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Lebrave Jean-Louis. La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ?. In: Genesis
(Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. pp. 33-72;
doi : https://doi.org/10.3406/item.1992.870
https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_870
Abstract
Starting from a typology of the investigated objects (manuscript/printed text, private/public) and the
related enunciation processes, this paper shows the radical specificity of genetic criticism compared to
classical textual criticism, particularly philology and Lanson-type criticism. This view is confirmed
through a reconsideration of some coun-ter-examples, showing how markedly the new poetics of
writing differs from the old text-centered poetics.
Resumen
A partir de una tipologia de los objetos estudiados (manuscrito/impreso, privado/publico) y de los
procedimientos enunciativos correspondientes, este artîculo pone de relieve la especificidad radical de
la critica genética en relaciôn con las disciplinas de erudition que la han precedido, particularmente la
filologfa y la critica de inspiration lansoniana. El reexamen critico de algunos contra-ejemplos confirma
este anâlisis y muestra hasta qué punto la nueva poética de la escritura se diferencia de la anterior
poética del texto.
Resumo
A partir de uma tipologia dos objetos estudados (manuscrito/impresso, privado/publico) e dos
procedimentos enun-ciativos correspondentes, este artigo pôe em relevo a especificidade radical da
critica genética em relaçâo às disciplinas eruditas que a precederam, particularmente a filologia e a
critica de inspiraçâo lansoniana. O reexame critico de alguns contra-exemplos confirma esta anâlise e
mostra até que ponto a nova poética da escritura se diferencia da antiga poética do texto.
ENJEUX
La critique génétique
une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ?
Jean-Louis Lebrave
P.-M.
nuscrits
2.points
modernes
1. Pour
les D'autres
manuscrits,
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unetBiasi
depuis
historique,
laontgenèse
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Paris,
»,Victor
Actes
Vévoqué
decf.
Encyclopedia
Minard,
l'œuvre
R.duPierrot,
Hugo l'histoire
colloque
»,1985,
»,inp.«Universalis,
A.p.Constitution,
924-937).
deGrésillon
franco-italien
7-14.
cette formation
Cf.Symposium
etfinalité,
aussi
M.
« Les
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A.dusentiers
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, Grésillon,
vol.
CNRS.
(eds.),
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Les
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de
Genesis 1, 1992
GENESIS
échange verbal. Pour l'écrit, et notamment pour les œuvres littéraires, les étude
correspondantes sont beaucoup plus récentes et beaucoup moins nombreuses3, e
c'est du côté des théories esthétiques et de la sociologie des arts qu'il faudrai
chercher des analyses équivalentes4. Je ne tenterai pas d'en dresser ici un bilan
et rappellerai seulement quelques notions importantes pour mon propos.
La spécificité de l'énonciation écrite introduit un certain nombre d
contraintes particulières qui affectent la production et la réception du message
D'abord, il s'agit d'une énonciation différée dans laquelle les protagonistes n
sont généralement pas co-présents5 ; de ce fait, elle échappe à la pointe du hi
et nunc qui caractérise l'énonciation orale. Il en résulte - et c'est une conséquence
fondamentale - que la production du message et sa réception constituent deux
phases distinctes, séparées par la remise de l'écrit à son destinataire. Chacun
des protagonistes dispose d'un certain temps, l'un pour produire le message, l'au¬
tre pour le lire. La phase de production se situe normalement dans la sphèr
privée du scripteur, seul le produit ayant vocation à être transmis au destinataire
A ce propos, on notera qu'à partir du moment où, à la fin du xvine siècle, l
copie manuscrite cesse d'être un moyen de reproduction et de transmission, l'écri¬
ture manuscrite devient l'apanage de la sphère privée : correspondances et jour¬
naux intimes, bien sûr, mais aussi domaine de la production des œuvres
Inversement, l'imprimé est désormais le medium privilégié de la diffusion col¬
lective et publique des textes.
Ensuite, l'écrit est une trace sur un support, ce qui entraîne trois caractéris¬
tiques supplémentaires. 1.-I1 constitue une extension externe de la mémoire
2.-La trace est à la fois inscription du produit et trace de son processus dénon¬
ciation. Dans le cas d'une copie manuscrite, cette énonciation singulière est sim
ple reproduction d'un objet préexistant. Lorsque l'écriture est travail de création
l'écrit enregistre des traces du processus de production lui-même. 3.-Toute scrip
tion manuscrite produit un objet singulier qui - du moins jusqu'au développemen
des moyens de reproduction modernes - n'est pas reproductible à l'identique
mais dont le contenu peut être recopié par un nouvel acte d'énonciation. Au
contraire, l'écrit imprimé moderne se caractérise par l'existence d'objets identi¬
ques reproduits en un grand nombre d'exemplaires au cours du même processu
énonciatif.
