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2017­6­1 ARTICLES, 

CHRONIQUES

ARTICLES, CHRONIQUES
INTERVIEW
et NOTES DE LECTURES
par PIERRE FEUGA
ARTICLES ET CHRONIQUES

A.N.C. Appellations non contrôlées.
APPROCHES.
SOYEZ GRAVES DANS LE LOVE.
MONSIEUR KLEIN.
MEDITATION SANS OBJET.
LE ROI VOLEUR.
Aperçus sur le prânâyâma.
TOUT EST VOIE.
TROUVER SA NON­PLACE.
UNE SEMAINE.
INTERVIEW donnée à FIDHY.
A paraître en janvier 2006, Eric Baret, YOGA, corps de vibration, corps de
silence.
Yogabhâsya de Vyâsa , traduit par Pierre­Sylvain Filliozat, Editions Agamat.­ Le
Son du silence de Patrick Mandala, Accarias/L'Originel.­ Le Seul Désir, dans la
nudité des Tantra d'Eric Baret, Editions Almora.­ La Voie du bambou de Yen
Chan, Editions Almora.
Swâmi Prajnânpad : Ceci, ici, à présent, trad. de Colette et Daniel Roumanoff,
Editions Accarias­L'Originel, 2006. – Ramesh S. Balsekar : Tout est Conscience,
trad. de Roger Quesnoy et Philippe de Henning, Editions Accarias­L'Originel,
2006 (1 re éd. 2002).­ Eric Baret : Yoga, corps de vibration, corps de silence,
Editions Almora, 2007 (1 re éd. 2006) ; le Seul Désir, Editions Almora, 2007 (1 re
. éd. 2006) ; le Sacre du Dragon vert, Editions Almora, 2007 (1 re éd. JC Lattès,
1999).
Les Centuries de Goraksa (Goraksa­sataka) , suivies du Guide des principes des
siddhas (Siddha­siddhânta­paddhati) , introduction, traduction et annotation par
Tara Michaël, Almora, 2007. – Daniel Giraud, Récits de sagesse d'Extrême­Orient
(récits du Tao, du Tch'an et du Zen), Accarias­L'Originel, 2007.
Wei Wu Wei  : Les Doigts pointés vers la lune , traduction de Yen Chan et Yoann
Salmon, Almora, 2007. – Tony Parsons : Tout ce qui est , traduction de Philippe
de Henning, Accarias­L'Originel, 2007. – Chögyam Trungpa : Mudra, l'esprit
primordial , traduction de Patrick Mandala, revue par Vincent Bardet et Zéno
Bianu, préface de Fabrice Midal, Accarias­L'Originel, 2007.
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Râmatîrtha, le Soleil du Soi , textes présentés et traduits par Jacques Vigne,
postface de Michel Jourdan, collection Advaita, Editions Accarias/L'Originel,
2005. – La Gheranda­Samhitâ , présentée, traduite et annotée par Jean Papin,
Editions Almora, 2005.
H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes » . Editions Accarias/ L'Originel,
Paris, 2003, 144 p. Edition établie par David Godman. Traduction de l'anglais par
Anasuya

NOTES DE LECTURE

Eric Baret, De l’abandon, Les Deux Océans, Paris, 2004
Wayne Liquorman, l’Accueil de l’évidence, Editions Accarias/L’Originel.
Tony Parsons : Ce qui est, Editions Accarias/L’Originel, Paris, 2002, 160 p.
(traduction de P. de Henning et D. Anglesio).
Eric Baret : le Seul Désir. Dans la nudité des tantra, Editions Trait d’union,
Montréal, 2002, 340 p.
H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes ». Editions Accarias/ L’Originel,
Paris, 2003, 144 p.
TANT DE SAGES
Colette POGGI : Les Œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta
Les Deux Océans, Paris, 2000, 248 p

A.N.C.
Appellations non contrôlées

Lorsque j’ai fait mes premiers pas dans le yoga, il y a une quarantaine d’années, la
recherche d’un enseignant un peu sérieux, non charlatanesque relevait du parcours du
combattant ou du jeu de l’Oie, avec ses puits, ses prisons, ses retours en arrière, etc.
J’ai suivi par exemple pendant un certain temps des cours où, sous le nom ronflant de
râja­yoga (« yoga royal », comme le Kir et le couscous du même nom), on tentait en
fait de m’ingurgiter une indigeste bouillie théosophique issue des fourneaux de
Madame Blavatsky et d’Alice Bailey. En apparence le paysage gaulois s’est assaini et
les contrôleurs sont passés par là. Dans la France yogique d’aujourd’hui, tout baigne.
Des fédérations bien structurées, des écoles bien organisées dispensatrices de «
formations » et de « diplômes », des « lignées » reconnues et des séminaires ou stages
à foison. Tout cela a un petit côté rassurant et propret. Notre génie national, dont la
rationalité n’est plus à démontrer, a presque réussi à transformer la jungle hindoue en
jardin à la Française, sans éviter pourtant d’âpres querelles de pouvoir entre les
jardiniers (cet égotisme exacerbé ne fait­il pas aussi partie du génie national ?).
Pourtant, que l’on pardonne mon scepticisme, je ne suis pas certain qu’il soit plus
facile, pour une personne commençant aujourd’hui le yoga, de s’orienter correctement
que ce l’était dans ces troubles et bouillonnantes années 60 où les rares aspirants, qui
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passaient d’ailleurs pour des dingues, se chuchotaient adresses et numéros de téléphone
et se racontaient leurs cruelles déconvenues. Car de nos jours pas plus qu’hier il ne faut
se fier aux appellations et aux titres. Sous des enseignes clinquantes, enluminées de
mots sanskrits, on ne trouve trop souvent que du vent ou en tout cas des pratiques
n’ayant rien à voir avec ce que l’on vous fait miroiter.
Prenons quelques exemples, en commençant par la forme de yoga la plus répandue en
Occident : le hatha­yoga. Cette expression signifie « yoga de la force » et même de la «
force violente », quoiqu’il s’agisse évidemment de force spirituelle, d’énergie canalisée
en vue d’un éveil de la Conscience. C’est un yoga tantrique, extrêmement difficile et
abrupt, et, si l’on en doutait, il suffirait de se référer aux textes de base, comme la
Hatha­yoga­Pradîpikâ. Or, en fait de « force », un grand nombre de cours qui se
présentent comme du hatha­yoga sont affligeants de mollesse et plus chargés en tamas
qu’en rajas (quant à sattva, si l’on en a la notion, on l’assimile niaisement à une «
pureté » hygiénique ou moralisante). Certes il existe des enseignements plus durs ou
plus virils se réclamant aussi du hatha mais ils dépassent hélas rarement le plan
anatomique, physiologique, musculaire. Même si le mot fait horreur, on ferait mieux de
les ranger sous le nom de « gymnastique », « gymnastique indienne » si cela fait
plaisir. Ces enseignements ont une amusante tendance à produire des professeurs et des
élèves dont la souplesse physique contraste avec la rigidité intérieure. Liane sur béton.
En ce qui concerne le kundalinî­yoga, l’abus de langage est encore plus flagrant et
frôle parfois l’escroquerie. Il faut un sacré culot ou une ignorance qui en devient
touchante pour prétendre enseigner massivement et à grands sons de trompes un yoga
qui a toujours passé en Inde pour le plus secret et le plus dangereux de tous. Si la
kundalinî de ceux et celles qui frétillent et grenouillent dans ces milieux était
réellement éveillée, ils cesseraient aussi sec d’enseigner, du moins de cette manière
commerciale et racoleuse. Ils replieraient bien vite leurs chakras et remballeraient leur
serpent au fond du panier.
Et cela nous amène au Tantra. Ah, le Tantra !… Puisque je passe (à tort) pour un «
spécialiste » de la chose (moi qui exècre toute spécialisation), je vais y aller d’un
conseil : si vous rencontrez un monsieur ou une dame qui propose de vous enseigner le
Tantra, n’hésitez pas à le ou la pousser dans ses retranchements. Ne vous en laissez pas
conter par ses récits fabuleux ni abuser par son coup du regard fixe. Ayez de l’audace
(c’est la première qualité tantrique). Interrogez­l’initié de service ou la Shakti des
beaux quartiers sur la littérature tantrique : vous vous apercevrez souvent qu’ils n’ont
jamais lu un Tantra de leur vie, que leur connaissance du sujet est aussi floue, mais plus
arrogante, que la vôtre. Et s’ils feignent de mépriser les textes au nom de la sacro­
sainte expérience, alors demandez­leur du concret, percez leur écran de fumée. Si vous
leur dites que le sexe ne vous intéresse pas, vous verrez vite qu’ils n’ont pas grand­
chose d’autre à vous vendre : des mantras élimés, des rituels de bazar. Mais si vous leur
dites que le sexe vous intéresse (bien sûr enrobez subtilement la chose, jouez­la
finement), alors ne vous contentez pas des effleurements furtifs et des papouilles
molles dans lesquels ils peuvent avoir acquis une certaine compétence. Exigez du vrai
maithuna, du bel et bon érotisme initiatique et sacré et épicé comme là­bas. Ne vous
dégonflez pas, ils se dégonfleront avant vous. Une grande peur rôde au royaume usurpé
du désir.
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On voit aussi maintenant fleurir, à l’aurore de ce siècle délicieux, de nouvelles
appellations. Ainsi je lis « ashtânga­yoga ». Aussitôt – on ne se refait pas – je songe au
yoga par excellence, au yoga de Patanjali. « Yoga à huit membres », à huit paliers. Ce
n’est pas mon truc, peut­être, mais je respecte. Enfin il n’y aura pas que des postures
puisque je crois savoir que, dans les Yoga­sûtra, la posture n’est qu’un des huit stades
de progression cités et que d’ailleurs on n’en dit rien, sinon qu’elle doit être sthira­
sukham, « stable et agréable », – ce qui, de toute évidence, se réfère aux seules
positions assises, propices à la méditation, et non aux innombrables âsanas du hatha­
yoga dont Patanjali se fiche éperdument. Je m’inscris donc à un cours d’ashtânga et
qu’est ce qu’on m’y fait faire ? Pratiquement que des postures et sur un mode intensif,
à l’américaine, façon sauve­qui­peut après le 11 septembre (non, j’exagère, ça c’est le
Power Yoga, encore une appellation détournée, pauvre Evola avec son Yoga della
potenza !)! C’est peut­être très bien si j’aime ça mais pourquoi parler d’une maison « à
huit étages » si l’on n’en occupe qu’un seul ?
D’autres appellations, pour être moins frauduleuses, n’en contribuent pas moins à
entretenir une certaine ambiguïté : ainsi « yoga de l’énergie » ou « yoga traditionnel ».
Dans les deux cas je flaire d’abord le pléonasme. Tous les yogas tantriques (au sens
cette fois véritable de ce mot) sont naturellement des yogas de l’énergie : hatha,
kundalinî, laya et d’autres moins connus. Mais en France (et presque uniquement en
France) cette expression a été comme « confisquée », limitée à une méthode spécifique
et très occidentale dans son inspiration (malgré de fumeuses références à l’Inde, à la
Chine et au Tibet), méthode initiée avec pas mal de fantaisie par Ferrer et élaborée plus
systématiquement par Roger Clerc (dont la sympathique, paraît­il, personnalité n’est
pas en cause). Quant à « yoga traditionnel », on aimerait être sûr que ceux qui
brandissent farouchement cette bannière ne confondent pas tradition (au sens profond
et rigoureux qu’un René Guénon donnait à ce mot) et traditionalisme (simple respect
superstitieux des formes). Tout yoga est par essence traditionnel, si l’on songe que «
tradition » implique « transmission ». Mais tout ce qui se transmet n’est pas d’or. La
bêtise, par exemple, est ce qui se transmet le plus facilement. 
Cette liste d’A.N.C. n’est pas exhaustive. Peut­être, si vous vous êtes senti quelque peu
égratigné (pourtant je ne veux éliminer personne, tout le monde a sa place dans la
dysharmonie universelle), peut­être donc trouverez­vous que cette liste comporte une
lacune qui arrange son auteur. Je n’ai pas mentionné en effet le « yoga du Cachemire »,
un produit assez récemment lancé sur le marché mais qui garde un petit parfum
ésotérique, un charme pour happy few. Ah, bien sûr, insinueront les finauds, si j’ai
omis ce bon Trika, c’est parce que je craindrais de scier la branche sur laquelle je serais
moi­même assis… Mais non, mes bons amis, je ne suis assis sur aucune branche, je ne
suis pas un yogui branché (un guiyo chébran). Cette histoire du Cachemire, bien avant
que je ne traduise le Vijnâna­Bhairava, je l’ai inventée pour de me débarrasser des gens
qui m’importunaient avec leurs questions : quel « type de yoga » j’enseignais, à quelle
« lignée » j’appartenais, quel était le nom de mon « gourou », qui m’avait « formé » ou
« initié » ?… etc. J’ai toujours trouvé ces questions insupportablement indiscrètes et
même grossières, comme si l’on vous demandait avec qui vous avez fait l’amour la
première fois et si c’était au printemps ou en automne, dans un lit à baldaquin ou dans
un sous­bois. Un jour, sans préméditation, j’ai donc répondu que j’enseignais le « yoga
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du Cachemire », ça sonnait joli, mais j’aurais pu aussi bien dire « yoga des Marquises »
ou « des Tuamotu ». Depuis, j’ai découvert que je n’étais pas le seul en France à avoir
eu cette idée mais je ne doute pas un instant que mes collègues soient, eux,
d’authentiques héritiers de ce yoga cachemirien que de méchantes langues prétendent
éteint depuis sept siècles. Et, même dans mon misérable cas, était­ce vraiment un
mensonge ? On devient souvent ce qu’on a joué à être (ou à ne pas être). Je me suis
caché derrière le miroir du Cachemire puis je m’y suis miré. Avec émerveillement je
n’y ai vu personne. Aucune appellation possible, ni contrôlée ni non­contrôlée. 

Pierre Feuga

 
 
 
APPROCHES

A force de proclamer que le yoga est universel (ce qui revient en pratique à
l’occidentaliser), on finit par en perdre l’esprit. Je songe ici moins aux techniques, qui
peuvent en effet admettre des adaptations (même un maître indien « adapte » à ses
disciples), qu’à une certaine qualité, pour ainsi dire « climatique » et vibratoire, sans
laquelle la relation yogique devient tout à fait superficielle et profane, à l’instar de
n’importe quelle relation marchande.
« Allô, bonjour Monsieur (ou bonjour Madame), vous êtes bien professeur de yoga ?…
Est­ce que vous pouvez me dire vos horaires de cours et vos tarifs, s’il vous plaît ? »
C’est ainsi, le plus souvent, qu’un Occidental désireux de pratiquer le yoga aborde un
enseignant. Pourtant, tout aussi bien, il lui demandera de l’« initier » au yoga, sans se
douter le moins du monde du sens très profond et même sacré dont un tel mot est
chargé en Orient (et était chargé autrefois dans l’Occident traditionnel). Pour peu que
l’enseignant s’y prête, on se croit alors « initié » au yoga dès sa première leçon, comme
on serait initié au surf, au tango, au bridge, à la pétanque, activités par ailleurs non
méprisables.
En Inde, comme en Chine, au Japon, en Perse et d’autres pays d’Orient, les choses ne
sont pas, ou n’étaient pas, si simples. Trouver un maître ne va pas forcément de soi.
Souvent il faut de longs méandres, des recommandations ambiguës, des approches
obliques, serpentines, mouvantes comme les sables et fuyantes comme les mirages. On
se rend à une adresse qui n’existe plus, on vient de la part de quelqu’un dont tout le
monde feint d’ignorer le nom (à moins que ce nom ne déclenche sarcasme ou éclat de
rire), on découvre même parfois que le maître qu’on a tant cherché est mort depuis un
certain temps. Ou a disparu. Ou n’a jamais existé… Tout cela fait partie de la Voie.
Cela peut être dramatique ou hautement humoristique ou les deux à la fois, comme la
vie elle­même. Certes il existe des rencontres « faciles », évidentes, indiscutables entre
un maître et un élève. Comme des coups de foudre amoureux. Mais le plus souvent
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l’élève cherche douloureusement le maître, ne le reconnaît pas d’emblée, et le maître,
de son côté, même quand il a « reconnu » son élève, l’éprouve, teste son amour­propre,
sa capacité à résister aux rebuffades, aux tentations. Le moment le plus dangereux peut
être lorsqu’il le flatte et semble le favoriser. Gare alors à ne pas tomber dans le panneau
affectif !
Je me souviens que la première fois que j’ai rencontré Jean Klein – qui était d’origine
occidentale mais complètement imprégné, imbibé d’esprit hindou – il n’a jamais été
question d’horaires, d’argent et de toutes ces choses paraît­il incontournables. Nous
passâmes une heure ou plus face à face, échangeant très peu de mots, dans une sorte
d’« espace » et de « temps » qui n’avaient rien de commun avec l’espace et le temps
habituels. Cela est difficile à décrire. En tout cas je ne me sentais ni un « client » ni
même un « élève » potentiel. Simplement, et peut­être pour la première fois de ma vie,
un être. Un être humain face au miroir de l’Etre (pardon pour le langage mystique : je
suis pourtant fort peu mystique). Et au terme de l’« entretien », voici ce qu’il me dit : «
Rappelez­moi dans quelques mois… Entre­temps je verrai si vous me convenez et vous
verrez si je vous conviens. »
Je n’ai jamais oublié cette approche et j’essaie, dans la mesure du possible, d’y rester
fidèle. Bien sûr on pourra me dire que je confonds deux plans, un plan spirituel et un
plan simplement professionnel. Jean Klein était un maître spirituel, non un prof de
yoga. A un prof de yoga on va généralement demander des techniques, comment se
relaxer, respirer, se mettre sur la tête, etc. En bref on va apprendre, ce qui implique des
repères précis (où, quand, comment, combien ?). Auprès d’un (vrai) maître spirituel on
va désapprendre, et cela n’a pas de lieu, de durée, de techniques, cela n’a pas de prix,
ou alors un prix si énorme, si total que pas une personne sur un million n’est prête à le
payer (qui est assez pauvre pour cela ?)
Pourtant, même au niveau modeste et volontairement limité d’un « cours de yoga » (et
j’en donne « comme tout le monde », ne me prenant nullement pour un maître
spirituel), je pense que rien d’un peu utile ne peut se passer si ne s’établit pas, entre
l’enseignant et l’enseigné, un certain « climat », une certaine « résonance » (j’emploie
le mot « vibratoire » parce que je le ressens physiquement ainsi). Ce n’est pas
réellement psychologique ou moral, c’est plutôt d’ordre énergétique et intuitif. C’est
au­delà de l’estime et de la confiance. Je ne puis travailler avec toi que si tu me
conviens, tu ne peux travailler avec moi que si je te conviens. Ceux qui prétendent
pouvoir embarquer tout le monde ne sont que des trafiquants, des mercantis… Tu
m’acceptes comme capitaine, tu montes sur mon bateau, il devient notre bateau, nous
le défendrons contre les pirates, nous découvrirons les Indes ou nous coulerons
ensemble…

Pierre Feuga

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2017­6­1 ARTICLES, CHRONIQUES

Chronique 
SOYEZ GRAVES DANS LE LOVE

Ce monde manque d’amour, vous ne trouvez pas ? D’accord, il n’y a pas que l’amour
dans la vie (qui a dit hélas ?). Il y a le travail, la famille, la patrie, la politique, le sport,
la télé, les vacances. Il y a même le yoga, un truc que je me promets d’essayer. Mais
quand il n’y a plus d’amour ou si peu, si maigre, si sec, est­ce que la vie vaut encore la
peine d’être vécue ?
Je lisais Rumi tout récemment. Vous savez, ce merveilleux poète persan, fondateur de
l’ordre des derviches tourneurs, ces fous qui tournent parce qu’ils aiment. Rumi
écrivait : « Ne reste pas sans amour si tu ne veux pas mourir. Meurs dans l’amour si tu
veux rester vif. » Oh, bien sûr les gens comme il faut vont me dire que ce soufi parlait
d’amour divin. Mais l’amour est toujours l’amour, vous ne croyez pas ? Indivisible et
inclassable, avec cet incroyable pouvoir de transformer la boue en or, de faire délirer
les savants et de donner du génie aux imbéciles. Que vous aimiez un âne, une femme,
un homme, un dieu, une déesse, ça n’a pas d’importance, tout est dans l’intensité. Je
crois même que vous irez plus loin en aimant un âne avec intensité qu’en aimant votre
Dieu avec tiédeur.
Je lisais Rumi et j’étais dans le train. Et le soir tombait et la lune s’allumait dans le ciel
et je pressentais les étoiles et Rumi me faisait penser à Dante, un autre grand amoureux
que je vénère (dans vénérer il y a Vénus), Dante qui n’aima qu’une petite fille, croisée
ou inventée quand elle avait neuf ans, et qui de cette vision furtive tira le plus beau
poème de l’Occident, et qui mieux que lui a évoqué cet « Amour qui meut le Soleil et
les étoiles » ? Et moi qui suis né un vendredi jour de Vénus et qui me promets toujours
d’apprendre un jour le yoga (connaissez­vous une bonne enseignante ?), je songeais
délicieusement douloureusement à Rumi et à Dante (il se passe de grandes choses sur
le plan culturel à la SNCF) quand la sonnerie d’un portable non loin de moi retentit,
une voix féminine quoique peu florentine et peu persane transperça le wagon et je fus
atteint par ces mots rauques et troublants : « Il est grave dans le love. »
De qui parlait cette moderne Béatrice ? Probablement d’un amoureux, le sien ou celui
d’une copine, et, sans en donner ma main à couper, j’imagine que l’expression « être
grave dans le love » signifie « aimer fortement », avec cette ombre de menace, de
danger, d’orage indispensable aux amours romantiques. Oh, je sais, vous allez encore
me dire, vous les experts en bhakti, qu’il ne s’agissait, dans le cas présent, que
d’attachement passionnel, trouble désir possessif et vampirique. Rien à voir avec Rumi,
Dante, les soufis, le pur amour dénué d’ego dont vous avez, je n’en doute pas un
instant, l’expérience intime. Je vous crois puisque vous pratiquez le yoga mais je ne
pouvais m’empêcher de méditer ce mantra qui m’était spontanément donné : « Il est
grave dans le love. »
Autour de moi des gens soucieux lisaient le Monde, Libération, l’Equipe,
commentaient avec sagacité le dernier match de l’O.M. et la guerre en Irak (« je ne suis
ni d’Irak, ni de Perse », chantait Rumi), les étoiles prenaient enfin possession du ciel,
tournant autour de l’Amour en danse éperdue (« je ne suis ni d’Orient ni d’Occident »),
ma petite Lovette avait éteint son portable (« ma place est d’être sans place, ma trace
est d’être sans trace, je n’ai pas de corps ou d’âme puisque j’appartiens à l’âme du Bien
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Aimé » : ah, le beau rap mystique !), une étrange paix s’installait dans le wagon et dans
la SNCF (avant les grèves pour les retraites), nous arrivions Gare de Lyon (« J’ai
renoncé à la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un ») et je songeais que la
vie est une chose trop grave pour être prise au sérieux.

