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archives de l’est

La collection « Archives de l’Est » est consacrée aux œuvres, textes


et documents, qui dans les domaines de la littérature, des arts et des
idées, témoignent des relations de langue française entre l’Europe
occidentale et les pays de l’Est européen. Elle est le résultat d’une
coopération internationale développée par le Centre d’étude du
XVIIIe siècle de Montpellier avec le soutien du CNRS, de la
Maison des sciences de l’Homme et de l’Académie des sciences de
Russie. Son comité éditorial est composé de représentants du
Centre d’étude du XVIIIe siècle, devenu Institut de recherches sur
la Renaissance, l’Age classique et les Lumières (unité mixte de
recherche du CNRS, Montpellier), du Centre d’étude du XVIIIe
siècle de l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences
de Russie (Moscou) et du Centre international d’étude du XVIIIe
siècle (Ferney-Voltaire).

Серия « Архивы Востока » публикует сочинения, материа-


лы и документы, свидетельствующие о роли французского
языка и культуры в развитии литературных, художествен-
ных и идейных связей между странами Западной и Восточ-
ной Европы. Она является результатом программы между-
народного сотрудничества, разработанной Центром по
изучению XVIII века в Монпелье, при поддержке Нацио-
нального Центра научных исследований Франции, Дома
наук о человеке и Российской Академии наук.
Редакционный совет серии состоит из представителей
Центра по изучению XVIII вeкa, входящего в состав
Института по изучению Возрождения, XVIII векa и
Просвещения (IRCL, CNRS, Монпелье), Центра по изуче-
нию XVIII века Института всеобщей истории РАН (Моск-
ва) и Международного Центра по изучению XVIII века
(Ферней-Вольтер).
comité éditorial
Georges Dulac, Sergueï Karp, Dominique Triaire,
Hubert Bost, Ulla Kölving

comité consultatif
Roger Bartlett (Londres), Wladimir Berelowitch (Paris, Genève), Jean Breuillard (Paris),
Jean-Daniel Candaux (Genève), Robert Darnton (Princeton), Martin Dinges (Stuttgart),
Natalia Elaguina (Saint-Pétersbourg), Christoph Frank (Potsdam, Rome),
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partenaires institutionnels
Office fédéral des archives de Russie, Archives russes d’État des actes anciens, Moscou
Bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg
Institut de recherches sur la Renaissance, l’Age classique
et les Lumières, UMR du CNRS, Montpellier
Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie,
Centre d’étude du XVIIIe siècle, Moscou
Centre international d’étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire
Institut Gorki de littérature mondiale de l’Académie des sciences de Russie,
Département des lettres classiques d’Occident et de littérature comparée, Moscou
Institut de littérature russe (Maison Pouchkine) de l’Académie des sciences de Russie,
Département pour l’étude des rapports entre la littérature russe et les littératures étrangères,
Saint-Pétersbourg
Maison des sciences de l’Homme, Paris

Les manuscrits et propositions de collaboration sont à adresser au secrétariat du comité éditorial


Georges Dulac, Institut de recherches sur la Renaissance, l’Age classique et les Lumières
(IRCL), Université Paul-Valéry, 34199 Montpellier cedex 5, France
Email : georges.dulac@univ-montp3.fr
La Culture française
et les archives russes
Une image de l’Europe au XVIIIe siècle

Etudes réunies par


Georges Dulac
avec le concours de
Dominique Taurisson
et celui de Monique Piha et Marina Reverseau

Préface de
Georges Dulac, Sergueï Karp,
Jochen Schlobach et Piotr Zaborov

centre international d’étude du xviii e siècle


ferney-voltaire
2004
© Les auteurs et le Centre international d’étude du XVIIIe siècle 2004

Diffusé par Aux Amateurs de Livres International


62 avenue de Suffren, 75015 Paris, France,
pour le Centre international d’étude du XVIIIe siècle,
B. P. 44, 01212 Ferney-Voltaire cedex, France

ISBN 2-84559-015-6

Imprimé en France
Abréviations
AAN Archives de l’Académie des sciences, Saint-Pétersbourg
ADB Allgemeine Deutsche Biographie, 1875-1912, et réimpression 1967-1971
ADE Archives de l’Est [la présente collection]
AN Archives nationales, Paris
AN, MC Archives nationales, Paris, Minutier central
AV [Archives du prince Vorontsov] Архив князя Воронцова, 1870-1895
AVPRI Archives de la politique extérieure de l’Empire russe, Moscou
BAN Bibliothèque de l’Académie des sciences, Saint-Pétersbourg
Best. D Voltaire, Correspondence and related documents, éd. T. Besterman, 1968-1977
BL British Library, Londres
BM Bibliothèque municipale
BNF Bibliothèque nationale de France, Paris
BPU Bibliothèque publique et universitaire
BU Bibliothèque universitaire
CL Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, et al.,
éd. M. Tourneux, 1877-1882
Corr. Diderot, Correspondance, publiée par G. Roth, puis J. Varloot, 1955-1970
DBF Dictionnaire de biographie française, 1933-
DHS Dix-huitième siècle, revue de la Société française d’étude du XVIIIe siècle, 1969-
DPV Diderot, Denis, Œuvres complètes, éd. H. Dieckmann, J. Proust, J. Varloot ; puis
M. Delon, G. Dulac et D. Kahn, 1975-
GARF Archives d’Etat de la Fédération de Russie, Moscou
ICL Kölving et Carriat, Inventaire de la Correspondance littéraire de Grimm et Meister, SVEC 225-
227, 1984
RBS Русский биографический Словарь [Dictionnaire biographique russe], 1896-1918
RDE Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, revue de la Société Diderot, 1986-
RGADA Archives russes d’Etat des actes anciens, Moscou
RGALI Archives russes d’Etat de littérature et d’art, Moscou
RGB Bibliothèque d’Etat de Russie, Moscou
RGIA Archives historiques russes d’Etat, Saint-Pétersbourg
RHLF Revue d’histoire littéraire de la France, 1894-
RNB Bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg
Rousseau Rousseau, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1959-1995
Schlobach 1972 Correspondance inédite de Frédéric-Melchior Grimm, éd. J. Schlobach, 1972
SPII Archives de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences, Saint-Pétersbourg
SRIO Сборник императорского русского исторического Общества [Recueil de la Société
impériale russe d’histoire]
SVEC Studies on Voltaire and the eighteenth century, 1955-
‡ code indiquant que le texte qui précède est traduit de l’original

v
Diderot et la cour de Suède

sergueï karp

Il n’existe guère d’études consacrées aux relations de Diderot avec la Suède, et sur ce sujet
les informations disponibles sont rares et dispersées. Les plus anciennes sont fournies par les
listes des livres acquis en 1747-1751 pour la bibliothèque royale par Carl Fredrik Scheffer, minis-
tre plénipotentiaire de Suède à la cour de France, qui mentionnent « Les bijoux indiscrets, Conte
2 vol. 6 livres » et « Lettres sur les sourds et muets 2 livres 10 sols »1. En avril 1748, Louise Ulrique,
sœur de Frédéric II de Prusse et épouse d’Adolphe-Frédéric de Holstein-Gottorp, qui devait
hériter de la couronne de Suède, s’adressant de Stockholm à sa mère Sophie-Dorothée lui
recommandait de lire Les Bijoux indiscrets : « un livre qui est très gaillard, expliquait-elle, mais qui
est extrêmement bien écrit », ajoutant : « Je crois qu’il amuserait ma chère Maman2 ». Carl
Scheffer, rappelé dans son pays en 1752 et nommé en 1756 précepteur du prince héritier Gus-
tave (fils de Louise Ulrique, devenue reine entre temps), avait acquis en 1757 à son intention un
exemplaire du Fils naturel, qui venait de paraître3. Dès avant son départ de France, Scheffer
avait pris une souscription à l’Encyclopédie pour Louise Ulrique. Dans une lettre à l’architecte
Carl Hårleman, expédiée de Paris le 8 mai 1752, il écrivait :

L’Encyclopédie est en effet un ouvrage digne d’occuper une place dans la Bibliotheque de
notre incomparable Reine. Malheureusement la tiranie qu’on exerce quelques fois icy sur la
litterature en a interrompu l’impression. Il n’y a que le premier et le second volume qui ont
paru; les materiaux de tous les autres ont eté saisis chés les libraires. Nous autres souscrip-
teurs, qui avons deja deboursé une grosse somme d’argent, nous crions à l’injustice, sans que
jusqu’à present les justes Magistrats du Tribunal Litteraire ayent daigné nous entendre4.

Plus tard, le prince Gustave (le futur Gustave III) suivra attentivement la polémique
entourant l’Encyclopédie : dès août 1760, il prendra connaissance de la comédie de Palissot, Les
Philosophes, dont le privilège date du 10 mai de la même année5.

1. Carl Fredrik Scheffer, Lettres particulières à Carl Gustaf Tessin 1744-1752, éd. J. Heidner, Stockholm, Kungl.
Samfundet för utgivande av handskrifter rörande skandinaviens historia, 1982, p. 187, 229-230.
2. Luise Ulrike, die schwedische Schwester Friedrichs des Grossen. Ungedruckte Briefe an Mitglieder des preussischen Königshau-
ses, éd. F. Arnheim, Gotha, Friedrich Andreas Perthes, 1909-1910, t. II, p. 103.
3. « Le fils naturel. Comedie de Mr Diderot. Paris 1757 in 8°. Stockholm 30 juillet 1757 » (Stockholm, Slotts-
arkivet, Kronprins Gustafs hovstatsräkenskaper, vol. 8, 1757). Je remercie Marie-Christine Skuncke qui m’a
aimablement communiqué la photocopie de ce document et en outre a obtenu de l’Institut Suédois (Svenska
Institutet) le financement de la mission que j’ai effectuée en Suède en 1997. Je profite de cette occasion pour
exprimer également ma gratitude à Birgitta Berglund-Nilsson qui a obtenu le soutien de l’Académie royale des
sciences (Kungl. Vetenskapsakademien) pour mes recherches en Suède en 2001.
4. Scheffer, Lettres particulières à Carl Gustaf Tessin, p. 38.
5. Gustave III par ses lettres, éd. G. von Proschwitz, Stockholm, Norstedts; Paris, Jean Touzot, 1986, p. 32, n. 2.

183
la culture française et les archives russes

Tomas Anfält nous apprend que la première édition de l’Encyclopédie fut également acquise
par le maréchal de la cour Charles De Geer, l’un des plus riches aristocrates de Suède, pour sa
bibliothèque de Leufsta ; les proches parents de Charles, son frère et son fils cadet, disposaient
chacun d’un exemplaire personnel de l’Encyclopédie dans les châteaux de Finspång et de Chris-
tineholm. Charles De Geer acheta aussi par la suite l’Encyclopédie d’Yverdon, mais cet exem-
plaire n’a pas été conservé jusqu’à nos jours dans sa bibliothèque6.
Le nom de Diderot était également connu en Suède des amateurs de théâtre. Après avoir
étudié le répertoire, récemment publié7, des troupes françaises qui ont joué à Stockholm et à
Drottningholm au XVIIIe siècle, Jean Sgard a fait remarquer qu’entre 1764 et 1780 Le Père de
famille a été joué huit fois, le plus souvent dans la Salle du Jeu de Paume de Stockholm. A par-
tir de 1767, ces spectacles furent annoncés par le quotidien suédois Dagligt Allehanda. Le Père de
famille fut monté par la troupe Du Londel, puis par celle de Boutet de Monvel, invitée à Stock-
holm par Gustave III en 1781. Jean Sgard note que le succès de la pièce de Diderot a été tout à
fait comparable à celui d’Eugénie de Beaumarchais (10 représentations), de Dupuis et Desronais de
Collé (10 représentations), du Legs de Marivaux (12 représentations), mais qu’elle venait loin,
en nombre de spectacles, derrière les comédies de Dancourt, de Dufresny et de La Chaussée8.
Au début de 1760, Louise Ulrique invita Jean-François Beylon, qui était originaire de Lau-
sanne, à occuper auprès d’elle un poste de lecteur et de bibliothécaire. Voici ce qu’il écrivait à
ce propos de Londres le 25 avril 1760 à son compatriote, l’illustre naturaliste et écrivain de
Berne, Albrecht von Haller:

Je suis appellé a remplir le poste de Lecteur et de Bibliothequaire auprès de Sa Majesté la


Reine de Suede. Je dois avant de me rendre à Stockholm, faire le Voyage de Paris, pour y
faire connoissance et lier un Commerce epistolaire avec ce quil y a de plus distingué dans la
Republique des lettres. On m’ordonne de voir entreautres les Henault, les d’Alembert, les
Diderot, Piron, Freron &c. Je ne connois que peu où point tous ces messieurs la, et j’en suis
encore beaucoup moins connu. Dans l’impossibilité où je suis de surmonter ces deux
inconvenients d’une façon qui me soit avantageuse, j’ai pensé que placé au sommet du Par-
nasse, un coup d’oeil vous faisoit non seulement9 distinguer parmi la foule de ceux, qui ram-
pent a ses pieds, mais connoitre à fond le caractere et les ouvrages des sçavants qui osent
former le genereux dessein de s’approcher de vous. Daignés, Monsieur, me communiquer
quelques unes de vos idées a cet egard : C’est de votre bonté que depend le succès de Mon
Voyage.10

6. Le Soleil et l’Etoile du Nord. La France et la Suède au XVIIIe siècle. Galeries nationales du Grand Palais, Paris,
15 mars - 13 juin 1994, Paris, Association française d’action artistique; Réunion des musées nationaux, 1994,
p. 254. Tomas Anfält m’a aimablement informé que l’exemplaire de la première édition de l’Encyclopédie ayant
appartenu à Charles De Geer est conservé à la BU Uppsala (Leufstasamlingen) ; l’exemplaire de son frère se
trouve parmi les livres du château de Finspång conservés à la Bibliothèque de la ville de Norrköping, et l’exem-
plaire de Louis De Geer, dans la bibliothèque privée du château de Christineholm (Nyköping). J’ignore si on y
trouve des traces de lecture. Espérons que les recherches ultérieures de collègues suédois éclairciront ce point et
confirmeront également l’existence de l’Encyclopédie dans d’autres bibliothèques de ce pays au XVIIIe siècle.
7. Agne Beijer, Les Troupes françaises à Stockholm, 1699-1792. Rédaction Sven Björkman, Stockholm, Almqvist &
Wiksell, 1989.
8. Jean Sgard, « Le Père de famille en Suède », RDE 12, 1992, p. 196.
9. « non seulement » ajouté en interligne.
10. BU Uppsala (Carolina Rediviva), Gustavianska samlingen, G100 m1, fol. 8a-8b. Ici et plus loin, je
conserve la graphie des manuscrits cités : je sépare cependant les mots qui ne semblent être collés que par acci-
dent ; d’autre part la distinction entre accents aigus et graves est souvent incertaine.

184
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

A. von Haller, qui dirigeait une des revues littéraires allemandes les plus respectables, Göt-
tingische Gelehrte Anzeigen, était connu pour son attitude critique à l’égard des drames de Dide-
rot11. Chargé de mission par la reine, Beylon arriva à Paris et se logea « Chés MMr. Robert,
Dufour, Mallet & Compagnie. Ruë Grenier St. Lazare12 ». C’est probablement à cette époque
qu’il fit la connaissance de Diderot et Grimm, avec ou sans l’aide de Haller. Sa lettre suivante
fut envoyée de Stockholm même, le 30 septembre 1760, et bien qu’il n’y dise mot de Grimm ni
de Diderot, c’est à partir de son arrivée à Stockholm que Louise Ulrique commença à recevoir
la Correspondance littéraire, après avoir souscrit un abonnement que Grimm sollicitait depuis
175513. La revue coûtait à la reine, et plus tard à Gustave III, 800 puis 600 livres par an et
l’abonnement fut maintenu même après la mort de Gustave, pendant les années de régence de
son frère, le duc Carl14. Dans la collection de manuscrits légués par Gustave III à la biblio-
thèque de l’Université d’Uppsala, est conservée une note du roi à Beylon, qui permet de sup-
poser que pendant un certain temps, Gustave et la reine mère recevaient chacun leur
exemplaire de la Correspondance littéraire :

Voici un petit billet de Grim et L’exemplaire de La Reine mere avec une piece de vers de
M. de Voltaire que je vous envoi[.] j’avois ouvert le paquett comme de coutume et j’ai ete
bien embarasse en y voyant une Lettre pour vous[.] je vous assure que je ne l’ait pas Lue et
que je n’ait fait que separer l’exemplaire de La Reine du mien. Mais je vous prie d’avertir
votre corespondent de cachetter ses billets en les mettant sous L’envelope pour que je ne
commette pas plus souvent une indiscretion qui coutteroit la corde pour un autre dans ce
pays si15.

