils vivent dans la même ville. C’est
un jeu risqué au plan de la vie personnelle qu’il faut contrer par
des retrouvailles réussies avec l’autre, comme pour ce jeune
couple qui prend patience, en se retrouvant toutes les fins de
semaine, chez elle (en région parisienne) ou chez lui (dans le
sud-ouest). Pour elle, il s’agit de consolider son expérience et
d’obtenir le poste d’analyste financière qu’elle convoite. Une
fois sa promotion obtenue, elle fera alors une demande de
mutation pour le rejoindre. Elle aurait pu accélérer son départ,
mais avec le risque de ne pas avoir l’expérience professionnelle
indispensable pour le niveau hiérarchique souhaité. Ce report de
conjugalité permet à chacun d’eux de construire des parcours
individuels professionnels mobiles pour mieux viser ensuite une
sédentarité à leurs yeux souhaitable à la vie de famille. Ces
situations qui se rencontrent chez les jeunes diplômées sont
rarement aussi explicites que dans le cas évoqué. De fait, elles
correspondent à une période où le couple peut encore se dire à
l’essai et où les engagements, pourtant largement dominés par
les enjeux professionnels, sont multiformes. Cette autre jeune
femme hésite encore entre tout faire pour rejoindre en province
l’homme qu’elle fréquente et avec qui elle souhaite vivre, et
rester dans son agence parisienne, où on lui propose un poste
intéressant si elle suit une formation qu’elle ne pourra pas avoir
ailleurs. Le dilemme est réel mais le couple n’est pas à ses yeux
encore suffisamment assuré : pour l’instant, elle garde son poste
et fait les trajets en fin de semaine.
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Une carrière quand même… si on peut !
Certains refusent toute idée de mobilité géographique. Ils
déploient alors des stratégies pour se construire néanmoins un

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parcours professionnel estimable. Dans cette perspective, c’est
moins l’aspect promotionnel qui prend de l’importance que la
nature du travail, l’ambiance, les horaires et le temps de trans-
port compatibles avec la vie de famille. Ce profil de carrière, on
ne s’en étonnera pas, se décline le plus souvent au féminin. Les
résistances des femmes à la mobilité géographique font d’elles
un personnel mobilisable dans un périmètre limité. Et leur
sédentarité prévisible devient un atout dans l’organisation du
travail bancaire, car les cadres mobiles ne sont productifs qu’à
condition de prendre appui auprès d’un personnel fiable séden-
taire et le plus souvent ayant un statut de technicien. Ce n’est
donc pas la mobilité pour tous qui est exigée, mais une
contrainte spécifique qui produit des parcours différenciés de
mobilité pour les uns (masculins), de sédentarité pour les autres
(féminins) 3.
L’exemple suivant montre les formes que peut prendre la
résistance au féminin : cette femme de 35 ans a commencé très
jeune dans une petite agence de banlieue parisienne où elle
réceptionnait la clientèle au guichet. Elle a ensuite gagné une
agence plus importante où elle s’est occupée de particuliers,
puis de professionnels de PME-PMI 4. Cette évolution constitue
pour elle « une chance tant il faut prendre en considération un
grand nombre de facteurs ». Passionnée par son métier de
conseillère financière, elle n’a jamais envisagé de quitter son
emploi, bien qu’avec trois enfants elle doive jongler avec les
horaires. Mais il n’a jamais été question non plus de mobilité
géographique : « Je sais que c’est pénalisant pour ma carrière. »
Sa mobilité est à la mesure de la faisabilité des déplacements
entre son domicile et son lieu de travail. Son mari, à la tête
d’une petite entreprise en bâtiment, s’est constitué une bonne
clientèle dans la région où ils ont fait construire une maison
près des grands-parents, « Heureusement qu’ils sont là pour les
enfants, car parfois il m’arrive de rentrer tard. » Elle candidate
3
Voir, sur ce sujet, Luc Boltanski et Ève Chiapello (2002).
4
Petites et moyennes entreprises ; Petites et moyennes industries.
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pour un poste identique mais dont les horaires décalés lui
faciliteront les trajets.
Ces considérations sur le périmètre géographique possible,

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les trajets, la compatibilité des horaires… reviennent sans cesse
dans les évaluations que font les femmes de leurs conditions de
carrière. Moins que le parcours promotionnel et sa dynamique,
la conciliation du travail et des charges familiales reste au pre-
mier plan des préoccupations féminines, même pour cette autre
femme cadre d’une quarantaine d’années qui occupe un poste
de responsabilité stratégique en Île-de-France. Elle pouvait pour-
tant compter sur son mari, cadre bancaire également qui,
menant une carrière davantage axée sur des compétences d’ex-
pertise, a toujours réussi à concilier des horaires de travail avec
leurs contraintes familiales. Option masculine peu fréquente,
car ces ‘niches d’expertise’ correspondent plus souvent à des
stratégies de femmes cadres qui, tout en exerçant un travail
intéressant, se gardent ainsi une marge de manœuvre pour
suivre le cas échéant leur conjoint tout en gardant leur emploi.
Par contre, les cadres masculins, tout en restant sédentaires,
sans doute parce qu’ils ont une vision plus exigeante de ce
qu’est une carrière, sont prêts à accepter des conditions de
travail plus lourdes : longs trajets, horaires contraignants. Leur
souci de rester sur place ne doit surtout pas être considéré
comme l’acceptation d’une carrière au rabais, ni comme la mise
en cause de leur investissement professionnel. À l’inverse, les
femmes sont toujours suspectes, lorsqu’elles refusent la mobi-
lité, de donner une priorité au familial. À cet égard, les con-
traintes de mobilité géographique liée à la carrière sont bien des
facteurs aggravants des inégalités entre cadres féminins et mas-
culins, alors même que leur niveau de diplômes est sinon
identique du moins comparable.
C’est un infléchissement discret de carrière qui sous-tend le
parcours de ce cadre, la bonne cinquantaine, arrivé à un poste
de direction en région parisienne. Il aurait pu prétendre à une
carrière plus prestigieuse s’il avait accepté de partir en province.
Son épouse exerçant une profession libérale ne peut — ni ne
veut — ‘s’exiler’ : se refaire une clientèle ailleurs n’est pas
assuré du succès. Il a fini par occuper des postes équivalents en
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importance sinon en contenu. Il évalue positivement sa situation
professionnelle à partir de raisons autant personnelles que pro-
fessionnelles, notamment celle d’avoir respecté l’engagement

