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Le contentieux arbitral en matière de fusion de sociétés commerciales

Publié le 12/08/2016 09:35

ACTUALITE
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La prolifération des opérations des fusions internes et
transfrontalières s’est naturellement accompagnée de
l’accroissement du contentieux y afférent. L’arbitrage connaît
désormais un essor considérable dans le traitement des litiges
liés aux opérations sociétaires de fusions-acquisitions —
communément désignées par la terminologie anglaise de
« Mergers and acquisitions (M&A) » — et se présente
actuellement comme un concurrent sérieux à la justice
étatique[i]. À cet égard, il semble judicieux de s’interroger sur le
rôle potentiel de l’arbitrage dans le règlement des différends
issus des fusions à la fois internes et transfrontalières.
L’arbitrage présente un certain nombre de qualités qui le
rendent attractif pour résoudre le contentieux des fusions.
Les praticiens des fusions recourront volontiers à l’arbitrage
pour bénéficier de la célérité inhérente à ce mode de règlement
des différends. De manière générale, les législations nationales
ainsi que les règlements des institutions arbitrales permettent
aux parties de fixer conventionnellement la durée des instances
arbitrales et, à défaut, peuvent imposer aux arbitres des délais
relativement courts pour trancher les litiges[ii]. Par conséquent,
la célérité et la maîtrise par les parties de la durée du
contentieux arbitral constituent des atouts indispensables en
matière de fusion.

La confidentialité du traitement des litiges entre les sociétés


fusionnantes est également cruciale pour le succès de l’opération
projetée. Conscientes des risques que peut emporter le
dévoilement de leurs différends aux tiers, les sociétés
fusionnantes préfèrent recourir à l’arbitrage leur permettra de
régler de manière relativement discrète leurs différends puisque
l’instance arbitrale est généralement réservée aux parties[iii]. Ni
les débats ni les sentences ne pourront être publiés sans l’accord
de ces dernières. Cette forme de «?justice confidentielle?»[iv] sera
à même ainsi de régir le contentieux des fusions. Toutefois, la
confidentialité sera mise à mal chaque fois que le contentieux
concernera une fusion impliquant une ou plusieurs sociétés
cotées sur un marché réglementé. Selon les recommandations de
l’AMF, un document de référence est tenu à la disposition du
public et doit mentionner les litiges judiciaires ainsi qu’arbitraux
susceptibles d’avoir une incidence significative sur la situation
de la société ou sur la rentabilité de l’émetteur[v]. L’information
présente une évaluation des conséquences financières du litige
sur la société et le lien avec les éléments provisionnés dans les
comptes, à l’exception des cas où cette évaluation est susceptible
de nuire aux intérêts de la société dans le cadre d’un litige
particulier[vi]. Cependant, la recommandation de l’AMF ne
désignant que les litiges susceptibles d’avoir une incidence
significative sur la situation de la société, on peut s’interroger sur
l’étendue de l’obligation d’information. Une interprétation
littérale de la recommandation suppose que la mention du
document de référence n’englobe pas tous les litiges en cours,
mais uniquement ceux qui peuvent affecter profondément la
pérennité ou la situation économique de la société cotée. Par
conséquent, un litige relatif à la fusion devant un tribunal arbitral
n’est pas automatiquement divulgué au public, mais le risque
qu’il le soit reste omniprésent.

La fusion est une opération dont la réalisation suppose


l’intervention d’un nombre considérable de professionnels
relevant de domaines différents à savoir, des auditeurs internes
et externes, des commissaires à la fusion, des experts financiers,
des banques d’affaires, des juristes, des fiscalistes, etc. Le
contentieux engendrera naturellement des problématiques
diversifiées dont la compréhension et le règlement nécessitent
l’intervention de personnes qualifiées. Les juges étatiques ne
disposent pas nécessairement des connaissances spécifiques
pour le traitement efficace de ce type de contentieux complexe.
Par conséquent, les parties préfèreront que leurs différends
soient tranchés par des professionnels au fait des opérations
sociétaires et, plus particulièrement, des concentrations
d’entreprises. Le recours à l’arbitrage leur offre cette faculté
dans la mesure où ils peuvent procéder eux-mêmes à la
désignation des arbitres en fonction de la compétence
personnelle de ces derniers.

Fort de tous ces avantages, l’arbitrage semble ainsi être une


alternative efficace à la justice étatique dans le règlement du
contentieux des fusions de sociétés. À cet égard, de nombreux
chefs de compétence permettent de saisir les tribunaux arbitraux
(I) qui se chargeront du traitement des demandes arbitrables en
matière de fusion (II).

