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Chantai MASSOL-BÉDOIN

L'artiste ou l'imposture : le secret du Chef-d'œuvre inconnu de Balzac

« Jamais l'œuvre la plus belle ne peut être


comprise. La simplicité même repousse
parce qu'il faut que l'admirateur ait le mot
de l'énigme. Les jouissances prodiguées aux
connaisseurs sont toujours renfermées dans
un temple, et le premier venu ne peut pas
toujours dire : « Sésame, ouvre-toi ».
Balzac, Des Artistes1

C'est dans L'Artiste que paraît, en 1831, la première version du Chef-


d'œuvre inconnu. Toute récente, la revue a voulu obtenir du romancier en vogue
un texte en rapport avec ses objectifs : illustrer, propager une conception
nouvelle (romantique) de l'art ; elle contribuera largement, dans ces années, à
donner à la notion d'artiste (le terme n'a que depuis peu son sens moderne2) son
prestige, et son aura mythologique. Balzac lui-même poursuit, dans ce qui est
au départ un bref «conte fantastique»3 un plaidoyer en faveur des artistes
commencé dans trois articles parus en 1830 dans La Silhouette*. Ce texte
s'inscrit donc dans toute une stratégie de défense, d'explication et de promotion de
l'artiste. Il participe à la construction d'une imagerie nouvelle, au point que l'on
a pu y voir, même, un «mythe fondateur»5.
Ce qui joue, en effet, dans la nouvelle, c'est le devenir-artiste de Nicolas
Poussin, encore « inconnu » (p. 414), mais futur « grand homme » (p. 428). Venu
se présenter à « maître François Porbus » (p. 413), il rencontrera chez celui-ci un
vieillard étrange, peintre lui-même (Frenhofer), en qui il reconnaîtra rapidement
son maître véritable. Suivant le choix de Poussin, le récit esquisse d'ailleurs le
mouvement d'évincer Porbus, montrant d'emblée, en ce « peintre d'Henri IV,
délaissé pour Rubens pař Marie de Médicis » (p. 414), un homme du passé, une
autorité destinée à être supplantée. Dans cette rivalité, le lecteur des années 1830
ne peut manquer de reconnaître l'expression d'un débat contemporain,
transposé en 1612 : Porbus est l'image du peintre académique, auquel s'oppose le
romantique Frenhofer6. Mais ce n'est pas là simple querelle d'écoles : les deux
personnages offrent deux représentations différentes du peintre et de l'activité
artistique. C'est Frenhofer qui reçoit (il en ira de même pour son disciple
Poussin) le qualificatif valorisant d« artiste »7. Son art se veut d'une nature autre
que celui de Porbus : le « génie » (p. 417), le « poète » (p. 418) ne saurait être
confondu avec le « copiste » (ibid.) ; l'esthétique de l'imitation est battue en brèche
par l'idéologie de la création. Et l'artiste qui travaille au gré de son inspiration,
libre, semble-t-il, de toute tutelle, diffère en cela encore du peintre de la Cour,
qui exécute des commandes8.
Avec le nouveau maître, ce sont jusqu'aux modalités de la transmission
du savoir qui vont changer. Porbus appartient à un système où la peinture
s'enseigne, où des modèles se reproduisent, des techniques s'apprennent, où « se
révèlent » « les procédés matériels de l'art » (p. 415). Pour Frenhofer (« Ce que je te
montre là, aucun maître ne pourrait te l'enseigner », p. 421), l'art fait désormais
l'objet d'une initiation. Entrer en art, c'est en quelque sorte être admis dans une
société secrète. Une hiérarchie se dessine ainsi, qui va de « tout le monde » (p. 420)
L'artiste ou l'imposture 45

(c'est-à-dire les « imbéciles » p. 432, le « vulgaire » p. 420, les « bourgeois » p.


426), aux « initiés aux plus intimes arcanes de l'art » (p. 420) ; en passant par
les « amateurs » (p. 426), les « vrais connaisseurs » (p. 420), les « commençants »
(ibid.). Le champ artistique nous est donc représenté en train d'amorcer son
autonomisation9 : il commence à se replier sur lui-même, et l'artiste se montre
soucieux de ne s'adresser qu'à ses pairs.
Toute la nouvelle, ainsi, sera un jeu à trois personnages autour du secret
qui doit offrir le « Sésame, ouvre-toi » du monde de l'Art. C'est dans ce rapport
au secret qu'émergera — non sans que surgissent, on va le voir, des
contradictions — la figure de l'Artiste.
L'étymologie est là pour le rappeler: le rôle du secret est avant tout
discriminant10; il détermine, selon un rapport d'inclusion / exclusion, des
groupes plus ou moins éloignés d'un savoir. En ce sens, ce que l'on pourrait
appeler, improprement, son « contenu » (l'information cachée, réservée) n'est pas
nécessairement ce qui importe le plus. On examinera donc principalement les
règles du jeu qui s'engage autour de lui : les modalités de l'accès au savoir dérobé,
la distribution des rôles entre les joueurs.