Pierre Feuga

 
MONSIEUR KLEIN

Je rencontrai Jean Klein en juin 1968, dans un Paris qui bruissait encore des fameux «
événements ». J’arrivais à la fin de ce tumulte, ayant passé une partie du mois de mai
dans le Jura et l’autre à Ouessant. Je ne me reconnaissais pas dans les drapeaux rouges
et noirs et les slogans proprement politiques mais cette fièvre joyeuse, cette exaltation
iconoclaste trouvaient en moi plus d’un écho. On a peu dit que Mai 68 fut aussi une
éruption spirituelle que le sectarisme idéologique « objectivement complice » de la
trouille bourgeoise s’est vite empressé d’étouffer. Cette révolution extérieure ratée
coïncida en tout cas pour moi avec une véritable révolution intérieure. C’est à partir de
cette période que je commençai d’apercevoir le bout du long tunnel psychique où je
tâtonnais depuis des années.
J’avais déjà suivi quelques cours de sanscrit chez un des hommes les plus désintéressés
et les plus sincères que j’aie jamais rencontrés dans les milieux hindouisants : Patrick
Lebail. Prenant la mesure de mon désenchantement après mes mésaventures pseudo­
yoguiques, il m’avait communiqué l’adresse de Jean Klein, qu’il m’avait dépeint, non
sans fougue, comme le « meilleur yogin de Paris ». Cette appréciation surprendra ceux
qui ne voient en Jean Klein qu’un pur vedantin, quelque peu dédaigneux d’un yoga
qu’il connaissait pourtant à merveille.
Je n’aime guère employer le mot de gourou. Ma relation avec Jean Klein fut si peu
conventionnelle, si spontanée, si discontinue, si « poétique » en un sens qu’il ne me
vient pas à l’idée de me compter parmi ses « disciples » ni de » m’abriter derrière son
prestige qui d’ailleurs, à l’époque, ne dépassait pas des cercles très restreints.
Je me souviendrai toujours cependant que lorsqu’il m’ouvrit pour la première fois la
porte, dans cette belle fin de printemps 1968, ce fut comme un éblouissement de
lumière, une évidence : non pas : « c’est Lui » mais : « c’est Cela ». Il y avait eu cet
ascète grec, dans l’île de Chio, qui m’avait indiqué le chemin ; et il y avait maintenant
Jean Klein qui m’entraînait dans son énergie rayonnante, incroyablement légère et
aérienne. Il émanait de cet homme long, délié, frémissant et totalement apaisé à la fois,
attentif jusqu’à l’extrême du non­dit, un charme que l’on ne saurait décrire à ceux qui
ne l’ont pas approché dans la force de son âge ou qui ne le connaissent qu’à travers les
livres tirés de ses entretiens. C’était une sorte de musique intérieure et d’arôme, de
grâce quasi mozartienne qui se répandait dans tous les objets autour de lui, dans les
murs, dans l’ambiance de son appartement, et que je ressens encore, un quart de siècle
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plus tard, quand il m’arrive de passer avenue de l’Observatoire ou de traverser le
paisible square qui se trouvait sous sa fenêtre et où j’ai repris souffle bien des fois sur
un banc en sortant de chez lui, brisé par les exercices qu’il m’imposait parfois d’une
manière tout à fait imprévisible et presque violente : quand on m’évoque la douceur,
voire la suavité, de Jean Klein, j’ai toujours un peu envie de sourire. C’était un
guerrier, un vîra dont l’énergie habituellement recueillie pouvait jaillir comme un
éclair. Autant son enseignement intellectuel était à petit feu, autant, dans le travail
corporel, il vous grillait littéralement.
Aussitôt en sa présence, je me mis à parler, à interroger mais beaucoup de mes
questions étaient déjà comme épuisées avant que j’eusse fini de les formuler. Il y avait
dans son silence, dans son sourire, dans l’éloignement froid puis dans l’éclat soudain
transperçant de ses yeux bleus, une force irrésistible qui vous replongeait toujours dans
l’essentiel, vous ramenait à contre­courant vers votre propre source, ravivait vos
blessures avant de les guérir, par un art imprévisible du déséquilibre, de l’attente, du
vide où justifications, références, conclusions ne trouvaient plus rien sur quoi
s’appuyer. C’est par cela qu’il m’a surtout enseigné. Grâce à lui, sans doute, j’ai lu
certains textes fondamentaux du vedânta, j’ai découvert aussi l’œuvre de René Guénon
pour laquelle il avait une immense estime. Je me suis appliqué consciencieusement,
jour après jour, à la méthode de la « discrimination » védantique et j’ai travaillé la «
vacuité » du corps jusqu’à la juger plus importante que celle de l’esprit. Mais
l’essentiel de ma relation avec Jean Klein s’est toujours passé ailleurs. Je n’ai adhéré à
aucun des groupes qui se sont formés autour de lui parce que je ne me sentais pas à
l’aise dans ces ambiances dévotes et un peu ronronnantes. Moi, c’est surtout un
magicien du corps et un aventurier de l’esprit que j’ai connu et qui, peut­être, sans
complaisance, à sa manière distante de Bohémien aristocratique, m’aurait un peu «
reconnu » pour un lointain futur. Mais je n’ose l’affirmer et, d’un certain côté, peu
m’importe : je crois aux transmissions informelles, pas aux lignées. Son influence sur
moi a été décisive, presque exclusive pendant quatre ou cinq ans. Puis elle s’est
distendue, allégée, purifiée de toute dépendance psychologique. Depuis 1973, je n’ai
pas dû le rencontrer plus de trois fois, et c’est peut­être ma façon paradoxale d’être
fidèle à ce maître du « sans­objet ».

(Partiellement extrait du Chemin des flammes, Editions du Trigramme, 1992)

MEDITATION SANS OBJET

Ne choisissez aucun thème de méditation. N’utilisez aucun mantra. Ne vous fixez sur
aucun point précis du corps. Ne vous concentrez même pas sur le souffle.
Voyez simplement ce qui apparaît. Ce peut être une image mentale. Ce peut être un
mot. Ce peut être rien.
Si c’est une image, ne la travaillez pas, n’allez pas vers elle, ne la nourrissez pas, ne la
dilatez pas, ne cherchez ni à la retenir ni à l’expulser. Laissez­lui une totale autonomie.
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Soit elle se dissoudra d’elle­même, soit elle se transformera en une autre image, que
vous regarderez de la même façon.
Si c’est un mot qui apparaît, ne cherchez pas à l’analyser, à le comprendre
intellectuellement. Ecoutez­le tel qu’il vient, tel qu’il résonne. Soit il va sombrer dans
le silence, soit il va déclencher une série d’autres mots. Lambeaux de phrases ou
phrases complètes. Idées cohérentes ou fragments d’idées. Opinions, souvenirs, projets,
peu importe. Ne triez pas, n’organisez pas et surtout ne rejetez pas. Ecoutez, laissez
parler.
Si c’est « rien » qui apparaît, si c’est une impression de « rien », soyez sûr que c’est
encore quelque chose puisque vous en avez conscience. C’est un vide de pensées, un
vide de discours, un vide d’images ou de sensations. C’est encore un objet puisque
vous le percevez, puisque vous le ressentez comme absence, manque, attente,
perplexité. Ne vous dites pas : c’est la Vacuité, et encore moins : c’est l’Eveil. Voyez ce
« rien », aucun traitement de faveur : faites­lui face.
Mais tout cela se mêlera, formant une trame insaisissable, un filet quasiment
impossible à déchirer. Vous n’aurez pas à affronter que des mots ou que des images ou
que des vides : tous ces « objets » alterneront, se chevaucheront, du moins en
apparence. Car en fait, si vous regardez bien, votre conscience ne peut appréhender
qu’un seul objet à la fois. Si votre esprit est très agité ou très rapide, vous aurez sans
doute l’impression de simultanéité. Mais c’est un leurre. Les objets frappent la
conscience un à un : ceci puis ceci puis ceci. Même quand il y aura retour d’un objet,
sur un mode plus ou moins obsessionnel, percevez cet objet comme entièrement
nouveau. Il l’est, dans l’instant.
Car il n’y a que des instants. Des « points », si serrés parfois qu’ils donnent
l’impression d’une « ligne ». Mais chaque point, chaque instant est nouveau et, dans la
lumière de la conscience, aucun ne « succède » à l’autre.
Ce qui fait (quelle belle chose !) que vous êtes toujours dans le présent, car il est
rigoureusement impossible d’être ailleurs.
Pourtant vous dites : je n’arrive pas à être dans le présent, je pense toujours soit au
passé, soit à l’avenir. Et alors ? Faux problème. Le passé n’existe jamais en tant que tel.
Il n’existe plus qu’en tant que souvenir et, lorsque ce souvenir vous frappe en passant
par l’eau claire de votre conscience, c’est du présent tout frais et tout vif. Donc où est
la gêne ? Quand le souvenir se « présente », observez­le dans son actualité. Comme
vous observez une statue qui a trois mille ans : elle est bien là, elle est bien pleine, vous
pouvez la toucher, elle n’a trois mille ans que parce qu’on vous l’a dit, c’est une notion
culturelle, non un fait d’expérience ; un singe qui gambade dans les ruines d’un temple
ne se dit pas : ce sont des ruines de l’époque Gupta, voici une vieille statue
d’Hanuman… De même, le futur n’existe jamais en tant que tel, c’est une image
présente, une pensée présente, une projection de crainte ou d’espoir faite à partir du
présent. Vraiment tout est présent, quelle misère d’imaginer le contraire ! 
Ce qui complique la méditation, c’est que non seulement on la vit – ou on essaie – mais
on la juge. Et la juger, d’ailleurs, empêche de la vivre vraiment. Par exemple on ressent
de l’ennui et on se culpabilise, on s’estime peu doué et on décide soit d’abandonner,
soit de se reprendre en main ou encore de changer de méthode. Ou bien on éprouve du
bien­être, de la joie, de l’apaisement et on s’autocongratule : j’ai progressé, qu’est­ce
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que je suis fort quand même ! Toutes ces évaluations sont également vaines. Nos
réactions émotionnelles à l’activité méditative (aussi longtemps que nous concevons la
méditation comme une « activité »), tout ce discours intérieur, tout ce fatras
psychologique surimposé au travail spirituel, tout cela fait bel et bien partie des «
objets », alimentant la suprême fiction : celle de croire qu’il existerait un «
expérimentateur » distinct de ses expériences.
La méditation sans objet déjoue tous ces pièges. Elle ne comporte ni but ni stratégie, ni
progression ni méthode, ni complaisance ni sévérité envers soi­même. Ce n’est pas un
exercice mais ce n’est pas un état non plus, si le mot état évoque quelque chose de «
statique » (et du statique au stagnant le glissement est insensible), – alors qu’ici on est
dans une perpétuelle nouveauté, un renouvellement sans fin, un printemps qui n’aspire
à aucun été. En outre, tout état spirituel est provisoire ; si vous croyez au paradis vous
finirez par créer un paradis, vous irez même au paradis, mais un jour vous serez bien
étonné d’en revenir.
L’Eveil – si l’on veut à tout prix donner un nom à cet insaisissable – n’est pas un état.
On n’y entre jamais, on n’en sort jamais. En fait il n’existe pas et c’est quand on voit
cela qu’il éclate comme un soleil.
Pierre Feuga

 
 
LE ROI VOLEUR

Tu crois que ton corps est une citadelle
Tu en fermes les portes
pour protéger le Roi
Et tu appelles cela méditer !
Pauvre fou !
Sois plutôt le voleur
qui veut pénétrer dans la citadelle
qui creuse un souterrain dans la nuit
qui trompe les gardiens et se joue des serrures
Sois le brigand, l’ennemi, le barbare
Glisse­toi jusqu’à la chambre du Roi
et tue­le sans trembler

Désarroi, stupeur !
Je n’ai pas trouvé le monarque
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Sa chambre était vide
Rien
sauf un miroir brisé
Peut­être est­il mort depuis longtemps
Peut­être n’a­t­il jamais existé
A qui donc obéissaient les gardiens ?

Triple sot ! 
Tu as retrouvé ton royaume
et tu poses encore des questions !
Ne poursuis pas ton ombre
Ouvre grandes les portes
Déjà sous la caresse de l’aube
la nuit s’entrouvre et frémit
Congédie tes soldats
Transforme tes gardiens en gazelles
et réunis les femmes 
s’il en reste
dans l’aurore vibrante d’oiseaux

Pierre Feuga

Aperçus sur le prânâyâma

Yoga, chacun le sait, veut dire « union ». On entend en général par là l’union de l’être
humain avec l’Universel (laquelle, soit dit en passant, ne serait nullement possible si
elle n’était déjà potentiellement réalisée). Mais, dans les yogas tantriques dont fait
partie originellement le hatha­yoga, l’union qui est aussi visée est celle de la
Conscience (Shiva) et de l’Energie (Shakti). Ce terme et cette notion d’énergie parlent
beaucoup à nos contemporains. Partout, sur tous les plans, il n’est question que
d’éveiller, développer, accroître, intensifier l’énergie. Il y a parfois quelque chose de
naïf, de stupide, et parfois aussi de dangereux, de terrifiant (si l’on songe aux
applications économiques ou militaires) dans cette quête effrénée de « toujours plus »
d’énergie, de puissance, comme si la Shakti était d’ordre matériel et quantitatif. Les
sages de l’Inde, même tantriques, n’ont cessé en effet de nous mettre en garde contre
une recherche de l’énergie pour elle­même, sans l’éclairage, sans l’accompagnement
lucide de la Conscience témoin. Mais c’est ainsi : l’être humain est avide de
phénomènes et le chemin de l’Energie, flamboyant et fertile en sensations, exerce une
séduction beaucoup plus vive que celui, aride et abrupt, de la Conscience pure.
La première erreur est que l’on confond souvent l’Energie et ses manifestations. Par
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exemple, le souffle, la sexualité, la pensée, la parole sont des manifestations de
l’Energie mais ne sont pas l’Energie elle­même. S’attarder sur l’une ou sur l’autre de
ces manifestations revient à confondre le flot avec la source, la forme avec le fond, le
doigt qui montre la lune avec la lune elle­même. Tant que vous travaillez tel ou tel de
ces aspects, vous obtenez sans doute des « expériences », vous gagnez même
éventuellement des « pouvoirs », mais vous ne sortez jamais du cercle de l’ego, du
désir, du vouloir individuel, vous restez dans le devenir, le samsâra… Tout autre chose
est la plénitude d’énergie qui se dégage spontanément de la réalisation de l’Etre, sans
l’intervention d’aucune méthode, sans manipulation de l’ego.
Précisons encore la notion d’énergie. Les taoïstes chinois ont fait dans ce domaine des
distinctions aussi subtiles qu’utiles. Ils reconnaissent d’abord l’énergie naturelle que
chaque individu possède et qui est fournie essentiellement par l’alimentation et la
respiration. Puis vient l’énergie transformée par une pratique. Elle est de deux ordres :
en premier l’énergie transformée extérieure, c’est­à­dire l’énergie naturelle modifiée,
renforcée par l’effort volontaire et musculaire et par l’entraînement ; cette sorte
d’énergie est considérée comme inférieure, profane, non fondamentale en tout cas dans
une recherche d’Eveil. Mais il existe aussi une énergie transformée intérieure qui se
développe, s’affine par une pratique initiatique (comme le Tai­ji en Chine ou le hatha­
yoga en Inde). Pourtant même cette énergie subtile (jin) n’est pas encore la source, elle
n’en est que la manifestation. La véritable source, c’est le « souffle intérieur » (qi), qui
est en mouvement avant la naissance et peut être retrouvé par la pratique notamment
respiratoire. Mais là encore prenons garde : il ne s’agit pas de la respiration
physiologique constituée par l’alternance de l’inspir et de l’expir et qui s’est mise en
mouvement dès la naissance. Le véritable souffle est interne : on dit encore «
embryonnaire » ou « prénatal ». Chez la plupart d’entre nous, il n’est pas conscient. Il
peut le devenir.
Dans la pratique indienne de même, tout prânâyâma commence par la conscience, la
prise de conscience. Mais conscience ne signifie pas forcément contrôle. Car les gens
obsédés de contrôle ne s’interrogent pas assez sur le contrôleur. Qui contrôle quoi ?
Comment l’ego – qui est par nature limité, dysharmonieux – pourrait­il espérer amener
un ordre, une harmonie dans le corps et le mental ? Ceux qui poursuivent avec
acharnement ces méthodes ne voient pas qu’ils tournent en rond, qu’ils ne font au
mieux qu’élargir leur prison. Que vous soyez capable de retenir votre souffle vingt
secondes ou vingt minutes ne change pas grand­chose : de toute façon vous atteindrez
toujours une limite, qui est celle soit de l’espèce, soit de votre incarnation actuelle.
Est­ce à dire qu’il ne faut rien faire ? Je suggère d’abord de se laisser respirer. Je sais :
cette expression, souvent employée dans les cours de yoga, est devenue un cliché. Il
n’empêche qu’elle recèle un sens profond. Ne pensez jamais, lorsque vous expirez, que
vous « chassez » l’air : pensez plutôt (ou plutôt faites­le sans penser) que vous le
donnez, que vous l’offrez. De même, n’associez jamais l’inspiration à un « prendre » :
recevez, accueillez, acceptez ce qui vient. Ne laissez jamais intervenir la volonté dans
les intervalles, abandonnez l’idée et jusqu’au mot de « rétention » (quelle avarice de
vouloir retenir !). Le souffle s’interrompt, se suspend : très bien, observez, contemplez,
savourez cette absence, sans projection, sans anticipation. Le souffle reviendra quand il
voudra, il vous quittera quand il voudra. Ou encore inversez la perception ordinaire,
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imaginez que vous êtes le souffle et non pas celui qui reçoit et évacue le souffle. Prenez
le point de vue du souffle. Vous allez, à l’inspir, envahir ce corps, ces poumons que
vous aviez la mauvaise habitude d’appeler vôtres : quelle exploration fabuleuse ! Vous
allez, à l’expir, pénétrer, envahir cet espace paraît­il extérieur, allez loin, aussi loin que
votre esprit peut aller, que votre souffle­esprit devienne l’oie migratrice, traversez le
ciel, diffusez­vous à l’infini.
Quand vous aurez expérimenté cela, il se peut que les « exercices » traditionnels de
prânâyâma, les kapâlabhâti et les bhastrikâ auxquels vous vous shootiez, perdent
beaucoup de leur attrait. Peut­être mais peut­être pas. Je ne veux rien préjuger. Il se
peut au contraire que vous les redécouvriez avec une nouvelle fraîcheur et que les jeux
retrouvés de l’Energie vous plongent, à vous en couper le souffle, dans la Joie
véritable.
Pierre Feuga

 
 
TOUT EST VOIE

A tous ceux qui s’imaginent que la voie qu’ils suivent est la meilleure, voire la seule
possible, et aussi à ceux qui désespèrent de trouver leur voie, j’adresse ces quelques
mots fraternels.
Il y eut un temps – pas si lointain – dans ma vie où j’avais la sensation d’avoir
totalement perdu la voie. Tout ce qui anime et soutient une recherche – l’adhésion à
une doctrine, la confiance en une méthode, la foi en des maîtres – avait disparu. Je me
retrouvai, comme après un bombardement ou un tremblement de terre, dans un paysage
dévasté, survivant plus que vivant, fabuleusement libre mais sans joie, car à quoi bon la
liberté si l’on n’a plus envie de rien, si l’on ne croit plus en rien, si rien ne vous attire
ici plutôt que là­bas ?
C’est alors qu’émergea peu à peu en moi cette intuition que, dans cette solitude
nouvelle, dans cette absence totale de référence, de soutien et de perspective, là même,
au cœur glacé de ce malheur, se trouvait peut­être ma chance et, d’une certaine
manière… ma voie. Ma voie, mon chemin – quel mot employer ? – c’était,
paradoxalement, la non­voie, le non­chemin. Comme si le refus souple, insaisissable,
ludique, de toute voie, de toute méthode, de tout magistère, de toute tradition libérait en
moi une énergie insoupçonnée, rafraîchissante qui, à son tour, d’elle­même, m’ouvrait
le chemin, m’indiquait le sens, d’instant en instant, vague après vague. Car, à cette
vision que ma voie spécifique était la non­voie, succéda – presque dans une
éblouissante concomitance – une autre évidence : celle que TOUT EST VOIE. Parce
qu’il n’y a pas de voie, parce que toute voie définie est illusoire et décevante, à cause
de cela même – n’essayez pas de comprendre par la raison – eh bien tout est voie. Il
devient alors indifférent d’aller à droite ou à gauche, en avant ou en arrière. Où que
vous alliez (et même si la mort est au bout, elle y est toujours d’ailleurs, ce n’est
qu’une question de temps), où que vos pas et votre fantaisie vous portent donc, cela est
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juste, adéquat, dans l’instant. Bien sûr, dans cette spontanéité totale, vous serez amené
à éviter ou à accepter ceci ou cela. Mais ce « choix » sera aussi rapide, instinctif,
spontané et sans trace que celui de l’oiseau qui, selon un souffle senti, une proie
aperçue, un subtil changement de lumière, modifie soudain sa trajectoire dans le ciel.
Vous avez agi ou réagi ainsi : une heure, une minute, une seconde plus tard, il en sera
peut­être tout autrement. Mais, comme vous avez renoncé à comprendre votre vie, à y
mettre de l’ordre, à lui donner une direction, ces changements n’ont aucune
importance. Pour votre entourage vous pouvez certes devenir indéchiffrable et
imprévisible. Mais cet entourage est désormais perçu comme une projection, un
prolongement de vous­même, non essentiellement différent de vous­même. Vous n’êtes
plus dans le temps et l’espace, le temps et l’espace sont en vous. Vous n’êtes plus un
individu face à un autre individu, les deux individus se déploient dans la même magie,
se réfléchissent l’un l’autre dans le même miroir. Quand je découvre que je ne suis pas
plus moi que lui ou elle, qu’il n’y a pas d’autre parce qu’il n’y a personne, soit je
deviens fou, soit je deviens sage, soit j’éclate de rire.
Alors mille fois oui, tout devient voie, le détachement et la jouissance, la solitude et la
foule, le silence et le bruit, la paix et la violence et, n’en déplaise aux fanatiques
pseudo­religieux qui polluent de plus en plus cette planète (mais qui naturellement sont
eux aussi la voie), le Mal comme le Bien. Embrasser l’ombre avec la lumière ne
signifie pas que vous passez – en termes moraux – du côté de l’ombre, que vous
tournez au monstre, à l’être pervers et diabolique. Mais, jusque dans ce qui vous fait le
plus horreur, c’est comme si vous étiez devenu capable de discerner la secrète lumière.
L’être aimé qui vous quitte, l’enfant que vous perdez, la flamme qui détruit l’œuvre de
votre vie, l’oppression banale et visqueuse du quotidien, c’est cela même qui –
incroyable retournement – vous illumine, vous libère, vous éveille.
Pierre Feuga