I. Les chefs de compétence de l’arbitre


en matière de fusion
Hormis le cas d’un compromis conclu par les sociétés
fusionnantes, le tribunal arbitral sera souvent saisi en matière de
fusion sur le fondement d’une clause compromissoire. Cette
dernière sera stipulée soit dans les documents établis par les
négociateurs au cours de la réalisation de la fusion (A), soit dans
les statuts d’une des sociétés fusionnantes (B).

A. La clause compromissoire dans les documents


préparatoires

Préalablement à la réalisation de toute fusion, le législateur exige


l’élaboration d’un projet commun de fusion par les organes de
direction de chacune des sociétés fusionnantes[vii]. Le projet de
fusion qui constitue le «?document-clé?»[viii] des fusions est
soumis à l’approbation des assemblées générales respectives des
sociétés fusionnantes. La décision des assemblées générales le
transforme en un contrat définitif et lui permet de produire la
plénitude de ses effets légaux. On constate alors que le contrat
définitif constitue, dans la quasi-unanimité des cas, une version
non modifiée du projet de fusion. De ce fait, les praticiens
prennent le soin d’insérer toutes les stipulations pertinentes
dans le projet de fusion afin qu’elles figurent toutes dans le
contrat définitif de fusion. Il s’ensuit que les sociétés souhaitant
recourir à l’arbitrage pour le règlement de leur différend
stipulent généralement une clause compromissoire au sein du
projet de fusion.

Toutefois, des hésitations peuvent naître concernant l’efficacité


d’une clause compromissoire insérée dans le projet de fusion
non reprise par la suite dans le contrat définitif. En effet, il est
généralement admis que le projet de fusion n’est qu’un projet de
contrat dépourvu de toute force obligatoire à l’égard des sociétés
fusionnantes[ix]. Ce document ne constitue qu’une
« manifestation d’intention concrétisée dans un écrit dépourvu de
toute valeur juridique dans l’attente des consentements
nécessaires à la formation du contrat »[x]. Le projet de fusion se
situe seulement dans le cadre des pourparlers et la
responsabilité des parties en la matière ne peut être que
délictuelle. Une clause compromissoire insérée dans un
document n’ayant pas force obligatoire puis non reprise dans le
contrat définitif est-elle ainsi susceptible de justifier la
compétence du tribunal arbitral ?

Le principe d’indépendance de la clause compromissoire


implique une certaine autonomie juridique de la stipulation par
rapport au contrat principal. Ainsi, la nullité de ce contrat n’est
pas censée affecter la clause compromissoire. En application de
ce même principe, l’on admet également que la clause
compromissoire insérée dans un document dépourvu de tout
effet obligatoire à l’égard des parties maintien néanmoins son
efficacité[xi]. Cette solution est confirmée par une décision
rendue par la Cour de cassation le 28 novembre 2006
concernant la recevabilité d’une demande d’exception
d’incompétence des juridictions étatiques, fondée sur l’existence
d’une clause compromissoire incluse dans un protocole
d’accord[xii]. Pour rejeter cette demande, la cour d’appel relève
que la clause compromissoire est insérée dans un protocole
d’accord qui «?ne constitue à lui seul ni un contrat-cadre ni une
lettre d’intention?» et «?ne crée aucune obligation immédiate,
réciproque et impérative dont le non-respect aurait un caractère
fautif?». Les juges du fond décident que la clause n’ayant pas été
reprise dans le contrat définitif est inexistante. Les juges du droit
ont toutefois censuré cette décision sur le fondement du principe
de compétence-compétence selon lequel il appartient à l’arbitre
de statuer par priorité sur sa propre compétence. Ils ont ainsi
reconnu l’existence et les effets juridiques de la clause
compromissoire insérée dans le protocole d’accord dépourvu de
valeur obligatoire à l’égard des parties et non acceptée par le
contrat définitif. En reprenant le raisonnement de la Cour de
cassation, on peut déduire que la clause compromissoire insérée
dans le projet de fusion produit ses effets juridiques à l’égard des
sociétés fusionnantes.