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professionnel de son épouse. Lorsqu’un couple est confronté à
une contradiction de ce type, c’est le conjoint qui a la marge de
manœuvre la plus large qui résiste aux pressions de mobilité
géographique. Ces configurations présentent des conditions in-
téressantes d’égalité conjugale empirique en respectant un équi-
libre entre les deux parcours professionnels. La sédentarité serait-
elle une condition nécessaire (mais sans doute insuffisante)
d’un arrangement égalitaire au sein du couple conjugal ?

Des parcours de mobilité :


tensions et compromis conjugaux

Les couples qui optent pour une mobilité géographique le


font sous la pression de leur hiérarchie et dans la perspective
d’une carrière professionnelle assurée. Des salaires plus élevés
et une reconnaissance professionnelle contribuent à cette atti-
rance. Bon nombre d’entre eux considèrent la mobilité géo-
graphique comme inévitablement associée à leur carrière et tout
aussi inévitablement associée à un changement de résidence
pour toute la famille. Une telle attitude se rencontre encore plus
fréquemment chez ceux qui sont conscients d’avoir un bagage
scolaire moins élevé que celui de certains de leurs collègues et
qui aspirent cependant à une carrière identique, malgré un coût
privé important pesant principalement sur le conjoint contraint
de suivre le mouvement. Refuser cette mobilité géographique,
c’est prendre le risque d’une carrière plus ralentie. L’accepter
va contraindre le conjoint à délaisser ses propres investisse-
ments professionnels, voire à abandonner toute idée d’emploi.
En dernier ressort, la décision repose sur la conviction plus ou
moins implicite que la famille ‘suivra’, et même qu’elle accep-
tera de le faire à nouveau quatre ans plus tard (moyenne de
rotation des postes). En bref, que le groupe familial, autour du
‘mobile’, acceptera une déterritorialisation de sa vie sociale sans
en avoir eu vraiment l’intention ni la maîtrise d’en contrôler les
effets. Un certain rapport au temps et à l’espace est ainsi brisé
qu’il faudra reconstruire à chaque déplacement (Sennett 2000).
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Dans la très grande majorité, le ‘mobile’ est un homme qui
parvient à convaincre sa compagne d’abandonner son travail,
son entourage familial, ses amis, pour aller habiter dans un

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endroit par définition non choisi. Le pouvoir de conviction de
ces cadres s’enracine dans la domination de leur position pro-
fessionnelle sur celle occupée par leurs conjointes, créant ainsi
des conditions productrices d’inégalités dans les négociations
conjugales. Il est à l’inverse plus rare qu’une femme parvienne
à mobiliser des arguments suffisamment convaincants pour que
son conjoint quitte son emploi pour la suivre. Les quelques cas
d’inversion de situations rencontrés sont le plus souvent des
exceptions qui ne font que confirmer la règle générale d’un
rapport de domination masculine à l’œuvre dans les registres de
la vie privée comme professionnelle.
À partir du moment où le couple accepte une mobilité géo-
graphique, il entérine en même temps une division sexuée
assignant l’une à la sphère privée et l’autre à la sphère pro-
fessionnelle. Division qui se confirme à chaque changement de
poste. Le lieu de la résidence principale de la famille est ainsi
subordonné au périple proposé — imposé — par l’entreprise et
chaque déplacement est l’occasion de découvrir un environne-
ment nouveau dont rien ne vient assurer qu’il sera bénéfique
aux attentes des autres membres de la famille. Chaque dépla-
cement se présente donc comme une aventure dont l’employeur
est censé garantir des conditions nécessaires à rendre la
situation positive. Un échange donnant-donnant constitue une
part implicite du contrat entre l’employeur et le salarié, qui à
son tour doit traduire sa réussite aux yeux de sa conjointe, et de
ses enfants, notamment en assurant des conditions compensa-
trices au fait d’être des ‘déracinés’. Le paradoxe de cette
situation est que la solidarité conjugale devient un élément
essentiel dans le succès de l’entreprise et ces mobilités ont
comme effet fréquent de renforcer le couple qui doit ensemble
faire face aux installations successives. Or, la prise de poste
n’est jamais une routine pour le cadre qui doit trouver sa place
au sein d’une nouvelle équipe et c’est sur son épouse que re-
posent les démarches nécessaires au bon fonctionnement de la
vie familiale qui va en retour favoriser son insertion locale. La
division du travail entre les sexes est ici éprouvée comme
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tâches complémentaires découlant de ces parcours de mobilité.
Dans cette perspective, les inégalités de départ se diluent dans
un processus de transformation d’une ambition professionnelle