Dans le domaine des écrits ayant fait l'objet d'une diffusion publique, et par
référence à l'invention de l'imprimerie, une première coupure oppose les textes
transmis sous forme de copies manuscrites et ceux que nous connaissons sous
forme imprimée. Toute grande bibliothèque comporte ainsi deux départements
distincts, celui des imprimés et celui des manuscrits. Fondamentalement, ce prin¬
cipe de classement oppose des objets anciens et médiévaux, qui sont des ma¬
nuscrits, et les imprimés, modernes et contemporains.
Néanmoins, les départements des manuscrits n'abritent pas que des documents
antérieurs à l'imprimerie. Outre que des textes ont continué à circuler sous forme
de copies manuscrites jusqu'à la fin du xvme siècle, les collections se sont pro¬
gressivement enrichies de manuscrits dits « modernes ». Contrairement aux ma¬
nuscrits anciens et aux imprimés, il s'agit généralement de documents d'ordre
privé, notamment des correspondances, et, plus généralement, des papiers de per¬
sonnalités consacrées, hommes politiques, savants, philosophes, écrivains, mu¬
siciens, peintres, etc. Alors que, pour les manuscrits anciens et médiévaux, la
personnalité de celui qui a produit la copie s'efface derrière la grandeur du texte
recopié, elle est, dans le cas des manuscrits modernes, ce qui justifie qu'on ait
collectionné le document et qu'on le conserve.
Pour une part importante, ces papiers sont constitués des ébauches, plans,
brouillons d' œuvres connues de grands écrivains, ce qui introduit une seconde
opposition, cette fois entre le texte imprimé et les manuscrits qui constituent le
dossier de sa genèse. On sait que nous ne connaissons que peu de « dossiers
génétiques » antérieurs à la fin du XVIIIe siècle. Sans doute, on a pu reconnaître
un brouillon dans tel papyrus du VIe siècle après J.-C. ou dans tel verso d'un
parchemin médiéval ; de même, on a pu invoquer d'autres cas de documents de
genèse antérieurs au XIXe siècle - « brouillons » laissés par les humanistes, exem¬
GENESIS
Pratiques érudites
Pendant longtemps, les pratiques érudites n'ont eu d'yeux que pour les écrit
publics. Ceci explique que les manuscrits anciens et médiévaux, masquant le
manuscrits modernes qui n'en constituaient qu'une extension confuse et un pro¬
longement secondaire, aient joui du statut de norme et de référence exclusive
pour l'ensemble du domaine manuscrit. Ainsi naquit la philologie, qui s'est im¬
posée comme science de l'écrit, et ce depuis ses origines. C'est autour des bi¬
bliothèques d'Alexandrie et de Pergame que se constituent les premières écoles
philologiques hellénistiques. A la Renaissance, humanistes et philologues re¬
découvrent l'Antiquité grâce à l'accès renouvelé à des témoins écrits de
grands textes. C'est aussi sur la base de données écrites que la philologie
allemande du xixe siècle reconstruit les textes et les langues indo-européennes
Cet empire de la philologie sur l'ensemble de l'écrit n'a guère été contest
jusqu'à présent. Sans doute, la philologie a été éclipsée en France par d'autre
formes de critique textuelle, et ceci bien avant le succès rencontré par le couran
structuraliste6 ; de sorte que, contrairement à ce qui s'est produit dans d'autre
pays européens, l'étude des documents de genèse s'est développée en dehors d
toute référence à la philologie et dans une liberté quasi totale vis-à-vis des ma¬
nuscrits anciens. En revanche, la philologie n'a jamais cessé d'occuper une place
centrale en Allemagne et en Italie7, où elle abrite encore aujourd'hui l'ensembl
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
des travaux consacrés à l'écrit, y compris ceux qui portent sur les papiers privés
des écrivains. Et certains observateurs, plus respectueux du poids de la tradition
philologique que sensibles à la nouveauté du travail sur les manuscrits modernes,
s'offusquent de voir la critique génétique prospérer dans une altérité sans conflit
avec la philologie. Ils prétendent que l'«ailleurs » revendiqué par les études de
genèse recouvre une amnésie fâcheuse, qualifient de factice la rupture annoncée
par les généticiens et les invitent à faire allégeance à une philologie qu'ils n'au¬
raient en réalité jamais quittée8.
Bref, l'analyse du domaine recouvert par le terme de « manuscrit » oblige à
poser une question préalable. Faut-il traiter différemment les documents publics
et privés, les manuscrits « anciens et médiévaux » et les manuscrits « mo¬
dernes » ? En d'autres termes, la critique génétique est-elle une discipline auto¬
nome, ou n'est-elle qu'un avatar moderne de la philologie ?
n°12.
blèmes
8. La
158)
çaise
9.-Graham
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10.
