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Musiques et danses dans l’Antiquité | Marie-Hélène Delavaud-Roux
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26/08/2021 Musiques et danses dans l’Antiquité - L’ethos des rythmes dans la théorie musicale grecque - Presses universitaires de Rennes
Résumé
Les Grecs, notamment les Pythagoriciens, se sont intéressés aux multiples vertus de la musique pour agir
sur les émotions et sur l’âme humaine. Cette capacité qui se dégage de la musique en fonction des gammes
mélodiques ou harmoniai, mais aussi en fonction des rythmes constitue l’ethos de chaque musique. Les
philosophes ont établi différentes classifications des mélodies selon leur ethos. Beaucoup plus connu que
celui des rythmes, l’ethos des formules mélodiques a marqué la pensée musicale occidentale depuis
l’antiquité jusqu’à la Renaissance. Chez Platon et chez Aristote, on trouve de nombreuses allusions aux
effets qui découlent du rythme, mais sans les classer selon leur ethos. Aristide Quintilien, en revanche, est
l’auteur qui donne le plus d’informations sur la valeur éthique des rythmes. L’objectif de cette
communication est donc de présenter la théorie de l’ethos attribué aux rythmes d’après les textes des
philosophes et des théoriciens grecs.
Greeks and especially the Pythagoricians studied the virtues of music to exercise an influence on emotion
and on human soul. This possibility of the music, according to the melodic scales or harmoniai, but also
according to the rhythms, is the ethos of each music. Philosophers established different classifications of
the melodies, according to their ethos. More famous than the ethos of rhythms, the ethos of melodic
expressions, influenced the western musical thought since Antiquity to Renaissance. In Plato and in
Aristotle, we find a lot of allusions to the rhythms effects but without classification according their ethos.
But Aristide Quintilien gives the most important inquiries on the ethical value of the rhythms. The aim of
this presentation is to explain the theory of ethos which is assigned to the rhythms, according to greek
philosophers and theoricians’ texts.
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Texte intégral
Introduction
1 L’importance de la musique dans la culture grecque antique est bien mise en évidence
par les différentes sources iconographiques et écrites ainsi que par les travaux
d’éminents spécialistes qui se sont occupés de cette question. Le développement de la
théorie musicale, depuis le pythagorisme primitif (Ve siècle avant J.-C.) jusqu’aux
derniers musicographes de l’hellénisme (IVe siècle après J.-C.), souligne également le
rôle important de la musique dans la société et l’éducation grecques.
2 Cependant, la plupart des traités théoriques développent uniquement la partie de la
science musicale appelée harmonique, c’est-à-dire l’étude des sons selon la hauteur, les
genres et les différents rapports qui se créent entre les sons aigus et graves : les
intervalles.
3 C’est probablement la forte impulsion donnée par les pythagoriciens à la théorie
harmonique, ce qui explique la prédominance de celle-ci par rapport à la rythmique. En
effet, les fragments existants de la théorie musicale pythagoricienne, ceux attribués à
Philolaos (Ve siècle avant J.-C.) et ceux d’Archytas (IVe siècle avant J.-C.) traitent de
questions d’harmonique, notamment de la notion d’harmonie, des intervalles, et
d’acoustique1.
4 Le grand musicographe Ptolémée (IIe siècle après J.-C.) écrit également trois livres sur
l’Harmonique (Harmonika) où il critique les différentes théories harmoniques grecques,
notamment la doctrine pythagoricienne et aristoxénienne. Quant aux théoriciens
suivants tels que Nicomaque de Gérasa (IIe siècle après J.-C.), Manuel d’Harmonique
(Encheiridion harmonikès), Cléonide (IIe siècle après J.-C.), Introduction Harmonique
(Eisagogè harmonikè), Gaudentius (Gaudence) (IIe siècle après J.-C.), Introduction
Harmonique, Bacchius (IVe siècle), Introduction à l’art musical (Eisagogè technès
mousikès2), et Alypius (IVe siècle), Introduction à la musique (Eisagogè mousikès), tous
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nous ont laissé des traités qui portent uniquement sur l’une des deux disciplines de la
science musicale : l’harmonique.