Si l'on remonte la chaîne des initiations, on trouve à son origine le


personnage de Mabuse : c'est de lui que Frenhofer tient le secret que Poussin, à son
tour, veut ravir au vieux peintre. Dans les deux cas, cette transmission s'effectue
à travers une opération d'échange. Poussin obtient de Frenhofer le droit de
contempler son chef-d'œuvre en proposant, en contrepartie, un modèle parfait (sa
propre maîtresse, Gillette) ; quant au vieillard, il a autrefois « sacrifié la plus
grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse ; en échange11,
Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie
extraordinaire [...] » (p. 426).
L'échange inaugural a donc, pour instrument, l'argent. Frenhofer,
d'ailleurs, ne cesse d'acheter. Ses premières paroles sont pour évaluer (en
renchérissant sur le prix fixé par Marie de Médicis) la Marie égyptienne de Porbus, dont
il ferait volontiers l'acquisition si le tableau n'était destiné à la reine. Pour
« [si 'acquitter du plaisir » (p. 424) pris à regarder cette même toile, il fera venir
des futailles de vin du Rhin, pour une somme considérable. « J'achète ton
dessin » (p. 422) dira-t-il à Poussin, en constatant sa mine modeste et en lui offrant
deux pièces d'or. Enfin, « pour voir un moment, une seule fois, la nature divine
complète », le modèle « idéal » qui lui permettrait d'achever son œuvre, il « don-
nerai[t] toute [sa] fortune [...] (p. 426). Ce qu'il achète, en somme, c'est l'art,
la totalité de l'art, l'œuvre comme le plaisir qu'elle procure, le modèle aussi bien
que l'artiste lui-même.
Quant à Mabuse, il vend : son secret se paie, et ses toiles représentent une
monnaie : n'a-t-il pas peint son Adam « pour sortir de prison où ses créanciers
le retinrent si longtemps » (p. 423) ? Mabuse est ainsi une origine à plus d'un
titre : de lui part, en même temps que la chaîne des initiations, celle des échanges.
C'est lui encore qui institue l'équivalence de l'art et de l'argent.
L'échange initial a cependant toutes les apparences d'un marché de
dupes ; les effets de ce fameux « secret du relief », qu'a si chèrement acquis
Frenhofer, se réduisent, au fond, à ceci : « un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs
avec lequel il devait s'habiller à l'entrée de Charles Quint, Mabuse accompagna
son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L'éclat particulier de
l'étoffe [...] surprit l'empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur
du vieil ivrogne, découvrit la supercherie » (p. 427). L'art de Mabuse est un art
du leurre : il semble que sa peinture imite à la perfection la réalité même, mais
46 Chantai Massol-Bédoin

tout cela au fond n'est que « supercherie » susceptible d'être découverte : un


trompe-l'œil. De nouveau, il faut suivre le jeu des équivalences : le damas à fleurs
donné par Charles Quint vaut de l'argent. Mabuse le vend pour boire. A la place
du damas authentique, il exhibe le damas peint : le signe vaut pour le réfèrent.
Mabuse instaure donc cette autre équivalence encore, celle de la représentation
et de son objet. Et cette dernière n'est que tromperie, abus : le nom du personnage
dit suffisamment sa nature de mystificateur12. Mabuse est avant tout passé
maître dans l'art de payer en « monnaie de singe » : « tu es un voleur », lui
reproche Frenhofer, « tu as emporté la vie avec toi ! » (p. 420). On s'en aperçoit vite,
il ne possède pas lui-même son propre secret. Son Adam (le seul tableau de lui
dont il y ait trace dans la nouvelle) a, malgré sa « puissance de réalité » (p. 423),
un caractère inachevé : « le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains
de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-
même avec dépit quand il n'était pas ivre » (ibid). Le premier des initiateurs n'est
finalement qu'un «vieil ivrogne», un imposteur1*.
Or, le premier abusé, c'est incontestablement son disciple Frenhofer. Ce
qui était de la part de son maître une ruse manifeste se transforme chez lui en
illusion tenace : le tableau, ne cesse-t-il d'affirmer, peut et doit être un équivalent
de la vie. Être « initié aux plus intimes arcanes de l'art » (p. 420) et « forcer
l'arcane de la nature » (p. 418) sont alors une seule et même quête. Il faut trouver
le moyen d'établir entre la nature et la peinture un rapport d'égalité : « Peut-être
ai-je là-haut, reprit-il [...] la nature elle-même» (p. 431).
Être Artiste, c'est alors être Prométhee (p. 417), Pygmalion (p. 425),
Orphée (p. 426) ; être le « dieu de la peinture » (p. 423) comme le soleil est le
« divin peintre de l'univers » ; être capable, après avoir « dérobé le secret de
Dieu » (p. 416), de réaliser une « création » qui vaille une « créature » (p. 431).
Catherine Lescault — la femme peinte — devra par conséquent devenir
l'équivalent d'une femme réelle. Mystérieuse alchimie : le « vieux reître » défend
l'entrée de son atelier (p. 426), interdit l'accès au tableau tant que ne s'est pas
accompli le miracle. Or, la certitude de l'achèvement n'est jamais acquise : « j'ai
cru avoir fini » (p. 424) ; « oh ! il est fini [...]. Cependant, je voudrais bien être
certain... » (p. 432). Le doute ne quitte jamais le peintre, au point que le moment
de montrer l'œuvre en devient indécidable. Tout comme l'Adam de Mabuse (et,
naturellement, pour les mêmes raisons), le chef-d'œuvre inconnu est voué à
l'imperfection.
Le secret de Frenhofer paraît donc dissimuler l'absence du secret de
Mabuse. Sa fonction est, de toute évidence, de protéger l'illusion de l'artiste,
beaucoup plus que les mystères de son art14. La possibilité de croire à
l'équivalence de l'œuvre peinte et de la réalité est en effet d'un intérêt primordial : c'est
le moyen d'oublier, de nier l'autre équivalence qu'avait établie Mabuse, entre l'art
et l'argent. Là n'est pas le moindre paradoxe du vieil homme : ce même
personnage qui, tout au long de la nouvelle, achète de l'art, s'engage parallèlement dans
une quête du secret qui n'est qu'un effort délirant, désespéré, pour arracher
l'œuvre à son statut de marchandise.
En prenant à la lettre ce qui n'était chez Mabuse que mensonge, il vise
essentiellement, en effet, à exclure son tableau du circuit des échanges. Ainsi le
premier marché proposé par Porbus pour tenter d'accéder au secret ne peut se
conclure : ayant montré sa toile à Frenhofer, le peintre de la Marie égyptienne
aimerait en être remercié par un geste identique : « si vous vouliez me laisser voir
votre maîtresse15 [...] » (p. 424). Mais dès lors que Catherine Lescault est ainsi
explicitement reonnue comme une femme réelle, les deux termes de l'échange
ne sont plus de même nature, et celui-ci n'a plus de raison d'être. Vivante,
L'artiste ou l'imposture 47

la création de Frenhofer ne saurait, non plus, avoir la moindre valeur marchande.