 
TROUVER SA NON­PLACE

Quand je suis arrivé en Enfer
sur la porte était marqué COMPLET.
« On n’admet plus que les cas très graves,
me dit un démon fatigué.
Vous autres humains avez banalisé le Mal. Trop de travail pour nous !
A peine si l’on peut encore assurer l’insécurité
avec ce surcroît de damnés.
Certains collègues se mettraient bien en grève
s’ils ne craignaient de perdre leur emploi. »
Moi : « Où aller ? Je ne suis pas digne du Ciel. »
Lui : « Bah… Essayez le SRIK. »
Moi : « Plaît­il ? »
Lui : « Service de rétribution de l’impôt karmique. Vous appeliez ça Purgatoire dans le
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bon vieux temps. Aujourd’hui, du moment que l’argent rentre, ils y admettent
n’importe qui. »
Je tentai donc ce Bercy posthume.
Mais cela ressemblait tant à la Terre.
C’était tatillon, gris, poussif.
Des comptes à n’en plus finir, un vrai contrôle fiscal
avec des rappels d’impayés, des majorations de retard discutables
mais mieux vaut ne pas discuter.
Un jour pourtant on m’annonça : « C’est bon, vous êtes blanchi.
Il y a un charter pour le Ciel
pour un Ciel
car il en existe plusieurs, savez­vous,
m’expliqua un steward un peu pédant, ancien du CNRS.
Cela dépend du niveau conceptuel que vous aviez atteint sur Terre. »
Eh bien mon niveau ne devait pas être très élevé. 
Rien de nouveau sinon en plus grand, en plus durable.
L’ennui merveilleux des vacances méritées, comme
ces dimanches sans fin où les enfants n’ont pas le droit de se salir.
Un jour pourtant
(si l’on peut parler de jour là où il n’y a jamais de nuit)
las de croiser des yogis impeccables,
des dieux épanouis, des déesses sans défaut qui charme,
des tigres jouant avec des vaches,
un jour donc, j’aspirai au Vide.
Je postulai.
Il y avait peu de demandes
et la mienne fut satisfaite
(ils n’étaient pas mécontents de se débarrasser d’un immigré).
Un saint réprobateur tamponna ma carte causale
Laissez­passer pour le Vide et bon vent !
C’est de là que je vous écris,
de ce Vide d’ailleurs sans vent.
Et vraiment je ne regrette pas mon choix.
Rien à raconter, certes,
ce n’est ni grand ni petit
ni clair ni sombre
c’est vide
illimité, sans formes, sans frontières
personne au­dessus ni au­dessous
pas de problème de voisinage, de hiérarchie.
Ceux qui demeurent là sont délicieux
on ne les voit jamais, ils n’ont plus de nom, ne savent même plus celui de Dieu.
Ils ne sont pas insatisfaits comme ceux de la Terre
ni autosatisfaits comme ceux des Cieux.

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Leur silence chante plus fort que vos paroles
Leur indifférence est plus chaude que votre amour

Pierre Feuga

NOTES DE LECTURE
 

Eric Baret, De l’abandon, Les Deux Océans, Paris, 2004, 224 p., 20 €.

Eric Baret écoute et parle. Ecoute surtout. Sa parole surgit de cette écoute, de ce silence
si profond, si caverneux qu’on dirait une écoute de l’écoute. Alors des mots ricochent,
tels des galets sur un lac tranquille, tournoient comme des feux de Bengale dans la nuit.
C’est beau, étonnant, choquant, glaçant, répétitif, obsessionnel, trivial, précieux,
inutile, essentiel. Il est question de peur, de désir, de femmes, de chiens, de voitures
rouges, d’épaules cassées, de cœurs qui s’ouvrent, de morts sans importance.
Rassemblés dans un instant intense, en alerte maximum comme un commando à la
veille d’une attaque impossible, shaktis en blanc et shivas en crise écoutent. Posent des
questions intelligentes ou, ça vaut mieux, bêtes. Baret écoute, avec la patience d’un
matou qui va croquer une souris. Menhir planté dans un salon bourgeois, soufi caché
du Cachemire, légionnaire du bas Empire, sabreur du French Tantra, Videur spirituel
des Nuits yogiques. Il écoute. S’écoute écouter les gens qui s’écoutent l’écouter tout en
s’efforçant de l’écouter s’écouter. Cela continue en boucle et c’est toujours différent.
Du grand art.

Wayne Liquorman, l’Accueil de l’évidence, Editions Accarias/L’Originel, 2004, 256
p., 21 €.

Ex­drogué, ex­alcoolique, touché par la grâce vedantique, Wayne Liquorman (nom
prédestiné) est un disciple américain du maître advaitin Ramesh Balsekar, ancien
banquier dont je retiens à tout hasard ce fort conseil : « Si vous avez le choix entre
l’illumination et un million de dollars, vous feriez mieux de prendre le million de
dollars. Parce que si vous avez un million de dollars, il y aura quelqu’un pour en jouir.
Alors que si c’est l’illumination qui se produit, il n’est personne là pour en profiter. »
(Comparez avec ce propos d’Eric Baret : « L’éveillé est quelqu’un qui a un problème
financier : il n’a pas trouvé de travail et a besoin de gagner sa vie. Désormais, en tant
qu’éveillé, il gagne assez bien sa vie. Mais si vous avez un travail convenable, de quoi
manger, ce n’est pas la peine d’être éveillé. ») Ce qui est le plus intéressant peut­être en
effet dans cet enseignement (issu, à travers Balsekar, de Nisagardatta Maharaj), c’est
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l’accent mis sur l’impersonnalité radicale de l’Eveil : il n’y a pas, il n’y a jamais eu et
il n’y aura jamais de personne illuminée, d’individu illuminé ; « l’illumination est un
événement impersonnel qui survient à travers un mécanisme corps­mental et jamais à
quelqu’un »… L’expérience non duelle est ici abordée de façon claire, saine, directe,
généreuse, avec une sorte de bonne humeur communicative. Du solide, loin de
l’habituel Vedanta pop corn.

Tony Parsons : Ce qui est, Editions Accarias/L’Originel, Paris, 2002, 160 p.
(traduction de P. de Henning et D. Anglesio).
Eric Baret : le Seul Désir. Dans la nudité des tantra, Editions Trait d’union,
Montréal, 2002, 340 p.

Il y a des livres sur le non­dualisme – livres très savants, très abstraits et souvent assez
ennuyeux – et puis il y a des livres qui respirent le parfum même de la non­dualité.
Parmi ceux­ci, naturellement plus rares que ceux­là, deux m’ont récemment touché. Le
premier est dû à un Anglais, Tony Parsons, et se présente sous le titre français Ce qui
est (As it is, dans l’original). C’est une pure merveille de fraîcheur, de simplicité, de
vacuité vigilante. L’auteur ne se réfère explicitement à aucune tradition orientale ou
occidentale (bien qu’il ait fait certaines incursions ici ou là) mais donne son expérience
d’Eveil, survenue très banalement lors de la traversée d’un parc londonien… On peut
légitimement se méfier de ce genre de témoignages, qui ont tendance à se multiplier
depuis cinquante ans et relèvent trop souvent de l’autosuggestion, du fantasme ou de la
mystification littéraire. Mais ici rien de tel : c’est vif et juste comme de l’eau de source
et je vous invite joyeusement à savourer ce livre, que toute analyse risquerait de
déflorer.
Le deuxième ouvrage « non dualisant » dont je veux vous parler est très différent par la
forme, par le ton, par le tempérament humain qu’il dévoile (dualiste ou non­dualiste,
on n’en reste pas moins un homme). Eric Baret, l’auteur de ces entretiens intitulés le
Seul Désir, s’y réfère volontiers à son maître, Jean Klein, et au shivaïsme tantrique du
Cachemire qui lui fut révélé par ce dernier (que j’ai personnellement plus connu sous
son aspect vedantique que tantrique). Néanmoins, l’influence du guru est ici moins
écrasante que dans les livres précédents (Les crocodiles ne pensent pas, L’eau ne coule
pas, le Sacre du dragon vert) et c’est tant mieux. On dirait que le miroir s’éloigne, que
Baret commence à retrouver son « visage originel » (vous savez, celui qu’on a avant de
naître ou de renaître), et du même coup son expression propre, plus batailleuse, plus
provocante, plus violente que celle de Jean Klein, qui vivait plutôt la non­dualité dans
les hauteurs : c’est le taureau comparé à l’aigle… Quant à la référence au shivaïsme
cachemirien, elle reste assez vague (sans aller jusqu’au flou artistique d’un Daniel
Odier) et l’on se demande si l’auteur lui­même la prend très au sérieux. Mais cela
finalement importe peu. Ce que Baret confirme, c’est un réel talent d’accoucheur des
âmes, une capacité à entrer dans le courant immédiat de la vie, à faire feu de tout bois,
à ne pas séparer sensorialité et spiritualité, à transformer le venin en remède… et cela,
oui, est authentiquement tantrique et rend dérisoire une critique qui entendrait se fixer
sur un plan strictement intellectuel et spéculatif. De plus, une profonde sensibilité
affleure dans ce livre, sous les aspérités et les piquants d’une parole qui ne craint ni les
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paradoxes ni les anecdotes à l’emporte­pièce ni les images arrachées – souvent avec
humour – à la réalité la plus triviale. Baret est un guerrier mais un guerrier humble et
finalement paisible, du genre qui vous tranche la tête sans la moindre agressivité. Et sur
le yoga il écrit d’assez belles choses. Par exemple : « Pratiquer le yoga veut dire être
joyeux… Chaque fois que vous pratiquez le yoga, vous redécouvrez cette joie. Quoi
qu’aient fait votre femme ou vos enfants, ou votre patron, ou votre père, vous sentez la
joie. Evidemment, ce n’est pas encore la véritable joie, mais c’en est déjà une
expression… On doit se battre pour être digne de recevoir l’incroyable cadeau de
l’apprentissage du yoga ; on doit payer pour cela. Je ne veux pas dire financièrement,
mais on doit payer avec son cœur, on doit payer avec sa qualité. Le yoga n’a rien à voir
avec les mouvements du corps. Si l’on n’a pas la passion absolue, le désir absolu,
l’engagement absolu, l’obsession absolue de cette pratique, cela veut dire que l’on
n’est pas prêt et que l’on ne mérite pas d’apprendre cet art. C’est pourquoi en Orient,
quand on veut apprendre le yoga, traditionnellement le maître vous suggère d’aller
ailleurs. Si vous revenez et revenez encore malgré les refus essuyés, alors
l’enseignement commence. » 
Pierre Feuga

P.S. La place me manque pour commenter un troisième ouvrage, beaucoup plus
universitaire dans sa forme mais qui, néanmoins, ne serait­ce que par le grand nombre
de citations qu’il contient, respire aussi le « parfum de la non­dualité ». Il s’agit des
Œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta (Les Deux Océans, Paris, 2000,
248 p.). Colette Poggi, qui est enseignante de sanskrit, y tente un rapprochement entre
la pensée du célèbre théologien rhénan (XIIIe­XIVe s.) et celle du plus éminent maître
spirituel du Cachemire (Xe­XIe s.) C’est rigoureux, nuancé et convaincant.

H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes ». Editions Accarias/ L’Originel,
Paris, 2003, 144 p. Edition établie par David Godman. Traduction de l’anglais par
Anasuya.

Le lecteur français avait déjà pu prendre connaissance de l’enseignement de H.W.L.
Poonja (1913­1997) à travers deux recueils d’entretiens : le Réveil du Lion (Editions
du Relié, 1993) et A la source de l’être (Editions InnerQuest, 2001). Voici un troisième
ouvrage posthume, très digne d’intérêt : ce journal intime qu’il tint entre 1981 et 1991
est tiré de la biographie intégrale du sage rédigée par David Godman (qui vécut auprès
de lui, à Lucknow, pendant les cinq dernières années de sa vie) et parue en anglais sous
le titre de Nothing Ever Happened (Avadhuta Foundation, Boulder, Colorado, 1998).
Ponnja était originaire de la partie occidentale du Penjab. Son oncle maternel, Ram
Thirta (1873­1906), était un saint et un poète mystique célèbre de l’Inde du Nord. Lui­
même connut son premier samâdhi à l’âge de neuf ans. Il entra d’abord dans l’armée en
tant qu’officier, mais bientôt sa quête spirituelle passionnée et son ardeur ascétique
s’avérèrent incompatibles avec une carrière militaire qui s’annonçait brillante. En
1944, il rencontra son guru, Ramana Maharshi, qui l’orienta définitivement vers
l’advaita­Vedânta. Quoique rigoureusement fidèle à l’esprit de cette tradition, il garda
toujours un caractère extrêmement indépendant, imprévisible, qui donnait à son
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enseignement un style reconnaissable entre tous : percutant, direct, tonique, voire
tonitruant et humoristique. Il n’y a ni enseignant, ni enseigné, disait­il, et il n’y a non
plus ni samsâra ni nirvâna, ni servitude ni libération, pour la bonne raison qu’il n’existe
« personne » qui pourrait être asservi ou libéré. Servitude, libération, ignorance, Eveil
ne sont que des concepts qui n’existent que les uns par rapport aux autres et n’ont
aucun fondement dans la Réalité. Etre éveillé, c’est simplement réaliser qu’on n’a
jamais dormi. Nous sommes éternellement libres et nous n’avons donc nullement à être
« libérés ». Tous les efforts que nous faisons dans ce sens ne font que nous éloigner
davantage de notre source et les prétendues voies spirituelles ne sont que fuites, alibis,
impasses, drogues et temps perdu. Même le yoga, tel qu’on le transmet généralement,
ne sert qu’à dilater le mental et à renforcer l’identification avec les objets. Quant à la
foi religieuse, Poonja, se retournant sur sa jeunesse fervente, écrira : « Parce que
j’avais le désir d’être uni à Dieu, je L’ai cherché avec mon ego. Lorsque l’ego disparut,
je fus même privé de toute idée de Dieu. Que dire ? Je devins tel que j’étais
auparavant. » 
Qu’on ne s’y trompe pas : on est ici dans la plus pure, la plus authentique tradition
advaitique. Même si son langage rappelle parfois le ch’an, Poonja n’est pas plus un «
bouddhiste déguisé » que le maître vedantin auquel il se réfère le plus volontiers dans
son Journal, Gaudapâda (guru du guru de Shankara), le plus grand métaphysicien de
l’Inde peut­être, dont il ne cesse de citer et méditer la fameuse kârikâ II, 32 : « Ni
extinction ni création ; personne qui soit asservi, personne qui s’efforce (vers la
Réalisation) ; personne qui aspire à la Délivrance, personne assurément qui soit délivré.
Telle est la vérité suprême. » Nâgârjuna certes ne disait pas autre chose mais la raison
d’une telle similitude ne doit pas être cherchée dans un rattachement au bouddhisme, à
l’hindouisme ou à un « isme » quelconque. Les plus grands spirituels ont toujours eu
une préférence pour l’approche négative, apophatique. Même quand les maîtres
vedantins parlent d’un « Soi », il faudrait se garder de concevoir ce dernier comme une
entité, une substance ou un « super­Objet ». Ce n’est qu’un mot conventionnel pour
pointer vers l’ineffable, le Sans­nom, le Non­né. Réciproquement, conceptualiser la
Vacuité, c’est retomber dans le monde des objets qu’on croyait avoir dépassé. « Cela »
n’est ni le Soi ni le non­Soi, « Cela » n’est ni plein ni vide, ni être ni non­être.
Une des grandes originalités du Journal de Poonja est d’évoquer un possible au­delà de
l’Eveil : « J’ai encore – note­t­il à plus de quatre­vingts ans – quelque chose à faire qui
n’est mentionné dans aucun livre. Aussi longtemps que demeure une intention très
pure, il n’y a pas de fin à la compréhension. Il reste encore quelque chose à faire après
la réalisation totale et ultime, mais je n’en parle pas. Je n’en ai jamais parlé et je ne
trouve cela mentionné dans aucun des livres que j’ai lus, pas même dans ceux que les
Maîtres réalisés ont écrits. » Ce mystérieux « quelque chose », il l’appelle tantôt la «
barrière », la « grande énigme », le « secret des secrets », une « plaisanterie », un «
scandale », une « vaste supercherie », un « drame magnifique »... Y avait­il la moindre
nécessité d’une Création ? s’interroge­t­il, ou du moins – puisqu’il ne croit pas plus
que Gaudapâda à la réalité de cette Création – comment ce concept de Création prit­il
forme et se manifesta­t­il ? Tout le problème est dans le mental, répète­t­on à satiété,
mais le mental lui­même n’a aucune réalité ! Il est comme un miroir. « Enlevez le
miroir, il n’y aura pas de reflet. » Enlevez le mental, il n’y a plus de monde. Ainsi dans
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l’expérience du sommeil profond ou du samâdhi où toute notion de « moi » et d’un «
autre » disparaissent. Etonnement ! Emerveillement ! « Tout est un rêve… Comment
mettre fin à ce rêve ? Cette pensée est aussi un rêve. Toute activité visant à l’élucider
sera à l’intérieur du rêve. Cela ne nécessite aucune pratique, aucune recherche, aucune
compréhension. » C’est la seule lucidité possible, « tout est clair » mais, ajoute Poonja,
« mieux vaut garder cela secret car vous ne pouvez pas le démontrer ». Et lui­même,
par instants, semble céder au doute : « Ce que je ne comprends pas, c’est : qui rêve ?…
A qui appartient ce rêve ? Qui fait ce rêve ? » Mais cette question, voit­il rapidement,
fait encore partie du rêve ! Jeux infinis, indéfinis du mental. D’un mental contre lequel
il est inutile de se battre, qu’il est vain de vouloir contrôler. Car le mental, en dernière
analyse, est le Soi non duel (puisque seul existe le Soi). Pour cela la question de son
contrôle est une fausse question (où s’embourbent nombre de yogis). La seule chose à
faire, si l’on veut à tout prix faire quelque chose, c’est « se dé­hypnotiser de l’idée que
l’on n’est pas Brahman. Quand l’idée de la relation sujet­objet est présente, cela se
nomme le mental. Et quand il demeure libre, cela se nomme âtman. » Retournement
inouï : « O mon mental, tu es mon meilleur ami, mon ami le plus intime, car à présent
tu ne t’accroches à aucun sujet ni objet. » L’ennemi (imaginaire) est devenu l’ami,
l’obstacle est devenu le tremplin. « O mon cher mental, va où bon te semble. Que tu
vagabondes ou que tu restes tranquille, je n’aurai aucun contrôle sur toi. Depuis que je
sais cela, je ne t’ai pas importuné. Bonne chance à tous ! » Ainsi, au terme de son long
voyage immobile, Poonja paraît­il rejoindre les sages taoïstes et bouddhistes mais il
rejoint simplement la seule et vraie sagesse : « La non­pensée, c’est ne pas penser,
même si l’on est impliqué dans la pensée. La non­demeure est la véritable nature de
l’homme… Laisser les choses suivre leur propre cours… Le mental qui ne demeure en
rien (non abiding man) n’est rien d’autre que la Réalité. »

Pierre FEUGA

LIVRES : TANT DE SAGES

Swami Prajnanpad, l’Eternel présent, questions et réponses (présentation et traduction
de Daniel Roumanoff), Editions Accarias/L’Originel. – J. Krishnamurti, Liberté,
Amour, Action (traduit de l’anglais par Claude Dhorbais), Editions Vega. – H.W.L.
Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes » (édition établie par David Godman, traduction
de Anasuya), Editions Accarias/L’Originel. – Douglas E. Harding, l’Immensité
intérieure, redécouvrir notre nature originelle (édition établie par David Lang,
traduction de Catherine Harding), Editions Accarias/L’Originel. – Eric Baret, le Yoga
tantrique du Cachemire, Le Relié Poche.