5 Les deux exceptions significatives sont Aristoxène (354-300 avant J.-C.), disciple
d’Aristote, et Aristide Quintilien (IIe siècle-IVe siècle ?). La théorie musicale d’Aristoxène,
célèbre par son opposition aux théories pythagoriciennes, est recueillie dans des textes
qui ont été publiés sous le titre d’Éléments d’Harmonique ou Elementa harmonica
(Harmonikè stoicheia) et Éléments de rythmique ou Elementa rythmica (Rhythmikè
stoicheia).
6 Sa critique de la théorie pythagoricienne entraîna le rejet de son œuvre de la part de
certains théoriciens, comme Boèce. Par conséquent, il est resté longtemps inconnu
pendant le Moyen Âge. Ce n’est qu’à la Renaissance, grâce à la redécouverte des traités
grecs, que ses théories sont reconnues, en même temps que progresse l’abandon des
doctrines pythagoriciennes.
7 L’autre théoricien tardif, Aristide Quintilien, est l’auteur d’une œuvre sur la musique Perí
mousikés (De la musique), en trois livres. Cet ouvrage est le traité le plus complet
consacré à la musique dans le Monde Antique. D’influence néoplatonicienne, Aristide ne
cite aucun autre musicographe à l’exception d’Aristoxène. Il est le premier à rassembler
dans un seul traité toutes les connaissances qu’on pouvait avoir sur la musique, dans le
sens antique du mot.
8 Le premier livre développe la théorie musicale proprement dite dans ses trois
disciplines : harmonique, rythmique et métrique. Le deuxième porte sur l’éducation par
la musique. Dans le troisième à caractère philosophique, il considère les fondements
physiques et mathématiques de la musique ; les rapports et les analogies entre la nature
du cosmos et la nature de l’homme ; entre la musique des sphères célestes et la musique
terrestre.
9 Outre les textes des théoriciens, nous pouvons prendre en considération les réflexions de
Platon et d’Aristote, très riches en ce qui concerne les aspects philosophiques et éducatifs
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de la musique ainsi que son influence sur les émotions et le caractère de l’homme.
10 L’intention de cette communication est de présenter quels étaient les différents ethos
attribués aux rythmes dans les sources théoriques et de considérer le contexte
philosophique dans lequel s’est développée cette doctrine ainsi que ses conséquences
pour la conception de la musique.
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rythmique s’occupe de la durée des sons mesurée par des temps, chronoi, et de la
relation entre les durées.
19 Tout comme les intervalles sont exprimés par des proportions, ratios, qui indiquent la
qualité consonante ou dissonante de l’intervalle, le rapport entre les durées d’une
composition est exprimé par des proportions qui peuvent être rationnelles ou
irrationnelles. La proportion exprime la relation entre les durées des deux mouvements :
levé (arsis) et posé (thésis).
20 L’unité de temps qui n’est pas divisible est appelée par Aristoxène protos chronos
(πρῶτος χρόνος8). Cette unité de temps est appliquée aussi bien à la danse qu’au
mouvement du corps et de la voix. Une série de temps selon une certaine proportion
constitue un pied (πούς), et de la combinaison des pieds se forment les rythmes.
21 Il y a trois genres de proportions : le genre égal, 1/1, 2/2 ; le genre double : 2/1 et 1/2 ; et
le sesquialtère : 2/3, 3/2, qui correspondent à trois sortes de rythmes : le dactyle
(binaire) pour les pieds de genre égal ; le rythme iambique (ternaire) pour ceux de genre
double et le péonique pour les pieds de 5 temps, de proportion sesquialtère. Aristoxène
rejette les pieds de deux temps, comme le pyrrhique composé de deux syllabes brèves
parce qu’ils sont trop rapides et les pieds de 7 temps de proportion épitrite : 4/3 ou 3/4,
car c’est une proportion irrationnelle9.