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‘au nom de la famille’ en un projet de couple ‘pour la famille’,
renforçant du même coup le sentiment de solidarité conjugale
dans la durée.
La carrière pour l’un, la famille pour l’autre :
un arrangement qui relève d’une évidence ‘naturelle’
Les couples qui ont opté pour un mode de vie fondé de fait
sur une division traditionnelle de l’homme pourvoyeur et de la
femme au foyer n’appartiennent pas forcément aux générations
les plus anciennes du corpus. Le clivage se situe ailleurs, dans
des représentations du monde social où le privé — familial —
et le public — professionnel — fondent leur articulation sur un
processus de différenciation entre les sexes, chacun ayant son
rôle à jouer.
Ces choix résultent d’un jeu à trois partenaires, les deux
membres du couple et l’employeur, puisque ce dernier doit
compenser la mobilité de toute une famille par l’assurance
d’une carrière bénéfique pour l’un de ses membres 5. C’est à ce
prix que l’épouse qui va laisser activité, entourage, parents et
proches accepte de le suivre dans un lieu qui lui est étranger et
pour lequel elle n’a anticipé aucun projet : elle en espère pour
elle et sa famille une position sociale enviable ou tout au moins
satisfaisante au regard de ses attentes. L’accord conjugal s’ins-
crit donc dans un pari de confiance avec l’employeur. Même
s’il n’est que relatif, ce rapport de confiance doit se concrétiser
par un parcours ascendant marqué par une progression des
postes. La légitimité des déplacements successifs trouve sa jus-
tification dans la valorisation collective de la position sociale
familiale et pas seulement dans celle, individuelle, du parcours
professionnel.
Commencée en région parisienne, la trajectoire de ce cadre,
la cinquantaine, rencontré dans une petite ville de province, est

5
À cela, il faut ajouter des aides de nature différente qui accompagnent démé-
nagement et installation de la famille (financière, logement, démarches admi-
nistratives, etc.).
60 Isabelle Bertaux-Wiame

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déjà longue. Il n’était encore qu’employé de banque quand il
rencontre dans la même agence de banlieue sa future épouse,
également employée. Lorsque, quelque temps après, leur hiérar-

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chie propose à chacun d’eux de suivre une formation pour de-
venir cadre, c’est sans hésitation que le mari s’y engage. Cette
formation, prenante mais très valorisante, fait partie des avan-
tages de ce secteur pour des salariés entrés jeunes sans diplôme
supérieur. La refuser a pour conséquence le maintien dans des
emplois bancaires subalternes. En revanche, l’accepter, c’est à
la fois montrer sa disponibilité et son engagement dans une
dynamique promotionnelle. À ce stade de leur trajectoire, il y a
eu peu d’hésitation : le mari allait suivre sa formation, l’épouse
mettre au monde leur premier enfant tout en continuant à
travailler. Cette situation est restée stable jusqu’à ce qu’on pro-
pose au cadre nouvellement promu un poste en province. Le
couple doit alors rapidement prendre une décision qui, à leurs
yeux, devait orienter le reste de leur vie : refuser et garder deux
emplois mais compromettre l’hypothèse d’une carrière accomplie,
ou au contraire faire le choix de la seule carrière masculine en
considérant que la perte d’emploi de l’autre sera compensée par
un salaire en conséquence. C’est bien l’hypothèse de la perte de
l’emploi féminin qui se révèle la plus ‘évidente’, en quelque
sorte, la plus ‘naturelle’, qui sera retenue.
Mais cette décision est lourde de conséquences car elle initie
un mode de vie qui, au fil du temps, s’affirmera progressive-
ment comme irréversible, avec obligation de réussir pour le
conjoint qui travaille. Les jeux sont faits :
C’était vraiment une décision difficile à prendre, nous avons
beaucoup discuté car une fois la décision prise, il fallait
assurer… et je crois que j’ai assuré… 6
Pourtant, les propos tenus par notre interlocuteur reflètent des
incertitudes et des doutes sur la décision prise. Car, ce qui paraît
‘aller de soi’ lorsque les potentiels entre les conjoints sont très
inégaux l’est beaucoup moins lorsque la conjointe exerçant un

6
Cadre supérieur d’une cinquantaine d’années rencontré sur son lieu de tra-
vail en province, alors qu’il venait d’accepter une nouvelle mutation en région
parisienne « qui allait mieux plaire à sa femme ».
Conjugalité et mobilité professionnelle… 61

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métier pouvait envisager elle aussi un avenir professionnel
autonome. Mais une fois la décision prise :
On ne pouvait pas revenir en arrière, ça n’aurait pas eu de sens

