1 Sayad Actes - 1979 - Num - 25 - 1 - 2623

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Actes de la recherche en

sciences sociales

Les enfants illégitimes [1ère partie]


1ère partie
Abdelmalek Sayad

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Sayad Abdelmalek. Les enfants illégitimes [1ère partie]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 25, janvier 1979.
Le pouvoir des mots. pp. 61-81;

doi : 10.3406/arss.1979.2623

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1979_num_25_1_2623

Document généré le 12/05/2016


Abstract
Illegitimate Children
The interview presented here constitutes the first part of the long account in which Zahoua, an Algerian
University student in her third year, recalls, both for herself and for the reader, the life of her family
since its emigration to France in 1954. The interview is prefaced by a brief summary of the
circumstances surrounding her family's emigration, and of the social characteristics peculiar to each
member of the family, which serve to define the station assigned to them in the family structure as well
as the prospects opened up for them by emigration. In the next issue, we will publish the conclusion of
this account and attempt to isolate its most significant implications.

Zusammenfassung
Die illegitimen Kinder
Das hier vorgestellte Gespräch bildet den ersten Teil eines längeren Berichts, worin Zahoua, eine
algerische Studentin im 6 Semester, ebenso für sich wie zu unserer Information das Leben ihrer 1954
nach Frankreich emigrierten Familie erzählt. Dem Gespräch vorangestellt wurde eine kurze
Zusammenfassung der Umstände der Emigration sowie der sozialen Merkmale der einzelnen
Familienmitglieder, die deren Stellung innerhalb der Familie wie auch den jeweiligen Werdegang in der
Emigration bestimmen. In der nächsten Nummer diesef Zeitschrift soll der Schluss des Berichts
veröffentlicht und dariiberhinaus versucht werden, die sich daraus ergebenden wichtigsten
Implikationen herauszuschälen.

Résumé
Les enfants illégitimes
L'entretien présenté ici constitue la première partie de la longue relation où Zahoua, étudiante
algérienne en 3ème année d'études universitaires, évoque, à la fois pour elle-même et pour notre
information, la vie de sa famille émigrée en France depuis 1954. On a fait précéder l'entretien d'un bref
résumé des circonstances de l'émigration de la famille, et des caractéristiques sociales propres à
chacun des membres de la famille qui définissent les positions qui leur sont assignées dans la
structure familiale ainsi que les trajectoires qui leur sont offertes dans l'émigration. Dans le prochain
numéro, on publiera la fin de cette narration et on essaiera d'en dégager les implications les plus
importantes.
LES

abdelmalek sayad

ILLEGITIMES

de faire venir auprès de lui sa femme et ses enfants,


et par la même occasion de faire soigner le plus
jeune de ses fils. La famille s'installa à Bondy, dans
une vieille maison assez grande pour recevoir deux
autres familles originaires du même village et
arrivées en même temps . En 1973, la maison venant à
être démolie, la famille (les parents et les plus
jeunes enfants) fut relogée dans un petit appartement
d'HLM, après un procès avec le propriétaire et une
procédure d'expulsion. Dans la même cité, habitent
neuf familles parentes parmi lesquelles les familles
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selail de la fille aînée et du deuxième fils. Père, gendre et
fils occupent dans cette cité des appartements de
«standings» très différents : au bas, se trouve le
père (2ème étage, dans la partie la plus ancienne de
la cité); en haut, le fils (13ème étage, dans la
dernière des tours construites); entre les deux, le
gendre (7ème étage d'un immeuble relativement
récent). A l'étroit dans un appartement qui se prête
mal à une vie communautaire, le père de Zahoua
regrette son ancienne maison où il avait l'habitude
de recevoir, toutes les fins de semaine, amis et
parents.

En 1975, quelque vingt ans après son arrivée en France, la famille de Zahoua est disloquée
en plusieurs foyers : quatre enfants sont mariés, les deux fils aînés et aussi deux filles , l'aînée et
la benjamine. Le dernier des fils, et Zahoua elle-même vivent séparés de leurs parents.

A = :ODhaouya
B. Ahmed
(1918-1978)

A.O Mourad A=O A.O,Noura Abbas A Zahoua Sa ida


Sassi i
EGO
8 enfants de 4 enfants de ' ' 5 enfants de
1 7 à 4 ans 12 à 4 ans 14 à 8 ans
«Une ligne de partage ... ; une frontière invisible qui passe dans la
famille, un véritable partage à l'intérieur de la famille. Ça se voit
bien ; il y a une frontière (...). Ça fait deux générations dans la
même maison»
«d'un côté, les aînés, ils «entre les deux «de l'autre côté : nous les jeunes, nés en
sont nés en Algérie» générations, la soeur aînée» France, les 'produits de France'»
62 Abdelmalek Sayad

La famille aujourd'hui
B. Ahmed, le père de Zahoua, approchait en chauffeur de taxi et se réserve de reprendre le
1975 de la retraite qu'il attendait avec impatience métier de menuisier, plus tard, quand il s'établira en
afin de pouvoir retourner définitivement en Algérie. Il a épousé une parente que son père «a
Algérie. Il a travaillé, pendant dix-sept années, dans une tenu à faire venir spécialement pour lui» .
usine de peinture ; malade, presqu 'invalide déjà,
11 effectuait les dernières années de «petites Noura est l'aînée des filles ; c'est elle qui
tâches : un peu gardien, un peu balayeur». Dans le «fait la transition entre les frères aînés» et les plus
courant de l'année 1978, son état de santé s 'étant jeunes enfants. «On l'a mariée à 15 ans», avant
aggravé, il a tenu malgré l'avis de tout le monde à qu'elle obtienne le CAP qu'elle préparait. Elle a
rentrer dans son village où il est mort moins de travaillé plus tard, contre le gré de son mari, «dans
quinze jours après son arrivée. un grand magasin, à tout faire : la manutention,
la caisse, les étiquettes» ; elle a été licenciée et a
Dhaouya, la mère de Zahoua, parle français fini par obtenir l'indemnité de chômage. Elle
«tout à fait couramment» ; elle le parle «même à a demandé et obtenu le divorce mais en fait
la maison», alors que son mari «jargonne seulement «rien n'est changé», car elle continue à cohabiter
quand il est obligé». Elle a travaillé plusieurs avec son mari qui «se considère toujours comme
années, d'abord dans une blanchisserie industrielle étant chez lui».
et, ensuite, chez un artisan dans un pressing. Les trois derniers enfants, Abbas, Zahoua et
Aujourd'hui, veuve, elle ne sait pas «quoi faire toute Saïda, ont passé leur enfance et fait leur scolarité
seule ..., où rester» : en France où se trouvent ses entière en France ; ce sont «les produits de
enfants, ou à Zemmoura, le village d'origine, où France ...». Ils ont fini par devenir «des étrangers à
est enterré son mari. leurs parents». Abbas a obtenu un «CAP de
Les aînés des enfants, nés en Algérie, sont tourneur, ajusteur ou mécanicien ...» ; il travaille
des «émigrés comme les autres ...». Sassi, le actuellement dans «le service commercial d'une
premier fils, est arrivé en France lorsqu'il avait petite boîte» et habite à Paris. Saïda, la dernière
12 ans ; il a dû aller à l'école jusqu'à 14 ans. Il a, fille, a «décroché de l'école qui ne l'intéressait
d'abord, été ouvrier et maintenant, il est chauffeur pas» à 16 ans ; elle a travaillé comme fille de
de taxi. Son père l'a marié avec «la fille de son salle dans un hôpital et espérait devenir aide-
meilleur copain». Mourad, le second fils, avait 10 soignante. Elle a épousé un étudiant algérien qui
ans à son arrivée en France ; il a été dans un CET «travaille comme animateur par-ci, par-là, et donne
et a obtenu un CAP de menuisier. Lui, aussi, est des cours».
Les enfants illégitimes 63

Depuis le temps que je vais en Algérie ! C'est breuses. Il faut comprendre ça : elles sont plus
presque toutes les années. Je passe toutes les années curieuses que les étudiantes d'Algérie. On dirait
mes vacances là-bas. Et des vacances sous toutes les qu'ici en France, ce sont les garçons, les étudiants,
formes : j'ai été en famille avec mes parents, j'ai qui s'en foutent, qui tiennent pas à le faire ; les
été seule ; j'ai été au bled dans le village où il y a filles sont plus curieuses. Et là-bas, en Algérie, ce
encore toute la famille, tous les parents, j'ai été à sont les garçons qui le font en plus grand nombre
Alger, en ville, toute seule. Je suis restée (...). Convictions politiques ou autres raisons, peu
incognito, presque en cachette ... Pas de mes parents à importe ! Les filles, ça les intéresse pas (...).
moi, mais des autres parents, à Alger et au bled. Opposition des parents ? Probablement (...).
Comment la fille de Si Ahmed, elle est ici en Ça n'a pas été une solution. Pareil. Quand
Algérie, et elle ne vient pas nous voir ! (...) Et partout, j'ai rencontré ces gens queje me disais de mon âge,
c'est la même chose. du même niveau que moi, j'ai alors voulu retourner
au bled : au moins là-bas, c'est plus sain, les gens
sont des naïfs, c'est tout. A la fin, je me disais :
«c'est pas possible ; je vais pas pouvoir..., je
n'arriverai jamais ». (...) A me faire à ce pays, à ces
«On dit de nous : gens..., malgré que je le voulais. J'ai tout fait pour
'voilà les émigrées !'» ça, pourtant (...). En tout cas, à Alger, je pouvais
Au bled, ça m'apportait pas grand chose. Au pas rester. J'étouffais à Alger... La première fois,
début, je pensais que ça allait être une expérience, quand j'ai vu Alger, quand je me suis promenée
quelque chose de nouveau pour moi. Mais, comme comme ça dans la rue, c'est à peine croyable. Tu te
je restais tout le temps là... je restais pendant un demandes où tu es. C'est pas possible ! En plus, il
mois, un mois et demi dans le même endroit, avec y avait un décalage entre les villes et les campagnes
ces mêmes femmes et tout. A la fin j'en avais marre qui était plus grand, qu'on sentait plus fort. Et
(...). C'est à côté de Bordj, un bled perdu, la région pendant ce temps, tu avais toutes ces filles —tu te
s'appelle Zemmoura (...). Après, je me suis dit qu'il demandes d'où elles tombent : si c'est de la lune ou
vaudrait peut-être mieux que je rencontre les gens de Mars— qui se baladaient dans la rue comme elles
de mon âge, comme ça ce serait plus intéressant. le feraient à Paris ou à St Trop... Comme s'il se
C'est là que j'ai été amenée à séjourner un peu à passait rien. Vraiment, comme si elles étaient je ne
Alger, à faire le «volontariat» (1) surtout. Ça m'a sais pas, moi, où ? ... Dans leur milieu naturel,
amenée à rencontrer des étudiants et des comme si ça avait été leur milieu naturel. Alors
étudiantes algériens, plus d'étudiants que d'étudiantes que tout autour, y a de ces contrastes... épous-
d'ailleurs (...). Le sex-ratio n'est pas du tout le touflants ! Qu'est-ce que tu vois ? Qu'est-ce que
même quand il s'agit des étudiants algériens et c'est comme ville ? Des souks arabes... Des
quand il s'agit des émigrés (...). Ce n'est pas que bidonvilles... Des quartiers entiers, en plein centre de
nous étions nombreuses, mais en proportion les la ville, (où) tu te croirais dans un petit village,
étudiantes de France, les filles d'émigrés, sont plus comme à la campagne, en plein bled. Des quartiers
nombreuses à faire le «volontariat». C'est tout ; ruraux. Il y a de tout à Alger... A côté de ça, des
ça veut pas dire plus que ça. En proportion, comme quartier urbains..., les beaux quartiers..., des
«volontaires», les filles émigrées sont plus nom- quartiers résidentiels (...). C'est toujours ça qu'on dit...
des villes des pays sous-développés ; c'est comme ça
le spectacle de ces pays (...). Mais si ça peut faire
1— II s'agit des stages d'été organisés pendant les vacances plaisir aux touristes, moi, je peux pas être touriste
scolaires à l'intention des étudiants algériens des universités à Alger. Je peux pas... De quoi ça a l'air ? ... Il
algériennes et étrangères (françaises surtout) afin de les faut de la décontraction pour ça. Alors à Alger,
«mobiliser» au profit de certaines tâches dites d'intérêt j'étouffe. Tout fait problème. La moindre chose
national. Depuis l'été 1972, c'est-à-dire après que furent
promulguées en 1971 la Charte et l'Ordonnance de la que tu veux, dont tu as besoin, c'est un problème,
révolution agraire, le «volontariat» des étudiants est une grosse affaire ; un casse-tête, si tu n'as pas
institutionnalisé et étroitement lié aux opérations de la révolution quelqu'un sur place. Alors, je comprends que les gens
agraire ; il a servi aussi de prétexte à la réorganisation des comptent toujours sur leur «maison», avec leur
étudiants : l'Organisation du volontariat étudiant (OVE) et «maison». C'est pas ça qui arrange les choses, la
la Commission nationale du volontariat étudiant (CNVE)
créées en 1973, allaient se substituer, de fait, à vie publique, l'animation de la ville, etc. (...). Oui,
l'As ociation nationale des étudiants algériens (ANEA) dissoute en la bagnole, ça aussi c'est la maison sur quatre roues.
1971. Si la tradition du «volontariat» remonte aux C'est comme ça qu'on l'entend d'ailleurs : il y a
lendemains de l'indépendance («dimanches socialistes» , journées pas une femme qui accepterait de sortir (i.e. d'aller
de solidarité avec les travailleurs de l'autogestion agricole,
journées de l'arbre, campagnes de reboisement, à pied), soit pour aller à son boulot ou en revenir
d'alphabétisation, etc.) et semble se prolonger encore aujourd'hui, en ou faire des courses, sans se faire conduire...;
dehors, voire parallèlement au «volontariat» des étudiants évidemment quand elle le peut, quand le mari a une
(car nombre d'entre eux participent aux autres bagnole. Même chose pour les gosses : on les
manifestations qui ne sont organisées ni par eux, ni pour eux), elle conduit et on va les chercher à l'école en bagnole.
donne lieu à des actions qui restent toutefois épisodiques,
dispersées, désordonnées et, surtout, dépourvues C'est pas sortir de la maison, comme ça. Il y a tout :
d'intention politique explicitement élaborée, en comparaison de la sécurité, la discrétion, pas de mélange, chacun
l'entreprise systématique, puissante, riche en moyens chez soi —c'est le cas de le dire—, dans sa bagnole
(humains, techniques, législatifs, idéologiques) du (...). Oui, si tu veux, la bagnole c'est comme le
«volontariat» des étudiants. Aussi sont-elles totalement éclipsées
par le travail de ces derniers, qui bénéficie d'un intérêt et voile, ça protège ; le voile, c'est la bagnole du
d'une attention exclusifs. pauvre ou plutôt... la bagnole, c'est le voile des
64 Abdelmalek Sayad