22 Si l’on complète les explications d’Aristoxène par celles d’Aristide Quintilien, nous
pouvons présenter sous forme de tableau les rythmes selon leur rapport :
Dactylique Temps Levé/posé Rapport
Pyrrhique 2 ˇ/ˇ 1/1
Procéleusmatique 4 ˇˇ/ˇˇ 2/2
Dactyle 4 ˉ/ˇˇ 2/2
Anapeste 4 ˇˇ/ˉ 2/2
Spondée 4 ˉ/ˉ 2/2
Dispondée 8 ˉˉ/ˉˉ 2/2
Iambique Temps Levé/posé Rapport
Iambe 3 ˇ/ˉ 1/2
Trochée 3 ˉ/ˇ 2/1
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23 Dans les fragments existants de la théorie rythmique d’Aristoxène il n’y a aucune allusion
à l’ethos des rythmes.
Aristide Quintilien
24 La théorie rythmique d’Aristide Quintilien ne diffère pas essentiellement de celle
d’Aristoxène, mais elle est plus complète et plus détaillée que les fragments de son
prédécesseur. De plus, il consacre le deuxième livre à l’éducation par la musique où il
sera question de l’ethos des rythmes.
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œuvres des poètes, accompagnées au son d’un instrument, façonne l’âme des enfants en
inspirant la sagesse et en les écartant du mal :
« Les citharistes à leur tour, prennent le même soin d’inspirer la sagesse à l’enfant et de le
détourner du mal, en outre, quand l’élève sait jouer de son instrument, le maître lui fait
connaître d’autres belles œuvres, celles des poètes lyriques, qu’il lui fait exécuter sur la
cithare, obligeant ainsi les âmes des enfants à se pénétrer des rythmes et des mélodies, à se
les assimiler de telle sorte qu’ils en deviennent plus apprivoisés, et que, sous l’influence du
rythme et de l’harmonie, ils se forment à la parole et à l’action : car toute la vie humaine a
besoin d’harmonie et de rythme12. »
27 Pour Platon, le but de la musique consiste à perfectionner les habitudes des guerriers, en
communiquant dans leur âme non la science mais la concorde à travers l’harmonie, le
rythme et la régularité13.
28 La valeur éthique de la musique est liée principalement aux paroles qui expriment la
pensée, comme le fait remarquer Platon dans la République, car la parole contribue à
forger le caractère et nourrit l’intelligence14. Cependant, l’harmonie et le rythme dans la
mesure où ils soulignent la signification des paroles, ont une influence sur l’âme et sur
les émotions, c’est pourquoi les considérations générales des philosophes sur la valeur
éducative de la musique peuvent s’appliquer en particulier à l’harmonie et aux rythmes.
29 Platon décrit également les avantages d’éduquer les enfants avec la musique. L’harmonie
et le rythme, même inconsciemment, ont une forte influence sur l’âme de l’enfant en
créant une attirance vers la beauté et en suscitant un refus instinctif de ce qui est laid :
« … tout en louant les belles choses et en les recueillant joyeusement dans son âme pour en
faire sa nourriture et devenir un honnête homme, on blâme justement les vices, on les hait
dès l’enfance, avant de pouvoir s’en rendre compte par la raison et quand la raison vient, on
l’embrasse et la reconnaît comme une parente avec autant plus de tendresse qu’on a été
nourri dans la musique. Tels me semblent être en effet, dit-il, les avantages que l’on attend
de l’éducation par la musique15 ».
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30 Dans Les Lois, Platon donne au mouvement musical une valeur thérapeutique capable de
restaurer l’équilibre perturbé par la peur, par l’angoisse ou la colère comme il arrive
souvent aux enfants ou aux frénétiques. Le chant et la danse ont un effet régulateur,
mesuré et harmonieux sur le rythme vital :
« Quand les mères, en effet, veulent endormir des enfants qui ont le sommeil difficile, au
lieu de repos, c’est au contraire du mouvement qu’elles leur donnent en les balançant sans
cesse dans leurs bras, et au lieu du silence, quelque chantonnement : disons que, au plein
sens du mot, elles enchantent leurs bébés comme on enchanterait les bacchants frénétiques,
par ce mouvement combiné de la danse et de la musique16. »
32 Le mouvement musical introduit donc l’équilibre et le rythme dans l’âme humaine, c’est
pourquoi les rythmes que Platon propose dans l’éducation sont ceux qui favorisent
l’ordre et la mesure.