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et puis on en a profité aussi, les enfants ont grandi dans des
conditions familiales plus que bien…
Cependant, tout ne va pas nécessairement comme on le
souhaitait au départ et des déceptions peuvent naître. Certains
lieux peuvent être pris en aversion, comme le rappelle cet autre
cadre proche de la retraite.
Jusque-là, on se plaisait mais là, ma femme n’a pas du tout
apprécié le quartier, la ville, même l’immeuble.
Cette période n’est pas un bon souvenir même si « on a tenu
bon, mais ma femme a bien failli retourner auprès de ses
parents ». Il rapproche cette mauvaise expérience de celles de
collègues qui se sont terminées par un divorce « à cause de ce
genre de problèmes, quand on ne se plaît pas… ». Cette relation
de cause à effet s’est trouvée à plusieurs reprises confirmée lors
des entretiens, comme pour ce cadre de 45 ans, depuis remarié :
Pas de chance, le premier poste, c’était dans un quartier où il
n’y avait que des grands ensembles ! Ma femme venait d’une
petite ville et avait toujours vécu dans une maison, elle n’a pas
supporté, déjà quitter sa famille pour une région inconnue, mais
quand elle a vu où on allait vivre ! Elle n’a pas pu s’y faire et,
au bout de trois mois, elle est repartie.
On ne peut affirmer que ces mobilités géographiques sont à
elles seules des déclencheurs de divorces — il y a bien d’autres
motifs — mais on peut supposer que, dans certains cas, la
mobilité favorise l’émergence de conditions de séparation, dans
la mesure où ce qui est généralement tenu tacite dans un couple,
est ici rompu par l’obligation que la situation du nomadisme
professionnel fait au couple de verbaliser davantage les enjeux
et les attentes de la vie commune.
La carrière… mais pas à n’importe quel prix
Un autre mode de ‘contrat’ implicite s’élabore pour des couples
sans doute plus sensibles aux incertitudes de la vie, plus sou-
cieux de préserver un équilibre entre les conjoints au regard du
double investissement familial et professionnel. Cela s’avère par-
fois faisable lorsque le conjoint dispose d’un statut — comme
62 Isabelle Bertaux-Wiame

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celui de la fonction publique — qui lui permet de reporter
l’exercice de son métier à une période ultérieure sans perdre son
droit à l’emploi. Plus généralement, ces couples entendent

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conserver une indépendance dans le jugement porté sur leur
situation à l’aune des cartes qu’ils ont en mains. Or, ces cartes
changent au fil du temps et les décisions ne peuvent rester
identiques, même si les règles de mobilité, elles, le sont. Aucun
contrat conjugal implicite n’oriente définitivement leur trajectoire :
illusion ou pas, ils veulent croire qu’ils gardent une liberté
d’action par rapport aux injonctions de mobilité qui leur sont
faites. Ils veulent penser qu’ils peuvent à chaque instant accep-
ter ou refuser. Toutefois, cela ne leur interdit pas une certaine
rationalité dans leurs choix et un certain réalisme. Pourtant,
cette différence, ténue en apparence, donne un sens particulier
au statut de chacun des conjoints : pas de femme au foyer pour
toujours et pas d’homme carriériste totalement.
Dans cette configuration, se démarquant du modèle dominant
où la dévolution sexuée des rôles sociaux, en pratique ou dans
les représentations, est naturalisée, c’est autour de la légitimité
des priorités de chacun que les négociations se jouent. Il faut
que le jeu en vaille la peine pour justifier les compromis mis en
œuvre. Les négociations conjugales reposent sur le paradoxe
d’une tension entre une forte vigilance sur le prix à payer
collectivement pour la carrière de l’un d’entre eux et une capa-
cité à amortir les contradictions les plus vives du fait même de
ce pragmatisme. Ce paradoxe ne peut agir avec efficacité que si
la valeur professionnelle du conjoint qui a cessé de travailler
reste intacte et toujours mobilisable sur le marché du travail.
Femme au travail et homme au foyer :
une inversion du genre ?
Dans les parcours mobiles, la configuration où une femme
cadre était suivie par un mari qui avait abandonné son emploi
pour être homme au foyer et avoir ainsi la liberté de suivre son
épouse, n’était évoquée que par hypothèse de travail. Pourtant, ce
cas de figure se rencontre si certaines conditions sont réunies.
On peut d’ailleurs penser qu’il est moins rare qu’on ne le croit,
mais reste difficile à saisir lorsqu’il ne s’agit que de courtes
séquences de la vie conjugale. Il faut alors s’en remettre au
Conjugalité et mobilité professionnelle… 63

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hasard de l’enquête de terrain pour saisir concrètement quelques-
unes de ces situations.
Cette femme de 34 ans, entrée très jeune à la banque, est au

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moment de l’enquête directrice d’une grosse agence dans une
ville de province :
Comme je suis mariée et mère de deux enfants, on ne pensait
jamais à me proposer des postes intéressants lorsqu’il y avait de
la mobilité géographique à la clé, il fallait que je réclame et
rappelle que j’étais ouverte à toute proposition de poste incluant
une mobilité familiale.
En effet, c’est lorsqu’on lui a proposé un poste avec un beau
potentiel que le couple a pris sa décision de devenir un ménage
à revenu unique. Elle fait carrière et lui s’occupe de la maison et
de leurs deux enfants. Cette configuration a été rendue possible
par l’aspiration partagée à réussir leur mobilité sociale ascen-
dante, tous deux étant d’origine modeste, et par un différentiel
significatif de scolarité, elle ayant continué ses études pendant
qu’il suivait une formation dans les métiers du BTP (bâtiment –
travaux publics). Cet écart a fait pencher la balance pour un
arrêt professionnel du mari au moment où son entreprise
connaissait des difficultés économiques. Elle reconnaît avec un
plaisir évident que « nous équilibrons très bien notre vie avec
mon métier. Je rentre et tout est fait, il est formidable, que de-
mander de plus ? » Cependant, elle confirme en cours d’entre-
tien qu’elle limitera sa carrière à un moment donné « pour
permettre à mon mari de retrouver une activité, trouver un bon
collège pour les enfants… et acheter une maison, notre rêve à
tous les deux ». Voilà un exemple emblématique de la possi-
bilité pour une femme (même avec quelques obstacles) de faire
une carrière comparable à celle de ses collègues masculins. Il
suffirait pour cela que, dans la négociation, le critère du ‘mieux
placé des deux’ devienne le principal. Or, la maximisation des
ressources est rarement l’unique critère retenu. Il s’agit plutôt
d’éléments hétérogènes qui font sens pour les acteurs et qui
déterminent leur interprétation de la situation selon une rationa-
lité qui leur est propre. De ces jugements de situations vont
dépendre les décisions prises qui, on le voit ici, sont poten-
tiellement réversibles.
64 Isabelle Bertaux-Wiame