riches... En tout cas, on comprend que tout le les moyens sont bons. Alors là, c'est pris en main
monde tienne à la bagnole, c'est pas uniquement par le parti. Il fallait rassurer les parents, il fallait
comme transport mais pour autre chose, plus surtout pousser les chiffres, gonfler les statistiques,
que ça (i.e. pour plus qu'un moyen de transport) : alors là, on a mis de l'ordre : on a créé le
c'est la maison dehors ; c'est dehors avec «volontariat» des filles, c'est devenu du travail social ;
l'intimité de la maison. Alors il faut la bagnole pour c'est plus du travail militant. Et tout le monde
tout le monde. Il faut la bagnole et la maison ; semble d'accord sur ça. Les étudiantes, d'abord :
comme la maison... ou même avant la maison (...). ça fatigue moins, c'est plus confortable que de se
Alors quand tu dois être toute seule à Alger, qu'il «taper» le bled et se «farcir» les fellahs ; les
te faut manger, circuler, te débrouiller seule, alors étudiants, ensuite : chacun sait que les filles, ça n'a
là c'est invivable. Tu as envie de manger, tu as pas la tête politique, la politique c'est l'affaire des
envie de boire, tu peux pas ; en tous cas, c'est pas hommes ; les responsables, ceux qu'on appelle
simple comme affaire. La gargote, c'est pas possible comme ça : le social, c'est la vocation des femmes ;
surtout quand tu es une femme toute seule ; le les parents, ça les rassure : c'est quelque chose
restaurant, il faut la bagnole..., aller hors de la ville, qu'ils connaissent... Tout le monde trouve ça
c'est comme ça qu'on mange à Alger..., alors rien normal ; en définitive, ça arrange tout le monde (...).
pour moi (...). C'est pas seulement ça. Tu peux pas Mais au début, c'était mixte. Alors là, tu
circuler : les bus, tu sais jamais où ils vont ; tu tombes sous la coupe des garçons. C'est toujours
demandes, les gens ne savent pas plus, il faut attendre comme ça. Il y a toujours le fait qu'il y a toujours
que le bus arrive pour demander au chauffeur où il des gens qui savent plus que d'autres ou, enfin,
va, alors c'est pas facile. Et puis, on te répond : qui prétendent en savoir plus que d'autres. Déjà,
«Hydra, Elharrach...», etc., si tu connais pas, va au départ d'ici, ça a commencé à Paris : ce sont les
savoir si c'est celui-là le bon (bus) ou pas. Et puis, types qui sont là-bas au siège du boulevard Saint-
il y a toujours une foule, les bus sont bourrés, pire Michel (2). Ceux-là, je peux pas les sentir ; je peux
que le métro à six heures ; ils te passent sous le vraiment pas les supporter... On se sent pris en
nez (...). C'est toujours comme ça à Alger : il y a charge ; on se sent vraiment, complètement rendu
toujours foule, plein de monde partout (...). Il y a irresponsable. Des colonies de vacances ! Des
tout ça. Et puis, y a aussi, de mon côté, y a gamins qui partent en colo, sous la conduite de
quelque chose. Il y a tous ces trucs qu'on porte avec moniteurs ! Alors, eux savent ; eux, sont responsables ;
soi, qui font partie de soi ; il y a tout ça aussi : les eux, t'expliquent tout : ce que tu vas voir, ce que
gestes, la démarche, le regard... Même quand on tu vas entendre, ce que tu vas faire, ce qu'il faut
marche dans la rue, on n'a pas la même allure. faire, ce qu'il faut dire. Parce que eux, ce sont les
Alors on dit de nous : «Voilà les émigrées, les responsables, les organisateurs. Moi ça, ça me
voilà ! ...» On nous prenait pour des touristes met hors de moi... Il faut donc suivre et ça, ça
français (..*). Je suis restée à Alger pendant deux jours m'énerve... «Mais, enfin, faut pas faire attention !»
comme ça. C'était vraiment affreux. Je savais C'est ce que je me dis. Dans la mesure où on part
même plus où aller. Heureusement qu'après on est en groupe, il faut quand même se plier à certains
tout de suite parti, parce que je crois que j'aurais trucs. Bon, je dis rien... On arrive à Alger, alors là
pas tenu le coup. Je crois queje serais revenue tout c'est pire. C'est encore pire. Parce que non
de suite à Paris, je serais pas restée là-bas, même seulement ceux de Paris, ils en savent plus que nous,
pas la durée des vacances (...). mais il y a aussi ceux du pays : avec eux, c'est
affreux, c'est quelque chose qui dépasse
l'imagination (...). Ceux de Paris en savent plus que nous
pour la bonne raison que, eux, ce sont pas des
émigrés ; ils se considèrent pas comme émigrés, ils se
considèrent beaucoup plus comme rattachés^
comme ils disent, aux «réalités du pays»... Moi, je
«Les émigrées, hacha man yasma'» crois que les réalités du pays, ils les voient pas, ils
La première année du «volontariat» —que je finisse les voient pas mieux que moi en tout cas. Ce n'est
avec cette histoire du «volontariat»—, c'était mixte, pas de là-bas, du boulevard Saint-Michel —comment
garçons et filles. C'était..., c'était encore les débuts, ils se sont arrangés pour se planquer là, faire leurs
même en Algérie. Alors on était révolutionnaire. Il études en France, avoir des bourses, etc.? — qu'ils
y avait pas beaucoup de filles pour le «volontariat» peuvent être près des «réalités nationales». Ni du
à l'époque. Je pense que celles qui étaient paysan en Algérie ! Ni de l'émigré en France !
volontaires à l'époque, celles-là, ça les empêchait pas de Mais c'est comme ça ! ... «Etre près des réalités ! ...»
faire le «volontariat» avec les garçons. Mais par la En réalité, pour eux, c'est répéter ce qu'ils
suite, c'est rentré dans l'ordre. Quand c'est devenu entendent, ce qu'on leur dit, et ça sans aucun esprit
plus important : les articles de publicité dans les critique... C'est les mêmes mots, le même
journaux avec les photos, le label de la révolution vocabulaire que tu entends : la révolution, les acquis
et tout ce qui s'ensuit. Une condition pour avoir les révolutionnaires, le pouvoir révolutionnaire, se mobiliser
examens... ou une prime dans leurs études pour les contre la réaction, et tout ça (...). Mais avec eux,
étudiants : j'ai fait le «volontariat», donc je mérite
ça. C'est aussi un alibi : j'ai pas pu travailler, j'ai
organisé le «volontariat» ; la preuve de ses bonnes 2—11 s'agit du siège à Paris de l'Association des étudiants
nord-africains , qui, dans la tradition estudiantine, a
intentions politiques : moi, je suis un toujours été appelé et continue d'être appelé «le cent quinze»
révolutionnaire, un socialiste, j'ai fait le «volontariat». Tous (du boulevard Saint-Michel).
Les enfants illégitimes 65

c'est pas encore trop flagrant. Le comble, c'est en La dernière année du «volontariat», la plus
Algérie. Parce que là-bas, c'est des trucs du style : affreuse de toutes, j'ai entendu cette année-là
«montez dans le car ! Descendez ! ...» Quand on —pour te donner une idée du genre de «nana» que
raconte ça, ça paraît vraiment absurde. Est-ce c'est—, de la part d'une étudiante algérienne qui
possible ? Mais enfin ! On est des étudiants, des faisait le «volontariat», donc consciente
étudiantes ; ils le savent bien. On est du même âge, politiquement, révolutionnaire et tout, un truc de ce genre :
donc on est capable nous aussi des mêmes choses. «Viens !», en s'adressant à une de ses copines : «on
C'est pas sorcier ! Quand on me dit : «Prends un va monter dans le car, on va se payer la tête des
plateau et c'est par là ! ...», j'ai envie de dire : émigrées !...» Et elle ajoute en arabe : «hacha man
«merde !». D'ailleurs, je l'ai dit sous une autre y asma» ! (sauf le respect dû à ceux qui m'entendent)
forme : «Bon ! Si tu as envie de faire des colonies (3). Tu vois jusqu'où ça va ! La preuve
de vacances, fallait te faire monitrice, fallait pas d'intelligence qu'elle donne ! Ça m'a complètement
venir ici ! ...» On a eu vraiment des contacts retournée. Et il va falloir vivre un mois avec ces
affreux avec les filles, la première année ; la personnes ! C'est affreux ! Car ça, c'est pas par bêtise ;
deuxième année aussi. Mais la première, c'était la pire de c'est consciemment, c'est méchamment : elle sait
toutes (...). Avec les garçons, c'est pas mieux, mais bien ce qu'elle dit. C'est de l'ordre de l'insulte. Il
c'est différent ; c'est pas la même chose. Avec eux, y a que moi qui m'en suis aperçue..., la majorité
les contacts sont différents. Ils sont distants. Les des filles, les émigrées, ignorent ce que c'est hacha.
uns, ils jouent aux mâles : les filles, ça mérite pas Je crois d'ailleurs que c'est pour ça qu'elle l'a dit.
qu'on s'occupe d'elles ; tout ça avec un petit rien Elle l'a dit avec un regard vers ses copines parce
protecteur, c'est tout. Pour les autres : les filles de qu'elle savait que si par hasard y avait une qui
France, c'est des filles faciles et puis ces entendait, elle comprendrait rien. Pas de chance ! On
Algériennes qui n'en sont pas, on peut toujours se payer l'a entendue et on a compris... Là encore, elles se
leur tête. Mais dans l'ensemble, vaut mieux les rendent pas compte, elles se rendent pas compte,
garçons. Moi, je me suis mieux entendue avec les car elles vivent sur de fausses idées. Ce qu'elles
garçons qu'avec les filles. Les garçons, quand tu les as savent pas, c'est qu'ici en France, c'est pire : on est
remis en place, une fois pour toutes, ils deviennent élevé comme là -bas ou c'est pire encore, dans la
plus compréhensifs. Tu peux discuter avec eux. Ils mesure où mes parents, ici, se sentent complètement
sont d'ailleurs tout étonnés qu'une fille puisse isolés du contexte social (...).
parler avec eux de tout et librement..., avoir son
point de vue. Parce que ils sont habitués, même
avec des étudiantes, à des filles qui, même
étudiantes, se cantonnent dans leurs trucs à elles (...).
Avec les garçons, tu arrives à t'imposer. Ils sont
étonnés. D'accord. Ils n'ont pas l'habitude que les «Une fille d'émigrés,
filles leur tiennent tête... Généralement, les filles ça sait pas parler l'arabe !»
se défendent en leur tournant le dos, en vivant
toujours entre elles, entre filles. Mais une fois qu'ils C'est partout pareil ; c'est chez tout le monde...,
ont compris qu'ils n'ont rien de plus, ils sont plus à l'égard des émigrés. Chez les parents comme chez
intéressants que les filles (...). Cela évidemment les étrangers. Je peux te raconter ça en détail. Ça
n'arrange pas nos rapports avec les filles. Ça fait un commence dès qu'on met les pieds là-bas, dès
conflit en plus, des histoires. Elles nous accusent de qu'on descend de l'avion ou du bateau. Ça
courtiser les garçons... et on se retrouve encore commence avec les douaniers (4). J'ai fini par les
avec des histoires de filles, entre filles (...). Ça fait connaître depuis le temps queje les fréquente (...).
plusieurs clivages tout ça : les garçons d'un côté, les Il y a pas longtemps, j'étais avec mon père à
filles de l'autre ; les immigrés d'un côté, les la douane, quand on a débarqué. Alors carrément,
Algériens de l'autre ; les filles immigrées d'un côté, les c'est le douanier en personne, le flic, qui dit ça à
étudiantes d'Algérie de l'autre ; les garçons mon père ; il lui dit : «Qui c'est celle-là ? C'est pas
immigrés d'un côté, les étudiants d'Algérie de l'autre. possible ! C'est pas ta fille. Ta fille ça ? Sa mère est
Les mieux placés dans tout ça, c'est les garçons algérienne ? ... » —«Oui, sa mère est algérienne, son
immigrés. On s'entend bien avec eux, on vit la même père est algérien, c'est ma fille. Pourquoi elle ne
chose, on pense la même chose ; eux aussi sont aussi serait pas algérienne ?»— «A la voir comme ça, on
étonnés que nous. Ils s'entendent bien aussi avec les dirait pas ! ...» Je comprends que ça fait pas
étudiantesque* algériennes, elles les trouvent même plus plaisir à mon père... Moi, je m'en fous maintenant, je
agréables les garçons algériens : bien sûr à leurs
yeux, ce sont des garçons mais en plus de ça, ils sont
pas agressifs et «macho» comme les étudiants 3— hacha man yasma' littéralement «que soient préservés
ceux qui entendent» ou encore «sauf le respect dû à ceux
:

algériens. Avec les étudiants algériens, il y a quand même qui entendent». Formule de civilité et d'euphémisation qui
la solidarité mâle qui joue et au besoin les coups de accompagne, en guise d'excuse, ce qui, considéré comme
poing aussi ou les explications «théorico-politico- vulgaire, grossier, obscène, ne peut être nommé autrement ;
dissertatives» et, là encore, ils ont facilement par cela même, elle sert aussi à marquer le respect qu'on a
l'avantage car ils ont une meilleure culture pour son interlocuteur et, de manière générale, pour tous
ses auditeurs (réels ou potentiels). Dans le cas d'espèce, elle
politique que ces «révolutionnaires professionnels» et signifie qu'on tient l'émigré et la condition d'émigré dont
ils raisonnent mieux. Ils prennent leur revanche, les on parle pour une indécence et qu'à ce titre, il faut se faire
autres, avec les formules d'arabe qu'ils connaissent pardonner l'offense que constitue le seul fait de les évoquer.
et qu'ils répètent toujours... Mais dans tout ça, les 4—11 s'agit, en réalité, des agents chargés de la police aux
maudites, c'est nous les filles des émigrés (...). frontières, plutôt que des douaniers proprement dits.
66 Abdelmalek Sayad

commence à les connaître : ce qui les fait parler, comme ça ou autrement, on te le dit quand même.
c'est la jalousie, l'envie... Comme ils peuvent pas, On met un peu les formes... tu sens bien que tu...,
alors il faut qu'ils salissent, surtout quand ils ont qu'ils sont pas à l'aise... avec toi, quand tu es là.
un peu le pouvoir comme le flic, le douanier quand On dirait qu'ils ont honte..., tu leur fais honte. Ils
tu arrives. Mais va leur expliquer ! (...). s'attendent toujours à..., je sais pas à quoi (...). A
Tiens ! Avec les douaniers encore, une autre la catastrophe... Des catastrophes, voilà ce qu'on
fois. Il y a un truc avec eux : avec eux, comme ils est (...). Le résultat est le même : là, on t'insulte ;
peuvent tout contrôler, regarder tous les papiers, ils là, on sourit. Y a pas de différence (...). Un exemple.
sont dans une position où ils peuvent satisfaire Un blue-jean ! Tu mets un «bleu de jean», un
toute leur curiosité... Et ils sont curieux ! (...) Avec «jean», c'est toujours le scandale. Ou on peut
moi, il a commencé à voir mes pièces d'identité et t'insulter, on le fait : une femme qui met le
puis devant lui je remplis les papiers, tous les trucs pantalon ! on te regarde de travers, on crache sur ton
de débarquement, d'embarquement. Et puis il me passage (...). Par terre, heureusement. On te regarde
dit : «II manque quelque chose». N'importe quoi : les fesses (...). Ou, maintenant, on peut pas
le nom de ma mère ou la date de naissance de mon t'insulter.. comme ça en face parce qu'on te connaît, on
père ; n'importe quoi. C'est exprès, histoire connaît ton père, ta mère, etc. Alors, on vient te
d'embêter, c'est tout ! Parce que j'ai jamais vu un flic à voir, on te le fait dire : «ça se fait pas ça..., il faut
qui il manque rien du tout ; ça, c'est impossible. Il pas t'habiller comme ça..., tu es mieux en robe...,
m'a parlé en français, je lui réponds d'abord en tu es mieux si tu as les cheveux cachés, etc.» (...).
français : «Ah ! Bon ! Il manque quelque chose ?» Au fond d'eux-mêmes, au fond du cœur, c'est la
Ensuite, je continue en arabe, parce que là je sais même chose... Et puis, même si on t'insulte pas, les
que je vais le coincer, il s'attend pas à ça. Alors, en yeux dans les yeux, il suffit que tu aies le dos
arabe, je lui demande : «Quoi? Dis-moi ce qu'il tourné... : tu entends tout ; ça te revient (...). Mes
manque, parce que moi je ne vois pas ce qu'il parents font toujours semblant de rien entendre.
manque» (phrases rapportées en arabe). Il se Qu'est-ce qu'ils vont faire ? La guerre contre tout
retourne vers mon père, il s'adresse à lui et là encore, le monde, c'est pas possible (...). Expliquer ?
c'est la même comédie : «C'est ta fille, ça ? Celle- Quoi ? A qui ? C'est pas possible. C'est pas seulement
là, c'est ta fille ? On dirait pas...» Et tout ce qui une, deux... personnes. Alors, ils font semblant de
s'ensuit. Pour se tirer d'affaire, il peut toujours rien voir, de rien entendre. C'est semblant, c'est
inventer quelque chose. — «Oui, il manque quelque tout. Parce qu'après, quand on rentre en France,
chose. Regarde, c'est derrière...» —«Non, derrière comme ça à l'occasion, ma mère se souvient, elle le
c'est en arabe. Personne ne remplit ces cartes (el- dit par la suite : «un tel, une telle..., il a dit ça..., il
kouarat) en arabe.» (en arabe dans l'entretien). Et a fait telle remarque» (...). Malgré tout ça, malgré
je me mets à les lire en arabe et là il fut encore plus toutes ces misères —parce que vraiment, ça les
étonné. Parce que dans sa petite cervelle, une fille peine, ça leur fait mal à mes parents—, malgré
d'émigré ça sait pas parler l'arabe et encore moins ça, ils retournent toujours, ils retournent toutes les
le lire ! Voilà que maintenant c'est pas comme ça. fois qu'ils le peuvent. Ça leur fait plaisir (...).
Je tends à mon père les feuilles et je lui demande : Les flics, pour revenir aux flics... ; les flics,
«Tiens, remplis-les lui en arabe, puisqu'il veut que c'est des étrangers. Alors ils se gênent pas. Quand
maintenant nous les établissions en arabe. Il sera c'est le douanier, le flic ; quand c'est dans la rue,
bien content ainsi» (en arabe dans l'entretien). on n'a pas à se gêner. On parle des émigrés..., des
Alors là, le douanier se fâche, il commence à me filles d'émigrés : c'est toujours les filles des autres.
traiter de tout ; c'est moi qui retarde son service. Il Alors quand c'est comme ça, on s'en fout, on
a commencé à crier. Parce queje lui ai tenu tête, il charge les filles des émigrés tant qu'on peut, on
m'arrache les fiches de la main : «Bon, bon ! C'est leur met tout ce qu'on peut sur le dos : elles sont
rien, rien ! Il ne manque rien !» Vraiment, j'avais comme ça, c'est ça l'éducation de France !... C'est
envie de l'étrangler. Et parce que je lui ai dit qu'il pas une Algérienne. Pour eux, on est toutes des
ne manquait rien, il fait semblant d'écrire quelque filles faciles ; chez tous, petits et grands, jeunes et
chose, de compléter ce qui manque... Et nous vieux, garçons et filles. Je vois avec les étudiants
passons (...). qu'on rencontre là-bas, c'est comme ça qu'ils
s'imaginent les filles de France, qu'ils nous imaginent
nous les filles des émigrés. Quand ils disent : «tu
n'es pas algérienne» , ça veut dire ça. Et ça combien
de fois on l'a pas entendu ; sur tous les tons et à
«Les filles d'émigrés ..., propos de tout ce qu'on peut faire ou dire. C'est du
des filles 'faciles'» mépris. C'est des accusations, quand on est dehors ;
c'est des regrets —dommage ! — , la désolation,
Au fond, c'est la même chose chez tous ; c'est les quand on est entre parents. Et ça, même chez les
mêmes réactions. Ils réagissent tous de la même filles. Le pire, c'est quand je me suis retrouvée avec
manière, qu'ils soient parents ou étrangers. les étudiantes algériennes, toujours dans cette
Seulement quand c'est dans la famille, on fait attention expérience du «volontariat». J'en ai beaucoup appris sur
à ce qu'on dit ; quand c'est chez les autres, on se leur compte. A la limite, je préfère les reproches
laisse aller, on se gêne plus (...). Oh ! même dans la des bonnes femmes d'ici ou celles du bled —les
famille, entre parents, on le dit : on le dit malheureuses, c'est tout ce qu'elles peuvent s'imaginer ;
autrement, c'est tout ; on fait un peu plus attention tout ce qui n'est pas comme elles n'est pas
seulement. On te balance pas ça en pleine gueule... algérien—, plutôt que la superbe, la vergogne
Comme des insultes. Mais ça revient au même ; dédaigneuse des étudiantes algériennes (...).
Les enfants illégitimes 67