Cette note a été découverte pour la première fois par Ulla Kölving qui l’a datée des années
1773-1779 et en a déduit que deux exemplaires distincts étaient envoyés à Stockholm16. Cette
hypothèse est en accord avec l’état des relations, assez distantes, qui s’étaient instaurées pro-
gressivement entre l’autoritaire reine mère et son fils, devenu roi en 1771, et elle se trouve étayée
par un passage d’une lettre de Gustave III à Louise Ulrique datée du 14 octobre 1774 :

J’ai aussi reçu une petite plaisanterie de M. de Voltaire, adressée à l’Evêque de Senez sur son
oraison funebre17. Je comptais avoir aussi l’honneur de l’envoyer, mais comme je l’ai trou-
vée dans Grimm, je crois que ma chère Mère l’a reçue déjà18.

11. Roland Mortier, Diderot en Allemagne : 1750-1850, Paris, PUF, 1954, p. 51-52; Peter-Eckhard Knabe, Die Rezep-
tion der französischen Aufklärung in den « Göttingischen Gelehrten Anzeigen » : (1739-1779), Frankfurt am Main, Kloster-
mann, 1978.
12. Voir la lettre déjà citée de Beylon à von Haller du 25 avril 1760, fol. 8b.
13. Voir la lettre de Grimm au baron de Brand du 24 avril 1755, Schlobach 1972, p. 234.
14. La première livraison de l’exemplaire de Stockholm de la Correspondance littéraire actuellement conservé à
la Kungliga Biblioteket (Vu 29 : 1-16) est datée du 1er janvier 1760, la dernière d’avril 1793; Ulla Kölving, « Les
années 1760-1763. Travaux de l’équipe d’Upsal », La Correspondance littéraire de Grimm et de Meister (1754-1813). Actes
du colloque de Sarrebruck (22-24 février 1974) publiés par B. Bray, J. Schlobach et J. Varloot, Paris, Klincksieck,
1976, p. 81 ; Frédéric Melchior Grimm, La Correspondance littéraire, 1 er janvier-15 juin 1761, texte établi et annoté par
U. Kölving, Uppsala, Almqvist & Wiksell International, 1978, t. II, p. 26-28 ; Frédéric Melchior Grimm,
La Correspondance littéraire, 1 er janvier - 15 juin 1760, texte établi et annoté par S. Dafgård, Uppsala, Almqvist & Wik-
sell International, 1981, t. II, p. 21-24 ; ICL, t. I, p. LI.
15. BU Uppsala, F. 418, n° 18.
16. Grimm, La Correspondance littéraire, 1 er janvier-15 juin 1761, t. II, p. 28, n. 72.
17. Voltaire, Au réverend père en Dieu messire Jean de Beauvais (ICL 74 : 163). Voir Kungliga Biblioteket, Vu 29 : 11,
p. 786-89.
18. Gustav III :s och Lovisa Ulrikas brevväxling, éd. H. Schück, Stockholm, Norstedt, 1919, t. II, p. 421.

185
la culture française et les archives russes

Beylon, qui avait su gagner la confiance de Gustave tout en conservant la bienveillance de


la reine mère, servit d’intermédiaire entre Grimm et ses augustes abonnés suédois jusqu’à sa
mort, survenue en 1779. En 1770, il se rendit de nouveau à Paris, dépêché par la cour de Suède,
cette fois-ci pour mener des tractations secrètes en vue d’obtenir des subsides de la France et il
envisageait même d’effectuer un voyage avec Diderot et Grimm en Italie19. Ce projet n’abou-
tit pas, mais il semble que Diderot et Beylon aient tout de même fait un voyage ensemble, si
l’on en juge par une allusion que contient une lettre du 20 février/3 mars 1774 adressée à Bey-
lon par l’envoyé suédois en Russie, von Nolcken, qui a rencontré Diderot à Pétersbourg20.
Malheureusement, il n’y est fait mention ni de sa date ni de sa destination, mais on se rappelle
que c’est pendant l’été 1770 que Diderot se rendit à Bourbonne et à Langres. Nous reviendrons
plus tard à Nolcken et à cette lettre.
Venons-en maintenant à une autre énigme. Sigun Dafgård a très aimablement mis à ma
disposition une photocopie d’un document de la collection d’autographes de la Bibliothèque
royale de Stockholm. C’est une petite note de Diderot, rédigée à Passy le 2 août 1761 et adres-
sée à un destinataire inconnu. Je cite ce texte en gardant toutes les particularités de l’origi-
nal21 :

Passy 2 Aout 1761

J’ose Vous prier, Monsieur, de presenter à Mrs de l’academie la lettre ci jointe et d’en
ajouter les exemplaires de la liste que j’avois l’honneur de Vous adresser le 28 passé[.]
Je suis avec respect
Diderot

La collection d’autographes de la Bibliothèque royale est constituée essentiellement de


matériaux d’origine suédoise. Ainsi, il n’est pas exclu que Diderot s’adresse ici au secrétaire de
l’une des deux académies existant alors à Stockholm, l’Académie des sciences et l’Académie
des belles-lettres. Le faire-part de décès de Diderot22 portera mention de sa qualité de membre
des Académies de Pétersbourg, Berlin et Stockholm, ainsi que de Châlons-sur-Marne. Cepen-
dant Arthur Wilson a fait état des attestations du secrétaire de l’Académie des sciences de Stoc-
kholm certifiant que le nom de Diderot ne figure pas dans les annales de cet établissement23.
A notre demande, Sigun Dafgård a adressé une requête aux archives de cette Académie et a
reçu une réponse analogue. Cependant à Paris, aux Archives nationales, il existe une recon-
naissance de dette (obligation) d’Alexandre François Tournay, certifiée conforme par le
notaire Denis André Rouen et délivrée à Anne Antoinette Champion, le 8 mars 1785, où elle est
désignée comme « Vve de S. Denis Diderot membre des academies de Berlin, Stockholm et
St. Petersbourg24 ». Dans la mesure où l’appartenance de Diderot à l’Académie des sciences et
belles-lettres de Berlin (à partir de 1751) et à l’Académie des sciences de Pétersbourg (à partir
de 1773) ne fait aucun doute, il est tentant de supposer que le billet de Diderot mentionné plus
haut a été adressé à Pehr Wilhelm Wargentin25, qui a assuré les fonctions de secrétaire de

19. Voir une lettre de Grimm à Caroline de Hesse-Darmstadt du 21 juillet 1771, Schlobach 1972, p. 138-139.
20. BU Uppsala, F. 525, n° 117 (voir annexe I) ; Maurice Tourneux, Diderot et Catherine II, Paris, Calmann
Levy, 1899, p. 467-469 ; Corr., t. XIII, p. 194-196.
21. Stockholm, Kungliga Biblioteket, Autografsamlingen.
22. BNF, n.a.fr. 24941 ; publié dans Les Cahiers haut-marnais 24, 1951, Supplément illustré.
23. Arthur M. Wilson, Diderot. Sa vie et son œuvre, Paris, Laffont & Ramsay, 1985, p. 776, n. 89.
24. AN, MC, Etude LXXI, liasse 66.
25. Diderot connaissait le protégé de Wargentin, l’astronome suédois Anders Johann Lexell, mais ne cor-

186
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

l’Académie des sciences de Stockholm de 1749 à 1783. Malheureusement nous ne disposons


d’aucun fait qui puisse témoigner même indirectement en faveur d’une telle hypothèse. De
plus Diderot lui-même, en énumérant ses titres académiques en 1773, n’a soufflé mot de l’Aca-
démie de Stockholm26. Cependant, si le titre de membre de cette académie n’a été que le fruit
de l’imagination de sa veuve, on ne comprend pas bien pourquoi elle s’est attachée à ce détail
pour satisfaire sa vanité. La question reste ouverte. On peut encore espérer que des recherches
ultérieures dans les archives de l’Académie des sciences et de l’Académie des belles-lettres de
Stockholm, transformée par Gustave III en 1786 en Académie de littérature, d’histoire et des
antiquités, contribueront à révéler la vérité. Quoi qu’il en soit, je ne connais pas de raisons
majeures qui, dans les années 1750 ou 1760, auraient pu motiver le refus des membres de la
famille royale de Suède de laisser accéder Diderot (qui était déjà membre de l’Académie de
Berlin) à l’Académie des sciences de Stockholm, ne serait-ce qu’en qualité de directeur de l’En-
cyclopédie.
Diderot, à cette époque, éprouvait une certaine sympathie pour Gustave. Après l’interdic-
tion de Bélisaire, paru en 1767, le prince héritier de Suède et sa mère (comme d’autres
monarques éclairés, dont Catherine II) se posèrent en défenseurs de Marmontel27. Gustave
lui adressa une lettre célèbre qui souleva l’enthousiasme de Diderot. Le 11 octobre 1767, il écri-
vait à Sophie Volland : « Mais il faut que notre langue soit bien commune dans toutes ces
contrées du nord, car ces lettres auroient été écrites par les seigneurs de notre cour les plus
polis, qu’elles ne seroient pas mieux28 ».
Gustav Philip Creutz, envoyé (depuis 1766), puis ambassadeur (à partir de 1772) de Suède
en France, entretenait des relations personnelles avec les écrivains et les philosophes parisiens,
parmi lesquels Diderot, qu’il recevait fréquemment dans sa résidence, à l’hôtel de Bonnac, au
120 de la rue de Grenelle29. Prenant la suite de Carl Scheffer, Creutz expédiait régulièrement
au prince Gustave les volumes de l’Encyclopédie à mesure de leur parution et en signalait les
meilleurs articles30. Cependant certains Suédois qui séjournaient à Paris et rencontraient
Diderot chez Creutz étaient loin d’être enthousiasmés par le philosophe. Ainsi le fils naturel
du roi de Suède Frédéric Ier, le comte Fredrik Wilhelm von Hessenstein, arrivé à Paris en avril
1769, écrivait à Carl Scheffer le 6 août 1769, de Compiègne :

Voici une aventure qui m’arriva l’autre jour chez M. de Creutz et qui amusera peut-être
notre Prince et la Reine. Il m’avait invité à un dîner d’encyclopédistes, pour entendre un

respondait pas avec lui ; il l’avait rencontré lors de son séjour à Pétersbourg en 1773-1774, puis à Paris à la fin de
1780 (voir Georges Dulac, « L’astronome Lexell et les athées parisiens (1780-1781) », DHS 19, 1987, p. 347-361).
26. Diderot à Johann Albrecht Euler, 25 octobre 1773, Corr., t. XIII, p. 85.
27. Gunnar von Proschwitz, « Gustave III et les Lumières : l’affaire de Bélisaire », SVEC 26, 1963, p. 1347-1363.
28. Corr., t. VII, p. 175.
29. Diderot lui-même mentionne Creutz dès le 4 octobre 1767, dans une lettre à Sophie Volland (Corr., t. VII,
p. 159). Dans une lettre à Mme d’Epinay du 11 février 1770, l’abbé Galiani s’intéresse à l’opinion de Creutz sur ses
Dialogues sur le commerce des blés qui venaient de paraître (Ferdinando Galiani et Louise d’Epinay, Correspondance,
présentation de G.Dulac, texte établi par D. Maggetti et annoté par D. Maggetti en collaboration avec G. Dulac,
Paris, Desjonquères, 1992-1997, t. I, p. 117-118). Voir aussi Le Comte de Creutz. Lettres inédites de Paris, 1766-1770, éd.
M. Molander, Paris, Jean Touzot; Göteborg, Eric Lindgrens Boktryckeri AB, 1987 ; Marianne Molander, « Le
comte de Creutz, un ambassadeur francophile », Influences. Relations culturelles entre la France et la Suède. Actes publiés
par G. von Proschwitz, Göteborg, E. Lindgrens Boktryckeri AB; Paris, Jean Touzot, 1988, p. 147-155 ; Un ambas-
sadeur à la Cour de France. Le comte de Creutz. Lettres inédites à Gustave III 1779-1780, éd. G. Mary, Paris, Jean Touzot;
Göteborg, Eric Lindgrens Boktryckeri AB, 1987.
30. Claude Nordmann, Gustave III, un démocrate couronné, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1986, p. 31.

187
la culture française et les archives russes

fameux musicien nommé Grétry, dont les compositions et opéra[s] comique[s] tourne[nt] la
tête à tout Paris. Je n’y trouvais de ma connaissance que l’abbé de Voisenon et Marmontel.
Je m’assis à côté du premier. A peine avions-nous déplié les serviettes qu’un monsieur que je
pris pour un médecin s’empare de la conversation, commence une dissertation qui nous
mène jusqu’au quatrième service. Mr de Marmontel s’avise dans un moment de silence où le
dissertateur but, de conter un propos qu’il avait entendu entre deux poissardes, dont l’une
en colère avait dit à l’autre : je te mettrai si bas que les morpions te fout à genoux. Mon homme crie très
sérieusement : Marmontel, corrigez ce conte, dites, rongeront à genoux, cela vaut mieux. Le pauvre Mar-
montel eut beau lui assurer qu’il ne voulait point limer les discours poissards, l’autre per-
sista. Je voulus enfin savoir qui était ce dictateur, je le demande à mon voisin, l’abbé.
– Monsieur, il n’y a qu’un moment que je le sais, je l’ai pris pour un apothicaire. » Cet apo-
thicaire était, devinez qui, je vous le donne en quatre, c’était le grand Diderot.
Je peux vous assurer d’honneur que je n’ajoute pas une syllabe et que le C[omte] Creutz
a été témoin de tout ceci.
Je crois par seconde réflexion qu’il n’y a que la méprise de l’abbé qui puisse être contée à
la Reine. Un bel esprit qui a vécu 40 ans dans la bonne compagnie ne pas connaître Diderot !
Cela prouve bien la grandeur de Paris et les destructions qu’elle fait entre les beaux esprits31.

Comme nous le voyons, le contenu de cette lettre était destiné à être communiqué au prince
Gustave et à sa mère. Que pensait de Diderot ce prince francophile qui devait séjouner à Paris
peu de temps après et allait charmer le vieux roi Louis XV ? Accompagné de son frère cadet
Fredrik, il arriva dans la capitale française le 4 février 1771 et dès le 17 février, il écrivait à Louise-
Ulrique : « J’ai déjà fait connaissance avec presque tous les philosophes : Marmontel, Grimm,
Thomas, l’abbé de Morellet, Helvétius. Ils sont plus aimables à lire qu’à voir32 ». D’après cette
même lettre, il avait l’intention de rencontrer D’Alembert et Rousseau. Remarquons deux
faits : le prince est déçu de sa rencontre personnelle avec les « philosophes » qui lui ont été pré-
sentés, et d’autre part il ne dit rien de Diderot. Entre temps, la mort subite du roi de Suède, le
12 février, avait attiré l’attention générale sur la personnalité du prince royal de Suède. Le len-
demain, le Riksråd avait proclamé Gustave roi ; un courrier, le baron Adolf Örnfelt, apporta
cette nouvelle à Paris le 1er mars, et dès le 25 mars Gustave quittait la capitale. Les amis de Dide-
rot partageaient l’intérêt bienveillant qu’on éprouvait généralement pour le jeune monarque.
Le 1er mars, Mme d’Epinay écrivait à son propos à l’abbé Galiani33, et Grimm, qui informait
Louise Ulrique34 de l’emploi du temps parisien des « princes Vasa », insérait un long compte
rendu de leur séjour dans la livraison de la Correspondance littéraire datée du 1er avril35. Le nom de
Diderot n’apparaît dans ce texte qu’une seule fois et uniquement pour informer les lecteurs
que Mlle Biheron, qui avait présenté au roi de Suède, pendant sa visite à l’Académie royale des
sciences, le 6 mars, un spectacle anatomique (des copies des parties du corps préparées par ses
soins) habitait dans la maison de la rue de la Vieille Estrapade, où avait vécu jadis le philoso-

31. Gustave III par ses lettres, p. 71-72.


32. Gustave III par ses lettres, p. 107.
33. « Les princes de Suède ont ici un grand succès, mais de ces succès flatteurs, on ne dit pas qu’ils sont char-
mants, on dit mieux que cela ; et je crois que nous courons le risque de les voir partir sans qu’on leur ait vu faire
un pas de menuet. Ils aiment peu la musique, mais en revanche ils soupent mardi chez Mme Geoffrin et ils sont
tout hautement enthousiastes de Voltaire » (Galiani et d’Epinay, Correspondance, t. II, p. 62-63).
34. Stockholm, Kungliga Biblioteket, D. 934 ; Vincent Bowen, « Lettres inédites de Grimm à la reine-mère
de Suède », Revue de littérature comparée 32 : 4, 1958, p. 565-572.
35. ICL 71 : 083, ainsi que 71 : 099 (livraison du 15 avril) pour la séance de l’Académie française en l’honneur
de Gustave.

