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Nelson Mandela était un héros. »

Je me suis battu contre la domination blanche


et je me suis battu contre la domination noire,
j’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique (…)
C’est un idéal pour lequel j’espère vivre, mais, votre honneur,
si nécessaire, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir.
Nelson Mandela, 20 avril 1964, lors de son procès pour haute
trahison (notre traduction)

Nelson Mandela était et reste une icône sud-africaine et


mondiale. En Afrique du Sud, après son retrait de la vie
politique, les célébrations pour ses anniversaires étaient des
occasions pour la classe politique, les milieux d’affaires et la
société civile de faire feu de tout bois dans l’éloge de l’ancien
président. À l’échelle globale, sa libération en 1990, son arri-
vée au pouvoir en 1994, son décès enfin en décembre 2013,
ont provoqué des émotions immenses et ont été couverts
par les médias de la planète entière. En Nelson ­Mandela,
tout un chacun peut se reconnaître : depuis le libéral amé-
ricain qui voit en lui un symbole de liberté individuelle,
jusqu’au militant palestinien qui retient le symbole de la
résistance puis de la victoire sur l’oppresseur. Mandela, on
l’oublie souvent, était l’ami de Fidel Castro et du colonel
Kadhafi, mais il était reçu triomphalement aux États-Unis et
en Grande-Bretagne. Et aujourd’hui les touristes du monde
entier viennent visiter la cellule de la prison où Mandela
a été enfermé, ils achètent aussi les produits dérivés à son
effigie…

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Afrique du Sud : les paradoxes de la nation arc-en-ciel

Personne ne contestera le caractère exceptionnel de la vie


de l’ancien prisonnier devenu premier président de l’Afrique
du Sud démocratique. Le leader de l’ANC des années 1960,
symbole de la lutte contre l’apartheid, a été ensuite l’habile
politicien capable de mener à bien les négociations pour
la fin de l’apartheid puis de réussir le tour de force d’une
politique de réconciliation nationale. Nelson Mandela a-t-il
été le héros providentiel sans lequel l’apartheid n’aurait pu
être vaincu  ? Ou bien, comme il l’a lui-même écrit dans
ses mémoires (Long Walk to Freedom, 1994), n’a-t-il été que
porté par des circonstances exceptionnelles ? S’est-il, par ses
origines et son histoire personnelle, simplement trouvé être
le héros que l’Afrique du Sud post-apartheid avait besoin
de se construire ? En 2010, Mandela a en tous cas soutenu
le projet de publication de lettres et de notes personnelles
qui ont dévoilées un homme, plus qu’un saint et mis en
question ce qu’il qualifiait de « fausse image » : on y lit ses
engagements mais aussi ses découragements, ses amours, ses
peines, et son refus d’être un « modèle ».
Né le 18 juillet 1918 dans le Transkei, au cœur du pays
xhosa, Nelson Mandela était issu d’une famille royale
thembu (un des trois grands clans xhosa), et son père lui
donna le nom de Rolihlahla, qui signifie littéralement « arra-
chant la branche d’un arbre », expression xhosa pour « cau-
seur de troubles  ». Certes, le jeune homme devait porter
son nom plus que bien, mais son statut de chef traditionnel
allait aussi lui permettre de bénéficier, tout au long de sa
carrière, d’une reconnaissance sociale essentielle et rassu-
rante pour beaucoup. C’est à Qunu, son village natal, qu’il
avait établi sa résidence principale après avoir quitté la vie
politique.

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Une histoire violente qui se termine bien ?