«Les enfants de France, période que mes parents en France. Ils nous
surveillaient donc ; nous, les filles de mon père ; nous les
les enfants de la subversion» filles de Si Ahmed. Solidaires ! ... Car ils se sentent
C'est les mêmes problèmes partout. A chaque fois, solidaires entre eux, quand même (...). Oui, la
c'est la même chose. Ça, que tu sois à Alger, dans solidarité, ici, est plus grande (sous-entendu : plus
les rues d'Alger qui est une grande ville, ou que tu grande qu'en Algérie). En tout cas, ils la veulent
sois dans le bled ; que tu sois avec des jeunes —des plus grande ; en tout cas, lorsqu'il s'agit de choses
étudiants, des intellectuels— de ton âge, de ta comme celles-là (i.e. l'éducation, le comportement
formation —tu t'imagines que vous avez les mêmes des enfants, notamment des filles). Mais ce qu'ils
idées—, ou que tu sois avec les parents du bled ; que oublient, c'est que c'est une solidarité trop facile :
je sois seule ou queje sois avec mon père, c'est personne ne donne à manger à l'autre. Ils disent
partout la même chose. Tu es toujours suspectée ;tu es bien que c'est l'honneur, leur honneur, mais ils se
mise en accusation. On dirait le diable en personne. font plaisir aussi. C'est trop beau ! C'est gratuit ça
Voilà ce que c'est les enfants des émigrés. Que ce (sous-entendu : la «solidarité» morale qui pousse à
soit ici en France, que ce soit là-bas en Algérie. Les surveiller la conduite des filles) ; tout le monde
filles, bien sûr, plus que les garçons. Les garçons peut le faire, ça lui coûte rien (...). Là-bas (en
même si ça fait pas plaisir, ça passe encore : on fait Algérie), je pense qu'ils n'ont pas besoin de ça. C'est
semblant de rien voir , c'est comme si y avait rien; plus naturel. C'est normal. C'est comme ça et pas
mais une fille c'est tout de suite le scandale (...). autrement (...). Oui, ils se sentent pas menacés, y a
pas de danger ; tout le monde vit de la même
—Le diable en personne ? Pourquoi ? manière. D'où viendrait l'idée d'autre chose ? Un
—(...) Déjà petite ..., dix ans, douze ans à cet âge- exemple différent ? Le mauvais exemple ? Là-bas,
là déjà, ça a commencé. A l'époque, je comprenais ils sont rassurés (...). Oui, tout à fait ça, là-bas, ça
pas. Mais maintenant, je me rappelle tout ce que doit être simple : il y a le bien et le mal ; ou tu es
j'entendais alors (...). Il y a tous les gens là-bas, tous dans la norme ou tu l'es pas. Si tu l'es pas, alors tu
les gens qui lui disent à mon père : «ta fille, c'est es coupable, tu as tort, c'est de ta faute, on te
pas une Algérienne, c'est une Française ! ...... Ça a dénonce, on te condamne et c'est alors normal tout
commencé quand j'avais douze ans, je comprenais ce qui t'arrive. Mais ici en France, c'est plus
rien pourtant. Qu'est-ce que c'est que tout ça ? Les compliqué (...). Oui, c'est de la subversion. L'exemple des
gens qui me voyaient avec mon père, lui autres, la société française qu'ils voient, tout ce
demandaient : «C'est ta fille, ça ? Mais, c'est ta fille ?» qu'ils ont sous les yeux et auquel ils ne peuvent
(...). Ça a commencé comme ça. Après, je comprendre rien —ils peuvent pas, ils n'ont pas été
commençais à comprendre. Je voyais leur étonnement, préparés à ça..., ils n'ont pas les moyens comme tu
ils étaient scandalisés ! «Les enfants de France» (en dis—, alors ils ont peur... Si c'est ça la subversion,
arabe dans l'entretien) comme ils disent ! C'est ils ont peur de la subversion... Nous sommes dans
comme ça qu'on nous appelle : «Les enfants de une situation de subversion (...). Les enfants de la
France ! Comment espérer (en eux) du bien ?» (en subversion ! ... C'est pas mal ça, j'y ai pas pensé...
arabe dans l'entretien). C'est ça qu'on entend dire Les enfants de la subversion ! ... Mais c'est des
de nous. Partout : «les enfants de France ... Tu n'as ennemis, ça ! C'est ça le mal ! Le diable ! Rien de
rien à attendre d'eux». Ici, en France : dans nos bien ne peut venir d'eux. C'est ça..., tout à fait ça.
familles, entre eux tous (i.e. à l'intérieur de la C'est ça qu'on dit, qu'on entend partout :
communauté des immigrés), quand ils parlent entre «Comment compter sur eux ? Aucune espérance de bien
eux, de nous ; là-bas, en Algérie aussi : partout, en eux !» (en arabe dans l'entretien). C'est
dans la rue, chez les parents, où que tu vas (...). vraiment affreux ! ... Ça, c'est dans la famille même ;
C'est que mon père, là-bas comme ici, il était très aussi bien au bled qu'ici en France. J'en ai à
respecté ... Un homme religieux. Un sage ! raconter sur ce chapitre. Mon expérience personnelle
«Comment ? Si Ahmed, comment peut-il accepter ça ? seulement, c'est-à-dire moi et mes sœurs, ce que
Sa fille, tu dirais une Française !» (en arabe dans j'ai vu, ça suffit (...). Mais quand on réfléchit un
l'entretien). Tu vois. Déjà l'apparence seulement, peu... —c'est difficile, parce qu'on a envie de tout
rien que les apparences, ça y fait beaucoup ... Tu casser—, on peut quand même les comprendre.
vois mon père, avec tout ça, lui qui avait déjà très C'est comme ça. Il y a pas de théorie à faire..., il
peur. Mon père nous disait toujours, ici, en France : y a rien à faire... Pourtant y a de quoi piquer de ces
«si vous aviez vécu . . . , si vous aviez été élevés en rages ! ... Ça m'arrive, je pique de ces crises..., des
Algérie, garçons et filles, vous seriez pas comme ça, et colères ! ... J'ai envie de broyer tout le monde. Il y
patati et patata ...» Je ne sais pas comment on a des limites quand même. Le pire de tous : c'est
serait..., ou, du moins, je vois très bien ce que ça peut dans la famille, c'est mon beau-frère. C'est un
donner (...). Tu vois, mon père —même si c'est spécimen, lui... Mais alors lui, ce qui me fait rager, ce
inconscient—, déjà, il le ressent ça ; j'en suis sûre. Et sont ses contradictions. S'il était seulement comme
quand ensuite, patatrac ! on lui balance ça tout cru tous les autres, ça va, je dirais : «le malheureux, ça
à la face, ça donne à réfléchir... Je l'ai entendu ça, le dépasse, il peut pas comprendre, accepter...».
de mes oreilles; j'étais encore une petite fille à Mais lui, non. Plein de contradictions : la même
l'époque : «ta fille, tu vois, je te jure, elle se chose, il crache dessus, il fait le pur, mais ça
mariera pas avec un Algérien, elle se mariera avec un l'empêche pas d'en profiter... Et avec ça, plein
Français !» (...) d'orgueil. Plein de mauvaise foi... Il m'a joué un
Qui sont ces gens ? Mais c'est tous les gens mauvais tour, mais ça s'est retourné contre lui : il s'est
qui font partie de la famille, c'est tous les gens du couvert de pipi, c'est tout (...). Sauf des dingues
village (...). En fait, ils ont tous émigré à la même comme ça..., même s'il y a beaucoup d'imbéciles
68 Abdelmalek Sayad

dans son genre, en réalité, ça se comprend pour les «Pour elles, on est des filles perdues»
autres... Dans le cas des parents, surtout : c'est On n'a pas du tout la même attitude que les autres
que... on devient de plus en plus étranger à eux... filles de notre âge. On est beaucoup plus libres, en
Ça doit être terrible ! tout ; entre nous, avec les autres : nos parents, avec
elles, toutes ces bonnes femmes. On agit plus
librement qu'elles. Par exemple, quand y a toutes ces
bonnes femmes qui viennent —c'est toujours dans
les fêtes qu'on voit ça—, ma sœur et moi, on leur
dit bonjour parce que c'est obligé et on s'en va.
Ça, ça se fait pas, paraît-il. On encore, si un de
leurs gosses fait une bêtise à la maison, j'interviens
«Elles m'appellent 'aggouna, l'idiote» moi, j'engueule le gosse : «arrête de faire ça !» ou
II y a aussi le fait que... Je crois surtout... qu'entre «m'énerve pas ! ...» Paraît-il, ça aussi, ça se fait pas.
eux, ils sentent très bien qu'ils forment entre eux Il faut faire semblant de rien voir. Engueuler le
une espèce de communauté, à Aulnay et dans gosse chez nous, devant ses parents, ils peuvent
toute la région. Et moi —pas moi seulement mais interpréter ça autrement : qu'on n'est pas content de
beaucoup de jeunes—, tous les «enfants de France» les voir, c'est les engueuler eux et je sais pas quoi
comme ils nous appellent, on est complètement en d'autre (...). Je crois qu'elles peuvent pas, ces
dehors de ça (...). Même dans la famille. Ce qui se bonnes femmes, même les jeunes de notre âge,
passe dans la famille, ça se passe en grand dans la nous supporter, parce qu'on se considère pas ni
communauté. C'est la même chose. Et ça, ils le comme inférieures à elles, ni comme supérieures ;
sentent ; on dirait qu'ils le savent (...). C'est-à-dire on se considère pareilles à elles, normalement
que moi, par exemple, quand j'arrive à la maison et —mais en réalité, on n'est pas du tout pareilles—,
qu'il y a des gens comme ça qui sont venus à la alors ça, ça les dérange. Ça les dérange encore plus,
maison, chez nous, je dis bonjour et je m'en vais... parce qu'elles n'ont rien... rien de vrai, de palpable
Je vais dans ma chambre, je fais autre chose. à nous reprocher ; elles n'ont rien à dire contre
J'arrive pas à tenir un discours, à faire semblant. nous. Tout simplement parce qu'on n'est pas
J'arrive pas à tenir avec elles (les femmes en visite dans comme elles..., dans la même situation qu'elles,
la famille) dix minutes, à faire semblant de m'inté- avec les mêmes idées, les mêmes habitudes, les
resser à leurs problèmes... Toujours les mêmes, goûts, les manières et tout ça... Alors ça devient un
toujours les mêmes histoires, les mêmes bavardages : procès d'intention : tout juste si elles surveillent
le mari et les gosses, les bijoux et les robes, l'argent pas nos regards pour dire qu'on les a regardées de
de côté et les mariages, c'est tout ce que ça dit (...). travers ou pas regardées du tout. Alors, pour elles,
Quand je rencontre comme ça une de mes cousines tout ça c'est incorrect ; c'est de l'incorrection, au
qui est mariée, qui a trois, cinq enfants ça va vite, moins. Ça, quand elles veulent pas dire le fond de
c'est vite arrivé—, je peux pas lui dire : «Comment leurs pensées. Ça donne alors : on est impolies,
ça va 7 Comment vont tes gosses ? ...» Je peux pas. incorrectes, ma sœur et moi (...). Le fond de leurs
C'est ridicule, c'est plus fort que moi. Je peux pas pensées, si elles le crachaient, il doit être bien noir.
parler. J'ai rien de commun avec elle, alors je m'en Du fiel ! Pour elles..., elles peuvent pas supporter
vais. Je sais pas... Elle, c'est une femme, elle est de qu'elles viennent chez nous et qu'on les traite
l'autre côté. Elle a peut-être le même âge que moi normalement ; que tout s'arrête pas pour elles ; qu'on
ou peu de chose de différence, mais elle est plus du fasse pas plus, qu'on fasse pas plus grand cas
côté de ma mère ; c'est comme si elle avait le même d'elles. Ça c'est des choses qui arrivent toujours
âge qu'elle, d'ailleurs elles s'entendent très bien, pendant les fêtes, c'est les seules occasions qu'on a
toutes les deux, elles parlent le même langage. Moi, de se retrouver ensemble... Si elles veulent manger,
au contraire, je suis restée la fillette... Entre nous, qu'elles mangent ; si elles veulent pas, qu'elles
je préfère comme ça. J'aime mieux être à ma place. mangent pas. Personne n'ira les supplier et
D'ailleurs, toutes les femmes le disent à ma mère... pourtant c'est ce qu'il faut faire. Nous, quand on veut
Elles m'appellent aggouna : l'idiote, la naïve, la manger, on mange avec elles si ça se trouve et
niaise ; c'est ça que ça veut dire ? Elles sont tout elles sont alors tout étonnées ; ou bien on mange
étonnées : «quel âge elle a ? Elle a donc presque toutes seules. Quand on veut dormir, par exemple
l'âge de ma fille... Elle n'est pas plus jeune que ma —ça c'est très important, dormir—, nous, on dit
fille ? Et pourtant !» (...) Alors, plutôt donc de qu'on va dormir là et on s'installe. On commence
rester là comme une idiote -j'ai rien à leur dire—, je pas par elles, comme ça doit se faire ; on leur dit
préfère m'en aller... Plutôt que d'avoir envie de rire pas : «installez-vous s'il vous plaît... et gnan-gnan-
ou de faire de grosses gaffes, je fous le camp. Mais gnan» comme elles font, elles, chez elles. Il y a que
elles, va savoir comment elles prennent ça ! Elles des trucs comme ça, qui tiennent à des riens-du-
s'imaginent que je suis folle, une demeurée ou que tout, mais ça se ressent.
je les snobe, je les méprise. On est vraiment les Qu'est-ce que j'ai pas entendu directement
anormales, nous deux, ma sœur et moi. Pourtant ou indirectement —ça m'a été rapporté à moi ou à
y a d'autres filles. Mais je crois que c'est parce que ma mère— des trucs de ce genre ! (...) Parce qu'on
ces autres filles, elle sont pas du tout... comme n'est pas comme eux, on n'est pas comme elles,
nous ; elles ont pas une attitude franche comme donc pour elles, pour toutes ces bonnes femmes,
nous. On nous voit, ma sœur et moi, moi j'ai vingt même pour les plus jeunes, on est les filles perdues.
ans, ma sœur dix-neuf ans, on n'est pas mariées et Ça se dit ça... Je sais pas comment elles le disent,
on s'en fout... On est alors tout à fait anormales. mais ça se dit. «Elles sont devenues hautaines, faut
Les enfants illégitimes 69