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sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

phe36. Que faisait donc Diderot à cette époque ? Il se trouvait également à Paris : ses lettres à
Grimm du 7 février et du 4 mars, à Turgot du 26 février et à Falconet du 20 mars en témoi-
gnent37. Il pensait même recevoir Gustave chez lui, comme l’indique une phrase d’une lettre
fameuse parue dans le numéro d’octobre 1776 de la Correspondance littéraire, sous le titre de Résul-
tat d’une conversation sur les égards que l’on doit aux rangs et aux dignités de la société38 : « J’ai été une fois
menacé de la visite du roi de Suède actuellement régnant. S’il m’eût fait cet honneur, je ne l’au-
rois certainement pas attendu dans ma robe de chambre39 ». C’est justement cette lettre qui
permet de penser que la rencontre entre le philosophe et le prince (le roi) avait été prévue mais
n’a pas eu lieu. En évoquant cet épisode avec quelques années de recul, le philosophe utilise le
verbe « menacer », pour désigner par antiphrase l’honneur qu’allait lui faire Gustave40, mais
sans doute aussi en songeant aux réticences que de telles circonstances peuvent susciter chez
un homme de lettres, qui se doit de préférer « la société de ses égaux » à celle de grands qui lui
font perdre son temps41. Nous reviendrons ultérieurement à ce texte pour tenter de compren-
dre l’origine du scepticisme de Diderot42. Pour le moment, nous essayerons d’expliquer son
attitude à l’égard des actions du monarque suédois, sur le terrain politique cette fois.
Le 19 août 1772, Gustave III mit fin par un coup d’Etat à la constitution de 1720, qui avait
restreint les prérogatives du pouvoir royal au profit du Riksdag. Cette constitution, à laquelle
Gustave avait fait allégeance à trois reprises43, faisait depuis longtemps de la Suède le jouet de
la rivalité qui opposait les deux partis aristocratiques, les « Bonnets » et les « Chapeaux » : leur
corruption était habilement exploitée par ses voisins, la Grande-Bretagne, le Danemark, la
Prusse et tout particulièrement la Russie. Pourtant, l’oligarchie suédoise avait évolué petit à
petit vers un régime parlementaire et, à partir de 1765, la menace dirigée contre les privilèges
de la noblesse devint réelle. Cette situation avait aiguisé les batailles politiques et vers la fin des
années 1760 le régime de représentation des Etats connut une crise profonde. L’« Ere de la
Liberté » touchait à sa fin, mais en outre le coup d’Etat fut dans une large mesure rendu pos-

36. CL, t. IX, p. 276.


37. Corr., t. X, p. 219-220, 225-226, 236-238, 248-250.
38. ICL 76 : 171. L’année 1776 est presque totalement absente de l’exemplaire de la Correspondance littéraire de
Stockholm et nous ignorons si Meister a envoyé ce texte en Suède.
39. Corr., t. XIV, p. 224. Georges Roth et Jean Varloot ont daté ce texte des alentours de septembre 1776 : voir
leur argumentation dans Corr., t. XIV, p. 222 et 223, n. 2.
40. Il n’est pas exclu que Gustave ait annulé la visite qu’il devait faire à Diderot dès qu’il apprit le décès du
roi, son père, ses intérêts politiques ayant alors pris le pas sur tous les autres. Ainsi, Grimm notait dans son
compte rendu du séjour parisien du prince : « Quoique le nouveau roi se soit arrêté plus de trois semaines en
cette capitale, après l’arrivée du premier courrier, il n’a plus reparu en public, et je crois que des objets politiques
ont eu sa principale attention » (CL, t. IX, p. 275). Grimm signale que cet événement n’a pas permis à Gustave
d’accomplir le pélerinage qu’il projetait de faire à Ferney, mais ne l’a pas empêché d’aller visiter l’atelier de
Pigalle qui travaillait à la statue de Voltaire nu (CL, t. IX, p. 284-286). Cette visite à Pigalle fut substituée à celle
que le jeune monarque suédois aurait voulu faire au Patriarche, qu’il vénérait particulièrement. Nous ne savons
rien de ses sentiments à l’égard de Diderot.
41. Corr., t. XIV, p. 227.
42. Gianluigi Goggi a fait remarquer que ce même texte comportait une allusion « à un possible désaccord
politique » entre Diderot et Gustave, à propos du coup d’Etat (« Le “fragment politique” sur la Suède de Dide-
rot », Du Baroque aux Lumières. Pages à la mémoire de Jeanne Carriat, Mortemart, Rougerie, 1986, p. 155, n. 5). Comme
on le verra plus loin, Diderot évoque en effet l’éventualité qu’ils se soient trouvés « d’avis contraires », notam-
ment à propos de questions touchant « au bonheur d’une multitude d’hommes » (Corr., t. XIV, p. 224-225).
43. Tout d’abord comme prince héritier, puis, après la mort de son père et pour la dernière fois, le 4 mars
1772, la veille de son couronnement (Nordmann, Gustave III, un démocrate couronné, p. 40).

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la culture française et les archives russes

sible par l’aide financière de Louis XV, dont les projets en politique étrangère concordaient
avec les ambitions de Gustave III. Les événements en Suède furent relatés dans le Supplément à
la Gazette de France n° 72, du 7 septembre 1772 (« Relation de ce qui est arrivé à Stockholm, du
19 août, au 21 inclusivement »). La Correspondance littéraire n’occulta pas non plus l’événement.
Dans sa livraison du 1er octobre 1772 parurent des vers de Voltaire (« Jeune et digne héritier du
grand nom de Gustave / Sauveur d’un peuple libre et roi d’un peuple brave... »), consacrés au
roi de Suède et envoyés avec une lettre d’accompagnement au comte Adam Lewenhaupt44.
Suivait une note sur Carl Scheffer qui, lorsqu’il était ambassadeur en France, s’était extasié sur
cette même constitution que venait d’abroger son élève45. Il est curieux de remarquer que pro-
bablement pour des raisons diplomatiques, cette note sur Scheffer ne fut pas incluse dans
l’exemplaire destiné à la cour de Suède. Cependant, à la suite de celle-ci, on inséra les lettres
du comte von Hessenstein à Mme Geoffrin et à Gustave III, d’après lesquelles on percevait
clairement que malgré toutes ses déclarations de dévouement à son roi, il avait préféré, à ce
moment-là, présenter sa démission plutôt que d’accepter les changements intervenus46. Enfin,
la série de documents concernant la Suède se terminait par le morceau de Diderot intitulé
Rêveries à l’occasion de la révolution de Suède47. Gianluigi Goggi, qui a édité ce texte avec ses varian-
tes parmi les autres contributions du philosophe aux éditions de l’Histoire des deux Indes parues
en 1774 et 1780, a étudié ses origines, les circonstances de sa publication et les particularités qui
le distinguent des autres Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosphe, insérés dans la
Correspondance littéraire de 177248. Je me limiterai donc ici à quelques remarques. D’abord, il est
clair que Diderot considère le coup d’Etat qui vient de se produire comme une suite légitime
de l’évolution antérieure de la Suède. Il brosse un sombre tableau de la fameuse « Ere de la
Liberté » et affirme avec conviction que, quelle que soit la suite de ces événements, « la Suède
ne sera jamais plus malheureuse qu’elle l’était49 ». Diderot s’inquiète d’autre part de la rapi-
dité avec laquelle le pays passe « de l’état d’une monarchie tempérée à l’état du despotisme le
plus illimité », et de la facilité avec laquelle cette révolution s’est effectuée, de l’empressement
des Suédois à se soumettre au pouvoir absolu ressuscité, qui semble être tombé de lui-même
entre les mains de Gustave III :

Il est venu cet instant, il s’est montré cet homme ; et tous ces lâches de la création des
puissances étrangères se sont prosternés devant lui. Il a dit à ces hommes qui se croyaient
tout: Vous n’êtes rien ; et ils ont répondu : Nous ne sommes rien. Il leur a dit : Je suis le maî-
tre ; et ils ont répondu unanimement: Vous êtes le maître. Il leur a dit : Voilà les conditions
sous lesquelles je veux vous soumettre ; et ils ont répondu : Nous les acceptons. A peine s’est-
il élevé une voix qui ait réclamé.
Quelles seront les suites de cette révolution ? Je l’ignore. Si le maître veut profiter de la
circonstance, jamais la Suède n’aura été gouvernée par un despote plus absolu. S’il est sage,
s’il conçoit que la souveraineté illimitée ne peut avoir de sujets, parce qu’elle ne peut avoir

44. ICL 72 : 188, 72 : 189 ; Best. D17924.


45. CL, t. X, p. 75.
46. ICL 72 : 190, 72 : 191.
47. ICL 72 : 192.
48. Diderot, Mélanges et morceaux divers. Contributions à l’Histoire des deux Indes, éd. G. Goggi, Sienne, Rettorato
dell’Università di Siena, 1977, p. 336-341, 367-368 ; Goggi, « Le “fragment politique” sur la Suède de Dide-
rot »; Goggi, « Les Fragments politiques de 1772 », Editer Diderot, études recueillies par G. Dulac, SVEC 254, 1988,
p. 427-462.
49. Diderot, Mélanges et morceaux divers, p. 340.

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sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

de propriétaires ; qu’on ne commande qu’à ceux qui ont quelque chose, et que l’autorité n’a
point de prise sur ceux qui ne possèdent rien, la nation reprendra peut-être son premier
esprit50.

Cette dernière hypothèse, qui laisse espérer une issue favorable à la situation présente,
semble participer au moins superficiellement de l’enthousiasme quasi général qu’a produit en
France l’annonce des événements de Stockholm. Comme l’a fort judicieusement observé
G. Goggi, la position de Diderot a probablement été influencée par l’attaque du chancelier
Maupeou contre les parlements, mais plus généralement la méfiance croissante qu’il éprouve
à l’égard des monarques a également dû jouer51. Cependant, la mise en œuvre littéraire de
l’entreprise de Gustave, représentée sous la forme d’une scène dramatique, est très révélatrice
de l’attitude de Diderot : le roi de Suède y joue le rôle d’un sombre manipulateur des âmes
humaines, qui se soumettent docilement à sa volonté. Quand le texte des Rêveries parvint aux
abonnés de la Correspondance littéraire (accompagné d’un commentaire assez critique de Grimm
qui expliquait qu’il ne faut pas partir de principes abstraits pour évaluer une situation poli-
tique concrète52), Louise Ulrique et Gustave III53 purent découvrir ce que pensait Diderot des
changements intervenus dans leur pays.
C’est avec beaucoup de méfiance, voire d’hostilité, que le coup d’Etat de Suède fut
accueilli par l’Angleterre, le Danemark, la Prusse et la Russie. Les Rêveries de Diderot s’accor-
daient en partie avec les intérêts de Catherine II54, et cette convergence put engendrer chez
certains de leurs lecteurs une certaine suspicion à l’égard de l’engagement politique du philo-
sophe, qu’on savait attaché à l’impératrice par les liens de la gratitude55 depuis la vente de sa
bibliothèque. Pour sa part Gustave III reprochait aux philosophes, et même à Voltaire qu’il
adorait, les dithyrambes excessifs dont ils saluaient l’action de Catherine56. Ces critiques se
sont fait entendre dans une période où les relations suédo-russes connaissaient une certaine

50. Diderot, Mélanges et morceaux divers, p. 340.


51. Goggi, « Le “fragment politique” sur la Suède de Diderot », p. 152.
52. Diderot, Mélanges et morceaux divers, p. 341.
53. Stockholm, Kungliga Biblioteket, Vu 29 : 10, p. 764-768.
54. Le 12/23 septembre 1772, Catherine II écrivait à Voltaire : « A propos, que dites-vous de la révolution arri-
vée en Suède ? Voilà une nation qui perd dans moins d’un quart d’heure sa forme de gouvernement et sa liberté.
Les Etats entourés de troupes et de canons ont délibéré vingt minutes sur cinquante-sept points, qu’ils ont
signés comme de raison. Je ne sais si cette violence est douce, mais je vous garantis la Suède sans liberté et le roi
de ce pays aussi despotique que celui de France, et cela deux mois après que le souverain et toute la nation
s’étaient juré réciproquement la stricte conservation réciproque de leurs droits. Le père Adam ne trouve-t-il pas
que voilà bien des consciences en danger ? » (Best. D17929). Quant à Diderot, il redoute pour la Suède le despo-
tisme, comme on l’a vu, mais comprend le désir du roi d’affranchir son pays des tutelles étrangères.
55. H. Arnold Barton, « Gustaf III of Sweden and the Enlightenment », Eighteenth-century studies 6 : 1, 1972, p. 1-
34.
56. Nordmann, Gustave III, un démocrate couronné, p. 32. Voir également une lettre de Gustave à la reine mère
sur Helvétius, rédigée le 4 janvier 1774, après la lecture de De l’homme : « Les éloges outrés qu’il donne à Cathe-
rine, ne paraissent guère non plus cadrer avec la rigide vertu qui doit caractériser un philosophe, surtout quand
il loue l’Impératrice sur les affaires de Pologne. » (Gustav III :s och Lovisa Ulrikas brevväxling, t. II, p. 308). Sur l’ori-
ginal (et par suite dans l’édition Schück) cette lettre est datée du 4 janvier 1773, ce qui est un lapsus évident,
puisque le traité d’Helvétius ne parut qu’en juin 1773. Rappelons que la diplomatie française avait, à tort, attri-
bué à Diderot la préface de ce traité dédié à Catherine II, et même sa publication, en réalité assurée par son ami,
le prince Dmitri Alekseevitch Golitsyn : voir la lettre du marquis de Noailles au duc d’Aiguillon du 14 septembre
1773 (Paris, AAE, Correspondance politique, Russie, vol. 93, fol. 50ro-53ro ; Corr., t. XIII, p. 56), ainsi que la let-
tre de d’Aiguillon à Durand du 2 décembre 1773 (AAE, Correspondance politique, Russie, vol. 93,
fol. 288ro ; Jacques Donvez, « Diderot, Aiguillon et Vergennes », Revue des sciences humaines, 1957, p. 289).

191
la culture française et les archives russes

tension. A la fin de 1772 et au début de 1773, la Russie achève la première partition de la Polo-
gne et se prépare à la guerre avec la Suède, qu’elle voudrait ramener à la constitution de 1720.
Profitant d’une trêve dans le conflit avec la Turquie, Catherine ramène alors neuf régiments
de l’armée du Danube jusqu’à Pskov, au nord-ouest de la Russie, et envoie 25 000 hommes à
Cronstadt. Les Danois de leur côté multiplient également les préparatifs militaires. Frédé-
ric II, qui a des vues sur la Poméranie suédoise, menace à son tour son neveu. La France, ainsi
que l’Espagne, dans son sillage politique, viennent à la rescousse de Gustave III : en février
1773, à Paris, Creutz parvient à obtenir la conclusion d’un traité de défense franco-suédois. Les
Français rassemblent à Dunkerque 15 000 soldats prêts à s’embarquer pour Göteborg. A Brest,
on constitue une escadre destinée à la Baltique. Sur ordre du duc d’Aiguillon, le ministre plé-
nipotentiaire de France à Pétersbourg, François-Marie Durand de Distroff, déclare ouverte-
ment à Nikita Ivanovitch Panine, qui dirige le collège des Affaires étrangères, que si la Suède
est attaquée, Louis XV ne restera pas neutre et s’engagera dans la guerre aux côtés de cette der-
nière. Pétersbourg adopte alors une attitude plus conciliante et assure Stockholm de ses inten-
tions pacifiques. Au printemps 1773, la Suède tente de son côté d’éviter tout heurt avec la
Russie57. Louise Ulrique écrira bientôt à son fils : « Il faut faire dans le moment comme les Chi-
nois, qui adorent le diable pour qu’il ne leur fasse pas de mal58. »
Le 4/15 mars 1773 arrive à Pétersbourg le nouvel envoyé extraordinaire de Gustave III, l’an-
cien chambellan de la reine mère, Johan Fredrik von Nolcken (1737-1809) qui passera de lon-
gues années en Russie. Tout naturellement, ses premiers conseillers sont le ministre français
Durand et son collègue espagnol, le comte Francisco Antonio de Lacy, que Nolcken connais-
sait bien, car avant sa nomination à Pétersbourg, il avait représenté l’Espagne à la cour de
Suède de 1763 à 177259. Dès son arrivée, Nolcken, faisant référence à Durand et à Lacy, informe
Ulric Scheffer, le frère cadet de Carl Scheffer, auquel Gustave III a confié la direction de la
Chancellerie, c’est-à-dire la conduite des Affaires étrangères, après le coup d’Etat de 1772, que
Frédéric, très influent auprès de Catherine II, est en train de la monter contre la Suède et la
Turquie60. Un des objectifs les plus importants de la mission de Nolcken sera d’affaiblir cette
influence.
C’est dans cette atmosphère qu’à l’automne 1773 Grimm et Diderot entament leur séjour à
Pétersbourg. Après un séjour à Berlin, Grimm arrive le premier, le 17 septembre : il accom-
pagne le prince héritier Ludwig de Hesse-Darmstadt qui doit prendre part aux festivités orga-
nisées à l’occasion du mariage de sa sœur Wilhelmine avec le grand-duc Paul. Puis, le
8 octobre arrive Diderot61, dont l’hostilité à l’égard de Frédéric II est bien connue62. Accom-
pagné du chambellan de Catherine II, Alekseï Vassilievitch Narychkine, il a évité Berlin. Fré-
déric ne demeure pas en reste. Dans ses Nouvelles littéraires du 21 décembre 1773, Formey publie
une fielleuse critique de la Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et dramatiques de
M. Diderot, en cinq volumes, qui vient de paraître à Bouillon sous la fausse adresse de Londres

57. Sur la politique étrangère de la Suède, voir Nordmann, Gustave III, un démocrate couronné, p. 61-77.
58. Louise Ulrique à Gustave III, 17 août 1773 (Gustav III :s och Lovisa Ulrikas brevväxling, t. II, p. 350).
59. Repertorium der diplomatischen Vertreter aller Länder seit dem Westfälischen Frieden (1648), t. III (1764-1815), éd.
O. F. Winter, Graz; Köln, Verlag Hermann Böhlaus Nachf., 1965, p. 440-441.
60. Nolcken à Ulric Scheffer, 19/30 mars 1773, Stockholm, Riksarkivet, Muscovitica, vol. 386.
61. A Stockholm, la visite de Diderot ne passa pas inaperçue. Ainsi, le 20 octobre 1773, l’envoyé de Saxe
auprès de la cour de Suède, le comte Friedrich August von Zinzendorf, demandait innocemment, dans une
lettre au comte de Lacy : «que fera-t-on de Diderot chez vous ? n’est-ce qu’une apparition, ou doit-il s’y fixer ? »
(AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 17-18, fol. 89).
62. Adrienne Hytier, « Le philosophe et le despote, histoire d’une inimitié », Diderot studies 6, 1964, p. 55-87.

