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Bertrand Badie

Quand le Sud réinvente


le monde
Essai sur la puissance de la faiblesse

2018
Présentation
Dans Nous ne sommes plus seuls au monde, Bertrand Badie mettait en
évidence les blocages d’un ordre international pris au piège de la
mondialisation. Il montre ici comment le Sud, largement issu de la
décolonisation, réagit à cette situation et, reprenant la main, recompose le
système.
Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la compétition entre puissances a fait
l’histoire. Aujourd’hui, non seulement elle est mise en échec, mais la
faiblesse, à l’origine de la plupart des conflits (à travers celle des États,
des nations institutionnalisées, ou du lien social), définit les enjeux
internationaux et produit la plupart des incertitudes qui pèsent sur l’avenir.
Le sens de la conflictualité mondiale s’en trouve particulièrement
bouleversé. Devenue compétition de faiblesses, elle n’est plus
territorialisée, n’oppose plus exclusivement des armées et des États ; peut-
être a-t-elle même pour seule finalité de perpétuer des « sociétés
guerrières ». Elle produit une violence diffuse, se déplace par rhizome,
atteint tout le monde. Les vieilles puissances peinent à l’admettre.
Le système international se transforme, inévitablement, sans que les
États n’en prennent la mesure : il intègre de nouveaux acteurs et réécrit
l’agenda international jusqu’à faire des questions sociales les enjeux
majeurs de notre temps (démographie, inégalités, sécurité humaine,
migrations). Reste à inventer les remèdes à ces nouvelles « pathologies
sociales internationales ».

Pour en savoir plus…

L’auteur
Professeur des universités à Sciences Po-Paris, Bertrand Badie s’est
imposé comme l’un des meilleurs experts en relations internationales. Il
est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui font référence.

Collection
Cahiers libres
PARMI LES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre
international », La Découverte, Paris, 2016.
Un monde de souffrances, Salvator, Paris, 2015.
Le Temps des humiliés, Odile Jacob, Paris, 2014.
Quand l’Histoire commence, CNRS Éditions, Paris, 2012.
La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système
international, La Découverte, Paris, 2011 (nouv. éd., 2013).
(avec D. BERG-SCHLOSSER et L. MORLINO), International Encyclopedia of
Political Science, Sage, Londres, 2011.
Le Diplomate et l’Intrus, Fayard, Paris, 2008.
L’Impuissance de la puissance, Fayard, Paris, 2004 (CNRS Éditions, Paris,
2012).
La Diplomatie des droits de l’homme, Fayard, Paris, 2000.
Un monde sans souveraineté, Fayard, Paris, 1998.
La Fin des territoires, Fayard, Paris, 1995 (CNRS Éditions, Paris, 2012).
L’État importé, Fayard, Paris, 1992.
Les Deux États, Fayard, Paris, 1987.
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2018.

ISBN numérique : 978-2-3480-4135-8


ISBN papier : 978-2-348-03737-5

Composition numérique : Facompo (Lisieux), Septembre 2018.

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l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
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Remerciements. Je remercie tout spécialement mon ami Dominique Vidal
pour l’appui remarquable qu’il m’a apporté dans la réalisation de ce livre
qui lui doit beaucoup, en termes de soutien et de conseil. Notre amitié et
notre complicité intellectuelle ont été parmi les moteurs de mon écriture ;
son aide en a été le support. Je remercie aussi Élisabeth Lau pour son amical
et efficace accompagnement dans l’édition du manuscrit.
Table
Introduction

1. - L’échec de la décolonisation
Une occasion manquée
Variations contrôlées
Un processus entravé par la violence coloniale, les institutions
postcoloniales et les libérateurs eux-mêmes
Contre-socialisation par l’islam
Un nationalisme de combat plus que de projet
L’échec de l’« État importé »
2. - Comment le vieux monde résiste au nouveau
L’insertion des « intrus »
La résistance des organisations internationales
Les puissances se replient : l’ère des « clubs » et des groupes
Valeurs d’un autre âge et décisions tièdes
De nouveaux modes scabreux de domination postindépendances
Rapports asymétriques et présidents « clientélisés »
3. - La politique de la faiblesse
De la puissance à l’hégémonie « bienveillante »
Comment la faiblesse est devenue sujet de l’histoire
L’effet de faiblesse
La nuisance, nouvelle arme du faible
« Pour la première fois dans l’histoire, les moins puissants exigent
quelque chose des plus puissants »
4. - Sociétés en guerre et sociétés guerrières
Guerres d’hier, conflits d’aujourd’hui
L’essor de la déviance, violence sociale internationale
Boko Haram, ou la contre-socialisation violente
Entre militantisme politique et simple criminalité
Les exportateurs de violence
Des sociétés guerrières
5. - Interventions d’hier, interventions d’aujourd’hui
La transgression de la souveraineté, un certain goût pour le péché
Nouveau contexte, nouvelles formules
Sociologie d’un échec
L’usage de la puissance, ou le cercle vicieux
Intervenir par-delà la puissance ?
6. - Réinventer le système international
Adaptation douce ou réaction violente
Un espace public de discussion métasouveraine
Les piliers de la reconstruction
Dépolarisation, multilatéralisme réel, intégration sociale,…
Conclusion
Introduction

Le système international est une œuvre humaine qui reproduit de façon


troublante les traits les plus courants de la sociologie, voire de la psychologie.
Ainsi son histoire est-elle faite de changements subis ou provoqués, de
résistances désespérées et de conservatismes invétérés. Comme toujours,
cependant, l’audace du changement cède devant la crainte qu’il inspire.
Quelques-uns des acteurs ou des observateurs, parmi les plus téméraires,
prennent la mesure des transformations qui s’annoncent, mais la plupart
préfèrent le déni de réalité.
Il faut dire qu’en la matière le conservateur est gâté : notre système
international, sa grammaire, ses pratiques, son droit, dans leurs bases,
remontent jusqu’à la Renaissance. Certes, de nombreux aménagements sont
intervenus au fil des siècles, mais les principes constitutifs restent les mêmes.
Pourtant, quand ce système fut pensé, la population mondiale s’élevait à
quelque 500 millions d’âmes : on dépasse aujourd’hui les 7,5 milliards. Sa
géographie correspondait à celle d’une Europe entourée de terres sinon
inconnues, du moins marginalisées, angles morts du jeu international, si l’on
excepte le Proche-Orient et ses lieux saints. La communication était
rudimentaire, et l’autre était par définition proche…
Le progrès technique fit pourtant son œuvre. Les Grandes Découvertes
effectuées par les navigateurs ont peu à peu construit un monde fini, et
pourtant rien de fondamental n’a changé : le Vieux Continent a rencontré
l’Amérique sans modifier ses principes ; il se contenta de s’enrichir de son or
et d’élargir le champ de sa domination. Quand vint le tour de l’Asie, celle-ci
fut installée dans une périphérie assez hétérogène, où coexistèrent des genres
variés de domination européenne, de la simple colonisation à de plus
prudentes férules, à l’instar de celle qu’eut à subir la Chine au XIXe siècle, à
travers concessions et capitulations, expéditions et trafics de toute espèce.
La prudence n’avait pas en revanche le même cours en Afrique, où les
Européens mirent au point un régime beaucoup moins subtil de soumission.
En fait, jusqu’à la décolonisation, les seuls accommodements concédés au
principe d’altérité se limitaient à la reconnaissance formelle qu’on octroyait,
avec un hautain mépris, aux rares souverains « barbares » qui subsistaient, et
peut-être aussi à l’engouement mondain témoigné par épisodes aux arts
d’Asie, à leurs porcelaines et à leurs terres cuites, plus rarement à ceux
d’Afrique. L’autre demeurait un simple espace de manœuvre qui permettait
l’épanouissement et l’extension de la compétition entre princes européens…
Le système international d’alors, dit « westphalien » (du nom de la paix de
Westphalie, conclue en 1648, inaugurant un nouveau type d’ordre européen,
ancêtre de notre système international moderne) s’ossifiait, se formalisait, se
complexifiait, mais restait fidèle à ses principes, faits d’État, de souveraineté,
de territorialité et de guerre frontale. Quand vint la décolonisation – qui
ouvrait la voie à un monde global – peu de changements furent réellement
opérés : les autres furent priés de faire comme nous faisions auparavant.
Rien de plus normal en somme, puisque l’Europe avait inventé l’universel.
Et ce club que les souverains du Vieux Continent constituaient autrefois était
naturellement appelé à se proroger, à renaître, à peine modifié, sous les
formes que nous lui connaissons aujourd’hui encore : P5 (les cinq membres
permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies), G7,
groupes de contact de toute nature… Rien de décisif n’a été bouleversé
depuis le congrès de Vienne (1814-1815) et le Concert européen qui en
découla : à l’aube malheureuse de chaque nouveau conflit éclatant à l’un des
quatre coins du monde, les vieilles chancelleries continuent à prendre leur air
le plus grave et le plus condescendant pour « appeler les parties à la
retenue » ; le lendemain, elles décrètent leur plan de paix, pour bientôt exiger
puis imposer son exécution. Le résultat de l’éternelle tutelle n’est jamais
concluant, mais on recommence dès qu’une nouvelle occasion se présente.
Rien ne change dans la pratique internationale, malgré les innovations
institutionnelles les plus remarquables, à l’instar du multilatéralisme,
immédiatement domestiqué quant à l’essentiel par les anciens modes de
puissance depuis longtemps brevetés. Cette inertie du système ne renvoie-t-
elle pas à des causes fortes, souvent oubliées ou neutralisées par la pensée
unique ?
Et si le monde avait bel et bien raté sa décolonisation, occasion pourtant
unique de construire une véritable mondialisation ? Et si cet échec, présenté
sous le masque du succès, avait finalement permis de pérenniser les vieilles
certitudes, les anciens concepts et les pratiques, militaires et diplomatiques,
éculées ? Et si nous vivions dans l’illusion d’un monde figé, ripoliné par de
faux airs de modernité juste bons à maquiller le réel ?
La mondialisation, dans le sillage de la décolonisation, a fait entrer, en
l’espace de quelques années, les deux tiers de l’humanité dans un jeu
international dont ils étaient jusque-là exclus, avec leurs cultures millénaires,
leurs problèmes propres et leur mémoire faite d’humiliations récurrentes.
Comment peut-on encore croire que cette irruption pouvait se réduire à un
événement marginal ? Certes, les vieilles puissances étaient alors occupées
ailleurs, tout à leur guerre froide et à leurs « trente glorieuses ». Mais les
tensions qui dérivèrent de cette négligence furent – et restent – des plus
considérables.
Le projet de ce livre est de les mesurer, les analyser, les expliquer et de
montrer comment nous en subissons aujourd’hui, souvent de façon tragique,
les conséquences encore très vives. Le précédent ouvrage portait sur la
difficile découverte, par les vieilles puissances, d’un monde dans lequel elles
n’étaient plus seules1. Celui-ci se place délibérément de l’autre côté, celui de
l’« intrus » ou perçu comme tel, celui de cette part majoritaire de l’humanité
qui entre dans le monde et bouleverse, de façon inédite, le système
international, jusqu’à le reconstruire de manière implicite.
Pourtant, l’idée même de « système international » n’a pas bonne presse, y
compris dans la science. L’acteur n’a jamais aimé le système, qui échappe à
son contrôle, et ici à sa souveraineté, voire à sa puissance, qui contraint,
entrave. L’étude des relations internationales lui a toujours préféré l’idée de
compétition, voire d’anarchie qui dégagent, l’une et l’autre, un parfum
rassurant de liberté2.
Certains choisissent plutôt de distinguer la géopolitique, en oubliant de dire
qu’elle conforte les dominants, tant elle préfabrique un monde structuré par
un modèle de pouvoir qui ne doit changer qu’à la marge. Pourtant, dans cet
univers communicant et interdépendant, le système existe, plus que jamais, et
encadre l’action internationale de chacun. Comme tous les systèmes, il est
pérenne, mais instable, sensible à l’événement et à l’évolution des
ressources ; il conditionne les initiatives, décide des possibilités de victoire
ou des risques de défaite ; il change, évolue, se transforme hors du décret de
l’acteur : il enregistre ces innombrables rapports d’interdépendance
économique, politique et sociale, ces multiples paramètres de l’action qui
produisent l’international au quotidien.
On sait qu’un système international se caractérise par son degré
d’inclusion des acteurs, par la configuration des rapports de pouvoir dont il
est porteur, et par sa capacité délibérative. Aujourd’hui, l’inclusion s’est
considérablement renforcée, précisément sous l’effet de la décolonisation et
de la mondialisation ; le pouvoir s’est très fortement modifié, dans ce
contexte remarquable d’impuissance croissante des puissances, tandis que la
capacité délibérative est restée la même, oligarchique, préférentielle,
confisquée par les vieilles puissances.
Une telle distorsion devient vite insupportable et pèse fortement sur
l’évolution même du système international. Notre propos est de décrire et
d’analyser ces tensions, de montrer comment elles sont devenues l’une des
matrices essentielles organisant les transformations du système. Nous
émettons l’hypothèse que les violences internationales contemporaines, loin
d’être conjoncturelles ou accidentelles, sont la face visible de ces altérations
et conduisent, dans la douleur et la souffrance, à une réorganisation profonde
du système international, peut-être à la rupture la plus substantielle que le
système westphalien ait eu à affronter depuis sa création.
Nous verrons qu’il en dérive une évolution profonde, affectant la nature
même de cette violence, aujourd’hui plus diffuse, moins martiale et plus
sociale. À mesure qu’il affiche sa prétention universelle et englobante, le
système international produit de la déviance, à l’instar de ces urbanisations
naguère trop rapides ou de ces changements sociaux trop brutaux. Il nous faut
prendre la mesure de cette « socialisation » progressive du jeu international,
marquée par une impressionnante dialectique de réseaux sociaux de violence
et de répliques militaires conventionnelles.
Dans ce combat de la puissance contre la faiblesse, dont la seconde sort
souvent vainqueur aux dépens de la première, les hiérarchies les plus
installées semblent défiées, tandis que l’incertitude et l’aléa paraissent être les
grands gagnants du jeu. Le monde, ainsi dominé désormais par la politique de
la faiblesse, éprouve, au quotidien, l’inefficacité des vieilles recettes écrites
pour un monde périmé et subit le ressentiment que celui-ci continue à susciter
chez ceux qui n’en étaient pas.
Nourrir une telle hypothèse est également une manière d’intégrer l’analyse
du changement dans le champ des relations internationales, là où domine, au
contraire, la prise en compte des continuités, et où se profile, plus rarement,
l’analyse comparative d’autres modèles, présupposés appartenir à d’autres
histoires, à l’instar de ce que pouvait être la conception de l’altérité dans les
empires chinois ou les empires musulmans. Connaître son système
international, en percevoir les échecs, ne pas s’imaginer éternel dans celui
qu’on inventa jadis constituent le moyen le plus sûr de comprendre des
enchaînements tragiques, qu’on ne saurait mettre sur le seul compte d’égarés,
de « fous » ou de « bad guys ».
Pour ce faire, il est temps d’accorder une place à l’acteur venu du Sud, de
la périphérie, hors du champ officiel, de ces lieux où l’on « n’est pas entré
dans l’Histoire », à en croire certains. Certes, en parler au singulier ne peut
être qu’une hardiesse sémantique, tant est grande la variété de ceux que le
vocable recouvre. Le temps est pourtant venu d’utiliser les méthodes de la
sociologie compréhensive pour connaître et identifier les attentes, les
manières de penser et de recevoir, les visions et les projets de ceux qui
avaient en commun d’entrer dans un système qui n’était pas le leur et qui leur
était imposé pour gagner pleinement leur droit à l’affranchissement. Il est
temps de reconstituer ce que furent leurs stratégies d’entrée et les violences
qui les ont accompagnées. Il est temps d’admettre qu’une histoire différente
de la nôtre puisse rencontrer nos propres trajectoires sans jamais pouvoir les
épouser complètement.
Naguère, cet intrus était nommé « tiers monde » et ne récusait d’ailleurs
pas vraiment l’appellation. Celle-ci ne fait plus sens aujourd’hui. D’abord,
parce que la bipolarité n’existe plus et que son effondrement a emporté, avec
elle, ce « tiers état » défunt de la vie internationale. Ensuite, parce que
l’invention conceptuelle, quelles qu’en fussent les motivations réelles, s’est
révélée funeste : en installant les deux tiers de l’humanité dans le statut de
reliquat de l’histoire, en pariant sur l’homogénéité qui en dérivait, et surtout
en agrémentant des analyses politiques et sociologiques souvent pauvres de
jugements normatifs, voire de postures d’affection qui ne purent que réjouir
les adeptes d’une vision classique et oligarchique des relations
internationales.
Le terme de « Sud » n’est pas à l’abri de certaines de ces critiques, bien au
contraire. Il relève pourtant d’une double intuition positive.
D’une part, il distingue utilement les vieilles puissances issues de l’histoire
westphalienne de celles qui ont dû prendre le train en marche, peu à peu
s’agréger à cet ordre qui n’était pas le leur ni même de leur cru. Certes,
l’illusion géographique est quelque peu marquée, mais elle est suffisamment
évocatrice, notamment pour toute une génération sortant du clivage Est-
Ouest, frappé en son temps du même simplisme géographique.
D’autre part, ce vocable rompt heureusement avec l’image du reliquat et
traduit une unité (l’entrée commune dans un système relevant d’une autre
histoire) et une dynamique (la volonté partagée, mais diversifiée de
réappropriation). Celle-ci n’est évidemment pas en passe d’être l’œuvre d’un
deus ex machina, mais s’impose comme la résultante d’une série
d’événements contemporains dont on se propose de retourner l’histoire
présumée : il ne s’agit pas, comme on le dit généralement pour caractériser le
jeu international actuel, de remettre de l’ordre au sein d’un prétendu « chaos
mondial », mais de percevoir comment se forge, au jour le jour, de façon
consciente ou non, un nouveau système international réellement inclusif et
donc peut-être sur le point d’être fonctionnel…
Il ne peut y avoir, dans cette démarche, ni complaisance ni moralisation.
De même qu’il n’y a, dans la compréhension, ni approbation ni
condamnation. Chercher à confondre l’explication et l’excuse est l’arme de
ceux qui ont peur de la réalité sociale, parce qu’ils pressentent confusément
qu’ils se trompent. Reconnaître l’autre n’est pas donner de lui une image
angélique, mais tout simplement faire l’apprentissage dont on a besoin, en
science comme en politique, pour concevoir un système réellement mondial.
Une science de l’international n’est plus concevable aujourd’hui sans cet
effort de reconstruction patiente et froide de la subjectivité de tous ses
acteurs, touchant, en priorité, ceux qui relèvent d’une autre histoire. C’est ce
que la vieille science politique tenait pour inutile et peut-être poétique, ce que
la culture westphalienne tenait pour folklorique et ce que l’école du rational
choice considère toujours comme hors de propos. Les trois, face au monde tel
qu’il est aujourd’hui, divers et intersubjectif, ont totalement failli…

