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Genesis (Manuscrits-Recherche-

Invention)

La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar


moderne de la philologie ?
Jean-Louis Lebrave

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Lebrave Jean-Louis. La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ?. In: Genesis
(Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. pp. 33-72;

doi : https://doi.org/10.3406/item.1992.870

https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_870

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Résumé
A partir d'une typologie des objets étudiés (manuscrit/imprimé, privé/public) et des procédures
énonciatives correspondantes, cet article montre la spécificité radicale de la critique génétique par
rapport aux disciplines d'érudition qui l'ont précédée, notamment la philologie et la critique d'inspiration
lansonienne. Le réexamen critique de quelques contre-exemples confirme cette analyse et montre à
quel point la nouvelle poétique de l'écriture diffère de l'ancienne poétique du texte.

Abstract

Starting from a typology of the investigated objects (manuscript/printed text, private/public) and the
related enunciation processes, this paper shows the radical specificity of genetic criticism compared to
classical textual criticism, particularly philology and Lanson-type criticism. This view is confirmed
through a reconsideration of some coun-ter-examples, showing how markedly the new poetics of
writing differs from the old text-centered poetics.

Resumen
A partir de una tipologia de los objetos estudiados (manuscrito/impreso, privado/publico) y de los
procedimientos enunciativos correspondientes, este artîculo pone de relieve la especificidad radical de
la critica genética en relaciôn con las disciplinas de erudition que la han precedido, particularmente la
filologfa y la critica de inspiration lansoniana. El reexamen critico de algunos contra-ejemplos confirma
este anâlisis y muestra hasta qué punto la nueva poética de la escritura se diferencia de la anterior
poética del texto.

Resumo
A partir de uma tipologia dos objetos estudados (manuscrito/impresso, privado/publico) e dos
procedimentos enun-ciativos correspondentes, este artigo pôe em relevo a especificidade radical da
critica genética em relaçâo às disciplinas eruditas que a precederam, particularmente a filologia e a
critica de inspiraçâo lansoniana. O reexame critico de alguns contra-exemplos confirma esta anâlise e
mostra até que ponto a nova poética da escritura se diferencia da antiga poética do texto.
ENJEUX

La critique génétique
une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ?

Jean-Louis Lebrave

ommençons par un rapide parcours chronologique. A la fin des an¬


nées 1960, le CNRS crée une petite équipe de recherche chargée de mettre
en état les manuscrits du poète allemand Heinrich Heine qui viennent
d'être acquis par la Bibliothèque nationale. Ce double événement institutionnel
fournit rétrospectivement un repère symbolique : même si les collections de ma¬
nuscrits autographes existent depuis longtemps, et même si des chercheurs isolés
ont déjà consacré des travaux à des manuscrits d'écrivains, ceux-ci sont, pour
la première fois, reconnus non plus seulement comme éléments du patrimoine
culturel, mais aussi comme objets d'investigation scientifique. Cette double re¬
connaissance aurait pu rester un accident sans postérité, simple montage admi¬
nistratif pour permettre à la Bibliothèque nationale de confier l'inventaire et le
classement du fonds nouvellement acquis à quelques germanistes universitaires
compétents. Or c'est le contraire qui se produit. La petite équipe Heine se dé¬
veloppe1, et, loin de rester isolée, elle devient bientôt un pôle d'attraction pour
d'autres chercheurs : des séminaires internes et des groupes de travail œuvrent
à confronter divers corpus manuscrits pour construire une méthodologie et pour
élaborer un corps de principes et de concepts communs. Dans le même temps,
la Bibliothèque nationale enrichit et complète ses collections de manuscrits par
une efficace politique d'acquisitions2.
Au moment de la création de l'équipe Heine, le structuralisme connaît en
France le succès que l'on sait, et linguistique et littérature vivent une lune de
miel brève, mais intense. En rupture avec une tradition lansonienne essoufflée,
la recherche littéraire française, conduite par Barthes et le groupe Tel Quel, se
passionne pour les formalistes russes et les analyses de Jakobson, et s'inspire
de la linguistique pour rajeunir son approche des œuvres et régénérer une critique

P.-M.
nuscrits
2.points
modernes
1. Pour
les D'autres
manuscrits,
ded'histoire
unetBiasi
depuis
historique,
laontgenèse
dans
déjà
Paris,
»,Victor
Actes
Vévoqué
decf.
Encyclopedia
Minard,
l'œuvre
R.duPierrot,
Hugo l'histoire
colloque
»,1985,
»,inp.«Universalis,
A.p.Constitution,
924-937).
deGrésillon
franco-italien
7-14.
cette formation
Cf.Symposium
etfinalité,
aussi
M.
« Les
Werner
A.dusentiers
avenir
, Grésillon,
vol.
CNRS.
(eds.),
2,des
de«Cf.
collections
Les
la«Leçons
La
par
création
enjeux
critique
exemple
d' écriture.
de»,» manuscrits

génétique
à L'analyse
la présentation
paraître.
Ce que: littéraires
quelques
desdisent
ma¬
de

Genesis 1, 1992
GENESIS

universitaire endormie à force de scruter le couple que forment l'homme et l'œu¬


vre. C'est l'époque des théories du texte, conçu comme un ensemble clos dont
les relations internes définissent une créativité récursive, et toute une batterie
de paradigmes conceptuels se développent autour de cette notion omniprésente
qui occupe une place centrale dans la réflexion sur la littérature. Les papiers
des écrivains ne font pas exception : lorsque Jean Bellemin-Noël propose en 1972
de les définir comme des avant-textes et donne une première application de cette
nouvelle grille conceptuelle en étudiant la genèse d'un poème de Milosz, le petit
groupe de ceux qui étudient les manuscrits de Heine, de Proust, de Flaubert ou
de Valéry, se rallie volontiers à cette proposition qui donne à leurs matériaux
un statut d'objet de recherche.
Il est rétrospectivement clair que cette complémentarité spontanée du texte
et de l'avant-texte était en réalité trompeuse. Pour les théories structuralistes du
texte, les concepts d'écriture, de créativité, de productivité font partie de la struc¬
ture textuelle même, autonome et parfaitement refermée sur elle-même ; celle-c
n'a besoin d'aucun extérieur, et le texte est à lui-même sa propre origine. Les
documents attestant la genèse d'une œuvre particulière n'y font pas exception
et leur prise en compte, qui est en réalité une sortie hors du texte et de sa clôture
ne pouvait qu'être le début d'une mise en question de la notion elle-même. Bien
sûr - et je le montrerai plus loin - l'avant-texte est à beaucoup d'égards le
complémentaire du texte, mais cette complémentarité implique incompatibilité
et exclusion réciproque, et la mise en place d'un cadre théorique autonome pour
les études de genèse a certainement souffert de cette référence au texte, auss
« bloquante » à terme qu'elle était stimulante dans l'immédiat.
En réalité, c'est sans doute ailleurs qu'il faut chercher le potentiel théorique
susceptible d'accompagner cette émergence des documents de genèse, dans la
lente prise en compte, par des courants plus proprement linguistiques, du locuteur
et de l'énonciation. Les articles fondateurs d'Emile Benveniste datent du débu
des années 60, et c'est en 1970 que la revue Langages consacre son numéro 17
à l'énonciation ; c'est dans ce numéro que Benveniste définit le programme d
la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation »
Mais il faudra attendre la fin des années 70 pour que ce courant pénètre vraimen
la recherche linguistique et provoque un intérêt nouveau pour les mécanisme
de production langagière, qu'ils soient oraux ou écrits.
Près de 25 ans plus tard, il y a beau temps que la linguistique a cessé d'être
la discipline phare des sciences humaines, et qu'elle a cessé de nourrir les effort
méthodologiques de la recherche littéraire. Le structuralisme est suffisammen
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

duquel gravite une centaine de chercheurs, et les « généticiens » de la littérature


ont à leur actif une bibliographie nourrie qui atteste de la vitalité de la « critique
génétique ». L'intérêt pour les documents de genèse n'est pas resté confiné aux
spécialistes un peu austères des disciplines d'érudition littéraire. Il s'est répandu
dans les milieux cultivés, et il n'est pas d'édition des grands textes du xixe et
du XXe siècle qui ne donne des extraits de manuscrits de genèse. Il tend d'autre
part à déborder le domaine des seules œuvres littéraires, et les archives des pein¬
tres, des architectes, des compositeurs s'ouvrent elles aussi à des études consa¬
crées aux divers processus de création artistique. Et même les attaques dont la
critique génétique fait l'objet viennent confirmer le succès de l'entreprise, qui vi¬
siblement dérange en redistribuant les cartes dans le champ des études littéraires.
Le temps est donc venu d'un bilan. Quelle rupture la critique génétique in¬
troduit-elle dans la continuité des études littéraires ? Quel est ce nouvel objet
de recherche qu'elle porte à l'existence, et quelle en est la spécificité par rapport
à l'objet traditionnel de la critique littéraire que sont les œuvres ? Quelle est la
méthodologie de la critique génétique, quels sont ses concepts opératoires, et comment
peut-on définir le nouveau champ théorique dont elle délimite les contours ?

Les manuscrits de genèse : un nouvel objet scientifique

Il faut bien reconnaître que la terminologie ne contribue guère à donner de


la critique génétique une image précise. Texte, avant-texte, manuscrit, variantes,
écriture : à l'exception d 'avant-texte, aucun de ces termes n'appartient en propre
aux études de genèse. A force d'avoir été façonnés par une longue tradition de
recherche érudite, ils véhiculent toute une histoire culturelle qui constitue comme
le milieu naturel de la recherche sur l'écrit littéraire, et les postulats qu'implique
leur maniement nous sont tellement familiers que nous avons tendance à ne plus
même les percevoir dans la transparence de leur évidence implicite. Pour apprécier
la rupture revendiquée par les généticiens, et pour en justifier le caractère radical,
il faut donc reprendre ces notions d'apparence si banale, en expliciter les présup¬
posés, et retracer les grandes lignes de leur histoire récente.

V énonciation écrite et V écrit

Toute production langagière suppose un énonciateur et un ou plusieurs des¬


tinataires. La communication suppose évidemment le respect des règles de la
langue, mais elle implique aussi que ses protagonistes se soumettent à un certain
nombre de conventions. En ce qui concerne la parole quotidienne, la linguistique,
notamment la pragmatique avec les « maximes conversationnelles », s'est atta¬
GENESIS

échange verbal. Pour l'écrit, et notamment pour les œuvres littéraires, les étude
correspondantes sont beaucoup plus récentes et beaucoup moins nombreuses3, e
c'est du côté des théories esthétiques et de la sociologie des arts qu'il faudrai
chercher des analyses équivalentes4. Je ne tenterai pas d'en dresser ici un bilan
et rappellerai seulement quelques notions importantes pour mon propos.
La spécificité de l'énonciation écrite introduit un certain nombre d
contraintes particulières qui affectent la production et la réception du message
D'abord, il s'agit d'une énonciation différée dans laquelle les protagonistes n
sont généralement pas co-présents5 ; de ce fait, elle échappe à la pointe du hi
et nunc qui caractérise l'énonciation orale. Il en résulte - et c'est une conséquence
fondamentale - que la production du message et sa réception constituent deux
phases distinctes, séparées par la remise de l'écrit à son destinataire. Chacun
des protagonistes dispose d'un certain temps, l'un pour produire le message, l'au¬
tre pour le lire. La phase de production se situe normalement dans la sphèr
privée du scripteur, seul le produit ayant vocation à être transmis au destinataire
A ce propos, on notera qu'à partir du moment où, à la fin du xvine siècle, l
copie manuscrite cesse d'être un moyen de reproduction et de transmission, l'écri¬
ture manuscrite devient l'apanage de la sphère privée : correspondances et jour¬
naux intimes, bien sûr, mais aussi domaine de la production des œuvres
Inversement, l'imprimé est désormais le medium privilégié de la diffusion col¬
lective et publique des textes.

Ensuite, l'écrit est une trace sur un support, ce qui entraîne trois caractéris¬
tiques supplémentaires. 1.-I1 constitue une extension externe de la mémoire
2.-La trace est à la fois inscription du produit et trace de son processus dénon¬
ciation. Dans le cas d'une copie manuscrite, cette énonciation singulière est sim
ple reproduction d'un objet préexistant. Lorsque l'écriture est travail de création
l'écrit enregistre des traces du processus de production lui-même. 3.-Toute scrip
tion manuscrite produit un objet singulier qui - du moins jusqu'au développemen
des moyens de reproduction modernes - n'est pas reproductible à l'identique
mais dont le contenu peut être recopié par un nouvel acte d'énonciation. Au
contraire, l'écrit imprimé moderne se caractérise par l'existence d'objets identi¬
ques reproduits en un grand nombre d'exemplaires au cours du même processu
énonciatif.

3. Cf. le n° 69 de la revue Langages, « Manuscrits - Écriture - Production linguistique », Paris, Larousse


1983.
4. On pense évidemment en tout premier lieu à la « théorie de la réception » de H.-R. Jauss.
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

De ces caractères rapidement rappelés découle le statut des écrits, et d'abord


celui des manuscrits. Désignant tout ce qui est écrit à la main, le terme pourrait
couvrir toute l'histoire de l'écriture et toutes les civilisations de l'écrit. Dans la
pratique érudite, il renvoie à deux types de documents très différents les uns des
autres.