33 Quant à Aristote, il développe l’importance de l’éducation par la musique dans le livre
VIII de la Politique.
34 Aristide Quintilien intègre dans son traité les idées de Platon et celles d’Aristote sur les
avantages d’éduquer les enfants par la musique. Sa pensée s’insère donc dans la tradition
platonicienne et sa conception de la valeur éthique des harmonies et des rythmes. Il
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affirme clairement qu’il y a des rythmes bons, car ils incitent à la vertu et des rythmes
mauvais, car ils poussent aux vices18.
35 La musique non seulement favorise la vertu, mais elle peut aussi tempérer les passions,
notamment la colère et le désir. Par la mélodie et le rythme, la musique règle le
tempérament naturel, en modérant la concupiscence et l’irascibilité. Il est donc essentiel
pour le maître de musique de tenir compte des mélodies et des rythmes qui contribuent à
discipliner les dispositions naturelles19.
36 Il affirme comme Platon que la musique façonne le caractère dès la prime enfance grâce
aux harmonies et rend le corps gracieux grâce aux rythmes. En même temps, il souligne,
à l’instar d’Aristote, le plaisir et l’agrément que la musique procure : « En effet, il n’était
pas possible d’éduquer des enfants dans leur tout jeune âge par des textes sans musique,
lesquels n’offrent que des leçons dépourvues d’agrément20. » A. Quintilien souligne que
la poésie sans musique ne crée pas les mêmes effets que l’on obtient par la mélodie et par
le rythme : « Seule la musique forme à la fois par la parole (les textes) et par les
imitations d’action ; elle met en œuvre non pas des objets inertes, figés en une attitude
unique, mais des êtres animés qui, selon chacun des sujets modifient leur attitude et
leurs mouvements pour s’y conformer21. »
La notion d’ethos
37 L’un des aspects de la musique mis en exergue par la pensée musicale grecque est celui
de l’ethos. Le terme ethos a une signification très large dont Rowell mentionne quatre
significations principales : le lieu habituel, la demeure ; les habitudes, les us et
coutumes ; la disposition du caractère et enfin ce qui façonne le caractère moral22. L’idée
de l’ethos est fondée sur l’analogie entre le mouvement des sons et les mouvements de
l’âme, les émotions, ce qui explique l’influence de la musique sur le caractère de
l’homme. Les origines de cette théorie sont incertaines, mais, en général, tous les auteurs
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41 Après avoir traité de l’ethos de différentes harmonies, Platon présente le caractère moral
des rythmes :
« Après les harmonies, il nous reste à parler des rythmes. Il ne faut point chercher des
rythmes variés ni des pieds de toute espèce, mais discerner quels sont les rythmes qui
expriment la vie d’un homme réglé et courageux, et quand on les a discernés, contraindre la
mesure (pieds) aussi bien que la mélodie à se conformer aux paroles d’un tel homme et non
les paroles à la mesure et à la mélodie25. »
42 De même qu’il y a quatre harmonies de base à partir desquelles proviennent les autres
harmonies, Platon distingue trois espèces de rythmes qui interviennent dans la
composition des pieds. Il invoque le nom de Damon pour distinguer leur caractère
moral. Certains pieds conviennent à la bassesse, à la violence, à la folie et aux autres
défauts, tandis que d’autres rythmes incitent aux vertus opposées26. Il mentionne sans
entrer dans les détails le mètre composé appelé énople, le dactyle, le mètre héroïque, le
iambe, le trochée. Ce sont les rythmes qui incitent à la vertu que l’on doit imiter27.