On ne «vend... [...] aux courtisans que des mannequins coloriés» (p. 431).
Pourtant, l'échange s'inscrit nécessairement dans la quête du secret de
Frenhofer. Ayant besoin d'un modèle pour vérifier l'achèvement de son œuvre,
le vieillard suscite, lui aussi, un marché, dont il cherche à fixer lui-même les
termes. Contre la « beauté parfaite », il propose « toute [sa] fortune » (p. 426), se
gardant bien d'engager, d'une quelconque manière, son tableau. Tout au plus,
poussé dans ses retranchements, mettra-t-il sur le marché les tableaux des autres :
«Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des
tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien » (p. 431-432). Offrir ces toiles
achetées, collectionnées, devenues pures valeurs, n'est qu'une manière encore de
payer de son argent. Échappant au sort de tous ces tableaux, le chef-d'œuvre
inconnu, pour sa part, est rendu inestimable, jusqu'à ce que Porbus, trouvant
la bonne forme de transaction (« Pouvait-on jamais espérer de transiger avec
cette passion bizarre ? » p. 432), prenne Frenhofer à son propre jeu : « Mais n'est-
ce pas femme pour femme ? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regard ? »
(ibid).
Rendu possible, l'échange a lieu, et c'est la catastrophe. Le marché auquel
il fallait aboutir pour consacrer l'équivalence de la créature et de la création est
aussi celui qu'il aurait fallu à toute force éviter. Au moment même où Frenhofer
l'accepte, se dévoile le mensonge sur lequel il est fondé : « II semblait avoir de
la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe
que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d'une vraie jeune fille » (p.
434). Catherine Lescault n'est plus à cet instant qu'un « mannequin colorié »
comme un autre, et c'est l'inanité du secret qui se révèle à Poussin et à Porbus,
placés devant un chaos de « couleurs confusément amassées et contenues par
une multitude de lignes » fermant « une muraille de peinture » (p. 436). Malgré
les efforts de Frenhofer pour conserver son illusion (« Moi, je la vois [...] elle
est merveilleusement belle ! » p. 438), la découverte du « Rien ! » (ibid.) rend
immédiatement l'œuvre d'art à sa nature de marchandise : « Pendant que
Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d'une serge verte, avec
la sérieuse tranquillité d'un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en
compagnie d'adroits larrons » (ibid.).
Le vieillard l'avait pourtant pressenti : « Déchirer le voile dont j'ai
chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible prostitution ! » (p. 431)
L'art est prostitution, voilà tout ce que le secret dissimule. Frenhofer a beau se
persuader qu'il peint une « vierge »16, ce n'est là que le masque d'une
courtisane, la Belle-Noiseuse17.
Médusés, pétrifiés (p. 436), Porbus et Poussin ont accès à ce qui ne devait
pas être montré : un tel chef-d'œuvre ne peut exister, s'il ne reste inconnu18. La
révélation, alors, détruit tout à la fois Frenhofer et son art. Le peintre et son
œuvre sont eux-mêmes happés, en quelque sorte, par le néant qu'ils n'ont pas
su dissimuler : « Le lendemain, Porbus inquiet revint voir Frenhofer, et apprit
qu'il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles » (p. 438). Comme si,
après ce malencontreux dénouement, le récit tentait de faire disparaître leurs
traces.

C'est le secret donc qui permet au mythe de l'Artiste de se construire et


de fonctionner ; qui autorise le « génie » à soutenir que son art n'a plus rien de
commun avec une pratique sociale, que lui-même vit dans une « sphère
inconnue » (p. 425) à l'écart de la société et du commerce, se livrant à une occupation
gratuite et désintéressée.
48 Chantai Massol-Bédoin

Le secret est en outre ce qui définit désormais l'art lui-même (« l'art avec
ses secrets » (p. 426) ; « Périssent l'art et tous ses secrets » (p. 429)) ; l'œuvre est
devenue, par essence, mystère, et c'est faute de pouvoir avouer son nouveau
statut.
La nouvelle, productrice du mythe, tente de masquer l'inavouable. Mais
elle est pour cela contrainte de faire apparaître, d'une certaine manière, ce qu'elle
s'emploie à travestir. Aussi offre-t-elle une représentation de ce moment
mystérieux où le statut du peintre dans la société, comme celui de son œuvre, change.
Tout bascule avec Mabuse : ce peintre de Cour, qui a pour « maître » (p. 427)
Charles Quint, relève encore de l'ancien régime du mécénat royal ; mais il s'en
affranchit en faisant entrer l'art dans son ère « libérale ». Il apparaît alors —
bien que ce soit cela qu'il s'agisse de dissimuler — que tous les peintres après
lui produiront pour le marché.
De la même manière, pour prétendre l'œuvre d'art hors de prix, le texte
ne cesse de poser la question, incontournable, de ce qu'elle vaut. Il rend ainsi
patent l'acte de dénégation sur lequel repose l'idéologie romantique. En même
temps que le récit concourt à l'élaboration du mythe, il procède, donc aussi, à
sa démystification.
La nouvelle repose sur le secret, mais tout secret possède une dynamique
qui le fait tendre vers son dévoilement19 : or la révélation que prépare
l'ensemble du récit ne saurait être que celle d'un échec. L'entreprise de Frenhofer ne
peut aboutir qu'au paradoxe d'un art qui se nie lui-même. Sa recherche d'une
équivalence impossible entre l'œuvre peinte et la réalité l'incite à vouloir abolir
des oppositions irréductibles20 ; il s'acharne, en particulier, à vouloir inscrire
dans l'espace plan du tableau les trois dimensions de la nature. Ambition qu'il
faut prendre à la lettre : la « perspective » réalisée par Porbus, bien que parfaite,
n'est pas pour lui une « profondeur » (p. 417). Dans l'œuvre d'art véritable, la
surface est donc censée posséder un dessous21 : « Chez moi », affirme le
peintre, « la blancheur se révèle sous l'opacité de l'ombre la plus soutenue » (p. 424).
Pour affiner son art, Frenhofer a d'ailleurs « analysé et soulevé couche pour
couche les tableaux du Titien » (ibid.). La recherche du secret de l'Art (de ses « plus
intimes arcanes », p. 420), se confond ainsi entièrement avec cette recherche,
perdue d'avance, du dessous (du dedans). Admettons cependant, comme le
personnage, qu'un tel secret puisse être atteint : sera niée alors la matérialité de la
toile22: «ce n'est pas une toile, c'est une femme» (p. 431); l'œuvre d'art, du
même coup, sera atteinte : « Ma peinture n'est pas une peinture [...] » (ibid.) ; et,
enfin, l'Art lui-même : « Où est l'art ? perdu, disparu ! » (p. 435). Ce que
Frenhofer salue par ces derniers mots comme une victoire, est en réalité une défaite :
pour trouver l'art il a été contraint de le faire disparaître. Le discours du narrateur
souligne cet échec : Catherine Lescault, de « femme » qu'elle était, devient «
semblant de femme » (p. 434), puis, pour finir, « prétendu tableau » (p. 436).
Soucieux de peindre un tableau qui soit une femme, l'artiste a finalement échoué
à réaliser l'un comme l'autre. Est-il dès lors vraiment possible d'être Artiste ?
Dans un moment de lucidité, le vieux peintre a l'intuition de sa situation
réelle : « Je ne suis plus qu'un homme riche qui, en marchant, ne fait que
marcher. Je n'aurais donc rien produit ! » (p. 438). Comment sortir du cercle
vicieux ? L'artiste crée pour se dissimuler sa dépendance à l'égard des puissances
d'argent ; mais l'argent est précisément ce qui empêche de créer23. Frenhofer
résume en une seule figure l'antinomie acheter / produire. Il est à la fois un
créateur et un marchand, un représentant du monde d'argent qui spécule sur la
création (le « protecteur » de Mabuse, p. 426). Il est l'expression même de la situation
contradictoire de l'Artiste.
L 'artiste ou l'imposture 49