1986,
11. Comme
Cf.
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Cf.l'article
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127-165.
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146-158
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quelques
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p.».Réécriture
Poétique,
169-180,
sciences
p.(p.Paris,
7-31.
fran¬
135-
pro¬
GENESIS
Chaque texte est unique dans son essence immatérielle, et multiple dans ses
manifestations matérielles, dans les différentes copies qui sont parvenues jusqu'à
nous. C'est en comparant ces objets apparentés et différents que l'érudition phi¬
lologique pourra reconstruire le texte dans sa pureté originelle.
Mais il y a plus sérieux. En abordant l'étude des papiers des écrivains, les
« généticiens du texte » ont rencontré le modèle de la variante et la téléologie
héritée du stemma. Il était si tentant de céder au démon de l'analogie. N'étaient-
ils pas sollicités par de grandes entreprises éditoriales inscrites dans la tradition
philologique14 ? N'avaient-ils pas sous les yeux, comme les philologues, un texte
variant dont l'évolution s'inscrit dans un processus temporel ? Bien sûr,
l'orientation du processus par rapport au texte n'est pas la même, mais ne pou-
vait-on ramener cette différence à l'opposition d'un avant et d'un après ? Et ne
suffisait-il pas d'inverser le stemma pour obtenir une représentation satisfaisante
de la naissance du texte, d'autant que la critique des sources offrait un pendant
commode à celle des lectures fautives ? Il est à peine besoin de forcer la mé¬
taphore visuelle pour saisir avec quelle facilité on peut, en renversant l'arbre
du stemma, le transformer en un réseau hydrographique où les feuilles sont rem¬
placées par des sources, les branches par des ruisseaux et le tronc par un fleuve
où tous les courants de l'inspiration créatrice viennent se fondre en un tout or¬
ganique qui constitue le texte définitif.
GENESIS
primé constitue une unité stable et bien délimitée, dotée d'un début et d'une
fin, structuré en lignes, en paragraphes ou en strophes, en chapitres, en parties,
etc. De même, en tant qu'objet abstrait, le texte est une donnée stable et se
caractérise par son unicité, sa clôture, son achèvement, sa cohérence et sa co¬
hésion, bref, sa structure19. Il est auto-suffisant et autonome. Une fois créé et
mis en circulation, le texte existe par lui-même et devient indépendant de l'auteur
qui l'a écrit et des aléas de sa forme matérielle.
Cette maturation conjointe de l'imprimé et du texte est contemporaine d'une
mutation culturelle profonde qui, au tournant des xvme et xixe siècles, affecte
aussi bien l'esthétique de la création que l'économie de la littérature, et qu'on
peut faire coïncider avec le triomphe du courant romantique. J'en énumérerai
quelques traits saillants : cristallisation de la notion moderne d'auteur, indivi¬
dualité d'exception différente du commun des mortels ; apparition de la notion
de propriété des œuvres de l'esprit, et du droit des créateurs à être rémunérés
pour le fruit de leur travail ; introduction de l'originalité comme critère d'éva¬
luation de la création esthétique, et discrédit jeté sur l'imitation, dégradée en
plagiat, et, comme telle, relevant des tribunaux ; déclin irrémédiable de la rhé¬
torique, jusque là omniprésente dans la formation intellectuelle, et dont tout le
pan pratique de formation au travail de l'écriture - la rhetorica utens - disparaît
entièrement, seule l'étude des figures de style survivant tant bien que mal pendant
le reste du xixe siècle ; triomphe du motif de l'inspiration, don mystérieux ca¬
pricieusement accordé au poète par sa Muse. Peu ou prou, c'est encore l'idéologie
dans laquelle le sens commun baigne aujourd'hui.
l'éditeur le fait entrer dans le domaine public, sous forme de texte attribué à un
auteur et destiné à des lecteurs.
20.
21.
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LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
l
du génie et de l'inspiration, ils sont d'abord voués à l'admiration respectueuse
|
et fascinée du public, au même titre que le fauteuil du grand homme, son écritoire
et ses plumes. Ils ne sortiront de cet embaumement que d'une manière accessoire,
j
pour porter témoignage, en même temps que d'autres documents, sur la grandeur
des auteurs et de leurs œuvres.