192
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

et comprend plusieurs écrits apocryphes. Cet article, qui tout en étant de la main du secrétaire
de l’Académie de Berlin reflétait à l’évidence les vues de Frédéric63, raillait l’ensemble de
l’œuvre de Diderot, de ses contributions à l’Encyclopédie à ses pièces de théâtre. Des copies en
furent répandues à Pétersbourg grâce à l’intervention discrète de Johann Albrecht Euler,
secrétaire de l’Académie impériale des sciences et neveu de Formey64. Ces manœuvres ne
purent cependant flétrir la réputation de Diderot aux yeux de Catherine II, et la haute société
de Pétersbourg attribua unanimement le texte des Nouvelles littéraires au roi de Prusse. Le minis-
tre Durand s’était hasardé, comme on le sait, à exploiter l’antagonisme entre Diderot et
Frédéric II dans l’intérêt de la diplomatie française65, et à cet égard Nolcken n’oublia pas, lui
non plus, les préoccupations de sa cour. Voici ce qu’il rapportait à Ulric Scheffer dans une
dépêche datée du 17/28 janvier 1774 (nous traduisons du suédois) :

Si Sa Majesté Impériale n’avait pas ouvert les yeux, bien que trop tard, sur la politique
égoïste et les principes violents de Sa Majesté prussienne, M. Diderot aurait peut-être eu
l’honneur d’opérer ce miracle. J’ai entretenu une liaison étroite avec cet homme éclairé et
respecté pour ses opinions, et le bonheur d’avoir gagné sa pleine confiance a fait qu’il m’a
raconté plusieurs de ses conversations avec l’Impératrice : ce sont celles qui ont concerné le
seigneur nommé ci-dessus qui ont le plus excité ma curiosité ; et j’ai l’honneur d’en commu-
niquer le contenu à Votre Excellence. Une fois l’Impératrice a demandé à M. Diderot : « Que
pensez-vous du Roi de Prusse ? » Sur quoi il a répondu : « C’est un grand homme et un très
méchant roi, qui a la morale des souverains dans toute son atrocité. » Dans une autre conver-
sation, il a osé dire à l’Impératrice : « Je suis persuadé qu’on verra un jour couler le sang des
Prussiens et des Russes aux portes de Riga. » On ne peut s’exprimer avec plus d’exactitude
et de force. Ces réflexions auraient dû être d’autant plus convaincantes, qu’elles ne sont pas
chez Diderot la suite d’un ressentiment personnel, mais partent d’un sentiment d’humanité
qui lui inspire une juste horreur de la tyrannie, de la violence et de l’injustice66. Plus tard,

63. Georges Dulac, « Un nouveau La Mettrie à Pétersbourg : Diderot vu de l’Académie impériale des scien-
ces », RDE 16, 1994, p. 36-37. L’article de Formey est reproduit dans Tourneux, Diderot et Catherine II, p. 525-531.
64. Dulac, « Un nouveau La Mettrie à Pétersbourg », p. 36.
65. Voir la lettre de Durand à d’Aiguillon du 6 novembre et la réponse d’Aiguillon du 2 décembre 1773 (Corr.,
t. XIII, p. 101-102).
66. Comparons ces déclarations de Diderot, telles que les cite Nolcken, avec le texte de ses Mélanges philoso-
phiques, historiques etc., écrits pour Catherine II. Dans le second morceau du recueil, intitulé « Ma rêverie, à moi,
Denis le philosophe », il exécute la mission que lui a confiée Durand et tente d’infléchir la position de l’impéra-
trice afin qu’elle se rapproche de la France et rompe avec la Prusse. Les citations ci-dessous sont tirées du manus-
crit autographe conservé à Moscou, aux Archives d’Etat de la Fédération de Russie (GARF, F. 728, opis 1, n° 217),
car l’édition donnée par Paul Vernière (Mémoires pour Catherine II, Paris, Garnier Frères, 1966) n’est pas exempte
d’inexactitudes. Diderot parle d’abord en philosophe : « Nous portons la plus belle haine au roi de prusse ; sur
ce point la cour et les philosophes sont d’accord ; mais leurs motifs sont bien différents. Les philosophes le haïs-
sent, parce qu’ils le regardent comme un politique, ambitieux, sans foi ; pour qui il n’y a rien de sacré ; un prince
sacrifiant tout, même le bonheur de ses sujets, à sa puissance actuelle ; l’éternel boutefeu de l’europe. La cour,
parce que c’est un grand homme, qui peut-être croise ses vues presentes. Si le systeme change ; la cour ne le haïra
plus, sous ce dernier coup d’œil mais elle continuera de le haïr ou du moins de l’envier sous le premier. » (p. 45-
46). Plus loin, Diderot poursuit : « La france est loin de la russie ; et la prusse en est bien voisine. En dépit du
traité de versailles, notre ennemi naturel c’est l’autrichien ; votre ennemi naturel, c’est le prussien. Tôt ou tard,
le sang français se melera sur le champ de bataille avec le sang autrichien, et le sang russe avec le sang prussien. »
(fol. 47). Citons encore ce passage : « Lorsque votre paix avec le turc se fera ; la france n’en sera ni rejouie ni
fachée. Mais le loup prussien en rugira. Dans son manifeste, sur la pologne ; il fait valoir un motif qui menace
riga. Quand un souverain envahit, per far corpo ; qui sait l’ampleur qu’il a prescrite à son corps ? » (p. 50). La cor-
respondance entre les deux textes est tout à fait évidente. On peut également établir un parallèle entre l’opinion
de Diderot sur Frédéric II, telle qu’elle est évoquée dans la dépêche de Nolcken, et d’autre part dans les rapports

193
la culture française et les archives russes

quand Sa Majesté Prussienne, offensée de ce que M. Diderot ne se soit pas laissé persuader
de venir lui faire sa cour pendant son voyage de retour, lui a fait l’honneur d’attaquer ses
ouvrages dans une gazette savante appelée Nouvelles littéraires de Berlin, M. Diderot ne s’est pas
permis de parler de Sa Majesté Prussienne, puisque cela aurait pu être interprété comme un
effet du mécontentement légitime que lui avaient causé les manœuvres peu convenables du
seigneur nommé ci-dessus. Mais quand l’Impératrice a parlé à M. Diderot de cette attaque
venue de Sa Majesté Prussienne, il a dit : « Le Roi de Prusse me fait beaucoup d’honneur,
mais j’admire son imprudence. Une puissance formidable ne doit jamais faire la guerre à un
flibustier, cela n’est ni glorieux ni profitable. » Les préventions que Diderot a cherché à
inspirer à l’Impératrice contre Sa Majesté prussienne, par amour pour l’humanité, auraient
pu rendre son séjour ici assez utile, s’il n’avait pas été contrebalancé dans l’esprit de l’Impé-
ratrice par son indigne ami M. Grimm, qui est un admirateur servile de Sa Majesté prus-
sienne et qui semble être payé pour lui prodiguer sans cesse des louanges. Grimm, qui fait sa
cour à l’Impératrice tous les jours et qui possède toutes les qualités que comprend le mot
courtisan dans le sens le moins honorable, s’est appliqué avec le plus grand zèle à renforcer
ce que Diderot a voulu démolir67.

Nolcken a quelque peu faussé la chronologie des événements : l’article des Nouvelles litté-
raires avait paru en décembre, avant que l’on n’apprenne à Berlin le refus définitif de Diderot
de rendre visite à Frédéric à son retour de Pétersbourg, malgré l’insistance de l’émissaire prus-
sien, le comte von Goertz. Cette déformation est peut-être due au fait que Nolcken apprit le
résultat de ces pourparlers peu de temps après que J. A. Euler eut diffusé la critique des Nou-
velles littéraires. Le diplomate suédois n’était d’autre part pas très équitable à l’égard de Grimm
en le présentant comme un agent à la solde de la Prusse, mais l’appréciation portée sur son
caractère est sans doute plus proche de la vérité68. Pour le reste, les informations qu’il com-

de Durand au duc d’Aiguillon. Le 7 décembre 1773, Durand relate en ces termes le dialogue entre l’impératrice
et le philosophe : « Vous n’aimés pas ce Prince disoit elle, à Diderot – non répliqua celui ci, c’est un grand
homme mais un mauvais Roy et un faux Monneyeur. J’ai eu, dit elle en riant, ma part de sa monnoie. » Le 15
février 1774, Durand continue : « J’ai quelques preuves, Mr., que Mrs. Diderot et Grimm se sont comportés
comme je le desirois. La souveraine a reproché asses publiquemt, mais en riant, au dernier de l’avoir traité de
femme a préjugés contre nous, et le 1er. se trouvant au chevet du lit de cette Pcesse, elle luy dit pourries vous me
donner un exemple du sistême dans lequel vous paroissés etre qu’il y a des méchants par principes. Je le prens
repondit-il dans une classe éclatante. Je nommerai à leur tête le Roy de Prusse. Je Vous arrête la, dit elle sans s’en
emouvoir davantage et elle changea de conversation. » (AAE, Correspondance politique, Russie, vol. 93,
fol. 303 ; vol. 95, fol. 119; Tourneux, Diderot et Catherine II, p. 247-248).
67. Stockholm, Riksarkivet, Muscovitica, vol. 387, Nolckens depescher, 1774. J’exprime ma reconnaissance
à Sigun Dafgård qui m’a fourni une photocopie de cette dépêche, et l’a traduite en français. Dans le manuscrit
de Nolcken, seuls les propos de Diderot et le titre de la revue berlinoise sont en français (Sergej Karp, « Dide-
rots och Grimms besök i S:t Petersburg och det svenska hovet », Katarina den stora & Gustav III, Stockholm, Natio-
nalmuseum, 9 oktober 1998 -28 februari 1999, cat. par M. Olausson, Stockholm, Nationalmuseum, 1999,
p. 282).
68. On peut comparer l’opinion de Nolcken sur Grimm avec celle que Frédéric II lui-même exprimera un
peu plus tard à son sujet, dans une lettre du 29 avril 1777 à son ministre à Pétersbourg, le comte de Solms : « Ce
que vous me marquez, dans votre dépêche du 15, au sujet des distinctions dont l’Impératrice comble le Sieur
Grimm, me paraît assez vraisemblable. Il se peut en effet que S. M. I. prend dans ces entretiens solitaires ses avis
tant sur la réforme des lois et les mœurs de sa nation que sur l’histoire de son règne. Mais après cela, je connais
trop bien le caractère de cet homme pour le trouver digne de sa confiance. C’est, pour tout dire dans un mot, un
très mauvais sujet. D’abord il a fait en France le métier de gazetier. Dans la dernière guerre il a servi d’espion à
l’armée alliée, ce qui lui aurait quasi attiré de très mauvaises affaires de la part de la France. D’ailleurs c’est une
âme damnée du prince de Kaunitz et un trop fin et rusé merle pour se laisser pénétrer. L’intérêt le guide dans
ses sentiments et dans ses opérations, et il est très bien à comparer à un caméléon, qui prend la couleur de tout

194
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

muniquait étaient exactes : qu’il ait été aussi bien renseigné s’explique par son intimité avec
Diderot et leurs fréquents contacts.
La possibilité d’utiliser Diderot contre Frédéric II n’était pas le seul motif qui rapprochait
Nolcken du philosophe. A Pétersbourg, ils avaient plusieurs connaissances communes et en
premier lieu, le général Ivan Ivanovitch Betskoï (Betski). Depuis 1763, le général, qui jouissait
de la confiance de l’impératrice, était à la tête de l’Académie des beaux-arts de Pétersbourg et
avait la haute main sur les institutions d’éducation ou d’aide sociale qu’elle avait fondées ou
réformées. Jadis il avait servi d’intermédiaire pour l’achat de la bibliothèque de Diderot, et
pendant le séjour du philosophe à Pétersbourg, il avait été chargé d’examiner avec lui son pro-
jet de refaire l’Encyclopédie pour la Russie. C’est lui également qui surveillait les travaux enga-
gés pour l’érection du monument à la gloire de Pierre Ier, le célèbre « cavalier de bronze » de
Falconet69. On rencontre souvent le nom de Betskoï dans la correspondance de Nolcken avec
Carl Scheffer, en particulier à propos des établissements d’éducation placés sous la tutelle du
général. On peut prendre connaissance du contenu de cette correspondance non seulement
au château Kulla Gunnarstorp en Scanie, où se trouvent plusieurs lettres adressées à Carl
Scheffer70, ou aux Archives nationales de Suède à Stockholm qui possèdent les microfiches de
ces documents, mais aussi aux Archives de la politique extérieure de l’Empire russe (AVPRI),
à Moscou : la correspondance reçue et envoyée par Nolcken a souvent été interceptée par les
services secrets russes, comme celle des autres ministres étrangers71. Les diplomates étaient
parfaitement informés de cette pratique et tentaient même d’en tirer parti à leurs propres
fins72. Il n’est pas exclu que ce fait puisse expliquer le ton dithyrambique de certaines pages de
la correspondance entre Nolcken et Carl Scheffer, dès qu’il est question des institutions édu-
catives de Catherine II et de Betskoï. Ainsi le 9 février 1774, Scheffer écrivait par exemple à
Nolcken :

ce qui le touche. Capable de tout, il se tourne toujours du côté où il croit gagner le plus, et un tel homme mérite
bien qu’on se défie de lui et qu’on examine bien son caractère flottant et inconsistant, pour n’être pas la dupe de
ses finesses. » (Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, éd. G. B. Volz, Berlin, puis Oldenburg I. O. et Berlin,
Alexander Duncker, puis Reimar Hobbing et Gerhard Stalling, 1879-1939, t. XXXIX, 1925, p. 176, n° 25454).
69. П. М. Майков [Maïkov], Иван Иванович Бецкой. Опыт его биографии [Ivan Ivanovitch Betskoï.
Essai biographique], Saint-Pétersbourg, Utilité publique, 1904.
70. Kulla Gunnarstorp, Brokindsarkivet, vol. 31.
71. Les fruits de cette interception sont conservés à Moscou, à l’AVPRI, dans le fonds 6, dit des « Affaires
secrètes » (lettres interceptées). On peut y consulter des copies de nombreux documents très intéressants, dont
les originaux ont depuis longtemps disparu. Dans cet article, je fais référence à certains d’entre eux (opis 6/2,
« Suède »). Notons qu’il y a très peu de textes codés aux Archives nationales de Stockholm (Riksarkivet), dans
le fonds Muscovitica, tandis que les copies de nombreuses dépêches suédoises codées de cette époque conser-
vées à Moscou n’ont pas été déchiffrées (à la différence des françaises), et n’ont donc pas pu être étudiées. Le fait
est surprenant, compte tenu du niveau élevé du service de russe du chiffre qui disposait des esprits les plus
brillants de l’Académie des sciences de Pétersbourg. On peut en trouver une explication plausible dans une let-
tre de Nolcken au secrétaire de la Chancellerie, Jacob von Engeström, datée du 3/14 octobre 1774 : « Vous me
permettrés de me plaindre à vous d’une chose à la quelle vous pourrés aisement remedier. Les depeches s’écri-
vent chés vous avec une negligence incomparable. J’en reçûs une il y a quelque tems, qui lorsqu’elle fut dechif-
frée [...] nous parût aussi inintelligible que si c’eut été de l’arabe. [...] Depuis nous avons reçû d’autres Chiffres,
qui sans être aussi remarquables ont cependant été parsemées des fautes. J’ai crû Vous devoir faire part de cela
persuadé que Vous arreterés les progrès d’une nonchalance aussi dangereuse. » (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède,
n° 20-21, fol. 316-317).
72. Voici ce que Nolcken écrivait le 19/30 mars 1773 à Beylon, qui se trouvait alors à Stockholm : « Que dites
vous de toutes les eloges que j’ai faites de l’Impératrice dans ma précédente ? Je vous avouerai que connaissant
l’usage qui se pratique ici d’ouvrir toutes les lettres, j’étais bien aise de faire ma Cour à cette Princesse, par les
sentiments que j’y fis paraitre à son egard. » (BU Uppsala, F. 525, n° 115).