En la personne de Frenhofer, le conte offre donc une représentation de


l'artiste romantique sur laquelle il jette lui-même le soupçon. Lors de sa première
apparition, le vieillard se montre sous l'aspect même du chef-d'œuvre achevé.
Du moins est-ce ainsi que le perçoit Poussin fasciné : « Vous eussiez dit une toile
de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère
que s'est appropriée ce grand peintre » (p. 415). Car pour le lecteur, dont le point
de vue se dégage alors de celui du personnage, l'image restera frappée
d'imperfection : « Vous aurez une image imparfaite [...] » (ibid.). Cette figure de l'artiste
ne se présente-t-elle pas ainsi d'entrée de jeu avec tous les caractères de Г
imposture!

La transmission du secret s'annonce, dans ces conditions, bien difficile.


Frenhofer semble voué à être le premier et le dernier initié. Lorsque commence
le récit, il ne s'est encore trouvé personne pour recueillir son héritage : « Mabuse
n'a eu qu'un seul élève, qui est moi. Je n'en ai pas eu, et je suis vieux » (p. 421).
Poussin, à qui s'adresse ce discours, se trouve implicitement invité à occuper cette
place, mais son initiation sera problématique, amorcée et refusée tout à la fois :
« Tu as assez d'intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir
(ibid.).
C'est pourtant à titre de preuve (par la notoriété) que le récit met en scène,
précisément, Nicolas Poussin : il est indéniable que ce personnage historique a
été un de ces « grands artistes » au nombre desquels le rangent les premières pages
de la nouvelle. Et si le choix de Balzac se porte sur celui qui apparaît, dans la
première moitié du XIXe siècle, comme le peintre classique par excellence24, ce
n'est qu'apparemment paradoxal : l'art présent, l'image de l'Artiste en train de
se dessiner, reçoivent de la sorte une légitimité puisée dans le passé. A cette
époque se crée d'ailleurs autour de l'enfance du grand classique un mythe tout
romantique, auquel Balzac apporte, à sa manière, sa contribution : Poussin y
apparaît dès son jeune âge comme un « génie »25, un « artiste réel », un «
véritable poète »26.
Si le secret n'a pas d'existence, l'« effet de secret »27 n'est peut-être pas
alors, pour autant, moins agissant. De fait, le moment de la nouvelle où Poussin
est promu « artiste » ne coïncide pas avec celui de la délivrance du savoir. Cette
métamorphose s'opère bien avant, et selon le processus de l'interpellation. Ayant
vu le jeune homme copier « lestement » (p. 420) la Marie de Porbus, Frenhofer
le reconnaît comme son disciple : « Je vois que l'on peut parler peinture devant
toi [...] tu es digne de la leçon » (ibid.). Ce rôle lui étant assigné, Poussin, dans
cette relation spéculaire, se reconnaît alors lui-même en Frenhofer : « Ce que [sa]
riche imagination [...] put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être
surnaturel, était une complète image de la nature artiste [...] » (p. 426). Il se sent, dans
le même temps, mystérieusement appelé : « Le phénomène moral de cette espèce
de fascination ne peut pas plus se définir qu'on ne peut traduire l'émotion excitée
par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l'exilé » (p. 425). La clef de la
transformation est là : « peintre-né » (p. 415), « peintres en espérance » (p. 422),
futur « grand peintre » (p. 429), « promis à la gloire » (p. 414), Poussin sera artiste
parce qu'il l'est déjà. Il lui suffit d'être désigné pour pouvoir prendre place dans
le cercle des initiés : le « néophyte » (p. 420) peut dès lors devenir « le Poussin »
(p. 428 et 429). Dans le jeu de l'initiation, Poussin n'a pas gagné un savoir, mais
une reconnaissance.
Ainsi fonctionnent les sociétés secrètes : le secret n'y est le plus souvent
que prétexte au regroupement28. Ici, c'est manifeste : Poussin ne s'engage pas
dans la quête du secret pour devenir artiste (tout au plus a-t-il besoin de voir le
50 Chantai Massol-Bédoin