pas parler avec elles» (...). Des histoires comme ça, avec les parents. C'est ça leur critère : si elles
j'en ai plein à raconter... Une fois, une de mes s'entendent bien à la maison chez elles, ça veut dire
cousines, elle nous aimait bien cette cousine mais la qu'elles s'entendront bien avec les autres une fois
malheureuse, elle pouvait rien —c'était justement mariées. Elles sont dociles (...). Après, il y a la
ce type de fille très bien, considérée comme une beauté et la scolarité quand même. La beauté, c'est
fille très bien selon le point de vue de ces femmes- être «belle comme une Française», c'est-à-dire pas
là—; alors cette cousine, on s'était retrouvé à une brune, la peau claire, châtain. Mais la scolarité,
circoncision, à la circoncision d'un de mes petits c'est contradictoire. Si on veut une fille qui a fait
neveux, elle a failli vraiment nous rendre folles. des études, ne serait-ce qu'un CAP, c'est
Parce qu'elle a été un petit peu avec nous, et qu'on généralement parce qu'elle peut travailler. Mais alors, faut
l'a vue, ces femmes-là ont été dire à sa mère, à la pas lui demander les comportements d'une fille
mère de ma cousine : «tu sais que tes filles sont en qu'on condamne à rester à la maison. Malgré ça,
train de devenir comme les filles d'Aulnay...». Il plus souvent, on préfère une fille qui n'a pas été à
s'agit, bien sûr, de nous. Alors la mère de ma l'école du tout. C'est comme ça que mon père a
cousine leur a demandé : «Mais qu'est-ce que ça veut marié ses deux fils (...). Elles se trompent pas les
dire ce que vous dites, les filles d'Aulnay ? Qu'est- bonnes femmes quand, par le comportement, elles
ce qu'elles ont les filles d'Aulnay ?» —«Oh ! la! la! disent d'une fille qu'elle a été trop longtemps à
Il faut faire attention ! Ce sont des fUles l'école pour faire une bonne bru. La scolarité est
complètement débauchées... et tout». C'est comme ça. perçue à travers le comportement de la fille : elle
Oui, vraiment, pour elles, on est des filles a trop étudié pour faire une bonne épouse (...).
débauchées. C'est fini, quoi ! (...) Par exemple, ça c'est ce que j'ai remarqué : tous les
Une autre fois, je suis allée à une autre fête. garçons qui ont mon âge, on les a tous mariés...,
Je connaissais très peu les gens qui étaient là, parce pas tous peut-être ; mais tous ceux qu'on a mariés,
qu'on connaissait pas bien la femme qui avait on les a mariés avec des filles qui ne sont pas d'ici,
organisé ça ; c'était pas des parents. Donc, y avait des des filles, comme ils disent, qui n'ont pas été
gens invités là qui me connaissaient pas du tout. Il élevées en France. Il y en a une, elle a marié son fils à
y avait une femme curieuse qui me regardait avec une femme, à une fille du bled, en disant à ma
un air comme ça... Un air insistant ; sous toutes les mère : «moi je lui fais venir sa femme du bled parce
coutures. Elle va voir une autre femme et elle lui que je veux pas du tout qu'il se marie avec une fille
dit : «Cette fille, qui c'est ? Elle est bien. J'ai un qui a été scolarisée, qui a été élevée ici en France.
fils, etc.. Dis-moi ce qu'il faut faire. Dis-moi où Elle nous enlèverait notre fils ; elle voudrait être de
sont ses parents que j'aille les voir...». Sans qu'elle la même force que lui (en arabe dans l'entretien ;
me connaisse, sans que je la connaisse, elle (la littéralement : autant elle, autant lui) et peut-être
femme interrogée) me regarde plutôt de travers : même le battrait-elle...» Tout ça, sous-entendu
«Surtout, surtout, faut pas. Faut pas demander comme une de tes filles, par exemple (...). Même
cette fille en mariage. Je la connais, mais ça doit mon père, il a fait un peu ça, c'est comme ça qu'il a
être la fille de... Son père c'est un brave homme, marié mon frère avec une fille qu'il a amenée de là-
c'est ce qu'on dit, mais ses filles sont des filles bas —une cousine— et qui a été élevée chez nous
perdues...» Alors moi, ça m'arrange beaucoup (...). Oui, tout ça, c'est pas fait pour encourager la
(rires). Je suis vraiment très contente parce que je scolarité des filles, les encourager dans leurs études.
crois, maintenant, que c'est fini. Ma réputation est Alors à cause de tout ça, je vais plus chez personne.
faite, je suis tranquille. Ou alors, il reste, comme on Même à la maison, sauf quand il le faut, que c'est
dit, «ceux qui savent pas», c'est-à-dire que les important —c'est pas possible de faire autrement—,
filles, les garçons, les familles qui demandent je m'arrange pour ne pas être à la maison quand je
Zahoua en mariage, sont des familles qui habitent sais qu'il y a, comme ça, plein de monde et surtout
en Algérie et même pas au bled, qui habitent à toutes ces bonnes femmes...
Alger parce qu'elles entendent pas parler, elles, de
tous les commérages du bled, donc elles sont pas au —Comment on a organisé ce mariage, le mariage de
courant... Mais bientôt ça va se savoir partout et ce garçon que sa mère a marié avec une fille du
dans deux ans c'est fini, y aura plus rien (...). pays ? Ils ont fait venir la fille, ici, en France ?
—Non, ils l'ont pas fait venir ici. C'est lui, leur fils
qui est allé là-bas, il s'est marié et il est revenu. Il
ne l'a même pas ramenée avec lui, sa femme, elle
est restée là-bas ; il faut bien que la grand'mère qui
«Elle a trop étudié est là-bas, il faut bien qu'elle ait quelqu'un pour
s'occuper d'elle. Voilà un mariage ! Comment
pour faire une bonne épouse» veux-tu que ce mariage tienne ? C'est sûr, c'est un
Oui, c'est comme ça..., parce que ce qui compte le divorce qui se prépare. Quand leur fils deviendra un
plus, pour le mariage..., le mariage de la fille, c'est homme, parce que c'est pas encore un homme
la réputation de la fille. Et la réputation, c'est les même s'il est marié, c'est la première chose qu'il
comportements ; ça se fait sur ce qu'on voit (...). fera, il divorcera ; ce sera son acte d'indépendance vis-
Ah oui ! Dans tout ça, le critère déterminant, c'est à-vis de ses parents. Tant pis pour la femme ! (...).
les comportements ; c'est ça les filles bien, les
filles qu'on dit «algériennes». Ils ont raison ceux
qui les demandent en mariage (quand) ils se
renseignent comment elles se comportent en famille,
70 Abdelmalek Sayad

«La pression, bien le mettre en boîte quand il y avait pas mes


c'est d'abord dans la famille» parents. Mais quand y avait mes parents, si jamais
j'allais un peu loin, qu'il s'énervait un peu, ma mère
La pression, ça existe partout ; c'est pas seulement commençait à me dire : «Heu ! Arrête un peu
dehors, c'est d'abord dans la famille. Car les d'être comme ça ! Pour qui tu te prends ? La
parents aussi, c'est la même chose. Ils vont pas moustache ou la barbe, ça t'a pas encore poussé ! ...
jusqu'au bout, parce que c'est leurs enfants, leurs Assagis-toi et fais-tois plus petite !» (en arabe dans
filles, ça fait pas plaisir d'imaginer ces choses, mais l'entretien).
ça revient au même (...). Et encore moi, je l'ai pas
tellement ressenti ; c'est surtout ma sœur aînée. On —Ce n'est pas un peu tard ? Tu crois que ta mère
a trois frères... Ça s'est beaucoup senti sur ma sœur croit pouvoir agir encore sur toi ?
avant moi. On peut dire que moi, je suis arrivée au
bon moment parce que, elle, elle était —Oh ! Pas du tout. Elle se fait pas d'illusion là-
complètement soumise aux deux frères. Le dernier est plus dessus. Seulement... comme ça. Faut bien... faire
petit qu'elle, mais les deux frères aînés c'étaient quelque chose ; faut bien qu'elle fasse quelque
vraiment des deuxièmes pères ou plus que ça. Des chose. C'est semblant seulement. Elle est pas du
tyrans (...). A dix-huit ans par là ou même avant, tout convaincue, elle dit ça pour la forme.
ils ont commencé à jouer aux mâles, surtout l'aîné D'ailleurs, tout de suite après, elle hausse les épaules.
de tous. Ça fait une grosse différence d'âge entre Et quand elle me voit rire, prendre ça à la rigolade,
nous... Et puis il est resté vraiment avec la elle aussi elle refoule son rire, elle sourit comme ça,
mentalité..., comme tous les autres émigrés. On peut du coin de l'œil. Elle se dit «de tout façon, c'est
vraiment pas parler avec lui ; on peut lui dire fichu...». C'est un combat d'arrière-garde ! (...).
«bonjour», c'est tout (...). Il doit avoir maintenant
trente-trois ou trente-quatre ans, donc il est arrivé
en France à douze ans, trop tard pour la scolarité ;
l'école, c'était fichu pour lui. Je sais pas
exactement, mais la scolarité pour lui a dû se terminer à
l'âge obligatoire, quatorze ans à l'époque. Quand «Et encore ..., je suis privilégiée»
on est arrivé en France, les plus grands c'étaient Alors ça ! Va savoir ! (...) Oui, malgré tout ce que
ces deux frères et la sœur aînée. Ils n'étaient pas je t'ai dit, malgré tout ça, toutes ces pressions qui
adaptés, ça se sent encore aujourd'hui. Il y a une s'exercent sur eux (sur ses parents)..., on s'en tire
différence, une ligne de partage..., une frontière quand même. Il faut pas se laisser avoir, coincer,
invisible qui passe dans la famille : les aînés, nés en c'est tout. Ni d'un côté, ni de l'autre... Ni trop
Algérie, et nous les plus jeunes, nés en France, les faire : vouloir tout casser ..., casser la baraque ...,
«produits de France» (rires). Ma sœur, c'est la ça réussit pas toujours, ça se retourne toujours
transition (...). C'est la plus mauvaise place ; elle a le contre toi ; ni pas assez faire : tout accepter
plus mauvais rôle. J'aurais pas aimé être à sa place. d'avance..., s'incliner, car alors là tu es foutu, tu
D'abord, parce que c'est une fille : à sa place, il t'en sors plus quand tu prends l'habitude de céder
aurait mieux valu un garçon, un garçon aurait mieux (...). Je vois ça sous mes yeux..., tous les jours.
fait, il se serait mieux débrouillé entre les deux Nous sommes trois sœurs, une dans chaque cas :
«générations» ; ensuite, c'est l'aînée des filles : il a fallu Noura (la sœur aînée), elle c'est le genre qui
qu'elle essuie les plâtres comme je te l'ai dit tout à s'incline, elle s'est inclinée tout le temps et maintenant
l'heure (...). elle le regrette ; Saïda (la sœur cadette), elle c'est
Ils sont arrivés, l'un avait douze ans ; l'autre, tout le contraire de ça..., le genre à tout foutre en
dix ans (...). Maintenant, ils sont mariés ; ils sont l'air, s'opposer pour s'opposer... et c'est pas ça qui
tous deux chauffeurs de taxi. Ce sont de vrais lui rapportera (.••)• Alors, avec ça devant moi, je
émigrés comme les autres, y a pas de différence. vois ce que ça donne ; ça me sert de leçon (...).
Maintenant, ils habitent loin, surtout l'aîné. Alors Ça compte quand même cette expérience. Je crois
quand il vient (à la maison), c'est : «bonjour. que si j'ai réussi à faire ce que je fais, à continuer
Comment ça va ?» C'est tout. mes études, à habiter à Paris, c'est d'abord parce
Et encore, nous deux, les plus jeunes, ma que je suis la seconde fille. La première, avant moi,
sœur plus jeune et moi, on n'a pas tellement elle a essuyé les plâtres : elle est maintenant mariée,
res enti (la pression exercée par le frère aîné), parce que elle a cinq enfants... Mais ça, c'est une autre
y avait un autre frère plus jeune, qui a été élevé histoire. Il y a aussi une chose queje reconnais à mon
avec nous. Il est de notre côté, celui-là ; il a père, c'est après tout un homme intelligent...,
beaucoup joué avec nous quand on était petites, donc surtout compte tenu de son âge —il a cinquante-huit
on l'a jamais vraiment considéré comme quelqu'un, ans— et de ce qu'il pense —il est très religieux : il
comme les autres. Au grand dam de ma mère ! fait sa prière, il a appris le Coran et il est impatient
Quand il commençait à me dire : «Fais ça ! Fais d'aller à la Mecque, il emmènera même ma mère.
pas ça !», je le regardais bien en face et puis je Faut lui reconnaître ça : il ne nous a pas beaucoup
riais (...). Cinq ans de différence d'âge, tu parles ! embêtées, surtout moi ; ni pour les études, ni pour
Ma mère, scandalisée, disait : «Mon Dieu ! Mon le travail (...). On a toujours travaillé : moi,
Dieu ! ... Mes filles qui maintenant donnent des pendant les vacances ; ma sœur, plus jeune que moi
ordres à leur frère !» Parce que, à une époque, d'un an, à l'hôpital ; même ma mère a travaillé, ça
c'était le dernier garçon à la maison, maintenant fait pas longtemps en fait qu'elle a arrêté et encore
lui aussi, il est parti... Ça a tout arrangé. Mais à elle est en chômage en ce moment, sinon elle a
l'époque où il était le dernier garçon, je pouvais travaillé depuis que j'avais l'âge de treize ans. Et puis,
Les enfants illégitimes 71

il y a l'affaire de ma sœur aînée, on dirait que ça lui Donc mes parents se sont même pas rendu compte
est resté sur le cœur. Il ne l'avouera jamais à que j'allais... vers l'enseignement supérieur. Ils s'en
quelqu'un, même pas à lui-même, mais ça se sent : il est sont pas aperçus. Quand j'ai passé mon bac, ils
malheureux (...). étaient très contents, puisque... quand même le
Et puis moi, mon père m'adorait quand bac c'est important. Quand je pense que
j'étais petite. Vraiment il m'adorait ; je me souviens maintenant mon père me dit des trucs du genre : «la fille
très bien. Mais ça a été très vite, ça a passé très vite de l'autre, elle a eu son bac et, elle, elle travaille,
(...). Oui, je sais, ce sont seulement les apparences, c'est pas comme toi !» Ça c'est le comble !
parce qu'au fond je sais que mon père nous aime Evidemment, elle a fait un bac G, cette fille. En fait,
beaucoup ; je crois les filles plus que les garçons, toutes les filles que je connais, algériennes, et qui
mais il faut pas qu'il le montre. Ça se voit quand ont eu leur bac, elles ont un bac technique (...).
même ; y a dans la vie mille occasions de se rendre Elles sont un peu de la même famille que nous,
compte : la maladie, toutes les inquiétudes. Mais toutes celles qui ont travaillé tout de suite. Moi,
faut pas que ça se voie surtout ; c'est ça la j'ai dit à mon père que j'avais pas du tout envie de
différence entre les hommes et les femmes, entre mon travailler dans un bureau. C'est tout, et je crois qu'il
père et ma mère. Sinon, c'est mon père qui serait a compris (...).
ma mère, comme on dit (rires).
Et encore je me rends compte. Par rapport à
d'autres, à d'autres filles, déjà au lycée —on les a
retirées de l'école— ou maintenant à la fac —des
copines que j'ai rencontrées à la fac—, vraiment
je suis privilégiée, moi (...). Une histoire à dormir «Ou le mariage, ou les études...»
debout ! Une copine qui fait sciences, une fille (...). Les accrochages avec mon père, y en a eu...
très sérieuse, qui n'ose rien du tout, qui -est restée Pourquoi y en aurait pas ? (...) Je disais que j'étais
tout à fait avec l'esprit de la famille ; elle habite... privilégiée. Relativement, oui. Mais ça veut pas dire
la banlieue Nord, la grande banlieue... Et malgré qu'il y a pas eu des accrochages (...). Même quand
ça, elle se tape le trajet tous les jours ; bus, train, je disais qu'à l'école ça a marché tout seul, sans
métro... ; malgré ça, elle rentre tous les soirs chez aucun problème, c'est pas tout à fait vrai car y a pas
ses parents. Ce qu'elle m'a raconté : son père a pris que l'école. C'est vrai s'il y avait que l'école, mais
un congé de maladie pour la surveiller —il faut dire y a l'école et le reste et ça pose toujours des
qu'il a un ulcère à l'estomac, y a peut-être de ça ?— , problèmes (...).
il l'accompagne à la fac ; il ne comprend pas qu'elle Quand j'étais en 6e —les choses arrivent
puisse avoir des cours le soir, tard. Qu'est-ce que toujours en même temps, c'est toujours comme ça—,
c'est que ces profs qui travaillent jusqu'à dix moi, j'étais en 6e, j'avais de l'avance —dix ans—,
heures du soir ? Une fois, il est venu la chercher à mes parents se sont même pas rendu compte de ce
la Halle aux Vins ; il s'est mis à interpeller tout le que ça signifiait passer en 6e. Mais, quand même, ils
monde : «où est ma fille ?» On a dû le prendre pressentaient que ça allait pas se passer comme avec
pour un cinglé. Tu vois, un père venir chercher sa mes autres frères et sœurs..., mais sans trop y croire.
fille comme une élève de l'école primaire ! Moi, je Ils devaient se dire d'ici quatorze ou seize ans, on
sais pas ce que j'aurais fait à sa place ! Et il lui dit : verra... Au fur et à mesure que j'avançais en âge et
«C'est pas sérieux ton école. Qu'est-ce que c'est que au lycée, ma soeur, elle, elle a commencé à avoir
cette école où y a pas une concierge, un directeur ? des ennuis avec son mari. Tout le monde a fait le
Y a pas des classes ; tout le monde rentre et sort.» rapport entre les deux choses, le rapprochement,
C'est une fille qui faut qu'elle se bagarre pour sauf moi. D'autant plus que j'insistais lourdement :
poursuivre ses études et encore dans quelles comme moi, j'avais senti tout de suite que son
conditions ? Comme une gamine de lycée (...). Il faut se mariage c'était pas un mariage, je reprochais à mes
bagarrer pour aller à l'école mais, à condition de parents ce mariage. Moi, je considérais pas ça comme
résussir, ils sont contents ; il faut se bagarrer pour mariage ; c'était vraiment... Moi, j'appelle ça
travailler, mais ils sont contents qu'on leur plutôt un drame ; et je le faisais remarquer à mes
rapporte de l'argent (...). Heureusement je crois que de parents. Je comprends maintenant que ça les énerve
ce côté, c'est pas de travailler qu'on m'empêchera (...). J'étais en avance, ça se fait de moins en moins
(...). Oui, c'est un progrès du fait qu'il est admis maintenant, mais à l'époque on m'a fait redoubler
que je puisse travailler. J'ai remarqué ça justement. une classe. Mes parents ne l'ont même pas
Je l'ai remarqué justement avec mon amie Taous, remarqué ; c'est dire ce qu'ils savaient de l'école ou
parce que mon amie Taous, il est pas question l'intérêt qu'ils pouvaient avoir pour mes études !...
qu'elle travaille. Son père —il fait le taxi—, son frère, Mais quand même, je crois que même si ça arrivait
c'est vachement différent de chez moi ; c'est la à mon frère, ils n'auraient rien vu. Comme j'étais
première fois que je vois ça. J'ai jamais compris : elle en avance, j'ai donc fait une scolarité normale : dix
me dit que, elle, ce sera vraiment impossible qu'elle ans en 6e ; onze ans en 5e, douze ans en 5e —c'est
travaille (...). C'est différent chez moi, parce que là que j'ai redoublé— ; ça a continué au fur et à
moi j'ai quand même travaillé assez tôt ; mes mesure (...).
parents ne se sont jamais opposés. Même ma mère, Le lien entre le mariage de ma sœur et mes
alors là c'est encore pire, même ma mère s'est mise études ? Tout simplement, mes parents devaient se
à travailler (...). demander... ou étaient tentés de le faire, même s'ils
En plus, moi, j'ai eu de la chance : j'ai jamais ne me l'ont jamais dit carrément, que si ma sœur
eu de vrais problèmes à l'école. Rien. Ça a été du avec son CAP faisait comme ça des siennes, qu'est-
silence ! Jamais une plainte, ça a été tout seul. ce que ça serait avec moi ? Je paraissais encore plus
72 Abdelmalek Sayad