195
la culture française et les archives russes

Vous venés de porter jusqu’à l’Enthousiasme mon admiration pour Catherine II et pour
les dignes Cooperateurs de ses grandes et sublimes vuës. Quoi, mon cher Baron, tout est
donc vrai dans la peinture de ses etablissemens que j’avois luë dans les Ephemerides73 ! Vous
avés vû de vos propres yeux le Couvent des Demoiselles et vous m’assurés que celui des filles
bourgeoises, le Gymnase et le Corps des Cadets sont dirigés sur les mêmes principes ! Non
jamais aucun souverain n’avoit rien imaginé de si grand, de si utile à la pauvre humanité,
dont les maux naturels sont si singulierement agravés par la faute de ceux qui conduisent les
premiers pas des hommes. Malheur aux souverains qui ne sauront pas au moins imiter un si
bel Exemple. [...]
Je ne comtois pas, lorsque j’eue l’honneur de vous ecrire ma derniere lettre, qu’elle pas-
seroit sous d’autres yeux que les votres, et certainement elle ne meritoit pas d’être produite.
Mais je dois être bien contant aujourd’hui de l’usage que vous en avés fait, puisqu’il m’a valû
des complimens de la part de M. le General Betzki, qui m’ont infiniment flatté. Cet excellent
Citoyen doit servir de modèle à tous ceux qui veulent servir dignement et utilement leur
patrie. Je n’ai pas les moyens de faire d’aussi grandes choses que celles qu’il a faites, mais
après le merite des belles actions celui d’en sentir le prix doit marcher en second rang ; et ce
dernier merite j’ose me l’attribuer dans toute son etendüe. Vous pouvés par consequent
assurer M. de Betzki qu’il n’a pas en Russie même un admirateur plus sincere que moi74.

Il est fort possible que l’intérêt manifesté par Scheffer et Nolcken pour l’œuvre de Betskoï
et les établissements destinés à favoriser la « civilisation » de la Russie ait été sincère. D’autre
part, la curiosité de Scheffer pour les origines suédoises du général semble tout à fait natu-
relle75. Dans leur correspondance, on voit presque toujours figurer à côté du nom de Betskoï,
celui d’un Français, le docteur Nicolas Gabriel Clerc. Ce médecin, qui devait acquérir plus
tard une notoriété très limitée comme journaliste et historien, était venu pour la première fois
en Russie vers la fin des années 1750, à l’invitation de l’hetman Kirill Razoumovski. Pendant
six ans, il avait exercé son art dans notre pays, puis était retourné en France aux alentours de

73. Voir la « Lettre à M. Du Pont, Auteur des Ephémérides, &c. », Ephémérides du citoyen, 1772, t. I, p. 203-244 :
l’auteur de la lettre, datée « De St. Pétersbourg, le premier Octobre 1771. », est Nicolas Gabriel Clerc, dont nous
aurons à reparler. Cet texte est précédé d’une présentation de Du Pont, intitulée « Etablissements utiles &
Actions louables en Russie » (p. 202-203), et suivi d’un commentaire de la rédaction des Ephémérides (p. 244-249).
74. AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 19, fol. 3ro-4ro.
75. Ainsi le 8/19 avril 1774, il demande à Nolcken : « Comme je suis extremement curieux sur tout ce qui
regarde cet estimable et grand Citoyen M. de Betzky, permettés moi de vous parler dans la plus grande Confi-
dence d’une anecdote qui m’a été contée il y a déjà du tems, et dont je voudrois bien savoir le vrai ou le faux. On
m’a dit qu’il est né en Suede, que son pere etoit le prince Troubezkoy, prisonier dans ce païs-ci du tems de Char-
les XII, et qui eut alors une intrigue d’amour avec Mlle de Sparre (depuis femme du Senateur Wrede) dont M. de
Betzki d’aujourd’hui fut le fruit. » (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 19, fol. 10). Le 9/20 mai, Nolcken répond à
Carl Scheffer : « Cette anecdote sur la naissance de M. de Betzki, dont V. E. me parle dans sa lettre est três veri-
dique et m’a été confirmée par un temoin irrevocable. Son père le Pce Troubetzkoi prisonier de guerre à la
bataille de Narva et transporté en Suede, y devint amoureux de Mlle de Sparre et en fut aimé. Sa passion lui fit
oublier qu’il avoit une Epouse et des enfants dans sa patrie, et pour tranquiliser Mlle de Sparre sur les conse-
quences de leur intrigue, il lui promit de s’unir à elle par les liens du mariage. La Princesse Troubetzkoi fut
instruite de cet Engagement et nullement disposée à céder ses droits à une autre, elle vole en Suede et arrache
son infidele des bras de sa rivale. L’enfant dont Mlle de Sparre accoucha, et qui est le digne & respectable Gene-
ral Betzki, fut d’abord après sa naissance envoyé en Dannemark, où il a passé les premieres années de sa vie. Ses
parents prirent tous les deux des plus grands soins de son Education & furent très heureusement secondés par
le genie et l’application de leur fils. » (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 19, fol. 141vo-142vo). Voir aussi В. К.
Трутовский [Troutovski], Сказания о роде князей Трубецких [Les Légendes concernant la lignée des princes Trou-
betskoï], publiées par les soins d’E. Troubetskaïa, Moscou, Imprimerie de l’Université, 1891. Le 1er novembre 1715,
la mère de Betskoï, Catharina Charlotta Sparre (1687-1759), avait épousé le baron Fabian Wrede.

196
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

1762. En 1769, il était revenu en Russie et en 1772 il occupait le poste de médecin personnel du
grand-duc Paul et de médecin du Corps des cadets ; il avait été également nommé curateur de
l’hôpital Saint-Paul à Moscou. Il est évident que toutes ces nominations auraient été absolu-
ment impossibles sans la protection ou l’accord de Betskoï. En même temps, Clerc remplissait
des missions secrètes pour la cour de France, rôle qui n’a d’ailleurs pas encore été bien étudié.
Il fournissait à l’ambassade de France divers renseignements sur l’état de la société russe, sur
l’économie, etc., et après le coup d’Etat effectué par Gustave III en août 1772, il avait beaucoup
œuvré pour prévenir une attaque russe contre la Suède76. Nous ignorons dans quelle mesure
Diderot était informé de cette activité de son compatriote. Quoi qu’il en soit, avant de quitter
Pétersbourg, il accepta la commission de faire éditer en Hollande un ouvrage écrit par Betskoï
et traduit en français par le docteur Clerc, les Plans et statuts des établissements fondés par l’impéra-
trice77. Diderot en parle dans ses Mélanges philosophiques, historiques etc., dans son épître à Cathe-
rine du 22 février 1774, puis dans une lettre qu’il adressa à Clerc le 8 avril, de La Haye78. Dans
les premières semaines de septembre 177479, l’impression de cette édition luxueuse s’achevait
grâce aux bons soins de Diderot : les Plans et statuts des différents établissements ordonnés par Sa Majesté
Impériale Catherine II parurent au printemps de l’année suivante80 à Amsterdam, chez Marc-
Michel Rey, accompagnés d’une modeste « Addition de l’éditeur M. D*** ». Entre temps, le
30 novembre/11 décembre 1774, Nolcken avait adressé à Gustave III une lettre confidentielle,
par l’intermédiaire d’un homme de confiance qui quittait Pétersbourg, le baron Ehrens-
värd81 :

Sire !

Monsieur le Docteur Clerc, ci utilement employé par S : M : L’Impératrice dans la direc-


tion de quelques grands etablissemnts de son empire, l’ami et le coopérateur de M. de
Betzki, ose, par le canal de M. le Baron de Ehrensverd, mettre aux pieds de Votre Majesté
quelques unes de ses productions, tant imprimées qu’en manuscrits, dont l’éducation
publique fait le principal sujet. M. Clerc a crû ne pouvoir mieux adresser des ouvrages qui
ont pour but le bien de l’humanité qu’à un Souverain qui en fait lui même son unique objet
et sa félicité. Aux sentiments d’admiration que l’on doit aux Princes qui ont fait de grandes
choses, M. Clerc joint encore pour l’auguste Personne de Votre Majesté le plus sincêre

76. Voir le « Mémoire concernant la Personne pour la quelle Monsieur Durand veut bien s’intéresser » du
8 octobre 1772 (AAE, Correspondance politique, Russie, vol. 90, fol. 391-392). Voir aussi l’article « Clerc »,
rédigé par Georges Dulac, dans Dictionnaire des journalistes 1600-1789, sous la dir. de J. Sgard, Oxford, Voltaire
Foundation, 1999, t. I, p. 235-236.
77. Voir Georges Dulac, « Diderot, éditeur des Plans et statuts des établissements de Catherine II », DHS 16, 1984,
p. 323-344.
78. Corr., t. XIII, p. 201, 213.
79. Voir la lettre de Diderot à Catherine du 13 septembre 1774, Corr., t. XIV, p. 81.
80. Il existe aussi sur ce sujet une note détaillée, datée du 31 octobre 1774, dans le journal de l’orientaliste sué-
dois Jacob Jonas Björnståhl, qui avait rencontré Diderot à La Haye (Dulac, « Diderot, éditeur des Plans et statuts
des établissements de Catherine II », p. 324). Dans la livraison de septembre 1775 de la Correspondance littéraire (ICL
75 : 110), Meister informe ses abonnés de la parution de l’ouvrage et note : « Quoique M. Diderot déclare for-
mellement à la fin du livre qu’il n’en est que l’éditeur, il serait difficile de méconnaître son style dans le dialogue
du Thrace et de l’Athénien, dans la belle comparaison du Nil et dans plusieurs autres endroits du Discours préli-
minaire. » (CL, t. XI, p. 103).
81. Le baron Gustaf Johan von Ehrensvärd (1746-1783), chambellan de Gustave III, envoyé en 1774 à Péters-
bourg pour annoncer le mariage du frère cadet du roi, le duc Carl de Sudermanie, avec la princesse Hedvig Eli-
sabeth Charlotta de Holstein-Gottorp. Catherine II lui accorda une première audience le 14/25 août 1774
(Repertorium der diplomatischen Vertreter aller Länder, t. III, p. 414).

197
la culture française et les archives russes

enthousiasme. Son coeur sensible et honnête a necessairement dû être subjugué par la géné-
rosité, la clémence et la bonté, dont Votre Majesté a donné aux yeux de toute l’Europe des
preuves si autentiques, si rares, si intéressantes. Par une suite de ces sentiments M. Clerc est
pénétré de l’intérêt le plus vif pour tout ce qui regarde, Sire, la gloire et le bonheur de Votre
rêgne, et animé du desir de Vous être utile. Longtems domicilié dans ce pays, ses recherches,
ses liaisons et sa pénétration lui ont acquis des connaissances profondes de la Russie, et l’ont
mis à portée d’etre instruit de plusieurs choses, dont tout autre étranger ne pourait être
qu’imparfaitement informé. Jugeant ces découvertes trés importantes pour la Suede, c’est à
Votre Majesté que M. Clerc veut les consacrer. Occupé d’un ouvrage fort intéréssant, sur le
commerce de ce vaste Empire dans ses moindres détails, qui renfermera aussi l’histoire de
l’Etat actuel de la Marine Russe82, il croit le voir achevé vers la fin de l’année, et desirerait
avoir l’honneur de l’envoyer à Votre Majesté, si pour cet effet il se presentât quelque occa-
sion, quelque voye bien sûre. L’importance de cet ouvrage, et les desagréments auxquels
M. Clerc se verait exposé dans le cas qu’on formât le moindre soupçon de l’usage qu’il en
aurait fait, lui font souhaiter de voir Votre Majesté l’unique dépositaire de ce secrét, et
qu’Elle daignât faire naitre une occasion par la quelle ce manuscrit put lui parvenir. J’ai pro-
fité du départ du Baron Ehrensverd pour avoir l’honneur de l’annoncer à Votre Majesté,
M. Clerc m’ayant instamment prié, malgré la sûreté du Chifre, de n’en jamais faire un sujet
de dépêche. Si avant mon départ pour Moscou se trouve un canal dont je puisse me servir
avec une entiere confiance, j’aurai l’honneur d’envoyer à Votre Majesté cette production de
M. Clerc, mais dans l’incertitude d’un pareil hazard j’ose La suplier de daigner Elle même
en prendre le soin. Je laisse à Monsieur le Baron de Ehrensverd celui de faire valoir auprès
de Votre Majesté le mérite et les talents de M. Clerc, et surtout son zêle illimité et son parfait
attachement pour la Suede83.

C’est ainsi que Clerc proposait les informations d’ordre économique et militaire qu’il avait
collectées sur la Russie, non plus à l’ambassadeur de France, mais au roi de Suède. Parmi « ses
productions, tant imprimées qu’en manuscrits, dont l’éducation publique fait le principal
sujet », pouvaient figurer la traduction de l’ouvrage de Betskoï, et il n’est pas exclu que le texte
envoyé à Stockholm fut déjà celui que Diderot avait corrigé et complété. Cette dernière hypo-
thèse ne paraîtra pas incongrue si l’on tient compte du fait que dès le 19/30 décembre, c’est-à-
dire à peine deux semaines et demie après la lettre adressée au roi par le truchement
d’Ehrensvärd, Nolcken expédiait à Ulric Scheffer quelques exemplaires du livre qui venait
d’être imprimé, en y joignant une simple dépêche, non codée, qui le présentait en ces termes :

J’ai l’honneur d’envoyer avec cet ordinaire un paquet de livres adressés à Votre Excel-
lence. Ce sont les plans et statuts des differents etablissements formés dans cet Empire par
S : M : Impériale, et gouvernés sous ses ordres par M : de Betski. M. le Docteur Clerc les a tra-
duits du Russe en français, et se prend la liberté d’en envoyer un Exemplaire au Roi et à S : E :
Monseigneur le Comte Charles Scheffer, y joignant un pour le Baron de Ehrenswerd. J’ai
crû aller audevant des desirs de Votre Excellence en lui envoyant un Exemplaire, persuadé
qu’Elle en fera la lecture avec satisfaction, et que son admiration pour la Souveraine qui fait
de si grandes, de si utiles choses pour son pays, en prendra encore plus de force. J’ai destiné

82. Il est probablement question des matériaux utilisés ensuite par Clerc dans son Atlas du commerce, Paris,
Froullé, 1786, et dans l’Examen impartial de la Critique des cartes de la mer Baltique et du golfe de Finlande, Paris, Clousier,
1786.
83. BU Uppsala, F. 430, fol. 13-14.

198
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

encore un exemplaire pour S : E : le Sénateur Höpken84, et j’ose prier Votre Excellence


d’avoir la grace de le lui remettre, avec la lettre que je me suis pris la liberté de joindre ici85.