Dans le domaine des écrits ayant fait l'objet d'une diffusion publique, et par
référence à l'invention de l'imprimerie, une première coupure oppose les textes
transmis sous forme de copies manuscrites et ceux que nous connaissons sous
forme imprimée. Toute grande bibliothèque comporte ainsi deux départements
distincts, celui des imprimés et celui des manuscrits. Fondamentalement, ce prin¬
cipe de classement oppose des objets anciens et médiévaux, qui sont des ma¬
nuscrits, et les imprimés, modernes et contemporains.

Néanmoins, les départements des manuscrits n'abritent pas que des documents
antérieurs à l'imprimerie. Outre que des textes ont continué à circuler sous forme
de copies manuscrites jusqu'à la fin du xvme siècle, les collections se sont pro¬
gressivement enrichies de manuscrits dits « modernes ». Contrairement aux ma¬
nuscrits anciens et aux imprimés, il s'agit généralement de documents d'ordre
privé, notamment des correspondances, et, plus généralement, des papiers de per¬
sonnalités consacrées, hommes politiques, savants, philosophes, écrivains, mu¬
siciens, peintres, etc. Alors que, pour les manuscrits anciens et médiévaux, la
personnalité de celui qui a produit la copie s'efface derrière la grandeur du texte
recopié, elle est, dans le cas des manuscrits modernes, ce qui justifie qu'on ait
collectionné le document et qu'on le conserve.

Je voudrais souligner l'importance de ces critères de conservation : dans un


cas, c'est la valeur culturelle intrinsèque d'un « grand texte » qui donne son prix
au document ; dans l'autre, c'est la valeur personnelle attribuée à un individu
- même si, dans le cas d'un « grand écrivain », les deux tendent à se confondre.
La main du scripteur est ici au moins aussi importante que le contenu de l'écrit,
c'est elle qui lui donne tout son prix, comme le rappelle l'adjectif « autographe »
appliqué aux manuscrits modernes par les experts et les marchands.

Pour une part importante, ces papiers sont constitués des ébauches, plans,
brouillons d' œuvres connues de grands écrivains, ce qui introduit une seconde
opposition, cette fois entre le texte imprimé et les manuscrits qui constituent le
dossier de sa genèse. On sait que nous ne connaissons que peu de « dossiers
génétiques » antérieurs à la fin du XVIIIe siècle. Sans doute, on a pu reconnaître
un brouillon dans tel papyrus du VIe siècle après J.-C. ou dans tel verso d'un
parchemin médiéval ; de même, on a pu invoquer d'autres cas de documents de
genèse antérieurs au XIXe siècle - « brouillons » laissés par les humanistes, exem¬
GENESIS

cal. Mais ces exemples restent quantitativement négligeables, et même un dé¬


pouillement systématique des fonds manuscrits des grandes bibliothèques a peu
de chances d'en exhumer d'autres en grand nombre. Avant la fin du xvine siècle
la conservation des documents de genèse paraît bien être accidentelle, alor
qu'elle tend à devenir systématique après cette date.
En grossissant le trait, on peut classer les documents écrits conservés dans
les bibliothèques de la façon suivante. Écrits publics manuscrits : ce sont les
manuscrits anciens et médiévaux ; écrits publics non manuscrits : ce sont les im¬
primés ; écrits non publics manuscrits : ce sont les manuscrits modernes. On voi
qu'il reste une place pour une quatrième combinaison, celle des écrits non public
non manuscrits. Restée longtemps vacante, elle est effectivement occupée par
les dactylogrammes, ou tapuscrits, dont le nom même signale la parenté avec
les manuscrits modernes, et, surtout, par les nouveaux objets produits avec un
ordinateur. Mais n'anticipons pas.

Pratiques érudites

Pendant longtemps, les pratiques érudites n'ont eu d'yeux que pour les écrit
publics. Ceci explique que les manuscrits anciens et médiévaux, masquant le
manuscrits modernes qui n'en constituaient qu'une extension confuse et un pro¬
longement secondaire, aient joui du statut de norme et de référence exclusive
pour l'ensemble du domaine manuscrit. Ainsi naquit la philologie, qui s'est im¬
posée comme science de l'écrit, et ce depuis ses origines. C'est autour des bi¬
bliothèques d'Alexandrie et de Pergame que se constituent les premières écoles
philologiques hellénistiques. A la Renaissance, humanistes et philologues re¬
découvrent l'Antiquité grâce à l'accès renouvelé à des témoins écrits de
grands textes. C'est aussi sur la base de données écrites que la philologie
allemande du xixe siècle reconstruit les textes et les langues indo-européennes

Cet empire de la philologie sur l'ensemble de l'écrit n'a guère été contest
jusqu'à présent. Sans doute, la philologie a été éclipsée en France par d'autre
formes de critique textuelle, et ceci bien avant le succès rencontré par le couran
structuraliste6 ; de sorte que, contrairement à ce qui s'est produit dans d'autre
pays européens, l'étude des documents de genèse s'est développée en dehors d
toute référence à la philologie et dans une liberté quasi totale vis-à-vis des ma¬
nuscrits anciens. En revanche, la philologie n'a jamais cessé d'occuper une place
centrale en Allemagne et en Italie7, où elle abrite encore aujourd'hui l'ensembl
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

des travaux consacrés à l'écrit, y compris ceux qui portent sur les papiers privés
des écrivains. Et certains observateurs, plus respectueux du poids de la tradition
philologique que sensibles à la nouveauté du travail sur les manuscrits modernes,
s'offusquent de voir la critique génétique prospérer dans une altérité sans conflit
avec la philologie. Ils prétendent que l'«ailleurs » revendiqué par les études de
genèse recouvre une amnésie fâcheuse, qualifient de factice la rupture annoncée
par les généticiens et les invitent à faire allégeance à une philologie qu'ils n'au¬
raient en réalité jamais quittée8.
Bref, l'analyse du domaine recouvert par le terme de « manuscrit » oblige à
poser une question préalable. Faut-il traiter différemment les documents publics
et privés, les manuscrits « anciens et médiévaux » et les manuscrits « mo¬
dernes » ? En d'autres termes, la critique génétique est-elle une discipline auto¬
nome, ou n'est-elle qu'un avatar moderne de la philologie ?

La philologie et les manuscrits modernes


En tant que science des manuscrits, celle-ci se définit, fondamentalement,
comme science des textes9. Les caractéristiques du texte ont été décrites plusieurs
fois10 et il suffira ici d'en donner un résumé. L'hypothèse fondamentale est, bien
sûr, que les textes existent11 ; ils constituent l'origine qui fonde en droit le travail
du philologue. Mais s 'agissant de textes de l'Antiquité ou de textes religieux
fondateurs, l'original est perdu, ou inaccessible ; nous le connaissons seulement
par les diverses copies qui en ont été réalisées au fil du temps. Aucune de ces
copies n'est une reproduction exacte du texte-origine, et toutes sont plus ou
moins imparfaites et plus ou moins fautives. Comme l'écrit Bernard Cerquiglini
à propos des éditions du Nouveau Testament et de Lucrèce réalisées par Karl
Lachmann :
Textes antiques et vénérés, que les scribes de l'Antiquité tardive et du Moyen Age
avaient copiés avec respect ; Lachmann postule dès lors que ces copistes ne se ren¬
dirent coupables que de fautes dues à l'incompréhension, à l'inadvertance, à la fatigue,
et que ces fautes sont une dégradation. Toute copie est un déclin.12

n°12.
blèmes
8. La
158)
çaise
9.-Graham
de
10.
1986,
11. Comme
Cf.
62,
l'homme,
Cf.l'article
D'où
Op.».par
genèse
p.1985,
notamment
théoriques
Cf.
cit.,
Falconer,
127-165.
leexemple
leaussi
titre
p.rappelle,
dul'Institut
de76.
146-158
texte
en
M.Espagne
André
»,«L.M.forme
OùinHay,
»,dans
Espagne
deLouis
;en
Guyaux,
Toronto,
B.recherche
«lesont
de Cerquiglini,
"Le
Hay
intitulé
domaine
boutade
etlestexte
«1988,
M.Génétique
(éd.),
études
et«Werner
français,
précédemment
d'histoire
n'existe
La
p.Leop.267-286,
référence
génétiques
manuscrit
cit.,
(eds.),
etpas"
l'intitulé
philologie
des
J.-L.
et:Philologiques
allemande
textes.
inachevé.
cité
réflexions
littéraires
Jean
Lebrave,
dude»,Molino,
plus
L.in Écriture,
dans
«»,Mesure
Hay
sur
ancien
L'écriture
I,inla
«: laParis,
Texte
Pour
«critique
fondation
laboratoire
Le
n°création,
4latexte
n°1990,
interrompue
(octobre
poïétique
7,génétique
«n'existe
etcommunication.
d'une
Écriture
du notamment
1990),
CNRS
»,philologie
:»,pas
ibid.,
quelques
-inen
p.».Réécriture
Poétique,
169-180,
sciences
p.(p.Paris,
7-31.
fran¬
135-
pro¬
GENESIS

Chaque texte est unique dans son essence immatérielle, et multiple dans ses
manifestations matérielles, dans les différentes copies qui sont parvenues jusqu'à
nous. C'est en comparant ces objets apparentés et différents que l'érudition phi¬
lologique pourra reconstruire le texte dans sa pureté originelle.

Bien sûr, le philologue doit commencer par déchiffrer et transcrire le manus¬


crit. Ceci suppose une accumulation impressionnante de savoir-faire : il faut
connaître à fond les différents types d'écriture pratiqués depuis l'Antiquité, être
capable d'analyser et de décrire les techniques d'écriture et les supports, de lo¬
caliser et de dater les différents manuscrits par lesquels un même texte a été
transmis. C'est ce travail patient et hautement spécialisé, c'est cette érudition poin¬
tilleuse que le terme de philologie évoque aujourd'hui pour le public cultivé.

Au terme du déchiffrement, le philologue constate que, par opposition à l'u¬


nicité et à la stabilité qu'il postule pour le texte original, les copies par lesquelles
celui-ci nous a été transmis fournissent un texte instable, variant d'une copie à
l'autre. Sa première tâche est de repérer ces « lieux variants », de les identifier,
de comparer les diverses variantes les unes aux autres. En menant cette compa¬
raison à bien, il pourra reconstruire le texte original en assemblant le choix des
« meilleures » variantes, voire en le recréant de toutes pièces à travers la série
de toutes les copies imparfaites. C'est dans ce cadre que la notion de variante
a acquis ses lettres de noblesse, et c'est dans ce cadre seulement qu'elle prend
tout son sens. Elle est écart, divergence par rapport à un original ; cet écart
représente, non un enrichissement, mais une dégradation. En tant qu'outil opé¬
ratoire de la philologie, la variante est fondamentalement fautive13.

Pour effectuer ce travail minutieux, le philologue met à jour les ressemblances


et les écarts entre les différentes versions conservées d'un même texte. Il est
donc amené à dégager des familles de manuscrits en reconstituant l'histoire de
la transmission du texte. Le stemma est la forme canonique bien connue dans
laquelle se cristallise cet établissement d'une chronologie et cette mise en place
d'une série de filiations. Peu importent ici les divergences qui ont opposé les
philologues entre eux sur les différents types de stemmas qui ont pu être proposés
au cours de deux siècles de critique des textes : tous les stemmas sont des ar¬
borescences, forme bien connue de structuration des données dans les taxinomies
depuis le XVIIIe siècle. Cette arborescence prend naissance dans le texte original,
supposé être la source de toutes les copies qui ont suivi, de sorte que la structure
ainsi mise en place est strictement hiérarchique. Dans l'histoire des textes comme
dans celle des langues, la philologie est en quête de l'originaire, qu'il soit Urtext
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

ou Ursprache, dont les descendants, copies manuscrites ou langues modernes,


dérivent par un processus de dégradation organique.
Enfin, cette histoire du texte trouve son aboutissement dans une édition cri¬
tique qui constitue le point culminant du travail du philologue ; il y présente le
résultat de sa reconstruction et justifie ses choix dans un apparat critique géné¬
ralement volumineux qui engrange l'ensemble des variantes.

Comment situer l'étude des « manuscrits modernes » par rapport à ce modèle


philologique ? Quelle est la nature véritable des ressemblances invoquées par
les détracteurs de la critique génétique ?

La première relève du sens banalisé de l'adjectif «philologique» que j'ai


rappelé plus haut. Les « manuscrits modernes » supposent, eux aussi, l'acquisi¬
tion d'une compétence aiguë dans le déchiffrement de données écrites, dans la
description des instruments et des supports, dans l'identification et la datation
des documents. Comme pour les manuscrits « anciens », ces opérations sont
quantitativement les plus importantes dans l'étude des manuscrits « modernes ».
Et ce sont largement des techniques comparables - de l'analyse chimique des
encres au classement des filigranes - auxquelles font appel les spécialistes des
deux domaines. Mais si la parenté entre les deux démarches s'arrêtait là, elle
serait en vérité de bien peu d'intérêt, et ce serait à la limite l'ensemble des
disciplines d'érudition qu'il faudrait ranger dans la même catégorie.