terrible que ma sœur : à douze ans, j'avais le culot résistance et la docilité. Un peu de soumission, ne
de reprocher à mes parents d'avoir marié ma sœur pas trop faire de vagues surtout pour pas grand
comme ils l'ont fait ! Dès qu'il est question de ce chose ; un peu de chantage —comme pour avoir ma
mariage..., de ma sœur avec son mari, je leur disais : chambre à Paris— ; un peu de concessions qu'il faut
«Voilà le résultat ! Voilà votre travail ! Vous voyez faire —faut quand même pas montrer qu'on est des
le coup...» Très tôt, chez moi, je sentais que c'était monstres, des filles dénaturées, ça donnerait raison
ou le mariage ou les études ; les études aux autres— ; un peu de plaisir à faire aux parents
s'arrêteraient, c'était le mariage. Et puis, y avait toujours —c'est très facile ça. On avance comme ça. En tout
assez de gens qui viennent au bon moment cas, ce qui est sûr, c'est que chaque étape c'est
rappeler ça, qui viennent dire : «Tiens, ta fille est encore quelque chose de gagné. C'est irréversible (...).
à l'école, pourtant elle est grande !» ou encore :
«Vous vous rendez pas compte que votre fille est
trop grande pour aller encore à l'école !» Je les
tuerais, moi, tous ceux-là... En plus, on allait en
Algérie, tous les trois ans à peu près, et à chaque
fois c'était un drame, la crise dans la famille quand
on revenait. Rien n'allait plus comme le voulaient «C'est plus fort que lui ;
mes parents. On dirait que, pour mes parents, ces et il le fait voir»
retours en Algérie, c'était vraiment..., comment Ça n'a pas été facile d'arriver à ce résultat (pouvoir
dire ? L'occasion de se rappeler tout, de se habiter seule à Paris). Mais y a eu quand même pas
souvenir (...). Oui, c'est ça. Se ressouvenir. Se retremper mal de choses qui m'ont servie. Ça aurait pu être le
dans toute cette atmosphère. Oui, l'occasion d'un contraire ; c'est ce qu'on voulait d'ailleurs (...).
ressourcement. Et une fois en France, les voilà Heureusement ma mère m'a beaucoup aidée ; pour ça,
déroutés une fois de plus ; ça les perturbe vraiment, elle est plus comprehensive que mon père (...).
ça les démoralise. C'est petit à petit seulement que
ça revient (...). Parce que chaque fois qu'on y allait, —Quelles sont ces choses qui t'ont servie ?
il y avait évidemment des trucs sur le compte de
nous tous. Personne n'échappait. Peut-être mon —C'est d'abord, même si c'est pas exprès qu'ils ont
père seulement. Ma mère : pour son costume ; fait ça, c'est tout l'entourage, tous ces gens d'Aul-
parce qu'elle sait parler français —ça les gens là- nay... ; ces parents, tous ces hommes qui se croient
bas le savent, même si ma mère fait attention à ce solidaires. Solidaires de quoi ? Solidaires quand il
qu'elle dit— ; parce qu'elle parle mal l'arabe —ce s'agit des femmes (...). Ouf ! Si c'est là qu'ils
qui revient au même— ; parce que depuis le temps mettent leur honneur, ils se trompent ! (...) Le pire
qu'on est en France, on devrait être plus riche que de tous, le plus virulent, c'est mon beau-frère
ça, donc ma mère dépense trop, elle économise —évidemment, c'est le plus proche..., après mes frères.
pas ; tout est bon pour critiquer et enfin parce Heureusement quand même, ils sont plus
qu'elle est notre mère... ou parce que nous sommes intelligents que lui. Mais c'est aussi —c'est normal ça—
ses filles —comment nous a-t-elle éduquées pour que celui qui a le plus à perdre : mon exemple peut
nous soyons comme ça ? Alors, nous, les filles, donner des idées à sa femme ! (...) Alors, y a tout
aucune grâce à leurs yeux : nous sommes des cet entourage, la communauté des émigrés (...).
Françaises en tout et ça veut dire que nous sommes pas C'est pire qu'au bled. Au bled : ou on serait resté
des musulmanes. Même mon jeune frère : lui, il a dans notre trou —alors pas question d'école pour
vingt-cinq ans et il est pas marié et on le lui dit : personne—, ou on serait —je sais pas comment— en
«Comment ça se fait ? Quel âge tu as ? Et tu n'es ville, alors c'est pas les parents du bled qui
pas marié !» (...) Ma mère sentait bien tout ça. Elle viendraient à Alger me surveiller comme ils font ici
avait bien senti que quand on avait seize ans et (...). Oui, c'est de la surveillance vraiment
qu'on était parti en Algérie, les gens regardaient de systématique. C'est ça qu'ils appellent la solidarité.
travers ; c'était du mépris. Ça les indignait, parce Quand je pense, mon père quand il se lamente sur
qu'on leur disait que j'allais encore à l'école (...). ses «malheurs», il dit toujours, il nous dit : «Ah !
Dans tout ça, moi, j'avais toujours peur : je Si vous étiez en Algérie au lieu d'être ici, vous
sentais que mes parents se demandaient s'ils seriez comme-ci ou comme-ça, vous auriez eu une
allaient me laisser continuer au lycée. Mon autre éducation ; il n'y aurait pas que moi qui
argument, moi, c'était d'exploiter le drame de ma vous surveillerais, il y aurait toute la communauté
sœur. Je leur disais : «Vous voulez que je (en arabe dans l'entretien).» (...) A Aulnay aussi,
m'arrête ? Bon ! Vous voulez alors que je devienne y a toute la communauté ; y a lui, y a tous les
comme Noura ? D'accord. Ça vous suffit pas autres. Mais ça, il le sait, c'est pas la même chose ;
d'une ? Il vous faut deux et ensuite ce sera trois !» il le sait bien. Il sait que ça porte pas ; que ça sert à
Noura avait déjà des enfants ; son mari de plus en rien. Bon ! A Aulnay ça va encore, ça peut agir :
plus insupportable, c'était toujours de grosses tant que j'allais au lycée, je faisais un petit trajet,
histoires, ma mère ne pouvait plus le voir. Noura était on me voyait, on pouvait me suivre. D'ailleurs, on
devenue la chose dont on (ne) parlait plus à la le faisait, on ne manquait pas de le faire. Un jour,
maison : ma mère ne voulait jamais m'en parler, parce y a même un qui m'a suivie d'un bout à l'autre et
que elle sait que si elle m'en parle je lui reproche plusieurs fois. Ça devenait une habitude et ça
toujours ce mariage. «C'est vous qui l'avez voulu, m'énervait. Je l'ai dit à ma mère ; je lui ai dit : «s'il
alors maintenant trouvez la solution !» (...) C'est continue, je fais un scandale, je lui fais un scandale
un peu grâce à ça : j'ai pu continuer. C'est en dans la rue». Quand ma mère l'a engueulé, car elle
naviguant, en jouant entre la menace et l'obéissance, la le connaît, qu'est-ce qu'il lui dit le type ? «Je croyais
Les enfants illégitimes 73

pas... Je savais pas que c'était la fille de Machin ; je reconnais : ils dont dû faire semblant, parce que si
croyais que c'était une Française». Comme si, si vraiment ils voulaient m'agresser ils m'auraient eue,
c'était pas la fille de Machin, c'est permis ; ou si je leur aurais pas échappé. Mais sur le moment...
c'était une Française, ça fait rien. Il aurait pas le J'ai couru et dans un autre immeuble, je suis monté
courage de la suivre. Alors qu'en fait, il a et j'ai frappé à une porte au deuxième étage : on
commencé à me suivre à partir de la maison..., du quartier, m'a ouvert, je me suis réfugiée, je leur ai dit qu'on
donc il sait où j'habite ; il a commencé à me suivre m'a suivie... On m'a calmée, la dame voulait
à partir du moment où je l'ai rencontré avec un appeler la police ; moi, non : je craignais des
autre..., une autre personne qui, je le sais, lui a dit : complications, l'enquête. Moins on en parle, mieux ça vaut
«cette fille c'est bent Si Machin (la fille de pour moi. Heureusement y avait pas le téléphone
monsieur Machin)». Ma mère a franchement gueulé et dans cette maison. Au bout d'un moment, le
ensuite ça s'est tassé (...). Ça, ça se passait pourtant monsieur m'a raccompagnée jusqu'à la maison : il
à Aulnay, pas loin de la maison. Quand c'est arrivé s'était rendu compte que j'étais algérienne (...).
à Paris (i.e. à devoir faire des études à Paris), ça a Après ce coup, vraiment ça a donné à réfléchir à
fait râler tout le monde (...). mes parents ; il y a eu les vacances de Noël, ça a
Une fois que j'ai commencé à faire des calmé un peu : je suis restée à la maison pendant
études à Paris, alors là ça a été l'affolement de tout trois semaines en attendant que ça passe.
le monde. Les gens ont eu peur : dans ma petite Après ça, mon beau -frère —je sais pas
localité de banlieue, ils savaient où j'allais, ils me comment—, il s'est trahi tout seul. Tout de suite
voyaient ; à Paris, c'est autre chose. Ils me voyaient après, le soir même, on dirait qu'il était témoin, il a
partir le matin, tôt, à huit heures ou huit heures et rappliqué à la maison et il est revenu à la charge :
demie et ils me voyaient rentrer le soir, tard. Là, ils «je vous l'avais dit ; je vous ai prévenus, etc.»
se sont dit : «quand même... maintenant y a des Ça semblait louche. Mon frère a fait son enquête ;
filles qui vont à la gare ! » Et cela avec tout ce que il connaît tout le monde à Aulnay. Il a fini par
ça comporte... Apparemment pour rendre service, savoir qui c'étaient ces trois types, il les a coincés
pour surveiller, mais en réalité c'est pour draguer, et eux pour se défendre ont tout raconté et ont mis
pour nous embêter (...). Maintenant, j'ai réussi à dans le coup mon beau -frère. Donc il était au
habiter à Paris. Ça arrange tout le monde ; ça n'a courant, c'était même lui qui leur a demandé de faire
pas été quand même facile à obtenir de mes ça. Mais même pour faire semblant seulement, c'est
parents. Il a fallu que je leur explique. Ma mère, quand même grave. Il y a eu une grosse dispute entre
elle ne le dit pas autour d'elle, elle préfère le garder mon frère aîné et mon beau-frère : mon frère voulait
pour elle, mais au fond elle était d'accord avec moi, lui casser la gueule ; il en a fait, lui, une question
elle pense comme moi : elle a peur, elle aussi, d'honneur. C'est ma mère qui a tout fait pour
d'avoir des histoires et, moi aussi, je lui ai dit que passer l'éponge, mais au fond d'eux-mêmes, mes
de toute façon, je tiens pas du tout à avoir tout le parents ont été durement touchés..., vraiment
village faire le guet sous mes fenêtres. Mais, j'ai eu. affectés. Ça évidemment, ça n'a pas arrangé les
quand même du mal à réussir à habiter à Paris, à affaires de mon beau-frère ; ça et d'autres choses
convaincre mon père... Il s'est laissé quand même encore. A la maison, on le lui a fait sentir :
faire (...). personne ne lui adressait plus la parole ; ma sœur, on
Il y a eu un autre scandale. Alors celui-là allait la voir ou elle venait quand son mari n'était
c'est plus grave ; ça a fait un drame dans la famille, pas à la maison. Lui, il est resté un temps... ; il
jusqu'à maintenant, entre mon frère —l'aîné— et s'est éclipsé, le temps de se faire oublier (...).
mon beau-frère (...). La première année de fac, je Entre lui et mon frère, le grand, jusqu'à maintenant
rentrais tous les soirs à la maison, je pensais déjà à ils se parlent pas, pourtant avant ils étaient très
chercher une chambre à Paris, mais j'ai rien dit à la copains. Du même âge, du même patelin, on peut
maison. Pendant tout ce temps, je savais —ça m'a même dire que c'est comme ça qu'il a épousé ma
été dit par ma mère, par mon jeune frère— que sœur..., grâce à mon frère. Maintenant, quand mon
mon beau-frère n'arrêtait pas de monter mon père frère vient à la maison et qu'il le (le beau-frère)
contre moi :«tu la laisses aller à Paris ! Regarde à trouve à la maison ou qu'il devine qu'il va venir, il laisse
quelle heure elle rentre le soir ! C'est dangereux ; sa femme et il repart pour ne pas le rencontrer...
un jour il va lui arriver quelque chose, le scandale Evidemment, ça désole ma mère (...).
que c'est... etc., etc.». Il n'arrêtait pas de lui Moi, j'ai exploité cette situation. L'année
monter la tête... A force de prédire la catastrophe, la a passé ; faut trouver maintenant une solution.
catastrophe arrive ! Sauf que par la suite, on a su Comme ça faisait un an que j'étais à la fac et que
—moi pas tout de suite, on m'a pas dit, mais mes l'année dernière, le fait queje rentrais tard le soir...
frères s'en douf aient, ils ont fait leur enquête— que Un jour exprès, je suis rentrée très tard, plus tard
la catastrophe a été aidée un peu ; elle est pas que d'habitude. Parce que je me suis dit : «de
arrivée toute seule, on l'a provoquée (...). toutes les façons, si tu rentres tous les soirs à une
Un soir, avant Noël, il y avait comme ça un heure fixe, ils se diront qu'elle rentre et qu'il y
soir où j'arrivais à la gare à neuf heures le soir. De a pas de problème...» D'où, il fallait leur faire
temps en temps, mon frère venait me chercher. croire que je pourrais peut-être... que je rentrerais
Tout ça, il (le beau-frère) le savait évidemment. De pas. Je me suis aperçue, ce jour -là, que mon père
la gare à la maison, je venais à pied ; y avait bien était très affolé : il a rien dit quand je suis arrivée
pour vingt minutes. Alors ce soir-là, je rentrais parce qu'il était soulagé, tellement content que je
seule. Au milieu du trajet, dans un couloir, y avait sois là. Tout ce qu'il a dit c'est que j'aurais pu
trois types qui m'attendaient. Qand je suis passée prévenir quand même et puis c'est tout. Après ça,
devant eux, ils se sont jetés sur moi. Maintenant, je j'ai cherché une chambre ; j'avais déjà trouvé une,
74 Abdelmalek Sayad