Après une enfance rurale princière, Rolihlahla est envoyé


au lycée par le régent du Thembuland, puis à l’université
de Fort Hare, seul lieu possible à l’époque pour l’accès à
l’enseignement supérieur des Noirs. Fondé en 1916 par des
missionnaires écossais, Fort Hare fut le lieu de formation
d’une large part des élites politiques d’Afrique australe du
xxe  siècle. Le jeune Mandela y suivit une formation supé-
rieure mais aussi s’engagea pour la première fois dans des
actions politiques et eut ses premiers contacts avec des
membres de l’ANC. Renvoyé de Fort Hare pour ces raisons
mêmes en 1940, il quitta le Transkei pour fuir un mariage
arrangé par la famille royale thembu et gagna Johannesburg.
Dans la grande métropole minière, Mandela s’engagea
en politique. Il acheva par correspondance une formation
d’avocat et ouvrit un des très rares cabinets d’avocats noirs
avec Oliver Tambo, un ancien camarade de Fort Hare
qui dirigea plus tard l’ANC en exil pendant l’emprison-
nement de Nelson Mandela. Avec un autre ami de cette
époque, Walter Sisulu (dont il épousa alors une cousine,
Evelyn Mase), les trois hommes fondèrent en 1944 l’African
­National Congress Youth League dont Mandela devint le
président en 1950. Ce mouvement des jeunes de l’ANC radi-
calisa l’ensemble du parti, les aînés étant jugés trop modérés.
Nelson Mandela fut un des grands leaders du mouvement
dit Defiance Campaign en 1952 : il s’agissait d’une action de
résistance passive, inspirée des méthodes de Gandhi (qui les
avait lui-même expérimentées en Afrique du Sud au début
du siècle quand il était avocat à Johannesburg) et associant
Noirs, Indiens et Colorés. Les Sud-Africains non blancs
étaient appelés à défier les règlements de l’apartheid et à se
laisser arrêter pour gripper l’ensemble du système. Le succès

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Afrique du Sud : les paradoxes de la nation arc-en-ciel

de ce mouvement convainquit Mandela qu’il fallait unir les


différents groupes raciaux et se garder de créer un mouve-
ment uniquement noir.
Entre 1956 et 1961, Nelson Mandela faisait partie des
150 accusés du Treason Trial : poursuivis pour trahison du
fait de leurs activités anti-apartheid, ils furent acquittés.
C’est entre deux phases de ce procès que Mandela se sépare
de sa première femme et se marie avec Nomzamo Winifred
(«  Winnie  ») Madikizela. D’une vie politique publique et
pacifiste, les choses basculèrent après le massacre de Sharpe­
ville le 21 mars 1961. Dans ce township noir du sud de
Johannesburg, la police tira ce jour-là sur une manifestation
pacifique, tua 69 Noirs désarmés et en blessa 180. Cet événe-
ment changea radicalement le cours de l’histoire : le gouver-
nement interdit l’ANC, le parti communiste sud-africain,
son allié, et le Pan African Congress (parti politique plus
extrémiste que l’ANC, créé en 1960). Mandela commença
alors une vie clandestine, recherché par la police. C’est à ce
moment que l’ANC décida que le passage à la lutte armée
était une nécessité et que fut créée une branche militaire du
parti, l’Umkhonto we Sizwe (la « lance de la nation », désigné
par l’acronyme MK) dont Mandela fut élu commandant.
Ce fut un tournant essentiel qui montre aussi que Mandela,
contrairement à Ghandi, n’était pas non-violent par prin-
cipe mais par tactique, il l’a lui même expliqué : « quand les
conditions nous dictaient d’utiliser la non-violence, c’est ce
que nous faisions ; et quand elles nous dictaient de renoncer
à la non-violence, nous nous y pliions » (Conversations avec
moi-même, 2010).
Devenu pour le régime de Pretoria un leader terroriste,
Mandela fut finalement arrêté en 1962 et condamné à cinq

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Une histoire violente qui se termine bien ?