1. Bertrand BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde, La Découverte, Paris, 2016.
2. Hedley BULL, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, Columbia University
Press, New York, 1977. Sur l’introduction de l’idée de système, voir Morton A. KAPLAN, System and
Process in International Politics, J. Wiley, New York, 1957 et Kenneth WALTZ, Theory of
International Politics, Addison Wesley, New York, 2000 [1979].
1.
L’échec de la décolonisation

La décolonisation constitue le grand événement de l’après-Seconde Guerre


mondiale. De par sa signification profonde, elle aurait pu marquer une
rupture majeure dans notre système international. D’une part, parce qu’elle
nous faisait basculer d’un monde restreint à un monde beaucoup plus large,
de 51 États fondateurs des Nations unies à plus d’une centaine dès 1961, pour
atteindre 193 aujourd’hui. D’autre part, parce qu’elle devait nous conduire,
d’un ordre construit sur une vision naïve de l’universalité, à un autre,
désormais fondé sur l’altérité, d’un modèle de domination à un modèle
d’égale souveraineté, d’un système eurocentré – dont font partie des États-
Unis européanisés – à une communauté internationale inclusive.
Bref, la décolonisation aurait pu déboucher sur un monde pour la première
fois unifié, à l’exception de quelques scories résistantes de la colonisation,
dont le cas palestinien offre aujourd’hui l’un des exemples les plus frappants.
Si elle avait abouti, nous serions entrés dans un système radicalement
différent. L’ordre politique international aurait connu sa première vraie
rupture depuis la Renaissance. Cette rupture ne s’est pas produite, ou du
moins a-t-elle été dangereusement repoussée, condamnée à intervenir dans un
contexte de violence aggravée qu’une décolonisation réussie nous aurait
probablement épargné.
Le monde westphalien, on le sait, s’est constitué progressivement à l’issue
du Moyen Âge européen, à travers l’invention d’un système continental très
original, formé par la juxtaposition d’entités territoriales souveraines. Cette
configuration ne se voulait dominée par aucune autre puissance, au contraire
de ce qui existait auparavant du fait des tutelles exercées par la papauté ou le
Saint-Empire romain germanique. L’ordre ainsi conçu était remarquable en
ce qu’il se cristallisait dans l’accomplissement total d’un principe de
souveraineté particulièrement exigeant et jusque-là sans pareil : les États, qui
se construisaient sur des territoires précisément délimités, revendiquaient des
compétences exclusives, que nulle autre puissance – « plus petite, plus grande
ou égale de soi », écrivait le philosophe et magistrat Jean Bodin (1530-
1596)1 – ne pouvait contraindre, ouvrant la voie à une compétition infinie
entre puissances équivalentes.
Cet ordre s’est pérennisé au fil des siècles et a été officialisé par la paix de
Westphalie qui, en 1648, a mis fin à la guerre de Trente Ans. Il s’est
maintenu sans aménagement à mesure qu’il s’ouvrait à de nouveaux mondes,
l’Amérique d’abord, puis l’Asie et l’Afrique : ces nouvelles entités ont été
peu à peu incluses, sans être elles-mêmes « westphalianisées », du moins
pour la plupart d’entre elles. Telle est l’origine de la contradiction qui va nous
retenir tout au long de ce chapitre : Westphalie s’est en quelque sorte trahi à
mesure qu’il s’accomplissait, ouvrant sur un monde profondément
asymétrique et hiérarchique.
Avec la décolonisation, cette longue histoire pouvait prendre fin, tandis
que la colonisation avait en son temps renforcé le système : elle l’avait étayé,
selon des modalités qui l’ont en réalité rendu difforme. Pour preuve, en 1885,
le partage de l’Afrique opéré au congrès de Berlin fut rythmé par la
compétition entre États européens. Mais la logique s’arrêtait là même où le
régime colonial commençait : le découpage était conforme au système, mais
le régime qui en dérivait, niant les souverainetés et récusant toute égalité, lui
était étranger !
De même, la paix de Versailles marquera-t-elle l’aboutissement paradoxal
de cet ordre, en réaffirmant un rapport absolu de puissance allant jusqu’à la
négation temporaire de la souveraineté des vaincus, manifeste à travers leur
exclusion des négociations : extrême limite qui, par ses excès, annonçait déjà
son échec. En même temps, avec ses quatorze points, édictés en janvier 1918,
le président américain Woodrow Wilson lui porta un coup rude, en suggérant
que le système westphalien s’inscrivait inévitablement dans une logique de
guerre infinie. Il proposa une série d’antidotes, à commencer par les principes
de sécurité collective et de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Cela marquait, au moins en paroles, la fin de l’asymétrie entre peuples
éduqués, développés, dignes d’être souverains, et peuples sous-développés,
prétendument indignes de le devenir. Cette première brèche n’eut pas de suite
immédiate, les années d’entre-deux-guerres consacrant la défaite du
wilsonisme : le Concert des puissances l’emporta sur l’idée de sécurité
collective, de Locarno (1925) à Munich (1938), en passant par Stresa (1935),
et donc la continuité sur le changement.
La rupture de l’après-1945 pouvait, au contraire, aider à sortir de cette
asymétrie et de ces distorsions de sens. La décolonisation, dans sa logique,
devait conduire vers un monde d’altérité, d’inclusion, d’égalité, prêt à faire
face à cet enjeu nouveau qu’on appellerait plus tard la mondialisation. Il n’en
a rien été, sous l’effet d’une convergence qui se révéla fatale : la
décolonisation fut une occasion manquée ; son processus a été
inexorablement entravé ; elle a connu enfin une réalisation dangereusement
bricolée et, partant, fragile.

Une occasion manquée


La décolonisation aurait pu favoriser le passage d’un ordre
« international » à un format « mondial ». Jusqu’en 1945, le système était
resté essentiellement européen. En sortant progressivement de la doctrine
Monroe qui, dès 1823, séparait le système américain du système européen,
les États-Unis prirent pied sur le Vieux Continent, de façon discrète en 1917
et explicite à la faveur du second conflit mondial. Il eût été possible d’aller
plus loin avec la fin du temps colonial, mais le rendez-vous n’a pas eu lieu.
La décolonisation aurait pu porter les trois propriétés qui donnèrent peu à peu
corps à la mondialisation : l’inclusion, l’interdépendance et la mobilité. Elle
ne l’a pas fait. Elle s’en est jouée, en un fatal déni du réel.
D’abord, l’inclusion : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la
décolonisation permettait de construire un système international unique. Il le
sera formellement, mais jamais concrètement. Telle est la première faille : les
États décolonisés obtiennent chacun un siège à l’Assemblée générale des
Nations unies, le droit international les reconnaît comme souverains, mais il
s’agit là d’une reconnaissance incomplète. Le politiste Mattias Iser remarque
fort à propos que toute reconnaissance est complexe et comporte en réalité
trois dimensions : juridique, politique et morale.
La première, la plus évidente, se trouve acquise par la proclamation
formelle de l’indépendance et l’admission au sein des Nations unies, même si
celle-ci n’a malgré tout pas été sans problème pour certains États, comme la
Mauritanie qui eut le plus grand mal à faire son entrée dans la Maison de
verre2.
La deuxième, politique, va plus loin : il s’agit d’admettre, sur un pied
d’égalité, l’autre en tant qu’acteur politique interagissant sur toutes les
grandes questions internationales. Or, l’histoire n’a cessé de le montrer, on
peut reconnaître un État juridiquement sans l’accepter comme une force
politique à part entière. Ce travers intervient très tôt, dès les lendemains de la
décolonisation qu’il affadit d’emblée : l’indépendance reste alors plus
formelle que réelle, et les États nouvellement nés n’ont déjà plus tous les
atours de la souveraineté… Ils restent comme sous tutelle. On leur dénie de
facto le droit de gérer de manière vraiment indépendante leurs affaires
intérieures comme celui d’intervenir dans les disputes régionales ou de
s’insérer de plain-pied dans le système international. Voilà un trait durable de
l’échec de la décolonisation, que l’on retrouve, aujourd’hui encore, dans la
fameuse expression de « responsabilité particulière », utilisée à l’envi par les
gouvernements français successifs pour intervenir en Afrique, mais qui
marque aussi la différence autoproclamée entre États à vocation universelle et
ceux qui ne sauraient regarder au-delà de leurs frontières.
Iser distingue une troisième reconnaissance, cette fois de nature morale,
qu’il associe à l’estime. Celle-ci implique qu’un État, porteur de valeurs
propres, de son histoire et de sa culture, soit tenu pour aussi respectable qu’un
autre. Sa difficile mise en application nous renvoie au piège de l’universalité,
à l’idée persistante selon laquelle l’universel procéderait d’abord de l’histoire
européenne. On considère alors comme suspects tous les traits qui
n’appartiennent pas à cette tradition, quand on ne s’autorise pas à les mettre
en accusation : on refuse de les compter parmi les parties prenantes du
patrimoine mondial de la pensée ; leur culture est même tenue pour douteuse,
voire présentée comme dangereuse, prétotalitaire, parfois violente. Ainsi la
mettra-t-on sous surveillance, ou du moins l’occidentalisera-t-on, à l’instar de
ces « islams de France » qu’on réinvente politiquement de manière
récurrente, comme pour suggérer l’ardente obligation de corriger ses origines
extra-européennes.
Mattias Iser aurait pu adjoindre une quatrième reconnaissance qui eût été,
cette fois, d’extraction sociale, d’autant que cette autre variante est
apparentée au principe même d’inclusion supposant un minimum
d’intégration sociale mondiale, de sécurité humaine partagée. Qui dit monde
unique pense en effet à un monde potentiellement inégalitaire et donc
générateur de frustrations sociales et de violences, bien plus encore que ne
l’étaient les systèmes internationaux précédents, constitués d’États dont le
niveau de développement était comparable. Pis : le système qui se met en
place avec la décolonisation s’impose immédiatement comme le plus
inégalitaire jamais inventé, découvrant un enjeu fondamental et critique de
notre modernité internationale.
Un homme ou une femme vivant dans un des dix-huit pays les plus riches
de la planète dispose aujourd’hui d’un revenu moyen 33,5 fois supérieur à
celui ou celle qui vit dans un des trente pays les plus pauvres. On ne saurait
mieux dire que le système mondial contemporain a atteint un palier
d’inégalité insupportable, qui donne une dimension nouvelle et dramatique à
la reconnaissance de l’autre. Lorsque l’Europe a parachevé son
industrialisation, au XIXe siècle, on considérait le contexte tellement
inégalitaire que les classes dirigeantes de l’époque crurent nécessaire
d’inventer des politiques sociales capables de donner un minimum de
stabilité à leur ordre. Pourtant, on estime l’indice de Gini de la France de
1890 à 0,463, tandis que de nos jours il atteint 0,62 à l’échelle de la planète !
Dans un monde unifié, ce niveau d’inégalité sans précédent engendre toutes
les violences, parmi les pires, d’autant qu’il est désormais visible aux yeux de
tous et que les réactions qu’il provoque, individuelles et sociales, demeurent
incontrôlables…
La mondialisation présente, avec l’interdépendance, une deuxième
caractéristique, qui se met progressivement en place. La décolonisation était
censée promouvoir un régime de gouvernance globale qui l’aurait
authentifiée en rompant avec le vieux Concert des puissances. Or elle n’a pas
été accompagnée, pour cela, d’un remaniement suffisant des institutions
internationales. La Charte des Nations unies, à la rédaction de laquelle très
peu d’États du Sud ont participé, n’a été modifiée qu’à la marge. Et les
nouvelles institutions, qui auraient dû faciliter l’intégration des pays
nouvellement indépendants à la gestion du monde, ont été très rares : la
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
(CNUCED), en 1964, le Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD), en 1966, font figure d’exception. Ils ont certes
marqué un réel progrès dans l’intégration du Sud, mais leur rôle est resté
limité : nous verrons qu’au lieu d’être les instances fonctionnelles de
cogestion des périls sociaux attendues, ils ont dû trouver leur chemin entre un
statut de forum et celui, à peine plus efficace, d’assistance urgentiste.
Troisième caractéristique de la mondialisation, la mobilité devait conduire
à régénérer l’ordre westphalien, à sortir d’une territorialisation extrême pour
tendre vers un ordre moins sédentaire. Là où la spatialisation régnait en
maître depuis des siècles, où la distance était une ressource politique
privilégiée, les progrès de la communication appelaient à concevoir un espace
mondial plus fluide qui aurait pu s’imposer comme le débouché naturel de la
fin des tutelles coloniales. Ce processus était appuyé par la mondialisation
croissante des imaginaires et par la volonté, désormais banale, de découvrir
ces terres, de mieux en mieux connues de tous, où l’herbe semblait plus
verte…
Or la décolonisation a peu à peu débouché sur un ordre inverse, marqué
par le temps des murs. Au sens figuré d’abord, comme l’évoque le
cartiérisme, prônant, à l’initiative du journaliste français Raymond Cartier,
que chacun reste chez soi et proclamant, au début des années 1960, que « la
Corrèze devait passer avant le Zambèze ». Au sens propre ensuite, avec la
matérialisation de véritables barrières qui dominent aujourd’hui le jeu
international. N’oublions pas que la première loi américaine, datant
d’avril 1924 et restreignant l’immigration, notamment asiatique, a suscité la
première grande crispation nationaliste qui ait affecté le Japon. À mesure que
les anciennes puissances dominantes répondaient par l’enfermement au
monde nouveau qui accomplissait sa décolonisation, le Sud réagissait
mécaniquement par une radicalisation lestée d’une orientation identitaire de
plus en plus agressive et probablement revancharde.
Toutes ces raisons expliquent que la décolonisation ait tourné à l’occasion
manquée. Au lieu de sanctionner un changement du sens donné à la
mondialité, au lieu de marquer le passage réel de l’international au mondial,
le grand événement fut géré a minima, au point d’accuser les failles résultant
de quatre siècles de dérives. Non seulement la nécessaire évolution ne s’est
pas produite, mais l’ère des indépendances est advenue dans un contexte de
dangereuse crispation du monde westphalien et de ses institutions. Ultime
effort pour conserver l’ordre ancien, au risque de renforcer ses torsions et ses
contradictions : le changement de paradigme n’a pas eu lieu.