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Cette histoire reste originale et tranche sur le paysage
général, où le masculin l’emporte sur le féminin. Ce n’est pas
pour autant une subversion du rapport social de genre mais une

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réponse pragmatique aux contradictions entre normes de travail
(des cadres) et normes conjugales (vivre sous le même toit) qui
engendre bien une division sexuée du travail, sauf qu’ici la
position des sexes est inversée : une femme fait carrière et un
homme travaille dans l’univers domestique. Pourtant, cette si-
tuation se démarque des pratiques dominantes par une répar-
tition non sexuée de la charge mentale des affaires de famille.
Nous décidons tout ensemble même si c’est lui qui va mettre en
œuvre la plupart des activités.
Elle reste mobilisée au quotidien pour sa famille et fidèle à ce
qu’elle pense ‘devoir’ donner aux siens. Elle ne travaille pas ‘au
nom de la famille’ mais pour les siens. De plus, à la différence
des couples où c’est la femme qui est inactive, ce couple ne
perd pas de vue que la perception par autrui du non-travail du
mari peut porter préjudice à l’équilibre familial. Il ne s’agit
donc pas d’une situation établie définitivement mais bien d’une
période pendant laquelle le couple a estimé que le meilleur
arrangement était celui-là. Cette perspective est essentielle et
donne sens à la situation présente en la limitant dans la durée.
L’ajustement et la réversibilité toujours possible sont les
conditions qui contribuent à assurer l’équilibre entre la vie de
famille et la vie professionnelle et à assumer l’originalité de la
situation jugée par autrui parfois socialement dérangeante.

L’effritement des résistances


à la non-cohabitation conjugale

Les séparations domiciliaires que finissent par vivre certains


couples ne se ressemblent pas et ne prennent pas toutes le même
sens. Certaines sont conjoncturelles et de courte durée. D’autres
résultent de mobilités partielles. On y rencontre des hommes qui
s’absentent du domicile conjugal quelques jours par semaine ou
par mois, comme pour certains cadres féminins qui ont trouvé là
une manière de faire carrière tout en préservant la stabilité
familiale. Ces absences partielles du foyer n’engagent pas né-
Conjugalité et mobilité professionnelle… 65

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cessairement une remise en cause du domicile et n’évoquent
aucune ambiguïté quant à la priorité donnée à la résidence prin-
cipale. Lors de ces missions, les cadres logent dans des lieux

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qu’ils n’investissent que très fonctionnellement. Pour autant, là
encore, il n’y a pas d’équivalence entre les femmes et les
hommes. Ces derniers inscrivent leurs déplacements dans un
cadre général de travail, dont l’étanchéité avec la vie privée se
construit d’autant plus facilement qu’il y a une ‘femme’ pour
assurer la vie familiale dans la sphère domestique (même si elle
a, elle-même, une activité professionnelle). Les femmes ont au
contraire la charge supplémentaire d’anticiper leur absence et de
prévoir tout ce qui peut l’être. Il n’est pas rare de les entendre
mentionner qu’elles préparent des repas à l’avance, travail
d’organisation domestique bien rarement évoqué dans les entre-
tiens masculins. Jusqu’à quel point ces situations correspondent-
elles au stéréotype véhiculé parfois par les responsables des
ressources humaines : un professionnel célibataire la semaine et
se donnant à fond à son travail, en famille les fins de semaine
pour la stabilité émotionnelle ? Ces partitions temporelles sont
moins le fait des femmes qui utilisent davantage les interstices
produits par l’imbrication des temps sociaux pour assurer la
diversité de leurs responsabilités.
Également, de courtes périodes de séparation surviennent,
souvent peu prises en considération, tant il semble inutile de les
mentionner : le temps de trouver un logement convenable, d’y
faire quelques travaux, de laisser les enfants finir leur année
scolaire, de laisser son conjoint terminer son contrat de travail.
Toutes ces périodes impliquant une séparation conjugale sont
autant de pratiques d’ajustement au processus de mobilité. Pour
les éviter le plus possible, les directions vont jusqu’à privilégier
les mutations de postes au moment des congés scolaires sans
toujours y parvenir. La séparation conjugale involontaire fait
partie plus qu’on ne l’imagine de la vie de ces familles nomades
malgré elles mais, de courte durée et tendue vers l’effort de se
retrouver dans le même espace, elle ne constitue pas une
expérience spécifique de vie conjugale.
66 Isabelle Bertaux-Wiame

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Une décision de non-cohabitation négociée :
des compromis résidentiels
Ce couple a démarré sa vie professionnelle en région pari-