ans de prison puis, en 1964, les principaux autres leaders de


l’ANC, dont Walter Sisulu, furent à leur tour arrêtés dans
une maison de Rivonia, au nord de Johannesburg. Mandela
fut ramené avec eux devant la justice lors du procès dit « de
Rivonia », qui se conclut par une condamnation à l’empri-
sonnement à perpétuité.
Commence alors, pour cet homme de 44 ans, une période
de vingt-sept ans d’emprisonnement, d’abord vingt ans
dans la prison de Robben Island, une île au large du Cap,
puis dans diverses prisons de la région du Cap à partir des-
quelles le prisonnier entame, à la fin des années 1980, des
négociations avec le gouvernement de Pretoria. C’est depuis
sa prison qu’il devint un symbole international et une auto-
rité morale incontestée  ; au lieu de le briser, la prison le
renforça.
En toute logique, après sa libération en février 1990,
Mandela, âgé de 71 ans, reprit sa place à la tête de l’ANC
et conduisit les négociations en vue de la fin de l’apartheid.
Chef de l’État élu en 1994, il conserva sa stature morale
irréprochable, prônant la réconciliation des groupes raciaux
symbolisée en 1995 lorsqu’il revêtit le maillot de l’équipe
de rugby sud-africaine – les Springboks, vainqueurs de la
Coupe du monde qui se déroulait alors en Afrique du Sud
mais aussi symbole de l’Afrique du Sud blanche, ou encore
quand il alla « prendre un thé » chez Mme Verwoerd, la veuve
du Premier ministre architecte de l’apartheid.
Il conduisit une politique économique libérale, comme
il s’y était engagé, limitant l’influence du parti communiste
(allié historique de l’ANC) et des courants les plus anti-­
libéraux de l’ANC même. Même lors des campagnes élec-
torales très tendues de 2009 et de 2014, cela ne lui a été

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Afrique du Sud : les paradoxes de la nation arc-en-ciel

que rarement reproché  : «  Madiba  », comme on l’appelle


en Afrique du Sud de son nom de chef, est difficilement
contestable. En 2017 même, les partis politiques d’opposi-
tion se réfèrent encore à lui et accusent l’ANC d’avoir trahi
sa mémoire ; ce n’est qu’à l’extrême gauche de l’échiquier
politique que l’on exprime des critiques sur les choix éco-
nomiques de Mandela mais aussi sur son choix d’avoir trop
privilégié la réconciliation aux dépens de la réparation.
Nelson Mandela se surpassa sans doute quand il céda la
place à la tête de l’État à Thabo Mbeki, élu président en 1999,
démontrant une nouvelle fois son attachement aux valeurs
démocratiques. Il avait alors 81 ans et venait de se marier
une troisième fois, avec Graça Machel, veuve de l’ancien
président du Mozambique, mettant derrière lui les ombres
d’une relation douloureuse avec la très célèbre « Winnie »,
impliquée dans des affaires de corruption et de violence cri-
minelle pendant l’emprisonnement de son époux. Mandela
témoigna au procès de Winnie et révéla son caractère pro-
fondément humain en décrivant sa solitude auprès d’une
épouse devenue étrangère après son retour « chez lui ».
Aucune tâche ne vient donc assombrir le tableau d’une
existence exceptionnelle mais aussi très humaine. Si Man-
dela a été un héros, voire un saint, il l’a toujours nié  :
«  L’un des problèmes qui m’inquiétait profondément en
prison concernait la fausse image que j’avais sans le vou-
loir projetée dans le monde ; on me considérait comme un
saint. Je ne l’ai jamais été, même si l’on se réfère à la défi-
nition terre à terre selon laquelle un saint est un pécheur
qui essaie de s’améliorer  » (Conversations avec moi-même,
2010). Reste qu’il a laissé un héritage lourd à porter pour
ses successeurs et son image tutélaire planera longtemps sur

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Une histoire violente qui se termine bien ?

la société sud-africaine. Jusqu’à sa mort en décembre 2013,


il a d’ailleurs continué de s’exprimer publiquement quand
il le jugeait utile, pour tempérer certains conflits internes
à l’ANC ou sur des sujets particulièrement dramatiques,
comme le sida, dont est décédé un de ses petits-enfants et
contre lequel agit la fondation qu’il a créée. Des avenues ont
été baptisées de son nom, des statues érigées, son héritage
revendiqué, car il est bien devenu un des éléments fonda-
teurs de la nouvelle nation sud-africaine. Aujourd’hui, dans
une Afrique du Sud blessée par la corruption de ses élites
politiques, Mandela représente plus que jamais les idéaux
trahis des années 1990.

La statue de Nelson Mandela dans le quartier d’affaires de Sandton City


Sur la place centrale du quartier de Sandton, plus grand quartier d’affaires et de
commerce de la métropole de Johannesburg, les visiteurs se font photographier au pied
de cette statue de Nelson Mandela. Ce dernier est devenu une attraction touristique,
ici statufié au cœur même d’un haut lieu de la nouvelle Afrique du Sud mondialisée.

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