43 Aristote laisse très peu de place à la discussion de l’ethos des rythmes. Apparemment, il
traitait ce sujet dans une partie du livre VIII de la Politique qui s’est perdue28. Après
avoir expliqué que dans les mélodies il y a une imitation des caractères de l’âme, il
affirme qu’il en va de même pour les rythmes : « Les uns ont un caractère plus mesuré,
les autres sont propres à émouvoir et parmi ceux-ci, les uns provoquent des émotions
plus vulgaires, les autres, d’un caractère plus noble29. »
44 Aristide Quintilien est le théoricien qui nous a laissé la description la plus complète de la
valeur éthique des rythmes. Avant d’aborder le rôle de la musique dans l’éducation, il
distingue trois genres différents de style dans la composition des rythmes ou rythmopée,
« le style déprimant, le style exaltant et le style apaisant. La rythmopée la meilleure est
celle qui engendre la vertu, la pire est celle qui conduit au vice30 ».
45 Le maître de musique doit tenir compte des quatre éléments qui interviennent dans la
musique : le sujet ou l’idée, le texte, l’harmonie et le rythme. Le sujet « est imité dans le
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texte chanté. Au texte on donne une série des sons avec des intervalles d’une harmonie,
les mots ordonnés engendrent le rythme31 ».
46 Aristide décrit en détail les qualités morales qui découlent des propriétés physiques de
chaque son en commençant par les lettres (les phonèmes dirions-nous aujourd’hui),
voyelles, semi-voyelles, consonnes, etc. Après les lettres, ce sont les syllabes. « Celles-
ci », affirme Aristide, « ont la même nature que les lettres qui y dominent et imposent
leurs caractères dans la prononciation32 ».
47 Il oppose la solennité de la durée longue et posée que l’on retrouve dans tous les pieds
qui commencent par une syllabe longue comme le spondée, à l’agitation de la syllabe
brève et des pieds qui commencent par une brève. Le rythme solennel est noble et
majestueux tandis que le rythme rapide, à petits pas, est simple et vulgaire. « Les
syllabes longues engendrent dans le texte la solennité ; les syllabes brèves produisent
l’effet contraire33. » Et un peu plus loin il ajoute :
« De la combinaison des syllabes naissent les pieds. Dans certains de ceux-ci, les syllabes
longues se trouvent en tête, […] ; ces pieds-là sont les plus décents, les plus majestueux, et il
en va de même des groupements, de membres, de périodes et des mètres qui en sont
composés. […] D’autres pieds ont une majorité de syllabes brèves, disposées comme nous
venons de le dire : ce sont des pieds plus simples moins élevés34. »
48 Cette opposition entre solennel et simple est une manifestation de sa vision dualiste de
l’homme et de l’univers. Dans l’âme humaine, il y a une dualité qui se manifeste par sa
nature rationnelle et son attirance pour les choses rationnelles, d’une part et d’autre part,
elle se manifeste également par son attachement aux choses d’ici bas, du fait qu’elle se
trouve enfermée dans un corps. Les deux tendances qui se trouvent dans l’âme et qui
constituent la base des sentiments et des affections sont la colère et la concupiscence, la
colère étant masculine et la concupiscence féminine. La musique, de même, participe de
ces deux qualités. « Les voyelles et les sons, les uns sont masculins et les autres féminins.
Parmi les harmonies et les tons, certains participent de manière claire du caractère
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masculin tandis que d’autres du féminin. Entre les deux extrêmes il y a des tonalités
moyennes qui participent de l’une et de l’autre qualité35. »
49 Les catégories « masculin » et « féminin » articulent donc son discours dans le but
d’établir le caractère moral des mélodies et des rythmes. L’élément masculin s’oppose au
féminin, mais il y a des mélodies et des rythmes qui participent à la fois des deux
qualités.
50 On peut distinguer deux rythmes de base selon leur effet sur les émotions : les rythmes
qui ont la vertu de calmer et les rythmes opposés qui ont la capacité d’exciter et de
troubler l’âme. Ces deux vertus de base, d’apaiser ou de stimuler, dans ses différents
degrés, résident dans les composants rythmiques : le battement ; la durée et le tempo ; la
structure et pour finir le rapport mathématique. Nous pouvons rappeler à ce propos que
pour les harmoniai, l’ethos dépend principalement de la disposition des intervalles à
l’intérieur de la gamme et de la hauteur ou tension de la corde.
