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Assmann Egypte Ancienne 1988
Assmann Egypte Ancienne 1988
ÉGYPTE A N C I E N N E - LA M É M O I R E MO NUMENTALE*
JAN ASSMANN
* L ' a u t e u r traite le même sujet en détail dans un volume, qu'il édite avec T o n i o
Hôlscher: Kultur und Gedàchtnis, à paraître en 1988 chez S u h r k a m p , F r a n k f u r t . En vue de
cette publication, je me suis b o r n é ici à la reproduction du texte présenté au colloque,
corrigé grâce à l'aimable coopération de mes collègues M m e M . L . Ryhiner, M M . R o b e r t
Meyer et Pascal Vernus. Qu'ils trouvent ici l'expression de ma p r o f o n d e gratitude.
1
M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire (Paris 1925); id., La mémoire
collective (ouvrage p o s t h u m e , Paris 1950).
2
Voir E . H . G o m b r i c h , Aby Warburg. An intellectual Biography ( L o n d o n 1970).
3
A l'exception de son livre Topographie légendaire des évangiles en terre sainte (Paris
1941).
48 ACTES D U COLLOQUE D U CENTENAIRE
/ / . Deux cultures
Il est bien évident que la civilisation égyptienne, envisagée comme un
ensemble d'objectivations culturelles, est marquée par une ressemblance
de famille particulièrement prononcée. À cette observation qui ne
demande pas ici d'être approfondie davantage, se joignent aussitôt deux
remarques :
1) elle s'applique plutôt aux objets de l'art monumental — architecture,
statuaire, relief et peinture etc. — q u ' à la littérature ou aux objets
d'usage quotidien;
4
Cf. J. A s s m a n n , «Viel Stil a m Nil? Altàgypten und das P roblem des Kulturstils», in:
H . U . G u m b r e c h t , K . L . P feiffer (edd.), Stil ( F r a n k f u r t 1986), 519537.
EGYPTE ANCIENNE, LA MÉMOIRE MONUMENT ALE 49
5
D i o d . I 51 cf. S. M o r e n z , Prestige-Wirtschaft im alten Àgypten (SBAW 1969),
46sq., 53.
50 ACTES D U COLLOQUE D U CENTENAIRE
6
P. Vernus, « D e s relations entre textes et représentations dans l'Egypte p h a r a o n i q u e » ,
in: M . L . Christin (éd.), Ecritures II (Paris 1985), 4569.
7
W h . M . Davis, « P l a t o on Egyptian A r t » , in: Journal of Egyptian Archaeology 65
(1979), 121127.
EGYPTE ANCIENNE, LA MÉMOIRE MON UMEN TALE 51
V. La discipline de l'éternité
La question qui se pose maintenant est celle des formes dans lesquelles
le monumentalisme comme mémoire culturelle — et cela veut dire:
comme force formative et normative — détermine les formes de la vie
individuelle et collective dans l'Égypte ancienne. Généralement, la
mémoire collective présuppose (implique) un certain sens de l'histoire.
Mais la particularité de la mémoire commémorative (personnalisée) est
8
J. Burckhardt, Die Kunst der Betrachtung (éd. H . H . Ritter, K ô l n 1984), 195.
9
J. A s s m a n n , «Sepulkrale Selbstthematisierung im alten Àgypten», in: A. H a h n ,
V. K a p p (edd.), Selbstthematisierung und Selbstzeugnis: Bekenntnis und Gestândnis ( F r a n k f u r t
1987), 196220.
52 ACTES DU COLLOQUE DU CENTENAIRE
10
Stèle du roi Néferhotep, éd. W . Helck, Historisch-biographische Te
x te der 2. Zwischen-
zeit und der 18. Dyn. Kleine âgyptische T exte (1975), 29.
11
Stèle de M e n t o u h o t e p L o n d o n U C 14333 éd. H. Goedicke, in: Journal of Egyptian
Archaeology 48 (1962) 25sqq., ligne 16.