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23. Contrairement à ce qu'affirme un peu hâtivement M. Espagne (op . cit., p. 153), ceci n'a évidemment
rien à voir avec une « aversion » supposée pour le stemma ou Va priori d'un « refus de la tradition
philologique allemande ». Les conclusions de B. Cerquiglini s'appuient sur une connaissance approfondie
de la tradition philologique et sur des analyses serrées dans lesquelles un certain nombre de manuscrits
sont comparés d'un point de vue linguistique. L'énonciation constitue précisément le « fil rouge » qui
permet à la fois de suivre la naissance des études génétiques et de comprendre la critique adressée par
B. Cerquiglini à la philologie du xixe siècle.
24. Cf. par
dossier manuscrit.
exemple P.-M. de Biasi {op. cit.) pour l'intérêt de disposer de photocopies de l'ensemble d'un
25. B. Cerquiglini {op. cit., p. 43) met à juste titre en garde contre la « tentation, toujours latente, du
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJ
Il est vrai que, jusqu'à présent, les effets de cette mutation sont restés peu
visibles dans la mesure où l'informatique a tout fait pour concurrencer l'impri¬
merie sur son propre terrain en faisant oublier qu'elle donnait naissance à de
nouveaux objets inscrits sur de nouveaux supports : l'édition électronique ou
publication assistée par ordinateur (P.A.O.) est caractéristique de cette ambition
d'égaler la perfection du texte imprimé. Ce mimétisme initial entre une techno¬
logie nouvelle et celle qu'elle est en train de supplanter n'est d'ailleurs pas sans
rappeler les débuts de l'imprimerie, qui s'est d'abord efforcée de reproduire les
manuscrits issus des scriptoria sans parvenir à en concurrencer vraiment la qua¬
lité. La P.A.O. , elle aussi, est passablement malhabile et grossière comparée au
savoir-faire accumulé par les typographes, et son succès s'explique moins par
la qualité de ce qu'elle produit que par son faible coût et par sa capacité de
diffusion auprès d'un large public.
Qu'on ne s'y trompe pas. En réalité, cette allégeance à l'imprimé a tous les
caractères d'une subversion profonde du texte. D'abord parce qu'un même texte
est susceptible de connaître une quasi-infinité de réalisations matérielles. N'im¬
porte quel utilisateur disposant d'un logiciel de traitement de texte et d'une im-
GENESIS
primante laser peut faire varier presque à l'infini la mise en forme matériell
du texte, et modifier d'une seule commande la taille des marges, l'interligne, l
police de caractères, bref, la forme du texte imprimé. Et on sait à quel point l
disposition typographique modifie l'appréhension de l'écrit dans la lecture, e
donc en définitive son sens.
C'est que cette mise en forme matérielle, qui, depuis le début du xixe siècle
était l'apanage du texte, forme canonique d'un produit jugé digne d'être diffus
auprès du public, peut désormais s'appliquer à n'importe quoi, et notamment
tous les « avant-textes » jusque-là séparés radicalement du texte par le bon à tirer
Vers V après-texte
C'est précisément cet affaiblissement qui, à la fin des années 60, permet aux
dossiers génétiques d'accéder au statut d'objets de recherche. De même qu'à
l'aube du XIXe siècle, c'est grâce à l'apparition du texte imprimé moderne que
les papiers des écrivains acquièrent une existence visible comme objets de col¬
GENESIS
verrou qui interdisait l'étude véritable de ces mêmes dossiers. Ils peuvent dé
sormais sortir du cabinet de curiosités et entrer au laboratoire.
Il me semble qu'il n'en est rien. Sans doute, la critique génétique est née d
la prise en compte des archives littéraires du xixe siècle, puis du xxe . Et ell
ne s'est sans doute pas dégagée de ce qui la précédait d'une manière aussi rapid
et définitive que, dans leur enthousiasme, les généticiens ont pu l'affirmer. Mai
l'innovation radicale qu'elle comporte la situe en réalité dans un tout autre espac
que celui du texte, de l'imprimé, de l'auteur et du bon à tirer. Il faut aller plu
loin que Pierre-Marc de Biasi lorsqu'il décrit la « génétique textuelle » : la cr
tique génétique n'est pas seulement une démarche préalable à une démarche cr
tique « classique » qui resterait centrée sur le texte, le « double objectif » d
généticien consistant seulement à « rendre techniquement lisible et analysabl
l'antérieur-du-texte, son évolution, son travail interne jusqu'à sa forme défini
tive » et à « reconstruire la logique de cette genèse ». Il faut aller au-delà d
l'objectif d'un projet prenant son sens dans le cadre du texte et de son auteur3
C'est bien plutôt, comme l'écrit Raymonde Debray-Genette, une véritable « poé
tique de l'écriture31 » qu'il s'agit de construire, poétique du processus et no
plus du produit.
donné
30. Op.définitif
spécifique,
cit., pour
p. 926
».reconstruire
: « établir une
un avant-texte
continuité consiste
entre toutà choisir
ce qui aunprécédé
point deunvue
texte
critique
et ce précis,
texte même
une métho
comm
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
Examinons maintenant les formes concrètes prises par les critiques adressées
à la critique génétique au nom de la philologie en faisant retour sur les « mo¬
dèles » qui lui sont opposés. Ces travaux pratiques illustreront le caractère ap¬
proximatif de l'amalgame et confirmeront le diagnostic que je viens de prononcer
concernant la philologie.