Variations contrôlées
Bien entendu, de fortes spécificités distinguaient les types de colonisation
propres à chaque puissance occidentale, comme les expériences réalisées
dans chaque empire. Reste que les similitudes sont pour l’essentiel très fortes.
D’abord, dans la conduite de l’événement lui-même, dans la gestion des
indépendances, dans le statut concédé aux nouveaux membres, dans la
position qui leur est octroyée au sein du système resté westphalien. Il en va
de même des circonstances de la décolonisation, de l’omniprésence de la
violence, qui domine partout sur le plan symbolique et apparaît souvent sur le
plan matériel, aux Indes ou au Kénya pour le Royaume-Uni, en Indochine ou
en Algérie pour la France, en Angola ou au Mozambique pour le Portugal, au
Congo pour la Belgique.
Autre point commun : le caractère désastreux de l’immédiateté. La
décolonisation appartient au temps très court, relève même du moment, tout
en hypothéquant le temps très long, puisqu’elle est censée être porteuse de
ruptures. Or le système international gère mal ces dernières dès lors qu’elles
touchent à son identité globale. Jusqu’en 1945, l’Europe a toujours réussi à
dominer ses conquêtes sans devoir se transformer, à surmonter ses conflits à
travers des traités de paix capables de construire de manière consensuelle un
nouveau monde, à maîtriser ses productions institutionnelles. Cette fois, elle
n’a pas su faire face à la décolonisation : parce qu’elle ne l’a pas comprise et
n’a pas su gérer l’événement.
Encore que le choc ressenti n’ait pas été partout le même. L’Union
soviétique, puis, après guerre, le camp socialiste n’étaient pas directement
concernés par ce processus. La Russie avait eu l’habileté d’intégrer ses
colonies à l’Empire, donnant l’illusion qu’elle n’en avait pas. Et Lénine avait
eu l’intelligence de comprendre le parti qu’il pouvait tirer de ces mouvements
émancipateurs. L’attitude de Moscou a donc été plus proactive que réactive,
manipulatrice que défensive. Ainsi, par deux fois, l’URSS a-t-elle dû inventer
une posture face à un événement qui lui était extérieur.
La première fois, peu après la révolution d’Octobre, a pour cadre le
congrès de Bakou d’août 1920 : Lénine tranche de manière offensive en
faveur de l’alliance avec les peuples en quête d’émancipation, y compris avec
leur composante bourgeoise, et Grigori Zinoviev n’hésite pas à appeler à une
« guerre sainte anti-impérialiste ». Puis, au congrès des « travailleurs
d’Extrême-Orient » qui devait se tenir à Irkoutsk en décembre 1921, l’Union
soviétique se présente comme la protectrice du panasiatisme naissant dans les
esprits et essaie, avec difficulté, de drainer des délégués d’Asie orientale,
mais aussi du subcontinent indien.
Moscou entre ainsi, avec un succès inégal mais réel, dans le mouvement
d’émancipation qui s’annonce, d’autant que, dans le sillage de ces
conférences, une Association des peuples opprimés voit le jour, permettant au
Parti communiste soviétique de se profiler comme une des forces dirigeantes
des entreprises de libération. Le symbole a fait date : Staline reçoit en grande
pompe, à Moscou en 1926, Nehru père (Motilal) et fils (Jawaharlal), scellant
une amitié indo-soviétique qui durera jusqu’au tournant libéral amorcé par
Narasimha Rao au début des années 1990, et même jusqu’à l’arrivée au
pouvoir du Parti du peuple indien (BJP) en 2014.
Au-delà, si certains leaders nationalistes, dans une gestion précipitée de la
décolonisation, ont reproduit le modèle colonial, non sans un certain
sentiment de fierté, d’autres ont cru poursuivre leur engagement anti-
impérialiste en important des institutions d’apparence soviétique, à l’instar de
ce qui s’est imposé dans le Ghana de Kwame Nkrumah, la Guinée de Sékou
Touré, ou le Mali de Modibo Keita. Il en est allé de même dans certains pays
arabes, comme l’Égypte avec l’Union socialiste arabe, l’Irak et la Syrie avec
les partis Baas, voire la Jamahiriyya libyenne, discrètement inspirée des
utopies d’un pouvoir concédé aux soviets, non des ouvriers, mais de « la
population tout entière ». Le monopartisme qui en a résulté a inévitablement
contribué aux dérives autoritaires de ces régimes.
Le second moment offensif se situe en pleine période de décolonisation,
durant laquelle l’URSS se découvre un rival inattendu : les États-Unis, à
l’origine très hostiles aux vieilles pratiques coloniales. Dès les années 1930,
la puissance américaine avait mesuré combien elle profiterait d’une
dénonciation de l’entreprise coloniale. Elle ne possédait pratiquement pas de
colonies au sens propre du terme et pouvait donc jouer cette carte à bon
compte pour disqualifier ses rivaux européens. Du coup, Roosevelt et Staline
se trouvaient paradoxalement sur la même longueur d’onde. Sauf que
Washington a été très vite piégé par les circonstances de la décolonisation qui
l’ont amené à plus de retenue dans le soutien aux mouvements
émancipateurs, tandis que Moscou pouvait plus que jamais s’y inscrire
pleinement.
L’URSS n’a pas pour autant échappé à un effet boomerang, lié au
positionnement qu’il convenait d’accorder aux États nouvellement
indépendants. Dans l’esprit de Nikita Khrouchtchev, ceux-ci devaient
rejoindre le camp socialiste, par nature anti-impérialiste. Le Mouvement des
non-alignés n’avait dès lors que peu de sens à ses yeux, suscitant sa méfiance
et même son hostilité. Il alla jusqu’à insulter certains de ses protagonistes. Le
journaliste égyptien Mohamed Heikal (1923-2016) rapporte que, lors de
l’inauguration de la première tranche des travaux du barrage d’Assouan,
Monsieur K. demanda à Nasser de lui épargner la présence du « bouc »,
désignant ainsi le général Abdel Salam Aref, alors président de l’Irak, qu’il
ne supportait pas tant il incarnait ce tiers-mondisme en gestation4.
Bizarrement, les États-Unis et l’Union soviétique se retrouvèrent pour
condamner la conférence de Bandung (1955) et le Mouvement des non-
alignés, eux qui, du temps de Roosevelt et de Staline, dénonçaient la
colonisation ! Ce double anathème fut assez fort et pesant pour compromettre
durablement la construction d’un système international réellement intégré.

Un processus entravé par la violence coloniale,


les institutions postcoloniales et les libérateurs
eux-mêmes
Cet échec de la décolonisation ne relève pas pour autant uniquement d’un
phénomène systémique. Embûches et erreurs stratégiques précipitèrent le
processus dans des impasses profondes.
La première de ces difficultés dérive de la nature intrinsèquement violente
de la colonisation comme de la décolonisation. On peut même parler d’une
culture de la violence qui a accompagné tous ces processus, qui en a été
solidaire et qui occupe, aujourd’hui encore, l’essentiel de la mémoire des
peuples décolonisés. Elle continue à orienter les comportements sociaux et la
stratégie de nombre d’acteurs.
La deuxième tient aux ambiguïtés récurrentes d’une décolonisation qui n’a
jamais été franche : elle a produit quantité de procédures de rétro-freinage au
fur et à mesure qu’elle se développait.
La troisième est liée à la conduite des acteurs eux-mêmes, héros d’un tiers
monde en gestation, qui furent davantage des libérateurs que des bâtisseurs
d’État. Autant dire que leur rôle politique n’a jamais pu s’accomplir
totalement, surtout dès lors qu’ils durent gouverner.
La décolonisation a été violente, parce que la colonisation l’avait été
préalablement et au plus profond d’elle-même. On peut même parler d’une
réelle continuité qu’on pouvait difficilement rompre, malgré le souhait du
Mahatma Gandhi en son temps. Ce cycle de violence échappait à toute
discipline, tant il était inscrit dans la logique de la colonisation, dans ses
outrances constitutives, essentiellement dans la vision qu’elle donnait de
l’être humain. Il découle clairement de cette violence symbolique fondatrice,
celle d’un Jules Ferry appelant, dans un discours datant de juillet 1885, à
éduquer les « races inférieures », ouvrant la voie à une longue histoire de
hiérarchisation des peuples, restée inachevée, y compris de nos jours. Mais
elle se prolonge en violence physique, récurrente dans presque tous les pays
occupés.
De 1880 à 1920, l’Afrique équatoriale française a en particulier été
amputée du tiers de sa population, du fait de la mise en place
d’invraisemblables méthodes de production et d’exploitation, dont le fameux
« caoutchouc rouge », ainsi appelé de par le sang et les souffrances qu’il a
soutirés, est l’illustration la plus patente. Gardons en tête, également,
l’organisation d’un système de porteurs, épuisant pour les Africains qui en
étaient victimes, mais aussi pour leur famille, femmes et enfants pris en
otages afin d’empêcher les hommes d’échapper au travail forcé. Tout comme
la construction des 140 premiers kilomètres de la voie ferrée entre
Brazzaville et Pointe-Noire, aux lendemains de la Première Guerre mondiale,
qui a coûté quelque 17 000 vies africaines5… La violence coloniale résultait
aussi d’une addition d’outrances individuelles, liées à l’arbitraire de
l’administrateur ou du simple colon. Faut-il rappeler l’épisode tragique de ce
repris de justice africain vivant en Oubangui-Chari, à qui on avait placé un
pétard dans l’anus pour le faire exploser le soir d’un 14 Juillet6 ?
Autant d’événements qui ne s’effacent pas, mais s’inscrivent, de manière
plus ou moins latente, dans la mémoire collective, encore vivace aujourd’hui.
Ils contribuent évidemment à l’essor des processus de remise en cause de
l’ordre colonial : on les retrouvera dans la trivialité des horreurs des guerres
de décolonisation qui ont été, on le sait, extraordinairement violentes. Que
l’on songe à l’Algérie, au Kénya et à la répression des Mau Mau, au
Cameroun, à l’Indochine et à tant d’exemples, hélas, de même nature.
La violence coloniale a profondément marqué les sociétés concernées, et
persisté dans les mémoires longtemps après la décolonisation. Le cas algérien
le montre à l’envi : les horreurs de la conquête, de la colonisation et de la
guerre resurgissent, des décennies plus tard, dans les « années de plomb », à
partir de 1991. Cette violence est une construction sociale, qui se loge dans
l’inconscient individuel, pour se transmettre à travers les générations. Elle a
rendu d’autant plus délicate la construction du lien social dont toute société
civile a besoin pour se pérenniser. Si la formation de celle-ci est si difficile
dans les États postcoloniaux, c’est probablement parce que cette violence y a
déformé le regard porté sur l’autre. Pour reprendre l’exemple algérien, des
émeutes de Sétif et Guelma de mai 1945 à l’insurrection du 1er novembre
1954, et de la guerre d’indépendance à la guerre civile, l’enchaînement est
quasi mécanique : il s’appuie sur le souvenir, le ressentiment, l’humiliation et
l’invention de pratiques sociales inédites appelées à durer.
Le deuxième obstacle tient au constant dérapage des institutions
postcoloniales mises en place lors des indépendances. Les exemples ne
manquent pas en la matière. Prenons celui de la jeune armée du Congo-
Kinshasa. Elle resta dirigée, les premiers jours de l’officielle souveraineté,
par des officiers belges, ce qui nourrit la révolte parmi les soldats et contribua
à enclencher cette guerre civile de plus de soixante ans qui saigne encore la
République démocratique du Congo. La décolonisation a été plus
généralement neutralisée par l’instauration de relations de clientèle entre le
nouveau pouvoir et l’ancienne puissance coloniale : ainsi, en Afrique
francophone, avec la Communauté franco-africaine, puis dans ce que l’on a
appelé la Françafrique. Gravissime, cette entrave-là porte atteinte à la
reconnaissance politique et morale évoquée plus haut et limite l’édification de
la communauté politique souveraine qui aurait dû découler de la
généralisation du système westphalien.
Le troisième élément, probablement le plus important, tient à une
contradiction gigantesque, occultée dans la mémoire des peuples libérés
comme dans celle nourrie, de l’autre côté, par les historiens occidentaux. Les
acteurs de la décolonisation sont plus des libérateurs et des émancipateurs
que des bâtisseurs d’États. Il s’agit là d’une vieille histoire qui pèse encore
sur la plupart des pays du Sud, qui a profondément nui à la construction d’un
ordre politique nouveau et efficace, et qui a, en fin de compte, contribué à
régénérer les vieilles dominations et à forger le système international
postcolonial. Cette tradition qui mit la libération au-dessus de la construction
remonte aux origines du temps colonial et aux processus de résistance
entamés d’emblée.
Tournons-nous à ce propos vers cette page trop souvent marginalisée et
pourtant annonciatrice des processus contemporains. Et prenons, pour
l’illustrer, quelques grands héros de la résistance amorcée dans l’anonymat
du XIXe siècle africain : Mamadou Lamine Dramé (~ 1840-1887), Hadj Omar
Tall (1794 ou 1797-1864) ou Samory Touré (1830-1900). Ces hommes ne
cherchaient évidemment pas à construire un État westphalien. Ils
n’entendaient même pas vraiment ressusciter les Empires africains défunts.
Ils animaient une révolte tout entière dirigée contre une double domination :
celle de la puissance coloniale et celle des chefferies locales qui lui étaient
alliées en jouant les supplétifs.
Mamadou Lamine Dramé lance au Sénégal une insurrection durant le
dernier quart du XIXe siècle. Il se distingue très tôt par une éducation
coranique poussée et étudie l’islam avec zèle. Très jeune, il attire l’attention
de ses maîtres, au sein de l’école religieuse, par une parfaite connaissance du
Livre saint musulman. Auparavant, dans la même région, Hadj Omar Tall
avait déjà appris le Coran par cœur. Tous deux effectuèrent le pèlerinage à
La Mecque, et Tall s’arrêta même longuement à l’université Al-Azhar,
au Caire.