chef-d'œuvre, au lieu de l'entrevoir, pour que l'acte de reconnaissance soit


achevé). C'est au contraire parce qu'il est artiste qu'il se met en quête du secret :
«A ces mots, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d'une inexplicable
curiosité d'artiste » (p. 425)29.
Dans ce jeu de reflets, Poussin devient une sorte de double de Frenhofer,
sans être pour autant sa réplique exacte. Le rapport entre eux — pour emprunter
une métaphore à la photographie — serait plutôt du négatif au positif.
Être « grand peintre » pour le jeune homme (c'est à ce moment où sa
vocation s'affirme que disparaît, notons-le, le qualificatif d'artiste30 que le récit lui
avait jusque-là abondamment attribué) se définit en effet succinctement et sans
détour : le terme est synonyme de fortune (« je me suis senti peintre [...]. Va
Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l'or dans ces pinceaux ! » (p. 428)
et de gloire (« Si, pour ma gloire à venir, si, pour me faire grand peintre [...] »
(p. 429) : tout ce qu'ignorait superbement Frenhofer. Mais en proclamant ce que
taisait le vieillard, Poussin fait la preuve qu'il a bien saisi, au fond, la leçon que
ce dernier lui a involontairement donnée. En le prenant pour maître à la place
de Forbus, il choisit délibérément à sa suite l'entrée sur le marché : ne se laisse-t-il
pas acheter, au prix de deux pièces d'or ? Il confirme cet engagement par la
décision de « vendre », de « prostituer » Gillette pour obtenir le secret : « Gillette était
là, dans l'attitude naïve et simple d'une jeune Géorgienne innocente et peureuse,
ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d'esclaves » (p. 433).
Cela ne va pas sans qu'un jugement de valeur, à partir de ce moment, ne s'attache
à ses actes, sanctionnant son cynisme : il est donné indirectement comme « vil »
par Frenhofer (« Quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au
déshonneur ? » (p. 431) et méprisable, par sa maîtresse, qu'il perdra d'ailleurs
dans l'échange (« Tue-moi, dit-elle [...] je te méprise [...] tu me fais horreur »
p. 438).
C'est selon la figure du chiasme que Frenhofer et Poussin sont ainsi mis
en regard l'un de l'autre : le premier feint de soustraire le tableau vivant aux
circuits du commerce, le second réduit à la valeur d'échange (« beau trésor » « sorti
de son grenier » p. 433) la vie même31. Et alors que Frenhofer est un « homme
riche » qui affecte de posséder une « nature féconde et pauvre » (p. 426) et de
chercher l'art comme fin, Poussin est un jeune homme « pauvre » (p. 422) qui
vise la fortune et utilise l'art comme moyen.
Simple double inversé de son maître dont il révèle ainsi de manière
flagrante l'imposture, Poussin accuse des manques identiques : comme Frenhofer
il ne produit rien. Des trois peintres de la nouvelle il est le seul même dont aucune
œuvre n'apparaisse, hormis un dessin qui n'est qu'une copie du tableau de Por-
bus. Son activité se borne à une signature (« Le jeune homme écrivit au bas
Nicolas Poussin » p. 420) : dans l'univers de la spéculation, c'est elle qui a un prix,
qui se vend, qui vaut pour l'œuvre, en quelque sorte. Poussin (dans son existence
romanesque), n'est qu'un peintre stérile.
La gloire elle-même, dans ces conditions (on en est averti dès la deuxième
page) ne pourra être que mensonge (p. 414) : elle s'attachera en effet à un art
semblable à la « coquetterie » (ibid.f2.
L'être-artiste de Poussin est, à son tour, un leurre. Sait-on bien, d'ailleurs,
ce qui différencie ce grand peintre d'un « imbécile »33 ? A l'instant où lui est
découvert le chef-d'œuvre, il est ravalé au rang de ceux que le narrateur désigne
quelques pages auparavant comme des sots, des « bourgeois », ceux pour qui
« il n'y a rien » sur les « routes pierreuses » où la « nature artiste » découvre des
épopées, des châteaux, des œuvres d'art » (p. 426). Sot, il l'est même
doublement, puisque c'est lui qui prononce les mots qu'il ne fallait pas prononcer (« tôt
L 'artiste ou l'imposture 51

ou tard il s'apercevra qu'il n'y a rien sur sa toile » p. 437), qui brise le secret qui
garantissait l'existence de l'Art. Le voilà pris, de ce fait, dans la même
catastrophe que le vieillard.
Tout se passe donc comme si le « modèle -Frenhofer » ne pouvait produire
que Poussin, c'est-à-dire sa propre dénonciation (et c'est pourquoi l'initiation
s'accompagne de réticences) : ce dernier ne reçoit à peu près que des
qualifications négatives (mensonge, coquetterie, vilenie, sottise...). Plus nettement encore
que le vieux peintre, il représente l'impossibilité d'être Artiste.
Il est pourtant, en deux endroits du texte, un artiste possible : sur le seuil
de l'atelier de Frenhofer, où il possède encore un « noble enthousiasme » une
« jeune passion » un « vrai mérite », du « talent », une « timidité première », une
« pudeur indéfinissable » (p. 414) ; et dans le moment d'hésitation qui précède
la conclusion du marché avec Gillette, où, « au sein de sa misère il possèd[e] et
ressent d'innombrables richesses du cœur » (p. 428). A cet instant précis, il est
l'antithèse exacte de Frenhofer (l'homme riche à la nature pauvre). Mais cet
artiste-là ne trouvera jamais à se réaliser ; ses « espérances se heurtent à la
médiocrité de ses ressources » {ibid.) : la compromission est inévitable. La
contradiction ainsi posée est insoluble : on ne peut être à la fois artiste et riche, non plus
qu'artiste et pauvre34. Poussin, donc, laissé à sa gloire factice, disparaît de la
nouvelle en même temps que Frenhofer35.