Le battement
51 Selon Aristide Quintilien, les rythmes qui commencent par la thésis, sont plus posés et
équilibrés que ceux qui commencent par l’arsis, qui donnent lieu à des rythmes agités.
La durée et le tempo
52 Les syllabes longues créent des rythmes lents et par conséquent apaisants. Les syllabes
brèves, en revanche, donnent lieu à des rythmes rapides, agités, actifs et dynamiques.
Entre les deux extrêmes, il peut y avoir des rythmes mixtes, créés par l’alternance des
syllabes longues et brèves et produisant des rythmes modérés.
La structure
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26/08/2021 Musiques et danses dans l’Antiquité - L’ethos des rythmes dans la théorie musicale grecque - Presses universitaires de Rennes
53 Quintilien distingue deux classes de rythmes selon la structure rythmique : les rythmes
simples et les composés. Les rythmes simples sont formés d’un même type de rythme et
par conséquent, ce sont des rythmes naturels et réguliers. Les rythmes composés, en
revanche, comprennent plus de deux classes de rythmes et sont plus passionnés, agités,
en fonction de l’irrégularité. Le trouble et l’agitation sont croissants en fonction de la
combinaison des rythmes différents. La modulation ou changement de rythme provoque
des changements dans l’âme et introduit le déséquilibre.
Le rapport mathématique
54 Dans l’harmonique, la valeur agréable ou désagréable d’un intervalle dépend du rapport
mathématique. L’intervalle le plus consonant après l’unisson est l’octave de rapport
double : 2/1, suivi de la quinte de proportion sesquialtère 3/2 et de la quarte 3/4 de
proportion sesquitertia. Dans la rythmique, ce sont les rythmes de proportion égale les
plus beaux et ceux qui expriment le mieux l’équilibre et l’ordre. Les rythmes de rapport
égal ont la vertu d’apaiser les esprits agités et troublés. Plus le rapport s’éloigne de
l’unité, plus l’agitation est croissante. Ainsi, les rythmes de rapport double sont
stimulants et dynamiques, tandis que ceux de rapport sesquialtère sont agités et
troublants ; quant aux rythmes de rapport épitrite (4/3), ils sont presque irrationnels,
propres d’un esprit dérangé.
55 Aristide Quintilien établit un parallélisme entre les rythmes et la personnalité ou
caractère :
Spondée Tempérament modéré et viril
Trochée Tempérament nerveux
Péon Tempérament nerveux
Pyrrhique Servile, manque de noblesse et d’élégance
Epitrite Presque irrationnel
56 Par conséquent, il faut tenir compte de la structure et de l’ethos pour l’utilisation des
rythmes. Certains rythmes sont appropriés pour les danses, notamment les rythmes
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Autre chose : ceux des rythmes qui s’exécutent sur un temps rapide sont chaleureux et
actifs ; au contraire, ceux qui adoptent un tempo lent et nonchalant sont détendus et
apaisants.
Disons encore que ceux qui sont ramassés et brefs sont véhéments et concis ; ils invitent à
l’action, tandis que les rythmes surabondants, qui allongent les sons, sont indolents et
plutôt flasques. Il y a enfin les rythmes, qui offrent un mélange des deux et ont un caractère
bien proportionné36. »
58 Pour finir, l’influence du caractère moral des rythmes est évoquée dans la célèbre
anecdote de Pythagore et le jeune homme ivre. Il était devenu hors de lui en écoutant une
mélodie phrygienne à caractère excitant. Le célèbre philosophe arriva à le calmer en
chantant une mélodie en rythme spondée. Ce récit appuie la capacité de l’âme à corriger
ses troubles à l’aide de la musique et le rôle de la musique dans la maîtrise des passions.