Mais il y a plus sérieux. En abordant l'étude des papiers des écrivains, les
« généticiens du texte » ont rencontré le modèle de la variante et la téléologie
héritée du stemma. Il était si tentant de céder au démon de l'analogie. N'étaient-
ils pas sollicités par de grandes entreprises éditoriales inscrites dans la tradition
philologique14 ? N'avaient-ils pas sous les yeux, comme les philologues, un texte
variant dont l'évolution s'inscrit dans un processus temporel ? Bien sûr,
l'orientation du processus par rapport au texte n'est pas la même, mais ne pou-
vait-on ramener cette différence à l'opposition d'un avant et d'un après ? Et ne
suffisait-il pas d'inverser le stemma pour obtenir une représentation satisfaisante
de la naissance du texte, d'autant que la critique des sources offrait un pendant
commode à celle des lectures fautives ? Il est à peine besoin de forcer la mé¬
taphore visuelle pour saisir avec quelle facilité on peut, en renversant l'arbre
du stemma, le transformer en un réseau hydrographique où les feuilles sont rem¬
placées par des sources, les branches par des ruisseaux et le tronc par un fleuve
où tous les courants de l'inspiration créatrice viennent se fondre en un tout or¬
ganique qui constitue le texte définitif.
GENESIS

Bien sûr, l'inadéquation de la notion de variante appliquée aux documents


de genèse a été dénoncée à plusieurs reprises15. La variante s'est pourtant ac¬
climatée dans la critique génétique, où elle continue à être utilisée pour désigner
le résultat des opérations de réécriture que les écrivains donnent à voir - entre¬
tenant ainsi l'équivoque sur le statut des recherches génétiques. De même, malgré
de constants exorcismes, le démon de la téléologie qui habite le modèle du stemma
même renversé, revient périodiquement hanter la génétique textuelle. Tant est forte
la prégnance du modèle textuel imposé par la tradition philologique.

On s'en doute, l'assimilation des manuscrits « modernes » aux manuscrits an¬


ciens et médiévaux relève pour moi du malentendu, et l'emprunt du cadre no
tionnel forgé par la philologie est abusif et injustifié. Mais cette présence obstinée
a valeur de symptôme. Dans quelles racines le modèle philologique puise-t-i
donc sa force pour entretenir ainsi l'illusion d'une universalité du texte ? La
primauté du texte est-elle une donnée immuable ? Ne faut-il pas au contraire la
réinscrire dans un contexte culturel qui dépasse les seules pratiques érudites et
qui les façonne à leur insu ? Pour répondre à ces questions, il convient de ré¬
examiner la philologie et la science des textes à la lumière d'un certain nombr
d'autres notions dont elles sont inséparables. On le verra, le texte n'est peut
être pas aussi éternel que la philologie voudrait le faire croire.

Une profonde mutation socio-culturelle

On commence à savoir que l'évolution de la science philologique des texte


est inséparable de l'évolution de l'imprimé16 : contrairement à une idée qui sem¬
ble aller de soi, il faut attendre la fin du xvine siècle pour que celui-ci atteign
la forme stable qui nous est familière, dans laquelle un même texte est reprodui
et diffusé à l'identique en milliers d'exemplaires17. C'est à la même époque que
la transmission des textes sous forme de copies manuscrites disparaît pratique¬
ment définitivement18. La parenté entre la matérialité de l'objet imprimé modern
et les caractéristiques conceptuelles abstraites du texte est évidente : le texte im

15. Cf. Larousse,


Paris, par exemple
1972,J. qui
Bellemin-Noël,
proposait delen'utiliser
Texte et laV avant-texte
variante que: les
pourbrouillons
désigner les
d'unécarts
poèmeentre
de les
Milosz
dif
férentes éditions d'un même texte publiées du vivant de son auteur. Cf. aussi J.-L. Lebrave (1987), op
cit.
16. Du fait du double régime d'oppositions auxquelles participe la notion de manuscrit, cette critique d
texte peut être menée sur les deux fronts du manuscrit moderne et du manuscrit médiéval. C'est la premièr
approche, centrée sur l'analyse des avant-textes et la spécificité de l'écriture manuscrite comme instrumen
au service de la production écrite, qui a nourri les réflexions présentées ici. Rien d'étonnant à ce qu'
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

primé constitue une unité stable et bien délimitée, dotée d'un début et d'une
fin, structuré en lignes, en paragraphes ou en strophes, en chapitres, en parties,
etc. De même, en tant qu'objet abstrait, le texte est une donnée stable et se
caractérise par son unicité, sa clôture, son achèvement, sa cohérence et sa co¬
hésion, bref, sa structure19. Il est auto-suffisant et autonome. Une fois créé et
mis en circulation, le texte existe par lui-même et devient indépendant de l'auteur
qui l'a écrit et des aléas de sa forme matérielle.
Cette maturation conjointe de l'imprimé et du texte est contemporaine d'une
mutation culturelle profonde qui, au tournant des xvme et xixe siècles, affecte
aussi bien l'esthétique de la création que l'économie de la littérature, et qu'on
peut faire coïncider avec le triomphe du courant romantique. J'en énumérerai
quelques traits saillants : cristallisation de la notion moderne d'auteur, indivi¬
dualité d'exception différente du commun des mortels ; apparition de la notion
de propriété des œuvres de l'esprit, et du droit des créateurs à être rémunérés
pour le fruit de leur travail ; introduction de l'originalité comme critère d'éva¬
luation de la création esthétique, et discrédit jeté sur l'imitation, dégradée en
plagiat, et, comme telle, relevant des tribunaux ; déclin irrémédiable de la rhé¬
torique, jusque là omniprésente dans la formation intellectuelle, et dont tout le
pan pratique de formation au travail de l'écriture - la rhetorica utens - disparaît
entièrement, seule l'étude des figures de style survivant tant bien que mal pendant
le reste du xixe siècle ; triomphe du motif de l'inspiration, don mystérieux ca¬
pricieusement accordé au poète par sa Muse. Peu ou prou, c'est encore l'idéologie
dans laquelle le sens commun baigne aujourd'hui.

Quel est désormais le statut des différentes composantes de la communication


écrite intervenant dans le domaine littéraire ? L'imprimé instaure une coupure
radicale entre deux univers séparés. D'un côté, il isole la sphère privée du scrip-
teur et de l'activité de production ; c'est le royaume de l'écriture manuscrite,
généralement foisonnante, voire anarchique. A l'opposé, on trouve le domaine
public des destinataires, lecteurs multiples d'un texte toujours identique. Le
contact entre l'un et les autres est assuré par la médiation de l'éditeur qui se
porte garant vis-à-vis du scripteur que le texte aura un public, et qui cautionne
auprès des lecteurs l'authenticité du texte et son attribution à l'auteur. Les deux
versants de cette énonciation écrite dédoublée sont séparés par une ligne de crête
dont le bon à tirer donne une représentation contractuelle : il est symboliquement
l'acte par lequel il est mis fin au processus d'engendrement qui était jusque là
l'affaire privée du scripteur ; celui-ci confie à l'éditeur un produit qu'il accepte
de considérer comme une œuvre achevée ; en le faisant imprimer puis diffuser,
GENESIS

l'éditeur le fait entrer dans le domaine public, sous forme de texte attribué à un
auteur et destiné à des lecteurs.

Bien sûr, ce contrat énonciatif institue d'abord et fondamentalement le texte.


Pièce centrale du dispositif, celui-ci occupe seul la scène de la communication.
Il est par définition authentique et tel que l'a voulu son auteur (le bon à tirer
est là pour garantir cette authenticité). Sauf remaniement à l'occasion d'une nou¬
velle édition, il n'est plus soumis à variation, et tous les lecteurs liront le
même texte. Il échappe donc à l'imperfection qui marquait irrémédiablement
les modes antérieurs de transmission des textes, et notamment la copie manus¬
crite.

Mais cette intronisation du texte imprimé confère en même temps un statut


à l'autre versant de la communication écrite. Il devient possible d'opposer clai¬
rement l'imprimé et le manuscrit, le texte et son avant, la réception et la pro¬
duction, le domaine public et le domaine privé. La naissance du texte est donc
aussi naissance des documents de genèse, qui en sont comme le complémentaire,
l'envers ou le symétrique. Qu'on y prenne garde, cette symétrie est trompeuse.
Les papiers que la genèse du texte laisse derrière elle n'appartiennent pas au
même espace que le texte, et cet avant est aussi un ailleurs. De par leur définition
même, ils ne sont pas objets de communication, et le public n'a pas à les connaî¬
tre dans ce cadre. En revanche, sur un tout autre plan, la valorisation de l'auteur
comme individualité hors du commun amène à accorder un prix exceptionnel à
tout ce qui peut porter témoignage de cette personnalité : vêtements, objets per¬
sonnels, portraits, mais aussi bien sûr correspondance et documents manuscrits
de tous ordres. Il est donc logique que les premiers cabinets d'autographes soient
contemporains de la naissance du texte moderne et que les grandes collections de
« manuscrits modernes » aient été précisément constituées au XIXe siècle20 : ils ne
pouvaient pas exister auparavant, faute de statut.

En même temps, la prégnance du modèle de l'inspiration interdit que ces


documents puissent être autre chose que des objets de curiosité ou des objets
de musée21 : puisque la création est un mystère, il est impossible au commun

20.
21.
mantique
aussi
ses
coup
l'idéologie
don
1979,manuscrits,
Cf.
Heine,
dedes
que
p.L.tous
227-236.
papiers
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V. IlauHugo
écrivain.
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considérait
mythe
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refus
Paris,
beau¬
ro¬
De
de
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

des mortels de comprendre comment les écrivains travaillent, et il est inutile


d'essayer de suivre l'inspiration dans ses capricieux méandres22.
Le domaine des manuscrits s'organise donc désormais, et pour près de deux
siècles, en deux sous-ensembles distincts. D'un côté se trouvent les manuscrits
transmettant des textes. Objets d'étude scientifique, ils font partie du patrimoine
intellectuel, et la philologie se donne pour tâche de les restaurer dans leur pureté
originelle à travers les corruptions des copies fautives. De l'autre, il y a les
manuscrits modernes. Ce sont des objets de collection, qui pendant longtemps
échapperont encore à l'investigation scientifique. Porte entr 'ouverte sur le secret

l
du génie et de l'inspiration, ils sont d'abord voués à l'admiration respectueuse

|
et fascinée du public, au même titre que le fauteuil du grand homme, son écritoire
et ses plumes. Ils ne sortiront de cet embaumement que d'une manière accessoire,

j
pour porter témoignage, en même temps que d'autres documents, sur la grandeur
des auteurs et de leurs œuvres.

Je reviendrai dans la seconde partie sur ce clivage et sur ses conséquences


pour l'histoire des études de genèse. î
Bien qu'inscrite dans une histoire, la relativité de la structure énonciative !
qui prend ainsi corps au début du xixe siècle n'est pas perçue par les contem- !

porains.
tains
déformantes
projeté
médiévaux
médiévale
profondeur.
moment
qu'écrire,
Certes,
des
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et
l'auteur,
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saurait
des
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de
en
sa
et ;
;

22. P.-M. considéraient


Flaubert de Biasi {op. lescit.)brouillons
a rappelécomme
que, jusqu'à
indéchiffrables.
une date récente, même les plus grands éditeurs de
GENESIS

en transformant la variation en variante et en enfermant la mobilité d'une énon


ciation plurielle dans le carcan de l'imprimé moderne23.

D'une mutation à Vautre

On l'a vu, la prégnance du texte et des concepts qui l'accompagnent dans la


critique philologique conditionne à la fois la naissance des collections de docu¬
ments génétiques et leur statut d'objets extérieurs au domaine de l'investigation
scientifique. Cette situation s'est prolongée aussi longtemps que le texte a occupé
le devant de la scène. De même que la maturation de cette notion était inséparable
de l'évolution de l'imprimerie, on constate que depuis une vingtaine d'années,
elle donne des signes d'affaiblissement qui coïncident dans le temps avec les
bouleversements provoqués par les nouvelles techniques de reproduction et de dif¬
fusion, et tout particulièrement par la révolution informatique.

Le texte a cessé, en effet, d'être le seul objet susceptible d'être reproduit à


l'identique en un grand nombre d'exemplaires. Il est désormais possible de copier
à peu de frais n'importe quel document, ce qui efface la frontière entre l'objet
manuscrit singulier et l'imprimé multiple. Qu'ils soient anciens ou modernes,
les manuscrits ne sont donc plus enfermés dans les collections. Ils peuvent cir¬
culer largement sous forme de photocopies, de microfilms, et, tout récemment,
d'images numérisées.

Cette multiplication présente bien sûr l'intérêt de faciliter grandement l'étude


des documents génétiques et d'offrir un véritable outil d'investigation24. D'une
manière plus fondamentale, elle remet en question la suprématie du texte en
mettant fin au privilège de l'imprimé comme moyen exclusif de diffuser un même
objet écrit en un grand nombre d'exemplaires identiques25.
Bien sûr, on rencontre des fac-similés de manuscrits modernes avant la fin
du xxe siècle. Michel Espagne (1990) cite par exemple l'étude que Victor Cousin

23. Contrairement à ce qu'affirme un peu hâtivement M. Espagne (op . cit., p. 153), ceci n'a évidemment
rien à voir avec une « aversion » supposée pour le stemma ou Va priori d'un « refus de la tradition
philologique allemande ». Les conclusions de B. Cerquiglini s'appuient sur une connaissance approfondie
de la tradition philologique et sur des analyses serrées dans lesquelles un certain nombre de manuscrits
sont comparés d'un point de vue linguistique. L'énonciation constitue précisément le « fil rouge » qui
permet à la fois de suivre la naissance des études génétiques et de comprendre la critique adressée par
B. Cerquiglini à la philologie du xixe siècle.
24. Cf. par
dossier manuscrit.
exemple P.-M. de Biasi {op. cit.) pour l'intérêt de disposer de photocopies de l'ensemble d'un
25. B. Cerquiglini {op. cit., p. 43) met à juste titre en garde contre la « tentation, toujours latente, du
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJ

a consacrée aux Pensées de Pascal26, dans laquelle figure une reproduction en


fac-similé d'un feuillet du manuscrit. Mais la présentation matérielle de ce fac-
similé en montre bien le caractère exceptionnel : réalisé par un procédé litho¬
graphique, il apparaît en hors-texte, inséré dans le livre et plié comme l'étaient
à la même époque les plans et les cartes. Et le même fac-similé reproduit aussi
la signature de Pascal, qui n'appartient pas au même registre, et qui paraît des¬
tinée à la fois à satisfaire la curiosité du lecteur et à fournir une forme naïve
d'authentification de la démarche.