Aujourd’hui je vais vous parler de quelques livres qui, ces derniers mois, me sont
passés entre les mains (ceux qui me sont tombés des mains, à quoi bon ?). Ce seront
des livres de « sages », d’hommes qui se disent ou que d’autres disent « éveillés ». Je
m’expose à quelques représailles, je le sais. Car, en émettant la plus légère critique sur
de tels livres, ce ne sont pas les sages que l’on risque de heurter : ils n’ont plus (en
principe) d’amour­propre. Mais leurs disciples, admirateurs et dévots en ont pour eux
et ne tardent pas à vous remettre à votre place : « Pour qui vous prenez­vous, misérable
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vermisseau, pour oser douter de l’incommensurable perfection de Swami X ou de
Maître Y ? » A cela je répondrai une fois pour toutes que je ne me prends pour
personne, et surtout pas pour Pierre Feuga qui – je le tiens de bonnes sources – n’est
qu’un tantrique de papier et un vedantin de pacotille. J’essaie juste de garder un peu de
discernement même lorsque j’admire. Je me souviens du conseil du Bouddha : « Ne
mettez jamais une tête au­dessus de votre tête. » (« Si tu rencontres le Bouddha, tue­le
», dit­on même dans le ch’an.)
Je n’avais rien lu jusqu’ici de Swami Prajnanpad. Je savais vaguement d’une part qu’il
avait été le gourou d’Arnaud Desjardins et d’autre part qu’il avait cherché à concilier la
psychanalyse et la pensée traditionnelle de l’Inde. Aucun de ces deux points n’avait
pour moi, je l’avoue, une valeur fascinatrice. Car – en laissant Maître Arnaud de côté –
si je ne vais pas, comme Aurobindo, jusqu’à penser que la psychanalyse est la dernière
chose que l’on devrait associer au yoga ou, comme René Guénon, qu’elle est d’essence
diabolique et « contre­initiatique », j’estime que, de façon générale, c’est un peu
manquer de confiance dans le yoga ou dans le vedanta que de vouloir les « compléter »
avec des méthodes de type freudien ou même jungien. Mais enfin je ne suis pas buté et
tant mieux pour eux si certains trouvent la paix grâce à Sigmundananda. L’Eternel
présent (Accarias/L’Originel) est la transcription littérale et scrupuleuse d’entretiens
enregistrés de Swami Prajnanpad avec un disciple français entre 1964 et 1974. Le livre
a donc d’abord un intérêt documentaire car il nous restitue vraiment, sur le vif, la
démarche dialectique du maître et l’ambiance directe et vivante du dialogue. C’est à la
fois sa qualité spirituelle et son défaut esthétique car, comme rien n’a été coupé, on a
parfois une impression de redite, d’étirement sans fin de la pensée : aucune hésitation
verbale de Swamiji ne nous est épargnée, on l’entend presque bégayer et tousser et l’on
imagine les moustiques et la grosse chaleur de l’Inde… En outre, quoique très ouvert à
la pensée occidentale, Prajnanpad appartient à un certain type d’Indiens qui poussent à
la fine pointe de l’extrême la passion de l’analyse et de la discrimination, ce qu’on
appellerait familièrement le coupage du cheveu en dix­huit. Peut­être qu’au final cela
libère mais sur le coup on étouffe un peu, d’autant plus que l’interlocuteur est toujours
le même et que nécessairement les réponses du sage sont adaptées à ses problèmes
psychologiques (professionnels entre autres) particuliers, où l’on ne se reconnaît pas
forcément. Cela dit, l’acuité, la rigueur, la cohérence de cet enseignement sont
indéniables, et une profonde humanité s’en dégage, relevée par un sens de l’humour et
un talent, très indien aussi, de conteur.
Krishnamurti, encore… Liberté, Amour, Action (Vega) rassemble un certain nombre de
conversations, réflexions, méditations inédites du légendaire Illuminé. Je ne vais pas
ressasser ici certaines réticences que m’inspire ce dernier et que j’avais exprimées – ce
qui me valut quelques regards torves et réflexions acides – dans un des deux numéros
d’Infos­Yoga qui lui étaient récemment consacrés. Si j’y réfléchis, il est possible que
ces réticences, au fond, tiennent plutôt au personnage, à l’image, à sa bizarre destinée
théosophico­messianico­californienne, qu’à l’enseignement lui­même, qui me paraît
souvent juste et conforme à ce que j’aime. Il y a un ton, une musique krishnamurtienne
qui sont, de toute façon, uniques, quoique souvent imités. Dans ce livre posthume, ce
charme apparaît intact ou retrouvé. C’est du bon Krishnamurti.
Je n’ai jamais rencontré Poonja mais j’avais été très sensible à la force caustique qui se
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dégageait d’un de ses livres d’entretiens déjà traduits : le Réveil du lion (Editions du
Relié, 1993). Ce Journal qu’il a tenu entre 1981 et 1991 est très digne d’intérêt car il
montre comment un homme, en principe « réalisé », considéré comme un « libéré
vivant », peut encore dans le silence de sa chambre et l’intimité de son cœur poursuivre
une forme de « recherche » (« il n’y a pas de fin à la compréhension », écrit­il, dont
acte) et se heurter encore à des « doutes », bien subtils aux yeux des non­Eveillés que
nous sommes (mais quand on lit les derniers livres de notre Eveillé national, Stephen
Jourdain, on a la même impression, troublante, et l’on finit par se demander si « être
Eveillé » ça vaut vraiment le coup ou si ça n’est pas une vraie calamité, un truc à ne
pas souhaiter à son pire ennemi !). C’est souvent à travers des rêves (qui nous disait
que les Eveillés ne rêvent plus ?) que Poonja semble progresser vers les révélations
ultimes. On est ici dans le droit fil de l’advaita (Poonja est un disciple direct de
Ramana Maharshi) mais il est étonnant de voir, chaque fois, comment la même Vérité
« non duelle » peut se refléter dans des cristaux différents : le Maharshi si doux et si
serein, Nisagardatta presque brutal et grincheux, Prajnanpad pointilleux et tatillon
comme un comptable jaïn, Krishnamurti sec et chic sous les feuillages frémissants, et
Poonja tonique, flambant, rugissant, très ancien militaire… mais plutôt perplexe et
tristounet quand il est tout seul.
Et nos « sages » à nous, je veux dire occidentaux (si cette distinction entre Orient et
Occident a encore un sens, ce dont je doute) ?… J’en ai retenu deux, pour ce printemps
tourmenté : Douglas Harding et Eric Baret. Le premier est cet Anglais nonagénaire,
alerte, intuitif et doué d’humour, qui découvrit, en marchant dans l’Himalaya il y a une
cinquantaine d’années, qu’il n’avait pas de tête. Depuis il en a un peu fait, de cette
acéphalie métaphysique, sinon son fonds de commerce, du moins sa pomme de
Newton, sa méthode et le thème des ateliers qu’il anime à travers le monde, apprenant
aux gens, au moyen d’exercices simples et directs, à découvrir qu’eux non plus n’ont
pas de tête. La plupart jouent à en être persuadés, bien qu’on n’en ait vu aucun
jusqu’ici le démontrer crânement, en se la coupant par exemple. Mais bien sûr, sous
tout cela, il y a une recherche intéressante sur le mental et le non­mental, dans un esprit
proche du vedanta et du ch’an. Et ce recueil d’entretiens, l’Immensité intérieure
(Accarias/L’Originel), est un des plus aboutis et des plus pénétrants qu’ait publiés
l’auteur, qui maîtrise à fond l’art du dialogue et de la maïeutique.
La collection Relié­Poche, enfin, nous propose sous le titre (pas très bien choisi) le
Yoga tantrique du Cachemire une réédition du livre d’Eric Baret intitulé naguère L’eau
ne coule pas (les éditeurs actuels ont un peu trop tendance à pratiquer ce genre de
rééditions en changeant simplement de titre, ce qui pourrait être acceptable mais à
condition tout de même d’avertir le lecteur). J’aime bien ce qu’écrit Baret, ou plutôt ce
qu’il dit puisqu’il se défend de savoir écrire. Ce n’est pas seulement parce qu’il
poursuit avec sincérité et énergie le travail de Jean Klein mais aussi parce qu’il a son
style propre, son coup d’œil et son coup de patte, un ton âpre, abrupt, inventif, en
contraste avec l’aspect un peu minéral et pas très commode du bonhomme. Il est bien
parti pour n’arriver nulle part. Dieu fasse qu’il ne devienne jamais un sage !
Mais j’en ai trop dit. Gare aux gourous en courroux !
Pierre Feuga

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UNE SEMAINE ORDINAIRE

Lundi  : Joie ! Pleurs de joie ! Je suis enfin fixé sur les origines du yoga. Cette
découverte impromptue met fin aux longues et âpres querelles qui ont déchiré le
monde savant : tenants d’une origine âryenne contre tenants d’une origine dravidienne,
sans oublier les aimables rigolos qui penchaient pour l’Egypte, l’Iran, l’Atlantide ou
l’étoile Aldébaran. Rien de tout cela. Le yoga est nippon et date exactement de 1882
(après Jésus­Christ, non avant, comme vous seriez, à la limite, prêts à l’accepter). Je
tiens cette précision foudroyante d’une dame venue prendre un cours de yoga avec
moi. Je ne pus réprimer une première expression dubitative qu’elle interpréta comme
un signe d’ignorance grave (un monsieur qui prétend enseigner le yoga et ne sait même
pas de quand ça date ni d’où ça vient !). Devant mon ahurissement persistant et mon
manque d’arguments qui devait me donner un air plus idiot que d’ordinaire, elle
m’assena la preuve fatale : elle l’avait entendu la veille à la télévision dans l’émission
« Qui veut gagner des millions ? »

Après enquête, je découvris que la question de Jean­Pierre Foucault portait non sur le
yoga mais sur le judo : le judo fut en effet « inventé » – ou « réinventé » à partir de
techniques anciennes – par le Japonais Kano en 1882. Ce n’est pas cette même dame,
mais une autre, un peu moins délicate, qui, sachant que j’enseigne également le Tai­
chi, m’interpella d’un martial : « Ah, c’est vous, le Tai­chieur ? »

Mardi  : Je reçois un livre de hatha­yoga fraîchement édité. Généralement, je vous
l’avoue, ce genre d’ouvrages me tombe des mains : j’en ai trop lus, j’en ai trop vus
(que fera la nouvelle correctrice d’Infos­Yoga devant les s que je mets à « lus » et à
« vus » ? Ancien correcteur moi­même, je lui tends ici un piège ; en cas d’hésitation
qu’elle demande à Mathieu, que Pivot consulte régulièrement pour ses « dictées »). Et
puis comprenez l’embarras d’un homme qui enseigne le yoga, écrit dans une revue de
yoga et doit porter un jugement sur des livres de yoga. Ou bien il appartient à la même
école et versera facilement dans le dithyrambe. Ou bien il pratique une méthode
différente et la moindre critique qu’il émettra lui vaudra des ressentiments tenaces
(c’est qu’on est susceptible dans ces milieux­là, je vous conterai une autre fois certains
crêpages de chignons shivaïtes et craquements de chakras fédératifs auxquels j’ai
assisté). Alors, le plus souvent, prudent ou bon confrère, il choisira de dire du bien du
livre, même s’il ne l’a pas lu, ou se contentera de recopier la quatrième de couverture.
Mais, n’ayant pas parmi mes défauts l’hypocrisie, je ne mange pas de ce riz­là : je suis
un des rares critiques qui lit réellement les livres dont il parle et c’est sans doute pour
cela qu’on me trouve parfois la dent dure, alors que j’ai juste de l’appétit... Pour en
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revenir aux différentes méthodes de hatha­yoga, il est très difficile d’affirmer que l’une
est supérieure à l’autre. Il est en revanche assez facile, avec un peu de flair, d’écarter
des méthodes qui n’en sont même pas du tout, des caricatures ou des parodies de yoga
qui ne valent même pas une bonne gymnastique. Mais quand il s’agit de yogas
« traditionnels » – quoique ce mot aussi soit aujourd’hui mis à toutes les sauces –,
comment, de quel droit décider que ce yoga­ci est « inférieur » et ce yoga­là
« supérieur » ? Quiconque parcourrait l’Inde du cap Comorin à la frontière népalaise et
du Cachemire au Bengale trouverait, je suis prêt à parier mon turban sikh reçu à
Hemkund, trente façons de faire le Cobra ou la Pince , bhastrika ou kapalabhati, toutes
« traditionnelles » et transmises par des « lignées » patentées. Quant aux professeurs
européens et américains, ils ont tant tripatouillé le yoga depuis soixante ans qu’on ne
sait plus très bien – ni eux­mêmes – ce qui vient de la Tradition et ce qui est de leur
propre invention. Mais tout ça n’est pas grave, tout va bien. Et, disant cela, je ne mets
cependant pas toutes les méthodes sur le même plan, je n’affirme pas que toutes, dans
l’absolu, se valent. Simplement, si vous suivez avec sérieux, constance, vigilance l’une
ou l’autre, vous arriverez à un certain résultat. Mais vous n’arriverez pas au même
résultat en suivant Van Lysebeth et Iyengar, Desikachar et Eric Baret (je cite ici des
noms que je respecte mais non les seuls respectables : que personne ne se sente
dédaigné et commence à remuer la crête). Car, même si aucun yoga authentique ne
saurait être exclusivement physique ou subtil ou spirituel, il y a presque toujours une
couleur, une orientation, une perspective qui prédominent, si bien que, quand on a un
peu bourlingué sur les mers yogiques, on reconnaît très vite, à tel signe corporel (une
nuque un peu raide, un menton un peu rentré, un bassin un peu rétroversé ou au
contraire tamoulesquement cambré et serpentin, une façon de déglutir, de bâiller, de
révulser les yeux ou de faire bruyamment pipi) ou à tel tropisme psychique (gravité,
légèreté, austérité, sensualité, tendance à pontifier ou à se la jouer tantrique), on
reconnaît donc de quelle fabrique sort un élève et par quel maître il a été formé,
formaté ou formolé. Telle méthode va vous ancrer dans le corps (parfois ce sera dur de
lever l’ancre), tel autre vous gonflera les lotus, une troisième vous ouvrira le cœur.
Donc, amis dont le choix n’est pas encore définitif, ne vous trompez pas, ou plutôt
trompez­vous, c’est sain et nécessaire. Un seul conseil : ne suivez jamais Pierre Feuga
car il n’a pas de méthode, c’est un agent de la non­voie infiltré dans les voies, un
guénonodule incontrôlable, un amoral d’Almora.

Mercredi  : Je reçois un livre américain d’un barbu réjoui qui rayonne de toutes ses
dents un Eveil improbable mais chromé. Encore un non­dualiste, encore un Eveillé ! Il
n’y a plus que ça, nous vivons une époque merveilleuse. Ah ! comme j’aimerais encore
rencontrer un vrai dualiste, têtu, borné, batailleur, à l’ancienne ! Il n’y en a plus (sauf
en politique et en sport, mais là c’est inévitable, comment gagner sans adversaire ?).
Aujourd’hui tout le monde est non­dualiste ; d’ici dix ans l’Eveil sera devenu
obligatoire et, pour les rares non­Eveillés réfractaires dont je ferai partie, les non­
Eveillables pathologiques il y aura des soutiens psychologiques et j’espère une
assistance sociale, et parfois des cellules de crise au plus haut niveau lorsqu’un de ces
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fossiles ténébreux revendiquera avec trop de force son droit imprescriptible au non­
Eveil.

Donc cet advaitin américain, qui n’a d’ailleurs pas l’air plus niais qu’un autre, a écrit,
en toute modestie, des sûtras où il mélange des pensées (qui se donnent plutôt comme
des non­pensées, le mental a de ces ruses !) avec des citations réelles tirées du Vedanta,
du Chan, du Tantra (ce pot­au­feu non duel est aussi très tendance, au point que je me
demande si moi aussi, pour améliorer mes fins de mois, je ne devrais pas écrire des
« Feuga­sûtras »). Pour être juste, cela ne manque pas de goût, ce n’est pas lourd, pas
indigeste, c’est nirvâné à point, dégraissé à la shûnyatâ et recommandé par les bons
guides, – cet Eveillé en effet se rattache à une lignée de non­dualistes indiens qui se
caractérisent par une extrême laideur physique (laquelle cache sans doute une immense
beauté intérieure), les uns sont décharnés, les autres adipeux, et presque tous, sur les
photos, arborent un air grognon, verrouillé, pas commode, genre Eveil qui plombe,
c’est bizarre quand même, ne peut­on être non­dualiste et beau ou du moins souriant ?
Voyez Ramana Maharshi, Shri Aurobindo, Krishnamurti, Jean Klein, ils essayaient de
vous tirer vers le haut (ou vers le centre, c’est pareil) par leur regard, par leur sourire.
Les derniers Eveillés du kali­yuga soit font la gueule, soit sourient comme des
représentants de commerce. OM Durgâyai namah.

Jeudi  : Coup de téléphone guilleret. On m’invite à la télé pour une émission sur le
tantrisme (ce n’est pas la première fois et, pour les mêmes raisons, cela n’a jamais
abouti). Je demande à la secrétaire de l’animateur (Méditer­c’est­tromper ?) : « Le
tantrisme ou le sexe ? » Il est évident, à son rire pas même gêné, qu’elle ne fait pas la
différence : le thème de l’émission serait évidemment le sexe mais je pourrais donner
mon point de vue de « tantrique » (tant triste !) sur le sexe. Elle est étonnée de mon
refus (je me sens immédiatement classé dans les puritains graves) mais, brave fille,
s’en fout ; elle me demande juste si je peux lui recommander quelqu’un d’autre,
homme ou femme. A part Abhinavagupta – mais il est très pris, avec tout ce qui se
passe au Cachemire – je ne vois personne.

Vendredi  : Je feuillette un livre de yoga (le même que mardi) debout dans le métro. Un
type se penche vers moi : « Faites gaffe ! Ces trucs­là c’est dangereux. » Je feins
l’émoi du novice, la stupéfaction bafouillante, la candeur abusée : « Vous croyez ?
Vraiment ? Si j’avais su… » Il n’a pas le temps de m’expliquer, car il descend à la
prochaine. Mais il me glisse en descendant, d’un ton sentencieux : « Prenez garde, ces
trucs­là… »

Samedi  : Il n’y a pas que l’Inde qui rend zinzin. La Chine aussi. Alors que je finis mon
cours de Tai­chi dans le parc, un monsieur qui nous observait depuis un moment (et je
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m’observais en train de l’observer m’observant : excellent exercice) s’approche d’un
air mystérieux : « Excusez­moi, me dit­il, je ne vais pas vous déranger longtemps, je
n’ai qu’une seule question à vous poser et votre réponse suffira à m’éclairer. – Posez­
la. » Il me scrute au plus profond et d’une voix lente, caverneuse, ésotérique : « Si je
vous dis Phénix rouge, cela vous évoque­t­il quelque chose ? » Je réponds platement
« Non », bien que j’aie une vague apparition d’un hybride Cocteau­Lénine. « Je vous
remercie », dit­il avec un demi­sourire entendu, et il me tourne le dos comme s’il
venait de démasquer un membre de la secte du Dragon vert.

Dimanche  : Noël approche et je recule. Je régresse dans une enfance où Noël voulait
encore dire quelque chose. Pas tantrique pour un sou, j’allais à la messe de minuit avec
ma grand­mère berrichonne pendant que mes parents, qui croyaient plus en l’amour
qu’en Dieu, préparaient le réveillon. Je m’endormais presque au­dessus de l’oie rôtie
(envoyée par la grand­mère gasconne), retrouvais des forces au dessert et, au matin,
c’était mon frère qui me réveillait avec de grands cris émerveillés : « Pierrot ! Pierrot !
Il a passé ! » Il, c’était bien sûr le Père Noël qui n’avait pas beaucoup de fric après la
guerre, mais qui avait posé dans mes petits souliers le Trésor de Rackham le Rouge (à
62 ans, je continue à préférer Hergé à Patanjali). Aujourd’hui cette période des
« fêtes » est celle que j’aime le moins dans l’année. Non pas parce que je ne suis plus
chrétien. Mais parce que, malgré shivaïsme et tantrisme, j’ai dû le rester un peu…
L’histoire du christianisme commence avec Jésus et finit avec le Père Noël. 

Pierre Feuga

INTERVIEW
 

­ Vous avez publié un certain nombre de livres sur le Yoga, le Vedânta et le Tantra.
Quel lien faites­vous entre ces diverses traditions et de laquelle vous sentez­vous
le plus proche ?

J'ai le sentiment d’avoir toute ma vie cherché une seule et même chose mais je ne
suis jamais arrivé à mettre un nom dessus, peut­être parce que cela n’a pas de
nom. Enfant, c’était un pays imaginaire et idéal. Adolescent, j’appelais cela
Beauté, Art ou Poésie. Plus tard, c’est devenu la non­dualité, l’Eveil, la Déesse…
Mais sous les formes et les appellations variables c’est toujours identique.
Maintenant, pour être plus précis, quand je suis entré dans un travail spirituel
conscient, vers vingt ans, c’est vers le yoga et plutôt le hatha­yoga que je me suis
tourné. Pendant quelques années j’ai pratiqué avec ardeur et même un certain
acharnement les âsanas, le prânâyâma, etc. Tout ça est très classique… Puis, à la
suite d’une crise profonde, j’ai rencontré Jean Klein. C’est lui qui m’a fait réaliser
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la vanité de ces approches volontaristes. J’ai compris que, comme il disait, « le
mental ne peut jamais changer le mental ». Tant qu’on reste dans un cadre
corporel et mental, même en se croyant engagé dans une quête spirituelle, on ne
fait en réalité que bricoler, déplacer les problèmes, élargir sa prison qui reste
toujours une prison. Le hatha­yoga est une discipline merveilleuse mais l’ennui,
c’est qu’on y prend goût et qu’à force d’y chercher une illusoire perfection, on
oublie l’essentiel. Cela je l’ai réalisé assez vite, grâce à Jean Klein, et même si,
épisodiquement plus tard, des tentations disciplinaires et volontaristes sont
revenues, je suis resté fidèle à l’approche non duelle… A l’époque, Jean Klein
donnait essentiellement un enseignement vedantique, il se référait très rarement,
du moins avec moi, au tantrisme du Cachemire. Cependant il m’a conseillé de lire
le Vijnâna­Bhairava, dans la traduction de Lilian Silburn, une œuvre qui a mis
longtemps à germer en moi mais qui, vingt ans plus tard, a bouleversé ma vie.

Jean Klein reste donc pour vous la référence essentielle ? Vous considérez­vous
comme un de ses continuateurs ?

Je ne me pose pas la question. Si quelque chose de moi le prolonge, c’est sans le
savoir et quiconque viendrait me voir pour retrouver Jean Klein serait déçu. J’ai
eu la chance de travailler avec lui à une époque où il n’était pas encore très connu
et toujours dans une relation particulière et directe. Songez que j’étais un tout
jeune homme, passionné, bouillonnant, lui était un homme de soixante ans, dans
une forme physique rayonnante, riche d’une expérience extraordinaire dans tous
les domaines. J’étais impressionné, subjugué. Mais, au­delà de ces phénomènes de
projection et d’idéalisation normaux, je crois qu’au fond nous avions une affinité
subtile : est­ce au niveau de l’art, de la sensibilité, de la liberté, de l’aventure, du
détachement ? Difficile à dire. En sa présence (et même en son absence, dès que je
l’évoquais) je ressentais une vibration unique, ma vibration, et une saveur unique,
mapropre saveur. Cela est du domaine du mystère et cela à mes yeux vaut toutes
les initiations « régulières » dont les gens sont si avides… J’ai eu d’autres
instructeurs, reçu d’autres influences mais ma rencontre avec Jean Klein garde
une fraîcheur sans pareille.

­ Pourquoi l’avoir quitté alors ? Vous racontez dans le Chemin des flammes
qu’après avoir suivi l’enseignement de Jean Klein pendant quelques années, vous
avez brusquement tout plaqué, vie professionnelle et voie spirituelle, pour aller
voyager, et qu’à votre retour, sept ou huit ans plus tard, vous n’avez quasiment
jamais revu votre maître.

 
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Cela est vrai. Il y a que je cherchais la liberté, l’autonomie, que je ne voulais pas
m’agréger dans des groupes, des chapelles, devenir le représentant officiel de tel
ou tel gourou. C’est ma nature, peut­être une force ou une faiblesse, une humilité
ou un orgueil ? Et puis il y a le karma familial. Mon père était un aventurier, une
sorte de gentilhomme corsaire égaré dans notre siècle. Un de mes frères navigue
depuis quarante ans. Toute ma jeunesse j’ai baigné dans un climat de voyage,
d’exotisme, d’anticonformisme, voire de refus des lois. Chez nous défilaient des
gens fort pittoresques, des anarchistes, des chercheurs d’or, des grands plumeurs
de chimères… J’ai gardé une tendresse pour ce type d’individus (en voie de
disparition, semble­t­il) et je regrette qu’il n’y en ait presque pas dans les milieux
dits « spirituels » où les gens sont souvent d’un conformisme affligeant.