Seul reste en scène, pour finir, Porbus, celui précisément dont les premières
lignes prédisaient la mise à l'écart ; mais dont le rôle, dans le jeu du secret, est
loin d'être négligeable. C'est par lui qu'est posée l'énigme (qu'est indiqué le
« mystère », p. 42636) et qu'advient le dévoilement. Acteur et spectateur tout à
la fois, regard lucide, il est celui qui fait voir : à Poussin le tableau de Frenhofer,
à Frenhofer la réalité de son œuvre (« Voyez », p. 437). Les règles du jeu, c'est
lui qui les possède, ou du moins qui les découvre : il comprend la nécessité de
la transaction pour accéder au chef-d'œuvre inconnu et fixe les termes du
marché. Éliminé dans une première phase par le choix de Poussin, il ne sort donc
pas pour autant du triangle formé par les trois peintres, qui se modifie
simplement au cours du récit. Il entre aux côtés du jeune homme dans sa quête du secret
et tous deux se trouvent alors, par rapport à Frenhofer, dans une relation de
symétrie (que souligne la similitude de leurs initiales) : « Porbus et Poussin se
tenaient immobiles chacun d'un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente
contemplation » (p. 421) ; « Tous deux, dans l'ombre et debout, ressemblaient
ainsi à deux conspirateurs attendant l'heure de frapper un tyran » (p. 434). Mais
Porbus est aussi un aîné, plus averti (« J'ai déjà tenté l'assaut du mystère », p.
426), un conseiller dissuasif (« Ne l'imitez pas », p. 427) et persuasif, tout à la
fois, puisque Poussin prend à l'écouter la décision inverse, scellant du même
coup leur nécessaire association : « Nous y pénétrerons » {ibid.).
Aucun des deux en effet ne peut percer seul le mystère : Poussin par
incompétence et aveuglement, Porbus, dont la curiosité est restée intacte malgré ses
échecs précédents, par souci de rester extérieur à une aventure à ses yeux
hasardeuse. Poussin, qui possède en la personne de Gillette la monnaie d'échange qui
lui fait défaut, va lui fournir l'occasion de profiter du marché sans rien y
engager : « Mon cher maître, s'il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous
laisser voir votre toile. » (p. 431). Il sera, de ce fait, le seul à n'y rien perdre. Loin
d'être un simple adjuvant de Poussin, il utilise ce dernier dans sa quête propre,
dont la finalité est sensiblement différente de celle du néophyte : Poussin a intérêt
à la possession du secret de Frenhofer, Porbus au déchiffrement de l'énigme que
pose le personnage lui-même, et dont il donne la formulation : « Frenhofer
52 Chantai Massol-Bédoin

était-il raisonnable ou fou ? » (p. 432) C'est à lui que revient par conséquent le
rôle du « démystificateur ».
Porbus est assurément le seul personnage pourvu d'une compétence
herméneutique dans la nouvelle. A ce titre, il a une fonction privilégiée. Le lecteur,
qu'il guide le long du parcours de l'énigme, se reconnaît en lui, et fait sien son
déchiffrement.
L' elucidation du mystère du temps présent se fait donc curieusement au
bénéfice de l'homme du passé. L'homme du futur, disqualifié, est lui purement
et simplement effacé du texte. Si l'Artiste n'existe pas et n'a donc pas d'avenir,
grande est en effet la tentation du refuge dans le temps révolu : le choix de
l'époque historique à laquelle est située la nouvelle témoigne sans conteste chez
Balzac d'un regret de l'ancien statut social des artistes, sur qui s'exerçait la
protection royale.
Il n'est pas possible en définitive de « refouler » Porbus. C'est lui qui
maintient dans le texte la présence de ce que veulent ignorer les deux autres
personnages : le travail (« Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la
main » p. 427). L'oubli du travail en effet va de pair avec l'intégration de l'œuvre
d'art au circuit des échanges marchands. La valeur d'échange n'est-elle pas
« l'aspect sous lequel est considérée une marchandise dans le cadre d'une
production pour le marché et d'échanges généralisés, donc abstraction faite de
l'utilité qu'elle peut avoir et du travail concret qui y a été investi »37 ? La résurgence
de cette notion effacée vient jeter un doute sur la légitimité de la distinction entre
arts mécaniques et arts libéraux que la nouvelle tendait initialement à établir et
à justifier. C'est, bien au contraire, le procès même de la domination de la valeur
d'échange sur la valeur d'usage (producteur de cette distinction) qui finira par
être mis en évidence, en même temps que se manifestent (à travers le personnage
de Porbus) de nettes réticences face à cette évolution jugée néfaste : si Frenhofer
prétend « avoir travaillé dix ans » (p. 438), il ne faut pas s'y tromper, il ne désigne
de la sorte qu'un faux labeur, l'activité d'un « faiseur de rien »38 ; au « créer »,
mensonger, de l'artiste s'oppose le « faire », productif, de l'artisan39.
Aussi Porbus est-il chargé dès le départ de perpétuer le passé dans une
époque qui se définit essentiellement comme destructrice : son tableau (sa Marie
égyptienne) « par ce temps de troubles et de révolutions, était déjà devenu
célèbre », et visité par « quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation
du feu sacré pendant les jours mauvais » (p. 416)40.
Mais le retour en arrière est, lui aussi, exclu. Cette Marie égyptienne sur
laquelle se fixe « exclusivement » (ibid.) l'attention de Poussin, nous en savons
déjà le devenir bien qu'elle n'ait pas encore quitté l'atelier du peintre. Exécutée
pour Marie de Médicis et commanditée par elle, elle est pourtant destinée,
devenue denrée monnayable, à changer de propriétaire41 : «Ce chef-d'œuvre,
destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère » (p. 416).
Emblématique de toute œuvre à venir ce tableau, le premier de la nouvelle (il
représente, comme Catherine Lescault, une courtisane), fait figure
d'avertissement : l'évolution est irréversible ; et Porbus, « peintre d'Henri IV » dans les
premières pages, devient de manière significative par la suite « le peintre de la Marie
égyptienne» (p. 434).
Quelle issue, alors ? Le secret ayant dévoilé son néant, il ne reste plus qu'à
en construire un autre, à faire croire encore à un « dessous » du « rien » : « Nous
nous trompons, voyez [...]. Il y a une femme là-dessous, s'écria Porbus en faisant
remarquer à Poussin les diverses couches de couleurs que le vieux peintre avait
successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture » (p. 436). Le
« pied vivant », ce « fragment échappé à une incroyable, une longue destruction »
L'artiste ou l'imposture 53