en réalité. Parce que avec une amie, une amie intelligent pour ça, il se trompe pas d'ennemi,
du lycée, on avait déjà cherché ensemble ; on c'est le cas de le dire. C'est pas sa fille, son fils,
habite d'ailleurs ensemble. Par l'intermédiaire de sa il sait que c'est des prétextes seulement. Alors ce
mère, cette amie a trouvé un petit deux-pièces ; qu'il lui manque c'est ça : un ennemi réel, contre
il faut le payer, c'est tout... Je leur (les parents) quoi se heurter..., un vrai obstacle, dur, contre
ai présenté, le moment arrivé, la chose comme lequel frapper (...). Mais tu comprends pour avoir
ça : «Voilà... je vais avoir des cours très tard, ça, il faut être très sûr de soi... ; sûr qu'on est, tout
comme il n'est pas question que je me ramène droit, dans le bon chemin : ou on est dans le
à des onze heures, minuit, voilà je vais habiter chemin, ou on est hors du chemin. Mais dans
avec une amie à Paris ; c'est plus facile pour tout le cas de mon père, de nous tous, c'est précisément
le monde...» Je suis allée voir mon frère, pas cette certitude qui manque (...). Oui, on est sur
l'aîné, le deuxième —il habite à côté des parents une terre mouvante ; c'est le brouillard total
et en ce moment-là, les relations étaient bonnes, (...). Quel type de certitude, il faut avoir ? C'est
les parents le considèrent comme... le modèle—, tout bête ; c'est la vie de tous les jours. Un
il m'a un peu aidée. Il est venu et il a dit à mon exemple tout bête : si mon père avait la certitude
père : «Bon ! Maintenant, elle a trouvé quelque —certains l'ont, pas lui ; peu importe lequel a
chose, on va aller voir tous ce que c'est... ; voilà, raison, est plus intelligent que l'autre—, s'il était
est-ce que vous allez la laisser ou est-ce que vous sûr de lui que sa fille ne doit pas aller à l'école,
la laisserez pas habiter Paris ? Parce que si vous habiter Paris, hors de la maison, etc. alors, s'il
la laissez pas, c'est vous qui irez habiter Paris, était convaincu de ça, si c'était ça sa vérité, il
il faut trouver une solution !» Mon père n'a saurait quoi faire. Son ennemi vrai, c'est alors
rien dit. Puisque c'est comme ça !... Il a senti sa fille, tous ceux qui sont du côté de sa fille.
ça comme une obligation. Non seulement il a rien Mais c'est pas ça. Comment ? En 1975, à Paris
dit, mais il en parle absolument pas. Quand je —parce qu'il le veuille ou non, on est à Paris—,
rentre le week-end —je rentre tout le temps—, avec tout ce qu'il voit autour de lui, tout ce qu'il
même pas : «Comment ça va ?» Parce que s'il entend, pas seulement ici en France —en France,
me disait : «Comment ça va ?», ça veut dire qu'il bon, c'est le pays des Français ; c'est pas notre pays,
a accepté. Pour lui, ça s'est passé comme ça, tout c'est comme ça qu'on se console— mais même
seul, comme indépendamment de lui, c'est tout. en Algérie —c'est ça qui complique encore la
Il a accepté..., parce que c'est plus fort que lui ; situation, ça ajoute à tout, c'est à n'y rien comprendre,
et ça il le fait voir. Mais je ne lui demande pas plus ça embrouille encore plus—, alors, avec tout ça,
(...). Ni pour ça, ni pour autre chose : je me comment oser dire, et pour mon père, comment
débrouille très bien, je m'en tire toute seule : entre oser penser même pour lui tout seul, dans sa tête,
ma bourse —je l'ai cette année, la bourse algérienne, comment avoir cette vérité : «ma fille algérienne
elle est conséquente (...) ; c'est la fortune cette —puisque c'est ça qui est en cause— ma fille, à
année— et mon travail —je travaille toutes les la maison ; elle n'ira pas à l'université !» Ça c'est
vacances— Je demande pas un sou (...). impossible, il sait que c'est impossible (...). Non,
ça suffit pas : c'est pas parce qu'il n'est plus sûr
de ça, de ça qu'il aurait voulu que ce soit la vérité,
qu'il est sûr du contraire. Ici, c'est pas ou noir ou
blanc ; ou hier ou aujourd'hui. Et tout est clair.
Ce n'est pas : «hier, bon ; on parle pas
d'aujourd'hui !», ou «noir ; on parle pas du blanc» ; ce
«C'est une vie sans sens» n'est pas non plus : «aujourd'hui, donc on tourne
Oui, c'est plus de la démission de sa part (de la la page et on parle plus de hier» ou «blanc et on
part du père)... Mais c'est plus compliqué que ça. efface le noir». Mais c'est tout ça à la fois : hier
Ce n'est pas de la démission, parce qu'on le force dans aujourd'hui ; ce n'est plus hier mais c'est pas
malgré lui...; y a quelque chose qui est plus fort aujourd'hui. On mélange tout, tout est dans tout,
que lui, sa volonté. Non, c'est pas ça. Parce que s'il et réciproquement comme vous dites (rires) (...).
voulait, il a qu'à dire «non» à tout ce qu'il ne veut C'est comme ça... Je crois que c'est ça que ressent
pas. Mais je sais même pas ce qu'il veut et ce qu'il mon père, qu'il perçoit comme ça, vaguement.
veut pas ; il ne sait pas lui même... Je crois que Alors ça, ça le rend muet, ça l'empêche de dire
c'est ça (...). Oui, un sentiment d'impuissance. quoi que ce soit, c'est-à-dire de trancher. Car,
Ça, chez mon père, c'est très sensible, c'est très au fond, c'est de ça qu'il s'agit. Je dis —parce
vif. Le sentiment de son impuissance, comme tu que ça m'énerve— : «mon père ne dit rien, il fait
dis. C'est pour ça que mon père, il peut pas faire..., le muet. Qu'est-ce que ça veut dire ? Il est bête
agir comme tous les autres (i.e. les autres émigrés —j'ai peine à le croire—, il fait le bête, pourquoi ?
partageant la même situation que lui), quitte C'est de l'hypocrisie, c'est de la lâcheté ?» Non,
à faire comme eux..., les mêmes aberrations, rien de tout ça. Il ne se prononce sur rien,
ce comportement dingue. Il est plus intelligent que pourquoi ? Parce qu'au fond de lui-même, les jeux sont
ça. C'est pour ça qu'il est malheureux (...). Voilà faits, la cause est entendue (...). C'est tout ce qui
exactement ce que c'est, je crois avoir trouvé : lui reste, c'est ce qu'il a de mieux à faire : se taire ;
c'est comme celui qui sait qu'il est attaqué partout, faire semblant d'être pas concerné -alors que c'est
il est assiégé ; l'ennemi est là, tout autour de lui, faux—, de n'avoir rien à dire. Se taire quand tout
mais un ennemi qu'on voit pas, des ombres, un le reste parle pour lui ; je dirais qu'au fond son
ennemi impersonnel, ce n'est pas son fils, son silence parle : il parle par son silence. Devant
gendre, sa fille ou tel autre —mon père est trop ça, je suis partagée entre l'agacement —ça m'énerve,
Les enfants illégitimes 75

j'ai envie de lui faire cracher ce qu'il a dans le faute, quand même ! Ni de leur faute, ni de notre
ventre, je le lis dans ses yeux— et la pitié —j'aime faute ! (...). C'est pour ça que je dis, et je crois
pas ce mot— mais c'est vrai ça fait mal ; ça doit qu'il faut toujours le répéter, que nous ne pouvons
être terrible pour lui !... Je comprends qu'il a cette pas donner du sens à leur vie, puisque c'est toi
tête que je ne lui aime pas... ; cette « tête de chien même qui dis que «leur vie manque de sens»,
battu» qu'il prend (...). Oui, c'est tout à fait ça : ce qui est vrai (...).
il a le sentiment d'être écrasé, il a le sentiment
de rien pouvoir contre ça ; ce sont les deux mots —Autrement dit —pour revenir un peu en arrière—,
justes, tu les a trouvés : écrasé et sentiment de la part de ton père, c'est plus une démission
d'impuissance. Alors tu comprends que pour lui qu'une acceptation. Mais pour lui, ce doit être un
l'émigration, c'est autre chose ; c'est autrement plus bouleversement ? Et vous, les enfants, vous
pénible, plus douloureux que le baratin habituel représentez ce renversement, c'est peut-être pour cela
sur le «déracinement», sur «la culture des que vous ne pouvez pas «mettre du sens» ?
immigrés» qu'on entend un peu partout
maintenant..., que trop. Même que c'est encore autre —(...) D'une certaine manière, nous personnalisons
chose que pour moi. Ça peut pas se dire... Je tous leurs problèmes. Ils voient en nous toutes
comprends tout à fait et, souvent, je lui tire leurs contradictions ; nous sommes leur mauvaise
chapeau pour ça : tout ce qu'il encaisse et il se la conscience (...). Comme tu dis, leur «situation-
ferme ! Pas un mot !... Il faut avoir une puissance limite» ; nous les poussons dans leurs derniers
d'encaissement, terrible ! (...) Je le comprends : retranchements (...). Nous les mettons au pied
je t'assure que c'est un silence qui force le respect... du mur. Au lieu de «panser les blessures» —c'est
On ne peut, nous aussi, que se la boucler devant peut-être ça qu'ils attendent de nous : au moins,
lui. leurs souffrances ont servi à quelque chose—,
—Oui, il y a, chez ton père, quelque chose qui se nous tournons le couteau dans la plaie. Des plaies
dégage de lui : un charisme, un «mana». béantes..., à jamais béantes. C'est cruel ! (...).
Que tout les dépasse, les écrase comme tu dis,
—Oui, c'est vrai... Et tout le monde le ressent, passe encore ; passe quand c'est dehors, hors de
ça... Et mon père, lui aussi, il le sait très bien et chez eux, hors d'eux-mêmes. Mais quand c'est
il joue très bien de ça : toujours sur sa réserve. avec leurs enfants, c'est intolérable, je suppose.
Impeccable ! Rien à dire, il se drape dans sa dignité...
son quant-à-soi (...).
Il faut une sacrée force quand même, une
force de caractère pour mener cette vie (...). Ah !
Oui, c'est ça : s'efforcer, malgré tout, de donner
un sens à une existence qui n'en a pas..., qui n'en
a guère. Mon père souffre de ça. Et tout ce qu'il «Des problèmes
fait, tous les contacts qu'il prend, ses amis, les
réunions qu'il donne, c'est pour ça : animer cette vie qui les sortent de leurs habitudes»
qui est une vie... (qu')il doit trouver ennuyeuse, A condition que ce soit entre eux (les émigrés
sans signification (...). Ah ! oui. Il la déteste bien, analogues à son père), dans leurs affaires à eux, leurs
son existence, lui... Je comprends mieux problèmes à eux, alors là ça va. Mais quand c'est
maintenant. Même le vocabulaire que j'entends ; dans des choses qui les dépassent, des problèmes qui les
la bouche de mon père, ce sont tous ces mots obligent à sortir de leurs habitudes, comme avec
qui reviennent toujours —on ne leur attache pas nous, leurs enfants, alors là ils savent plus où
d'importance, mais je crois que c'est ça qui fait donner de la tête ; ils ont peur de tout (...). Ça se sent ;
souffrir mon père— : ce sont pas ses enfants qui ça se voit chez tous, chez nos parents, chez tout le
donnent... qui vont donner du sens à sa vie ! (...). monde : un petit rien, ça leur fait peur, ça les
Ces mots qui reviennent dans sa bouche ? C'est panique... ; mais d'un autre côté aussi, un petit rien
ça : «ce n'est pas une vie» ; «c'est une vie sans aussi ça suffit, ça leur fait plaisir, ça les rassure.
sens» ; «il n'y a pas d'âme dans notre existence» ; C'est comme des enfants (rires). De vrais enfants !
«une vie que Dieu a désertée» ; «une vie (...). Je vois ça avec mon père (...). Au début, j'étais
maudite» ; «je déteste mon existence...» (en arabe encore une fillette, dix ans, douze ans seulement,
dans l'entretien). Ça fait mal ! (...). Oui, il faut j'allais (sous-entendu en Algérie) avec mes parents.
insister sur ça. J'ai dit que c'était pas nous, leurs J'aimais beaucoup :ça me faisait voyager. Je partais
enfants, qui allons donner du sens à leur vie..., avec mon père, même quand il allait seul, j'aimais
à leur vie s'ils la trouvent sans sens... C'est pas partir avec lui ... Et, au fond, je crois que lui aussi
seulement une formule, une clause de style. Car, ça lui faisait plaisir. Sa fille, sa petite fille qui aime
qu'on le veuille ou non, c'est nous qui sommes l'Algérie ! Mon père, ça lui faisait plaisir : sa fille,
au centre de tout..., de toutes leurs contradictions. la dernière de ses enfants, qui aime aller en
Quand tu entends dire : « je suis ici en France, Algérie ! ... Parce que les autres (ses autres frères et
j'ai immigré pour mes enfants, etc.», c'est quand sœurs), ils étaient déjà plus grands, ils aimaient plus
même pas faux ; c'est pas seulement des paroles, ça , plus question pour eux d'aller passer leurs
ça. Alors qu'est-ce que c'est que ces enfants pour vacances en Algérie. C'est pas des vacances qu'ils
lesquels on accepte, on supporte une vie comme disent ! ... Sauf quand c'est obligé, quand c'est
celle-là et qui, comme c'est notre cas, donnent des toute la famille qui va. Et encore, maintenant, c'est
enfants de notre espèce ? Mais c'est pas de notre fini ! (...).
76 Abdelmalek Sayad

Au fond, ils sont tous inquiets, les parents ; arabes», il pense à ses fils aînés,à mes deux grands
ils ont peur... Ils ont peur que leurs enfants frères. Eux, ils ont quand même été élevés ici, ils
oublient tout, renient leurs origines (...). Ils sont ont été scolarisés ici, surtout le deuxième, mais
malheureux, parce qu'ils savent pas jusqu'où aller ; il malgré ça, c'est des émigrés comme les autres (...).
y a beaucoup de choses qui les dépassent. Je vois
par exemple, mon père, quand il discute avec les —Oui, ça quand il s'agit des garçons. Mais quand il
autres, car y a beaucoup de familles maintenant s'agit des filles, est-ce qu'ils se plaignent ainsi les
là-bas à Aulnay, à côté de chez nous. Si on se uns aux autres ?
plaint à lui, il trouve lui aussi l'occasion de se
plaindre à son tour (sous-entendu : de ses enfants) ; —Des filles, on ne parle pas ! Tu le sais bien ça. Ou
si on se réjouit, au contraire, il se réjouit lui aussi, même quand on en parle, c'est des allusions
avec lui. Et ça, des mêmes choses ; ça dépend seulement ; comme ça, par accident, au détour d'un
comment ça se présente (...). Quelqu'un vient se propos. Ça se fait pas, voyons î C'est innommable,
plaindre de son fils ou de sa fille —on vient se c'est honteux (...). Des filles, ils préfèrent pas
plaindre à lui parce que c'est un peu le sage, el 'aqal, parler du tout ; ça compte pas. Ni en bien, ni en mal.
de tout le monde là-bas— : «il travaille pas, il Car pour parler en mal d'elles, se plaindre, vaut
économise pas, il rentre pas à la maison...», ou encore : mieux pas, à moins que ce soit à l'intérieur de la
«il est parti, il a quitté la maison ; il travaille pour famille ; parler en bien, pour dire quoi ? C'est
sa tête, il a oublié ses parents...» (en arabe dans normal pour une fille d'être bien. Elle, elle n'a qu'à
l'entretien). Ça pour un garçon ; pour un garçon, rester à la maison —on lui demande rien— et
qu'est-ce qu'on peut lui reprocher ? De ne pas attendre son mari ; elle, elle est bien si elle accepte le
travailler pour ses parents, de trop dépenser, de vivre mari qu'on lui désigne... Pour ça, tous ces jeunes
sa vie... Alors là, quand l'un d'eux entonne cette dont on parle toujours, ils constituent de bons
rengaine, ça n'en finit pas. Et mon père d'ajouter, partis ; c'est les meilleurs maris (...). Là encore, je
d'y aller lui aussi de ses lamentations : «c 'est la pense à mon père, lui aussi, pense comme ça...
génération de maintenant... Ils ont juré de ne pas
travailler pour les parents, de ne rien rendre aux —Pourtant, ton père m'a parlé de ses filles... Pas
parents. Que veux-tu leur faire ? Quand ils n'ont rien de toi, c'est bizarre ; pas de ta sœur aînée, non
dans le cœur, quand Dieu les a aveuglés, que peux- plus ; mais de la plus jeune, il m'en a parlé même
tu obtenir d'eux ? Il faut te soumettre et prier longuement.
Dieu qu'il les ramène dans le bon chemin. C'est
tout ce que tu peux faire...» (en arabe dans —(Rires). Tu trouves pas ça bizarre? De ma sœur
l'entretien) (5). C'est avec ça qu'ils se consolent les uns aînée, il peut pas te parler : elle est mariée, tu le
les autres... ou qu'ils se montent aussi la tête les sais, il sait que tu le sais ; elle lui appartient plus,
uns les autres : «Moi, à ta place, j'aurais fait ceci elle est la femme d'un autre, c'est interdit —c'est
ou cela, j'aurais agi comme ci ou comme ça. Je lui pas ça elhourma, l'«interdit», le «sacré» ? Elle est
aurais interdit de faire cela, je n'aurais pas accepté sortie de sa hourma à lui, elle est rentrée dans,
qu'il me dise ceci ou cela» (en arabe dans elhourma d'un autre, c'est plus sa «chose». De moi,
l'entretien). Quand je pense que dans tout ça, quand mon il peut pas te parler quand même ! Il sait qu'on se
père approuve, se lamente lui aussi comme les connaît, c'est moi qui t'ai emmené quand même à
la maison. Il s'imagine que tu me connais bien (...),
autres, que dans tout ça, Úpense à mon jeune frère ! mais sans pouvoir supposer que je peux te raconter
Le malheureux, c'est comme s'il avait commis un tout ça sur la famille. Alors ça, jamais. C'est
crime ! (...). impossible. Il pourra jamais penser qu'on puisse parler
D'autres fois, c'est l'inverse. Et tu les comme ça..., que je te dise tout ça (Rires). Au
entends tout contents, ils sont réjouis, ça leur fait
plaisir, ils parlent d'un tel ou d'un tel, toujours les fond, quelle dérision ! Il t'a parlé de ses filles ! ...
mêmes. Comme par hasard, ceux-là (les jeunes dont J'en reviens pas. C'est bizarre, ça ! Ou alors, il a
ils parlent) sont comme eux : c'est des jeunes, mais une confiance terrible... ; c'est signe qu'il a une
ils font les mêmes boulots qu'eux, s'habillent la grande confiance en toi, parce que même à la
même chose —c'est pas eux qui portent les cheveux maison, il parlerait à personne de ses filles... ; surtout à
longs— et surtout vivent tous ensemble (6), la maison. Ou alors..., pour lui tu n'es pas un
dépensent leur argent entre eux et chichement. Ceux-là homme (Rires). Tu es en-dessous de tout ; tu es une
sont les enfants de bien, c'est ce qu'on dit d'eux femme : il t'a parlé de femmes comme on parle à
(en arabe dans l'entretien). Et là encore, je sais à une femme (Rires). Ça m'amuse ça ; c'est drôle !...
qui pense mon père. Quand il fait les compliments Effectivement..., car après tout, c'est moi qui t'ai
de ses «enfants» qui sont restés des «enfants introduit dans la maison. Et je n'ai donné aucune
explication. Qu'est-ce que c'est que cet homme qui
est amené par une femme ? (...) Non, c'est toi qui
5— On a entendu de la bouche du père de l'enquêtée les es suspect, c'est pas moi. Moi, même si je sors,
mêmes propos : «(...) les enfants d'ici (de France), il ne faut dans la rue, au travail ; même si je suis, comme tu
pas compter sur eux ; il ne sert à rien de se dire (à leur dis, «un peu homme», je reste toujours une femme
propos) que j'ai des fils, ils vont travailler pour moi (...)». —c'est ça mon malheur—, mais... tandis que toi,
6—11 faut comprendre par là que ces jeunes continuent à homme qui as pour ami —et je mets «ami» au
habiter avec leurs parents et chez leurs parents ;que, vivant masculin— une femme, c'est du propre ! C'est un drôle
dans l'indivision familiale, ils acceptent l'autorité et la
tutelle paternelle et que, ceci étant lié à cela, ils continuent d'homme que ça ! (Rires). Je suis sûre, maintenant,
d'adopter les comportements des émigrés traditionnels ainsi qu'il y a de ça. C'est ça qui fait que mon père, pas
que la morale qui inspire ces comportements. seulement mon père mais tous les autres (sous-en-
Les enfants illégitimes 77