Que vous ont appris ces grands voyages ? Y avez­vous trouvé ce que vous
cherchiez ?

Non, bien sûr, on trouve toujours autre chose que ce qu’on cherchait. J’ai vérifié
la parole tantrique : « Ce qui est ici est partout, ce qui n’est pas ici n’est nulle
part. » Sur un plan ultime il ne sert à rien de voyager. La vérité, l’Eveil ne se
trouve pas plus à Bénarès qu’à Levallois­Perret. Une HLM ou un ashram, c’est
pareil. Mais je peux dire que je le savais dès le départ. Et donc je suis parti sans
illusions et revenu de même. Mais entre­temps… c’est l’entre­temps qui compte,
c’est le yoyage lui­même, non le but ou le prétexte du voyage… entre­temps donc
j’ai amassé tant de lumière, mon âme s’est tant élargie, a tant vibré, que je ne
regrette rien, je bénis cette longue période, même si elle a été parfois douloureuse.

Douloureuse ?…

Oui, je sais, cela peut paraître étonnant : de quoi se plaint ce type qui a passé sept
ans de sa vie sur un beau voilier, dans les mers du Sud, pendant que nous, nous
besognions dans des bureaux ou sur des tapis de yoga ?… Eh bien, d’abord, je
crois que personne ne sait vraiment ce qu’est la solitude tant qu’il n’a pas mené la
vie de marin. C’est le symbole le plus parfait de la quête spirituelle : une errance
qui n’a plus vraiment de but, des arrachements sans fin, des attachements
impossibles et en même temps inévitables, une liberté extraordinaire aux yeux des
terriens mais illusoire aussi parce que vous êtes avant tout soumis aux éléments, à
la mer… et, tant pis pour le mauvais jeu de mots, à la Mère, à la Shakti toute
puissante qui se joue de vous de vague en vague. Cela est initiatique parce que
vous ne pouvez rien si vous ne vous soumettez pas d’abord à cette Force qui vous
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dépasse. Pour aller contre le vent vous vous aidez du vent. Vous devez être très
humble et aimer cette puissance, même quand elle vous est hostile. Sinon vous
faites comme ce Roi des Perses qui fit fouetter la mer par ses soldats : cela ne lui a
pas porté chance, la mer est toujours la plus forte.

C’est donc, d’une certaine manière, l’expérience du voyage et de la mer qui vous
a amené au Tantra ?

Au Tantra vécu en tout cas. Auparavant ma connaissance n’était que théorique et
livresque. Mais il y a eu aussi la rencontre avec la féminité dès mon premier
voyage en Asie du Sud­est, avant cette longue croisière. Je n’ai pas choisi le
tantrisme, c’est lui qui m’a saisi, possédé. A travers des lieux, des paysages, à
travers la Nature, et aussi à travers des femmes avec qui je n’avais pas forcément
des relations intimes mais dont il me semblait capter l’essence, le parfum, le
rythme, la vibration, l’énergie en un mot. C’était une imprégnation quasi magique,
fascinante et parfois dangereuse. Je crois que je suis devenu, par mes voies
sauvages, anarchiques, intuitives, ce qu’on appelle en Inde un shâkta, un servant
et un adorateur de la Déesse. Cela partait du cœur et embrasait tout mon être, me
soulevait entre la terreur et la joie, cette intensité est pratiquement impossible à
décrire, sauf peut­être dans des poèmes ou des contes si j’y parviens un jour.
Comme les gens ne savant pas du tout ce que c’est, comme très peu –même parmi
les prétendus spécialistes – en ont vraiment une expérience directe, ils rattachent
cela à la sexualité et partent dans des délires ridicules qui rapportent d’ailleurs aux
gourous d’opérette beaucoup d’argent.

Vous ne croyez donc pas à tous ces cours de Tantra qu’on trouve maintenant à
foison ? N’y a­t­il vraiment là rien d’intéressant ni d’authentique ?

Je ne connais pas tout ce qui se passe ou se fait dans ce domaine. Il y a peut­être
des gens très bien qui pratiquent dans la discrétion. Mais les gourous à la mode,
oui, j’ai du mal à les prendre au sérieux. Le peu de « tantrikas » avec qui j’ai été
en contact en Europe ou en Amérique m’ont paru peu convaincants et, pour
certains, franchement grotesques. Généralement ils – ou elles – sont d’une
ignorance crasse par rapport aux textes, à la tradition écrite. Mais ils s’en justifient
en disant que dans le Tantra seule l’expérience vivante importe. Je veux bien mais
peut­on expérimenter pour le plaisir d’expérimenter et, si on le fait, jusqu’à quel
point a­t­on le droit d’entraîner les autres, de leur imposer ses propres fantasmes ?
Il y a tant de déséquilibrés dans ces milieux, de naïfs et de paumés qui s’imaginent
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pouvoir régler leurs problèmes sexuels ou psychologiques à travers le Tantra ! Je
suis le contraire d’un puritain. Que chacun vive ses désirs comme il veut ou
comme il peut mais ce n’est pas la peine de camoufler tout ça sous un jargon
sacré. Pas la peine d’en appeler au Cachemire pour de banals massages ou de
molles papouilles. Pas la peine d’appeler Arlette Râdhâ ou Marcel Shiva. Trouver
un bon partenaire tantrique est extraordinairement difficile. Et même, si vous
l’avez trouvé, ça ne suffit pas. Pour dépasser la dualité, il faut être trois, et ce
troisième n’est pas humain : c’est la Déesse. Si la Déesse ne leur accorde pas sa
grâce, même un homme et une femme qui s’entendent parfaitement ne peuvent
rien. Mais même ça j’hésite à le dire. Car les guignols en question se réfèrent eux
aussi à la Déesse. Nous n’avons pas dû être branchés sur la même.

Je suppose alors que vous ne croyez pas davantage au kundalini­yoga ?

Mais si, j’y crois. Je crois en la réalité, en l’authenticité de toutes ces choses : voie
de la main gauche, maithuna, kundalini, etc. Ce dont je doute, c’est de la
possibilité de les pratiquer et de les vivre dans notre monde moderne
hypermentalisé, tellement « informé », fait d’avidité, d’agressivité, de
compétition, où la spiritualité n’est plus qu’une marchandise comme une autre.
Même en Inde, cela est devenu problématique. Il y a trente ans de cela un de mes
amis, passant dans une région de l’Inde très peu fréquenté des touristes, fut l’hôte
d’un vieux maharaja qui vivait quasiment seul dans un palais délabré. Son fils
était parti à la ville et ne s’intéressait qu’au rock’n roll. Le vieux possédait une
extraordinaire bibliothèque de livres tantriques à moitiés rongés par les rats ou
moisis. La tradition dont il était dépositaire était très spécifique, originale, basée
sur une science opérative des couleurs. Mon ami, qui était un esprit ouvert et
curieux, manifesta le désir d’être initié à cette tradition. « Fort bien, lui dit le
vieux prince, mais combien de temps pouvez­vous rester auprès de moi pour que
je vous l’enseigne ? – Oh, je ne sais pas, répondit légèrement mon ami, j’ai tout
mon temps, je ne suis pas pressé. – C’est­à­dire ? – Bah… Deux mois, même trois
mois, j’ai obtenu de longues vacances. – Vous n’y êtes pas, soupira le vieux. Si
vous n’êtes pas prêt à rester vingt ans, c’est inutile. » Il mourut d’ailleurs peu
après.

Vous faites d’assez fréquentes allusions aux traditions chinoises, notamment le
taoïsme et le chan. Vous ont­elles apporté quelque chose de plus ou de différent du
tantrisme hindou ?

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L’Inde et la Chine m’ont toujours fasciné à parts presque égales, ce qui est, je
crois, relativement rare car on a l’habitude de souligner plutôt les antagonismes
entre ces deux civilisations. Moi je me sens bien dans les deux et je les vois plutôt
complémentaires, comme yin et yang : autrement dit il y a un « point de Chine »
dans la moitié du cercle hindou et un « point de l’Inde » dans la moitié chinoise.
Les Indiens ne sont pas aussi exclusivement contemplatifs, mystiques, amoureux
de la permanence qu’on le prétend souvent et les Chinois ne sont pas aussi
activistes, pratiques, terre à terre qu’on veut bien le dire. En tout cas, dans les
« arts martiaux internes », comme le Tai ji quan et d’autres, je trouve une subtilité,
une profondeur, une saveur équivalentes à celles du yoga tantrique, quoique les
formes paraissent très différentes. Passer d’une discipline à l’autre, les fondre sans
les confondre, c’est pour moi un bonheur toujours renouvelé.

Pour le stage que vous nous proposez en été, vous avez choisi cette appellation :
« Plénitude et vacuité dans l’advaita­yoga ». Pouvez­vous un peu préciser ces
termes ?

Je reconnais qu’ils frôlent le paradoxe. On associe souvent la plénitude à l’expérience
védique, à la sensibilité upanishadique : ce monde est « plein », plein de divin, saturé
d’être, de conscience, de béatitude. D’un autre côté la notion de vide, de vacuité n’est
pas étrangère à l’Inde, on la trouve bien sûr dans le shivaïsme du Cachemire mais
aussi, en filigrane, dans la Mândûkya­upanishad et la Kârikâ de Gaudapâda (deux
textes chers à mon cœur), en relation avec une approche négative, « apophatique »
comme disent les savants, du Réel (ne jamais dire ce qu’est le Réel mais dire ce qu’il
n’est pas). Pourtant, plus généralement, on associe le vide ou la vacuité au bouddhisme
Mahâyâna. Je n’ai pas la prétention, dans ce stage, de réconcilier deux « frères
ennemis » que seraient le Vedânta et le bouddhisme à travers les noces de la plénitude
et de la vacuité. Mais enfin, c’est pour moi une manière de rendre hommage à deux
traditions qui m’ont également nourri. Quant à parler d’un « yoga non duel ou non
dualiste » (advaita­yoga), c’est encore un paradoxe pour la bonne cause, puisque le
yoga classique repose sur un dualisme de base emprunté au Sâmkhya (Purusha et
Prakriti, l’Esprit et la Nature), même s’il se donne pour but de le dépasser. Or, dès le
départ, ainsi que me l’a enseigné Jean Klein, la perspective non duelle doit être
affirmée, elle ne doit pas être située dans un « ailleurs », dans un « après », elle ne doit
pas être conçue comme un « idéal ». Ce n’est pas un simple point de philosophie, cela
change complètement l’esprit de la pratique ( même corporelle ou respiratoire) par
rapport au yoga de Patanjali ou d’autres, où tout est savamment construit, organisé,
hiérarchisé, où l’on est toujours dans la progression, l’effort, l’évolution. Dans
l’advaita pas de progression, pas d’évolution, pas d’effort. Tout ce qui apparaît dans
l’instant est forcément parfait, est déjà réalisé. Si ce n’est pas ici, ce n’est nulle part. Si
ce n’est pas maintenant, ce ne sera jamais…

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­ Dans notre premier entretien vous avez évoqué des thèmes tels que la non­dualité, la
vacuité, la plénitude, la shakti, l’Eveil. Ces mots ont un fort pouvoir d’attraction mais
leur sens n’est pas forcément clair pour tout le monde. Pouvez­vous nous apporter
quelques précisions ?

­ Clarté… précision… Je crois en effet qu’il faut tendre vers cela, mais sans illusions
excessives. Vous savez, à part Jean Klein, l’homme dont la pensée m’a le plus
influencé et formé est René Guénon, que quelqu’un a appelé, avec un peu de malice, le
« Descartes de l’ésotérisme » (en fait Guénon détestait le rationalisme de Descartes).
J’ai une très grande admiration pour l’œuvre de Guénon, aucun Occidental n’a poussé
plus loin la rigueur intellectuelle, la probité, la capacité de discernement. Tous les gens
qui s’intéressent, non seulement à l’hindouisme et au yoga mais à la spiritualité en
général, devraient lire et relire ses livres. Surtout dans une époque de confusion et de
mystification comme la nôtre. Dans mes propres ouvrages, à un niveau plus modeste,
je m’efforce à la clarté ; et dans la vie, dans les rapports humains, je privilégie la
simplicité, j’ai sans doute des défauts mais je ne joue pas un personnage, je ne me
prends ni ne me prendrai jamais pour un gourou… Cela dit, pour en revenir à vos
questions, je vois les limites de la clarté et de la précision. Les mots, même si vous les
choisissez avec le maximum d’attention, sont toujours insatisfaisants et réducteurs. On
ne peut pas tout dire et on ne peut pas tout comprendre avec les mots. Pour que
l’intuition se libère, il faut du silence, du repos, un certain abandon de la parole.
Prenons un exemple immédiat : pour notre stage d’été en Ardèche, j’ai annoncé qu’il
serait souhaitable que chaque jour, peut­être une heure, ou un peu plus ou un peu
moins, nous ayons un « entretien » (pardon pour le mot sanskrit satsang s’il vous paraît
prétentieux). J’ai précisé « entretien verbal et plus que verbal ». Eh bien, d’après les
premiers échos que j’ai reçus, ce « plus que verbal », pourtant bien innocent, aurait
troublé certaines personnes. De grâce, qu’elles n’aillent pas imaginer je ne sais quels
rituels ténébreux ou télépathie mystique ! Ce que je voulais simplement dire, c’est
ceci : un échange spirituel, pour être fructueux, ne doit pas rester au niveau verbal,
discursif, analytique, rationnel. Il faut que votre question émane de votre être profond,
qu’elle ne soit pas juste pour vous informer ou vous mettre en valeur. Sinon vous
obtiendrez une réponse du même niveau, qui ne sera utile ni à vous ni au groupe.

­ Autrement dit, vous ne souhaitez pas qu’on vous pose des questions d’ordre culturel ?

­ Il y a un temps pour tout. J’ai écrit des livres théoriques sur le tantrisme, le vedânta,
le yoga et il en existe beaucoup d’autres. Je regrette la paresse intellectuelle qu’on
observe chez beaucoup d’aspirants qui, par ailleurs, mettent la barre très haut et vous
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parlent dès la première rencontre d’Eveil, de samâdhi, etc. Ils veulent tout de suite la
médaille sans faire la course ! Moi je ne suis pas « anti­intellectuel », j’invite les gens à
lire de bons livres, à étudier les textes sacrés, à ne pas croire qu’on connaît le yoga
parce qu’on sait faire la Chandelle et bhastrikâ. Lisez les upanishads, Gaudapâda,
Shankara, Abhinavagupta ou, dans d’autres traditions, Nâgarjuna, Lin­tsi, Ibn Arabî,
Maître Eckhart. Tous ces maîtres pointent dans la même direction, vers le « non­
duel »… Voilà, ça c’est le temps de l’étude, de la théorie, de la doctrine : c’est
excellent. Mais quand vous pratiquez (et le dialogue que nous aurons sera une pratique
à part entière), oubliez vos références culturelles. Ne posez pas des questions dont vous
pourriez trouver la réponse dans un dictionnaire ou sur Internet. Soyez spontané sans
chercher à l’être, soyez vous­même. Que notre échange ne soit pas de mental à mental
ou d’ego à d’ego mais, si possible, de cœur à cœur. Et je ne mets pas de pathos dans le
mot « cœur » : je pense à l’« œil du cœur », à l’intelligence directe du cœur… Tout cela
étant dit, je ne me dérobe pas à vos questions : on va essayer de remettre des mots, une
petite couche de peinture !

­ La non­dualité ?

­ Par advaita, il faut entendre : ni un ni deux. La non­dualité n’est évidemment pas la
dualité, ce n’est pas 2, mais ce n’est pas non plus l’unité, ni encore moins l’amalgame.
Il y a tant d’équivoques à ce propos ! Beaucoup de gens, même en Inde, conçoivent la
non­dualité comme une sorte de magma indistinct, où n’importe quoi vaudrait tout et
tout n’importe quoi. Cela va dans le sens confusionniste de notre époque et donc il est
à craindre que l’advaita ne soit bientôt récupéré, comme l’a été le Tantra, récupéré,
caricaturé, dénaturé. Avec certains gourous, américains entre autres, c’est en bonne
marche. Tout le monde sera non­dualiste mais certains seront un peu plus non­dualistes
que les autres : les gourous en question qui, au nom de la non­dualité, vous plumeront
généreusement ou vous mettront dans leur plumard, selon la tendance dominante de
leur non­dualité, mais d’ailleurs l’une n’empêche pas l’autre. Par conséquent, qu’un
maître se présente à vous en tant que « non­dualiste » n’est pas du tout une garantie de
compétence et de pureté. Il vaut encore mieux un honnête dualiste sans prétention
qu’un faux non­dualiste malhonnête.

­ Et un vrai non­dualiste honnête ?

­ Il en existe bien sûr mais pas tant que ça. L’heure des Ramana Maharshi est révolue…
Parfois l’enseignement est bon, juste, rigoureux, convaincant. Mais quand on approche
la personne, qu’on la voit évoluer dans le quotidien, il arrive qu’on déchante, qu’on
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tombe même de très haut. C’est le grand problème de la spiritualité et de la morale. Il
s’agit de deux choses différentes et cette distinction arrange bien certains soi­disant
gourous. C’est vrai : un homme peut être un alcoolique, un débauché, un assassin et
atteindre un haut niveau de conscience. Il pourra vous apprendre davantage qu’un autre
dont la vertu est irréprochable. Mais l’idéal est tout de même de rencontrer un être qui,
comme vous dites, soit à la fois « réalisé » et « honnête » : le mot est un peu plat,
disons dépourvu d’esprit de pouvoir et de possession. Ce sont pour moi les seuls
critères éthiques. Je suis tolérant ou indifférent envers bien des faiblesses humaines
mais je n’aime pas ceux qui exploitent les autres, financièrement, psychiquement ou
sexuellement. Tout en sachant qu’ils ne sont pas seuls coupables car on dirait que
certaines personnes ne demandent qu’à être exploitées, recherchent avidement la
soumission. Sinon comment expliquer l’incroyable succès de tant de faux gourous et
de charlatans ? C’est, dans un autre registre, comme les dictateurs : ils n’arrivent pas
par hasard, ce sont les peuples qui les fabriquent.

­ Vous voulez dire que dans ces déviations de l’enseignement la responsabilité entre le
maître et les élèves est réciproque ?

­ On le dirait. Certains élèves tirent le maître vers le bas. Bien sûr quand celui­ci n’est
pas assez puissant pour les tirer vers le haut. La corruption est réciproque.

­ Et la vacuité ? Ce mot est à la mode mais quel sens lui donnez­vous ?

­ Ce n’est pas un concept, c’est une expérience. Avant de prendre une posture de yoga,
soyez vide ; pendant la posture, soyez vide ; la posture finie, restez vide. A un niveau
primaire, cela veut dire soyez détendu : les muscles, les articulations. Soyez détendu,
tranquille, plein d’espace, sans souci du temps, de la durée. Mais bien sûr la vacuité est
beaucoup plus que cela. Elle est dans l’esprit. C’est ne pas saisir, c’est ne pas vouloir
saisir, mais il n’y a pas de volonté là­dedans au sens habituel. Vous ne faites rien pour
saisir ou ne pas saisir. Par exemple vous voyez que le problème de la pensée est un
faux problème. Il y a de faux maîtres de méditation qui vous disent : Ne pensez à rien.
Alors forcément vous pensez à ne pas penser et c’est pire. En réalité, penser ou ne pas
penser n’a aucune importance, c’est sans aucun rapport avec l’état méditatif. Dans
votre espace, qui n’est ni permanent ni non­permanent (car permanence ou
impermanence, ce sont encore des concepts à jeter à la poubelle)… dans cet espace
sans contours donc, ça va penser ou ne pas penser, on s’en fout ! Il n’y a aucun
obstacle, le seul obstacle c’est notre croyance obstinée qu’il doit y avoir des obstacles,

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nous nous fabriquons des obstacles, des difficultés, des épreuves, un scénario d’enfer et
purement imaginaire.

­ Et pourquoi ?

­ Mais pour nous sentir exister. Notre seule vraie panique, c’est de ne plus exister. Nous
préférons être torturés sur la roue plutôt que de réaliser que nous ne sommes rien, ou
plutôt personne.

­ A supposer que nous réalisions cette vacuité, comment peut­on, ou comment peut­
elle, basculer ou se résorber dans la plénitude ?

­ Notez que le basculement peut s’opérer dans les deux sens, et en un clin d’œil, parce
qu’en réalité vacuité et plénitude sont une même chose… ou non­chose. Mais là encore
méfions­nous des concepts : vacuité, plénitude. Si on pense et si on oppose ainsi, ou si
on cherche un lien, une pseudo­synthèse, on est dans la dualité. Tout est piège et rien
ne l’est. Vous dites : « réaliser le vide », mais très souvent il s’agit d’un faux vide,
qu’on ne va pas tarder à remplir avec un nouvel objet. Le vrai vide est ce que la
tradition chinoise appelle « vide de vide » : un vide qui a évacué la notion de vide elle­
même, on est vide mais sans savoir qu’on est vide, on ne se pose plus la question et
surtout on ne s’attache pas à ce vide obtenu, sinon ce vide redevient un « objet ». La
plénitude, c’est pareil. Eprouvez­la dans votre corps, à certains instants de bonheur
intense et tranquille. Comme certaines longues soirées de juin à la campagne. On n’a
plus besoin de rien, on a le monde entier en soi. Le monde est plein, je suis plein du
monde. C’est bouleversant, on a envie de pleurer et si on a envie on doit le faire. En
pratique, le prânâyâma peut vous aider à approcher ces deux expériences de la vacuité
et de la plénitude : à la fin de l’inspir et à la fin de l’expir, à condition que vous viviez
cela avec une totale conscience. Mais la vie sans cesse nous offre des failles à travers
lesquelles nous pouvons nous glisser ou nous engouffrer dans cette splendeur, la
splendeur de la banalité…

­ Cela nous amène à la Shakti peut­être: quel rôle joue­t­elle dans le travail que vous
nous proposez ?