Mais c'est surtout le développement spectaculaire de l'informatique qui porte


le plus atteinte au texte que nous a légué le xixe siècle27. D'abord, le corrélat
matériel du concept de texte disparaît : l'ordinateur transforme l'écrit en un objet
volatile et immatériel aussi bien par ses formes de stockage, qui échappent à
notre perception directe, que par ses procédés de visualisation sur écran. Nos
habitudes d'appréhension de l'écrit en sont profondément bouleversées : frag¬
mentation de l'espace de consultation, seule une infime fenêtre étant ouverte sur
le texte, quasi-impossibilité d'une lecture cursive, fragilité de la conservation
soumise aux aléas de l'alimentation électrique de la machine...

Il est vrai que, jusqu'à présent, les effets de cette mutation sont restés peu
visibles dans la mesure où l'informatique a tout fait pour concurrencer l'impri¬
merie sur son propre terrain en faisant oublier qu'elle donnait naissance à de
nouveaux objets inscrits sur de nouveaux supports : l'édition électronique ou
publication assistée par ordinateur (P.A.O.) est caractéristique de cette ambition
d'égaler la perfection du texte imprimé. Ce mimétisme initial entre une techno¬
logie nouvelle et celle qu'elle est en train de supplanter n'est d'ailleurs pas sans
rappeler les débuts de l'imprimerie, qui s'est d'abord efforcée de reproduire les
manuscrits issus des scriptoria sans parvenir à en concurrencer vraiment la qua¬
lité. La P.A.O. , elle aussi, est passablement malhabile et grossière comparée au
savoir-faire accumulé par les typographes, et son succès s'explique moins par
la qualité de ce qu'elle produit que par son faible coût et par sa capacité de
diffusion auprès d'un large public.

Qu'on ne s'y trompe pas. En réalité, cette allégeance à l'imprimé a tous les
caractères d'une subversion profonde du texte. D'abord parce qu'un même texte
est susceptible de connaître une quasi-infinité de réalisations matérielles. N'im¬
porte quel utilisateur disposant d'un logiciel de traitement de texte et d'une im-
GENESIS

primante laser peut faire varier presque à l'infini la mise en forme matériell
du texte, et modifier d'une seule commande la taille des marges, l'interligne, l
police de caractères, bref, la forme du texte imprimé. Et on sait à quel point l
disposition typographique modifie l'appréhension de l'écrit dans la lecture, e
donc en définitive son sens.

A cette variabilité de l'enveloppe matérielle répond une instabilité radicale du


texte lui-même. L'imprimé nous avait habitués à associer qualité de la forme e
perfection du contenu. Or le fini des impressions réalisées par l'édition électro¬
nique n'est plus qu'une façade, qui ne dit rien sur l'achèvement interne du produi
imprimé. Il suffit d'ouvrir un livre édité en P.A.O. pour achopper sur des fragment
aberrants bafouant la morphologie et la syntaxe, mutilés par des mots absents
défigurés par des répétitions qui rendent l'ensemble incompréhensible. Et tou
utilisateur du traitement de texte a connu le désarroi qu'engendre la coexistenc
de plusieurs versions concurrentes d'un même article qu'il est en train d'écrire
toutes aussi parfaites dans leur forme et inachevées quant à leur contenu.

C'est que cette mise en forme matérielle, qui, depuis le début du xixe siècle
était l'apanage du texte, forme canonique d'un produit jugé digne d'être diffus
auprès du public, peut désormais s'appliquer à n'importe quoi, et notamment
tous les « avant-textes » jusque-là séparés radicalement du texte par le bon à tirer

Même sous ce mode de l'imprimé, qui se coule en apparence dans le moul


technologique et conceptuel hérité du XIXe siècle, le texte perd donc un à un se
attributs les plus essentiels. Il devient instable, variant, radicalement inachevé
indéfiniment accessible à la retouche, à la réfection, à la transformation.

Un affaiblissement comparable guette la notion d'auteur, même si l'éta


d'avancement de la technologie en a jusqu'à présent limité les effets. On s
souvient de l'expérience des Immatériaux 28, qui visait à exploiter le potentie
d'énonciation plurielle inhérent au medium informatique. Chacun des partici
pants29 aurait dû pouvoir librement intervenir pour transmettre aux autres un text
original ou un commentaire sur le texte d'un autre. L'échec de cette tentativ
tient surtout à l'imperfection des moyens techniques qui lui avaient été alloués
trop primitifs pour que l'écriture puisse être réellement et commodément inter
active. Même prématurée, elle n'en avait pas moins valeur de signal, et ell
ouvrait la voie à de nouveaux modes de production et de transmission de l'écrit
Depuis, la technologie a progressé. L'ergonomie des écrans, des claviers, de
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

logiciels, des réseaux s'est considérablement améliorée, et il serait très instructif


de relancer l'expérience.
La stabilité des notions d'auteur et de propriété intellectuelle a d'ailleurs été
depuis soumise à un autre assaut du fait de l'apparition des grandes bases de
« données textuelles » et des expériences de « bibliothèque électronique ». Il sera
possible d'ici peu de disposer d'un intertexte illimité, avec lequel l'utilisateur
pourra jongler en entrelaçant les emprunts et les commentaires, en pratiquant le
collage et le plagiat, en inventant des cheminements non linéaires. S'il est encore
trop tôt pour évaluer l'impact de ces hypertextes, ils représentent indiscutable¬
ment une nouvelle étape dans l'appropriation des données textuelles par l'infor¬
matique : l'imprimé n'est plus l'objectif du traitement, les écrans sont
suffisamment spacieux et souples pour constituer des instruments de lecture
commodes, les échanges à l'intérieur des réseaux informatiques tendent à se gé¬
néraliser.

Vers V après-texte

Cette mutation mettra du temps à pénétrer l'ensemble des pratiques cultu¬


relles, et le texte tel que le XIXe siècle nous l'a légué avec son cortège de re¬
présentations concernant l'auteur, l'originalité, l'inspiration, ne disparaîtra
certainement pas du jour au lendemain. L'évolution dont j'ai donné quelques
éléments paraît toutefois inéluctable.

L'explosion structuraliste des années 60 ressemble par certains aspects à un chant


du cygne. Sans doute, le texte y paraît une nouvelle fois magnifié, sacralisé, avec
une intransigeance dont la philologie elle-même n'aurait jamais osé rêver et qui
n'a pas manqué d'effrayer les partisans de l'ancienne école critique. Mais à l'inté¬
rieur de la clôture exacerbée qu'ils lui attribuent, les théoriciens du texte font éclore
des notions qui en réalité l'excèdent, et, dans la productivité ou l'écriture dont le
texte est le support, on peut lire comme l'appel d'un en dehors et comme la prise
en compte d'une hétérogénéité qui ne peut s'épanouir qu'au détriment du texte et
qui annonce son démantèlement. De même, la productivité lexicale dont le mot
texte fait preuve dans cette période - où fleurissent, à côté de l' avant-texte, le pa-
ratexte, l 'intertexte, le péritexte, etc. - est certes un hommage rendu à la notion,
mais cette prolifération paradigmatique est en même temps une dissémination. Les
contours du texte se diluent. A force d'être partout, il devient insaisissable.

C'est précisément cet affaiblissement qui, à la fin des années 60, permet aux
dossiers génétiques d'accéder au statut d'objets de recherche. De même qu'à
l'aube du XIXe siècle, c'est grâce à l'apparition du texte imprimé moderne que
les papiers des écrivains acquièrent une existence visible comme objets de col¬
GENESIS

verrou qui interdisait l'étude véritable de ces mêmes dossiers. Ils peuvent dé
sormais sortir du cabinet de curiosités et entrer au laboratoire.

Cette évolution contient toutefois un paradoxe. Avant la consécration du text


à la fin du XVIIIe siècle, les documents de genèse n'existent pas, puisque, n'ayan
pas de statut, ils ne sont pas conservés. Pendant l'ère du texte, ils existent, mai
en dehors du domaine de l'investigation scientifique. Dans l'ère de l'après-text
qui paraît s'ouvrir maintenant, ils sont devenus des objets de recherche, mai
on peut craindre qu'ils cessent d'exister. Combien de fois n'a-t-on pas dit qu
les nouvelles technologies de l'écriture, et notamment le traitement de texte, al
laient mettre les généticiens de l'écrit au chômage en faisant disparaître le
brouillons ! Et, plus profondément, la nouvelle géographie de l'écrit provoqué
par le dépérissement du texte ménage-t-elle encore une place à ce qui prenai
sens comme le complémentaire du texte ?

Si cette vue prospective était juste, la critique génétique serait enfermée


jamais dans l'étude des XIXe et XXe siècles, et, à l'échelle de l'histoire, la fenêtr
ouverte à la fin des années 60 serait condamnée à se refermer presque aussitô

Il me semble qu'il n'en est rien. Sans doute, la critique génétique est née d
la prise en compte des archives littéraires du xixe siècle, puis du xxe . Et ell
ne s'est sans doute pas dégagée de ce qui la précédait d'une manière aussi rapid
et définitive que, dans leur enthousiasme, les généticiens ont pu l'affirmer. Mai
l'innovation radicale qu'elle comporte la situe en réalité dans un tout autre espac
que celui du texte, de l'imprimé, de l'auteur et du bon à tirer. Il faut aller plu
loin que Pierre-Marc de Biasi lorsqu'il décrit la « génétique textuelle » : la cr
tique génétique n'est pas seulement une démarche préalable à une démarche cr
tique « classique » qui resterait centrée sur le texte, le « double objectif » d
généticien consistant seulement à « rendre techniquement lisible et analysabl
l'antérieur-du-texte, son évolution, son travail interne jusqu'à sa forme défini
tive » et à « reconstruire la logique de cette genèse ». Il faut aller au-delà d
l'objectif d'un projet prenant son sens dans le cadre du texte et de son auteur3
C'est bien plutôt, comme l'écrit Raymonde Debray-Genette, une véritable « poé
tique de l'écriture31 » qu'il s'agit de construire, poétique du processus et no
plus du produit.

donné
30. Op.définitif
spécifique,
cit., pour
p. 926
».reconstruire
: « établir une
un avant-texte
continuité consiste
entre toutà choisir
ce qui aunprécédé
point deunvue
texte
critique
et ce précis,
texte même
une métho
comm
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

Trois regards anciens sur les manuscrits modernes

Examinons maintenant les formes concrètes prises par les critiques adressées
à la critique génétique au nom de la philologie en faisant retour sur les « mo¬
dèles » qui lui sont opposés. Ces travaux pratiques illustreront le caractère ap¬
proximatif de l'amalgame et confirmeront le diagnostic que je viens de prononcer
concernant la philologie.
Quelle est la thèse des tenants de la tradition ? Pour Graham Falconer32, l'in¬
térêt pour la genèse littéraire est une « curiosité en apparence neuve, en réalité
fort ancienne33 ». « La notion d'une manuscriptologie qui serait encore à ses
débuts n'est pas seulement paradoxale, elle est fausse34. » La « critique de ge¬
nèse » est née avec la « critique textuelle » ou « textologie35 », et
on peut dire, grosso modo, qu'une réflexion génétique, conséquence directe de l'ap¬
plication de cette « philologie nouvelle » aux auteurs français majeurs du xixe siècle,
est devenue chose courante entre 1900 et 191436.