Ainsi, bien avant la mise en vente de l’ouvrage de Betskoï, publié à Amsterdam par les soins
de Diderot, Clerc en avait fait passer par Nolcken quelques exemplaires de Pétersbourg à
Stockholm, et avait en outre habilement profité de l’occasion pour proposer ses services à
Gustave III.
Il serait cependant inexact de considérer que le séjour de Diderot à Pétersbourg n’intéres-
sait la cour de Suède que d’un point de vue militaire et politique, voire en relation avec des
entreprises d’espionnage. Soucieuse du prestige de la couronne suédoise, Louise Ulrique sou-
haitait que le philosophe passât par Stockholm à son retour de Pétersbourg. C’est Maurice
Tourneux qui a révélé que Diderot avait été invité en Suède, en se référant aux lettres de Nol-
cken à Beylon des 29 novembre/10 décembre 1773 et 20 février/3 mars 1774 qu’il avait décou-
vertes à Uppsala (voir annexe I). Il avait à ce propos fait cette remarque : « Il eût été
intéressant, à coup sûr, de savoir dans quels termes avait été formulée la proposition de la reine
[...]. Malheureusement les Archives royales de Suède sont muettes sur cette négociation d’un
caractère tout privé86 ». Il n’a pas été possible d’élucider les conditions de cette invitation à
partir des documents conservés à Stockhom ou à Uppsala : c’est à Moscou, aux Archives de la
politique extérieure de l’Empire de Russie, qu’on a pu découvrir des éléments nouveaux, tou-
jours dans le fonds 6 (interception). C’est là que se trouve une copie de la lettre envoyée à
Nolcken le 20 juillet 1773 par Sten Abraham Piper, maréchal de la cour de la reine mère, depuis
sa résidence de Svartsjö87. Bien que seule une petite partie de ce document concerne Diderot,
je le citerai intégralement, car le contexte de cette invitation est en lui-même significatif :

Mon cher et aimable baron, je rougis de mon silence, c’est une horreur à la quelle la
maladie de la Reine a beaucoup de part, car nous avons passé près de 3. semaines en ville
dans les transes mortelles sur ce qu’il en arriveroit. Apresent Sa Majesté s’est retablie; mais
malheureusement sa santé est encore assés vacillante.
Je Vous aime au delà de toute expression de ce que Vous me permettés d’abreger les pre-
mieres Ceremonies de la Correspondance. J’avouë qu’elles m’auroient trop couté. Il est si
doux d’en pouvoir user un peu plus familierement avec ceux qu’on estime et qu’on dis-
tingue.
Vous trouverés peut être la reponse de la Reine un peu froide, du moins je la trouve belle.
Sachés mon aimable Baron, que sur cela il ne m’a pas été possible de gagner tout ce que j’au-
rois voulû. Elle est enchantée de votre esprit, Elle rend justice à votre Caractère, mais il y a
encore certains petits griefs, qui cependant ne manqueront pas d’etre éffacés avec le tems.
Elle est toujours fort contente de la maniere dont Vous vous êtes acquitté de sa Commis-

84. Le comte Anders Johan von Höpken (1712-1789) était l’un des représentants les plus cultivés de la
noblesse suédoise. En 1730-1734, il avait voyagé en Angleterre et en France ; en 1733, il avait été élu membre de
l’Académie des belles-lettres de Marseille. A son retour en Suède (1739), il avait participé à la fondation de
l’Académie des sciences de Stockholm. Sénateur depuis 1746, chef de la Chancellerie de 1752 à 1761. Défenseur
du parti des Chapeaux, il fut toujours hostile à l’ingérence de la Russie dans les affaires de son pays. De 1762 à
1772, il se tint à l’écart des affaires politiques et cessa de fréquenter le Riksråd. Sur l’insistance de Gustave III, il
y revint le 6 décembre 1773 (Gustave III par ses lettres, p. 141, n. 1).
85. L’original de ce document est conservé à Stockholm (Riksarkivet, Muscovitica, vol. 387, Nolckens
depescher, 1774), et une copie faite subrepticement par des fonctionnaires du collège des Affaires étrangères se
trouve à Moscou (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 19, fol. 246).
86. Tourneux, Diderot et Catherine II, p. 462.
87. AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 17-18, fol. 38-40.

199
la culture française et les archives russes

sion pour le Comte de Sagramoso88. Vous en jugerés par une nouvelle de la même nature
qu’Elle vous donne. C’est de faire en sorte que Diderot passe par la Suede à son retour de
Russie, où les nouvelles publiques assurent qu’il arrivera dans peu. Je ne doute pas que ce
Philosophe rempli de curiosité et d’amour propre comme un autre mortel, ne soit aisement
determiné à faire sa Cour à Gustave et à son auguste Mère. Il y auroit pour lui trop de vanité
à en tirer. Mais le grand de l’affaire c’est de ne se point engager dans une Negociation sur
cela avec lui, qui de maniere ou d’autre pourroit lui faire supposer qu’il seroit bien payé de
ce voyage, comme sans doute il le sera de celui qu’il fait en Russie.
Vous sentés bien que la moindre depense oteroit tout le prix de sa visite. Cela est bon
pour les Imperatrices. Ayés la bonté de me marquer en peu de mots ce qui pourroit etre fai-
sable en ce point. Je suis assuré que la Reine vous tiendra compte de la reussite de cela.
Nous vivons ici le plus agréablement du monde. Il est incroyable jusqu’à quel point la
Reine cherche de mettre chacun à son aise. Point de gêne, point de Ceremonie, pas le moin-
dre petit nuage, une égalité d’humeur charmante, en un mot tout est au mieux. Pour la
bonne chere, et les amusements de toute espèce, lecture, chasses, pêches, promenades, nous
en avons à notre choix, c’est la vie des bienheureux. Jamais de sa vie cette Princesse n’a été
aimée de sa Cour comme elle l’est apresent, et jamais aussi Elle n’a été plus digne de l’être.
Mlle d’Ehrenswärd vous demande toujours des nouvelles des Dames Russes. Tachés d’ap-
paiser un peu sa Curiosité sur ce point.
Vous m’avés prié de Vous mander ce qu’on disoit de vos Depêches. On les trouve excel-
lentes: voilà en general tout ce que je sais car il y a quatre mois que je ne suis pas dans la
Chancellerie: elle a été tout ce tems-ci à Ulricksdal et à Ekholmsund. Je tacherai de vous faire
part de tout ce que je saurois à cet égard. Le detail en sera toujours tout aussi agreable qu’in-
teressant pour moi à Vous faire.
Je Vous supplie, mon cher Baron[,] de ne point Vous effrayer de ce griffonage. C’est
qu’en honneur nous n’avons point ici de tems de reste et qu’il a fallû Vous ecrire ces lignes
dans une hate epouvantable.
J’ai l’honneur &. Piper
C’est donc ainsi, au milieu de propos sur la santé de la reine, sa bienveillance ou de sa froi-
deur, et de bavardages sur les charmes de la vie à la cour que sont formulées les conditions de
l’invitation de Diderot. On notera le ton condescendant, presque méprisant, utilisé par le

88. Le comte Michele Enrico Sagramoso (mort en 1791), chevalier puis bailli de l’ordre de Malte, membre
de l’Académie des sciences de Stockholm depuis 1748. Il était arrivé à la cour de Suède en 1747, venant de Copen-
hague où il avait assisté au couronnement de Frédéric V. Le 20 novembre 1747, dans une lettre adressée par
Louise Ulrique à sa mère, elle le qualifie d’« homme de beaucoup d’esprit » (Luise Ulrike, t. II, p. 83). Selon une
autre lettre à sa mère du 7 janvier 1749 (Luise Ulrike, t. II, p. 87), Sagramoso aurait quitté Stockholm pour se ren-
dre en Russie : nous ignorons dans quel but et combien de temps il y passa. En janvier-février 1773, il remplit pro-
visoirement les fonctions de chargé de mission de l’Ordre à Vienne (Repertorium der diplomatischen Vertreter aller
Länder, t. III, p. 212). En mars 1773, Sagramoso revint en Russie, chargé cette fois-ci d’une mission diplomatique
qui concernait les biens de l’Ordre en Pologne (Repertorium der diplomatischen Vertreter aller Länder, t. III, p. 214). Le
21 juin 1773, Nolcken écrivait à la reine mère : « Le Chevalier Comte Sagramoso penetré de reconnoissance du
souvenir flatteur dont Votre Mté a daignée l’honorer, vient de m’écrire une lettre remplie de ce sentiment et me
charge de faire parvenir à V. Mte la ci-jointe » (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 17-18, fol. 223ro ; on ne retrouve
plus à l’AVPRI les copies des deux lettres du comte mentionnées par Nolcken). Par ailleurs, on voit d’après la
lettre de Louise Ulrique à Nolcken du 28 février 1777 que Sagramoso n’était finalement pas venu en
Suède : « Vous m’avés fait plaisir de m’apprendre que l’estime, dont Mr le Cte Sagramoso jouit chés nous, et que
pour ma part J’ai taché de lui temoigner autrefois, auroit pü le determiner à nous revoir, sans un ordre pressant
qui le detourne tout d’un coup de notre voisinage. » (AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 17-18, fol. 13ro). En effet,
dès avril 1778, Sagramoso se retrouve de nouveau à Vienne où il s’occupe d’inclure le prieuré polonais dans la
branche allemande de l’Ordre (Repertorium der diplomatischen Vertreter aller Länder, t. III, p. 212).

200
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

courtisan pour évoquer le philosophe et ses rapports avec Catherine II. Piper, représentant de
l’une des plus illustres familles de Suède, était à l’époque un homme encore jeune (né en 1738,
il avait un an de moins que Nolcken). Il avait achevé ses études à l’Université d’Uppsala et sou-
tenu une thèse sur un sujet fort « gothique », intitulé Catalogus Rerum Svio-Gothicorum vetustus. Il
avait déjà une certaine expérience diplomatique derrière lui, puisque peu après le coup d’Etat
de 1772, il avait accompagné en qualité de secrétaire le comte Mauritz Posse, envoyé à Péters-
bourg pour apaiser l’impératrice. A son retour de Russie, une carrière sans nuage l’attendait à
la cour. En 1773, il fut nommé chambellan et secrétaire d’Etat de Louise Ulrique, maréchal de
sa cour et membre de l’Académie des belles-lettres. Il devait se faire connaître moins par ses
activités littéraires, limitées à quelques traductions de fragments de Tacite, que par les éloges
de la reine mère dont s’ornaient ses interventions à l’Académie89. Quoi qu’il en soit, si le ton
qu’adopte Piper pour parler de l’invitation à adresser à Diderot est de sa responsabilité et cor-
respond à sa personnalité, il s’accorde bien avec le contenu même des conditions posées, qui
ne pouvaient provenir que de Louise Ulrique en personne et de son fils, le roi. Il est difficile de
dire avec certitude ce que tous deux espéraient obtenir en les formulant. Il semble qu’elles
n’aient pas été uniquement motivées par des considérations économiques, ce qui pourtant
n’aurait rien eu d’étonnant, compte tenu de l’état d’extrême dénuement du trésor suédois.
Selon l’hypothèse la plus probable, Louise Ulrique envisageait que Diderot, en acceptant ses
conditions pour se rendre à Stockholm, démontrât à l’Europe entière que l’invitation de la
cour de Suède était pour lui un grand honneur, qu’il plaçait au-dessus des calculs intéressés et
de la recherche d’avantages financiers que ses détracteurs entrevoyaient si aisément derrière sa
visite à Catherine II. En tout état de cause, après avoir pris connaissance de la lettre de Piper,
nous pouvons porter un autre regard sur les lettres de Nolcken à Beylon des 29 novembre/
10 décembre 1773 et 20 février/3 mars 1774 (annexe I).
A la lumière de ce rapprochement, il est évident qu’en présentant longuement le caractère
de Diderot, l’envoyé suédois entend non seulement exprimer sa sympathie personnelle, mais
aussi expliquer les raisons pour lesquelles le philosophe a décliné l’invitation de sa cour. On
n’a pas retrouvé jusqu’à présent la réponse de Nolcken à Piper, qui est mentionnée dans sa
lettre à Beylon du 29 novembre/10 décembre. Cependant le fait même qu’il se soit adressé à
Beylon est important. En effet, outre qu’il était l’ami de Nolcken comme il l’était de Diderot et
de Grimm, Beylon bénéficiait de la confiance de Gustave III et de Louise Ulrique, auprès des-
quels il jouait le rôle de conseiller privé. Personne mieux que lui ne pouvait expliquer au roi et
à la reine mère le refus de Diderot. Examinons plus en détail l’argumentation de Nolcken, qui
est extrêmement habile. Le tableau tout à fait vraisemblable qu’il brosse des mœurs et de la
servilité générale qui ont cours en Russie, l’accent mis sur les envieux et les détracteurs que
s’était attirés Diderot à Pétersbourg, ne constituent qu’un fond obscur sur lequel se détachent
avec éclat la vertu du philosophe, son extraordinaire désintéressement, sa modestie (éléments
d’une polémique sous-entendue avec Piper), enfin l’incoercible nostalgie qui le poussait à
retourner sans délai dans sa patrie, sans lui laisser le goût d’envisager d’autres voyages. Cette
image de Diderot – rayon de soleil au milieu du sombre empire de Russie – était, il faut en
convenir, une astucieuse trouvaille de Nolcken, comme d’ailleurs l’image de Diderot-
prophète Isaïe, dont la parole frappait les rois, était une invention réussie de Beylon : elle
devait être bien perçue à Stockholm et effacer l’idée qu’on s’était faite du philosophe comme
agent d’influence richement rémunéré par l’impératrice de Russie. La présentation que Nolc-

89. Svenskst Biografiskt Lexikon, 1995, t. XXIX, fasc. 142, p. 320.

201
la culture française et les archives russes

ken faisait de Grimm dans le rôle d’un intrigant dévoué à Frédéric II renforçait l’image posi-
tive qu’il voulait donner de Diderot, mais ce calcul de Nolcken ne doit pas faire douter de la
sincérité de ses propos. Diderot lui-même, dans une lettre à sa femme du 9 avril 1774, a
confirmé qu’il avait effectivement discuté avec Nolcken les conditions du fameux « Traité de
paix entre Sa Maj. Imp. de Russie et un philosophe », qui fait partie des morceaux qu’on
ajoute désormais au recueil qu’il a constitué lui-même à Pétersbourg sous le titre de Mélanges
philosophiques, historiques etc. (il portera le numéro 79 dans l’édition critique en préparation)90.
Les quelques mois que Diderot avait passés à la cour de Pétersbourg n’avaient pas été faci-
les. Le 14 septembre 1774, il écrivait de La Haye à Mme Necker : « Je vous confierai tout bas que
nos philosophes, qui paroissent avoir le mieux connu le despotisme, ne l’ont vu que par le gou-
lot d’une bouteille.91 » Tous ses écrits et sa correspondance de cette période sont marqués par
la volonté de faire valoir sa liberté de pensée comme sa dignité d’homme et d’écrivain. Sur le
point de s’éloigner de l’impératrice, le philosophe redoute que les témoignages matériels de sa
bienveillance ne compromettent son indépendance, et il s’inquiète de sa réputation. L’invita-
tion venue de Stockholm pouvait représenter à cet égard une nouvelle menace, d’autant
qu’elle était lancée par des personnes qui croyaient son voyage en Russie inspiré par la vanité
et la recherche d’avantages matériels. Autant de raisons pour refuser de se rendre en Suède.
On connaît la lettre de Diderot à Carl Emmanuel Bach, datée de Hambourg, 30 mars 1774,
dans laquelle il demande au compositeur de lui envoyer quelques sonates inédites pour sa fille.
Il est aisé de discerner dans cette lettre le soulagement qu’éprouve un homme rendu à la
liberté, et peut-être même peut-on y reconnaître, sous une forme figurée, une déclaration d’in-
dépendance : « Je suis Français. Je m’appelle Diderot. Je jouis de quelque considération dans
mon pays comme homme de lettres. [...] Je reviens de Petersbourg en robe de chambre, et sous
une pelisse en poste, et sans aucun autre vétement ; sans cela je n’aurai pas manqué d’aller voir
un homme aussi célébre qu’Emmanuel.92 » Rien, bien sûr, n’évoque ici la Suède. Mais on peut
s’interroger sur l’utilisation de cette sorte de métaphore que constitue l’image de la « robe de
chambre » : elle était en effet le symbole de l’indépendance intellectuelle et de la dignité per-
sonnelle du philosophe93. Souvenons-nous qu’à l’automne 1768, lorsque Grimm avait amené
le prince Adam Czartoryski chez Diderot, rue Taranne, ce dernier avait reçu cet hôte de
marque en robe de chambre94 : cette visite devait lui inspirer les Regrets sur ma vieille robe de
chambre. On peut supposer que cette même image ne vient pas par hasard à l’esprit de Diderot
en septembre 1776, quand il écrit le morceau intitulé Résultat d’une conversation sur les égards que l’on
doit aux rangs et aux dignités de la société, déjà mentionné. L’évocation de l’entrevue avec Gustave III
qui aurait dû avoir lieu à Paris, au début de 1771, semble un rappel de leur rendez-vous manqué

90. Corr., t. XIII, p. 235-236 ; Emile Lizé, « Mémoires inédits de Diderot à Catherine II », DHS 10, 1978,
p. 218-222. L’édition critique préparée par Georges Dulac est à paraître dans la collection Archives de l’Est et dans
les Œuvres complètes (DPV, t. XXI).
91. Corr., t. XIV, p. 72-73.
92. Je remercie G. Dulac qui m’a procuré le texte de cette lettre d’après une copie de Nesselrode (RGIA,
F. 1678, opis 1, n° 2, fol. 3a). Il paraît préférable de se référer à cette source, car l’inexactitude de la version publiée
par Maurice Tourneux (Diderot et Catherine II, p. 475) et reproduite dans le tome XIII de la correspondance de
Diderot (p. 211-212) a depuis longtemps été démontrée (voir Jacques Proust, « Sur le tome XIII de la Cor-
respondance de Diderot », RHLF 68, 1968, p. 578-587).
93. Voir Giles Barber, « Les philosophes en robe de chambre », Le Siècle de Voltaire. Hommage à René Pomeau, éd.
C. Mervaud et S. Menant, Oxford, Voltaire Foundation, 1987, t. I, p. 63-70.
94. Le récit de cette visite a été inséré par Grimm dans la livraison de la Correspondance littéraire du 15 février
1769 (ICL 69 : 063 ; CL, t. VIII, p. 276).