Quelle est la thèse des tenants de la tradition ? Pour Graham Falconer32, l'in¬
térêt pour la genèse littéraire est une « curiosité en apparence neuve, en réalité
fort ancienne33 ». « La notion d'une manuscriptologie qui serait encore à ses
débuts n'est pas seulement paradoxale, elle est fausse34. » La « critique de ge¬
nèse » est née avec la « critique textuelle » ou « textologie35 », et
on peut dire, grosso modo, qu'une réflexion génétique, conséquence directe de l'ap¬
plication de cette « philologie nouvelle » aux auteurs français majeurs du xixe siècle,
est devenue chose courante entre 1900 et 191436.
Le rôle fondateur en la matière est attribué à Gustave Lanson, qui aurait été
injustement balayé par « la vague anti-lansonienne qui [a déferlé] sur la France
en 196837 » : « des neuf opérations nécessaires pour explorer un texte littéraire,
écrivait Lanson dans un essai célèbre, cinq avaient trait au domaine avant-tex¬
tuel38 ». A la suite de Lanson, A. Albalat, G. Rudler, P. Audiat, puis J. Pommier,
P. Albouy et J. Petit auraient largement défriché le terrain des études génétiques.
De même, dans des pages virulentes, Jean Molino s'en prend pêle-mêle aux
modèles structuralistes, sociologiques et linguistiques pour dénoncer l'outrecui¬
dance de la critique génétique39. Jean Molino prône lui aussi le retour à « l'ana¬
lyse philologique éclairée40 », même s'il tente de la moderniser en prétendant
la valider par des modèles empruntés à l'intelligence artificielle. Là encore, on
retrouve la référence au grand modèle forgé par Lanson au début du siècle et
développé ensuite par ses successeurs.
D'une manière plus argumentée, Michel Espagne, lui aussi, considère que la
critique génétique n'est rien d'autre qu'une « philologie moderne » et regrette
que « soit refoulé, nié, vilipendé en permanence, le caractère essentiellement his¬
torique de l'objet de contemplation41 ». Lui aussi se réfère à G. Lanson, même
37.
38.
39.
40.
41.
32. Op.
33.
34.
35.
36. J.Ibid.,
G. Molino,
Falconer,
cit.,
p. 278.
268.
275.
276.
p. «158.
267.
28.
« Où laen poiëtique
Pour sont les études
», ibid.,génétiques
p. 7-31. ? », in Texte n° 7, Toronto, 1988, p. 267 et suiv.
GENESIS
44. Gustave
42.
43. Op. cit.,
Ibid., p. 7.Lanson,
p. 7. « Un manuscrit de Paul et Virginie. Étude sur l'invention de Bernardin de S
Pierre » in Etudes d'histoire littéraire réunies et publiées par ses collègues ses élèves et ses amis, P
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
Voyez les notes de Racine aux marges de ses livres : l'abréviation, l'incorrection n'y
détruisent ni la propriété, ni l'élégance, ni l'aisance de l'expression. Le premier jet
chez Bernardin est trouble, embarrassé, cahoteux, les mots impropres, les phrases iné¬
légantes ou lourdes ne sont pas rares49.
49.
47. M.
qu'à
48.
50. « celui
Op.
CeEspagne,
cit.,
quedep.j'ai
Haubert.
229.
153.
op.
dit cit.,
suffit
» p.(p.à 152.
226).
donnerPauvre
l'idée Flaubert
du labeur! de Bernardin de Saint-Pierre, qui n'est comparable
GENESIS
un travers trop français. C'est simplement en faire une lecture affinée, attentive
à la lettre et à l'histoire.
Après deux ouvrages sur la formation du style et l'art d'écrire, Antoine Al¬
balat, un contemporain de Lanson, a publié un livre sur « le travail du style
enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains51 » qui lui vaut la
réputation d'être un précurseur de la critique génétique, voire même un généticien
avant la lettre52. En présentant la réédition publiée récemment par Eric Marty,
l'éditeur va jusqu'à écrire qu'à travers les analyses d'Albalat, « les hiéroglyphes
de la calligraphie, les respirations des pages blanches et les ruptures dans le
texte deviennent autant d'indices servant à déchiffrer l'énigme de la création53 ».
Toutefois, Albalat n'opère pas une distinction nette entre les différents types
de manuscrits auxquels il fait appel, et d'un auteur à l'autre, il utilise indiffé¬
remment des mises au net revues par l'auteur (pour Chateaubriand par exemple)
et de véritables brouillons (lorsqu'il s'attaque à Flaubert). Plus : lorsqu'il ne dis¬
pose pas de manuscrits de travail, il compare deux versions d'une même œuvre
(il compare ainsi le texte publié des trois premiers livres des Mémoires d'outre-
51. Ibid.,
Armand
52.