La phase de négociation de la fusion se caractérise généralement


par l’élaboration de nombreux documents préparatoires
susceptibles de créer plusieurs obligations à l’égard des parties.
On pense aux accords de confidentialité, aux accords
d’exclusivité, aux accords de négociation de bonne foi, aux lettres
d’intention, aux accords de principe, etc. Les praticiens ont
souvent recours à la signature d’un acte en particulier qui
précède l’élaboration du projet de fusion généralement appelé
«?protocole de fusion?»[xiii]. Le protocole de fusion présente une
utilité pratique incontestable dans la réalisation de la fusion.
D’une part, il permet d’organiser le déroulement de négociations
et d’élaborer des règles de conduite entre les représentants des
sociétés. À cette fin, il est admis que le protocole de fusion
contienne des clauses contractuelles diverses, telles que des
clauses de négociation de bonne foi, de partage des frais, de
délais des négociations, etc. D’autre part, le protocole fusion
permet aux négociateurs de mettre au point la progression vers
le contrat définitif en consolidant leurs accords sur le principe et
les bases essentielles de l’opération. Contrairement au projet de
fusion, ce document est réservé aux parties signataires dans la
mesure où il n’est soumis à aucune mesure de publicité ou de
contrôle de la part d’une autorité publique. Les négociateurs
vont alors profiter pour pouvoir y insérer certains accords
confidentiels qui ne seront pas repris ni dans le projet de fusion
ni dans le contrat définitif[xiv].

Au vu de la variété de son contenu, le protocole de fusion est


susceptible d’être la source d’un contentieux considérable. Il est
alors recommandé d’y insérer une clause compromissoire avant
même d’arriver au stade de l’élaboration du projet de fusion. Le
cas échéant, il faut s’interroger sur la possibilité d’extension de
cette clause aux autres documents préparatoires élaborés
pendant la phase de négociation ainsi qu’au contrat définitif de
fusion. Il s’agit ainsi de déterminer le domaine
d’application ratione materiae de la clause compromissoire en
présence d’un groupe de contrats — soit des contrats
préparatoires ou des avant-contrats — signés par les mêmes
parties. La jurisprudence tant étatique qu’arbitrale se fonde
principalement sur l’interprétation de la volonté commune des
parties pour savoir si elles ont consenti, expressément ou
tacitement, à la possibilité d’extension de la clause
compromissoire aux autres contrats du groupe. Les arbitres et
les juges ont tendance à présumer l’existence d’une volonté
d’extension chez les parties dès lors que les contrats forment un
ensemble contractuel et servent à la réalisation d’une même
opération économique[xv]. En matière fusion, les contrats
préparatoires sont liés entre eux dans la mesure où ils
participent tous à la réalisation d’une seule et même opération
économique qui n’est autre que la conclusion du contrat définitif.
Ainsi, il est parfaitement envisageable d’appliquer une clause
compromissoire contenue dans un de ces contrats à d’autres qui
en seraient dépourvus. Dans le même ordre d’idées, un arrêt de
la cour d’appel de Paris[xvi], rendu le 13 février 2003, mérite
d’être mentionné. Les juges du fond ont décidé d’étendre une
clause compromissoire insérée dans un protocole de cession de
parts sociales à une convention sur complément de prix qui en
était dénuée au motif que les deux actes participent de la même
opération et présentent un caractère complémentaire. Cette
solution favorise la pratique de l’extension d’une clause
compromissoire insérée dans le protocole de fusion aux autres
documents préparatoires, notamment le projet de fusion, et
éventuellement au contrat définitif de fusion.

B. La clause compromissoire insérée dans les statuts d’une


société fusionnante

De manière générale, la clause compromissoire insérée dans les


statuts d’une société permet de donner compétence aux arbitres
pour régler les différends entre les associés et la société[xvii]. La
clause compromissoire ne s’applique non seulement aux
associés, mais aussi à toute personne participant à la vie sociale,
notamment les dirigeants sociaux[xviii]. Le contrat de fusion
emporte des effets structurels à l’égard des sociétés
fusionnantes, de leurs associés ainsi que sur leurs organes
sociaux. La question qui se pose alors est de savoir quels seront
les effets de la fusion sur une clause compromissoire insérée
dans les statuts d’une des sociétés fusionnantes. (...)