Le rôle fondateur en la matière est attribué à Gustave Lanson, qui aurait été
injustement balayé par « la vague anti-lansonienne qui [a déferlé] sur la France
en 196837 » : « des neuf opérations nécessaires pour explorer un texte littéraire,
écrivait Lanson dans un essai célèbre, cinq avaient trait au domaine avant-tex¬
tuel38 ». A la suite de Lanson, A. Albalat, G. Rudler, P. Audiat, puis J. Pommier,
P. Albouy et J. Petit auraient largement défriché le terrain des études génétiques.
De même, dans des pages virulentes, Jean Molino s'en prend pêle-mêle aux
modèles structuralistes, sociologiques et linguistiques pour dénoncer l'outrecui¬
dance de la critique génétique39. Jean Molino prône lui aussi le retour à « l'ana¬
lyse philologique éclairée40 », même s'il tente de la moderniser en prétendant
la valider par des modèles empruntés à l'intelligence artificielle. Là encore, on
retrouve la référence au grand modèle forgé par Lanson au début du siècle et
développé ensuite par ses successeurs.
D'une manière plus argumentée, Michel Espagne, lui aussi, considère que la
critique génétique n'est rien d'autre qu'une « philologie moderne » et regrette
que « soit refoulé, nié, vilipendé en permanence, le caractère essentiellement his¬
torique de l'objet de contemplation41 ». Lui aussi se réfère à G. Lanson, même

37.
38.
39.
40.
41.
32. Op.
33.
34.
35.
36. J.Ibid.,
G. Molino,
Falconer,
cit.,
p. 278.
268.
275.
276.
p. «158.
267.
28.
« Où laen poiëtique
Pour sont les études
», ibid.,génétiques
p. 7-31. ? », in Texte n° 7, Toronto, 1988, p. 267 et suiv.
GENESIS

si sa tentative de démonstration remonte plus loin dans le temps jusqu'a


sources de l'importation de la philologie allemande en France, ce qui l'amè
à exhumer un important travail de Victor Cousin consacré aux Pensées de Pasc

Lanson et Bernardin de Saint-Pierre

Cette convergence sur le nom de Lanson aiguise évidemment la curiosi


Fallait-il être prisonnier du « cycle des modes » (Jean Molino) pour avoir, com
les « tenants du structuralisme », « exécuté sans précautions les méthodes
l'histoire littéraire42 » ? Est-il raisonnable d'affirmer, à propos de la critique
nétique, que « depuis quelque temps, avec la même forfanterie, oublieux de le
déclarations antérieures, les chantres de la structure passent à la palinodie
entonnent l'air de l'histoire43 » ? Quelle est donc la véritable portée du trav
« génétique » de Gustave Lanson ?
Il vaut la peine de se faire un instant philologue, en quittant les gloses
commentateurs pour revenir au texte même. Prenons par exemple le travail q
Lanson a consacré au manuscrit de Paul et Virginie u, à propos duquel Mich
Espagne évoque la « reconstruction de divers processus de genèse45 ».
Indéniablement, Lanson procède d'une manière méticuleuse. Les notes en b
de page, les citations abondent. Mais cette acribie est comme aveuglée par u
accumulation de préjugés sur Bernardin de Saint-Pierre, sur l'écriture, sur
que sont les grands auteurs, et, plus grave, sur ce qu'est le goût et le beau sty
Certes, une lecture pressée pourrait faire croire que Lanson est un génétici
comme dans le paragraphe suivant, qui, isolé de son contexte, ne serait pas re
par la critique génétique :
Ce ne sont donc que des brouillons, des ébauches. Et c'est ce qui fait l'intérêt de
manuscrit : on y déchiffre tout l'effort de l'artiste, on y suit l'invention dans
exercice acharné, dans ses recherches, ses hésitations, son lent débrouillement46.

Mais en réalité, les mots « effort », « exercice acharné », « recherches », « hé


tations », « débrouillement » sont chargés d'un profond mépris. Tout le tra
de Lanson vise, non à reconstruire une genèse, mais à démontrer que Bernar
de Saint-Pierre est un écrivain médiocre. A l'aune des véritables écrivains, il
vaut pas grand-chose - Lanson le rapproche d'ailleurs de Flaubert dans u

44. Gustave
42.
43. Op. cit.,
Ibid., p. 7.Lanson,
p. 7. « Un manuscrit de Paul et Virginie. Étude sur l'invention de Bernardin de S
Pierre » in Etudes d'histoire littéraire réunies et publiées par ses collègues ses élèves et ses amis, P
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

comparaison édifiante47. Qu'on en juge. Le premier jet de Bernardin de Saint-


Pierre dénote « un certain manque de délicatesse sentimentale » (p. 230), il « n'a
pas beaucoup de goût ou de finesse », « il est plat quand il veut s'élever, et niais
quand il veut penser. Il lui en restera toujours quelque chose, mais dans son pre¬
mier jet, c'est plus gros et plus apparent. » (p. 230). Et on croirait avoir devant
soi les corrections rageuses émaillant une copie d'élève lorsqu'on lit : « Mutuels
est d'une impropriété barbare », ou « Bernardin s'est repenti de cette sottise »
(p. 230), ou encore « C'est maigre » (p. 234), « parfaitement plat » (p. 231).
Michel Espagne parle de « fascination face aux mystères de l'atelier48 ». Cette
interprétation est pour le moins indulgente à l'égard de phrases où ne se lisent
que la réprobation active et l'acharnement à dénoncer les faiblesses de Bernardin
de Saint-Pierre lorsqu'on le compare aux véritables grands auteurs. A preuve la
confrontation avec Racine :

Voyez les notes de Racine aux marges de ses livres : l'abréviation, l'incorrection n'y
détruisent ni la propriété, ni l'élégance, ni l'aisance de l'expression. Le premier jet
chez Bernardin est trouble, embarrassé, cahoteux, les mots impropres, les phrases iné¬
légantes ou lourdes ne sont pas rares49.

La lecture philologique de Lanson est en réalité lourdement téléologique : ce


dont il veut persuader, c'est que Bernardin de Saint-Pierre n'a pas le don de
l'écriture. Cette tare initiale est compensée par l'effort et la peine, et, dans l'en¬
semble, le travail est payant. Les réécritures introduisent bien quelques bourdes
supplémentaires, mais pour l'essentiel, l'élève est en progrès. Et la rigueur sup¬
posée que Michel Espagne oppose à l'impressionnisme réactionnaire d'Agathon
comme la « tradition philologique allemande » aux « humanités » à la française
se ramène en fait à un étalage de préjugés esthétiques qui opposent le bon goût
d'un universitaire français du début du siècle et « le fade spiritualisme, la dou¬
cereuse émanation de Milton et de Klopstock » qui est « le goût du temps » par
lequel l'esprit et le style de Bernardin de Saint-Pierre sont irrémédiablement gâtés.

Je pense que ces quelques citations se passent de commentaire, et je remercie,


quant à moi, la génération venue à la critique dans les années 60 d'avoir secoué
le joug de la tradition lansonienne en cherchant à se forger d'autres outils théo¬
riques. Et contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, critiquer Lanson
n'est ni critiquer « la » philologie, ni se ranger du côté des tenants des « huma¬
nités », des idées générales, des « lettres pures » et du « goût littéraire50 » par

49.
47. M.
qu'à
48.
50. « celui
Op.
CeEspagne,
cit.,
quedep.j'ai
Haubert.
229.
153.
op.
dit cit.,
suffit
» p.(p.à 152.
226).
donnerPauvre
l'idée Flaubert
du labeur! de Bernardin de Saint-Pierre, qui n'est comparable
GENESIS

un travers trop français. C'est simplement en faire une lecture affinée, attentive
à la lettre et à l'histoire.

Antoine Albalat et les ratures

Après deux ouvrages sur la formation du style et l'art d'écrire, Antoine Al¬
balat, un contemporain de Lanson, a publié un livre sur « le travail du style
enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains51 » qui lui vaut la
réputation d'être un précurseur de la critique génétique, voire même un généticien
avant la lettre52. En présentant la réédition publiée récemment par Eric Marty,
l'éditeur va jusqu'à écrire qu'à travers les analyses d'Albalat, « les hiéroglyphes
de la calligraphie, les respirations des pages blanches et les ruptures dans le
texte deviennent autant d'indices servant à déchiffrer l'énigme de la création53 ».

Indéniablement, Albalat a utilisé un grand nombre de manuscrits provenant d'une


grande variété d'auteurs : Chateaubriand, Flaubert, Bossuet, Pascal, Rousseau, La
Fontaine, Hugo, Balzac... Pour expliciter sa démarche, il la compare à celle du « géo¬
logue reconstituant un terrain », et déclare qu'il a « essayé de rétablir dans leur
ordre les diverses rédactions54 », démarche qui fait bien partie des activités du « gé¬
néticien ». De même, lorsqu'il décrit les brouillons de Flaubert, il esquisse une re¬
constitution du cheminement génétique à travers la succession des réécritures :
Flaubert écrit par surcharges. D'abord quelques notes indiquant les idées d'un paragraphe.
Il reprend ensuite, il développe, la phrase s'étend, s'épanouit. Il relit alors et refait. [...]
Flaubert retravaille la page achevée, la recommence, change les tournures, essaie
des variantes, cherche les mots. Le morceau devient illisible. La phrase déborde. On
perd le sens. Il recopie le tout et continue ainsi quatre fois, six fois, huit fois55.

De même, il décrit, non sans candeur, l'écriture de Bossuet, dont « la lecture


est difficile », et évoque le « fouillis » des manuscrits, ajoutant qu'il a « passé
des journées » pour « en extraire quelques morceaux56 ».

Toutefois, Albalat n'opère pas une distinction nette entre les différents types
de manuscrits auxquels il fait appel, et d'un auteur à l'autre, il utilise indiffé¬
remment des mises au net revues par l'auteur (pour Chateaubriand par exemple)
et de véritables brouillons (lorsqu'il s'attaque à Flaubert). Plus : lorsqu'il ne dis¬
pose pas de manuscrits de travail, il compare deux versions d'une même œuvre
(il compare ainsi le texte publié des trois premiers livres des Mémoires d'outre-

51. Ibid.,
Armand
52.
53.
54.
55.
56. A. Albalat,
Cf.
Op. lacit.
Colin,
p.préface
quatrième
70.
105.le1903.
Travail
d'É. Réédité
de
Marty
couverture.
du style
{op.
en 1991
cit.,
enseigné
p.avec
I-XXV).
par
une les
préface
Cf.corrections
aussi
d'É.G.Marty.
Falconer,
manuscrites
op. des
cit.,grands
p. 276.écrivains, Paris,
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

tombe à la copie qui en a été réalisée plus de vingt ans plus tôt par des familiers
de Chateaubriand) ; et bien qu'il récuse en principe les recueils d'anecdotes et
de témoignages sur l'écriture des grands écrivains, il n'hésite pas à y recourir
le cas échéant pour conforter son argumentation57. Il est donc relativement in¬
différent au caractère attesté ou non de la genèse. Et à la fin du livre, Stendhal,
Théophile Gautier ou George Sand sont traités sans qu'il y ait même utilisation
du manuscrit.
C'est qu'en réalité, sa visée est essentiellement didactique. En analysant les
manuscrits des grands écrivains classiques, il veut d'abord illustrer les « principes
fondamentaux de l'art d'écrire et leurs moyens d'application58 », et c'est à l'aune
de ces principes que l'étude des ratures trouve sa justification :
Ce sont les grands écrivains qui, par leurs ratures, vont aujourd'hui confirmer nos
théories59.

Il n'hésite d'ailleurs pas à s'adresser au lecteur et à lui donner des conseils


pratiques60, ou à reprendre à son compte une remarque d'Émile Faguet sur les
manuscrits de Hugo, qui « sont une bonne fortune pour l'étudiant en français,
en style français, en "composition française" et en "métrique française"61 ».
Les principes dont Albalat se fait l'ardent défenseur se résument en un seul :
« le travail est une condition absolue pour toute œuvre écrite62 ». Il décline cette
maxime à l'envi tout au long du livre, et s'enthousiasme pour les écrivains chez
lesquels le travail est particulièrement visible. C'est la raison pour laquelle il
porte sur Flaubert une appréciation à l'exact opposé de celle de Lanson. Ce
qu'il aime, c'est qu'«on constate le travail » à chaque ligne63. « Tous les grands
écrivains ont travaillé. Celui-là s'est tué à la tâche ». Ou :
On reste anéanti devant ce qu'un tel labeur représente de patience, de volonté, d'obs¬
tination, et, il faut le dire aussi, de résistance physique64.

57. pensée
tanes,
58.
59.
60.
étranger.
sa
recopiée,
61.
race
trop,
que
62.
chasse
lièrement
pas
63.
64. Ibid.,
«Toujours
tout
l'airain.
conseille
quand
Ladeauxrègle,
On
simplement
p.elle
p.Marcellus,
vif
dans
répétitions,
212.
on
9.7.reprend
65.
70. dans
Quelques
d'A.
vous
c'est
de
Albalat
neleEnlesent
laisser
moins
Albalat
paraîtra
qu'il
ensuite
la
cas
àdela
matière,
pas,
mois
développe
aux
Sainte-Beuve...
dereposer
faut
de
structure
pour
comme
Chateaubriand,
assonances,
ses
tout
suffisent.
mots
laisser
phrases
sales
autre.
son
bien
possible.
pédanterie
lui,
phonétique
ratures
refroidir
»premier
»sûr
le; aux
{ibid.,
onbesoin
Ibid.,
ce
iléliminant
rature,
La
hiatus,...
s'appuie
va
son
principe
jet,
de
p.page
note
parfois
d'être
18.
son
premier
onsans
p.est-elle
(on
biffe,
des
propre
ainsi
10).
enimmortel
jusqu'au
lepeut
jet,
énumérant
assonances
retoucher,
sur
on
noire,
nom).
jusqu'à
allège,
d'ailleurs
leset
ridicule,
témoignages
recopiez-la,
de les
onetpendant
celaisser
résume,
que
se
des
règles
comme
demander
leunneuf
hiatus
texte
c'est
d'Edmond
connues
ondans
monument
malheureux
essaye
ans.
vous
essentiel.
sicette
ledu
C'est
en
Biré,
degoût
plus
note
bien-écrire
redevienne
concentrer
Une
vraiment
dedurable
particu¬
ne « tient
Fon-
fois:
Ho¬
:
GENESIS

Cette insistance donne d'ailleurs lieu à des naïvetés qui font sourire. Après avoir
dénoncé le style déplorable de Stendhal et stigmatisé l'incapacité de celui-ci
se corriger, il ajoute :
Si les corrections de Stendhal ne nous enseignent pas comment il faut écrire, le styl
de ses ouvrages démontre surabondamment comment il ne faut pas écrire65.