tendu : tous les autres hommes) aussi, personne ne «Ils disent une chose et,
m'a posé des questions. Un peu, ma mère, c'est aussi, son contraire»
tout ; et encore à peine, je lui ai donné des
réponses très évasives. Alors là (rires), il peut te Je suis sûre, même si, comme tu dis. il y a une part
parler de ses filles. Qu'est-ce qu'il t'a dit ? de vrai dans tout ça, je suis sûre que mon père
t'aurait parlé —ça lui aurait même fait plaisir— de ses
—Il m'a parlé du travail de ta sœur. Ou plus filles, de sa femme. Alors de sa femme, beaucoup.
exactement, je lui ai parlé du travail de ta sœur pour le Peut-être aussi de ses brus ; un peu moins peut-
faire parler du travail de ses filles ; de cet argent être... Plus de réserve..., par respect pour ses fils
que ramène sa fille, quel goût il a ? Est-ce qu'il (...). Il t'aurait parlé comme ils (les émigrés) parlent
n'a pas un arrière-goût d'amertume ? Non, ça toujours entre eux : en désordre. Tout cela sans
passe. aucune logique. Tu pouvais lui faire dire tout ce
que tu voulais : blanc comme noir, parce qu'ils
—Autrement dit il t'a parlé de ma sœur comme sont pas logiques. Ils sont pas logiques, parce qu'ils
d'un homme ; c'est pas de la femme dont il t'a disent une chose et ils disent aussi le contraire de
parlé, mais de l'argent qu'elle rapporte. Je vois... cette chose. En définitive, c'est comme ça se
présente. «On est des Arabes ! Nous, nous sommes des
—Oui, c'est tout à fait ça. Et il a convenu avec moi Arabes !...» Ça sert à justifier leur situation ; ça
qu'en ce «monde-à-l'envers», «le paradis peut être veut dire : «nous sommes différents d'eux.» Mais
là où tu ne t'attends pas à le trouver» ; qu'on ne va savoir. Si c'est parce qu'il le veulent, ils l'ont
sait jamais, «de ses enfants qui est le garçon et qui choisi ou si c'est parce qu'ils ne peuvent pas faire
est la fille.» Il m'a même cité la fameuse sourate du autrement. En tout cas, pour eux c'est comme s'ils
Coran : «Dieu sort des vivants de morts et des l'ont choisi. C'est normal alors qu'ils disent : «tu
morts de vivants» ou quelque chose comme ça, n'es pas algérien», quand tu n'es pas comme eux ;
c'est-à-dire, dans ce cas, des fils inattendus —ce tu n'es pas algérien, tu n'es pas arabe, tu n'es pas
sont eux les «vivants»— des filles —ce sont elles les musulman (...).
«morts»— et réciproquement... Mais d'un autre côté, ils sont tout fiers
quand un de leurs enfants a réussi. La réussite, c'est
—Il t'a dit ça ! il le reconnaît donc au fond de lui- quoi ? C'est d'abord l'école, c'est les examens.
même. Même s'ils savent pas ce que c'est que les études, la
—Je lui ai fait dire ça ; c'est plus exact. différence qu'il y a entre... ces études et celles-là, il
a dix-sept ans, dix-neuf ans, vingt-cinq ans et il
—Il t'a quand même fait confiance pour qu'il se continue toujours ses études ; il a réussi à ses
déballe de la sorte. Mais je sais aussi que tu l'as un examens, il a son bac, il va être ingénieur, alors qu'il
peu déçu : tu n'as pas montré une grande prépare le B.T.S. De cela, ils sont tout fiers (...).
considération pour ce «savant», ce docte qu'il t'a présenté, Pour un garçon ! Dans le cas du garçon, ils le
je crois, comme étant un 'alam (i.e. un docteur de chantent sur tous les toits ; dans le cas de la fille,
la foi). En tout cas, je suis sûre que ce soir-là, c'est un peu différent, c'est plus difficile. Il faut
quand on t'a vu à la maison —il y avait beaucoup qu'en plus de ça, qu'en plus des études, il faut que
de monde mais pas d'étrangers—, ça a beaucoup la fille fasse ses preuves ; il faut qu'«elle marche
jasé (...). droit» comme on dit. «Elle a vingt ans, elle va
Je plaisante en disant tout ça. Il faut pas encore à l'école, mais y a rien à dire ;elle marche droit,
faire attention à ce que dit mon père (...). Tu crois tu la vois avec personne, elle regarde ni à droite, ni
qu'il y a du vrai dans ce que je viens de te dire : à gauche, elle va droit à la maison.» Il faut tout ça
mon père ne parle pas de ses filles ?(...) Peut-être ..., pour qu'on accepte qu'une fille continue ses études
puisque tu le dis toi aussi. Mais interroge-toi, toi (...). Là encore, je vois ça chez mon père. Nous
aussi. Est-ce que tu as osé lui parler de ma sœur, sommes nombreux à la maison : trois garçons, trois
Noura (la soeur aînée) ? filles, il y en a pour tous les goûts. On se ressemble
pas, ni entre filles, ni entre garçons, ni entre filles
—Non. Impossible ou alors il aurait fallu beaucoup et garçons. Pourtant à écouter mon père, il se
de temps. plaint de tous, garçons et filles, mais il se réjouit de
—Est-ce que tu lui as parlé de moi ? tous aussi, garçons et filles ; et pour les mêmes
choses : de l'aîné, de mon frère aîné, mais aussi du
—Non. C'est très difficile aussi. dernier qui est tout à l'opposé de mon frère aîné ;
de ma sœur aînée qui est malheureuse comme tout,
—Tu as eu peur qu'il t'interroge sur moi ? (ironie) mais aussi de moi qui suis tout à fait le contraire de
ma sœur. C'est comme ça (...).
—Oui, il y a de cela.
—Donc, il n'y a que Saïda (la sœur cadette) dont tu
as osé parler avec lui. Interroge-toi alors sur ça. Tu
verras que si mon père ne t'a pas parlé de ses filles, «Une double vie»
ça ne tient pas seulement à lui (...). (...). Une fois que tu as compris ça..., tu as compris
leurs contradictions, tu peux jouer avec comme tu
veux ; tu peux tout faire, tout ce que tu veux. Tu
les roules comme tu veux... ; tu peux t'arranger la
situation à ta guise. Il suffit de peu pour ça.
78 Abdelmalek Sayad

Comme, par exemple, d'aller en Algérie, de parler il l'a dit à tout le monde (...). Je vois aussi avec
arabe à la maison au lieu toujours du français. Dans mon plus jeune frère, il est tout drôle, tout
mon cas, c'est comme ça ; c'est rien du tout. Un chagriné quand il se rend compte que son fils, c'est pas
jeu d'enfant. Si je voulais vraiment jouer à ça, je ça : il tourne le dos à beaucoup de choses. Il le
mènerais mon père comme je veux, par le bout du provoque exprès sur le carême : «je sais que tu ne fais pas
nez. Je sais tout ce qui peut lui faire plaisir : le le ramadhan» ; sur la religion : «toi, tu ne crois à
vocabulaire, ce qu'il faut dire, ce qu'il faut pas rien, toi» (7). C'est souvent qu'il y a du monde à la
dire ; ce qu'il faut faire ; à quoi il faut s'intéresser maison, mon père organisait —surtout avant, quand
ou faire semblant. Si je v/oulais exploiter ça, y a de on avait plus de place, on logeait plus au large— des
quoi avoir une double vie : une sainte d'un côté, à réunions, des rencontres où il y avait tous les sages,
la maison ; et hors de là, je pouvais faire tout ce tous lesguennour, les taleb. Ça discute toute la nuit,
queje voulais (...). tant pis pour ma mère qui doit faire à manger et
Ça, pour la bonne raison, par exemple, faire du café et du thé pendant toute la nuit ! Alors
quand je suis allée en Algérie faire «le volontariat» mon père appelle le plus jeune de mes frères, il
la première fois, eh bien, ça a fait énormément l'oblige à s'asseoir et à assister aux- discussions ; il
plaisir à mon père ; il a été vraiment très content. Et lui dit : «Ecoute ce qu'on dit. Apprends. Pose des
pourtant, y a beaucoup de choses qui auraient fait questions». Il aimerait le faire participer,
qu'il aurait été contre : je partais en Algérie, donc l'intéres er (...) (8). Ouf ! Mais de tout cela, il n'est pas
loin, seule, pas en famille ; je n'allais pas dans la payé en retour .; ça le désole. Avec mes frères
famille ; c'était mixte et il le savait, il savait queje aînés, ça passe encore, mais avec son dernier fils,
partais d'ici avec des garçons et des filles et que là- c'est le ratage total (...).
bas j'allais vivre avec des garçons et des filles... Mais
malgré tout ça, il a accepté. Et ça lui a fait plaisir,
parce que quand on est revenu, il sentait que c'était
différent, c'était pas du tout la même chose,
comme avant. Je pouvais lui parler de l'Algérie et
pas seulement de Bordj ou de notre bled, mais de «Les plâtres qu'elle a essuyés»
Sidi-Bel-Abbès, de Tiaret, de tout ça. Et puis, A propos de ma sœur ? ... Vraiment, ma sœur,
j'avais eu envie de moi-même d'aller en Algérie, j'aimerais pas être à sa place. Elle est coincée entre les
c'était pas par obligation et, pour lui, c'est très frères aînés —on lui a rien laissé passer— et nous les
important (...). jeunes. C'a été plus coulant pour nous quand même
Il y a un tas de choses comme ça. Quand j'ai (...). C'est de là, tous les plâtres qui lui viennent ;
commencé à faire de l'arabe à Langues O., c'était c'est casse-cou, parce que c'est aussi la première
la même chose : au début, il croyait pas ; il faisait fille. Dans cette position, c'a été une catastrophe
semblant de rien savoir, comme il fait toujours. Il pour elle (...). Je pense qu'un garçon à sa place, il
fait semblant que mes études ça l'intéresse pas. Des se serait mieux tiré qu'une fille : il pouvait
fois, que ça me donne des idées ! Si je me rendais s'imposer davantage ; tandis que là, c'est elle qui a arrangé
compte que vraiment mes études, ça l'intéresse, et les choses pour le garçon qui la suivait (...). Elle a
que ça me montait à la tête ! Alors qu'au fond, je tout encaissé, elle ; même maintenant c'est pas fini,
sais qu'il s'intéresse, qu'il se renseigne ; il en parle.
Tu penses ! Six enfants, je suis la seule pour qui ça
a marché, les études ! Ça lui fait plaisir, ça je le sais, 7— «(...) Celui-là, tant qu'il était à la maison, parmi nous, au
mais il faut pas qu'il le montre. C'est comme ça. milieu de nous, comme nous tous, il faisait le ramadhan ;
Ça veut dire que ça va, c'est tout ; que je tolère c'était toujours autant de sauvé. Que cela lui plaise ou non,
il devait faire comme nous, ..., il nous voit de ses yeux.
c'est tout. Mais j'encourage pas. Alors quand il a Maintenant qu'il est sorti de la maison, il ne le fait plus, j'en
vu que c'est sérieux, quand il a vu qu'il y a des suis sûr (...)» (le père de l'enquêtée parlant du plus jeune de
bouquins écrits en arabe, que j'arrive à écrire, à lire, ses fils).
alors il s'est mis à regarder de près. J'ai senti qu'il 8— Ayant eu l'occasion d'assister à une de ces soirées qui,
était fier. L'anglais, le russe, l'espagnol, tout ça, au gré du père de l'enquêtée, sont «trop rares depuis qu'il
c'est secondaire : c'est l'école, c'est tout ; mais est amené, dit-il, à habiter cette HLM trop étroite qui se
l'arabe, c'est autre chose. Et il le dit à tout le prête mal à de grandes réunions où il y a des hommes,
monde, tout le monde (la communauté locale des bien sûr, mais auxquelles sont invitées aussi, de leur côté,
les familles, les femmes», il nous a été donné de saisir la
immigrés algériens) sait maintenant que j'apprends fonction de communion que remplissent ces rencontres où
l'arabe. Sa surprise aussi de savoir qu'il y a des «parents et amis se retrouvent pour qu'aucun n'oublie qu'il
profs français qui connaissent l'arabe ; et même qui est un Arabe, un musulman, qu'il n'est plus dans son pays
connaissent l'Islam, l'histoire musulmane, l'histoire et qu'ici, il n'est pas dans son pays (...). Avant, c'était
souvent que nous nous réunissions ainsi chez l'un, chez l'autre,
des pays arabes. Il les prend un peu pour des mais surtout chez moi (...). Il y a longtemps que cela ne
espions (...). Oui, de la subversion ; d'ailleurs, il s'est produit ... ; ce soir, c'est un peu exceptionnel ; nous
raconte toujours des histoires comme ça : des gens avons un parent qui est de retour de la Mecque. Cela fait
qui se déguisent, qui se font prendre pour des déjà deux mois qu'il est revenu, nous ne l'avons pas encore
honoré, félicité et invité parmi nous ; nous le fêtons ce soir
Arabes, pour des musulmans et qui ne sont pas. (...). Il y a encore un jeune qui est originaire de chez nous et
Son expression c'est toujours : «entrer dans le qui vient d'arriver en France, Si L... ; c'est un
ventre de son ennemi...». (...) Un jour, j'ai voulu lui grand 'savant'. Il sera là ce soir, nous avons tous beaucoup
faire plaisir : j'ai lu avec lui un texte en arabe, je lui de choses à apprendre de lui. C'est mon gendre qui l'a
ai traduit, je crois que je l'ai compris mieux que lui ; découvert et qui l'a fait venir : tout à l'heure, nous irons le
voir ; il viendra enseigner (littéralement : moraliser) un
une autre fois je lui ai raconté les grandes batailles peu tous ces jeunes qui ne savent rien (de l'Islam, sous-
du début de l'Islam. Il a été très étonné. Ça aussi entendu)».
Les enfants illégitimes 79