« Alors que des jeunes gens pris de vin et entraînés, comme cela arrive, par un air de flûte
étaient en train de briser la porte d’une honnête femme, Pythagore, dit-on, enjoignit à la
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flûtiste de jouer le Chant des Libations. Dès qu’elle lui eut obéi, leur indécente agitation se
calma sous l’emprise de la lenteur et de la gravité de cette mélodie37. »
61 La conséquence d’ordre éthique est que la musique consiste dans l’imitation des
caractères, c’est pourquoi il faut être attentif et veiller à ce que les caractères imités
soient moralement corrects :
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« Le bon législateur les [les poètes] persuadera de se proposer le même but dans leur
louable et beau langage, et si la persuasion ne suffit pas, il les obligera à mettre dans leurs
rythmes les figures et dans leurs mélodies les modulations des hommes sages, courageux,
bons de toute manière, s’ils veulent composer correctement42. »
62 Pour Platon, la musique imite les caractères, c’est pourquoi certaines mélodies et
certains rythmes imitent les vertus tandis que d’autres imitent les vices.
63 Aristote décrit l’imitation comme une tendance naturelle de tout être physique et de
l’être humain en particulier. L’homme est enclin à l’imitation depuis son enfance et tous
les hommes prennent plaisir aux imitations43. L’art n’imite pas l’apparence des choses,
mais la façon d’agir de la nature, de la physis, dans son dynamisme naturel.
64 À l’instar de son prédécesseur, il accepte également le principe de l’imitation des
différents états d’âme ou des caractères et leur influence sur l’âme. Dans les rythmes de
la danse et dans les mélodies chantées nous trouvons l’imitation des sentiments qui
reproduisent chez nous ces mêmes sentiments que la musique imite :
« C’est dans les rythmes et les mélodies surtout qu’on trouve des imitations très proches de
la nature réelle de la colère, de la douceur, et aussi du courage et de la tempérance, et de
tous leurs contraires et des autres qualités morales (cela, les faits le montrent clairement : à
entendre de telles imitations, on change d’état d’âme44). »
65 Les œuvres de musique sont l’imitation directe d’un ethos. La musique est une imitation
des mouvements de l’âme humaine à travers la mélodie et le rythme. Dans les autres
domaines de la sensibilité, le goût et le toucher, il n’y a pas d’imitation de sentiments,
mais des formes et des couleurs. Seule la musique imite véritablement les sentiments45.
66 Le rôle privilégié de la musique parmi les arts s’explique aussi par la mimesis. Les arts
plastiques – l’architecture, la sculpture, la peinture – utilisent des matériaux divers, le
marbre, le bois, et les couleurs. En revanche, la musique utilise la voix et le corps. Il s’agit
d’une mimesis directe sans intermédiaire46. La musique imite le dynamisme de la nature,
qui possède l’harmonie et le rythme en elle-même. Dans cette optique, la musique se
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détache également des autres arts par le mouvement. La nature de la musique en tant
que son en mouvement imite parfaitement le monde en mouvement.
67 Nous retrouvons chez Aristide Quintilien cette même idée de la musique comme
imitation des caractères et des actions par les paroles, la mélodie et le rythme : « La
musique imite par les idées [exprimées par les paroles] les dispositions et les états de
l’âme ; elle imite les paroles par les mélodies et la modulation vocale, et l’action par les
rythmes et le mouvement corporel47. »
68 En conclusion, la mimesis réalisée par la musique n’est pas seulement imitation du
mouvement du monde naturel mais aussi des mouvements de l’âme humaine que sont
les sentiments, les caractères et les vertus.
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76 Par ailleurs, les harmoniai avaient des noms ethniques qui permettaient de les identifier,
les répertorier et les classer d’après leur ethos. Les rythmes, en revanche, reçoivent le
nom du pied prédominant dans sa structure rythmique, mais la liste de pieds varie d’un
auteur à un autre. C’est pourquoi les allusions à l’ethos des rythmes sont beaucoup plus
vagues et moins précises que celles des harmoniai.
77 De plus, le rythme à un rôle peu important dans le chant grégorien car il s’agit plutôt du
rythme des paroles selon les règles de la prosodie latine.