Contre-socialisation par l’islam


Leur profil comporte un paramètre durable qui se prolonge aujourd’hui : la
recherche d’une contre-socialisation dans l’islam, devenu, dans cette
ambiance coloniale, la seule façon de construire une altérité face au
dominant. Cette religion ne représente pas en soi un facteur de guerre, mais
un moyen d’exister hors du maillage colonial, hors de la tutelle de l’armée
d’occupation et de ses alliés des chefferies.
Bref, l’islam est saisi et réinventé comme un moyen de créer un espace
politique autonome. Ceux qui le font se positionnent en même temps contre
le pouvoir colonial et contre le régime des chefferies ; ils rassemblent toute
une population marginalisée que ni l’un ni l’autre de ces pouvoirs n’intègrent
réellement. Le processus était immanquablement amorcé dès lors que
l’entreprise coloniale ne pouvait pas – par définition – assurer la fonction
d’intégration sociale, là où le maillage musulman le réalisait aisément. Cet
espace de contre-socialisation conduisit progressivement ces entrepreneurs à
mobiliser la population contrôlée, à l’orienter de façon militante contre
l’ordre colonial et contre les embryons d’ordre politique locaux. L’entreprise
devient stratégique, elle apparaît déjà fonctionnelle et rétributrice pour ceux
qui la mènent.
Cet usage inventé du djihad distingue déjà Omar Tall comme Lamine
Dramé. On le retrouve presque à l’identique à notre époque, quand le
mouvement djihadiste contemporain se dresse autant contre les États issus de
l’indépendance que contre les puissances néocoloniales. Se manifeste, de nos
jours comme alors, la même méfiance vis-à-vis de tout pouvoir politique
constitué et excluant, la même critique de toute institution dominée par la
fibre coloniale, la même dénonciation d’une impossible intégration sociale
par les institutions existantes. Cette contre-socialisation est d’autant plus
violente qu’elle exprime cette tension explosive entre une intégration
humainement recherchée et une intégration institutionnellement refusée.
Dans ces périodes fondatrices, apparaissent déjà des taliban (étudiants en
théologie), ainsi nommés, dès les premiers temps, pour désigner l’entourage
de Tall ou de Dramé. Et se manifeste déjà le cycle répressif que l’on connaît
aujourd’hui. Lorsque Dramé lance son attaque contre le fort de Bakel en
avril 1886, l’armée française, menée par le colonel Frey, riposte en détruisant
plus de cent villages aux alentours. Le cycle djihad /répression inaugure ainsi
une logique, non pas de construction d’un État, mais de contestation
permanente, de violence récurrente et d’une quête d’émancipation qui
n’aboutit jamais. Toutes ces caractéristiques demeurent, presque intactes, aux
différentes étapes du processus. Il ne se produit aucune rupture dans cette
continuité. Y compris dans la seconde moitié du XXe siècle, quand on entrera
véritablement dans l’ère de la décolonisation pensée…
Parmi les figures de libérateurs de cette nouvelle période, deux pourraient,
parmi tant d’autres, attirer l’attention : celle de Nnamdi Azikiwe (1904-
1996), premier président du Nigéria, et celle de Kwame Nkrumah (1909-
1972), premier président du Ghana.
Suivons l’itinéraire d’Azikiwe : son identité se construit entre sa référence
communautaire, que d’aucuns diraient ethnique, et sa référence panafricaine.
La nation, elle, reste significativement dans les limbes, et le projet d’État
futur encore davantage. Enfant, son père l’emmène au nord du pays, mais le
réexpédie vite au sud-est, en pays ibo, jugeant insupportable que son fils ne
soit pas élevé dans la langue propre à ses ancêtres. Au collège de Calabar, il
découvre des figures qui vont marquer sa carrière politique comme celle de
nombre de ses condisciples : le journaliste jamaïcain Marcus Garvey (1887-
1940) et l’historien noir-américain W. E. B. Du Bois (1868-1963). L’homme
s’initie ainsi au panafricanisme, dans lequel il enracine une volonté
d’émancipation beaucoup plus que de construction stato-nationale.
Azikiwe, comme Nkrumah, part étudier aux États-Unis, où il découvre le
racisme anti-Noirs qui y sévissait. Le journalisme l’attire et il retrouve, dans
le journal afro-américain de Baltimore, les thématiques panafricanistes dont il
fait sa ligne de mire. De retour en Afrique, il s’installe, mais au Ghana, à
Accra, où il devient, à la fin des années 1930, éditorialiste du Morning Post.
Il cherche même, un moment, à devenir diplomate libérien. Autant dire que
son horizon ne se réduit pas à son pays officiel, le Nigéria : l’Afrique tout
entière constitue sa référence. Pour lui, le panafricanisme comporte une
double vertu qui prime sur tout le reste : celle de l’émancipation et celle
d’une totale égalité des droits dont il ne supporte pas que ses congénères
soient privés. Il ne s’agit pas tant de construire un État souverain, que de
donner aux Noirs – qu’il a vu vivre et souffrir chez lui comme aux États-
Unis – des droits égaux à ceux des Blancs.
L’histoire de Nkrumah est très comparable. L’homme se réfère aussi à
Garvey et à Du Bois. Il accueillit d’ailleurs ce dernier chez lui à Accra, en
1961, pour l’accompagner dans ses derniers jours, tout comme il hébergea le
Trinitréen George Padmore (1903-1959), autre figure du panafricanisme. Le
Congrès panafricain qui se tient à Manchester en 1945 – et auquel il assiste
en compagnie de ce dernier – le marque dans ses convictions. Il prend alors la
tête du WANS (West African National Secretariat) qui ne parle que de
décolonisation africaine. Dans son fameux livre emblématique,
Le Néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, il explique que
l’indépendance – très proche – de son pays n’a de sens que si elle s’inscrit
dans un projet de libération totale de l’Afrique. Lorsqu’il devient le premier
Premier ministre noir, il convoque à Accra le Congrès des peuples africains,
qui réunit en 1958 tous les libérateurs du continent. Dans la Constitution qu’il
rédige pour le Ghana indépendant, il conçoit un article prévoyant un abandon
de souveraineté à mesure que se construira l’unité africaine. Il a consacré sa
vie à la lutte pour l’indépendance : pourtant, l’aliénation de la souveraineté au
profit d’un ensemble plus vaste lui paraît plus importante que la conservation
formelle de celle-ci !
Le concept est installé, qui renvoie à la certitude que construire des États
westphaliens sur les ruines de la colonisation risque de conduire à une
nouvelle mise sous tutelle impériale et néocoloniale. Pour un Nkrumah
comme pour un Julius Nyerere (1922-1999), un Modibo Keita (1915-1977),
un Sékou Touré (1922-1984) ou même un Azikiwe, l’édification d’États-
nations s’apparentait à un piège risquant de rétablir le joug colonial. Parvenus
au pouvoir, ces dirigeants vont poursuivre un rêve d’émancipation qui ne
s’arrêtera pas à la construction de leur État, laquelle ne les a jamais
véritablement motivés, en tout cas comme finalité.
Tel est l’un des éléments déterminants de ce tournant majeur du XXe siècle :
l’utopie qui se crée derrière ces grands mouvements de libération vise à
rassembler beaucoup plus qu’à bâtir un État. D’où le panafricanisme, le
panasiatisme, le panislamisme et le panarabisme. Le panafricanisme est le
premier dans l’histoire : il apparaît dès la Conférence panafricaine de Londres
de 1900, organisée par des personnages remarquables et pourtant presque
oubliés. Qui se souvient des Haïtiens Anténor Firmin (1850-1910) ou Bénito
Sylvain (1868-1915) ?
Celui-ci, journaliste, avocat, diplomate, vient en France faire ses études
dans le très bourgeois collège Stanislas, pour préparer le concours de l’École
navale qu’il ne peut pas passer, faute d’être français. Sa frustration ne
l’empêche pas de fonder en Haïti une Alliance française. Son militantisme ne
le conduit pas pour autant vers les problématiques de la souveraineté ou de
l’indépendance – plutôt formelle – de sa patrie : il l’oriente surtout vers la
dénonciation de l’esclavage, du racisme, des inégalités et vers la promotion
d’un panafricanisme capable de faire triompher ces causes. Il rend même
hommage au Négus d’Éthiopie qui, à la fameuse bataille d’Adoua, en 1896, a
vaincu l’armée italienne, c’est-à-dire une armée européenne.
La conférence de Londres, elle-même, ne se fixa d’ailleurs pas pour but la
création d’États en Afrique. Elle dénonça plus précisément l’esclavagisme, le
racisme et le colonialisme, auxquels elle opposa l’émancipation de l’homme
noir. Cette perspective inspira aussi le deuxième Congrès panafricain tenu à
Paris, en 1919, puis celui de Bruxelles, en 1923, qui choisit pour objectif
d’arracher la citoyenneté que les métropoles refusaient aux Noirs : une utopie
égalitaire plus qu’indépendantiste. À Paris, Blaise Diagne (1872-1934),
premier député africain à siéger au Palais Bourbon, célébra même les vertus
du colonialisme français comme mode d’émancipation des Noirs ! Ce qui
évidemment divisa profondément le Congrès, suscitant l’ire passionnée de
George Padmore…
L’injustice au quotidien nourrit les cœurs et les esprits bien plus que les
projets étatiques. Jeune infirmier brancardier mozambicain, le futur président
Samora Machel (1933-1986) découvre la brutalité de l’armée portugaise
confrontée aux manifestants de Mueda, en juillet 1960. Ce spectacle sanglant
en fait un militant, non pas encore de l’indépendance, mais de la dénonciation
de la répression. De même, la grève des dockers de Pidjiguiti – la PIDE
(Police internationale et de défense de l’État) portugaise y fait cinquante
morts – forge en 1959 la conscience d’Amílcar Cabral (1924-1973) qui sera
assassiné six mois avant l’indépendance de la Guinée-Bissau. Bref, la révolte
contre l’injustice l’emporte sur le projet institutionnel.

Un nationalisme de combat plus que de projet


La contre-socialisation est à l’œuvre partout dans le monde. Le
panasiatisme est le deuxième à entrer en scène. Il se construit tant bien que
mal au fil d’une série d’événements qui ont lieu au Japon, pourtant pays
vainqueur de la Russie en 1905, comme il le fut également à l’issue de la
Première Guerre mondiale.
À Kobé, en novembre 1924, Sun Yat-sen prononce une conférence
intitulée « China and Japan : Natural Friends, Unnatural Enemies », dans
laquelle il présente le panasiatisme comme une façon de se rassembler face à
l’impérialisme occidental, trouvant un écho certain auprès d’Indiens,
d’Indonésiens, et de Japonais : on est encore très loin de la rivalité sino-
japonaise de la décennie suivante ! Une conférence « des peuples asiatiques »
est convoquée à Nagasaki en 1926, avec un succès, il est vrai, mitigé, même
si les délégations venaient de toute l’Asie orientale, jusqu’à l’Inde, puisque le
parti du Congrès y envoya Subhas Chandhra Bose (1897-1945), militant
indépendantiste reconnu qui se rapprocha de l’Allemagne nazie par
anglophobie militante. Dans son sillage, fut créée la Ligue des peuples
asiatiques. Surtout, l’idée grandit d’une identité asiatique faisant désormais
face à une Europe qui l’a toujours dominée et méprisée.
Cette utopie fut d’ailleurs durable. Elle marqua profondément la pensée
des Nehru, père et fils : le second, au printemps 1947, juste avant
l’indépendance de l’Inde, convoqua à Delhi la Conférence des relations
asiatiques pour exalter cette personnalité distincte de l’identité européenne.
On peut considérer que le président singapourien Lee Kuan Yew et le
Premier ministre malaisien Mahathir sont les héritiers lointains de ce
mouvement qui ne s’essouffla pas après les indépendances, bien au contraire.
Héros de l’indépendance de l’Inde, Nehru lui-même voulut constituer, au sein
des Nations unies, un groupe panasiatique pour marquer la solidarité des
nations du continent.
Le panislamisme précède le panarabisme. Sa première conférence se tient
au Caire en 1926, au moment même où se pose la question de la
reconstruction du califat aboli par Atatürk, au grand désespoir de bien des
musulmans. L’islam apparaît, une nouvelle fois, comme un lieu de contre-
socialisation. Structuré et organisé tant qu’il existait un calife, aussi formel
fût-il au cours des dernières décennies, il souffre évidemment de la fin de
cette grande institution multiséculaire. La conférence du Caire résulte de la
volonté de la rétablir et, au-delà, d’exprimer une identité musulmane.
D’autres suivent, d’abord à La Mecque (toujours en 1926), puis à Jérusalem
(en 1931). Comme par hasard, le mouvement des Frères musulmans apparaît
en 1928 dans le delta du Nil. Là encore, on observe une continuité dans
l’effort pour faire vivre, non un projet étatique, mais un espace de contre-
socialisation à opposer à la domination occidentale, en l’occurrence à
l’échelle mondiale.
Le panarabisme est, d’un certain point de vue, l’héritier de ce
panislamisme. Il va dominer les lendemains du processus de décolonisation
du monde arabe. Porté par Gamal Abdel Nasser, il s’est vite confondu avec
l’utopie arabe de l’émancipation totale. Le président égyptien était tellement
marqué par ce projet, ou cette utopie, qu’il a demandé un jour à Fidel Castro
si l’on pouvait trouver dans le monde sud-américain l’équivalent du
panarabisme pour servir de vecteur au même projet émancipateur7.
D’où le reformatage du monde arabe à travers la création de la République
arabe unie (RAU) en 1958, puis les différentes tentatives de fusion qu’on
aurait tort de juger anecdotiques, comme on l’a souvent fait en Occident. On
n’a alors cessé de tenter de s’écarter de la géométrie westphalienne de l’État-
nation. Mouammar Kadhafi a rêvé successivement d’une fusion avec
l’Égypte de Nasser, puis avec la Syrie de Hafez el-Assad, avec la Tunisie de
Bourguiba… Cette stratégie du leader libyen traduit son incompréhension
profonde, peut-être son mépris pour l’État-nation de facture européenne. À
défaut de dissoudre l’État hérité de la monarchie Senoussi dans un ensemble
panarabe, il le transforma en Jamahiriya, concept inédit, en cherchant un
nouveau moule dans lequel l’État ne serait plus une réalité focale, mais un
modèle à dépasser.
Ainsi se constitue peu à peu un imaginaire un peu étrange, difficile à
réduire aux catégories classiques de la science politique occidentale, mais
suffisamment fort pour soustraire le processus de décolonisation à la
construction mécanique de l’État-nation, considéré jusque-là comme sa
finalité naturelle. Cet imaginaire semble à première vue reposer sur une
apologie du nationalisme. On prête à Nasser l’idée qu’après la
décolonisation, il ne resterait plus que deux modèles : le nationalisme et le
communisme qu’il faudrait à son tour vaincre à cause de son matérialisme et
de l’échec que constitue le modèle soviétique. S’agit-il d’un « nationalisme
du tiers monde », produit inédit et régénérateur ? La réalité se révèle
beaucoup plus complexe : on est en fait en présence d’un nationalisme de
combat plus que de projet. L’obsession de dépasser un ordre injuste a
socialisé tous ces leaders sans pour autant qu’ils s’identifient à la géographie
d’une nation. Cette spécificité oppose les nationalismes du Sud à ceux du
Nord.
Nasser lui-même raconte combien il a été marqué par la commémoration
de la déclaration Balfour chaque 2 décembre de sa jeunesse. Pour sa part,
Hassan al-Banna (1906-1949), le fondateur des Frères musulmans, évoque
une enfance imprégnée, à Ismaïlia, du spectacle de la toute-puissance des
administrateurs et des ingénieurs de la Compagnie du canal de Suez. Bref,
l’observation quotidienne de l’injustice coloniale alimentait le nationalisme
de l’époque. Lequel se caractérisait par la volonté de rechercher activement
un contre-modèle, non pas dans une nation westphalienne, incomprise en
terre africaine, arabe ou asiatique, mais dans des formes de regroupement
inspirées d’un passé précolonial que l’on entendait ressusciter. D’où le rôle
de l’islam en Afrique et au Moyen-Orient, de l’âme asiatique avec ses
traditions multiséculaires, voire multimillénaires en Orient, en Inde comme
en Chine et au Japon.
Ce nationalisme conteste, certes, l’ordre colonial, mais aussi la
collaboration avec celui-ci. Pour Hadj Omar Tall ou Lamine Dramé, on l’a
vu, la chefferie compromise dans la collaboration constitue une cible égale à
la colonisation elle-même. Chez un Nasser profondément humilié par la
réalité de l’Égypte khédivale, aux ordres du tuteur britannique, la haine de
l’État collaborateur représente une composante essentielle du nationalisme.
Et, aujourd’hui encore, elle motive souvent les entrepreneurs de violence,
souvent plus sévères envers les États jugés collaborateurs de l’Occident au
sein du monde arabe que vis-à-vis de l’Occident lui-même, comme on le voit
en Arabie saoudite, en Égypte, en Jordanie ou bien en Algérie, en Tunisie et
au Maroc.
Cependant, à partir de ces utopies émancipatrices guidées, faute de
substituts politiques, par des référents plus religieux et ethniques que
réellement institutionnels, l’État qui se met en place relève d’un fragile
bricolage. C’est la troisième raison de l’échec de la décolonisation.