[i] Sur l’arbitrage en matière de fusion-acquisition: EHLE (B.), Arbitration as a


dispute resolution mechanism in Mergers and Acquisitions in. Comparative law
yearbook of international business, éd. Kluwer, 2005, p. 287 et
s. – Adde. CREMADES (B.), Overcoming the Clash of Legal Cultures : The Role of
Interactive Arbitration, Arbitration international, 1998, vol. 14, no 2, p. 163 et s.
[ii] Le droit français prévoit qu’en matière d'arbitrage interne et à défaut de stipulation
conventionnelle, l’instance arbitrale ne peut pas dépasser la durée de six mois (CPC, art.
1463, al. 1er). De même, le Règlement d’arbitrage de la CCI prévoit, dans son article 30,
une solution de principe selon laquelle le tribunal arbitral doit rendre une sentence finale
dans un délai de 6 mois à compter de la signature de l’acte de mission.
[iii] Sur la confidentialité de l’arbitrage. Voir : CAVALIEROS (Ph.), La
confidentialité de l’arbitrage, Cah. Arb., vol. III, Gaz. Pal. 2006, p. 56.
[iv] Ibid.
[v] Sur le document de référence : Règl. européen n° 809/2004 du 24 avril 2004, dit
règlement Prospectus ; art. 212-13 Règl. AMF.
[vi] Recommandation AMF, Guide d'élaboration des documents de référence adapté aux valeurs
moyennes, DOC-2014-14, 2 déc. 2014, paragr. 20.8
[vii] Sur le caractère obligatoire du projet de fusion. Voir: art. L. 236-6, al. 1er, C. com.,
« toutes les sociétés qui participent à l’une des opérations mentionnées […]
établissent un projet de fusion ou de scission ».
[viii] TILQUIN (T.), Traité des fusions et de scissions, Kluwer, éditions juridiques,
Belgique, 1993, p. 157.
[ix] DALSACE (A.), Fusion et scission, Encycl. Dalloz sociétés, 1967 ; BASTIAN
(D.), Fusions de sociétés, J.- Cl. Sociétés, fasc. 164, 1967, no 37 et s. ; AUGER (B.),
« La fusion », Rev. soc. 1925, p. 50 et s., p. 58.
[x] ROZES (L.), « Le projet de contrat », in. Mélanges BOYER (L.), Université des
sciences sociales de Toulouse, 1996, p. 651.
[xi] Sur le sujet, v. JARVIN (S.), « L’obligation de coopérer de bonne foi », in.
L'apport de la jurisprudence arbitrale, éd. CCI, 1986, p. 157 et s., spéc. p. 165.
L’auteur donne l’exemple d'une clause compromissoire insérée dans une lettre
d’intention.
[xii] Cass. 1re civ., 28 nov. 2006, no 05-10.464, Sté So Good International Ltd c/ Sté
Laiterie de Saint-Denis de l’Hôtel, JDI 2007, no 4, comm. 24, note DIALLO (O.) ; D.
2008, p. 180, note CLAY (Th.).
[xiii] Sur le protocole de fusion, voir: BAUDEU (G.), Protocoles et traités de fusion,
Litec, 1968 ; BAUDEU (G.) et BELLARGENT (G.), Fusion de sociétés, J.-Cl. Soc.,
1970, fasc. 164 B, no 88 et s. ; CHADEFAUX (M.), Les fusions de sociétés : régime
juridique et fiscal, Groupe revue fiduciaire, 6e éd., 2008, p. 43.
[xiv] Parmi ces accords, on retrouve notamment, des pactes d’actionnaires, des
accords relatifs à la rémunération des dirigeants de la société absorbante ou de la
société nouvellement créée, les accords relatifs à la constitution des organes de
direction.
[xv] Sur le sujet, voir : COHEN (D.), « Arbitrage et groupe de contrats », Rev. arb.
1997, p. 471 et s. ; – Adde, jurisprudence arbitrale : Sentence CCI, 2 juillet 1987,
n°122/85, Yearbook 1989, p. 187 ; jurisprudence étatique : CA Paris, 21 févr.
2002, Rev. arb. 2002, p. 955, note TRAIN (F.-X.)
[xvi] CA Paris, 13 févr. 2003, Rev. arb. 2004, p. 311, note RACINE (J.-B.) ; RTD
com. 2003, p. 696, obs. LOQUIN (E.)
[xvii] COHEN (D.), Arbitrage et société, LGDJ, 1993, p. 69, n° 146.
[xviii] Sur le sujet, voir : Cass. com., 10 juill. 2007, D. 2008, p. 518, note
THEVENET-MONTFROND (D.) ; RTD com. 2007, p. 783, note LE CANNU (P.)
et DONDERO (B.).

Adrian Kalaani
Docteur en droit privé,
Juriste droit des sociétés - Orange SA

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n° 63 du 10 août 2016

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