*
78 La musique avait chez les Grecs une valeur éducative et morale qui dépendait non
seulement des paroles mais aussi de la mélodie et du rythme. Chaque rythme était
pourvu d’un caractère moral ou ethos, conséquence de l’imitation des caractères.
Autrement dit, la musique avait la capacité de transmettre et de communiquer le
caractère ou ethos qui lui était propre, d’où la convenance de certaines harmonies et de
certains rythmes pour l’éducation des enfants, pour le loisir de l’homme libre ou pour la
formation du caractère des guerriers.
79 À la base de ces considérations éthiques sur les effets des rythmes se trouve la notion
pythagorico-platonicienne de l’unité comme fondement de l’être, du bien et du beau. La
beauté et le bien se trouvent là où il y a l’ordre, la mesure et la proportion. Les rythmes
simples de proportion égale sont ceux qui sont les plus proches de l’unité et qui ont par
conséquent la vertu de rétablir l’équilibre dans l’âme. La beauté et la valeur éthique
résident toutes deux dans la structure mathématique des rythmes.
80 Cette notion d’ethos ou caractère moral de la musique développée par les théoriciens
grecs, même si nous ne savons pas jusqu’à quel point les compositeurs ont tenu compte
de ces théories, a exercé une grande fascination sur les théoriciens de la Renaissance.
L’ethos des harmonies antiques appliqué aux modes du chant liturgique et par extension
à la composition polyphonique avait pour but de donner à la musique sa splendeur
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Notes
1. Les textes sur la musique de Philolaos et d’Archytas ont été traduits en anglais par A. Barker,Greek
musical writings, II, Harmonics and Acoustic Theory, New York, Cambridge University Press, 1989,
p. 28-52.
2. Bacchius traite brièvement de la rythmique.
3. Jaeger W., Paideia, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1971, p. 604.
4. Brunet Ph., « Le grec, langue idéal du chant ? », Musique et poésie dans l’Antiquité, textes réunis par
Georges-Jean Pinault, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur les Civilisations Antiques, Presses
universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 14-16.
5. Platon, République, III, 398d. Texte et traduction par Chambry E., Paris, Les Belles Lettres, 1965.
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6. Aristoxenus, Elementa Rhythmica, texte, traduction et commentaire par Pearson L., Oxford, Clarendon
Press, 1990. Description détaillée des sources existantes de la théorie rythmique d’Aristoxène.
7. Ibid., 1, 4.
8. Ibid., 10.
9. Ibid., 30 et s.
10. Les fragments existants de ce discours ont été publiés par Diels H. & Kranz W., Die Fragmente Der
Vorsokratiker, Berlin, Weidmann, 1964. Traduction par Lasserre à la fin du chapitre consacré à Damon, cf.
François Lasserre, « L’éducation musicale dans la Grèce antique », en Plutarque, De la musique, Lausanne
et Olten, Urs Graf, 1954, p. 74 et s.
11. Lasserre F., op. cit., p. 80.
12. Protagoras, 325a-b.
13. Platon, République, VII, 522a.
14. Ibid., III, 400c-e.
15. Ibid., III, 401d – 402a.
16. Platon, Les Lois, VII, 790e.
17. Ibid., 791a-b.
18. Aristide Quintilien, La musique, traduction française par Duysinx F., Liège, université de Liège 1999,
p. 125.
19. Ibid., p. 134.
20. Ibid., p. 117. Cf. Platon, Timée 47d et Aristote, Politique, VIII, 5, 10.
21. Ibid., p. 119.
22. Rowell L., Introducción a la Filosofía de la Música, Barcelona, Gedisa, 1987, p. 57.
23. Le terme harmonia est utilisé par Platon et Aristote à propos de différentes gammes mélodiques.
24. Comotti G., La musica nella cultura greca e romana, Turin, EDT, 1979, p. 7.
25. République III, 400a.
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Auteur
Paloma Otaola
Université de Lyon III
© Presses universitaires de Rennes, 2011
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