53.
54.
55.
56. A. Albalat,
Cf.
Op. lacit.
Colin,
p.préface
quatrième
70.
105.le1903.
Travail
d'É. Réédité
de
Marty
couverture.
du style
{op.
en 1991
cit.,
enseigné
p.avec
I-XXV).
par
une les
préface
Cf.corrections
aussi
d'É.G.Marty.
Falconer,
manuscrites
op. des
cit.,grands
p. 276.écrivains, Paris,
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
tombe à la copie qui en a été réalisée plus de vingt ans plus tôt par des familiers
de Chateaubriand) ; et bien qu'il récuse en principe les recueils d'anecdotes et
de témoignages sur l'écriture des grands écrivains, il n'hésite pas à y recourir
le cas échéant pour conforter son argumentation57. Il est donc relativement in¬
différent au caractère attesté ou non de la genèse. Et à la fin du livre, Stendhal,
Théophile Gautier ou George Sand sont traités sans qu'il y ait même utilisation
du manuscrit.
C'est qu'en réalité, sa visée est essentiellement didactique. En analysant les
manuscrits des grands écrivains classiques, il veut d'abord illustrer les « principes
fondamentaux de l'art d'écrire et leurs moyens d'application58 », et c'est à l'aune
de ces principes que l'étude des ratures trouve sa justification :
Ce sont les grands écrivains qui, par leurs ratures, vont aujourd'hui confirmer nos
théories59.
57. pensée
tanes,
58.
59.
60.
étranger.
sa
recopiée,
61.
race
trop,
que
62.
chasse
lièrement
pas
63.
64. Ibid.,
«Toujours
tout
l'airain.
conseille
quand
Ladeauxrègle,
On
simplement
p.elle
p.Marcellus,
vif
dans
répétitions,
212.
on
9.7.reprend
65.
70. dans
Quelques
d'A.
vous
c'est
de
Albalat
neleEnlesent
laisser
moins
Albalat
paraîtra
qu'il
ensuite
la
cas
àdela
matière,
pas,
mois
développe
aux
Sainte-Beuve...
dereposer
faut
de
structure
pour
comme
Chateaubriand,
assonances,
ses
tout
suffisent.
mots
laisser
phrases
sales
autre.
son
bien
possible.
pédanterie
lui,
phonétique
ratures
refroidir
»premier
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le; aux
{ibid.,
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Ibid.,
ce
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rature,
La
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p.page
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d'être
18.
son
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10).
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jusqu'au
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jet,
énumérant
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jusqu'à
allège,
d'ailleurs
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ridicule,
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règles
comme
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c'est
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C'est
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degoût
plus
note
bien-écrire
redevienne
concentrer
Une
vraiment
dedurable
particu¬
ne « tient
Fon-
fois:
Ho¬
:
GENESIS
Cette insistance donne d'ailleurs lieu à des naïvetés qui font sourire. Après avoir
dénoncé le style déplorable de Stendhal et stigmatisé l'incapacité de celui-ci
se corriger, il ajoute :
Si les corrections de Stendhal ne nous enseignent pas comment il faut écrire, le styl
de ses ouvrages démontre surabondamment comment il ne faut pas écrire65.
Il va même jusqu'à prendre dans le Rouge et le Noir une page qu'il recopie e
réécrit en fabriquant les ratures qu'il aurait aimé trouver dans les manuscrits66
Enfin, le travail d'écriture tel que le conçoit Albalat n'échappe jamais à l'em¬
prise de la téléologie. Comment passe-t-on d'un premier jet imparfait à un text
définitif digne de faire figurer son auteur au panthéon des grands écrivains d
la France ? Telle est la préoccupation fondamentale d'Albalat lorsqu'il évalue
les ratures en fonction de la qualité de la forme finale. C'est d'ailleurs dan
l'immense majorité des cas la dernière version qu'Albalat juge la meilleure, du
moins chez ceux qu'il considère d'emblée comme de « grands auteurs », car dan
ce tableau d'honneur des écrivains, il en existe qui, comme Fénelon, Stendha
ou George Sand, ne savent pas travailler. La réécriture ne saurait donc être autr
chose qu'un effort vers davantage de perfection, et les jugements sont tous orien¬
tés par ce présupposé fondamental qui n'a en vérité rien de génétique, et au
nom duquel il distribue l'éloge et le blâme. « Voici une bien jolie correction »
dit-il en constatant que Chateaubriand remplace « réduits à l'état de fantômes » pa
« réduits à l'inconsistance de fantômes », puis par « réduits à l' insubstance de fan
tômes », qu'il qualifie de « mot superbe ». Mais à l'inverse, il accuse le même Cha¬
teaubriand de « condenser trop » lorsqu'il remplace « une petite fille qui portait un
hotte » par « une petite hotteuse67 ».