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­ Gardez­vous d’oublier la Shakti car sans elle aucune réalisation n’est possible. Dans
beaucoup de légendes le héros délivre la princesse mais, chez nous, c’est la Dame qui
délivre le guerrier. Certains sages disent : le monde est une illusion totale, Mâyâ .
D’autres disent : le monde n’est pas une illusion, c’est une puissance, une énergie,
Shakti . Les deux points de vue sont valables mais le second, qui est plus tantrique, me
paraît plus dynamisant, plus adapté en tout cas aux hommes et aux femmes
d’aujourd’hui. Le problème cependant avec ceux qui découvrent cette Shakti est qu’ils
veulent la contrôler, s’en rendre maîtres. C’est du « machisme spirituel » – bien que
certaines femmes (à l’animus trop développé, comme disait ce bon vieux Jung) ne
soient pas exemptes de cette soif de pouvoir, de ce besoin de contrôle. Alors les ennuis
commencent : on croit pouvoir tout régler à coups de bandhas, mudras, mantras, jeûnes
et autres trucs, on se vautre, on se roule dans l’énergie, et tôt ou tard c’est la faillite
assurée. Car la Déesse est indomptable, et vindicative, sans pitié pour ceux qui
prétendent la dominer sans en avoir l’envergure. Elle demande de l’amour, du respect,
du doigté, de la douceur, je n’ai pas dit de la mièvrerie ou de la niaiserie. Il faut
beaucoup d’humilité et de témérité à la fois pour suivre cette voie sans s’y perdre.
Mais, selon moi, c’est la plus belle des voies.

­ Peut­on l’enseigner ?

­ Oui, mais par éclairs, pas d’une façon méthodique. En fait, les rares êtres faits pour
cette voie se sentent entre eux, se reconnaissent intuitivement, ils n’ont pas besoin de
se recruter par annonces. Le travail initiatique se fait tout seul. Dès que l’élève est
branché là­dessus, dès qu’il a trouvé la bonne longueur d’ondes, le maître n’a plus
grand­chose à faire. Juste un petit coup de pouce, un accompagnement. Après il se
retire, le seul problème vient des maîtres qui restent, qui, comme disent les jeunes,
« tapent l’incruste ».

­ Ou des élèves qui s’attachent… ?

­ Si le maître se retire, l’élève se détache : c’est un seul mouvement. C’est cela pour
moi, la vraie initiation. La question des « lignées » est secondaire, presque
« mondaine ».

­ Pourtant vous vous référez à René Guénon qui attribuait la plus grande importance à
la régularité de la transmission initiatique.
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­ Il avait raison dans l’absolu. Mais la plupart des gens aujourd’hui cherchent le
rattachement à une « lignée » pour se rassurer ou se faire mousser. Il y a aussi, il y a
toujours eu des transmissions informelles, irrégulières au sens strict. Bien sûr ce n’est
pas facile en cette matière de discriminer le vrai du faux. Mais au point du kâli­yuga où
nous en sommes, on ne peut guère se permettre de faire le difficile, il faut prendre des
risques. Au final, la Shakti reconnaîtra les siens.

­ Vous croyez donc au kâli­yuga, à une proche « fin des temps » ?

­ Je ne cultive pas le style prophétique et apocalyptique. Mais comment ne pas sentir
que nous vivons la fin d’un cycle important de l’humanité, la fin de la pensée
hiérarchique, religieuse, traditionnelle ? Je ne crois pas du tout à un « retour du
religieux » dans le monde, du moins sans bouleversement extrême qui rendrait ce
monde méconnaissable. Ce à quoi nous assistons, ce n’est pas à un renouveau mais à
une décomposition accélérée et qui va encore s’accélérer, il va falloir s’accrocher aux
branches ou bien rester suprêmement froid, à vous de voir. Mais ce serait trop long et
peu utile de développer cela. Et d’ailleurs, que la fin soit pour demain ou dans vingt
ans, cela ne me rend ni pessimiste ni optimiste, cela ne m’enlève pas le goût de
pratiquer, d’enseigner, d’écrire. Si je me suis incarné à cette époque, que par certains
côtés j’abomine et que par d’autres côtés je trouve splendide, il doit bien y avoir une
raison ou, s’il n’y en a aucune, c’est encore plus génial. Au moment où je vous parle,
j’accepte le jeu et je le joue.

­ Et l’Eveil alors ? Est­ce que ça serait ça pour vous, cette acceptation totale du
« jeu » ?…C’est un sujet en tout cas qui vous est cher puisque vous publiez un nouveau
livre où ce mot figure ?

­ Oui, l’année dernière j’ai publié une traduction de la Mândûkya­upanishad et des
kârikâs de Gaudapâda, de loin le meilleur livre, en tout cas le plus sérieux, le plus
consciencieux que j’ai écrit, le seul qui m’évitera peut­être de me réincarner en
mouette rieuse ou en prof de yoga à Hollywood. Mais, peut­être pour ces mêmes
raisons, il n’a aucun succès, il parle de l’être, du non­être, du brahman absolu, du yoga
sans contact : bref l’horreur !... Je ne sais pas si Pour l’Eveil sera lu davantage mais en
tout cas c’est un livre nettement plus facile à lire avec ses 64 chapitres dont certains ne
font que quelques lignes, c’est idéal pour le métro. J’en ai écrit la première version en
1989, à la campagne et en une semaine. C’est le plus « personnel » de tous mes livres,
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je veux dire dans le ton, car le thème est évidemment « impersonnel ». Ce livre était
épuisé et j’ai imaginé de lui donner une suite, seize ans plus tard. Mais ce qui est venu,
en une semaine aussi, m’a surpris moi­même. C’est la même chose, c’est la même
expérience, mais c’est très différent, peut­être beaucoup plus violent ou plus cru. Je
sens que dans certains milieux spiritualistes je vais être définitivement « grillé »…

­ Vous aimez provoquer, polémiquer ?

­ Par tempérament, pas du tout. Au plus profond je suis quelqu’un de très traditionnel,
toujours au sens que René Guénon donnait à ce mot : c’est­à­dire que je ne suis pas
socialement ou intellectuellement conformiste, conservateur, mais j’ai le respect, le
goût, l’instinct du sacré, je ne supporte pas ce qui est inauthentique. Et à notre époque,
celle de la Grande Parodie , quelqu’un comme moi n’est pas à la fête ! Alors je me bats
avec mes armes, l’humour en fait partie, et il fait d’ailleurs partie de la tradition
tantrique et alchimique, voyez Rabelais chez nous, du temps que les Français n’avaient
pas la télé, aimaient rire, pas ricaner mais rire. La comédie humaine m’amuse encore et
je ne crois pas être méchant. Je ne fais que dégonfler en passant quelques baudruches,
qui se regonfleront d’ailleurs d’elles­mêmes, je n’égratigne que ceux qui se prennent
trop au sérieux, qui « se la jouent » Tantra, advaita, zen, arts martiaux, etc., tous ceux
qui prennent des airs supérieurs d’initiés… oui, avec ceux­là, je manque peut­être un
peu de charité chrétienne. J’ai la compassion parfois un peu mordante. Le jour où je
deviendrai tout miel, il faudra vous inquiéter.

­ Revenons à ce livre…

­ Il est simple et atrocement direct. C’est aux lecteurs maintenant de dire si quelque
chose là­dedans les touche ou les laisse froids. Pour l’Eveil inaugure une collection
d’ouvrages dont j’ai pris la responsabilité littéraire. Almora (c’est le nom de cette
nouvelle maison d’édition) est né de ma rencontre avec un éditeur pratiquant le yoga.
Nous allons essayer de faire du bon travail, de publier des livres à la fois originaux et
rigoureux, ouverts sur toutes les traditions. Nous commençons par un carnet de
voyages spirituel, 22 cartes d’Asie, dû à un ancien diplomate et grand poète, Georges
Sédir ; aussi des nouvelles d’Ariane Buisset, la Poignée de riz du Bouddha . Suivront
de très bons auteurs, Jean Papin, Eric Baret qui prépare un livre de première main sur
l’enseignement technique de Jean Klein. Et d’autres livres encore avant la fin de
l’année, plus, nous l’espérons, une collection de poche vouée à des rééditions de textes
devenus introuvables. Tout cela, si la Déesse me prête vie, va m’occuper dans les
années qui viennent.
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­ Après cet essai sur l’Eveil, avez­vous d’autres projets de livres ?

­ Je voudrais écrire un roman, que je porte en moi depuis trop longtemps, la fin de la
grossesse devient difficile ! Je ne dirai pas un « roman initiatique » car on abuse
énormément de cette expression aujourd’hui. Et je ne veux pas non plus, comme font
certains, présenter comme « authentique » un récit qui ne proviendrait que de mon
imagination ou de références livresques piquées à droite et à gauche. En annonçant que
c’est un roman je me sens plus libre, même pour transcrire certaines choses qui me sont
réellement arrivées, mais le lecteur ne saura jamais lesquelles, à quoi ça lui servirait ?
Il y a des moments où la fiction permet une expression plus complète, et finalement
plus juste, de certaines réalités spirituelles que les traités didactiques. Ce roman sera
nourri de mes voyages, tant extérieurs qu’intérieurs, il parlera, sans pesanteur j’espère,
du tantrisme, de l’alchimie, du yoga, de l’Eveil. En ce qui concerne le tantrisme
notamment je me démarquerai du discours hédoniste ambiant qui voudrait nous faire
croire que dans cette voie on va de plaisir en plaisir, de papouille extatique en orgasme
démultiplié, que « tout le monde il est beau tout le monde il est tantrique », alors qu’il
peut s’agir d’une quête terrible et douloureuse, une « passion », presque au sens
christique du terme. Mais me voilà trop grave. J’aimerais qu’on lise ce futur livre
comme un roman d’aventures et que le sens plus profond, s’il y en a un, pénètre le
lecteur comme à son insu… Mais cela nous éloigne du stage de cet été.

­ Pas vraiment !

­ Non, vous avez raison, pas vraiment. Cet été aussi, nous allons voyager. Et essayer
d’écrire ensemble le premier chapitre d’un livre blanc.

Bibliographie

112 méditations tantriques, le Vijnâna­Bhairava (L’Originel)

Cinq visages de la Déesse (Le Mail)

Le bonheur est de ce monde (L’Originel)

Tantrisme (Dangles)

Le Yoga , avec Tara Michaël (Que sais­je ?
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L’Art de la concentration (Albin Michel)

Le Chemin des flammes (Trigramme)

Comme un cercle de feu (L’Originel)

Pour l’Eveil (Almora)

Eric Baret, YOGA, corps de vibration, corps de silence, 352 p., 25 euros, Editions
Almora, 2006.

Sur la doctrine shivaïte du Cachemire il existe déjà quelques bons livres, en français et
en anglais. Ce qui manquait, c’était un ouvrage exposant l’aspect pratique du yoga
cachemirien, du moins dans les limites du possible, car l’essentiel du Trika, comme de
toute voie tantrique authentique, a toujours été transmis hors des mots. Eric Baret nous
avait jusqu’ici proposé des recueils d’entretiens remarquables par leur ton incisif, leur
verve crépitante et imagée, ne craignant ni le paradoxe ni la provocation, voire la
pointe cynique propre à choquer le bourgeois et à titiller la dévote. Ici il nous donne
mieux et davantage : un ouvrage de référence, substantiel, structuré – quoique gardant
la liberté de ton et le style assez samouraï propre à son auteur –, où, pour la première
fois, est dévoilée une partie de l’enseignement technique de yoga, tel qu’Eric Baret l’a
reçu, en près de trente ans de fréquentation intime, de son maître Jean Klein. J’ai eu le
bonheur d’être l’élève de Jean Klein à la fin des années 60 et au début des années 70,
alors qu’il n’était que peu connu, ne donnait pas de « séminaires » et n’enseignait
qu’individuellement. Tous ceux qui l’ont rencontré ou écouté dans cette période bénie
s’en souviennent : c’était un homme d’un rayonnement exceptionnel, fait de charme et
de profondeur, d’une haute culture mais aussi d’une grande délicatesse et d’une
noblesse naturelle, un « homme remarquable » comme eût dit Gurdjieff (auquel il
ressemblait fort peu) ou un « homme véritable » comme disent les taoïstes. De ses
longs séjours en Inde il avait ramené une expérience yogique sans commune mesure
avec ce que l’on pouvait alors trouver en Europe. Il avait peu d’affinités avec le yoga
« classique » de Patanjali et avec les systèmes volontaristes et ascétiques en général
(mais ce n’était pas non plus un hédoniste, plutôt un ascète raffiné). Son enseignement
spirituel relevait à cette époque de l’advaita le plus pur, dans la tradition de Gaudapâda
et de Shankara. Mais il avait pratiqué aussi des formes tantriques de yoga qu’il
n’évoquait jamais en public, se méfiant des malentendus et des déformations
inévitables. Plus encore que sa parole et que sa maïeutique pénétrante, ce qui
convainquait chez lui, était presque « physique », mais au sens élargi de ce mot :
physique d’ordre subtil, magnétique, « sattvique »  – détachement, sérénité, légèreté,
transparence, une force douce et diffuse qui émanait de sa présence corporelle et
semblait imprégner les objets autour d’elle (l’espace changeait dès qu’il se trouvait
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quelque part et, comme les très grands comédiens, même s’il ne parlait ni ne bougeait,
on ne pouvait regarder que lui). Qu’on prenne ma comparaison pour ce qu’elle vaut,
mais un tel équilibre mystérieux me fait penser à la peinture de Vermeer ou à la
musique de Bach. On ne peut le contrefaire, il ne vient pas d’un travail, il est apparenté
à la grâce. L’a­t­il conservé jusqu’au bout, contre la vieillesse et la maladie (et peut­
être les pièges d’une certaine mondanité américaine, les flatteries dissolvantes du fan­
club auxquelles sont confrontés tous les gourous) ? Je suis incapable de le dire, nos
vies ayant divergé. Mais puis­je avouer, sans vouloir vexer personne, que, quelle que
fût leur compétence technique, tous les « maîtres de yoga » que j’ai vus depuis en
France m’ont paru assez inconsistants ? Non pas inférieurs mais, ce qui est pire,
extérieurs. Comme si lui était dedans, au centre, paisible, et les autres à la périphérie,
chacun gardant sa petite porte et lui donnant une importance démesurée. Pour parler
vulgairement, entre le Jean Klein de 1970 et les yoguistes d’aujourd’hui « il n’y a pas
photo ».

Il est d’autant plus difficile de caractériser en quelques mots un enseignement aussi
riche et subtil que, chez Jean Klein allergique à toute vulgarisation, l’essentiel de la
transmission passait par le geste, le regard ou le silence (c’est pourquoi les livres
rendent assez mal son message, d’ailleurs il n’aimait pas écrire). « La particularité de
ce yoga, écrit Baret, est de n’en avoir aucune. » Certes. Néanmoins on peut tenter de le
contourner humblement : le yoga du Cachemire est art plus que discipline ; il ne
mobilise pas la volonté mais une « écoute non impliquée dans laquelle la perception
peut se déployer afin de mieux mourir » ; rien à acquérir, rien non plus à quoi
renoncer ; attention passive quoique intense, multidimensionnelle, sans intention, non
« concentrée » au sens yogique habituel ; « liberté qui se dévoile dans un lâcher­prise,
un abandon de nos défenses, non dans une optique de développement personnel » ; ou,
d’une heureuse formule, « yoga sans yogi ». Tout attachement à la technique en effet,
et au yoga même, renforcerait la croyance illusoire en la personne. Comme il n’y a pas
de marcheur, il n’y a pas de chemin et pas de but ! Très peu de gens, dans les milieux
spirituels, sont disposés à le comprendre (leur assentiment, quand il existe, n’est que
verbal et ils continuent leurs pratiques acharnées comme si de rien n’était, se
protégeant derrière la technique comme derrière un bouclier). Baret dénonce à ce
propos l’« arrivisme yogique » : « Le plus souvent, le dynamisme de vouloir pratiquer
intensément le yoga vient d’un manque de vision claire. On projette dans cette pratique
tous les fantasmes de réussite qu’auparavant on poursuivait dans l’amour, le sexe,
l’argent ou le succès mondain. » Et de porter le fer là où ça fait mal, avec une franchise
et une témérité qui me rappellent un peu Jean Papin (bien que les hommes soient fort
différents) et qui, en tout cas, personnellement me réjouissent en un milieu où, sous
prétexte de tolérance, de bhakti et de compassion, on pratique volontiers la langue de
bois (de santal), le style – pour parodier feu Jean Yann – « tout le monde il est beau,
tout le monde il est yogi » : « La création du yoga – fulmine à rebours Eric Baret –
comme activité, distraction ou développement personnel par les différentes fédérations,
écoles ou instituts, l’apparition de professeurs de yoga, les nombreux ashrams qui
distribuent des diplômes, ainsi que les centres de recherche sur les bienfaits du yoga,
sont certainement la plus grosse désinformation spirituelle du XXe siècle. (…)
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Coussins de yoga, yoga pour les femmes, yoga chrétien, yoga de remise en forme ou de
la puissance, yoga dans l’entreprise ou yoga des maisons de jeunes, yoga modernisé,
rebaptisé ou aseptisé, ce processus révèle la terrifiante désorientation du monde
moderne. » Ou encore, visant plus précisément le pseudo­Tantra moderne (ce « bêtisier
de sensibleries affectives », ce « ramassis de douceurs asexuées ou d’imaginaires
mystico­sensuels ») : « La plupart des participants s’imaginant suivre des séminaires
tantriques sont évidemment non qualifiés pour ces explorations car, le plus souvent, ils
ont des difficultés sexuelles. » Or c’est tout le contraire qu’il faudrait : pour accéder à
cette voie il importe d’abord que « l’esprit, le souffle et le corps soient apaisés, sans
intention » ; autrement dit on ne devrait aborder le tantrisme sexuel (si l’on en a la
vocation, ce n’est pas un parcours obligé) qu’une fois dépassé le désir, ou du moins
l’avidité, le « besoin sexuel ». « On peut comparer cela aux arts martiaux : quand il y a
une totale absence d’agressivité, on peut vraiment découvrir ce que sont les arts de
combat. Quelqu’un qui a peur, qui est agressif, ne peut pas y accéder. »

Il est à prévoir qu’un regard aussi lucide, aussi décapant, un tel « rugissement de fauve
dans la forêt de carton de notre monde de sécurité préfabriquée », ne plaira pas à tout le
monde. On traitera peut­être l’auteur de « réactionnaire » – quand on dit la vérité on
passe aujourd’hui volontiers pour « réactionnaire » – et d’« élitiste ». Mais, il faut oser
le dire, le véritable yoga est élitiste, le tantrisme est élitiste, toute voie initiatique
authentique est élitiste. Prétendre le contraire, en transposant dans un domaine où il ne
s’applique pas l’idéalisme démocratique et égalitariste ambiant, est une mystification
ou un moyen commercial de « ratisser large ». Cet élitisme n’implique ni mépris ni
orgueil, il n’est pas réflexe de caste. Car la sélection initiatique, sans laquelle
l’initiation devient une bouffonnerie, ne s’est jamais opérée selon des critères de
fortune, de rang social ni même de culture, au sens universitaire du terme, mais selon
des critères purement intérieurs, spirituels, éthiques, énergétiques, physiques aussi
parfois, qui relèvent de la « dignité sacrée ». De même qu’aimer tout le monde c’est
n’aimer personne, admettre tout le monde à l’enseignement secret, ce n’est pas de la
générosité, mais de la profanation et un vrai mépris envers le divin.

Particulièrement intéressantes dans ce livre sont les pages (illustrées de photos)
consacrées au travail corporel. La plupart des âsanas décrits sont des plus classiques (il
en est aussi quelques autres de peu connus, ainsi que certains prânâyâmas assez rares),
mais ce qui est original, c’est la façon d’approcher ces formes rituelles, de les vivre de
l’intérieur et de les traverser. Ici on ne cherche pas à dresser le corps, à le maîtriser, à
l’utiliser, à le fabriquer comme ceci ou comme cela, mais essentiellement à le sentir et
à le résorber dans la conscience (quand l’objet s’est résorbé dans le sujet, le sujet
disparaît). On ne va pas vers le corps, on le laisse se présenter comme odeur, tension,
élasticité, dans une « grande détente qui inclut les tensions » (la tension apparaît dans
la détente, elle ne s’y oppose pas). Les âsanas sont « des archétypes de la conscience ».
« La pose de yoga doit être habitée de l’intérieur puis s’exprimer à l’extérieur, non
l’inverse. » D’où une efflorescence de techniques (non systématiques, toujours
renouvelées : Jean Klein excellait dans cette créativité) pour développer chez l’élève la
sensation de l’espace, l’affinement du corps subtil (sans référence lourde aux chakras
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comme c’est fait souvent), la sensibilité tactile, l’imagination créatrice, loin de
l’habituel « cahier des charges » du cours de yoga basique (pas de « salutation au
soleil », qui n’existe que dans le « yoga­gymnastique », pas d’« enchaînement », de
« contre­pose » ; chaque posture est totale et se suffit à elle­même). Alors, dans un
corps vidé d’intention et de désir de devenir, se révèlent « toutes les couches de la
vibration décrites dans les textes du Cachemire. C’est quelque chose que l’on reçoit,
pas quelque chose que l’on peut apprendre. » Mouvement, parfum, célébration, jeux de
l’énergie : ânanda­yoga, « yoga de la félicité », de la « joie sans objet », selon le titre
d’un recueil de Jean Klein. Car ce yoga fait feu de toute émotion : « La pratique
cachemirienne est faite pour se rendre disponible à l’émergence de l’émotion.
Contrairement au yoga dit classique, qui vise à l’empêcher, la contrôler, la dépasser ou,
comme dans la psychologie moderne, à l’accepter, l’intégrer, voire à la rejeter, selon
les écoles, – il s’agit de la brûler de toute la force de son amour. Le conflit est la porte.
L’émotion qui m’habite n’a pas besoin d’être justifiée, prouvée, formulée : elle a
besoin d’être sentie. »

Un beau livre vraiment et le plus accompli d’Eric Baret à ce jour. Les quelques
contradictions, approximations, exagérations qu’on pourrait reprocher sont peu de
chose à côté du souffle, de la ferveur, de l’intensité qui se dégagent de l’ensemble et en
font un des livres de yoga les plus sérieux écrits en français depuis une trentaine
d’années (même si, comme dit l’auteur, « écrire sur le yoga n’est pas sérieux », ce n’est
pas moi qui le contredirai).

Ajoutons que ce texte est accompagné d’une iconographie abondante et superbe (en
noir et blanc et en couleur), qui n’est pas là pour « faire joli » mais parce qu’elle est en
synergie intime, parce qu’elle « vibre » en quelque sorte avec l’enseignement donné,
tout comme les légendes, elliptiques et suggestives : cet hommage à la beauté en tant
que voie d’accès royale vers l’ultime Réalité est également conforme à la tradition du
Cachemire et fidèle à l’esprit de Jean Klein. En écho à l’alchimie spirituelle du Moyen
Age, le yoga devient alors vraiment l’« Art royal ».