202
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

de 1774. L’expérience de Pétersbourg, les circonstances qui ont accompagné l’invitation de


Diderot en Suède, et le caractère même de cette invitation ont prédéterminé le contenu de ce
morceau, dans lequel la figure de Gustave III est opposée à celles du philosophe et de Mon-
tesquieu. Pour illustrer mes propos, je vais citer quelques passages du texte de Diderot, qui se
rapportent directement à cette confrontation :

J’ai été une fois menacé de la visite du roi de Suède actuellement régnant. S’il m’eût fait
cet honneur, je ne l’aurois certainement pas attendu dans ma robe de chambre ; au moment
où son carrosse se seroit arrêté à ma porte, je serois descendu de mon grenier pour le rece-
voir. Arrivé sous mes tuiles il se seroit assis, et je serois resté debout. Je ne luy aurois fait
aucune question ; j’aurois répondu le plus simplement et le plus laconiquement à ses deman-
des. Si nous avions été d’avis contraires, je me serois tû, à moins qu’il neût exigé que je m’ex-
pliquasse ; alors j’aurois parlé sans opiniâtreté et sans chaleur, à moins que la chose n’eût
touché de fort près au bonheur d’une multitude d’hommes ; car alors, qui peut répondre de
soi ? Il se seroit levé, et je n’aurois pas manqué de l’accompagner jusqu’au bas de mon esca-
lier.
Certes je n’aurois fait aucun de ces frais pour le comte de Creutz, son ministre. [...]
J’ai une assez haute opinion d’une profession dont le but est la recherche de la vérité et
l’instruction des hommes. Je sais combien leurs travaux influent non seulement sur le bon-
heur de la société, mais sur celui de l’espèce humaine entière. Je ne me serois point cru avili
si j’avois rendu au président de Montesquieu les mêmes honneurs qu’au roi de Suède.
Certes le législateur auroit dû être bien mécontent de moi, si je ne lui avois accordé que
les égards du président. On a élevé beaucoup de catafalques ; on a conduit bien des fils de roi
à Saint-Denis, sans que je m’en sois soucié. J’ai assisté aux funérailles du président de Mon-
tesquieu, et je me rappelle toujours avec satisfaction que je quittai la compagnie de mes amis
pour aller rendre ce dernier devoir au précepteur des rois et à l’ennemi déclaré des tyrans.
[...]
L’homme de lettres qui jouit de la réputation la plus méritée, recevra toujours les égards
qu’on lui rendra avec timidité et modestie, s’il se dit à lui-même : Qui es-tu en comparaison de Cor-
neille, de Racine [...]
Il préférera la société de ses égaux, avec lesquels il peut augmenter ses lumières, et dont
l’éloge est presque le seul qui puisse le flatter, à celle des grands avec lesquels il n’a que des
vices à gagner en dédommagement de la perte de son tems.
Il est avec eux comme le danseur de corde : entre la bassesse et l’arrogance. La bassesse
fléchit le genou ; l’arrogance relève la tête ; l’homme digne la tient droite95.

On peut ajouter que l’image, chère à Diderot, de l’homme en robe de chambre joua plus
tard un méchant tour à Gustave III quand il se retrouva lui-même dans une situation analogue
à celle évoquée par le philosophe. A la fin de l’année 1783, le roi se trouvait à Florence sous le
nom de comte de Haga. Le 20 décembre, entre 9 et 10 heures du matin, il reçut la visite
impromptue de Joseph II, qu’il n’avait jamais rencontré auparavant : l’empereur voyageait
également incognito, sous le nom de comte de Falkenstein, et était accompagné de son frère,
le grand-duc de Toscane Léopold. A cet instant, Gustave était encore au lit : il eut à peine le
temps de passer un peignoir, mais n’oublia pas d’enfiler par-dessus le ruban de son ordre de
l’Etoile Polaire. Cet étonnant accoutrement impressionna l’empereur au point qu’une fois

95. Corr., t. XIV, p. 224-227.

203
la culture française et les archives russes

rentré à Vienne, il ordonna de monter un opéra-comique, dont le héros principal se pavanait


sur scène, ceint du grand cordon de l’ordre suédois par dessus une robe de chambre96.
Revenons sur les rapports entre Gustave III et Diderot. Que pensait le roi de Suède du phi-
losophe qui n’était pas venu lui rendre visite à Stockholm ? Nous disposons de trop peu d’élé-
ments pour pouvoir répondre avec certitude à cette question. La correspondance de
Gustave III avec Catherine II contient cependant quelques informations curieuses. Le 21 sep-
tembre/2 octobre 1777, Gustave écrit à Catherine pour accuser réception d’une lettre person-
nelle, transmise par l’intermédiaire du directeur de la poste de Pétersbourg, sur les conseils de
Grimm : « Je ne sais si c’est Grim qui m’a donnee tout le savoire nessesaire pour connaitre
Monsieur d’Eck mais en tous cas ce seroit peut etre pour prouver que les Ensiclopedistes ne
sont pas ennemis du bonheur des tettes couronnees comme un certain masque l’en accusoit a
Peterhoff.97 » Le 12/23 octobre Catherine répond : « Ecoutés, mon cher frere[,] Vous avés une
Memoire épouvantable car Vous Vous souvenés meme des mauvais propos que tenoit sur l’es-
caliers les Masque de Peterhof au sujet des Encyclopediste98 ». Le 13/24 juillet 1778, elle revient
sur le sujet : « Je Vous ai deja mandé comment nous avons passé les fetes ici cette années[.] Vos
panaches seroit resté en entier[,] Vous auriés aussi esquivé les coudes de l’Enciclopediste puis
qu’il ni est plus99. » N’était-ce pas Gustave lui-même qui se cachait derrière ce masque ? Qui
est donc cet « encyclopédiste », « ennemi des têtes couronnées », qu’il est si souhaitable que le
roi de Suède ne rencontre pas ? En effet, le 20 juin/10 juillet 1777, à Peterhof, l’impératrice don-
nait, à l’occasion de la fête du grand-duc Paul, un bal auquel assistaient Gustave III, qui se
trouvait alors en Russie sous le nom de comte de Gotland, et Grimm100. Or, Grimm n’avait
jamais été ennemi des rois ; de plus, après ce bal, en août 1777, il avait séjourné à Stockholm,
invité par Gustave III. Catherine pensait probablement à Diderot, dont l’habitude de gesti-
culer en parlant, au point de bousculer parfois ses interlocuteurs, était bien connue.
Plus tard, Gustave III parlera assez froidement des philosophes. Dans une lettre à la com-
tesse de Boufflers du 19 mars 1781, il écrit à propos de la princesse de Nassau :

elle m’a paru être très instruite et avoir l’esprit fort orné, mais à sa tournure il m’a paru, si je
ne me trompe, qu’elle aime la connaissance des gens de lettres, et qu’elle recherchera cette
sorte de célébrité qu’ils procurent. Je ne crois pas que ce soit le moyen de plaire infiniment
aux jolies femmes de Paris, mais c’est celui de passer à la Postérité et de se faire connaître
dans toute l’Europe. Ces Messieurs se sont emparés de la trompette de la renommée ; je ne
sais pas s’ils s’en servent avec beaucoup d’impartialité, mais il est certain qu’ils font retentir
aux 4 coins du monde les noms de leurs protecteurs101.

96. Auguste Geffroy, Gustave III et la cour de France, suivi d’une étude critique sur Marie-Antoinette et Louis XVI apocryphes,
Paris, Didier, 1867, t. II, p. 12-13 ; Karl Gutkas, Kaiser Joseph II. Eine Biographie, Wien-Darmstadt, Paul Zsolnay Ver-
lag, 1989, p. 415 ; Dorothea Link, The National Court Theatre in Mozart’s Vienna : sources and documents 1783-1792, Oxford,
Clarendon Press, 1998, p. 232-233. L’opéra de Paisiello Il Re Teodoro in Venezia, d’après le livret de Giambattista
Casti (inspiré par le chapitre XXVI de Candide), fut représenté pour la première fois au Burgtheater de Vienne le
23 août 1784, puis traduit en français par Dubuisson et monté trois mois plus tard à Versailles. Je remercie Grete
Walter-Klingenstein qui m’a aimablement aidé à identifier cet opéra.
97. RGADA, F. 4, n° 143, fol. 17ro, autogr. Voir aussi l’édition récente de cette correspondance (Catherine II et
Gustave III. Une correspondance retrouvée, texte établi et commenté par G. von Proschwitz, Stockholm, National-
museum, 1998, p. 90).
98. RGADA, F. 4, n° 142, fol. 8vo, minute autogr. ; Catherine II et Gustave III, p. 95.
99. RGADA, F. 4, n° 142, fol. 10ro, minute autogr. ; Catherine II et Gustave III, p. 127.
100. Камер-фурьерский церемониальный журнал 1777 года [ Journal du fourrier de la chambre de l’année 1777],
Saint-Pétersbourg, Archives Centrales de la cour impériale, 1880, p. 504-505.
101. Gustave III par ses lettres, p. 215, n. 7.

204
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

Dans une lettre du 3 mars 1784 également adressée à la comtesse de Boufflers, Gustave
applique aux philosophes le principe que Louise Ulrique lui avait recommandé d’adopter
dans ses relations avec Catherine II :

Pour Messieurs les philosophes, je vous avoue que si je peux m’en dépêtrer, je le ferai de
tout mon cœur. Je risquerais toujours d’être éclaboussé dans leur compagnie, ou si je les
vois, je ferai comme les Manichéens qui adoraient le mauvais principe pour qu’il ne leur fît
pas de mal. Ces Messieurs veulent tout régenter, ils prétendent au gouvernement du monde,
et ne peuvent se gouverner eux-mêmes. Ils parlent de tolérance et sont plus intolérants que
tout le collège des Cardinaux. Cependant, ce sont leurs opinions qui décident des réputa-
tions et qui les transmettent à la Postérité102.

Tout en affectant l’indifférence à l’égard des philosophes, le roi les accusait donc d’être
tyranniques, pleins de partialité en faveur de leurs protecteurs et portés à disposer abusive-
ment de la gloire terrestre : ces griefs n’étaient pas adressés à Diderot, mais il est probable que
Gustave III pensait à lui en écrivant ces lignes.
Pour conclure, je ferai remarquer que certains des sujets du roi de Suède avaient gardé de
Diderot une tout autre impression. Ainsi, le 2/13 janvier 1775, Nolcken écrivait de Pétersbourg
à Creutz, à Paris :

Je suis infiniment flatté du souvenir et de l’amitié de Mr. Diderot et de Mr. de Grimm. Je


vous supplie de leur en temoigner ma tendre reconnoissance. Ils sont certainement faits
pour etre du nombre de vos amis, et vous pour etre certainement gouté d’eux. Qu’il est heu-
reux de vivre dans un pays, où l’on trouve des personnes d’un merite aussi distingué, et d’un
Commerce aussi agréable, aussi enchanteur ! Si j’etois le Maitre de mes actions, la seule
envie de revoir Diderot, d’entendre parler ce Prophête, cet illuminé, cet homme unique, me
feroit faire un voyage à Paris. Je l’aime du fonds de mon ame ; et le moyen de s’en empe-
cher ? Son Esprit, son Eloquence, ses vastes connoissances etonnent, sans doute, mais sa
sensibilité, sa modestie, sa Candeur (qualités si rarement unies aux premieres) captivent
tous ceux qui le connoissent. Son Ami Falconet est devenu le mien, et Diderot fait toujours
le sujet de nos Conversations103.

Annexe I. Deux lettres de Johan Fredrik von Nolcken à Jean François Beylon
Ces lettres sont données ici pour la première fois dans leur intégralité (l’orthographe et la
ponctuation des originaux sont conservées). Avec l’aide du bibliothécaire d’Uppsala, Claes
Annerstedt, Maurice Tourneux104 n’a publié que des fragments, de manière souvent inexacte.
Ceux-ci ont été reproduits ultérieurement par les éditeurs du tome XIII de la correspondance
de Diderot105, qui ont permuté par endroits les paragraphes de la lettre du 3 mars.

102. Gustave III par ses lettres, p. 257.


103. AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 20-21, fol. 185. Voir plus loin annexe II.
104. Tourneux, Diderot et Catherine II, p. 464-465, p. 467-469.
105. Corr., t. XIII, p. 123-124, p. 194-196.

205
la culture française et les archives russes

1. Lettre du 10 décembre 1773106


St. Petersbourg le 29 Nov./10 Dec. 1773
Loin de vous faire des reproches, mon cher Ami, du silence obstiné que vous avés gardé
avec moi, je vous fais des excuses d’oser encore troubler vos plaisirs ou votre repos en vous
ecrivant denouveau. Deux ou trois de mes lettres auxquelles vous n’avés pas repondû m’ont
fait comprendre trés clairement que vous ne vouliés pas de correspondance avec moi. Si je
trompe votre espoir ne vous en prénés donc pas á mon entendement, mais au mouvement de
mon ame, auquel, je vous l’avoüe, je cêde involontairement et á regrêt. Je rougis de ma fai-
blesse. Je devrais au moins faire semblant de partager les sentiments de mes amis, lorsque celui
que mon cœur a préféré107 á tous les autres a la cruauté de m’oublier, et dans un tems ou la plus
légére marque de son souvenir, de sa tendresse ferait la félicité de ma vie. Puissiés vous, Mon-
sieur, ne jamais éprouver la douleur d’etre séparé detout cequi vous est cher et, transporté
dans un monde auquel vous êtes indifferent, vous voir encore négligé, abandonné de vos
meilleurs amis. C’est un suplice bien rude pour une ame sensible. Vous me l’avés fait subir,
mon cher Ami, le Ciel vous le pardonne !
Je vous envoye ci-jointe une lettre de M. de Grimm. Il se plaint aussi de votre paresse. Jugés
si j’ai dû l’appaiser, ou excuser votre conduite. Vous n’avés jamais eté traité plus impitoyable-
ment que lorsque nous tombons sur ce sujet. C’est l’expression du dépit le plus juste. Vous sça-
vés sans doute la commission dont S. M. la Reine Mère m’a chargé pour M. Didérot. Je m’en
suis acquité proportionnément aux bornes, dans lesquelles S. M. avait renfermé mon elo-
quence. Elle ne pouvait étre extrémement persuasive, quand je n’osais parler de sa part, mais
uniquement de la mienne. J’ai rendû compte de tout cela à M. de Piper, et il dependra de ce
que la Reine jugera à propos que je fasse ulterieurement. M. de Grimm ne parait pas eloigné
de faire le voyage de la Suede, mais son ami n’a pas les mêmes dispositions. J’avais une toute
autre idée d’un Philosophe. Je croyais que la gloire, l’amour propre, la vanité, l’admiration108
étaient le principe et le109 but de leurs demarches. Je croyais leur ame inaccessible à ces vertus
bourgeoises, la tendresse paternelle, l’amour conjugal, l’amitié. Didérot m’a détrompé. Il
donne dans tous ces préjugés. Il ne parle que de sa femme, de sa fille, de son petit fils, de ses
amis ; et de son envie extréme de les revoir. Grimm craint que cela ne lui donne la maladie des
Suisses. Ses vastes connaissances et son genie extraordinaire à part, je trouve ce Viellard extré-
mement aimables. Il a eté longtems incommodé et renfermé chés lui. Je vais le voir souvent.
J’ai ce courage, malgré la disproportion immense de nos facultés. Il110 a découvert en moi111
de la sensibilité, de l’ame, un caractere honnête. Je me suis apperçu que cela me tenait lieu de
merite auprés de lui. J’en ai pris la plus belle idée de son cœur, et je l’aime du fond du mien.
Par charité, mon Ami, daignés donc vaincre votre paresse, et donnés moi de vos nouvel-
les ! Vous m’avés promis de me dire avec toute la franchise de l’amitié, si l’on serait content de
moi, de ma conduite dans la carriere oú je suis fixé. Vous le dirais-je entre nous ? les procédés
qu’on a eu avec moi, par rapport aux depenses auxquelles les fêtes du mariage du Grand Duc
m’ont obligé, ne me le persuadent pas. On m’a traité bien cruellement. Je devais être dédo-
magé d’une depense indispensable. En reçevant le tiers de ce que j’avais demandé, je me vois

106. BU Uppsala, F. 525, n° 116, orig. autogr.


107. « a préféré » ajouté en interligne.
108. « l’admiration » ajouté en interligne.
109. « le » ajouté en interligne.
110. « m ’a » corrigé en « a ».
111. « en moi » ajouté en interligne.

206
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

deja enfoncé dans les dettes et le dérangement. Cette situation est d’autant plus desagréable,
plus difficile à supporter que je ne la dois ni à mon imprudence, ni à ma mauvaise œconomie.
Elle n’influera que trop sur mon humeur et ma santé. Les soins et le chagrin les ont deja sensi-
blement alterés. J’en deviendrai la victime.
Pardon, mon cher Ami, si je vous adresse mes jérémiades. Je suis sûr au moins que vous me
plaindrés ; Je me trouverais moins malheureux si ceux à qui je me suis plaint, dans le dessin de
ne me point donner de secours, croiyaient au moins fidêles et véridiques les tableaux que je
leur ai offert de ma situation. J’ai tout lieu de soupsconner qu’on s’imagine le contraire, et j’en
suis désolé. Que ce stile dolent ne vous degoute pas de mes lettres ! Voilá qui est fait. Mon
cœur avait besoin d’etre soulagé. Il ne m’echapera dorénavant que des choses agréables.
Adieu mon trés cher Ami. Rassurés moi sur la réalité de ce titre. Adieu[.]