qu'il considère comme un pionnier, on est bien loin d'une démarche rigoureuse,
et plus encore d'une préoccupation scientifique au sens où on peut l'entendre à
la fin du XXe siècle. La rigueur philologique, la patience du déchiffrement, la
comparaison méticuleuse des réécritures sont bien présentes chez Albalat ou Lan-
son, mais de quelle utilité sont-elles à partir du moment où elles sont asservies
à des présupposés qui, eux, ne sont jamais discutés ? Dans cette construction
fantasmatique d'une langue française classique idéale et comme éternelle, claire,
précise, élégante et sobre, les désaccords - Flaubert est-il ou non digne de re¬
joindre les grands classiques ? - viennent à point nommé dévoiler la fragilité
de l'entreprise et sa dépendance vis-à-vis d'un état historiquement daté du goût
des universitaires.
68. Il faut y ajouter un corollaire : V. Cousin est considéré comme un représentant valide de la philologie.
En réalité, on verra dans les analyses qui suivent à quel point V. Cousin est piètre philologue, même au
sens trivial du terme. On pourrait donc objecter qu'il est inutile, voire gratuit, de s'intéresser comme je
le fais à une œuvre que personne ne songerait à défendre. Outre que personne ne songeait à l'exhumer
avant que son nom ne soit invoqué contre la critique génétique, j'insiste sur le fait que l'attaque menée
contre la critique génétique à travers V. Cousin ne tient que dans la mesure où V. Cousin peut légitimement
incarner la philologie. Si ce n'est pas le cas, c'est l'ensemble de l'argumentation qui tombe.
GENESIS
le fait en Europe depuis deux siècles pour ceux de l'Antiquité. Le temps est malheu¬
reusement venu de traiter cette seconde antiquité, qu'on appelle le siècle de Loui
XIV, avec la même religion que la première, de l'étudier en quelque sorte philolog
quement, de rechercher avec une curiosité éclairée les vraies leçons, les leçons au¬
thentiques que le temps et la main d'éditeurs inhabiles ont peu à peu effacées69.
69. Ibid.,
70.
71.
sent,
moins
sept
quefois
pages
presque
renvois
même
72. Op.
Ainsi
ou
la55,
d'une
dupratiqués,
cit.,
plupart
huit
une
complets,
p.par
209,
manuscrit,
241.
109.
p.écriture
pages
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103.
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(ibid.,
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plus
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GENESIS
page 4 montre assez clairement par exemple l'existence d'un premier jet, dont
la transcription diplomatique serait la suivante :
1 Parlons maint<enan>t selon les lumières naturelles.
2 S'il y a un dieu II est infin<imen>t Incompréhensible, puisque n'ayant ni parties ni
3 bornes II n'a nul rapport à nous. Nous som<mes> donc incapables de compr<endre>
4 ni [s'il] ce qu'il est ni s'il est, Cela étant qui osera entreprendre de résoudre
5 cette question ? Ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport a luy.[ ]W
6 Dieu [xxx] est ou II n'est pas, mais de quel costé pencherons nous ? La raison n'y peut
rien
7 déterminer. Il y a un chaos Infini qui nous sépare. [...]
Cette addition vient briser le mode de progression initial de la pensée par reprises
successives. L'articulation logique du nouveau raisonnement qui vient se greffer
à la relecture sur le texte déjà écrit est matérialisée dans l'énoncé par un donc.
Ce nouveau développement, qui procède d'une couche d'écriture postérieure au pre¬
mier jet, s'achève par « cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent ».
Le fac-similé permet enfin d'identifier une troisième couche d'écriture, par
laquelle Pascal assure la suture entre les deux fragments textuels : « Examinons
donc ce point. Et disons Dieu est ou ». Les indices matériels de cette opération
sont assez clairs. Le tracé paraît plus serré. La ligne s'écarte de l'horizontale.
Surtout, Pascal recopie « Dieu est ou », c'est-à-dire le début du texte qui venait
initialement à la suite de « Ce n'est pas nous qui n'avons aucun rapport à luy ».
La « couture » entre les deux phases du processus d'écriture est matérialisée à
la fois par le renvoi (W ) et par la reprise de « Dieu est ou ».
©
GENESIS
81.écrit
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LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
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aujourd'hui,
entendons
de Cf.
V.»,à ceCousin
Op.
encore
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119.
cette
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M.
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des
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manière
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ne
(p. nous
241-
part
GENESIS
des objets qu'elle avait pour mission d'exploiter. Et elle s'est désengagée. En Al¬
lemagne, où le poids de la tradition philologique était beaucoup plus fort, les équipes
travaillant aux grandes éditions de l'après-guerre sont restées dans l'ensemble fidèles
au texte et à la philologie, et elles continuent à présenter les manuscrits de genèse
dans un appareil critique subordonné à l'établissement du texte87.