L’échec de l’« État importé »


Bien sûr, il fallait un État, sans lequel l’indépendance n’aurait eu aucun
sens. Mais la reconnaissance politique, condition d’entrée dans le système
international, s’incarnait nécessairement dans une parfaite imitation du
modèle occidental. Telle fut la grande contradiction institutionnelle de la
décolonisation : on s’émancipe d’un ordre colonial, mais, pour acter cette
émancipation, on copie l’État du colonisateur. Et on le fait sans conviction,
sans histoire, sans légitimité. D’où le drame persistant des sociétés du Sud.
Le plus cruel tient au paradoxe qui privait les libérateurs de tout choix :
comment inventer en quelques années un système inédit là où l’Europe avait
eu besoin de plusieurs siècles pour parachever le sien ? Cet exercice de copie
se fondait, en outre, sur l’illusion qu’en imitant le plus fort, on deviendrait
soi-même puissant ; qu’en s’inspirant du respectable on le deviendrait soi-
même davantage ; qu’en ressemblant au colonisateur, on se… décoloniserait !
Cette erreur, tous les premiers présidents africains l’ont commise. Et pour
cause : ils avaient presque tous siégé au Parlement français, notamment grâce
à la loi-cadre Defferre, réformant, en 1956, le statut des colonies, comme
l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le
Malgache Philibert Tsiranana, le Camerounais Ahmadou Ahidjo, le Gabonais
Léon Mba, le Nigérien Hamani Diori, ainsi que Modibo Keita au Mali,
Hubert Maga et Sourou Migan Apithy au Dahomey, etc.
Cette imitation va évidemment devenir perverse : plus on imitera, moins
on sera efficace, et plus on dépendra de l’ancienne puissance coloniale. Trois
défis suffisent à mesurer l’ampleur du problème.
D’abord, celui de l’identité que chaque État-nation westphalien a jadis
construite au fil du temps. Là, il s’agit au contraire d’une identité prescrite
par la géométrie coloniale, au sein de frontières absurdes, parfois négociées
sur le tapis de la conférence de Berlin (1884-1885) : la tâche était lourde,
presque impossible, d’inventer dans l’instant, ex nihilo, une communauté
politique niée par les chefferies traditionnelles et divisées de tout temps par le
colonisateur afin de mieux régner. C’est le cas de l’Afrique comme du
Moyen-Orient avec le partage, par le Royaume-Uni et la France, d’un Empire
ottoman agonisant aux lendemains du premier conflit mondial.
Le deuxième défi était de nature institutionnelle : il fallait sans délai
pourvoir les nouveaux États d’une Constitution et d’institutions. Or ces
dernières étaient le plus souvent inspirées par des professeurs de droit
constitutionnel européens, qui bridaient ainsi le souffle revendiqué par les
émancipateurs.
Troisième gageure : le modèle westphalien exige une société civile
pourvue de fortes solidarités horizontales, alors qu’en l’occurrence toute
l’histoire coloniale avait inventé et reproduit des liens verticaux d’allégeance,
nourris de clientélisme de tous ordres.
D’où deux blocages majeurs.
En premier lieu, une très faible légitimité des institutions mises en place à
la hâte, entretenant une impression d’aliénation politique, les populations se
sentant étrangères aux pouvoirs censés les gouverner : il en dérivait
évidemment une distance critique entre les espaces sociaux et l’État lui-
même.
En second lieu, une improbabilité de produire de réelles politiques
publiques, otages perpétuelles d’institutions incapables de pénétrer au sein de
sociétés repliées et continuant à vivre en développant des liens de clientèle
hostiles à toute innovation. Isolés, les hommes au pouvoir ont logiquement
transformé les institutions nationales en instruments de reproduction de leur
mainmise sur le pays. Ainsi apparaît l’« État importé », dont les maîtres,
coupés de leur société, n’ont d’autre choix que de s’extravertir, de renforcer
leur dépendance vis-à-vis de l’ancienne métropole. Son échec a donc favorisé
la « reclientélisation » des dirigeants politiques africains à l’échelle mondiale.
Ainsi commence la longue histoire de la « Françafrique »…
Une autre conséquence s’est révélée tragique. N’ayant que peu de prise sur
leur société, ces États ont cultivé un autoritarisme banalisant l’effroi.
Paradoxal et révélateur est, à cet égard, le cas de Sékou Touré. Ce grand
émancipateur de l’Afrique, chantre de la liberté et pourfendeur de
l’oppression coloniale, enterré aujourd’hui aux côtés de Samory Touré, en
vint à gouverner son pays de manière tyrannique, son exercice du pouvoir se
soldant par quelque 50 000 morts, disparus dans les cachots du camp Boiro
ou pendus sous le fameux pont enjambant l’unique autoroute qui traverse la
capitale, Conakry, et tristement rebaptisé ensuite « pont des Pendus ».
Mais cet échec de l’« État importé » a aussi transformé la contestation en
acte politique qui l’emporte désormais sur l’acte de gouvernement lui-même.
A fortiori dans le monde musulman, où un certain usage de l’islam permet de
présenter l’opposition au pouvoir impie comme plus légitime que l’exercice
de celui-ci : le mouvement des Frères musulmans a pris appui sur cette
vision, en faisant du djihad contre le tyran une source privilégiée de
mobilisation. D’où la chronologie des révoltes sanglantes des États arabes,
mais aussi africains et asiatiques.
Conformément à cette grammaire politique, Mao Zedong s’est davantage
accompli dans la contestation que dans l’invention d’un État qui reste,
institutionnellement, un pâle compromis entre la vieille tradition impériale et
un modèle monopartisan emprunté à l’Union soviétique. De ce point de vue,
la révolution culturelle (1966-1976) représente une période exceptionnelle,
où la manipulation de la contestation assure une rémunération politique bien
supérieure à l’exercice institutionnel du pouvoir, et consacre en l’espèce la
revanche de Mao sur Zhou Enlai, autrement dit celle de la révolution sur le
mandarin. Dans ce tableau au moins, la Chine est profondément du Sud.

1. Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Arthème Fayard, Paris, 1986 [1576].
2. Mattias ISER, « Recognition between states ? », in Christopher DAASE, Caroline FEHL, Anna GEIS
et Georgios KOLLIARAKIS (dir.), Recognition in International Relations. Rethinking a Political Concept
in a Global Context, Palgrave, Londres, 2015, p. 36 et suiv.
3. L’indice de Gini calcule l’inégalité propre à un ensemble donné. S’il est de 1, il signifie qu’une
seule personne concentre toutes les richesses. S’il est de 0, les richesses sont réparties entre tous de
manière absolument égale. Voir Christian MORRISSON et Wayne W. SNYDER, « Les inégalités de
revenus en France du début du XVIIIe siècle à 1985 », Revue économique, vol. 51, no 1, 2000, p. 119-
154.
4. Mohamed Hassanein HEIKAL, Nasser. Les documents du Caire, J’ai lu, Paris, 1973 [Flammarion,
Paris, 1972], p. 140.
5. Voir Yanis THOMAS, « La razzia coloniale », in Centrafrique : un destin volé. Histoire d’une
domination française, Agone, Marseille, 2016.
6. Ibid., p. 19-20.
7. Mohamed Hassanein HEIKAL, Nasser, op. cit., p. 263.
2.
Comment le vieux monde résiste au nouveau

Les nouveaux États font une fausse entrée dans le système international.
Ces ambiguïtés de départ, qui vont peser très lourd dans les décennies
suivantes, hypothèquent aujourd’hui encore l’ordre mondial. On ne peut
évidemment pas dire que le système international soit resté insensible à
l’arrivée massive de ces nouvelles composantes : il s’est quelque peu adapté,
mais il s’est surtout bloqué. Hélas, l’histoire de ces blocages a souvent été
négligée : les conditions d’entrée de nouveaux venus sur la scène
internationale ont rarement retenu l’attention des analystes, tant l’événement
est rare, surtout à cette échelle, quand on pense que le nombre d’États
adhérant aux Nations unies a triplé en quarante ans, passant de 60 en 1950 à
179 en 1992 ; elle n’a guère davantage capté celle des acteurs déjà installés,
qui préféraient miser sur une continuité, plus confortable et pourtant
impossible. Cet échec de la transition d’un monde à un autre est une vraie
variable explicative : il introduit aux impasses contemporaines.
On a qualifié l’équilibre étrange, apparu dans les années 1960, de
« postcolonial ». La réalité se révèle différente. Le système qui naît avec les
indépendances n’est pas simple, à la fois prolongement de l’ordre colonial et
rupture mal assumée avec lui. Il paraît profondément asymétrique, et donc
non westphalien puisqu’il ne respecte pas l’égalité entre États et se construit
même sur sa négation. Il est conçu par et pour les dominants, car il reconduit,
sous des formes parfois consolidées mais souvent fragiles, les vieilles
hégémonies.
Il s’agit aussi d’un système déstabilisé, inefficace, probablement incapable
d’aller jusqu’au bout de ses fonctions, même s’il a permis une meilleure prise
en compte d’aspects essentiels du développement. Hybride, il souffre, comme
aurait dit Émile Durkheim, de « pathologies fortes ». D’où des éléments
novateurs qui, à terme, amènent, de manière inattendue et parfois peu visible,
à un ordre international de facto renouvelé, chez les dominants d’hier comme
chez les dominés d’aujourd’hui.
La tension internationale qui dérive de cette maldonne s’exprime sur trois
fronts.
D’abord, à travers la volonté des acteurs du système bipolaire de ne rien
concéder à l’apparition de forces nouvelles, d’agents inconnus jusque-là,
d’idéologies inédites : les pays récemment décolonisés deviennent en quelque
sorte les otages des deux Grands, mais leur réticence à s’aligner sur l’un ou
l’autre ouvre déjà les premières lézardes dans la bipolarité Est-Ouest.
Apparaît ensuite la résistance des institutions internationales, qui éprouvent
le plus grand mal à s’adapter à l’apparition de ces nouveaux venus, pourtant
désormais majoritaires en leur sein.
On observe enfin la conversion nécessairement rapide, mais très périlleuse,
des modes de domination que les vieilles puissances reproduisaient de siècle
en siècle depuis l’avènement des États à la Renaissance : les formes nouvelles
qui vont surtout s’exercer face au Sud et contre lui se révéleront très vite
bancales, car ceux qui résistaient ne leur opposèrent pas, tant s’en faut, les
mêmes ressources de puissance dont ils étaient évidemment privés. De là
surgit peu à peu ce nouveau mode de conflictualité qui va progressivement
révolutionner le système international.

L’insertion des « intrus »