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sienne. Lui est entré comme cadre, elle est enseignante et prête
à arrêter un temps son activité au bénéfice de leur vie familiale.
Dès la naissance de leur premier enfant, ils ont en effet le projet
de partir en province, y espérant des conditions de vie familiale
meilleures. Rencontrant leurs propres aspirations, les premières
propositions de mobilité géographique sont donc accueillies
favorablement par le couple. Deux autres enfants naîtront au
cours de leurs pérégrinations, de l’Île-de-France au centre de la
France en passant par la Bretagne. Ils auront déjà déménagé
quatre fois avant d’arriver dans une ville de moyenne impor-
tance du centre de la France. Au début de leur séjour, ils louent
une maison dans un village proche, poursuivant leur désir de
vivre dans un environnement campagnard. Mais les enfants ont
grandi et ils réalisent leur erreur. Ils emménagent alors en
centre-ville. Là commence une période orientée vers des acti-
vités culturelles diverses que les parents partagent maintenant
avec leurs enfants. La jeune femme est alors sollicitée pour en-
seigner dans une petite école privée réputée pour sa pédagogie
active et, profitant du renouvellement inespéré du poste de son
mari, s’y investit à temps complet. Il est maintenant difficile
pour elle d’envisager un nouveau déménagement. Cependant,
son mari se trouve dans l’obligation d’accepter une proposition
de mobilité :
Le poste en soi était intéressant mais surtout on m’a fait com-
prendre que l’offre ne me serait pas faite deux fois. Alors, quitte
à devoir partir, j’ai pensé que c’était gérable.
En effet, l’agence se situe dans une ville voisine qui, bien que
distante, reste cependant dans la même région. L’arrangement
est très vite trouvé : il habitera sur son lieu de travail pendant la
semaine tandis que sa femme et ses enfants, qu’il rejoindra les
fins de semaine, continueront d’habiter le domicile familial. Les
statuts donnés aux différents domiciles sont révélateurs des en-
jeux conjugaux qui se nouent dans cette situation. Dans une
première étape, il s’installe à peu de frais dans un pied-à-terre
tout près de son agence et pratique les allers-retours hebdo-
madaires. Cependant, les horaires plus contraignants que prévu,
Conjugalité et mobilité professionnelle… 67

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la fatigue aidant, il supporte de plus en plus mal cette orga-
nisation :
Les trajets en voiture par tous les temps, j’ai dû renoncer plu-

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sieurs fois à voir ma famille. Et lorsque j’arrivais, j’étais crevé,
mais il fallait être avec les enfants… Enfin, j’ai commencé à me
demander si nous avions pris la bonne décision…
De fait, il a du mal à trouver ses marques et un équilibre entre
ses ‘deux vies’ ; d’un côté, la famille ne jouant plus son rôle de
garde-fou temporel, il travaille beaucoup : « Personne ne
m’attendait, j’avais tendance à rester le soir tard à l’agence »,
d’un autre, il se sent déphasé lorsqu’il arrive dans sa famille. Il
lui faut se remettre à jour et la quotidienneté ne joue plus son
rôle de socialisation non verbale. Lui échappent les détails qui,
pris isolément, sont insignifiants mais ensemble font sens et
permettent les ajustements indispensables à la vie commune.
Après discussion, le couple adopte d’autres dispositions et une
nouvelle période commence :
J’ai pris un plus grand logement et nous avons alterné les séjours.
C’est toujours lui qui se déplace les fins de semaine mais dès
qu’il y a quelques jours fériés ou des vacances, c’est au tour de
la famille de le rejoindre. Il décide même d’acheter un logement
dans cette petite ville au patrimoine historique riche. L’impor-
tant pour lui était qu’« on décidait à chaque fois comment on
s’organisait, qui allait faire le trajet... ».
Ils pratiquent cette résidence alternée pendant quelques
années, préservant ainsi les capacités de chacun de s’investir là
où il travaille. La situation conserve cependant une dimension
très classique puisque c’est la mère qui, tout en travaillant à
l’extérieur, vit au quotidien avec les enfants au domicile
familial, le père, lui, alternant des périodes de vie célibataire et
des périodes de vie familiale. L’importance donnée aux domi-
ciles n’est certes pas équivalente, ni en taille (le logement du
père est plus modeste) ni en investissement symbolique, mais
ils se hiérarchisent dans une autre optique que les résidences
dites secondaires par rapport aux résidences principales. La vie
n’est pas strictement clivée entre le travail et le hors-travail et
une porosité rend les deux espaces faiblement spécialisés au
regard de la vie commune. Le couple a fait d’une situation
68 Isabelle Bertaux-Wiame

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contraignante une expérience de vie collective, qu’il partage
avec les enfants. Par la résidence alternée, ils ont rétabli une
certaine égalité au regard des projets individuels de chacun tout