(ibid.) voilà qui peut être donné à voir (le « voyez » de Porbus est ici équivoque)
comme le vestige du secret à nouveau enfoui dans la toile, dissimulé par la
« muraille de peinture », toujours — et cette fois définitivement — inaccessible.
Il n'est d'autre solution pour le démystificateur au bout du compte que de
réactiver tant bien que mal le mythe. Faute de pouvoir résoudre la contradiction qu'il
a lui-même fait surgir, le texte referme sur elle, une dernière fois, le voile du
mystère.
Qu'a donc gagné Porbus ? Il est le seul à avoir acquis une véritable
connaissance : non celle du secret, mais celle de la nature du secret. La nouvelle fait en
somme le partage entre deux sortes de postulants à l'initiation : ceux qui, comme
Poussin, croient que le secret est une « chose » (une information) cachée et se
laissent prendre à son mensonge ; et ceux qui sont, comme Porbus, dans le secret
du secret et ont compris que celui-ci n'est qu'une « enveloppe vide »42. Par
définition, en effet, le secret ne saurait être qu'absence de contenu : il n'a d'autre
existence que celle des actes métalinguistiques (R. Barthes les a recensés dans
S/Z) qui le font surgir, qui signalant « il y a là mystère » ou « énigme » dessinent
les contours de cette absence. Il ne trouve à se formuler ici que dans les
expressions indéfinies : « quelque chose » (« quelque chose de divin », p. 423 ;
« apercevez-vous quelque chose ? », p. 435) et « je ne sais quoi » (« ce je ne sais
quoi qui est l'âme peut-être», p. 423, «je ne sais quelle touche de pinceau»,
p. 414), auxquelles se substitue encore, précisément, le mot «rien» («Qu'y
manque-t-il ? Un rien, mais ce rien est tout », p. 419). Fondamentalement le
secret n'est qu'un «simulacre»43.
Porbus est ainsi le seul véritable initié du texte44 et partant le seul
initiateur possible : c'est autour de lui que se constituera la société secrète, celle des
lecteurs de la nouvelle.

Car le Chef-d'œuvre inconnu, c'est évident, ne se limite pas à des


considérations sur la peinture : à travers elles se tient un discours sur l'activité littéraire,
et sous les traits du peintre (modèle qui domine la représentation de l'Artiste à
cette époque) on est sans arrêt invité à reconnaître l'écrivain lui-même (« cette
belle page représentait une Marie égyptienne... p. 416) : c'est son propre statut
d'artiste, problématique encore en ce début du XIXe siècle pour l'homme de
lettres et a fortiori роит le romancier, que Balzac tente, par le biais de cette
identification, de conquérir.
L'intégration de l'écrivain à la catégorie de l'Artiste se fait dans le texte
de la nouvelle grâce à la médiation du terme de « poète ». Pris dans son sens
le plus large, le mot permet de rassembler sous une même appellation tous les
« créateurs » : « Tu n'es pas un vil copiste, mais un poète » (p. 418). De cette
fonction de dénominateur commun, il tire la faculté de désigner par métaphore,
lorsqu'il est pris dans une acception plus restreinte, ceux qui pratiquent les autres
arts : « il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et
de ne pas faire de fautes de langue » (p. 416). Point de référence dans le monde
des arts, le poète, alors, se trouve autorisé à prendre place aux côtés des deux
figures reconnues de l'artiste : « Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne
doivent séparer l'effet de la cause... » (p. 418).
Ce à quoi doit tendre l'écrivain, comme le peintre ou le sculpteur, c'est
donc la poésie, notion transcendante, absolu de l'art : « II est encore plus poète
que peintre » (p. 437). Mais y-a-t-il une différence véritable entre le poète et le
fou : « le bonhomme, qui est aussi fou que peintre » [...] (p. 427) ? Comment
définir, finalement, une notion aussi fuyante, sinon par le « je ne sais quoi » qui est
le secret lui-même, c'est-à-dire le masque du manque, de l'inachèvement, en bref
54 Chantai Massol-Bédoin