Il va même jusqu'à prendre dans le Rouge et le Noir une page qu'il recopie e
réécrit en fabriquant les ratures qu'il aurait aimé trouver dans les manuscrits66
Enfin, le travail d'écriture tel que le conçoit Albalat n'échappe jamais à l'em¬
prise de la téléologie. Comment passe-t-on d'un premier jet imparfait à un text
définitif digne de faire figurer son auteur au panthéon des grands écrivains d
la France ? Telle est la préoccupation fondamentale d'Albalat lorsqu'il évalue
les ratures en fonction de la qualité de la forme finale. C'est d'ailleurs dan
l'immense majorité des cas la dernière version qu'Albalat juge la meilleure, du
moins chez ceux qu'il considère d'emblée comme de « grands auteurs », car dan
ce tableau d'honneur des écrivains, il en existe qui, comme Fénelon, Stendha
ou George Sand, ne savent pas travailler. La réécriture ne saurait donc être autr
chose qu'un effort vers davantage de perfection, et les jugements sont tous orien¬
tés par ce présupposé fondamental qui n'a en vérité rien de génétique, et au
nom duquel il distribue l'éloge et le blâme. « Voici une bien jolie correction »
dit-il en constatant que Chateaubriand remplace « réduits à l'état de fantômes » pa
« réduits à l'inconsistance de fantômes », puis par « réduits à l' insubstance de fan
tômes », qu'il qualifie de « mot superbe ». Mais à l'inverse, il accuse le même Cha¬
teaubriand de « condenser trop » lorsqu'il remplace « une petite fille qui portait un
hotte » par « une petite hotteuse67 ».

Bref, s'il est vrai qu'Albalat a le mérite incontestable de s'attaquer au myth


romantique de l'inspiration et de remettre en cause le caractère mystérieux d
l'activité créatrice en le relativisant par l'importance du travail , les buts qu'i
poursuit l'empêchent en réalité de percevoir la genèse dans toute sa spécificité
Sous les apparences d'une démarche descriptive et analytique attentive à la li
téralité des documents, il mène en réalité sur le style une réflexion normativ
et prescriptive : voici comment on doit écrire, et voici comment on doit travailler
Ce repérage du « bon » style et de la « belle » langue est indissociable d'un
autre geste tout aussi normatif, par lequel est constitué un panthéon des « grand
écrivains de la France », dont la série représente les classiques qui méritent d'êtr
admirés sans bornes et de servir de modèle aux jeunes générations. Malgré l'ad¬
miration rétrospective qu'Éric Marty voue à l'érudition ou à la science de celu
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

qu'il considère comme un pionnier, on est bien loin d'une démarche rigoureuse,
et plus encore d'une préoccupation scientifique au sens où on peut l'entendre à
la fin du XXe siècle. La rigueur philologique, la patience du déchiffrement, la
comparaison méticuleuse des réécritures sont bien présentes chez Albalat ou Lan-
son, mais de quelle utilité sont-elles à partir du moment où elles sont asservies
à des présupposés qui, eux, ne sont jamais discutés ? Dans cette construction
fantasmatique d'une langue française classique idéale et comme éternelle, claire,
précise, élégante et sobre, les désaccords - Flaubert est-il ou non digne de re¬
joindre les grands classiques ? - viennent à point nommé dévoiler la fragilité
de l'entreprise et sa dépendance vis-à-vis d'un état historiquement daté du goût
des universitaires.

Victor Cousin et le manuscrit des Pensées

L'invocation de Victor Cousin est plus intéressante, car elle renvoie à un


cadre théorique beaucoup plus proche de l'original philologique que Lanson ou
Albalat, et le travail de Cousin permet de dégager les concepts sous-jacents à
cette pseudo-analyse génétique d'une manière beaucoup plus claire. En reprenant
le mémoire que Cousin a consacré aux Pensées de Pascal, Michel Espagne entend
défendre la thèse selon laquelle la philologie contiendrait en elle-même les prin¬
cipes de la critique génétique, celle-ci n'ayant qu'une existence seconde et dé¬
rivée. Il développe deux hypothèses simultanées. D'abord, il considère qu'en
s 'attaquant au manuscrit des Pensées, Victor Cousin reprend le modèle concep¬
tuel de la philologie allemande qu'il contribue à acclimater en France. Ensuite,
cette première proposition est assortie d'une proposition conjointe, selon laquelle,
dès les années 1840, Cousin pratique ainsi la critique génétique68.
La première proposition n'est pas contestable, et Michel Espagne est convain¬
cant sur ce point. Appliqué d'abord aux textes de l'Antiquité, le modèle philo¬
logique a été élargi ensuite aux premiers témoins des littératures nationales,
c'est-à-dire aux textes médiévaux en langue vulgaire. Victor Cousin réalise une
extension supplémentaire en soumettant le texte des Pensées à une critique phi¬
lologique. Deux citations suffiront à confirmer cette analyse :
Plus d'une fois l'Académie m'a entendu exprimer le vœu que, pour préparer et soutenir
son beau travail du dictionnaire historique de la langue française, elle-même se char¬
geât de donner au public des éditions correctes de nos grands classiques, comme on

68. Il faut y ajouter un corollaire : V. Cousin est considéré comme un représentant valide de la philologie.
En réalité, on verra dans les analyses qui suivent à quel point V. Cousin est piètre philologue, même au
sens trivial du terme. On pourrait donc objecter qu'il est inutile, voire gratuit, de s'intéresser comme je
le fais à une œuvre que personne ne songerait à défendre. Outre que personne ne songeait à l'exhumer
avant que son nom ne soit invoqué contre la critique génétique, j'insiste sur le fait que l'attaque menée
contre la critique génétique à travers V. Cousin ne tient que dans la mesure où V. Cousin peut légitimement
incarner la philologie. Si ce n'est pas le cas, c'est l'ensemble de l'argumentation qui tombe.
GENESIS

le fait en Europe depuis deux siècles pour ceux de l'Antiquité. Le temps est malheu¬
reusement venu de traiter cette seconde antiquité, qu'on appelle le siècle de Loui
XIV, avec la même religion que la première, de l'étudier en quelque sorte philolog
quement, de rechercher avec une curiosité éclairée les vraies leçons, les leçons au¬
thentiques que le temps et la main d'éditeurs inhabiles ont peu à peu effacées69.

Et encore, quelques pages plus loin :


Que dirait-on si le manuscrit original de Platon était, à la connaissance de tout l
monde, dans une bibliothèque publique, et que, au lieu d'y recourir et de réforme
le texte convenu sur le texte vrai, les éditeurs continuassent de se copier les uns le
autres, sans se demander jamais si telle phrase sur laquelle on dispute, que ceux-c
admirent et que ceux-là censurent, appartient réellement à Platon ? Voilà pourtant c
qui arrive aux Pensées de Pascal. Le manuscrit autographe subsiste ; il est à la Bi¬
bliothèque royale de Paris ; chaque éditeur en parle, nul ne le consulte, et les édition
se succèdent °.

Ce manuscrit, Cousin paraît bien l'observer scrupuleusement : il détaille l


nombre de pages et la taille des feuillets, il décrit l'aspect général, énumèr
les mains attestées, s'étonne de l'abondance des collages et des renvois, etc.71
Ce soin méticuleux s'estompe pourtant lorsque le manuscrit devient véritable¬
ment témoin d'une genèse ; la description devient alors impressionniste, voir
carrément désinvolte :
Les fragments très-courts ne paraissent pas fort travaillés, ou du moins on n'y trouv
pas de corrections et de ratures. Il n'en est point ainsi des fragments étendus : il
sont remplis de corrections. Voyez particulièrement les belles pages sur les deux
infinis, p. 347-360. On trouve assez souvent dans le manuscrit plusieurs lignes, e
même des pages entières barrées. Ce sont tantôt des développements inutiles, don
la suppression est une amélioration évidente ; tantôt des premières ébauches de pen
sées auxquelles Pascal a donné ailleurs une forme plus parfaite ; tantôt enfin de
morceaux achevés pour le style, mais que Pascal, à la réflexion, par des motifs qu
nous ne découvrons pas toujours, a cru devoir retrancher72.

Au nom de quelles évidences s'opèrent ces discriminations à l'intérieur de


parties biffées ? Qu'est-ce qu'un développement inutile ? Comment se distingu
t-il d'un morceau supprimé pour des raisons qui nous échappent ?

69. Ibid.,
70.
71.
sent,
moins
sept
quefois
pages
presque
renvois
même
72. Op.
Ainsi
ou
la55,
d'une
dupratiqués,
cit.,
plupart
huit
une
complets,
p.par
209,
manuscrit,
241.
109.
p.écriture
pages
page
exemple
344,
103.
du mais
ànon
qui
temps,
etc.
une
surtout
étrangère
: pas
soient
«dont
[...]
autre.
Ledeseulement
ms
Parmi
on
les
petits
entièrement
[...]
se
des
ne
morceaux
rencontre
découvre
les
»papiers
Pensées
(ibid.,
aux
fragments
d'une
marges,
les
collés
est
p.laau239-241)
plus
suite
un
autre
milieu
étendus,
les
mais
grand
étendus,
qu'avec
unsde
main.
à in-folio
au
écrits
tous
passages
Voyez
bout
sont
assez
lesdedede
des
coins
les
de
la491
écrits
lamain
peine,
autres.
pages
pages.
main
de par
de
chaque
à129,
[...]
de
Pascal,
cause
[...]
Pascal
Pascal.
206
Les
Ces
page,
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lui-même.
pages
lay440-444.
Iletmultitude
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asea qui
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Voye
pein
Que
son
da
IfW

LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEU

L'exemple de la ponctuation permet de jeter quelques lumières sur ces ques¬


tions. Dans son principe, la position de Cousin est très ferme. Dans son « Rapport
à l'Académie française », Cousin déplore la dégradation qu'une ponctuation er¬
ronée a fait subir aux grands textes du XVIIe siècle :
Où la pensée dans son jet puissant, une logique sévère, une langue jeune et flexible
encore, avaient produit une phrase riche, nombreuse, profondément synthétique, l'ana¬
lyse, qui décompose sans cesse et réduit tout en poussière, a substitué plusieurs phrases
assez mal liées. D'abord on avait cru changer seulement la ponctuation, et au bout
d'un siècle il s'est trouvé que les vices de la ponctuation avaient insensiblement passé
dans le texte et corrompu le style lui-même [...] Où sont aujourd'hui ces longues et
puissantes périodes du Discours de la Méthode [...] On a rompu leur cours, on les a
appauvries en les divisant outre mesure73.
De même, à propos des Provinciales, Cousin stigmatise « les altérations
trop nombreuses que leur a fait subir une ponctuation vicieuse souvent trans¬
portée dans le texte74 ». D'où l'acribie du philologue Cousin, et l'exigence
d'un respect absolu de la ponctuation originale des écrivains du XVIIe siècle.
Or dans le fragment dont il donne la reproduction en fac-similé et la trans¬
cription, on le voit contrevenir allègrement à ce principe sacro-saint de l'exac¬
titude philologique, et modifier lui-même la ponctuation de Pascal en
« divisant outre mesure » les phrases. Un seul exemple suffira. Voici côte à
côte une transcription de l'original tel que Cousin le donne à voir en fac-si-
milé et la « reproduction » qu'il établit :
Parlons maint<enan>t selon les lumières Parlons maintenant selon les lumières natu-
naturelles. relies. S'il y a un Dieu, il est infiniment in-
S'il y a un dieu II est Infin<imen>t In- compréhensible, puisque, n'ayant ni parties
compréhensible, puisque n'ayant ni par- ni bornes, il n'a nul rapport à nous75
ties ni bornes II n'a nul rapport à nous.
Là où le manuscrit isole la première phrase à la manière d'un titre, Cousin la
lie avec la suivante en un paragraphe unique. Et dans la seconde phrase, il in¬
troduit deux virgules qui ne figurent pas dans le manuscrit. Où donc est la res¬
titution rigoureuse du style de Pascal dont Cousin se faisait fort dans son
rapport ?
Le même flottement se manifeste lorsque Cousin s'attaque au système de
renvois de l'écriture pascalienne. On l'a vu, pour mieux convaincre son lecteur
de la difficulté de l'entreprise dans laquelle il s'est lancé, Cousin exhibe le fac-
similé d'une page du manuscrit des Pensées (je la reproduis à mon tour), et
cette reproduction constitue à l'époque une prouesse technique. Ce qu'il s'agit

73. Ibid., p. 284.


74.
75. 104.
108.
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Pascal : unles manuscrit


évidence zones d'écriture
des Pensées.
(1-8) etReproduction
les ajouts ultérieurs
du fac-similé
(bis). présenté dans l'ouvrage de Victor Cousin. Le tracé de couleur met en
t.

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f
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Illustration non autorisée à la diffusion

ui'. ■* M
GENESIS

de faire voir, c'est l'«embrouillement matériel, où pourtant le fil de la pensé


n'est jamais rompu », et le mode d'assemblage du texte éclaté par
la multitude des renvois pratiqués, non pas seulement aux marges, mais à tous les coin
de chaque page, et quelquefois même d'une page à une autre. On revient ainsi deux o
trois fois à la même page, et on en sort autant de fois76.