EGYPTE ANCIENNE, LA MÉMOIRE MONUMENTALE 53
parangon de cette piété. La relig ion officielle, en Ég ypte, n'est autre que
la piété du pharaon, qu'il dirig e comme fils de dieu envers les dieux et
déesses, ses parents. Mais ici, la commémoration a un autre sens. Elle ne
sert pas à prolong er un état (d'être vivant) mais à maintenir un
processus. Les Ég yptiens pensent l'ordre cosmique comme un drame qui,
pou r réussir, exig e la coopération du pharaon. C'est une coopération à
la fois commémorative et rituelle. Or, le drame cosmique se déroule
dans un temps différent de celui dans lequel les morts sont plong és.
L'Eg yptien disting ue entre le temps nhh qui est le temps cyclique, le
temps de la nature, des astres, de l'éternel retour, et le temps dt qui est la
durée impérissable et inchang eable, le temps des morts, de la pierre et
des monuments. Au pharaon incombe la tâche de penser et de prononcer
liturg iquement l'ordre cosmique afin de l'entretenir, à la société toute
entière incombe la tâche de penser aux morts et de prononcer leurs noms
afin de conserver l'intég rité de la communauté et de ne pas laisser se
déchirer le tissu social.
15
D.B. R e d f o r d , Pharaonic King-lists, Annals and Day-books (Mississaug a 1986).
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Le groupe (...) sent bien qu'il est rest é le même et prend c onsc ienc e de
son identité à travers le temps (...). C'est alors le temps éc oulé au c ours
duquel rien ne l'a profondément modifié qui oc c upe la plus grande plac e
dans sa m é m o i r e » 1 7 .
Mais Halbwac hs pense, dans c es c itations, à des familles et à des
groupes professionnels, dont la mémoire ne c omprend que quelques
dizaines d'années au plus. En Egypte, nous avons affaire à une ampli
fic ation c olossale de c ette struc ture — une «c olossalité» qui s'exprime
dans les monuments.
Mais quand il s'agit non plus de la mémoire c ollec tive, mais de la
mémoire c ulturelle, le tableau, que c ellec i présente à une soc iété parti
c ulière, p e u t être d ' u n e stru c ture différente. Il peut foc aliser n o n
les périodes de durée immobile mais au c ontraire, les événements
transformatifs: les migrations, les conquêtes, les victoires, les défaites, les
c atastrophes. La mémoire israélienne est c entrée autour des figures
transformatives c omme l'exode, la c onquête, l'exil, e t c . .
Cec i fait penser à la fameuse distinc tion typologique de Cl. Lévi
Strauss entre les soc iétés «froides» et les soc iétés «c haudes»: «les unes
c herc hant, grâc e aux institutions qu'elles se donnent, à annuler de façon
quasi automatique l'effet que les fac teurs historiques pourraient avoir
sur leur équilibre et leur c ontinuité; les autres intériorisant résolument le
devenir historique pour en faire le moteur de leur développement» 1 8 .
« F r o i d e u r » ou «c haleur», c 'est une question de mémoire c ulturelle et
de l'autoimage, qu'elle présente à la soc iété. La mémoire «monumen
tale» — qui était en même temps le c entre de la mémoire c ulturelle —
des anc iens Égyptiens a c hoisi l'option froide. C'est parc e qu'il s'agit de
la c ommémoration personnelle, qui se rapporte à l'immortalité. L'immor
talité exige la «disc ipline de l'éternité», une disc ipline qui s'exprime
d'une part, à travers la fixation hiératique, la c anonisation des formes, et
d'autre part, dans la solidarité et la piété, en s'attac hant à c e c anon et en
plaçant le salut dans la répétition.
Ainsi s'explique le fait remarquable que l'Egypte est la seule c ivilisa
tion qui ait résisté (non politiquement, mais c ulturellement) à l'hellénisme;
le style de l'art ptolémaïque et romain est beauc oup plus proc he de c elui
de l'Anc ien Empire (une période rec ulée de plus de deux mille ans) que
de c elui du m o n d e hellénistique c ontemporain. Grâc e à l'organisation
c anonique et — pour ainsi dire — à la «fortific ation monumentale», la
mémoire c ulturelle des anc iens Égyptiens persisterait j u s q u ' à l'avènement
d'une nouvelle vision d'immortalité et une nouvelle promesse de durer:
le c hristianisme.
17
Id., M., 77.
18
C. LéviStrauss, La pensée sauvage (Paris 1962), 309 sq.