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en continuant à partager un même projet familial. L’expérience
de la séparation géographique (vivre sans l’autre et en même
temps l’attendre) est ainsi partagée des deux côtés :
C’était important pour moi qu’ils viennent ici, voir où je tra-
vaille et pas seulement me voir en dehors... et pour mon épouse,
son travail était très important. Donc c’était la seule solution.
L’intermittence conjugale et familiale n’est pas pour autant
acceptée si aisément de part et d’autre. Si vivre séparés la
semaine se révèle être la moins mauvaise des solutions à leur
problème de double activité professionnelle, de scolarité des en-
fants et d’attachement à un lieu, cette situation vécue positive-
ment, dans la mesure où la famille lui a conféré un sens partagé
et collectif, est pourtant subie, parce que ne résultant pas d’un
choix personnel.
Il était temps que ma situation change parce que nous n’allions
pas continuer longtemps comme ça…
Elle n’en reste pas moins une pratique de résistance à la
captation de la vie privée par le monde du travail et à la double
injonction de mobilité et de disponibilité.
Dans toutes ces décisions, ce qui fait l’objet de la mobili-
sation du couple, ce n’est pas tant un enjeu professionnel que
celui d’un mode de vie. La famille aurait pu continuer à se
déplacer de lieu en lieu mais elle a choisi de s’arrêter là où ça
lui convenait à un moment précis de leur cycle de vie familiale,
sans que cela soit prémédité. À partir de cet instant, la mobilité
géographique comme support de la carrière est perçue comme
contrainte. Ce n’est plus qu’un « pionisme » durement ressenti.
Ce renversement de sens va alors infléchir les décisions.
Désormais, en demandant sa mutation en région parisienne (les
postes pour elle comme pour lui ne manqueront pas), ce cadre
vise à une stabilité durable qui ne peut s’obtenir que par la
sédentarité domiciliaire, bénéfique pour sa vie de famille.
Chez ces couples, l’idée d’un équilibre entre les conjoints est
une valeur qui est mise en œuvre dans les décisions. Se dessine
alors un processus alternatif comme solution possible pour
Conjugalité et mobilité professionnelle… 69

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dépasser les contradictions structurelles engendrées par la ges-
tion de deux parcours professionnels.

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La mobilité, ça suffit : quand le conjoint refuse de suivre
Même lorsqu’il y a volonté affichée de pérenniser l’arrange-
ment conjugal initial, la réversibilité des décisions reste toujours
possible pour peu que les conditions évoluent. Reprenons
l’histoire d’un couple qui avait fait un choix — la mobilité
familiale pour la carrière masculine — d’une évidence si
‘naturelle’ qu’il n’avait plus été discuté jusqu’au jour où le
cadre a dû faire face à une fronde familiale, suite à un ancrage
résidentiel qui d’imposé est devenu au fil du temps choisi.
En effet, après de multiples pérégrinations, ce cadre a obtenu
le poste qu’il convoitait au siège régional de sa banque situé
dans une grande ville universitaire. Sa famille prend alors le
temps de s’installer jusqu’à oublier que le nomadisme profes-
sionnel était toujours d’actualité. Les enfants forment des pro-
jets pour leur prochaine entrée à l’université et la mère s’engage
dans une formation professionnelle après avoir été bénévole
dans une association à vocation sociale. Toute la famille pra-
tique des activités culturelles, sportives. Ils ne se sentent plus
‘en exil’ mais bien enracinés localement, invitant amis et
parents à leur rendre visite plusieurs fois par an. Tout est remis
en question lorsque le cadre est sollicité pour implanter une
nouvelle agence dans une ville dont les activités économiques
se développent. Au niveau régional, ce poste constitue un enjeu
pour la banque et un pari à relever pour le cadre.
Je n’avais pas le choix, on m’avait fait comprendre qu’on
attendait de moi une acceptation sans réserve et une obligation
de résultats.
Son épouse lui oppose un refus catégorique : elle restera, à
lui de décider s’il refuse la promotion ou s’il accepte. Dans ce
cas, il devra y aller seul.
Ça m’a surpris, même si je peux comprendre ses raisons… mais
partir seul, ça ne me disait rien du tout.
La remise en question de leur arrangement initial le contrarie.
Il met en doute l’argument qu’elle avance de ne pas vouloir
laisser les enfants à un moment crucial de leur orientation
70 Isabelle Bertaux-Wiame

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scolaire. C’est à ses yeux un prétexte vu l’âge de leurs enfants
et le récent engagement professionnel de sa femme lui semble
être la seule et vraie raison.

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Elle aurait pu attendre pour travailler… de toute façon, jusque-
là elle faisait du bénévolat, elle aurait pu poursuivre ici cette
activité.
Ici, c’est la petite ville où il a fini par s’installer seul. Il fait
d’abord un choix similaire au cas précédent : il emménage dans
le logement de fonction situé au-dessus de l’agence bancaire.
Ainsi, je pouvais travailler tard.
Cependant, l’adaptation ne se fait pas :
À l’agence ça allait très bien, j’avais réorganisé le travail de
chacun, recruté du personnel, j’étais content des résultats, mes
supérieurs aussi… mais je ne faisais que ça et mon équilibre
personnel s’en ressentait.
Comme il rentre chez lui chaque fin de semaine, paradoxale-
ment, il a le sentiment de ne pas avoir de temps personnel, pris
entre le temps de travail et le temps familial.
Je voyais bien que ça n’allait pas, j’ai gardé l’appartement car
cela me suffisait même si ma femme venait me voir, mes enfants,
eux, avaient décidé que ce n’était pas la peine.
Il réinvestit une vie de loisir pendant la semaine en pratiquant
des activités sportives et une sociabilité plus affirmée. En bref,
il n’est plus de passage mais s’installe et mène une vie sociale.
Ce n’est cependant qu’un arrangement provisoire car, une fois
sa mission terminée, il espère revenir au siège et donc réintégrer
à temps complet le domicile conjugal. Il reste perplexe sur le
sens à donner au refus de sa femme de l’accompagner cette fois
encore, elle qui, jusque-là, avait accepté de le suivre. Il n’ose
interpréter ce refus comme un choix fait entre vivre avec lui et
un mode de vie autonome auquel elle semble maintenant
attachée, quitte à vivre sans lui. Il opte pour une interrogation
inquiète :
Il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps… parce que, là, je
me poserai des questions sur mon couple…
Pour lui, c’est son épouse qui porte la responsabilité de cette
situation d’une vie coupée en deux qu’il juge « étrange ». Par
son refus, elle introduit dans le lien conjugal une dimension
Conjugalité et mobilité professionnelle… 71