Mais là non plus, la démarche de Cousin n'est pas systématique. Sa trans


cription est hybride et hésite entre l'unité matérielle de la page et la continuit
du texte à travers les renvois qui promènent le lecteur d'un feuillet à l'autre
Le traitement des signes de renvois n'est pas le même selon qu'il s'agit de
renvois internes à un même feuillet ou de ceux qui font « sortir » de la page
Dans le premier cas (cf. le renvoi HI, par lequel le bloc de texte 1 bis, situé e
bas du feuillet, est inséré entre les blocs 1 et 2), Cousin effectue l'opératio
matérialisée par le renvoi et reconstitue un texte continu à partir des fragment
éclatés dans la page ; le signe de renvoi lui-même disparaît77. ïl procède don
comme un secrétaire qui réaliserait la mise au net du manuscrit. L'opération s
conforme aux instructions que comporte le manuscrit, et fait disparaître l'«em
brouillement matériel ». Dans le second cas au contraire (cf. le signe <sx* à
fin du bloc 4 bis, qui renvoie à une suite figurant sur le feuillet 7), il interromp
la continuité du texte et recourt à une note, où il reproduit le signe de renvo
et indique à quel endroit il faut aller chercher dans le manuscrit la suite d
texte qu'il se contente de suggérer par des points de suspension78. Cette foi
Cousin respecte la matérialité du document. Et c'est ailleurs, dans la présentatio
synoptique à la faveur de laquelle il oppose le texte du manuscrit et celui de
éditions, que le lecteur de Cousin pourra retrouver la continuité du texte. Là, Cousi
est fidèle au « texte », mais c'est au prix d'une infidélité au manuscrit. Il néglig
par exemple un renvoi à la page 8 du manuscrit qu'il avait signalé dans la « r
production » de la page 479. Pour être complète, sa démonstration aurait exigé qu'
reproduise, non pas une, mais trois pages du manuscrit80.

En réalité, Cousin n'essaie pas de comprendre le processus qui a donné nais


sance à l'embrouillement matériel du manuscrit. Pourtant, le fac-similé de

76. Op. cit., p. 241.


77. Ibid., p. 284.
78. Ibid., p. 285.
79. Ibid., p. 286 : « Après ces mots : on ne me relâche pas, le signe p renvoie à la page 8 : pas, et
suis fait de telle sorte que je ne puis croire.... jusqu'à ces mots : et vous demandez les remèdes. Appren
de ceux... puis de là on revient à la page 4 lithographiée : Apprenez de ceux qui ont été liés comm
vous... ». Dans la présentation synoptique, Cousin enchaîne l'ensemble du passage sous le titre coura
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

page 4 montre assez clairement par exemple l'existence d'un premier jet, dont
la transcription diplomatique serait la suivante :
1 Parlons maint<enan>t selon les lumières naturelles.
2 S'il y a un dieu II est infin<imen>t Incompréhensible, puisque n'ayant ni parties ni
3 bornes II n'a nul rapport à nous. Nous som<mes> donc incapables de compr<endre>
4 ni [s'il] ce qu'il est ni s'il est, Cela étant qui osera entreprendre de résoudre
5 cette question ? Ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport a luy.[ ]W
6 Dieu [xxx] est ou II n'est pas, mais de quel costé pencherons nous ? La raison n'y peut
rien
7 déterminer. Il y a un chaos Infini qui nous sépare. [...]

Dans cette première étape, les énoncés s'enchaînent par un entrelacement de


reprises linguistiques quasi-littérales : « nous qui n'avons aucun rapport à lui »
répond à « Il n'a aucun rapport à nous ». De la même manière, « Dieu est ou
Il n'est pas » reprend « ni ce qu'il est ni s'il est ».
Dans une seconde étape, Pascal introduit un nouveau développement (bloc
textuel 1 bis) qu'il rédige dans la partie basse de la feuille encore vierge (après
le bloc textuel 5, isolé du reste par des traits horizontaux) et qu'il insère après
la ligne 5 (« Ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport à luy. »).
Ht Qui blasmera donc les chrestiens de ne pouvoir rendre raison
de leur creance, eux qui professent une religion dont Ils ne
peuvent rendre raison, Ils declarent en [la xx] l'exposant au monde
que c'est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez
de ce qu'ils ne la prouvent pas. S'ils la prouvayent Ils ne tiendrayent
pas parolle : c'est en manquant de preuve qu'ils ne manquent
pas de sens. Ouy mais encore que cela excuse ceux qui l'offrent
telle, et que cela les ôte du blasme de la produire sans raison, cela n'excuse
pas ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point. Et disons Dieu est ou

Cette addition vient briser le mode de progression initial de la pensée par reprises
successives. L'articulation logique du nouveau raisonnement qui vient se greffer
à la relecture sur le texte déjà écrit est matérialisée dans l'énoncé par un donc.
Ce nouveau développement, qui procède d'une couche d'écriture postérieure au pre¬
mier jet, s'achève par « cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent ».
Le fac-similé permet enfin d'identifier une troisième couche d'écriture, par
laquelle Pascal assure la suture entre les deux fragments textuels : « Examinons
donc ce point. Et disons Dieu est ou ». Les indices matériels de cette opération
sont assez clairs. Le tracé paraît plus serré. La ligne s'écarte de l'horizontale.
Surtout, Pascal recopie « Dieu est ou », c'est-à-dire le début du texte qui venait
initialement à la suite de « Ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport à luy ».
La « couture » entre les deux phases du processus d'écriture est matérialisée à
la fois par le renvoi (W ) et par la reprise de « Dieu est ou ».

©
GENESIS

Même du point de vue de Cousin, il aurait été intéressant pour la genèse du


style de Pascal de suivre cette genèse pas à pas et de comparer les articulations
argumentatives opérant dans le premier jet et dans la réécriture.
De la même façon, le manuscrit montre clairement que le bloc 4 bis a été
ajouté après coup au bloc 4 et constitue une transition avec le développement
figurant sur le feuillet 7. Celui-ci à son tour est renvoyé au bloc 6, qui occupe
environ les deux tiers de la marge gauche du feuillet 4. La place manque à Pascal,
qui noircit la dernière partie de la marge restée blanche (bloc 7) et relie les deux
pavés textuels par un renvoi (X). La place lui manque à nouveau ; il prend le
feuillet dans l'autre sens, et utilise la marge haute en exploitant tous les blancs
laissés libres antérieurement (bloc 8). Enfin, une addition postérieure, placée
sur le feuillet 8, vient encore se greffer à l'intérieur du bloc 6 (renvoi § ), et
une addition de peu d'amplitude se place au-dessus du bloc 7 (bloc 7 bis).
Là encore, une véritable étude génétique aurait suivi pas à pas ces feuilletages
attestés dans le manuscrit, et, même du point de vue du texte qui est celui de
Cousin, il eût été pertinent d'analyser les effets de ces enrichissements successifs
sur le style et l'enchaînement des pensées.
On le voit, tel n'est pas le but du recours aux manuscrits, qui est d'abord
destiné à conforter le bien-fondé d'un présupposé81. Appuyée sur une conception
organique de la langue, de son histoire et de son vieillissement, la critique phi¬
lologique de Cousin se veut machine à remonter le temps pour retrouver l'âge
d'or d'un style que les descendants n'ont pas su préserver. Il n'est donc pas
surprenant que le respect scrupuleux des observables cesse lorsque l'observateur
est confronté à l'aspect proprement génétique du manuscrit.
Pourtant, face à la matérialité du document manuscrit, force est bien à Cousin
de reconnaître qu'il n'a pas devant lui un texte, puisque le manuscrit contient
de multiples versions des mêmes pensées et qu'il ne respecte aucune des
contraintes - unicité, cohérence, cohésion, non-contradiction en un point donné
- qui définissent un texte. Aussi Cousin s'acharne-t-il effectivement à retrouver
un semblant d'ordre dans cet « embrouillement matériel ». C'est ainsi que dans
certains cas, il est amené à reconstituer une filiation entre des pensées ébauchées
puis développées82. Mais cette amorce de procédure « génétique » vise en réalité
autre chose, puisque, dans sa quête de l'inédit, il n'hésite pas à mêler les frag

81.écrit
place
82.
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241).
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LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

ments déformés ou mutilés par Port-Royal - qu'il restitue - et les « variantes »


non retenues par Pascal et explicitement biffées dans le manuscrit. Cousin va
même jusqu'à supposer dans certains cas - et ce n'est pas une pratique isolée
chez les philologues du XIXe siècle - que la version biffée exprime plus fidèle¬
ment la véritable pensée de Pascal que la version retenue :
Pascal a barré, il est vrai, les morceaux que nous allons transcrire sur l'absence de
toute justice naturelle et sur le pyrrhonisme ; mais il n'en marquent pas moins sa
véritable pensée qui paraît dans tant d'autres endroits83.

Tout se passe comme si la démarche philologique, en venant buter sur son


contraire, perdait de sa rigueur et se dissolvait dans un produit hybride. De fait,
il est pour le moins très étrange que ce monument de la critique philologique se
réalise à propos d'un non-texte. Avec les éditions successives des Pensées, Victor
Cousin dispose bien d'un équivalent moderne des copies médiévales. Mais le texte
supposé être à l'origine du processus de déformation par reproduction fautive n'a
jamais existé, puisqu'il n'y a jamais eu de bon à tirer signé par un auteur et que
les Pensées ont été fabriquées par Port-Royal à des fins apologétiques à partir
d'un ouvrage resté sur le chantier. De sorte que l'analyse de Cousin offre comme
une vérification en creux des hypothèses que j'ai exposées sur la philologie. Le
texte qu'il s'agit de retrouver dans sa pureté d'origine n'est qu'un fantasme.
Comme pour les textes médiévaux, les érudits n'ont jusqu'alors disposé que de
copies - mais imprimées. Plutôt que de reconnaître celles-ci comme le produit
d'un processus d'énonciation autonome (par exemple celui de la famille de Pascal
et des Messieurs de Port-Royal qui créent une œuvre à partir des matériaux laissés
par Pascal), Cousin n'y voit que des versions déformées et mutilées d'un original
inaccessible. Mais en réalité, il substitue à l'apologétique janséniste sa propre
apologétique sceptique, et construit à son tour de toutes pièces un texte à partir
des matériaux laissés par Pascal. Le terme de « débris » qu'il utilise pour désigner
ceux-ci est d'ailleurs caractéristique de l'«inversion » philologique84.

On pourrait donc renverser complètement l'analyse de Michel Espagne. Face


au témoin matériel d'un processus d'écriture interrompue, Victor Cousin est in¬
capable de l'appréhender comme tel et d'en apprécier correctement la singularité,
qu'il coule dans le moule du texte reconstruit, ou plutôt fabriqué par une dé¬
marche philologique. Bref, s'il voit le manuscrit, il est aveugle au brouillon85.

83. Contrairement
touchent
84.
242).
années
85.
sous«Ibid.,
la[...]deplume
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241-
part
GENESIS

En revanche, pour un observateur attentif et critique, le travail de Cousin donn


parfaitement à voir deux processus. L'un, de genèse proprement dite, est celu
dont les manuscrits étudiés par Cousin portent la trace. L'autre, inscrit dans l
temps de l'histoire, se déroule sur un siècle et demi, et c'est celui de l'évolution
d'un texte à travers la série cohérente de ses éditions successives et la mise
plat des conditions idéologiques de sa réception.

Résumons. Les exemples que je viens d'analyser montrent sans ambages qu


ni Lanson, ni Cousin ne suivent une démarche génétique, même s'ils travaillen
sur des documents de genèse. Et si le travail d'Albalat épouse en maints endroit
le rythme de la genèse des œuvres qu'il aborde, sa finalité est autre, et obéit
des impératifs d'enseignement par l'exemple qui s'inscrivent plus globalemen
dans la perspective d'une construction idéologique de « la » littérature français
éternelle. Il ne suffit pas de compulser des manuscrits pour être généticien. En¬
core faut-il que ces manuscrits soient perçus dans leur absolue singularité, e
que l'observateur ait opéré le changement de point de vue qui fait passer d
monde du texte à cet ailleurs dont j'ai décrit plus haut l'émergence. Ce n'es
le cas ni chez Lanson, enfermé dans la problématique du texte et de l'auteur
et prisonnier de préjugés esthétiques qu'il n'analyse pas, ni chez Albalat, pri
sonnier du « style » et du « classicisme », ni chez Cousin, qui, au nom de l'idéa
du texte, passe finalement à côté des deux processus énonciatifs dont le dossie
des Pensées porte témoignage, celui, proprement génétique, du manuscrit, et
c'est beaucoup plus paradoxal - celui des éditeurs du texte de Pascal, auxquel
il dénie toute positivité ou créativité86.

Soyons plus clairs encore. L'établissement d'une édition critique n'est pa


en soi une démarche génétique. C'est un travail qui procède d'une logique autre
dans laquelle tout gravite autour du texte, qu'il s'agit de reconstituer ou d
construire. Certes, il ne manque pas d'éditeurs qui, après s'être lancés dans un
entreprise d'établissement du texte à partir de tous les matériaux disponibles
découvrent l'irréductibilité des ébauches, des plans, des notes, des brouillon
conservés dans le dossier d'une œuvre. Telle a bien été l'expérience vécue pa
l'équipe Heine dont j'ai évoqué la naissance au début de cet article. Engagé
dans la grande édition des Œuvres de Heine entreprise à Weimar, on voit rétros
pectivement qu'elle s'est trouvée rapidement prise dans une contradiction entr
la démarche éditoriale, toute entière tournée vers le texte, et la prise en compt
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJE

des objets qu'elle avait pour mission d'exploiter. Et elle s'est désengagée. En Al¬
lemagne, où le poids de la tradition philologique était beaucoup plus fort, les équipes
travaillant aux grandes éditions de l'après-guerre sont restées dans l'ensemble fidèles
au texte et à la philologie, et elles continuent à présenter les manuscrits de genèse
dans un appareil critique subordonné à l'établissement du texte87.

D'une manière plus générale, il est symptomatique que même lorsqu'ils s'at¬
taquent à des brouillons, nombre d'éditeurs optent pour une présentation linéa¬
risée des additions, suppressions et substitutions que comportent les manuscrits :
ce qui dans l'original est pluridimensionnel et polymorphe est aplati sur la ligne
et ramené à la norme unidimensionnelle caractéristique du texte.