ça continue : si elle divorce, ça va être un scandale c'est le contraire qui se passe : on lui a fait arrêter
encore , mais après elle ce sera plus admis, ça devient ses études parce que c'est pas la peine, elle
banal (...). travail era jamais, or maintenant elle travaille mais au lieu
Ses plâtres ? Bon, c'a commencé quand elle de faire ça avec un diplôme —ça lui rapportera plus
avait peut-être..., quand elle devait avoir quinze d'argent—, elle est caissière, manutentionnaire dans
ans. C'est l'âge... Ou peut-être même avant. Je me une surface de vente ; on l'a mariée jeune pour être
souviens très bien quand elle s'est mariée ; j'avais tranquille -elle est casée—, or y a rien de tranquille
dix ans, mais ça m'a marquée. L'impression que depuis ce mariage, on va vers un divorce avec cinq
j'avais alors, j'étais fillette, c'est comme si on lui gosses. Ils se rendent compte que c'est à côté de la
avait fait du mal, on l'a battue ; il fallait la plaque : je crois que c'est pour ça qu'ils sont
défendre et déjà je sentais que c'est parce que c'est devenus plus coulants (...). Oui, encore une démission.
une fille puisque on n'a pas fait ça pour les
garçons... C'est ça peut-être la solidarité des femmes ! —Comment a été organisé ce mariage ?
(...) Qui lui voulait du mal ? Eh bien ! Tous les —(...). Ce n'est pas vraiment un cousin..., mais on
nommes : mon père, mes frères, et puis tous les nous l'a toujours présenté comme ça, comme
hommes. On l'obligeait à quitter la maison alors presque de la famille, un membre ; pendant très
qu'elle voulait pas : il y avait ceux qui la foutaient longtemps, on l'a considéré un peu comme ça.
à la porte —paraît-il, je demandais à ma mère C'est un garçon qui habitait à Aulnay depuis
pourquoi on allait la «donner» puisque c'est comme ça longtemps ; il était en France comme ouvrier. Comme il
qu'on dit en arabe : elle est donnée—; il y avait était du même patelin que nous, on l'a adopté ;
ceux qui voulaient la prendre ! (...) Dans tout ça, pas seulement nous, mais les autres familles aussi,
le jeu de ma mère, c'était pas clair. Je trouvais. on vivait tous ensemble. Donc, ça a fait qu'il était
Quand même ma mère, elle est pas contre Noura —je au courant de tout ; qu'il était très copain avec
l'ai vue pleurer plusieurs fois—, mais d'un autre mon frère. Avec mon père, il avait beaucoup de
côté, elle accepte, elle est avec les autres, avec mon respect... Un peu le fils de la maison. Je crois que
père, tous les hommes ! Alors c'était mitigé !
Vraiment ça m'a beaucoup marquée, cette histoire (...). c'est plutôt lui qui s'est dit : «y a bon, y a quelque
chose à gagner là-dedans...». A ce moment là, il
Evidemment, sa scolarité s'est arrêtée là. Ça sentait très bien que ma sœur, on allait la marier
s'est arrêté avant le CAP de comptable qu'elle très vite. Comme il y avait déjà des tas d'histoires,
préparait ou de sténodactylo, je sais pas... Puisque
mon père a décidé qu'elle se marie... carrément, il était au courant de tout, de tous les commérages ;
qu'elle arrête de faire ses études. Ils l'ont mariée donc il s'est dit : s'il voulait se marier avec elle,
parce que les gens commençaient à dire : «Oh ! la ! c'est maintenant. Il est venu la demander en
la ! Regardez la fille de... qui va à la gare !» Tout mariage. Il l'a demandée dans les règles, comme ça doit
ça... parce que, elle aussi c'était quand même pas à se faire. Mais en réalité, il était sûr de son coup...,
Paris, mais c'était pas à Aulnay, il fallait qu'elle en sachant très bien qu'on la lui refuserait pas ; il
aille en train. C'est la première : les parents avaient a bien choisi son moment... C'est comme ça que ça
pas encore l'habitude. Même ma mère le dit s'est passé. D'autant plus qu'il a été malin. Pendant
maintenant, surtout de moi : «Qu'est-ce qu'on a avalé des mois et des mois, il a fait la cour à... mon père
comme couleuvres avec les dernières !» (...) Moi, pour avoir la fille, c'est le cas de le dire. Même ma
je me suis tout de suite aperçue, puisque sur ça mère, il l'a eue... dans sa poche, il a su vaincre ses
ma sœur ne pouvait parler qu'à moi, en tant que réticences : lui ou un autre, vaut mieux encore lui ;
on sait au moins qui c'est, on le connaît ; il est
fille même si j'étais plus jeune qu'elle. Je
comprenais quand même beaucoup de choses dans la gentil, dévoué, c'est comme un de nos enfants...
mesure où elle m'a toujours, tout le temps, parlé à Puisque sa fille doit se marier... C'est comme ça
moi, à ma sœur aussi qui a un an de moins que que maman s'est laissée avoir (...).
moi. On était vraiment à trois... solidaires, on C'est lui qui est venu habiter chez nous...
faisait un clan. Moi, c'était toujours : «je vais le dire à Parce qu'il s'est marié pour ça, voyons ! Il était un
maman ; je vais le dire à maman !» Maman petit peu déjà (sous-entendu : de la famille), il faut
souffrait beaucoup, mais tout ce qu'elle pouvait qu'il soit complètement. Nous, on est en famille ;
(c'était) la laisser tranquille. Ça a continué depuis : lui, il est seul. Nous, on a un appartement ; lui, il
quand elle s'est mariée, y avait qu'à moi qu'elle devait habiter une piaule ! ... C'est donc normal
parlait. Je la voyais dans tous ses états (...). Même à qu'il vienne à la maison, il va pas emmener sa
dix ans, on reçoit- quelque chose quand on voit femme dans sa piaule. Surtout qu'au début (de leur
ça. Et puis, le mariage en lui-même m'a assez mariage), on avait une très grande maison : c'était
une maison pour trois familles... Il a habité chez
choquée. Donc à dix ans, j'ai commencé à comprendre nous le temps qu'il ait un logement.
beaucoup de choses ; à dix ans, j'ai commencé à
me dire : «ma petite, si tu veux que ça t'arrive pas,
tu sais à quoi t'en tenir !», il faut absolument que
je fasse quelque chose pour pas que je me retrouve
dans cette situation-là (...). «Le sentiment que
Elle s'est mariée en 65, ça fait donc une
dizaine d'années. Elle a cinq gosses maintenant. Ça son mariage a été un gâchis»
s'est passé comme si c'était là-bas (en Algérie). C'a a été dur pour elle. Elle a ressenti très... très mal
Exactement (...). Mes parents ont beaucoup son mariage... Et encore, elle se rendait pas encore
regret é ce mariage. Je crois que même s'ils disent rien, tout à fait compte de ce qui lui arrivait. Elle se
ça les a fait réfléchir. Tout ce qu'ils ont décidé, rendait pas compte tout de suite, c'est toujours
80 Abdelmalek Sayad

après..., après coup... Chaque fois, c'est quand ça que, moi, ils pourront jamais me faire ça..., ce
lui arrive, quand ça lui tombe sur la tête, qu'elle qu'ils veulent. Si jamais, je sentais ça, je m'en irais ;
prend ça à la figure qu'elle se rend compte. Avant, je l'ai déjà dit à ma mère et je sais très bien que
elle réalise pas, elle voit pas ce qui va lui arriver... tout le monde le sait, tout le monde est averti (...).
ou plutôt elle veut pas, elle a toujours peur de voir Oui, c'est pas des paroles en l'air. Ils le savent très
ça à l'avance. Et quand ça lui arrive, elle semble bien, parce que tout simplement la preuve a été
tout étonnée alors que c'est prévisible, elle le savait faite. Quand on commence à travailler, ça
à l'avance (...). Mais dans la mesure où quand on l'a commence par là, c'est déjà quelque chose ; c'est
mariée elle n'avait que dix -sept ans, elle sortait beaucoup. Or, maintenant tout le monde travaille :
jamais, elle connaissait très peu de gens, elle était Noura, Saïda ; même Noura. Ça, c'est le premier
vraiment incapable, en fait, de faire quelque chose. truc essentiel... Ensuite, qu'est-ce qu'il vont dire ?
Maintenant, elle est complètement «H. S.» Que la famille, la maison, les parents sont
(«hors service», pour dire épuisée et résignée). Elle indispensables pour vivre, qu'on peut pas se débrouiller
est usée, démoralisée, sans ressort ; elle est lessivée, toutes seules. Même ça, que ça leur plaise ou pas
elle est anéantie. Elle insiste plus. En fait on parle pas —ça doit leur foutre un coup, ça les frustre î— , ça
avec elle de ça, parce que on sent qu'il y a vraiment tient pas. Ça doit leur faire quelque chose, ça les
quelque chose qui s'est cassé en elle, qu'elle croit chagrine. Un père qui se croyait indispensable
plus en grand'chose. Elle se laisse aller, résignée. Il —tant qu'il est là— pour que ses enfants vivent, et
y a ses gosses ; pour eux, je crois qu'elle est encore cela même s'ils travaillent, et à qui on vient dire, on
capable de se bagarrer... Et ça, il faut qu'elle se vient apporter la preuve, la démonstration qu'il
prépare ; ça commence déjà dès maintenant : elle a n'est pas indispensable, qu'on n'a pas besoin de
une fille qui a huit ans, neuf ans, et que le père lui ! ... Même ses filles n'ont pas besoin de lui ! ...
veut déjà visser comme il dit (...). Pour le reste, C'est comme ça ... C'est pour ça que je tenais à
non... Elle est d'apparence très jeune ; alors, y a avoir ma chambre. C'est un pas de plus. C'est une
toujours des gens qui font des gaffes sans s'en nouvelle démonstration. Avant même que je
apercevoir. Quand elle dit aux gens qu'elle est mariée, travaille, avec ma bourse seulement, je m'en tire.
qu'elle a cinq enfants, les gens ne la croient pas. Alors c'est la preuve par la force, qu'on a son
Et ça, c'est comme (si) on tournait un couteau indépendance (...). Je tiens beaucoup à ça. Donc c'est
dans la plaie ; ça avive : elle a le sentiment d'avoir sérieux, ils sont obligés de me croire et ma mère sent
gâché sa vie. Plus ça va, plus elle a le sentiment que ça... Comme ils peuvent rien, alors ils laissent, ils
son mariage c'est un gâchis. Ça déteint même sur laissent faire. Ça vient et puis c'est tout. Ils en
ses rapports avec tout le monde, avec nous tous. parlent même plus, ma mère ne parle même plus de
Avec les parents, même si elle le leur crache pas à tout ça : mariage, travail, études (...). Ça va être
la figure —elle leur reproche de l'avoir foutue dans comme ça aussi pour Noura -.même maintenant, dans
cette situation—, c'est terrible à voir ça..., terrible la situation où elle est —surtout maintenant—, le
d'angoisse : ni elle, ni les parents ne disent rien là- jour où elle se décide pour divorcer, ça viendra.
dessus, mais on sent que chaque regard est chargé, C'est toujours comme ça : quand ça arrive, ça passe,
que c'est lourd. Elle est devenue un reproche on finit par accepter —quoi faire d'autre ? Un tas
vivant pour mes parents..., pour mon père encore de choses (qui), avant que ça arrive ça semblait
plus que pour ma mère. Une sorte de mauvaise impossible et après on est étonné...; on en faisait une
conscience ; leur mauvaise conscience (...). Avec montagne, c'est tout (...). Elle aussi (Noura), c'est la
moi aussi, c'est pas tout à fait ça ; bien qu'elle même chose. Elle prend un peu d'assurance. Petit à
s'interdit —elle ne dit jamais rien, elle fait aucune petit, elle voit ce que nous, plus jeunes qu'elle, on
comparaison, ni pour m'envier, ni pour que ça me ose, alors elle aussi, elle s'y met ; elle suit (...).
serve de leçon—, y a toujours, et de plus en plus, il
y a ça entre nous. Ça se comprend : deux destinées
tout à fait différentes, étant donné que moi c'est
tout différent d'elle ; tout le contraire, c'est une
autre voie (...). C'est pas de la jalousie, mais y a de
tout : il y a de l'envie, y a de la satisfaction —ça «Plus de dix ans pour
lui fait quand même plaisir qu'on s'en tire qu'elle se sente autonome»
autrement qu'elle—, y a des regrets, la déception. Il y a
tout ça. On s'entend bien, on se soutient encore et Comme on se voit toujours —les familles vivent très
même fortement : elle nous défend auprès des proches l'une de l'autre, on peut dire presque
parents, de maman surtout —et elle est bien placée ensemble, rien n'échappe—, alors c'est comme si elle
pour ça, elle est la victime—; on lui sert (Noura) était toujours chez nous (...). Si elle était
d'intermédiaire —dès qu'y a quelque chose, on avertit les coupée, si elle était là-bas chez elle, entre ses
parents— et elle nous raconte aussi tout, elle nous quatre murs, avec son mari, ses enfants seulement,
dit tout ; y a qu'à nous qu'elle peut parler (...). car y aurait personne pour la voir —son mari, à
C'est triste à dire, mais c'est ça ! C'est pas coup sûr, n'accepterait personne chez lui—, elle
seulement pour les études, c'est pour tout le reste, serait pas comme ça. Elle aurait jamais pu
car tout se tient : si on continue à faire des études travail er (...). Oh ! ça n'a pas été tout seul pour le travail ;
donc forcément c'est fini pour autre chose, il a fallu qu'elle l'impose (...). Elle travaille et
l'autorité est battue en brèche ; parce que l'autorité des heureusement ! ça la fait sortir, ça lui change les idées,
parents n'agit plus, alors autant laisser suivre les rien que ça c'est énorme. Et ensuite, ça lui assure
études. Tout ça, on le doit à ma sœur. Parce queje un peu son indépendance... auprès de son mari, ça
crois que maintenant, mes parents savent très bien lui donne plus de force (...). Oui, je crois que main-
Les enfants illégitimes 81

tenant, ce sont là ses deux forces : le fait que toute jours en costume, cravate, il croit que ça le pose et
la famille est à côté d'elle, alors son mari sait qu'il il se donne des airs d'intellectuel : il parle en arabe
doit compter sur ça, il peut pas aller jusqu'au bout, —il connaît quelques formules creuses, il les sort
faire tout ce qu'il veut ; et, ensuite, le fait qu'elle tout le temps—, il discute politique. Pour se donner
travaille maintenant, qu'elle n'a plus à compter sur de l'autorité, il s'est foutu dans «l'Amicale» (il
lui pour tout. Parce que si elle devait compter sur s'agit de l'association «Amicale des Algériens en
lui pour qu'il lui donne des sous, elle peut toujours Europe») pour Aulnay. Histoire de se donner un
attendre (...). Elle travaille dans un grand magasin, peu d'importance. Il organise des activités, il faut
genre «Carrefour». Elle fait de tout là-bas : qu'il se montre : il est à la Maison des jeunes, il
caissière, le rangement, la manutention, l'étiquetage contacte la mairie, le curé, les syndicats. En réalité,
des prix. Moi aussi, je me suis fait embaucher là c'est pas lui, il sait même pas parler ; il suit les
pendant toutes mes vacances (...). Certainement autres seulement. Avec tout le monde —il aime
qu'il (le mari de sa sœur) est pas content, mais il ça—, il joue au gendarme, au censeur, au
peut pas l'empêcher (de travailler). En fait, elle moralisateur surtout ; il aime ça : «Attention ! Vos enfants
avait arrêté de travailler ; elle a repris exprès pour sont comme ci, comme ça ; toi, j'ai vu ta fille là !
avoir plus de liberté, en tout... On sait jamais ce qui Il faut envoyer vos gosses aux cours d'arabe...»,
peut arriver (...). Le divorce ! Personne ose en ceux de l'Amicale. Il s'est fait le recruteur et le
parler : ni elle, ni moi, ni en famille. Je peux pas responsable de~ ces cours. Il va aussi à la mosquée —ils
lui dire : «divorce» ; il faut que ça soit elle qui en ont une salle pour ça—, il fait semblant de faire la
parle, qui prenne la décision et alors on peut prière, ça lui donne du prestige, mais en réalité il se
l'encourager (...). Mais moi, je suis sûre que ça va saoule à mort quand il se met à boire (...). Il joue
venir. Je sais pas comment ça va se passer, mais en au «farot», c'est tout. En ce moment, ça couve ; y
réalité, tout est prêt ; dans les esprits, surtout. Il y a une grande crise qui se prépare : il donne pas
a que le problème des gosses, c'est ça qui retient. d'argent à la maison ; ma sœur est presque toujours
Mais je crois que ça va pas tarder, car son mari chez nous avec ses enfants ; mes parents sont
devient de plus en plus insupportable. Il exagère mécontents, ils lui (leur gendre) font la gueule... Si
même un peu pour savoir jusqu'où il peut aller, que un jour ma sœur dit : «je divorce», ce sera un coup
ce soit avec sa femme, avec mes parents, avec mes dur, mais au fond tout le monde est préparé à
frères. Il s'essaie ; et ça, c'est désagréable : ça énerve ça (...). Si ça se fait, l'ennui, c'est qu'on ne sait pas
tout le monde, ça contrarie mes parents, ça comment. D'abord lui, il acceptera pas. Pourquoi
augmente leur... —ils se sentent culpabilisés à l'égard va-t-il accepter ? Ou alors, il fera payer ça très cher.
de ma sœur. Mais tout ça, ça travaille pour le Ça sera pas la répudiation comme au bled : il faudrait
divorce. Quand ça va venir : c'est encore un coup alors que ma sœur laisse ses gosses, sa maison, ses
qu'il faut avaler, c'est tout (...). Autrement dit, il meubles ; tout ça, ça appartient au mari. Le procès,
lui aura fallu quand même plus de dix ans (de c'est long : il faut payer l'avocat et pendant que
mariage) pour qu'elle se sente autonome (...). Lui (le dure le procès, où il va aller lui ? C'est tout ça qui
mari de sa sœur), en ce moment, il travaille pas fait hésiter (9).
exprès ; ça lui chante comme ça : il s'est mis en
congé de maladie, alors il traîne toute la journée à la
maison, dans la cité. Evidemment, y a plein 9— Le divorce a fini par être demandé et obtenu par Noura.
d'histoires avec les gosses, la fille aînée surtout : «Fais Mais bien que prononcé juridiquement, il ne devint pas
effectif, la cohabitation des époux continuant à se
comme ça ! Fais pas ça ! Où tu vas ? Pourquoi tu prolonger ; aussi cela ne fit-il que contribuer à compliquer encore
t'habilles comme ça ?» C'est un malade. Il est plus les relations entre les familles.

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