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supplémentaire d’individualisme absente jusque-là et met au
jour les contradictions entre des logiques professionnelles par
définition individuelles et la dimension quelque peu holiste de

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la conjugalité.
* *
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Peut-on avancer quelque interprétation sur le sens que prend
cette non-cohabitation conjugale sous contrainte de mobilité
professionnelle pour ces couples qui la vivent ? Est-ce seule-
ment une parenthèse dans leur histoire conjugale et familiale,
montrant combien le lien conjugal peut présenter une certaine
plasticité au regard des contraintes de la vie économique et
professionnelle ? Ou bien faut-il y voir, au-delà d’une situation
conjoncturelle, l’expression d’une modalité conjugale inédite au
regard d’investissements professionnels fortement individualisés ?
Paradoxalement, le fait de vivre en couple n’a jamais autant
résulté de choix affinitaires entre individus, alors même que la
vie privée apparaît plus que jamais subordonnée aux nouvelles
modalités de la vie professionnelle 7.
L’enquête sur la mobilité des cadres bancaires n’avait pas
initialement vocation à analyser ces moments particuliers de la
vie conjugale que représente la non-cohabitation conjugale.
C’est au cours de l’enquête que nous les avons rencontrés et au
cours des entretiens qu’ils ont été évoqués. Ces périodes ne
posent question que lorsqu’elles se prolongent indûment et
qu’elles conduisent le couple à une organisation de la vie
conjugale plus conséquente et surtout plus verbalisée. Les quel-
ques cas présentés ici sont suffisamment éclairants pour nous
aider à comprendre la nature des enjeux à la fois structurels (le
rapport social entre les sexes) et situationnels (la capacité des
acteurs à trouver des marges d’action) que révèlent ces arran-
gements conjugaux. Leur sens dépend des ressources mobili-
sables par chacun, pratiques et symboliques et, très concrè-
tement, du moment de leur trajectoire singulière. Ce n’est donc
pas seulement la dimension objective de la situation qui est en
jeu mais la lecture subjective que chacun, au sein du couple,

7
Voir sur cette question, Bertaux-Wiame et Linhart (2006).
72 Isabelle Bertaux-Wiame

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peut faire de sa situation dans sa relation à l’autre. Considérées
comme un moindre mal pour répondre à ce qui ressemble par-
fois à un ultimatum, paradoxalement, ces séparations géogra-

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phiques conjugales induites par la mobilité professionnelle ne
conviennent pourtant ni aux directions des ressources humaines
ni aux familles concernées. En tout état de cause, ces configu-
rations, racontées et vécues comme provisoires, ne présentent
pas la signification d’une contestation du rapport social de genre
ni du mode de conjugalité. Bien au contraire, le lien conjugal
apparaît comme indissociable d’un vivre ensemble. Ces pé-
riodes de rupture sont autant de mises à l’épreuve de la force de
ce lien face à des contraintes non maîtrisées. En faisant le
‘choix’ d’une flexibilité conjugale, les couples évitent une
confrontation dont ils ne sauraient rester indemnes. Les phases
de transition durant lesquelles ils sont séparés spatialement sont
alors vécues comme des prises de risque calculées, dont l’im-
pact diffère si c’est une décision prise conjointement par le
couple ou une volonté unilatérale de l’un et subie par l’autre.
L’arrangement conjugal de non-cohabitation ne serait alors qu’un
accommodement pragmatique à une situation de nature conflic-
tuelle. En cela, il constitue un bon analyseur du lien conjugal
dans une société où une majorité de couples auront à gérer dans
leur vie privée un double engagement professionnel.

Références

Berger Peter L. (1988). « Le mariage et la construction de la réalité ».


Dialogue, vol. 102, n° 4.
Bertaux-Wiame Isabelle (2003). Mobilités professionnelles, trajectoires
sociales et genre. Analyse de cas dans le secteur bancaire.
Rapport de recherche, Commissariat général au Plan.
Bertaux-Wiame Isabelle, Linhart Danièle (2006). « Travail moderne,
rien ne va plus : les jeux sont défaits ». Nouvelle revue de psycho-
sociologie, n° 1 « Perspectives en clinique du travail » (Yves Clot,
Dominique Lhuilier, eds).
Boltanski Luc, Chiapello Ève (2002). « Inégaux face à la mobilité ».
Projet, n° 271.
Bonvalet Catherine, Gotman Anne (eds) (1993). Le logement, une
affaire de famille. Paris, L’Harmattan-SRAI « Villes et entreprises ».
Conjugalité et mobilité professionnelle… 73

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Bonvalet Catherine, Gotman Anne, Grafmeyer Yves (eds) (1999). La
famille et ses proches, l’aménagement des territoires. Paris, PUF-
INED « Travaux et documents ».

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Sennett Richard (2000). Le travail sans qualités : les conséquences
humaines de la flexibilité. Paris, Albin Michel « 10/18 » [éd. ori-
ginale (1998). The Corrosion of Character, the Personal Conse-
quences of Work in the New Capitalism. New York, Norton].

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