Il est tout aussi faux de considérer que telle recherche sur un « grand auteur »
relève de la critique génétique sous prétexte qu'on y trouve des dossiers de ge¬
nèse parmi les « sources » du texte étudié. J'ai dénoncé plus haut les pièges du
stemma renversé et le caractère fallacieux de l'image du fleuve à laquelle ce
renversement invite. Bien sûr, l'exploitation d'un dossier génétique serait im¬
possible sans une connaissance approfondie de l'auteur, de sa biographie comme
homme et comme écrivain, ni sans une familiarité intime avec ses lectures, ses
goûts, ses centres d'intérêt. Mais l'inverse n'est pas vrai. Si bon connaisseur
qu'on soit de l'homme et de l'œuvre, si versé qu'on soit dans l'étude des sources,
on n'est pas automatiquement justiciable pour autant de l'étiquette de généticien.
Il y faut encore avoir opéré le recentrage qui fait passer de l'auteur d'un texte
au scripteur en train de créer, du matériau biographique à son inscription dans
la matérialité d'un dossier, des sources à la trace qu'elles ont laissée au cours
d'un travail d'appropriation.

Enfin, les conceptions de l'auteur sous-jacentes à la démarche de Lanson et


de ses successeurs s'inscrivent dans la problématique du sujet psychologique tel
qu'on le concevait au début du siècle, à la fois tout-puissant et nimbé, pour
l'observateur, d'une aura de mystère. Les références citées par Graham Falconer88
sont à cet égard lumineuses. C'est bien, comme il l'écrit, du « mystère du génie »
qu'il s'agit. Quelle qu'ait pu être la grandeur de cette école psychologique fran¬
çaise, il devrait être trivial de rappeler qu'elle est aujourd'hui pour le moins
dépassée...
GENESIS

On m'accordera donc que les relectures critiques auxquelles je viens de m


livrer confirment largement les analyses plus théoriques de la première partie
Certes, il serait ridicule et faux d'affirmer qu'il faut attendre les années 1970
pour voir des critiques littéraires s'intéresser à des manuscrits modernes. Il n'es
pas difficile d'en trouver des exemples, et j'aurais pu allonger la liste de ceux
que je viens d'énumérer. Mais il suffit d'un examen un peu attentif pour percevoir
que l'approche d'un Cousin, d'un Lanson, d'un Albalat,... n'a pas grand rappor
avec ce qui est désigné depuis une dizaine d'années comme « critique généti¬
que ». A tout prendre, c'est d'ailleurs une constatation plutôt rassurante - il fau
drait une conjonction astrale bien extraordinaire pour que l'histoire de la critiqu
littéraire soit, pendant plus de 150 ans, restée immuable, étrangère à l'histoir
tout court et imperméable au changement. Et il est paradoxal que ce soit au
nom d'une visée historisante qu'on fasse reproche à la critique génétique d'avoir
« oublié » Victor Cousin, Gustave Lanson ou la philologie.

A quoi tient cette hétérogénéité radicale ? On l'a vu, les approches manuscrip
tologiques des documents de genèse attestées au xixe siècle et au début du XX
s'inscrivent globalement dans la configuration théorique liée à l'avènement de l
philologie, même si celle-ci tend à s'édulcorer avec Lanson ou Albalat : primaut
du texte définitif, caractérisé par sa perfection et son achèvement, même lorsque
comme dans le cas des Pensées , il n'a jamais existé ; omniprésence de l'auteur
sujet biographique et psychologique garantissant l'authenticité du texte ; rédu
tionnisme énonciatif aveugle aux processus de production qu'il renvoie à un
inspiration dont les mécanismes ineffables échappent à toute analyse (même s
Albalat invite à la conjuger avec cette autre forme d'inspiration qu'est le travail89)
quand il ne les rejette pas dans les ténèbres d'une énonciation seconde asservi
et défaillante (comme le fait Cousin pour les éditeurs du texte pascalien). Sur c
soubassement théorique général viennent d'autre part s'empiler des phénomène
beaucoup plus conjoncturels liés d'une part à la prégnance de jugements de goû
non distanciés qui légifèrent sur le style et le bien-écrire, et d'autre part à l
volonté de construire, en la dégageant de l'anarchie des œuvres reçues comm
littéraires au fil des siècles, un empyrée des grands écrivains communiant entr
eux, toutes époques confondues, dans l'amour de la « belle langue » et le cult
d'un français classique digne d'être mis entre les mains des élèves et des étudiants

On conçoit sans peine que, pour ouvrir à la critique génétique la possibilit


de naître, il ait fallu préalablement le rejet brutal de ces conceptions d'un autr
âge et la rupture de la « révolution » structuraliste.
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

De ce long parcours critique, on peut me semble-t-il retenir deux conclusions.


La première, négative, concerne la philologie. En tant que discipline d'érudition,
celle-ci ne dispose pas des outils conceptuels qui lui permettraient de développer
une branche qui serait la « critique génétique ». La seconde permet d'appréhender
l'émergence d'un nouveau champ conceptuel. Au tournant des années 1960,
l'évolution des conceptions du langage dans sa relation aux langues et à ceux
qui les parlent et les écrivent, celle des technologies et, plus généralement, celle
des mentalités a donné un statut à des objets qui, sans doute, ont toujours existé
en tant qu'objets matériels, mais qui restaient invisibles faute d'instruments d'ob¬
servation. On peut donc véritablement parler d'une naissance des manuscrits mo¬
dernes en tant qu'objets d'investigation scientifique.

Ce processus global d'émergence peut être abordé selon plusieurs points de


vue. Dans les pages qui précèdent, j'ai privilégié les relations entre les objets,
les processus technologiques qui les produisent et les concepts qui les représen¬
tent. En explicitant la corrélation qui lie l'évolution des techniques et la forma¬
lisation intellectuelle des objets produits, l'analyse a porté surtout sur la
maturation qui s'opère au XIXe siècle, et elle a identifié la solidarité qui réunit
trois ordres de phénomènes : l'apogée de l'imprimé « moderne », la mise en place
d'une structure sociale régissant la production littéraire (l'auteur, son éditeur,
son public) et définissant sa fonction à l'intérieur d'un système culturel, et la
construction d'une doctrine, la philologie, à l'intérieur de laquelle ces données
du monde « réel » sont rationalisées et construites à l'aide d'un corps de notions
et de concepts. Symétriquement, j'ai montré les bouleversements que l'évolution
récente des technologies de l'écrit introduit dans ce paysage intellectuel en créant
de nouveaux objets et en définissant un nouveau système de relations entre de
nouveaux acteurs culturels.

J'ai d'autre part souligné l'incidence des présupposés théoriques sur la


représentation du réel observé. La philologie est science des textes, c'est-à-
dire des écrits publics, manuscrits ou non, et en tant que telle elle ne peut
pas être la science des documents de genèse, qui sont des écrits non publics.
Après avoir analysé cette impossibilité sur un plan théorique dans la première
partie, j'en ai donné une illustration pratique à partir d'exemples dans la se¬
conde.

Mais on ne peut aborder les manuscrits modernes et la critique de genèse


sans faire intervenir un troisième point de vue, qui est celui du public. Il est
incontestable que, parallèlement à l'émergence de la critique génétique comme
démarche scientifique, on assiste depuis quelques années à une évolution du goût
GENESIS

Cet intérêt renouvelé ne se confond pas avec le courant périodiquement attest


qui amène des artistes à s'interroger sur le fonctionnement de l'esprit. Pour n
citer que des exemples très célèbres, on connaît le texte d'Edgar Poe sur l
genèse d'un poème, ou le Journal des faux-monnayeurs de Gide, ou l'ensembl
des réflexions de Valéry. Il s'agit là d'une démarche introspective où le créateur
par un retour analytique sur lui-même, fait œuvre sur le processus de création
Quelle que soit la qualité esthétique de ces textes et leur intérêt pour le géné
ticien, ils relèvent d'un autre ordre, dans la mesure où c'est l'auteur lui-mêm
qui prend en charge la critique de sa propre activité créatrice. Cette mise e
texte d'une auto-analyse menée par les auteurs eux-mêmes constitue un genr
à part dont le public du xxe siècle a été particulièrement friand. C'est d'ailleur
le même public qui s'est passionné pour les grandes enquêtes sur les écrivains
Qu'on pense à la fameuse question « Pourquoi écrivez-vous ? » lancée au débu
des années 20, ou à la série américaine des Writers at work dans les années 50
ou plus récemment, aux interviews de Jean-Louis de Rambures. En grossissan
le trait, on dira que ces enquêtes ne manifestent pas une demande du public
l'endroit de l'écriture elle-même en tant que processus - la question serait alor
« Comment écrit -on ? », ou « Comment écrivent -ils/elles ? - , mais restent cen
trées sur la personnalité du créateur, auquel on demande en dernière instanc
pourquoi il écrit, ou, dans le meilleur des cas, comment il écrit ; bref, on n
sort pas du cadre général désigné par la célèbre formule de « l'homme e
l'œuvre90 ».

Au contraire, la recherche actuelle des généticiens s'inscrit dans un context


plus large, où l'intérêt du public ne se porte plus seulement vers l'auteur et c
qui porte témoignage de son génie, mais sur l'objet manuscrit lui-même et le
processus dont il porte la trace. Force est de constater que cet objet plaît. E
tant qu'objet de collection, voire de culte : le succès des ventes publiques, l'en
volée des prix sont là pour en témoigner. Mais cet attrait ne reste pas confin
au milieu des collectionneurs. Les manuscrits modernes sont entrés depuis quel
ques années dans le domaine des médias, qui leur consacrent des articles dan
la presse et des émissions de télévision. De la même façon, on voit les édition
des grands textes s'enrichir de dossiers génétiques partiels qui viennent pimente
la présentation du texte définitif, comme si celui-ci ne suffisait plus à capte
l'intérêt du public cultivé.

C'est que cet engouement pour les manuscrits modernes s'accompagne d'un
évolution du goût et des pratiques esthétiques. On voit se développer l'attrai
pour l'inachevé et le provisoire, pour l'esquisse et le fragmentaire, pour le « kn
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX

de la Fabrique du pré a ici valeur de symptôme. On en vient même à percevoir


l'objet manuscrit comme un objet esthétique en valorisant la beauté des brouil¬
lons et des ratures. Ce mouvement de la sensibilité contemporaine n'est pas ré¬
ductible au fétichisme du collectionneur, sur lequel il est facile d'ironiser. Ce
qui est en jeu dans cette esthétisation du brouillon est d'un autre ordre, et
concerne les traces du processus créateur lui-même et l'inscription du « sujet
écrivant » sur la page.

Il y a donc bien convergence entre d'une part la curiosité scientifique des


chercheurs et des critiques qui multiplient les études sur les manuscrits modernes
et les dossiers génétiques, et d'autre part celle d'un public que la genèse inté¬
resse. Si besoin était, il faudrait y voir une preuve supplémentaire de ce qu'il
y a bien eu naissance d'un objet nouveau sur le triple plan social et culturel,
scientifique, et technologique.

A vrai dire, cette émergence sociale de l'objet génétique ne facilite pas la


tâche des généticiens, car le mouvement d'intérêt des médias tend à brouiller
l'image que la critique génétique donne d'elle-même, et la réfraction de la mode
ne peut que déformer cette image aux yeux d'une communauté scientifique plus
large91. La critique génétique court ainsi le risque de manquer son véritable objet,
qui est d'ordre théorique, d'autant que la difficulté des études de genèse, leur
spécialisation, la nécessaire durée qu'exige l'exploration d'un dossier portent en
elles la tentation de repousser indéfiniment l'élaboration du corps de doctrine
sous-jacent au travail critique, au profit de l'approfondissement exclusif de la
connaissance d'un scripteur, voire d'un corpus.

Bien sûr, on ne s'improvise pas expert d'une écriture, que ce soit dans sa
forme graphique ou dans la structuration de son déroulement temporel. Il faut
du temps pour apprendre à déchiffrer, pour savoir reconnaître les traces que por¬
tent les brouillons en reconstituant correctement les opérations qui leur ont donné
naissance, pour interpréter correctement les indices dont le manuscrit est porteur.
Ce travail patient suppose aussi une connaissance approfondie du scripteur qui
n'est pas donnée d'avance. Sur ce terrain, les familiers d'un auteur disposent
d'un avantage incontestable. Mieux vaut être un spécialiste de Heine, de Proust
ou de Flaubert pour reconstituer la genèse des articles de Lutezia, pour démêler
l'écheveau des Cahiers de la Recherche, ou pour explorer les dossiers génétiques
de Flaubert.
GENESIS

Pourtant, sous peine de perdre son âme, la critique génétique ne saurait rester

prisonnière de ce cloisonnement et s'enfermer dans l'étude d'écritures particu¬

lières ; il lui faut impérativement mettre en avant l'exigence d'une démarche

transversale et comparative, faute de quoi elle demeurerait une accumulation de

singularités et, renonçant à être la nouvelle discipline que réclament les objets

génétiques, elle retomberait dans l'étude traditionnelle des textes et ne serait

qu'une version modernisée de l'étude des sources.

En un mot, les dossiers génétiques existent, les généticiens de l'écriture les

ont rencontrés, et les ont fait accéder au statut d'objet d'investigation scientifi¬

que. Ils ont ainsi dessiné les contours d'une nouvelle discipline et esquissé une

poétique de l'écriture distincte de la poétique des textes. Dépasser le stade de

l'esquisse, développer la critique génétique et bâtir autour d'elle une véritable

théorie : tel est l'enjeu aujourd'hui.

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