D'une manière plus générale, il est symptomatique que même lorsqu'ils s'at¬
taquent à des brouillons, nombre d'éditeurs optent pour une présentation linéa¬
risée des additions, suppressions et substitutions que comportent les manuscrits :
ce qui dans l'original est pluridimensionnel et polymorphe est aplati sur la ligne
et ramené à la norme unidimensionnelle caractéristique du texte.
Il est tout aussi faux de considérer que telle recherche sur un « grand auteur »
relève de la critique génétique sous prétexte qu'on y trouve des dossiers de ge¬
nèse parmi les « sources » du texte étudié. J'ai dénoncé plus haut les pièges du
stemma renversé et le caractère fallacieux de l'image du fleuve à laquelle ce
renversement invite. Bien sûr, l'exploitation d'un dossier génétique serait im¬
possible sans une connaissance approfondie de l'auteur, de sa biographie comme
homme et comme écrivain, ni sans une familiarité intime avec ses lectures, ses
goûts, ses centres d'intérêt. Mais l'inverse n'est pas vrai. Si bon connaisseur
qu'on soit de l'homme et de l'œuvre, si versé qu'on soit dans l'étude des sources,
on n'est pas automatiquement justiciable pour autant de l'étiquette de généticien.
Il y faut encore avoir opéré le recentrage qui fait passer de l'auteur d'un texte
au scripteur en train de créer, du matériau biographique à son inscription dans
la matérialité d'un dossier, des sources à la trace qu'elles ont laissée au cours
d'un travail d'appropriation.
A quoi tient cette hétérogénéité radicale ? On l'a vu, les approches manuscrip
tologiques des documents de genèse attestées au xixe siècle et au début du XX
s'inscrivent globalement dans la configuration théorique liée à l'avènement de l
philologie, même si celle-ci tend à s'édulcorer avec Lanson ou Albalat : primaut
du texte définitif, caractérisé par sa perfection et son achèvement, même lorsque
comme dans le cas des Pensées , il n'a jamais existé ; omniprésence de l'auteur
sujet biographique et psychologique garantissant l'authenticité du texte ; rédu
tionnisme énonciatif aveugle aux processus de production qu'il renvoie à un
inspiration dont les mécanismes ineffables échappent à toute analyse (même s
Albalat invite à la conjuger avec cette autre forme d'inspiration qu'est le travail89)
quand il ne les rejette pas dans les ténèbres d'une énonciation seconde asservi
et défaillante (comme le fait Cousin pour les éditeurs du texte pascalien). Sur c
soubassement théorique général viennent d'autre part s'empiler des phénomène
beaucoup plus conjoncturels liés d'une part à la prégnance de jugements de goû
non distanciés qui légifèrent sur le style et le bien-écrire, et d'autre part à l
volonté de construire, en la dégageant de l'anarchie des œuvres reçues comm
littéraires au fil des siècles, un empyrée des grands écrivains communiant entr
eux, toutes époques confondues, dans l'amour de la « belle langue » et le cult
d'un français classique digne d'être mis entre les mains des élèves et des étudiants
C'est que cet engouement pour les manuscrits modernes s'accompagne d'un
évolution du goût et des pratiques esthétiques. On voit se développer l'attrai
pour l'inachevé et le provisoire, pour l'esquisse et le fragmentaire, pour le « kn
LA CRITIQUE GÉNÉTIQUE ENJEUX
Bien sûr, on ne s'improvise pas expert d'une écriture, que ce soit dans sa
forme graphique ou dans la structuration de son déroulement temporel. Il faut
du temps pour apprendre à déchiffrer, pour savoir reconnaître les traces que por¬
tent les brouillons en reconstituant correctement les opérations qui leur ont donné
naissance, pour interpréter correctement les indices dont le manuscrit est porteur.
Ce travail patient suppose aussi une connaissance approfondie du scripteur qui
n'est pas donnée d'avance. Sur ce terrain, les familiers d'un auteur disposent
d'un avantage incontestable. Mieux vaut être un spécialiste de Heine, de Proust
ou de Flaubert pour reconstituer la genèse des articles de Lutezia, pour démêler
l'écheveau des Cahiers de la Recherche, ou pour explorer les dossiers génétiques
de Flaubert.
GENESIS
Pourtant, sous peine de perdre son âme, la critique génétique ne saurait rester
singularités et, renonçant à être la nouvelle discipline que réclament les objets
ont rencontrés, et les ont fait accéder au statut d'objet d'investigation scientifi¬
que. Ils ont ainsi dessiné les contours d'une nouvelle discipline et esquissé une