Dans le système bipolaire, l’insertion des « intrus » constitue sans doute la
grande surprise des temps qui suivent immédiatement la décolonisation. D’un
point de vue purement logique, on pouvait s’attendre à ce que la bipolarité,
née une quinzaine d’années auparavant, s’adaptât simplement aux données
nouvelles. Les facteurs favorables à cet ajustement ne manquaient pas, car les
grands leaders du tiers monde qui s’affirmaient alors n’avaient pas de
préjugés majeurs à l’égard des deux Grands : l’URSS leur apparaissait
comme le parrain de nombreux mouvements de libération, et les États-Unis
n’avaient pas encore une mauvaise image.
Pour Gamal Abdel Nasser, par exemple, le véritable ennemi, c’était
Londres et non Washington qui critiquait plus ou moins discrètement
l’entreprise coloniale. La Central Intelligence Agency aurait même, semble-t-
il, prêté main-forte aux Officiers libres en les aidant à renverser, en 1952, le
roi Farouk d’Égypte : l’opération, pilotée par Kermit Roosevelt, petit-fils du
président Theodore Roosevelt, avait été baptisée, avec une incroyable
élégance, « FF », soit « Fat Fucker »1. Le raïs, averti de ces nobles intentions,
ne manqua d’ailleurs pas de se tourner régulièrement vers l’administration
républicaine américaine pour lui réclamer des armes.
Ses échanges avec le président Dwight Eisenhower furent presque aussi
chaleureux que ceux que Sékou Touré chercha de son côté à promouvoir. Car
le président guinéen, leader radical de l’émancipation du Sud, a lui aussi une
approche très positive d’Eisenhower et de ses propos sur la colonisation. Il
qualifie même John Fitzgerald Kennedy de « véritable ami » et se rend en
visite officielle aux États-Unis, en 1962, pour saluer ce climat d’entente entre
les deux pays. Alors qu’il était au plus mal, au stade de l’agonie, il choisit
d’être transféré dans un hôpital américain, à Cleveland, où il mourut en 1984.
Mais revenons à Nasser. Le dirigeant égyptien récuse l’idée de
« s’aligner », de choisir entre Washington et Moscou : il refuse de s’allier à
l’un des deux Grands contre l’autre. Lorsque le secrétaire d’État John Foster
Dulles le presse de rejoindre le pacte antisoviétique qu’il met sur pied au
Proche-Orient, il répond que l’Union soviétique se trouve à 7 500 kilomètres
de l’Égypte et qu’il n’a donc aucune raison de s’opposer à elle. L’essentiel est
dit : s’ils ne sont hostiles à aucune superpuissance, les nouveaux États se
montrent fortement réticents à la notion de « camp » et a fortiori à ce qui
deviendra la théorie du « campisme ». Au fond, leurs dirigeants entendent
déjà transformer le système international et sortir de la logique de
polarisation pour appliquer leur propre conception de la nation et du
nationalisme.
De leur côté, les deux Grands semblent n’avoir jamais pris la mesure de ce
qui se passait au Sud. Cette méconnaissance est doublement significative :
l’histoire ne les avait jamais exposés au poids des voix venues d’un autre
monde. Le long malentendu qui se forme tient à la volonté d’étendre de force
une bipolarité qui ne recouvrait déjà plus l’intégralité de la planète. Cette
dissonance va jouer par érosions successives, conduisant le jeu international à
muter en profondeur, selon un mode inédit qui n’est même pas réellement
perçu par les puissances du Nord. Dans l’esprit de Staline et surtout de ses
successeurs, en particulier Khrouchtchev, le Sud qui s’émancipe a vocation à
se fondre dans le camp anti-impérialiste : Bandung n’aurait rien de
progressiste. Pour un Foster Dulles, plus en pointe sur ce sujet qu’Eisenhower
ne le fut, les pays nouvellement émancipés ne peuvent que rejoindre le
« camp de la liberté » afin de confirmer ce que les indépendances leur ont
formellement apporté. Chacun est prisonnier de son propre messianisme :
l’hégémonie rend sourd et aveugle…
Dès le départ, le Sud sait instrumentaliser ce hiatus, en jouer et en tirer le
maximum de bénéfices. D’abord en reconstruisant ses propres institutions, en
usant de référents empruntés au camp occidental – autour d’une idéologie
nationale souvent anti-collectiviste – ou en se parant au contraire des vieux
habits du socialisme et même du soviétisme, moyen hypocrite mais commode
de glaner à bon prix quelque assistance. Ainsi voit-on les partis
embryonnaires en passe d’éclore au Sud choisir des étiquettes comportant
toutes les combinaisons possibles des mots « socialisme », « peuple » ou
« démocratie ». La manipulation ira beaucoup plus loin que le simple jeu des
symboles.
En Angola, à mesure que la mobilisation s’opérait contre l’occupation
portugaise, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) apprit
à gauchir son discours afin de bénéficier du soutien de l’URSS et du camp
soviétique. La démarche était purement tactique, même si les vieilles
puissances se laissèrent prendre au jeu : certes, le fondateur du mouvement,
Mário de Andrade (1893-1945), avait aussi créé un Parti communiste
angolais, mais dont la signification était restée idéologiquement assez floue.
Son successeur, Augustinho Neto (1922-1979), et lui-même se retrouvaient
surtout, comme bien des libérateurs africains, dans les idéaux panafricanistes
et, en ce qui les concernait plus particulièrement, dans l’amour de la poésie.
Ce qui n’empêcha pas la tactique de remporter un franc succès : non
seulement des conseillers soviétiques arrivèrent en nombre, mais des soldats
cubains – ils étaient 36 000 en 1975 – participèrent également aux combats,
laissant d’ailleurs derrière eux de nombreux morts, ainsi que, on le sait
moins, des militaires nord-coréens et un mélange révélateur de techniciens
venus d’Europe de l’Est (Tchécoslovaquie, Hongrie, République
démocratique allemande [RDA]) et de pays du Sud progressistes comme
l’Algérie ou la Tanzanie.
Cette alliance ne dispensait pourtant pas le mouvement d’entretenir depuis
toujours d’excellentes relations avec les compagnies pétrolières américaines.
Dès que le MPLA accéda au pouvoir, à la faveur de l’indépendance (le
11 novembre 1975), Chevron en fut parmi les principaux bénéficiaires, et les
rapprochements avec l’Ouest furent vite spectaculaires : il n’était pas
question d’alignement idéologique, seulement d’adaptations utilitaires, dont
la réalité affaiblissait déjà la sacro-sainte bipolarité. Suivant la même
démarche, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola
(UNITA) trouva, de son côté, d’autres parrains, à l’Est avec la Chine, et du
côté des États-Unis comme de l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Cette stratégie s’était déjà imposée ailleurs. Dès les années 1950, le
Pakistan avait par exemple quêté le soutien de Pékin comme de Washington
face à l’Inde qui s’était elle-même tournée vers Moscou. Ce n’étaient que des
associations, là où les vieilles puissances croyaient voir des alliances tissées
de convictions… Des symmachies, comme le dirait Thucydide2, loin des
intégrations campistes : le processus est vivace et les États-Unis ne
comprennent toujours pas aujourd’hui pourquoi le Pakistan appuie
discrètement les talibans tout en se réclamant de Washington…
L’erreur fut aussi de croire trop vite que se constituait un jeu de
« clientélisation » réinventant purement et simplement la domination
mécanique des vieilles puissances. La réalité était là aussi plus complexe, car
le « client » avait désormais les moyens d’exercer d’efficaces pressions, peut-
être même de faire peser un discret chantage sur son « patron », le menaçant
de le quitter ou de franchir la ligne : ainsi la Somalie, lâchée par Moscou, se
réfugia-t-elle dans le camp de Washington, comme l’Égypte d’Anouar el-
Sadate après 1973, qui prit le même chemin, mais de façon proactive, ou,
dans l’autre sens, le Mali de Modibo Keita, ou le Congo d’Alphonse
Massamba-Debat (1921-1977), qu’Ernesto « Che » Guevara visita à
Brazzaville en 1965 afin de célébrer la rupture de ses relations diplomatiques
avec Washington. C’est dire que les acteurs dominant le système bipolaire
restaient campés sur leur vision du monde traditionnelle, tandis que les
dirigeants du Sud entendaient en jouer, à défaut de pouvoir l’anéantir. Le
nouveau système n’élargissait nullement au monde les règles rigides de la
bipolarité Est-Ouest. Autre chose se formait.
Cette curieuse partie se trouve au centre des transformations qui ont
marqué la diplomatie des nouveaux pays du Sud. Celles-ci s’effectuèrent en
deux étapes qui ne se ressemblaient qu’en apparence : la première, celle de
Bandung, en avril 1955, et la seconde, inaugurée en 1961 avec la création du
Mouvement des non-alignés (MNA). Bandung se voulait le « rassemblement
des peuples opprimés », formule déjà brevetée, avec la conviction qu’une
trop forte individualisation des États indépendants depuis peu réduirait leurs
capacités et leurs marges de manœuvre. Bref, la conférence manifestait la
volonté de célébrer et de matérialiser la solidarité afro-asiatique, fusion entre
ces deux moteurs de l’émancipation, déjà connus et répertoriés à travers la
description du panasiatisme et du panislamisme.
Dans le communiqué final, les têtes de chapitre désignaient d’abord la
coopération économique, puis culturelle, puis politique. Cette dernière, plus
offensive, reste insuffisamment mûre pour encadrer un troisième monde : elle
se contente d’appeler au dépassement des dépendances, à la réforme du
Conseil de sécurité, au désarmement, à la réaffirmation des souverainetés, à
la non-ingérence et à la méfiance envers tout pacte de défense, tant on
pressentait, comme nous l’avons déjà noté chez Nasser, que de tels accords
camouflaient une volonté d’aligner leurs signataires sur un camp contre
l’autre. Un peu comme les grandes conférences panafricaines, Bandung
rassemblait des libérateurs plus que des bâtisseurs. À côté des États, encore
peu nombreux, ayant accédé à l’indépendance, figuraient d’ailleurs quantité
de mouvements de libération, fêtés et encouragés. L’heure n’était toujours
pas à la construction, mais à la mobilisation, et la cause restait celle de
l’émancipation.
Avec l’apparition du MNA, en septembre 1961, et sa première conférence
constitutive, à Belgrade, un format nouveau venait à s’esquisser. La
puissance invitante était cette fois européenne, et pas n’importe laquelle : le
maréchal Josip Broz Tito s’était déjà distingué par son refus des blocs et son
hostilité à l’égard de toute forme d’allégeance à l’Union soviétique. La Ligue
des communistes de Yougoslavie, rappelons-le, avait été exclue du
Kominform, le Bureau européen des Partis communistes, en 1948. Il se
produisait donc un saut qualitatif : la conférence de Belgrade ne se situait
plus dans le prolongement des vieilles conférences panafricaines ou
panasiatiques, mais s’installait désormais dans le militantisme anticampiste,
avec le désir de s’affirmer comme une éventuelle troisième force.
Ce MNA, qui va croître de manière spectaculaire jusqu’au milieu des
années 1970, reflète bel et bien un échec : l’insertion manquée des nouveaux
États dans l’ordre international. Mais il représente en même temps le point de
départ d’une aventure nouvelle, non seulement en remettant en cause une
bipolarité rigide, mais plus encore en jetant les bases d’une nouvelle
grammaire, inaugurant une recomposition des principaux concepts
internationaux.

La résistance des organisations internationales


Le deuxième front paraît beaucoup plus rugueux, car il ne se cantonne pas
aux agencements souvent symboliques du système international, mais se
construit cette fois sur une véritable confrontation : entre des institutions
créées par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et des acteurs
nouveaux qui, dans leur immense majorité, n’ont pris part ni à la cérémonie
de baptême de l’ONU ni à l’élaboration de sa Charte. Ceux-ci vont cependant
réclamer avec une certaine impatience leur entrée dans ce cénacle sans jamais
réussir à s’y intégrer totalement.
Là, la faille est beaucoup plus profonde : derrière cette insertion qui ne se
fait pas, apparaissent des lézardes évidentes ébranlant gravement un ordre
international qui prouve son incapacité à s’adapter, suscitant impasses et
frustrations bientôt belligènes. À mesure qu’ils accèdent à l’indépendance, les
pays du Sud se montrent pourtant très favorables au multilatéralisme. Ils le
considèrent comme une double aubaine : l’appartenance au système onusien
vient formaliser leur nouvelle souveraineté ; et elle les met juridiquement sur
un pied d’égalité avec tous les autres, en particulier les puissances et les
superpuissances. Les petits États peuvent ainsi pleinement exister, avec leurs
symboles, leurs délégations et célébrer, avec les anciens, la commune grand-
messe de la session plénière annuelle.
Autant d’aspects favorables qui auraient pu permettre une reconstruction
de l’égalité souveraine. S’il n’en a pas été ainsi, c’est du fait de quatre
malencontres : la résistance des puissances en place, l’essor surprenant du
« clubisme » comme moyen pour les Grands de se retrouver entre eux, sans
les « parvenus » du Sud, l’étonnant contrôle social exercé sur les institutions
par les vieilles idéologies, et enfin la déviation de ces institutions vers une
pratique plus rhétorique et contestataire que réellement gouvernante.
La résistance apparaît très tôt et très fort. De toute évidence, les puissances
– en fait, la quasi-totalité des fondateurs – s’étaient entendues pour n’ouvrir
que formellement la porte aux nouveaux venus. On en prend vite la mesure.
En nombre limité à l’époque, les États indépendants depuis peu portent la
question de la décolonisation devant l’Assemblée générale, notamment à
propos du Maroc en 1951 et de la Tunisie l’année suivante. Au départ, les
puissants semblent divisés. Pour les raisons déjà évoquées, Washington et
Moscou soutiennent l’Inde et quelques pionniers des indépendances acquises
qui sont ainsi les premiers acteurs de cette dénonciation. Très vite, les États-
Unis quittent pourtant cette majorité potentielle pour reconstituer un camp
occidental imperméable aux revendications de cette nature. Il en ira de même,
les années suivantes, face à d’autres résolutions prônant des réformes agraires
audacieuses : on essaie déjà de réorienter, mais en vain, l’agenda onusien
vers des questions économiques et sociales.
La véritable première bataille se livre, en 1954, sur la question du droit des
États à disposer d’une pleine souveraineté sur leurs ressources naturelles : on
voit poindre là une revendication majeure, qui se retrouvera au cœur des
négociations internationales au cours des décennies suivantes. Vieille
obsession au Sud, déjà portée par l’un des pères de l’islamisme militant,
Jamal al-Din al-Afghani, qui s’inquiétait, dès le XIXe siècle, des risques de
contrôle des puissances occidentales sur les richesses du sous-sol3. Le thème
n’a cessé de faire recette pour être encore aujourd’hui un enjeu majeur de la
recomposition du système international. Dès 1954, les Américains jettent tout
leur poids dans le débat, non seulement pour bloquer les résolutions
souverainistes, mais aussi pour proposer un texte cherchant à diviser les pays
du Sud, et notamment à rallier ceux de l’Amérique latine. Ils l’emportent : le
premier Sud commence, dans cette défaite, à se parer d’une identité
contestataire, faute d’être décisionnaire.
L’autre grande bataille porte sur le Conseil de sécurité et prend corps lors
de la session plénière de l’automne 1963 : son élargissement s’imposait,
puisque à l’époque de la rédaction de la Charte les États indépendants en
Afrique et en Asie restaient rares. Le Conseil comportait alors onze membres,
dont les cinq permanents : quatre sièges supplémentaires étaient donc
proposés, deux pour l’Asie et deux pour l’Afrique, répondant ainsi à une
revendication raisonnable. En Assemblée générale, la France et l’URSS
votent pourtant contre, tandis que les États-Unis et le Royaume-Uni
s’abstiennent. Il faudra un jeu diplomatique complexe pour que, finalement,
les membres permanents du Conseil ne fassent pas usage de leur droit de
veto : le Conseil s’élargissait timidement, dans la douleur…
À côté de ces blocages, apparaissent néanmoins des innovations
remarquables, notamment la création de plusieurs institutions qui semblent
faire écho aux énormes enjeux sociaux nés en même temps de la
décolonisation et d’une mondialisation qui se profile. Une crise alimentaire
grave provoque la création du Programme alimentaire mondial (PAM) en
1963. L’année suivante, la Conférence des Nations unies sur le commerce et
le développement (CNUCED) ouvre un cycle de conférences destinées à faire
de l’activation du commerce international un instrument de développement.
En 1965, voit le jour le Programme des Nations unies pour le développement
(PNUD), dont la carrière sera particulièrement riche. Voilà des avancées
majeures, à deux réserves près, cependant, et ô combien significatives.
La première tient à l’inquiétante division du travail que l’on voit peu à peu
apparaître : tout se passe comme si on concédait les questions sociales au
Sud, pour mieux garantir au Nord le monopole en matière de sécurité
collective et, plus généralement, sur les questions politiques. Cette tension
était déjà apparue à travers la difficile réforme du Conseil de sécurité et
même, dès 1952, lors de la désignation du successeur du Norvégien Trygve
Lye au secrétariat général de l’organisation : les pays du Nord avaient imposé
la candidature du Suédois Dag Hammarskjöld, alors que les (rares) pays du
Sud déjà admis à l’Assemblée générale poussaient vigoureusement celle
d’une Indienne, d’un Philippin ou d’un Iranien, de manière à défendre le
caractère nécessairement universaliste de l’ONU à venir.
Les candidatures de Vijaya Pandit, la sœur de Jawaharlal Nehru, de Carlos
Pena Romulo et de Nasrollah Entezam furent ainsi repoussées au profit du
Suédois, qui ralliait l’Est et l’Ouest à un profil considéré comme neutre, et
affirmait, déjà, un Nord uni, au-delà de ses querelles, contre le Sud. Pas
question d’accepter un candidat nouveau, venu de contrées encore marginales
au sein du grand marché international : un tel profil aurait cependant pu jouer
utilement les médiateurs ; il aurait en tout cas consacré une première entrée
du Sud dans le nouveau système international, peut-être le début d’un vrai
changement qui ne viendra que neuf ans plus tard, avec l’élection du Birman
U Thant !
La seconde réserve tient à un contraste aussi saisissant que durable : ces
nouvelles institutions vont certes briller par certaines performances, mais se
voir aussi bridées dès lors qu’elles toucheront aux intérêts fondamentaux des
pays du Nord. Si bien qu’elles s’embourberont davantage dans la rhétorique
qu’elles ne déboucheront sur des choix et des décisions. Encore faut-il
distinguer, à l’intérieur même de l’espace de la délibération socioéconomique
quelque peu concédé aux pays du Sud, les institutions amorçant une sorte
d’action caritative du Nord et celles qui ont réellement pour fonction de gérer
l’ensemble de l’économie mondiale : le PNUD et le PAM appartiennent à la
première catégorie, la CNUCED à la seconde. Dès 1983, un diplomate
américain condamna d’ailleurs sévèrement les « dérives » de cette dernière,
« dévorée par l’idéologie », comme s’il convenait de la marginaliser pour
éviter qu’elle ne menace l’« ordre économique mondial » ; on entendra plus
tard le même refrain à propos de l’Organisation des Nations unies pour
l’éducation, les sciences et la culture (UNESCO). On peut pourtant formuler
l’hypothèse inverse et suggérer que l’idéologie règne justement dès lors que
la cogestion se révèle impossible !