La plus grande qualité d’un livre est de stimuler le lecteur en le laissant sur sa faim.
Les ouvrages exhaustifs, les « sommes » sont souvent détestables, enflures de l’ego,
elles gavent sans nourrir. Sur le yoga du Cachemire il reste donc – et c’est tant mieux –
beaucoup à écrire, ne serait­ce que pour neutraliser les grotesques contrefaçons qui se
développent actuellement en Amérique et en Europe (Cachemire : cache­misère
intellectuel). Sur Jean Klein, le « Noble Voyageur », espérons aussi que paraîtront de
nouveaux témoignages mais qui éviteront ce genre abominable : l’hagiographie. Il
mérite mieux, cet homme que beaucoup ont connu et très peu reconnu. Il ne faut pas
embaumer les maîtres mais garder leur esprit vivace, rebelle, dansant comme une
flamme, et disperser leurs cendres. Les siennes ont été données au Gange.

Pierre Feuga 

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Yogabhâsya de Vyâsa , traduit par Pierre­Sylvain Filliozat, Editions Agamat.­ Le Son
du silence de Patrick Mandala, Accarias/L'Originel.­ Le Seul Désir, dans la nudité des
Tantra d'Eric Baret, Editions Almora.­ La Voie du bambou de Yen Chan, Editions
Almora.

Quelques livres. D'abord un dont on a déjà dit quelques mots dans le numéro précédent
d' Infos­Yoga mais dont il faut encore souligner la valeur : la première traduction
française des anciens commentaires indiens sur le Yogasûtra de Patanjali. Outre
l'intérêt propre de ce texte on appréciera le remarquable travail de Pierre­Sylvain
Filliozat, sanskritiste et indianiste éminent, en ce qui concerne non seulement la
traduction mais les notes, substantielles et précises. De tels livres servent à nous
rappeler qu'on n'est pas « dans le yoga » – comme on a trop tendance à le croire en
Occident – parce qu'on fait sa Salutation au Soleil tous les matins, qu'on mange bio et
qu'on chante à pleins poumons Om namah Shivâya . Le yoga est un travail à temps
complet et qui implique tout l'être. Ici, avec le développement presque exclusif du
hatha­yoga, on surévalue le corps et on en a une image grossière. Le corps pour la
pensée traditionnelle de l'Inde est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que pour
nous : beaucoup moins parce qu'on n'en a pas du tout le culte et qu'on en voit à tout
instant la nature périssable ; beaucoup plus parce qu'on en explore les prolongements
subtils à un degré dont nous n'avons pas idée.

Le Son du silence de Patrick Mandala vaut par les textes et les entretiens inédits de
Râmana Maharshi, ainsi que par un certain nombre d'anecdotes sur le sage de
Tiruvannamalai. Les commentaires et les liaisons de Patrick Mandala, qui a eu le
mérite de collecter tous ces éléments, sont parfois, on regrette de le dire, un peu
verbeux ou délayés. Peut­être cet auteur écrit­il un peu trop (il a publié 25 ouvrages et
nous en annonce encore à paraître une quinzaine).

Chez Almora, on aura plaisir à lire ou relire le Seul Désir , un Baret d'un bon cru. Mais
de cet auteur je continue à préférer et à vous recommander l'ouvrage précédent Yoga,
corps de vibration, corps de silence , parce que ce n'est pas un simple recueil
d'entretiens comme celui­ci mais un livre utilisable sur un plan pratique.

Très bon livre aussi, chez le même éditeur, même s'il ne concerne pas directement le
yoga : la Voie du bambou . Il s'agit d'une étude à la fois très documentée et très vivante,
alerte, libre de ton, sagace et pleine d'humour, sur ces deux courants de la sagesse
chinoise, distincts mais devenus parfois indissociables à force de s'être côtoyés : le
chan (ancêtre du zen japonais) et le taoïsme. Ce livre, à ma connaissance, n'a pas
d'équivalent en français, dans la mesure où il provient d'un vrai praticien, d'un
« homme de l'art » et non d'un sinologue de bibliothèque. On y trouvera des aperçus
riches et saisissants sur la méditation, l'Eveil, les arts martiaux, la sexualité, la
transmission initiatique. On n'est pas ici dans le folklore et le commerce – comme dans
d'autres livres à succès pseudo­taoïstes – mais à la source même de la meilleure
tradition chinoise : c'est frais, décapant, tonique. Et surtout sincère, ce qui, plus je vais,
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me paraît finalement la première qualité. 

P.F

Colette POGGI : Les Œuvres de vie selon Maître Eckhart et

Abhinavagupta

Les Deux Océans, Paris, 2000, 248 p.

On avait déjà comparé la doctrine de Maître Eckhart et celle des fondateurs de l'
advaita­vedânta , Shankara surtout. L'originalité de cet ouvrage est de tenter un
rapprochement entre le célèbre théologien rhénan (XIIIe­XIVe s.) et le plus éminent
métaphysicien shivaïte du Cachemire, Abhinavagupta (Xe­XIe s.) E c'est avec
beaucoup de rigueur et de finesse, en s'appuyant sur une documentation très solide, que
Colette Poggi développe sa thèse. Au­delà de l'analogie la plus superficielle – tous
deux, par rapport à leurs traditions respectives, furent des sommités intellectuelles, des
hommes de grand savoir et de grand rayonnement, des « Docteurs » en somme (ou,
comme on dirait en Inde, des pandits ), même si l'un, le tântrika , jouissait d'une liberté
d'expression totale alors que l'autre, le prêcheur dominicain, eut à se défendre contre le
soupçon d'hérésie –, c'est au niveau de leur « mystique dynamique » que la
comparaison s'avérera la plus fructueuse. Pour l'un et l'autre en effet, le principe
suprême, comme l'écrit Colette Poggi, « est un pur dynamisme, acte créateur, vie
surabondante qui, dans la langue imagée d'Eckhart, verdoie et fleurit , jaillit comme
une fontaine, fulgure et scintille ; pour Abhinavagupta, vibration, élan, danse
cosmique, émerveillement de sa propre essence ». Selon ce dernier, la Réalité ultime
est Conscience, à la fois lumière et énergie (dynamisme de la conscience, prise de
conscience de soi) qui correspondent au suprême Shiva (ou Bhairava, le Terrible).
Cette Conscience absolue est également libre activité et non pas – comme dans le
vedânta shankarien – substrat sans vie : la vibration ( spanda ) cosmique fulgure sans
cesse, déployant les multiples aspects de l'univers grâce à ses énergies qui rayonnent et
reviennent vers le centre, Conscience de Shiva. Pour Maître Eckhart, cette puissance
divine déborde du « fond secret » ; il l'identifie à l'acte divin créateur, source vivante de
tout ce qui est : lux in luce et in lucem , effusion et repos de l'essence. « La vie, dit­il,
signifie une sorte de jaillissement dans lequel une chose fermente et se verse d'abord en
soi­même, en épanchant tout ce qui est d'elle en tout ce qui est d'elle avant de se
déverser et de se répandre au­dehors. » Parallèlement, le mystique allemand ne
distingue pas Dieu de l' intelligere , perfection la plus haute qui est aussi « joie sans
partage » : « Dieu est car il connaît » et encore : « Le Seigneur est un intellect vivant,
essentiel, subsistant, qui se comprend lui­même, qui est et vit en lui­même. »
Définitions colorées de christianisme sans doute, et de philosophie grecque, mais que
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pourrait accepter le non­dualiste cachemirien, pour qui le Connaisseur est également
inconnaissable (sinon par identification, possible en Inde, délicate, voire hérétique en
Occident). Au « Royaume de Dieu » du chrétien (où « Dieu et moi sommes un dans la
Connaissance  ») correspond le « Cœur du Seigneur suprême » du shivaïte (en qui « Tu
es moi, et moi je suis moi, en qui Toi seul es et moi je ne suis pas, et en qui il n'y a ni
Toi ni moi »). « Tout demeure dans l'Un qui jaillit en lui­même », affirme Eckhart.
« Cette fulguration est l'essence véritable », chante Abhinavagupta. De même que
deitas et deus (ou en allemand Gottheit et Gott ), conscience­lumière ( prakâsha ) et
conscience­énergie ( vimarsha ) sont parfaitement solidaires et leur distinction n'existe
pas dans l'absolu, ainsi qu'Abhinavagupta le déclare dans une stance : « Je salue cette
unité indivise de Shiva et de son énergie, unité qui, tout d'abord, se manifeste en tant
que Je sur le fond de sa plénitude sans faille, mais qui scinde ensuite sa propre
puissance, si bien qu'apparaît alors une polarité : Shiva prend plaisir à s'écouler dans
l'effusion de son essence, ainsi qu'au repos en soi, lors de sa résorption. » La
conscience en tant que lumière­énergie est à l'origine de la manifestation, tout comme l'
intelligere d'Eckhart qui est un aspect de l' Esse (l'Etre), et lui confère son unité
essentielle.

Après avoir ainsi saisi sur le vif la profonde affinité spirituelle entre les deux maîtres –
cette perception de la Vie , au sens supérieur, ce bouillonnement de plénitude –, Colette
Poggi aborde le « Jeu divin », charnière entre l'Absolu et la manifestation (issue du
désir divin d'être connu), source de la temporalité et de la dualité. Il est dans le pouvoir
de l'être humain de refluer – ajoutons même à chaque instant – vers la source
intemporelle, quoiqu'il éprouve en sa conscience la diversification engendrée par la
Mâyâ . Mais , à propos de ce terme si galvaudé, l'auteur rappelle justement que sa
racine verbale MA (avec un â long) signifie d'abord « mesurer » : l'énergie créatrice
cosmique suscite l'infinité des phénomènes selon leur juste « mesure ». Mâyâ , étant
elle­même une puissance de Shiva, n'est « illusion » que si l'on veut bien rendre à ce
mot son sens premier issu d' in­lusio  : « entrée dans le jeu » (de l'énergie divine ).
Shiva est l'Artiste par excellence. Il peint la fresque de l'univers en sa conscience et il
« danse » aussi le monde en le faisant apparaître, exister puis disparaître au gré de son
désir. Le maître de Thuringe et le sage du Cachemire nomment respectivement « serf »
et « bétail » ( pashu ) celui qui a oublié son origine et se pense la proie de l'illusion.
Mais, à leurs yeux, le reflux vers la source s'opère spontanément, sans tension ni
dualité entre un sujet et un objet à atteindre, entre un chercheur et un cherché. Par­delà
les voies classiques de « retour », les ascèses basées sur la volonté, la connaissance
rationnelle, l'activité pieuse ou charitable, tous deux envisagent une « non­voie »
qu'illuminent l'émerveillement et la « reconnaissance » (de son être intime comme
identique à Dieu ou à Shiva). Dès lors plus d'effort ni de méthode. « Ecoute ceci,
recommande Abhinavagupta, ne prends ni ne laisse, tel que tu es, jouis heureusement
de tout… bien établi en toi­même. » Ou bien : « Grâce à cet élan d'adhésion totale,
l'être est alors divinisé en cette prise de conscience, et devient libéré­vivant, le
Seigneur Shiva lui­même. » A ce jîvan­mukta tantrique correspond l' homme divin
d'Eckhart qui, tout aussi bien, a aboli la dualité : « Quel merveilleux état à l'extérieur et
à l'intérieur : saisir et être saisi, voir et être vu, embrasser et être embrassé… » Avec
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ces seules prescriptions adamantines : « Saisis­toi tel que tu es, nu dans l'essence… Va
dans ton propre fond et là, agis. Car toutes les œuvres que tu fais là, elles vivent ! »

C'est précisément des « œuvres de vie », et d'abord des œuvres d'art (l'Art en tant que
voie intérieure) que traite Colette Poggi dans la suite de son étude. « Art » vient du
sanskrit rta qui suggère l'idée d'ordre et d'harmonie (c'est la même racine qui, en
français, a donné des mots tels que rite, articulation, arithmétique, harmonie). Le Dieu
eckhartien (comme Shiva) est le grand artifex , artisan suprême du microcosme et du
macrocosme. Liberté, beauté, imagination, création, félicité le caractérisent et doivent
se retrouver dans l'art humain car tout acte créateur est en quelque sorte réitération de
l'Acte divin de la création. En des pages très denses et très riches, l'auteur évoque
diverses formes d'art (architecture, sculpture, peinture, danse, poésie, musique) grâce
auxquelles, qu'il soit d'Orient ou d'Occident, l'homme traditionnel a cherché à s'unir au
Tout. Expérience esthétique et expérience mystique (et l'on pourrait ajouter expérience
amoureuse bien que l'auteur n'en parle pas) ont des ressorts communs : contemplation,
intuition illuminatrice, spontanéité, apaisement. On peut noter en passant
qu'Abhinavagupta et Eckhart furent tous deux, outre des métaphysiciens géniaux, des
écrivains pleins de force et de magnifiques poètes. Le premier est de plus tenu en Inde,
encore aujourd'hui, comme le plus grand théoricien du sentiment esthétique.

Cependant, en définitive, c'est la vie quotidienne qui se révèle comme l'art le plus
complet. Eckhart aimait à se dire non seulement Lesemeister , maître de lecture,
d'érudition, mais surtout Lebemeister , maître de vie : « Les œuvres ne nous sanctifient
pas, mais nous devons sanctifier les œuvres… dans la mesure où nous avons l'être et
l'essence nous sanctifions notre agir, que ce soit manger, dormir, veiller ou n'importe
quoi d'autre.» Il faut, ajoutait­il, « trouver Dieu » en chaque instant, en chaque chose,
« il faut un cœur brûlant dans une paix vide et silencieuse ». Le shivaïte ne dit rien
d'autre quand il évoque la vacuité rayonnante du Cœur, la paix sans limite d'où jaillit
l'éclair de l'action, gratuite et donc juste.

Pierre FEUGA 

Critiques février 07

Swâmi Prajnânpad : Ceci, ici, à présent, trad. de Colette et Daniel Roumanoff, Editions
Accarias­L'Originel, 2006. – Ramesh S. Balsekar : Tout est Conscience, trad. de Roger
Quesnoy et Philippe de Henning, Editions Accarias­L'Originel, 2006 (1 re éd. 2002).­
Eric Baret : Yoga, corps de vibration, corps de silence, Editions Almora, 2007 (1 re éd.
2006) ; le Seul Désir, Editions Almora, 2007 (1 re . éd. 2006) ; le Sacre du Dragon
vert, Editions Almora, 2007 (1 re éd. JC Lattès, 1999).
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En janvier 1963, Frédérick Leboyer rencontra Swâmi Prajnânpad dans son ashram du
Bengale. Durant deux mois il eut avec ce sage, alors inconnu, des dialogues presque
quotidiens qu'il enregistra. Vingt­quatre d'entre eux sont aujourd'hui publiés par
Accarias­L'Originel, qui nous avait déjà donné plusieurs recueils d'entretiens de
Prajnânpad ou d'essais inspirés par son enseignement dont on sait l'influence, entre
autres, sur Arnaud Desjardins et André Comte­Sponville.

Le face à face entre le médecin occidental tourmenté et le maître hindou, imprégné de
tradition védantique mais très marqué par la psychanalyse, suscite un intérêt variable.
Tantôt direct, tantôt serpentin, plein de boucles, de vrilles et d'entortillements, il peut
passionner aussi bien que lasser par son authenticité même : à la différence des
dialogues philosophiques réécrits ou recréés, on ne nous fait grâce ici d'aucune redite,
d'aucune hésitation verbale, d'aucun tremblement de l'âme, on est vraiment sur place,
collé au sol, dans la touffeur bengalie, « cuisiné » par un expert en maïeutique dont on
peut admirer la sagacité et la compassion mais aussi moins goûter une certaine
tendance vétilleuse et tatillonne… Cela pour la forme. Quant au fond, on retrouve le
problème de tous les « entretiens », satsangs ou sittings (un genre traditionnel en Inde
mais qui s'est répandu comme une traînée de poudre en Occident) : ça ne fonctionne
que si le lecteur se reconnaît dans les questions du disciple, sinon on reste assez
extérieur, un peu comme quand quelqu'un vous raconte ses rêves et qu'ils ne
rencontrent aucun écho en vous. L'intégrité et la subtilité de cet enseignement ne font
aucun doute mais s'il ne tombe pas au bon moment de votre vie, il peut vous laisser
assez froid.

Chez L'Originel encore, réédition, dans la collection Advaita, de Tout est Conscience
(titre anglais : Ripples  : rides sur l'eau…) de Ramesh S. Balsekar, plus connu dans les
pays anglo­saxons qu'en France. Là aussi il est question de non­dualité mais, outre que
l'ouvrage est beaucoup plus bref que celui de Prajnânpad, le ton est plus impersonnel,
moins psychologisant, sans relief ni couleur très remarquable, ce qui n'est pas
nécessairement, dans un tel domaine, un défaut. Si l'on est malgré tout séduit, on lira
d'autres livres de ce maître, publiés au Relié, ou bien ceux de son disciple Wayne
Liquorman. Ce « néo­vedanta » n'a pas la luminosité inaltérable de Ramana Maharshi
ni la force abrupte de Nisagardatta mais il peut jouer un rôle utile en incitant les
chercheurs plus jeunes à se plonger dans l'advaita.

Almora nous propose en janvier trois rééditions d'Eric Baret : d'abord son substantiel
livre sur le Yoga, complété et enrichi, notamment du point de vue iconographique ;
puis le Seul Désir et le Sacre du Dragon vert (qui avait paru précédemment chez
Lattès). Baret parle de tout et de rien, ou du Tout et du Rien, à l'emporte­pièce, avec un
mélange très caractéristique d'aplomb et d'humilité, un sens éprouvé de la formule qui
réveille ou qui tue, du dérapage contrôlé. Il y a chez lui des aspects répétitifs (mais
comme il doit être conscient de ses obsessions, il veille à les renouveler), une tentation
un peu esthétisante ou une tendance un peu incantatoire à noyer le poisson non duel
dans l'océan de « l'Art » et de la « Beauté ». Tout cela peut laisser perplexe, comme sa
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fascination des guerriers, ses ébouriffants aperçus diététiques, ses jongleries de
citations sino­arabo­rhéno­shivaïtes, ses références sanskrites pleines d'un charme
flottant, ou même ses évocations contradictoires d'un Jean Klein de plus en plus
mythique, protéiforme et cachemirisé. Mais en même temps, si on l'apprécie, c'est aussi
pour toute cette richesse humaine et cette vitalité intérieure, cette belle palette yogique,
cette fidélité passionnée à son maître, cette énergie qu'il met à enseigner et à écrire. Sa
parole est faite pour opérer et n'est totalement audible que dans le cadre d'une pratique.
Si ses élèves le respectent assez pour ne pas le transformer en gourou, nul doute qu'il
peut les étonner encore.

P.F

Les Centuries de Goraksa (Goraksa­sataka) , suivies du Guide des principes des
siddhas (Siddha­siddhânta­paddhati) , introduction, traduction et annotation par Tara
Michaël, Almora, 2007. – Daniel Giraud, Récits de sagesse d'Extrême­Orient (récits du
Tao, du Tch'an et du Zen), Accarias­L'Originel, 2007.

Les pratiquants de yoga savent bien ce qu'ils doivent aux travaux de Tara Michaël qui
se distinguent à la fois par la richesse de l'information, la fermeté de l'enracinement
traditionnel et la lisibilité de l'écriture. Chez elle aucune concession à la mode et au
commerce mais aucune pédanterie non plus. Elle est de toute évidence une de nos
meilleures indianistes, notamment dans le domaine tantrique (ses recherches sur la
danse indienne également, moins connues, méritent l'intérêt). Les deux traductions
qu'elle nous propose aujourd'hui réunies en un seul volume sont dans la ligne directe de
son Hatha­Yoga­Pradîpîkâ (Fayard, 1974) et de son Corps subtil et corps causal (Le
Courrier du Livre, 1979). Il s'agit une nouvelle fois de deux traités de hatha­yoga parmi
les plus anciens et les plus prestigieux, puisque attribués à Goraksanâtha (Goraknâth en
hindi), fondateur de l'ordre des Nâtha­yogin, surnommés aussi Kânphata, « oreilles
fendues ». Comme son maître Matsyendra, Goraksa, qui dut vivre entre le neuvième et
le douzième siècle, fait partie des 84 siddhas ou « parfaits », vénérés aujourd'hui
encore dans tous les pays himalayens tant par les shivaïtes que par les bouddhistes.

Il y a, reconnaissons­le, dans l'abondante littérature sanskrite consacrée au hatha­yoga,
quelque chose d'assez répétitif sur le plan technique et souvent d'un peu hétérogène et
bigarré sur le plan doctrinal. Les auteurs de ces textes qui étaient avant tout des
praticiens empruntaient aussi bien au sâmkhya qu'au yoga orthodoxe de Patanjali ou à
l'advaita­vedânta, avec des touches de tantrisme shâkta et des incursions dans les
domaines de la magie et de l'alchimie. Si l'on veut de la rigueur et de la cohérence
métaphysiques, ce n'est donc pas de ce côté qu'on se tournera de préférence. Il
n'empêche que certains de ces traités ( Hatha­Yoga­Pradîpîkâ , Gheranda­Samhitâ ,
Siddha­Siddhânta­Paddhati par exemple) gardent une puissance et une efficience
certaines, à condition de n'être pas simplement « lus » mais appliqués, vérifiés,
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revivifiés à travers une pratique (sans illusion excessive toutefois car le temps des
« parfaits » est bien révolue et il ne suffit pas de se gaver de mudrâs, de bandhas et de
bhastrikâs pour les égaler). De tels ouvrages, qui ne craignent pas la contradiction et le
paradoxe, ne sont pas destinés à encourager la spéculation, à engraisser le mental : bien
au contraire ils visent à nous en délivrer, au besoin en nous noyant sous une technicité
foisonnante (bien naïfs donc ceux qui s'arrêtent à celle­ci et l'idolâtrent !). Et ceci vaut
pour d'autres traditions moins flamboyantes mais non moins profondes, ainsi qu'en
témoignaient récemment le beau livre de Yen Chan, la Voie du bambou (Almora) et
aujourd'hui, de façon moins structurée, le savoureux petit recueil de Daniel Giraud :
Récits de sagesse d'Extrême­Orient (L'Originel), composé de courtes histoires
traditionnelles venues surtout de Chine et, dans une moindre mesure, du Japon.
(Rendons hommage en passant à la vitalité de la sinologie d'expression française :
François Julien, Jean François Billeter, Jean Levi, Cyrille Javary… Il y a plus de
conformisme, me semble­t­il, chez nos indianistes.)