le rien : « A celui qui [...] n'a pas vivement palpité en se présentant devant un
maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche
de pinceau, un sentiment dans l'œuvre, une certaine expression de poésie» (p.
414).
La figure de l'Artiste-écrivain éprouve donc quelques difficultés à se
construire. Le modèle auquel le romancier a choisi de s'identifier est problématique ;
lui-même se trouve, naturellement, atteint par le renversement qui affecte
l'image de Frenhofer ; pris également dans les contradictions dont la nouvelle
n'a pu éviter de faire état, et dans la tension qui s'établit au fil du texte entre
un pôle-artiste et un pôle-artisan : si Balzac, c'est un peu Frenhofer, on sait qu'il
se reconnaît aussi (que l'on pense seulement aux nombreuses pages de sa
correspondance consacrées au travail) en Porbus. Plus directement encore, le
romancier est touché par le vide que recouvre la notion de poésie : l'art de l'écrivain
serait-il, lui aussi, un art du rien ?
Il faut bien constater que le texte de Balzac, comme l'art de Frenhofer,
joue du secret : qu'il se propose de même de s'adresser à des initiés, promettant
à ses lecteurs la délivrance d'un savoir que ceux-ci n'obtiendront que par le livre.
Comme le chef-d'œuvre de la nouvelle, les récits balzaciens (l'emploi de la
structure-énigme en est un trait quasi constant) feignent de détenir un secret
qu'ils dissimuleraient, mais pourraient produire au grand jour, dans un rapport
de contenant à contenu en quelque sorte : le texte serait ainsi dépositaire d'une
vérité extérieure à lui, enfouie au fond de la narration ; il serait semblable à une
enveloppe qu'il faudrait percer pour accéder à une intériorité du récit, à un sens
profond. Profondeur aussi fausse que celle de la toile de Frenhofer. Le texte énig-
matique n'a pas plus de « dedans » que le tableau n'a de « dessous ».
Il n'est que le résultat d'indissociables activités de cryptage et de
décryptage, de l'enchevêtrement sur une même ligne d'un mouvement d'avancée vers
un dévoilement, et d'un mouvement conjoint de résistance fait de leurres, de
blocages, de réponses suspendues. Le mystère n'a donc pas d'autre existence que
textuelle ; il est une pure production du livre qui le crée, l'épaissit, l'étend, en
même temps qu'il se dispose à en venir à bout ; il n'est qu'une mystification
visant à accréditer l'idée d'un pouvoir du romancier.
A la différence de la plupart des récits balzaciens, qui tendent à préserver
cette illusion de lecture45 dont ils tirent leur effet, Le Chef-d'œuvre inconnu la
dénonce. L'attitude de Frenhofer, qui en est emblématique, est sévèrement
sanctionnée : cherchant le secret à l'intérieur de l'œuvre, le peintre trouve la mort
au terme de cette démarche46. Le récit, qui à travers les activités de
déchiffrement des différents personnages met en scène ses différentes lectures possibles,
prescrit implicitement celle de Porbus. Le leurre sur lequel tout repose est révélé :
la nouvelle fait attendre le secret au lecteur pour lui avouer qu'il se réduit à
« rien ». Ce qu'avoue peut-être aussi la fameuse dédicace de 1846 figurant un
espace vide :

A un lord,

1845
L 'artiste ou l'imposture 55

Répliques, dans l'ordre de l'écriture, de ce qu'est le chef-d'œuvre inconnu


dans l'ordre de la peinture, ces cinq lignes de points occupent la place d'un
avertissement au lecteur et lui livrent ainsi, s'il s'en avise (s'il est digne de l'initiation),
la clef de l'œuvre ...

Au regard de ce que l'on a pu définir comme le projet de la nouvelle, Le


Chef-d'œuvre inconnu se solde par un échec : cherchant à défendre l'Artiste, le
texte a montré l'impossibilité de l'être et l'écrivain a déconstruit son propre
mythe en voulant le construire. Balzac se dégage alors de cette situation par une
pirouette : il choisit (à l'inverse exactement de Frenhofer, l'artiste mystifié)
l'attitude de la mystification consciente et avouée. S'il est décidément difficile de faire
croire à l'Artiste, il est toujours possible néanmoins de sauvegarder l'effet de
secret : celui-ci n'a nul besoin, on Га vu, d'un « vrai » secret pour agir. Le jeu
de l'initiation n'est donc pas le moins du monde troublé dans la nouvelle. Les
lecteurs sauront, comme le romancier, que l'Artiste est un imposteur? Sans
doute. Mais cela ne les empêchera pas de former, autour de ce savoir, leur société
secrète.

(École Normale Supérieure de Meknès)

NOTES
(1) Cité par R. Guise dans son Introduction au Chef-d'œuvre inconnu, « Pléiade», t. X, p. 395.
C'est à cette édition, qui reproduit la version de 1847, que renverront toutes nos références à la
nouvelle.
(2) II ne s'emploie couramment, substantive et opposé au mot « artisan », que dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle.
(3) Mais qui, étoffé en 1837, deviendra, selon la formule de P. Laubriet, un véritable
«catéchisme esthétique» {Un catéchisme esthétique, Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, Didier,
1961).
(4) «Des Artistes», La Silhouette, 25 février, 11 mars et 22 avril 1830.
(5) En ce qui concerne, en tous cas, la littérature française. Nathalie Heinich, « Le Chef-d'œuvre
inconnu ou l'artiste investi », dans Autour du Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, École Nationale
Supérieure des Arts Décoratifs, 1985, p. 76.
(6) Sur ce point voir les commentaires de R. Guise, «Pléiade», p. 411.
(7) Porbus n'est désigné comme artiste qu'une seule fois, dans un passage qui met en
parallèle les deux « maîtres » (p. 423 « dans la compagnie de deux grands artistes pleins de
bonhomie »).
(8) Porbus, c'est un effet de l'anachronisme de l'histoire, relève de deux statuts historiquement
différents (l'institution académique n'existe pas en 1612), mais qui représentent tous deux l'époque —
passée — où le peintre est dans la dépendance du pouvoir.
(9) « Ce procès se caractérise par une prise de distance à l'égard des instances (politiques, religieuses,
morales), qui peuvent prétendre légiférer en matière de biens symboliques, et, en contrepartie, par
l'affirmation d'une légitimité interne au champ [...] ». J. Dubois, L'Institution de la littérature,
Nathan, 1978, p. 26-27.
(10) Se reporter à A. Lévy, « Évaluation étymologique et sémantique du mot secret ». Nouvelle
Revue de Psychanalyse, n° 14, automne 1976.
(11) Comme dans les citations suivantes, c'est nous qui soulignons.
(12) On peut supposer que c'est essentiellement la valeur signifiante de ce nom qui a incité Balzac
à placer Jean de Mabuse à l'origine de cette filiation imaginaire.
(13) C'est, de ce fait, par Yabus justement que va se définir la « nature artiste, [...] cette nature folle
à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse [...] » (p. 426).
(14) P. Laubriet, à ce sujet, remarque que les techniques évoquées par Frenhofer sont vieilles déjà
— en 1612 — de plus de cinquante ans, et qu'elles n'ont rien, par conséquent, de bien secret (puvr.
cité).

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