Les puissances se replient : l’ère des « clubs »


et des groupes
La seconde tension relève du repli et de l’enfermement progressivement
repérables parmi les principales puissances. À mesure que le Sud contrôle la
majorité des membres du système onusien, on voit apparaître au Nord des
« clubs » réunissant les puissants qui, hors de portée des « manants »,
peuvent prendre librement les vraies décisions. On pourrait le dire de
l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE),
qui rassemble essentiellement les économies développées du Nord et
s’accapare le droit de gérer des dossiers aussi importants que, par exemple,
l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1995.
Le phénomène est plus remarquable encore quand, en 1975, naît le G6
(rassemblant l’Allemagne, les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le
Royaume-Uni), qui va devenir bientôt le G7, en intégrant le Canada l’année
suivante : Valéry Giscard d’Estaing convoque le groupe pour la première fois
à Rambouillet, afin de discuter « informellement » des grandes questions
économiques et notamment monétaires, qui posent d’énormes problèmes à
l’époque. Ce club n’est alors qu’occidental : l’URSS en était exclue ; la
Russie l’intégra en 1997, mais en fut écartée en 2014, suite à sa décision
d’annexer la Crimée dans le feu du conflit ukrainien. C’étaient là les
prémices d’un repli oligarchique face à des institutions internationales que
des diplomates occidentaux distingués n’hésitèrent pas à qualifier de « hall de
gare » et à juger « ingérables ». La composition du G7 ignore totalement le
Sud, même quand il vient à se saisir des grandes questions mondiales, au-delà
de celles liées au seul marasme occidental.
Quand la création du G20 des chefs d’État, en 2008, permit enfin de
s’ouvrir à quelques émergents venus du Sud (un seul et unique, en ce qui
concerne l’Afrique), on prit soin de ne coopter, au-delà de ceux qui
s’imposaient comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, que les plus « sages », ou
jugés tels, à l’instar de l’Australie ou de l’Arabie saoudite. On ne tarda pas
non plus à reléguer la nouvelle formation au profit du vieux G7, bien plus
sûr4. On pourrait en dire autant des institutions de Bretton Woods et de leurs
pratiques des quotas, qui donnent aux grandes puissances un droit de blocage,
dont le Sud pâtit inévitablement.
Il en est allé de même avec les « groupes de contact » constitués ad hoc
pour suivre de nombreux conflits, comme celui de l’ex-Yougoslavie auquel
fut consacré le premier de ces groupes, créé en avril 1994, puis ceux de
Somalie, du Soudan, du Liban ou encore de Libye, sans oublier celui, plus
restreint, baptisé « contact trilatéral », portant sur l’Ukraine. Jacques Chirac
en avait réclamé un sur l’Afghanistan qui fut créé bien plus tard, et
Emmanuel Macron un autre sur la Syrie, mort dans l’œuf. Il en fut de même
sur la question du nucléaire iranien et la constitution du « 5+1 » qui déboucha
sur des négociations et la conclusion du traité du 14 juillet 2015. Ces groupes
ont pour effet d’établir une distinction entre des États actifs, qui jouissent du
droit d’accéder à tous les dossiers internationaux, et les États passifs, qui en
sont privés. Ils permettent d’assurer un contrôle permanent des vieilles
puissances sur les dossiers sensibles, tout en en écartant les États venus
d’ailleurs, soigneusement filtrés et sélectionnés. Ainsi celui constitué à
Londres, en mars 2011, sur la Libye, se composait-il essentiellement de
puissances occidentales et de quelques-uns de leurs alliés arabes.
On pourrait le dire enfin de l’armée d’experts qui animent – parfois
contrôlent – le système onusien et qui, pour les mieux placés d’entre eux,
sortent le plus souvent de Harvard ou du Massachusetts Institute of
Technology (MIT), à mille lieues des endroits de socialisation des diplomates
du Sud. Et si quelques-uns de ces derniers font exception, ils appartiennent
davantage au réseau des grandes universités américaines qu’à leur propre
pays et à leur propre histoire5. Sans compter ceux, nombreux, qui, au sein des
institutions de Bretton Woods, sont directement issus du Département du
Trésor américain.

Valeurs d’un autre âge et décisions tièdes


La troisième source de tension se trouve dans les fondements idéologiques
du système institutionnel qui exercent à terme un fort contrôle sur ses agents,
jusqu’à les socialiser à des valeurs qui n’étaient pas les leurs6. Nul ne peut
sérieusement tenir les institutions internationales, telles qu’elles ont été
conçues, telles qu’elles s’insèrent dans le jeu international, telles qu’elles se
reproduisent aussi, pour angéliquement neutres.
Elles sont nées dans l’ambiance de la victoire de 1945, à partir de valeurs
alors dominantes : soit celles de la puissance dans ses dimensions les plus
politiques, soit celles d’une économie libérale qui dominait à Bretton Woods
et dont les pays socialistes étaient exclus. Elles véhiculent un système
idéologique qui n’est pas nécessairement explicite, mais que l’on retrouve
toujours au détour de leur mode de fonctionnement. L’aboutissement de cette
pensée apparaît notamment dans le fameux « consensus de Washington »
élaboré en 1980 et qui encadra longtemps l’économie mondiale, condamnant
le Sud à une obéissance passive ou à une imitation fiévreuse, à un alignement
sur des règles qui se révélèrent à coups d’ajustements structurels, de plans de
restructuration, de privatisations, de démantèlement des services publics, de
suppression de subventions – autant de facteurs de tension et de violence
durables.
On ne peut pas imaginer que ces institutions se débarrassent de ces vieilles
valeurs qui furent à la base de leur construction. Impossible de miser sur
l’effacement décrété des idéologies reproduites par des experts formés dans
les meilleures universités américaines : la neutralité économique et politique
dans la gestion de ce système n’est même pas sociologiquement concevable.
Morten Bøås et Desmond Mc Neill, qui relèvent d’un courant critique de
l’étude des relations internationales, considèrent même ce carcan idéologique
comme une fatalité qui ne pourra en aucune manière être levée et qui marque
profondément les institutions spécialisées dans les questions de
développement7. Autrement dit, cet ordre qui nous vient du fond des âges
européens aurait la capacité de se reproduire à l’infini, avec des valeurs
qu’aucun État du Sud n’a ratifiées et sur lesquelles aucun n’a été consulté.
Le quatrième blocage résulte des trois premiers : de la résistance des
puissants, de leurs réflexes oligarchiques, du contrôle idéologique pesant
qu’ils exercent dérivent inévitablement des négociations inachevées, une
incapacité programmée de prendre des décisions fortes et volontaristes visant
à transformer, reconstruire le système international. Les institutions qui
gèrent ce dernier deviennent ainsi conservatrices de l’ordre ancien, et
garantissent de fait une marginalisation pérenne des pays du Sud : elles
« westphalianisent » l’ordre international, tout en « déwestphalianisant » le
Sud.
Dès lors, elles sont porteuses de deux fonctions auxquelles les pères
fondateurs ne s’attendaient probablement pas et qui ont plus d’une fois
désespéré certains secrétaires généraux de l’ONU, notamment Boutros
Boutros-Ghali et Kofi Annan. Elles servent, d’une part, à légitimer la
domination des plus puissants, comme autorisée par la délibération
formellement multilatérale, et rendent, d’autre part, leur ordre supportable et
acceptable, puisque ratifié par l’apparente communauté des nations. Ces
institutions, qui devaient assurer la cogouvernance du monde, viennent ainsi
alimenter un dangereux statu quo.
Autant dire que les décisions de rupture sont presque impossibles à
prendre, tandis que la rhétorique souvent gratuite et la reproduction des rites
l’emportent sur le fond. On comprend pourquoi les canoniques « photos de
famille » semblent plus importantes que la réalité des politiques arrêtées. Les
assemblées se perpétuent ainsi en forum, en lieu de confrontation verbale,
préférant les modes formels à la réelle cogestion de l’espace mondial. On
pourrait même pousser plus loin l’hypothèse, admettre que les organisations
non gouvernementales (ONG), qui s’affirment progressivement à partir de
1945 et sont accréditées les unes après les autres par le système onusien,
viennent équilibrer les organisations intergouvernementales (OIG),
compenser ce que ces dernières ne peuvent plus faire. Une terrible division
du travail en découle : elle laisse aux unes la gestion de l’urgence et aux
autres le travail de conservation. Entre panser les plaies et maintenir un ordre,
il n’y a plus d’espace pour gérer l’essentiel, c’est-à-dire transformer l’ordre
international et l’adapter au contexte nouveau. C’est là toute l’ambiguïté de
l’« urgence humanitaire », qui « complète » peu à peu l’apparent statisme des
OIG8.
Le bilan n’est pas pour autant entièrement négatif. À travers la rhétorique
qui se banalise, s’affirme et s’authentifie l’existence du Sud comme entité
propre et incontournable. Parce que le discours multilatéral ne peut, par
définition, que mettre en valeur l’interdépendance des États, même s’il ne la
traite pas au fond. Parce qu’il ne peut que désigner les pays du Sud, à travers
les statistiques du PNUD notamment, comme les grandes victimes de la
pérennisation de l’ordre international. Dans ce jeu étrange, le Sud s’affirme,
mais ne décide pas formellement : il prend corps et s’invente une existence et
une solidarité, pourtant peu évidente, vu ses disparités économiques. En
témoigne l’émergence d’un G77, qui réunit les États du Sud lors de la
première CNUCED en 1964, pour constituer un groupement durable qui
pèsera fortement sur l’avenir du système international. Cette équation, qui
donne aux États nouveaux une place centrale, contribue, souterrainement et à
pas lents, à la grande transformation, implicitement à l’œuvre au fil des
années. Faute de cogérer le monde, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et
d’Asie affirment une existence qui n’est plus réductible à la grammaire des
puissants.
C’est probablement dans cet affichage mécanique que se trouvent les
fondements du MNA, rassemblant ces États dont le jeu international montre
de plus en plus la centralité sans être toutefois en mesure de prendre en
charge les besoins et les attentes. Son succès, même s’il s’estompe dès les
années 1970, s’explique comme celui d’un instrument d’affirmation nouvelle,
qui érode le système. Les régressions institutionnelles n’y changent rien :
dans la confection de l’agenda international, dans les champs de bataille qui
se profilent, le Sud l’emporte désormais face au Nord ; et les pôles d’hier
deviennent progressivement des périphéries. Avant même la chute du Mur, ce
nouvel équilibre dessine en filigrane un nouveau système international.

De nouveaux modes scabreux de domination


postindépendances
On aurait pu s’attendre à ce que la marginalisation des puissances dans
l’agenda international suscitât des stratégies réactives et une volonté de
reconstruire les logiques hégémoniques. Or si le Nord a parfaitement maîtrisé
le jeu complexe de l’hégémonie au sein de son propre espace, il a eu
beaucoup plus de mal à l’exercer effectivement au Sud. L’enjeu était pourtant
considérable. D’une part, les puissances du Nord devaient garder la main sur
le système international. D’autre part, il leur fallait conserver leur statut,
« rester en première division » et barrer l’accès de celle-ci à certains pays
nouvellement indépendants, désireux de la rejoindre.
L’importance accordée au statut dans les relations internationales signale
déjà, en soi, que la puissance se défait, que son affichage symbolique a pris le
pas sur sa capacité réelle, que la nostalgie l’emporte sur la vision d’avenir.
Pour la France, le jeu devient même pathétique : il ne s’agit plus de rester une
puissance, mais, comme le disait le général de Gaulle, de restaurer une
« grandeur », sinon perdue, du moins érodée. Hégémonie, statut, grandeur
deviennent les points de mire de la réadaptation stratégique des grandes
puissances, qui devront exercer leurs talents, face non plus à leurs égales,
mais à beaucoup plus petit qu’elles. Stupéfiant paradoxe : il leur sera
beaucoup plus difficile d’exercer leur domination sur les petits frères
d’aujourd’hui que sur les grands cousins d’hier.
Cette curieuse histoire commence incontestablement dans les affres de
l’indépendance du Congo ex-belge. Dans la semaine qui suivit la
proclamation de celle-ci, le 30 juin 1960, des troubles apparaissent, liés à la
volonté du colonisateur de garder des avantages, notamment au sein de
l’armée, tandis que des sécessions, qu’il encourage, se déclenchent dans le
Kasaï et surtout au Katanga. Fidèle au credo que nous avons rappelé, Patrice
Émery Lumumba (1925-1961), Premier ministre en exercice, a pour premier
réflexe de faire appel aux Nations unies : celles-ci répondent en envoyant
quelque 20 000 agents, civils et militaires, dont beaucoup proviennent de
pays frères africains.
Mais, très vite, l’ONU semble paralysée, en réalité décidée à ne rien faire :
elle ne combat pas la dissidence katangaise et pousse ainsi Lumumba à
demander l’aide de Moscou, démarche qu’il n’envisageait pas à l’origine.
Quelques semaines plus tard, la même ONU soutient discrètement
l’éviction… de Lumumba et l’action entreprise par Mobutu Sese Seko pour
neutraliser le Premier ministre pourtant issu du vote démocratique. Plus
embarrassante encore apparaît cette lettre écrite par l’homme d’État déchu
pour se plaindre de ses conditions de détention auprès de Dag Hamarskjöld,
alors secrétaire général de l’organisation, qui, gêné, la transmet à son propre
secrétaire. On se souvient aussi des propos tenus par le représentant des
Nations unies au Congo, l’Américain Andrew Cordier, qui comparait
Nkrumah à Mussolini et Lumumba à Hitler.
En janvier 2014, les États-Unis de Barack Obama ont d’ailleurs reconnu
leur implication dans ce processus qui donna un nouveau sens à l’histoire de
l’après-décolonisation. Certes, le Congo – et principalement Lumumba,
assassiné le 17 janvier 1961 par des mercenaires belges – en est la première
victime. Mais cette tragédie montre que l’ONU rechigne à accompagner
pleinement et franchement les processus d’indépendance : les Occidentaux
hésitent à sauver la mise de ceux qui apparaissent comme les futurs leaders
d’un camp en passe de devenir majoritaire à l’Assemblée générale, ce qui
était de nature à les inquiéter. Pire : le rôle joué par l’ONU au Congo vient
délibérément installer l’Afrique nouvelle dans la position d’otage du conflit
Est-Ouest. Ce que Bandung craignait et que, quelques mois plus tard, la
conférence des non-alignés à Belgrade va dénoncer, prenait corps : la logique
« campiste » l’emportait sur la transformation nécessaire du système. Le gel
se révélait plus fort que les mutations.
Ce qui s’est passé au Congo s’est très vite généralisé à l’ensemble de
l’Afrique, à travers une forme nouvelle et vite banalisée de domination. Les
anciennes puissances coloniales tentent désormais de « clientéliser » les
nouveaux gouvernements, par l’intermédiaire du Commonwealth britannique
ou, plus directement, par le bilatéralisme asymétrique établi entre l’ex-
colonisateur et l’ancien colonisé. Ce que l’on a appelé, en France à l’époque,
les « accords de défense », liant la République, ancienne tutrice, aux États
nouvellement constitués illustre cette nouvelle tendance. On en compte onze
en 1960, presque autant que d’anciennes colonies. Frôlant le cynisme, leur
rhétorique très particulière les présente comme « mutuels », assurant donc
une double obligation dont on appréciera la subtilité : la France doit aider ces
États lorsqu’ils sont en péril, ceux-ci s’engageant réciproquement à venir en
aide à la France si, par exemple, les troupes du pacte de Varsovie
l’envahissaient.
Se profilait ainsi un remarquable échange fonctionnel : la possibilité, pour
l’ancienne métropole, de garder un pied botté dans son ancienne colonie
contre la garantie, pour les nouveaux dirigeants, d’être doublement protégés
par une intervention française. Contre une émeute ou une révolution, mais
aussi contre leur propre armée qui, de toute façon, grâce à ces accords,
n’avait nul besoin d’être conséquente : les deux parties, le patron et le client,
gagnaient sur tous les plans. À cela s’ajoutaient, de façon remarquable, des
stipulations permettant à la France de garder un regard sur les sources
d’approvisionnement en matières premières, présentées comme incluses dans
les questions de défense : une histoire ouverte depuis déjà longtemps se
prolongeait par le truchement de nouvelles normes.
Depuis, la France est intervenue plus de cinquante fois en terre africaine,
ouvrant la voie à ce que l’on peut tenir pour des « interventions de la
première génération », distinctes de celles, plus sophistiquées, lancées après
la fin de la bipolarité Est-Ouest et que nous étudierons dans le chapitre 5. Les
gouvernements français successifs ont ainsi réagi aux premières émeutes qui
suivirent les indépendances, au Gabon, au Tchad ou en Mauritanie. La France
a également répondu à l’appel du président sénégalais Léopold Sédar
Senghor lorsque ce dernier s’est senti menacé par son Premier ministre et
rival Mamadou Dia, en 1962. Deux ans plus tard, elle a rétabli dans ses
fonctions le chef d’État gabonais Léon Mba. En 1965, en Centrafrique, elle
laisse Jean-Bedel Bokassa participer à un coup d’État contre le premier
président, son cousin David Dacko. Autoproclamé empereur en 1977,
Bokassa est cependant destitué près de deux ans plus tard par l’armée
française, qui lui substitue… Dacko, alors présenté comme le président
légitime face à un ancien usurpateur !
Les accords de défense abandonnent un droit souverain à l’ancienne
puissance coloniale, qui peut, en fonction des circonstances et probablement
de ses intérêts, décider soit de ne pas intervenir – elle a laissé déposer l’abbé
Fulbert Youlou au Congo-Brazzaville en 1963 et, on l’a vu, Dacko au profit
de Bokassa en 1965 –, soit d’intervenir, par exemple pour sauver la
présidence de Léon Mba en 1964 ou celle du Togolais Gnassinbgé Eyadéma
en 1986, voire celle d’Idriss Déby, au Tchad, en 2008. Une part essentielle de
la souveraineté – celle se rapportant au choix du dirigeant – revient ainsi à
l’ancien souverain.