On entend parfois dire que les personnes qui se passionnent pour l'Inde ne peuvent se
passionner pour la Chine, et réciproquement. En ce qui me concerne, cette opinion m'a
toujours été étrangère. J'estime au contraire qu'on ne peut que gagner à étudier
conjointement, ou successivement, ou alternativement, ces deux traditions très
différentes l'une de l'autre dans la forme sans doute mais souvent plus proches ou en
tout cas plus complémentaires qu'on ne le croit dans le fond. Il faudrait pour cela
renoncer à certains clichés, par exemple celui qui voudrait que seuls les Indiens aient le
sens « métaphysique » ou « spirituel » ou « mystique » (comme si ces mots d'ailleurs
étaient équivalents !) alors que les Chinois seraient un peuple terre à terre, réfractaire à
l'abstraction, uniquement préoccupé d'art de vivre et de longévité : en réalité l'Inde a
connu ses jouisseurs comme la Chine a connu ses ascètes. Ce qui est vrai, c'est que la
façon d'exprimer les intuitions métaphysiques est très différente dans les deux cultures,
cela pour des raisons qui tiennent essentiellement à la langue et donc à la façon de
penser. Il est exact aussi que s'il existe, avec le confucianisme, une sorte d'«humanisme
chinois », on ne peut guère parler d'un « humanisme hindou ». En revanche, pour ce
qui est de la vision non duelle et des possibilités de « réalisation », le taoïsme, avec ses
deux plus illustres représentants – Lao­tseu et Tchouang­tseu, ce dernier peut­être le
plus génial écrivain du monde – n'a rien à envier au Vedânta. Mais il semble admis que
ces deux traditions se sont développées de façon autonome. Le bouddhisme, quant à
lui, est bien arrivé de l'Inde en Chine et sous une forme hautement spéculative
(Mahâyâna) très amère pour un estomac de l'Empire du Milieu. Or il est stupéfiant, et
merveilleux, de voir ce que le génie chinois a su faire, a su produire à partir de la
« matière métaphysique » de l'Inde, comment il l'a taoïstement digérée et transformée
en donnant cette fleur incomparable : le ch'an (que les Occidentaux malheureusement
connaissent surtout à travers son sous­produit japonais rigidifié : le zen). Le ch'an de la
dynastie T'ang, c'est à mes yeux ce que l'esprit humain a jamais produit de plus beau,
de plus fort, de plus frais (avec le shivaïsme du Cachemire du haut Moyen Age peut­
être mais celui­ci est toujours resté encombré d'intellectualité). La spontanéité, le
naturel absolu, l'état d'enfance retrouvé à volonté (ainsi que Baudelaire définissait le
génie poétique), la transmission de cœur à cœur qui rend vaines toutes les initiations
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formelles, la transcendance abrupte et toute simple de l'instant… Ou, comme disait un
autre de nos grands poètes : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui »…

Pierre Feuga

Wei Wu Wei  : Les Doigts pointés vers la lune , traduction de Yen Chan et Yoann
Salmon, Almora, 2007. – Tony Parsons : Tout ce qui est , traduction de Philippe de
Henning, Accarias­L'Originel, 2007. – Chögyam Trungpa : Mudra, l'esprit primordial
, traduction de Patrick Mandala, revue par Vincent Bardet et Zéno Bianu, préface de
Fabrice Midal, Accarias­L'Originel, 2007.

J'ignore si le nom de Wei Wu Wei – pseudonyme de Terence Gray (1895­1987) – est
familier à beaucoup de nos lecteurs. Cet aristocrate irlandais était un personnage haut
en couleur : passionné de danse, de musique, de théâtre (notamment de « théâtre
total »), égyptologue, esthète, épicurien, fin gourmet, propriétaire de vignoble,
savourant la fin de sa vie entre Tain­L'Hermitage et Monte Carlo, il fit aussi des
recherches approfondies sur le bouddhisme, le taoïsme, le vedânta, l'enseignement de
Gurdjieff et Ouspenski, fréquenta Christmas Humphreys, fondateur de la Loge
bouddhique de Londres, D.T. Suzuki, Douglas Harding, Jean Klein, traduisit en anglais
la Doctrine suprême selon la pensée zen d'Hubert Benoît, bref fut intimement mêlé au
courant spirituel que, faute de mieux, on pourrait qualifier de « non­dualiste » et qui, en
France, dès la fin des années 30, rassembla de beaux et nobles esprits autour du Swami
Siddheshwarananda – mais il exista aussi d'autres groupes, sans parler d'aventures
solitaires et discrètes parfois plus intéressantes. Terence Gray publia en anglais huit
ouvrages. Un seul avait jusqu'ici été traduit en français sous le titre la Voie négative
(Editions de La Différence, 1977). La publication que nous proposent aujourd'hui les
Editions Almora est donc la bienvenue, bien qu'il s'agisse d'un essai encore plus ancien
(1958), un peu « daté » par certains côtés, le tout premier livre en fait écrit par son
auteur sous le pseudonyme de Wei Wu Wei (« Agir­Non agir ») : Fingers Pointing
Towards the Moon . Non seulement la traduction de Yen Chan et Yoann Salmon est
rigoureuse et soignée mais le livre est accompagnée de notes claires, d'une biographie
et d'une bibliographie de Terence Gray et, surtout, en annexe, de cinq « lettres ouvertes
à un Non­né » dues à la plume malicieuse et acérée (ou, si l'on préfère, au pinceau
fougueux et sinueux) de Yen Chan, dont Almora avait récemment publié la Voie du
bambou et qui, avec l'audace qu'autorise la véritable admiration, attaque de biais ou de
front ou à tout le moins remet vertement en question certains aspects de l'enseignement
de Wei Wu Wei et, au­delà, certains malentendus et fantasmes qui ont cours en
Occident à propos de l'Eveil en général et de la tradition chan ou zen en particulier
(surévaluation du « spontané » et du « sauvage », par exemple, qui amène d'aucuns à
s'autoproclamer « Eveillés » sans rattachement à aucune tradition ou à prendre un
vague « coup de lune » ou une petite transe du samedi soir pour le satori ). Procédant
tantôt par aphorismes, tantôt par discours plus articulés, la pensée de Wei Wu Wei
surprend sans doute moins aujourd'hui qu'en 1958, ne serait­ce que parce que nous
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sommes désormais « gavés » de non­dualisme et que tout le monde, comme on le sait,
est devenu « zen », « Eveillé » ou sur le point de l'être. Néanmoins elle garde une force
remarquable : sens des formules abruptes, hyperdialectique qui se dynamite elle­même,
mépris seigneurial de la pensée correcte et du conformisme moral, critique pénétrante
de la pseudo­« réalité », bref un concentré goûteux de chan ou de zen, du moins – et
c'est la limite – selon l' idée que les Occidentaux se font du chan ou du zen tant qu'ils
ne l'ont pas pratiqué à l'asiatique, ce qui leur ferait souvent l'effet d'une douche glacée.
Dans quelle mesure l'auteur (qui se réveilla, paraît­il, un matin en réalisant qu'il n'était
jamais né), eut­il vraiment, je veux dire durablement, organiquement, l'expérience, la
certitude charnelle de ce dont il parle avec brio et quelquefois – c'est suspect – un peu
trop de subtilité intellectuelle ? Difficile de répondre et c'est peut­être sans importance
car, comme le disait déjà le docteur Hubert Benoît, il ne faut pas confondre l'
événement satori et l' état satori. L'événement satori est ce qui attire le plus le public
mais en lui­même il ne veut rien dire. En réalité il est même un non­sens et une
contradiction en soi, une carotte pour attirer les ânes, voire une franche niaiserie si l'on
s'imagine que le satori (l'Eveil, l'Illumination, la Réalisation, la Libération, etc.) est
« quelque chose » qui arrive à « quelqu'un », ou encore un « but », une « fin », un
« objet » qu'un « sujet » devrait atteindre par tel ou tel « moyen » (et c'est pourtant ce
que s'acharnent à croire 99% des personnes engagées dans des « voies spirituelles », y
compris yogiques, même et surtout quand elles manipulent une rhétorique non duelle
de façade). Wei Wu Wei le précise avec des mots très justes : « L'événement satori
étant la réalisation du fait qu'il n'y a pas de Je, il n'y a pas de Je pour réaliser
l'événement satori . Et puisqu'il n'y a jamais eu de Je, il peut ne jamais s'être produit
non plus d'événement satori pour l'annihiler, car aucun satori n'a jamais existé dans la
Réalité. » … Rideau !

« Il n'est personne »… « C'est le chercheur qui est l'obstacle »… « L'Eveil n'est rien de
plus que l'évanouissement de celui qui est en quête de quelque chose »… C'est donc
aussi ce que nous répète, sur un ton de bonne compagnie (si vous préférez vous faire
engueuler, lisez U.G.), un autre Eveillé d'outre­Manche : Tony Parsons. L'ouvrage, qui
n'est que questions­et­réponses (un genre dont on abuse un peu aujourd'hui, spiritualité
participative), s'appelle en anglais All There Is (« Tout ce qui est »… l'ouvrage
précédent s'appelait « Ce qui est »… et le prochain ?). Le ton est simple, démocratique,
assez léger. On a l'impression de boire le thé avec l'auteur en attendant qu'il nous
emmène dans son jardin voir ses roses. Il y a des histoires rigolotes. Un parfum. Une
fadeur pénétrante. On n'apprend rien mais c'est plutôt bon signe. C'est cool, ça mange
pas de cake. Tony Parsons se prend moins la tête que Douglas Harding qui pourtant
n'en avait plus.

Autre Eveillé (soyez prudents : un Eveillé peut en cacher un autre) : Chögyam
Trungpa, dont Accarias­L'Originel nous propose différents textes, poésie et prose,
traduits par Patrick Mandala et préfacés par Fabrice Midal, sous le titre Mudra . Il y a
quelque chose de romantique, de tourmenté et, pour certains, de fascinant chez ce
maître tibétain qui s'affranchit de la tradition et mourut assez jeune, dans une sorte de
« déchéance », du moins aux yeux des conformistes (« déchéance tantrique », diront les
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autres). Sur l'authenticité traditionnelle de Trungpa, sur sa doctrine, il ne m'appartient
pas de porter un jugement, n'ayant aucune compétence dans le domaine du bouddhisme
tibétain. Son goût de la poésie m'est sympathique, son déracinement et son
écartèlement intérieur me touchent. Alors que j'ai toujours senti quelque chose de faux,
de corrompu dans le tantrisme de Rajneesh, celui de Trungpa m'apparaît, intuitivement,
vrai, même si d'une vérité qui me reste lointaine ou, disons mieux, inutile. Celui­là est
marécage, celui­ci est source.

Pierre Feuga

P.S. Le problème est peut­être moins d'obtenir l'Eveil que de savoir ce qu'on en fait
après l'avoir obtenu. Mourir paraît une solution élégante. Le vivre sans le montrer est
sage (mais les Eveillés ne sont pas toujours sages). Les mauvaises solutions sont celles,
hélas, que l'on choisit le plus volontiers aujourd'hui : non pas vivre l'Eveil mais en
vivre, multiplier les conférences, les stages, les séminaires, les colloques, les bouquins,
les mots, les mots, les mots… L'Eveil –croyez­en un vieux dormeur – c'est vraiment ce
qui peut arriver de pire à un individu ! 

Râmatîrtha, le Soleil du Soi , textes présentés et traduits par Jacques Vigne, postface de
Michel Jourdan, collection Advaita, Editions Accarias/L'Originel, 2005. – La
Gheranda­Samhitâ , présentée, traduite et annotée par Jean Papin, Editions Almora,
2005.

Râmatîrtha est assez peu connu en Occident. Sa vie fut brève et intense. Né au Pakistan
actuel en 1873, il fut inspiré successivement ou à la fois par le soufisme, la bhakti
vishnouïte et l'advaita védantique, notamment grâce à sa rencontre avec Vivekananda.
Cela ne l'empêcha pas de mener des études scientifiques ainsi qu'une vie très active sur
le plan social, de voyager en Amérique et au Japon, alternant les périodes de vie
publique et de retraite, jusqu'à sa mort accidentelle, à trente­trois ans, par noyade dans
un torrent de l'Himalaya. Jacques Vigne nous offre ici un très bon aperçu de son
enseignement. Quelques pensées : « Rien de nouveau dans les nouvelles. » « Ne
sympathisez jamais avec celui qui est dans la détresse. Votre sympathie aggrave votre
cas et accélère sa chute. Qu'il sympathise avec votre santé et votre vigueur, cela
améliorera les deux côtés. » « L'ego est pareil à une mouche installée sur le dos d'un
cheval au galop et qui dit : C'est moi qui suis en train de faire galoper le cheval. » « La
vérité n'a rien à faire des majorités, et la majorité d'une époque peut être la bizarrerie
ou la honte de la suivante. » Et enfin : « C'est un péché de dire qu'on n'est pas Dieu. »

Autre livre que nous accueillons avec joie en cette rentrée : la réédition de la
Gheranda­Samhitâ par Jean Papin (ce texte publié jadis par Dervy était devenu
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introuvable). La Gheranda est, avec la Hatha­yoga ­Pradipikâ (magistralement
traduite par Tara Michaël) et la Shiva­Samhitâ (qui mériterait une bonne traduction
française), un des trois traités classiques du hatha­yoga. C'est dire que tout enseignant
moderne, s'il désire réellement se référer à la tradition originelle, devrait lire ces textes,
très elliptiques certes, très techniques et nécessitant à cause de cela un commentaire
fouillé et éclairé. Le travail de Jean Papin est sous cet aspect tout à fait exemplaire.
Non seulement il a pris la peine de calligraphier lui­même le texte sanscrit et de le
translittérer en lettres latines, mais il nous en a donné une traduction fidèle, vivante,
vigoureuse, accompagnée de notes très substantielles et d'un glossaire exhaustif. La
curiosité (mais rigoureuse, précise et méthodique) que Jean Papin porte à l'hindouisme
est très large et flamboyante : elle va du shivaïsme cachemirien à la tradition des Nâth­
yogin, en passant par les traités érotiques, la musique, la cuisine et même l'Ayur­Veda
(il s'est attelé à la première traduction de la Caraka­Samhitâ , énorme traité de
médecine indienne : si vous connaissez un éditeur sacrificiel ?…). Mais cet érudit, ce
travailleur acharné et infatigable est aussi – chose rare à notre époque – un homme de
tempérament, un passionné de la vérité qui pense ce qu'il dit et dit ce qu'il pense, gage
de bon karma sinon de réussite sociale… Je vous recommande ainsi son tout dernier
ouvrage paru chez Geuthner : le Chant des sirènes . C'est un recueil d'entretiens, de
causeries et d'interviews où il est question de yoga, de tantrisme, de physique moderne
et autres joyeusetés. C'est vivant, caustique, parfois outrancier ou emporté, mais
souvent aussi sagace et pénétrant.

 
Pierre Feuga

H.W.L. Poonja, Journal, « Ni noms, ni formes » . Editions Accarias/ L'Originel, Paris,
2003, 144 p. Edition établie par David Godman. Traduction de l'anglais par Anasuya.

Le lecteur français avait déjà pu prendre connaissance de l'enseignement de H.W.L.
Poonja (1913­1997) à travers deux recueils d'entretiens : le Réveil du Lion (Editions du
Relié, 1993) et A la source de l'être (Editions InnerQuest, 2001). Voici un troisième
ouvrage posthume, très digne d'intérêt : ce journal intime qu'il tint entre 1981 et 1991
est tiré de la biographie intégrale du sage rédigée par David Godman (qui vécut auprès
de lui, à Lucknow, pendant les cinq dernières années de sa vie) et parue en anglais sous
le titre de Nothing Ever Happened (Avadhuta Foundation, Boulder, Colorado, 1998).

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Ponnja était originaire de la partie occidentale du Penjab. Son oncle maternel, Ram
Thirta (1873­1906), était un saint et un poète mystique célèbre de l'Inde du Nord. Lui­
même connut son premier samâdhi à l'âge de neuf ans. Il entra d'abord dans l'armée en
tant qu'officier, mais bientôt sa quête spirituelle passionnée et son ardeur ascétique
s'avérèrent incompatibles avec une carrière militaire qui s'annonçait brillante. En 1944,
il rencontra son guru, Ramana Maharshi, qui l'orienta définitivement vers l'advaita­
Vedânta. Quoique rigoureusement fidèle à l'esprit de cette tradition, il garda toujours
un caractère extrêmement indépendant, imprévisible, qui donnait à son enseignement
un style reconnaissable entre tous : percutant, direct, tonique, voire tonitruant et
humoristique. Il n'y a ni enseignant, ni enseigné, disait­il, et il n'y a non plus ni
samsâra ni nirvâna , ni servitude ni libération, pour la bonne raison qu'il n'existe
« personne » qui pourrait être asservi ou libéré. Servitude, libération, ignorance, Eveil
ne sont que des concepts qui n'existent que les uns par rapport aux autres et n'ont aucun
fondement dans la Réalité. Etre éveillé, c'est simplement réaliser qu'on n'a jamais
dormi. Nous sommes éternellement libres et nous n'avons donc nullement à être
« libérés ». Tous les efforts que nous faisons dans ce sens ne font que nous éloigner
davantage de notre source et les prétendues voies spirituelles ne sont que fuites, alibis,
impasses, drogues et temps perdu. Même le yoga, tel qu'on le transmet généralement,
ne sert qu'à dilater le mental et à renforcer l'identification avec les objets. Quant à la foi
religieuse, Poonja, se retournant sur sa jeunesse fervente, écrira : « Parce que j'avais le
désir d'être uni à Dieu, je L'ai cherché avec mon ego. Lorsque l'ego disparut, je fus
même privé de toute idée de Dieu. Que dire ? Je devins tel que j'étais auparavant. »

Qu'on ne s'y trompe pas : on est ici dans la plus pure, la plus authentique tradition
advaitique. Même si son langage rappelle parfois le ch'an, Poonja n'est pas plus un
« bouddhiste déguisé » que le maître vedantin auquel il se réfère le plus volontiers dans
son Journal, Gaudapâda (guru du guru de Shankara), le plus grand métaphysicien de
l'Inde peut­être, dont il ne cesse de citer et méditer la fameuse kârikâ II, 32 : « Ni
extinction ni création ; personne qui soit asservi, personne qui s'efforce (vers la
Réalisation ) ; personne qui aspire à la Délivrance , personne assurément qui soit
délivré. Telle est la vérité suprême. » Nâgârjuna certes ne disait pas autre chose mais la
raison d'une telle similitude ne doit pas être cherchée dans un rattachement au
bouddhisme, à l'hindouisme ou à un « isme » quelconque. Les plus grands spirituels
ont toujours eu une préférence pour l'approche négative, apophatique. Même quand les
maîtres vedantins parlent d'un « Soi », il faudrait se garder de concevoir ce dernier
comme une entité, une substance ou un « super­Objet ». Ce n'est qu'un mot
conventionnel pour pointer vers l'ineffable, le Sans­nom, le Non­né. Réciproquement,
conceptualiser la Vacuité , c'est retomber dans le monde des objets qu'on croyait avoir
dépassé. « Cela » n'est ni le Soi ni le non­Soi, « Cela » n'est ni plein ni vide, ni être ni
non­être.

Une des grandes originalités du Journal de Poonja est d'évoquer un possible au­delà de
l'Eveil : « J'ai encore – note­t­il à plus de quatre­vingts ans – quelque chose à faire qui
n'est mentionné dans aucun livre. Aussi longtemps que demeure une intention très
pure, il n'y a pas de fin à la compréhension. Il reste encore quelque chose à faire après
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la réalisation totale et ultime, mais je n'en parle pas. Je n'en ai jamais parlé et je ne
trouve cela mentionné dans aucun des livres que j'ai lus, pas même dans ceux que les
Maîtres réalisés ont écrits. » Ce mystérieux « quelque chose », il l'appelle tantôt la
« barrière », la « grande énigme », le « secret des secrets », une « plaisanterie », un
« scandale », une « vaste supercherie », un « drame magnifique »... Y avait­il la
moindre nécessité d'une Création ? s'interroge­t­il, ou du moins – puisqu'il ne croit pas
plus que Gaudapâda à la réalité de cette Création – comment ce concept de Création
prit­il forme et se manifesta­t­il ? Tout le problème est dans le mental, répète­t­on à
satiété, mais le mental lui­même n'a aucune réalité ! Il est comme un miroir. « Enlevez
le miroir, il n'y aura pas de reflet. » Enlevez le mental, il n'y a plus de monde. Ainsi
dans l'expérience du sommeil profond ou du samâdhi où toute notion de « moi » et
d'un « autre » disparaissent. Etonnement ! Emerveillement ! « Tout est un rêve…
Comment mettre fin à ce rêve ? Cette pensée est aussi un rêve. Toute activité visant à
l'élucider sera à l'intérieur du rêve. Cela ne nécessite aucune pratique, aucune
recherche, aucune compréhension. » C'est la seule lucidité possible, « tout est clair »
mais, ajoute Poonja, « mieux vaut garder cela secret car vous ne pouvez pas le
démontrer ». Et lui­même, par instants, semble céder au doute : « Ce que je ne
comprends pas, c'est : qui rêve ?… A qui appartient ce rêve ? Qui fait ce rêve ? » Mais
cette question, voit­il rapidement, fait encore partie du rêve ! Jeux infinis, indéfinis du
mental. D'un mental contre lequel il est inutile de se battre, qu'il est vain de vouloir
contrôler. Car le mental, en dernière analyse, est le Soi non duel (puisque seul existe le
Soi). Pour cela la question de son contrôle est une fausse question (où s'embourbent
nombre de yogis). La seule chose à faire, si l'on veut à tout prix faire quelque chose,
c'est « se dé­hypnotiser de l'idée que l'on n'est pas Brahman . Quand l'idée de la
relation sujet­objet est présente, cela se nomme le mental. Et quand il demeure libre,
cela se nomme âtman . » Retournement inouï : « O mon mental, tu es mon meilleur
ami, mon ami le plus intime, car à présent tu ne t'accroches à aucun sujet ni objet. »
L'ennemi (imaginaire) est devenu l'ami, l'obstacle est devenu le tremplin. « O mon cher
mental, va où bon te semble. Que tu vagabondes ou que tu restes tranquille, je n'aurai
aucun contrôle sur toi. Depuis que je sais cela, je ne t'ai pas importuné. Bonne chance à
tous ! » Ainsi, au terme de son long voyage immobile, Poonja paraît­il rejoindre les
sages taoïstes et bouddhistes mais il rejoint simplement la seule et vraie sagesse : « La
non­pensée, c'est ne pas penser, même si l'on est impliqué dans la pensée. La non­
demeure est la véritable nature de l'homme… Laisser les choses suivre leur propre
cours… Le mental qui ne demeure en rien ( non abiding man ) n'est rien d'autre que la
Réalité.  »

P.F

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