2. Lettre du 3 mars 1774112


Deux jours avant le départ de Diderot, Nolcken revient sur le même sujet :

St. Petersbourg ce 20 Fevr./3 Mars 1774


J’ai reçûe votre lettre, mon trés cher Ami, avec un plaisir inexprimable, comme un bonheur
qu’on souhaite ardemment, mais qu’on n’oserait esperer. J’ai dabord eté la dupe de votre elo-
quence ; elle m’a subjugé de façon que je me suis senti dechiré de remords d’avoir osé me plain-
dre de votre silence, ou pour parler plus correctement, de votre paresse. Ensuite j’ai eu de la
honte de ma trop grande facilité, et j’ai admiré votre effronterie de me quereller lorsque c’etait
à vous à reparer vos torts. Ils le sont amplement mon cher Ami. Une lettre comme la votre
efface tous les souvenirs desagréables pour ne laisser que des impressions contraires. Pour pre-
venir dorénavant toutes les plaintes, reproches et justifications de part et d’autre, faisons nos
conditions, mon cher Ami : je vous ecrirai certainement assés souvent ; si mes lettres vous inté-
ressent ; vous m’en ecrirés deux par années, mais très longues ; vous saisirés pour cet effet l’oc-
casion d’un courier ou d’une voye sûre, dont vous êtes à méme d’etre averti, et vous me
parlerés avec cette sincerité qu’on n’ose mettre en usage par le canal de la poste. Trouvés vous
ces conditions trop dures ? j’en appelle à votre sensibilité, à la bonté de votre cœur. Vos lettres
me consoleront. helas ! mon cher Ami, j’en ai grand besoin. Le Prince de Salm ou le Comte de
Crillon vous remettra celle ci113. Le Comte Lacy et moi nous leur avons fait votre portrait, et
ils arrivent à Stockholm avec la plus grande envie de se lier avec vous, malgré les regrêts aux-
quels ils s’exposent de vous quitter presqu’aussitot. Il sont tous les deux trés aimables ; et bien
dignes de votre amitié et estime. Je souhaiterais que la Cour leur rendit agréable le peu de
sejour qu’ils feront à Stockholm. L’empressement qu’ils ont eu de la connaitre malgré toutes
les horreurs qui accompagnent un voyage de Russie en Suede dans cette saison doit bien par-
ler en leur faveur. Contribués y, mon cher Ami, de toutes vos forces : Vous sçavés que la Societé
n’est rien chés nous et la Cour tout. Si le Roi et la Reine Mère daignent les accueillir ils ne trou-
veront certainement aucun vuide dans leurs plaisirs. D’ailleurs, comme simples voyageurs,

112. BU Uppsala, F. 525, n° 117, orig. autogr.


113. Friedrich III Johann Otto Franz Christian Philip, troisième prince de Salm-Kyrburg (1745-1794) et Félix
François Dorothée de Berton, comte de Crillon (1748-1827) se trouvaient en Russie à peu près au même moment
que Diderot (Stammtafeln zur Geschichte der europäischen Staaten, sous la dir. de Wilhelm Karl Prinz von Isenburg,
puis de Frank Baron Freytag von Loringhoven et Detlev Schwennicke, Berlin, puis Marburg, J. A. Stargardt,
1936-1995, nouv. série, t. IV, tab. 101 ; DBF, t. IX, p. 1249-1250 ; Corr., t. XIII, p. 151-152).

207
la culture française et les archives russes

l’étiquette ne s’y opposera pas. J’espére aussi que vous leur donnerés une Carpe fritte et une
Crème à la fersen. Que ne puis-je etre du nombre de vos convives [!]
Vos reflexions sur Diderot sont admirables ; et l’impression qu’il vous a faite dans ce
voyage que vous fites ensemble est un coup de pinçeau rempli de verité. J’ai eu l’indiscretion
de lui montrer cet article de votre lettre, et j’aurais eu tort de le lui cacher. Il en a eté extréme-
ment flatté, il y a eté tres sensible, et il m’a chargé devous dire mille amitiés de sa part. Nous
avons ri beaucoup de votre comparaison de lui au prophête Esaÿe. J’en ai eté frapé, mais outré
contre mon imagination qui ne me l’avait pas presenté dabord. Il est vrai que ce digne et aima-
ble Viellard m’avait toujours inspiré un respect, une confiance, une admiration comme je n’en
ai senti que pour114 peu de personnes ; un sentiment tout a fait particulier. C’est vous qui l’avés
déterminé. Je voudrais qu’à sa mort, au lieu d’un manteau comme le prophète en donna à Elie,
il en put distribuer des douzaines. Il s’est preparé depuis une quinzaine de jours à partir d’ici,
mais une indisposition subite l’a retenue. Je l’ai vû ce matin ; il etait fort défait et trés faible,
cependant il a fixé son départ au premier jour, et nous nous sommes quasi dit adieu. L’Impé-
ratrice lui a donné pour l’accompagner un Grec, M. Bala, homme de merite. Pour des bien-
faits, que cette Princesse aime à rependre tant par inclination que par habitude ; Didérot a eu
la gloire de lui faire la loi à cet egard. Il a exigé d’elle qu’elle lui donnerait tout ce qu’il deman-
derait ; et qu’elle ne consultat absolument que sa seule volonté à lui. Le desinteressement et la
délicatesse qu’il a temoigné en cela feront l’éloge de sa façon de penser, et sont si rares aujour-
d’hui, surtout parmi les gens de lettres. Les frais de son voyage pour venir ici pour s’en aller,
ses depenses pendant ce tems là, tout cela a eté exactement calculé après les besoins d’un
Philosophe ; tous les petites choses qu’il a demandé ont été d’une simplicité parfaite. La
pelisse de voyage qu’il s’est fait faire par ordre de l’Impératrice est de Renard commun, tel que
portent les plus minces bourgois de nos pais. Enfin il a enchainé la générosité de cette Souve-
raine. Comment, lui dit il, moi qui vous respecte, qui vous admire, qui vous suis si sincêrement
attaché, comment oserais-je chanter vos eloges si vous me comblés de bienfaits ? mes louanges
ne pourront qu’etre suspectes, et j’aurais les plus grands reproches à me faire. Ne croyés pas
que cette conduite lui aye faite des amis dans ce pays ci. Au contraire[.] Il a eté exposé à la
jalousie la plus envénimée pendant son sejour à Petersbourg, et à toute la noirceur de la calom-
nie. La franchise et le desinteressement sont des vertus que des esclaves sont indignes de sen-
tir et qu’ils detestent. Les Russes ont eté au desespoir qu’un homme qui les possedât eut l’accés
libre auprés de leur Souveraine. Le contraste de ces vertus avec leurs vices devait trop tourner
à leur desavantage. Aussi Diderot fait trés sagement de quitter la partie. Il eut eté tot ou tard la
victime de l’envie et de la méchanceté. Vous voyés mon ami que je profite de l’occasion qui se
presente de vous parler avec franchise. Cela vous interessera peut etre, et cela me soulage. Ren-
dés grace au Ciel que vous ne vivés pas dans ce pays abominable. Cette Nation, du coté des
mœurs, est audessous de ce qu’elle etait avant Pierre I. Elle etait feroce mais elle avait de l’hon-
neur. Elle est aujourd’hui moitié barbare moitié policée, ce qui fait le melange le plus mons-
trueux et le plus pernicieux pour115 la Societé. Elle a tous les vices et les travers des autres
nations sans avoir une seule de leurs vertus. Ne me trouvés vous pas à plaindre, mon cher Ami,
d’etre transporté dans un pays où ce qui fait le plus grand bonheur dela vie n’existe pas ; les
liaisons, la sureté du commerce, la confiance, l’amitié. Ce sont des êtres de raisons ici. Le
Comte Lacy fait ma félicité, ma consolation, mais il me fait pitié. Que cela reste entre
nous ; mais il dépérit tous les jours. Il s’imagine etre malade, assailli de tous les maux. Le phy-

114. « pour » ajouté en interligne.


115. « pour » ajouté en interligne.

208
sergueï karp • Diderot et la cour de Suède

sique en lui souffre certainement, mais la cause est dans le moral. L’habitude des liaisons
d’amitiés et d’amour, les regréts que nous pouvons nous vanter qu’il a emporté de la Suede, et
l’impossibilité qu’il trouve à remplacer ce qu’il a perdu116 lui donne une langeur, un fond de
mélancolie dont les suites pourraient devenir d’autant plus dangereuses qu’il voudrait se les
cacher à lui-méme et à tout le monde. J’espère que la belle saison, l’exercice et l’habitude le
gueriront. Je travaille de mon coté à me garantir moi méme des progrés de l’hypocondrie, mais
je doute du succés. Aux memes raisons qu’a mon Ami de ne se pas plaire ici se joignent encore
chés moi le triste Etat de mes affaires, et l’insensibilité qu’on me temoigne à cet égard. Le seul
espoir que j’ai, c’est que moins fort de corps et d’esprit que Lacy je n’y resisterai pas long-
tems....... Pardon, mon cher Beilon, voilà du haut tragique je connais la sensibilité de votre
ame et l’intérét que vous prenés á ce qui me regarde. Je me repens dejà de vous avoir fait de la
peine, et je couperai court à mes jerémiades.
Le petit prophéte117 a eté enchanté de votre lettre, et m’a prié de vous envoyer une lettre de
sa part, mais qui n’est pas venuë encore. Il a eté avec la Cour à Czarskoi-Zelo, et est revenu
malade. Il devait diner cesjours passés chés moi, mais la fievre le retint dans un lit. Si cet hom-
melá n’était pas si excessivement courtisan, s’il n’était un admirateur fieffé du Roi de Prusse,
et son adulateur eternel, je l’aimerait peutétre, mais le moyen avec ces defauts là ?
J’aurais la plus grande envie devous regaler encore de cinq ou six pages, dussiés vous y
perdre la vüe et la patience, mais les affaires dont je suis accablé vous en sauvent heureuse-
ment. Je finis donc brusquement, mon aimable Ami, en vous embrassant du fond de mon ame,
et en vous conjurant de vous souvenir quelquefois de moi.

Annexe II. Le projet d’inviter Marie Anne Collot en Suède


Il existe à Moscou, dans les Archives de la politique extérieure de l’Empire russe (AVPRI),
un autre document témoignant des relations amicales que Nolcken a entretenues avec Diderot
et Falconet : il s’agit de la copie d’une lettre qu’il a adressée au baron Ehrensvärd, chambellan
de Gustav III, le 25 juin 1775118. Il y est question de l’intention qu’a eue Marie Anne Collot119
de se rendre en Suède, projet qu’on a semble-t-il ignoré jusqu’à présent. Cette visite n’a pas eu
lieu, mais en lisant la lettre de Nolcken, il vient à l’idée qu’il a dû tenir compte de sa tentative
malheureuse de l’année précédente, quand il avait invité Diderot à passer par la Suède :

Vous avés dû recevoir, mon cher Ami, ma dernière lettre que je Vous ai écrite de Peters-
bourg et je voudrois que vous eussiez pû avoir un moment de relâche d’un Correspondant qui
abuse certainement de Votre patience. Ne m’attribués, cependant pas tant à moi celle-ci. C’est
une Commission, une négociation dont on veut que je Vous charge et qui regarde une chose
que nous avons tous deux desiré. Voici dequoi il s’agit. Mlle Colot compte retourner pour
quelque tems à Paris, et partira de Petersbourg au mois de Septembre. L’enthousiasme de son
art, moins que l’interet lui a fait desirer de faire le buste du Roi notre maître, encore ne sou-
haite-t-elle pas parce que c’est un Roi, mais parce que c’est un grand Monarque et un grand
homme et qu’elle seroit glorieuse d’avoir fait son portrait. Elle voudroit que ce voyage ne nui-

116. « cela » corrigé en « ce qu’il a perdu ».


117. Grimm.
118. AVPRI, F. 6, opis 6/2, Suède, n° 20-21, fol. 316-317.
119. Voir Antony Valabrègue, Une artiste française en Russie 1766-1778. Madame Falconet, Paris, Librairie J. Rouam
& Cie, 1898 ; Louis Réau, Etienne-Maurice Falconet 1716-1791, Paris, Demotte, 1922, t. II, chap. IV (« L’œuvre de
Marie Anne Collot »), p. 429-448.

209
la culture française et les archives russes

sit pas à ses affaires, sans en faire un objet lucratif. Vous savés les avantages dont elle jouit à
Petersbourg : elle est logée et defrayée ; elle a deux mille Roubles d’appointemens et 1500 R.
pour chaque buste que la Cour lui demande. Elle desireroit en cas que le Roi voulut la faire
venir, avoir son voyage payé (ce qui n’ira pas fort loin), son logement defrayé et sa nourriture,
et 1500 Rbles pour le portrait. Elle ne s’arreteroit qu’un mois à Stockholm ou le tems qu’il fau-
droit pour faire le modèle, lequel elle emporteroit avec elle à Paris pour le travailler en marbre,
et lorsque le buste sera achevé elle le remettroit à Mr de Creutz pour l’envoyer en Suède. Elle
se flatte que le Roi auroit la patience de lui accorder les séances necessaires, et Vous savés que
c’est une fille d’esprit, dont les connoissances et la conversation auroient peut-être le bonheur
de plaire à S. Mte. Elle souhaiteroit dans le cas qu’elle fut reçue, s’il étoit possible un petit
appartement de deux ou trois chambres y compris son atelier, dans l’enceinte du Palais, où
l’on pourroit aussi plus commodement lui envoyer son ordinaire de la Cuisine du Roi. Si le
Roi desire, que Mlle Colot fasse ce voyage et qu’elle aye l’honneur de faire son portrait, elle et
Mr Falconet, en Vous présentant leurs respects, Vous prient d’avoir la complaisance d’en aver-
tir Falconet au plutôt par deux mots, les postes allant très-lentement et ce tems au mois de Sep-
tembre très-vite, et si par mon Canal ils en recevroient la reponse, Mlle Colot n’auroit peut-être
pas le tems de faire ces arrangemens. Je Vous prie cependant de me communiquer aussi ce qui
en arrivera. Je suis persuadé que cette jeune artiste fera un Ouvrage digne du Grand Prince
dont il representera les traits, et je Vous assure que je souhaite du fond de mon ame que le Roi
daigne s’y prêter. Cela sera un monument precieux pour ce siècle et pour nos arrieres-neveux.
Mon cher Ami, je vous recommande cette négociation ! Toute la Suède Vous en remerciera.

210
Table des matières

Abréviations v

Georges Dulac, Sergueï Karp, Jochen Schlobach, Piotr Zaborov


Préface 1

Wladimir Berelowitch, EHSS, Paris ; Université de Genève


Les récits des voyageurs russes en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle 7

Otto S. Lankhorst, Nimègue


« La correspondance est l’âme du commerce » : les échanges epistolaires entre
les libraires hollandais et la Russie au XVIIIe siècle 15

Vladimir Somov, Saint-Pétersbourg


Les « russica » français dans les archives russes 27

Jochen Schlobach † , Université de la Sarre


Grandeur et misère d’un médiateur culturel : Friedrich Melchior Grimm, russe,
français et allemand 37

Alexandre Stroev, Université de Brest


Friedrich Melchior Grimm et ses correspondants d’après ses papiers conservés
dans les archives russes, 1755-1804 55

Sergueï Karp, Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie, Moscou,
avec la collaboration de Sergueï Iskioul
La correspondance entre Grimm et Catherine II : la longue histoire
des manuscrits et des éditions 83

Madelien Pinault Sørensen, Musée du Louvre, Paris


Grimm, amateur d’art, critique et courtier 99

Marie-Louise Becker, Paris


Marie Collot à Pétersbourg (1766-1778) 133

Dominique Triaire, Université de Montpellier


Stanislas Auguste de Pologne : mémoire de l’histoire, histoire des Mémoires 173

Sergueï Karp, Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de Russie, Moscou
Diderot et la cour de Suède 183

373
la culture française et les archives russes

Michel Kowalewicz, Université de Metz


Quelques aspects des réseaux de langue allemande autour de
l’Académie des sciences de Pétersbourg 211

George Dulac, Montpellier, avec la collaboration de João Miranda, Université Lusofona,


Lisbonne
« Civiliser » la Russie : sept ans de travaux de Ribeiro Sanches 239

Piotr Zaborov, Institut de littérature russe, Maison Pouchkine de l’Académie des sciences
de Russie, Saint-Pétersbourg
Les relations culturelles franco-russes au XVIIIe siècle : le problème des sources 285

George Dulac, Montpellier


Tableau des principales institutions conservant des manuscrits français ou
concernant les relations avec la France à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev,
Lviv, Odessa et Tartu 293

Bibliographie 305

Index 333

374

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