Rapports asymétriques et présidents


« clientélisés »
Il s’agit là d’une forme tout à fait inédite d’exercice de la domination. Car
elle repose sur l’asymétrie construite entre un pouvoir formel installé dans
ces pays africains et le gouvernement français. Mais aussi parce qu’elle
résulte d’un pouvoir fonctionnel, fait d’échange inégal. Elle est porteuse
d’une dysfonction considérable, celle de bloquer toute possibilité de
transformation et d’autorégulation du système politique ainsi à la merci des
choix élyséens. Enfin, elle vient délégitimer un peu plus, par la nature
étrangère de l’intervention, celui que l’on veut sauver parce qu’on le juge
précisément trop fragile. Cet exercice instaure un cercle vicieux qui sera fatal
à nombre de chefs d’État et suscitera des conflits sans fin. On a vu pourtant
que son efficacité n’était pas sans failles : le clientélisme offre aussi des
échappatoires qui laissent le dominant à son impuissance.
Les accords de défense furent peu à peu remplacés par d’autres, plus
atténués, parfois plus hypocrites, pudiquement baptisés « accords de
coopération » ou d’« assistance technique ». Un rapport parlementaire,
présenté par François Lamy en 2000, en recense quatre-vingt-dix entre la
France et les États africains, soulignant même que certains semblent
inconnus : ils sortent de l’ombre en tant que de besoin9. Ajoutons les bases
militaires, il est vrai moins nombreuses aujourd’hui, ou les champs
d’expérimentation d’armes utilisés par la France dans certains pays.
Sans oublier le mercenariat. Entre intervenir avec ses propres forces
armées ou ne pas intervenir du tout, figure une zone grise qui mérite une
particulière attention. Là encore, l’histoire commence avec le Congo lorsque,
discrètement, le gouvernement de Michel Debré choisit de soutenir la
sécession du Katanga menée par le « pro-occidental » Moïse Tshombé, avec
l’appui actif de l’ancien colonisateur et de quelques grandes entreprises. On
entre dans le domaine de l’informel et de l’officieux : en avril 1961, un
certain colonel Frank, alias colonel Bistos, est envoyé en mission à
Élisabethville pour soutenir Tshombé. Très vite, la France y ouvre un curieux
consulat confié à un certain Joseph Lambroschini, que l’on nommera
« consulat corse ». On s’arrange même pour que la compagnie aérienne UTA,
à l’époque spécialisée dans l’Afrique, crée une escale à Élisabethville, sur la
route de l’Afrique australe. Voilà une forme inédite d’intervention et de
domination qui n’est plus régalienne, sans être non plus totalement différente,
un consulat n’ayant rien de privé10.
Ainsi se construit une figure connue de la Françafrique, faite de zones
intermédiaires, de variations à l’infini qui vont de la présence militaire
officielle à des interventions déguisées conduisant même à retrouver des
membres du service d’ordre du Front national dans l’entourage de présidents
africains11. Il s’agit bien là de pratiques de domination d’autant plus nouvelles
que, si l’informel était déjà présent autrefois, il paraît désormais jouer un rôle
plus important que l’institutionnel.
La France n’a évidemment pas l’exclusivité de ces pratiques asymétriques.
Les Britanniques conclurent ainsi avec la monarchie égyptienne, dès le
26 août 1936, un « traité d’alliance » qui reconnaissait son indépendance tout
en multipliant les pratiques de tutelle, sous forme d’engagements de défense
notamment. Peu de temps auparavant, ils avaient accompagné l’indépendance
de l’Irak par un traité conclu en 1930 qui prévoyait le même droit
d’intervention militaire, ce qui leur permit de réagir au coup d’État
républicain mené par Rachid Ali en 1941, et de rétablir sur le trône le roi
déposé et surtout leur précieux client, Nouri Saïd. Notons que ces deux traités
furent en tête des causes qui mobilisèrent dans les deux pays et qui,
notamment, donnèrent corps, en Égypte, à l’opposition islamiste la plus
violente…
Dès le départ, le cynisme était d’ailleurs de mise, si l’on en croit cette
étonnante lettre adressée à la fin de la Première Guerre à Gertrude Bell,
archéologue et « exploratrice » britannique, par lord Hardinge, sous-
secrétaire au Foreign Office britannique, dans laquelle il disait à propos du
futur gouvernement irakien placé sous mandat : « Cela n’aurait vraiment
aucune importance si nous choisissions trois des plus gros bonshommes de
Bagdad ou trois des plus barbus qu’on installerait en emblèmes du pouvoir
arabe12. » Voilà qui inaugure une histoire dont on peut se demander si elle est
close aujourd’hui et qui confirme toutes les ambiguïtés entre une
westphalianisation de façade et un enchevêtrement de pratiques bricolées et
contraires qui dénaturent l’ensemble.
Certes, on essaie toujours de sauver les apparences, d’afficher la
souveraineté des présidents en place, en réalité « clientélisés » sur un mode
parfois des plus cyniques. L’intervention française au Mali, ouvrant la voie à
l’opération Serval en 2013, n’a été décidée qu’à la demande du très faible
président par intérim de l’époque, Dioncounda Traoré. Quelle pouvait être sa
part réelle de souveraineté dans son appel même ?
De telles pratiques de placement sous surveillance et d’octroi ne peuvent
évidemment que susciter à terme sentiments d’humiliation et de rejet. Ceux-
ci, qui ne sont qu’exceptionnellement rapportés par la presse, apparaissent
rarement au grand jour. Les responsables officiels ne les prennent pas en
considération, voire les nient. Et pourtant, il s’agit d’une histoire qui s’écrit
au quotidien et qui se poursuit, s’amplifie et s’aggrave, qui fait la nature
même du temps postcolonial, qui érode le système international tout en
préparant sa mutation en profondeur.
Avant de devenir Premier ministre d’Irak en 1923, Jafar al-Askari
répondait à une interlocutrice britannique qui lui certifiait que son pays lui
donnerait un jour l’indépendance complète : « L’indépendance complète,
Madame, ne se donne pas, elle se prend13. » Belle prémonition : c’est très
exactement cette appropriation de l’indépendance qui a marqué – et marque
encore – la période postcoloniale. Elle a lieu à travers les stratégies de
pouvoir qui se déploient dans l’ombre, mais encore plus à travers celles qui
nourrissent des contestations croissantes, les interactions qui en dérivent et
les dysfonctions qui s’en dégagent, jusqu’aux assauts de violence qui les
ponctuent. Violence d’autant plus redoutable qu’elle reste insensible aux
instruments militaires traditionnels. La faiblesse du système et de certains de
ses acteurs bloque ainsi peu à peu les effets de puissance qui structuraient
depuis longtemps les interactions sur la scène internationale.
1. Matthew F. HOLLAND, America and Egypt : from Roosevelt to Eisenhower, Praeger, Westport,
1996, p. 24-27.
2. Dans son analyse de la Ligue de Délos, Thucydide conçoit la symmachie comme une alliance
temporaire, strictement utilitaire, qui, réalisée dans un but précis, se défait dès que celui-ci est atteint.
3. Edward BROWNE, The Persian Revolution of 1905-1909, Cambridge university Press, Cambridge,
1966.
4. Bertrand BADIE, La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système
international, La Découverte, Paris, 2013 (nouv. éd.).
5. Pierre DE SENARCLENS, « Les organisations internationales face aux défis de la mondialisation »,
Revue internationale des sciences sociales, no 170, 2001/4, p. 559-572.
6. Martha FINNEMORE, « International organizations as teachers of norms. The United Nations
Educational, Scientific, and Cultural Organization and science policy », International Organization,
vol. 47, aut. 1993, p. 565-597.
7. Morten BØÅS et Desmond MC NEIL (dir.), Global Institutions and Development. Framing the
World ?, Routledge, Londres, 2004 ; Morten BØÅS et Desmond MC NEIL, Multilateral Institutions. A
Critical Introduction, Plato, Londres, 2003.
8. Rony BRAUMAN, Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme, Éditions du Cygne, Paris, 2009.
9. Raphaël GRANVAUD, « De l’armée coloniale à l’armée néo-coloniale (1960-1990) », NAQD,
vol. 31, no 1, 2014, p. 202.
10. Jean-Pierre Bat, « “La fabrique de barbouzes” : réseaux au Katanga » : Le Monde Afrique,
19 mars 2015.
11. Raphaël GRANVAUD, « De l’armée coloniale à l’armée néo-coloniale (1960-1990) », loc. cit,
p. 218.
12. Cité dans Peter FRANKOPAN, Les Routes de la Soie. L’histoire du cœur du monde (trad. de
l’anglais par Guillaume Villeneuve), Nevicata, Bruxelles, 2015, p. 413.
13. Ibid., p. 430.
3.
La politique de la faiblesse

On dit depuis fort longtemps que la puissance commande l’ensemble du


dispositif pratique et intellectuel des relations internationales. Cet
apparentement s’explique très bien : il est clairement contemporain du
système westphalien qui, à son époque, paraît novateur et constructeur. En
plaçant la souveraineté au centre de sa réflexion politique, le philosophe
Thomas Hobbes (1588-1679) amenait tout naturellement à l’idée de
puissance, et singulièrement dans le domaine des relations entre États1.
Par définition souverains, les États se trouvent inévitablement en situation
de compétition incessante. Et celle-ci ne peut être arbitrée par personne ni par
aucune institution, étant donné que la propriété de souveraineté dispense
d’obéir à qui que ce soit. Dans cet esprit, la puissance devient la seule unité
de compte du jeu international. Elle apparaît même comme la base de survie
de chaque État : dans cette compétition infinie, la pérennité de chacun passe
par la capacité de maintenir un niveau suffisant de puissance. Autrement dit,
cette dernière nourrit le système international et, pour éviter qu’elle ne
débouche invariablement sur la guerre, il n’est d’autre moyen que de tenter
de l’équilibrer : ainsi surgit le concept clé d’équilibre de puissance, garantie
de stabilité du système international. Dans la gestion occidentale du monde,
tout tourne donc autour de cette idée.
Devenue le fétiche des relations internationales, elle va alimenter un
énorme débat. En son centre, l’école réaliste, largement dominante depuis
1945, considère la science des relations internationales comme étant
naturellement celle de la puissance. N’a-t-elle pas permis de vaincre le
monstre nazi ? Efficace, elle peut donc aussi se révéler vertueuse. C’est à ce
titre que les relations internationales, constituées au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, avaient pour sous-titre implicite celui de « Power
Politics », tant la dénomination représentait naturellement la clé de voûte du
nouvel édifice. Le « réalisme offensif », né quelques décennies plus tard et
forgé dans le contexte de la bipolarité, est venu ajouter une idée qui annonçait
déjà bien des problèmes et bien des tensions : dans cette compétition
hobbesienne, la chance de survie tiendrait au fait de détenir une puissance
non pas équivalente à celle du rival, mais légèrement supérieure2. Avoir une
longueur d’avance permettait non seulement de gagner, mais tout simplement
d’exister. D’où la course aux armements et l’escalade étroitement associée à
la rivalité. Car mon voisin, comme moi, va immanquablement chercher à être
sans cesse plus puissant. Et ainsi de suite.

De la puissance à l’hégémonie « bienveillante »


Aux États-Unis qui rêvaient, depuis 1945, d’incarner cette puissance, la
notion se pare peu à peu d’une vertu nouvelle en devenant l’attribut d’un
hegemon considéré comme utile et rassurant pour l’humanité tout entière.
S’appuyant sur la crise de 1929, particulièrement désastreuse faute, à
l’époque, d’un espace mondial dominé par un leader capable d’y faire face,
Charles P. Kindelberger et Robert Gilpin posèrent les fondements de l’école
américaine de l’Économie politique internationale en considérant que la
stabilité internationale passait par la présence durable de ce « leader
bienveillant », de ce « grand stabilisateur » de l’ordre international3. La
puissance serait non seulement l’attribut du plus fort, mais aussi la garantie
de la stabilité du système tout entier : l’hegemon servirait tous les peuples
qui, seuls, ne pourraient pas assurer pleinement leur destin ni garantir leur
sécurité.
Cette thèse n’a jamais rencontré de soutien unanime. D’autres se sont
empressées de contester les vertus de la puissance et même d’alerter sur ses
dangers. Le libéralisme qui s’inspire du discours et de la pratique du
président Wilson donne peu à peu naissance à une véritable école de science
politique jugeant trop intime le lien entre puissance et guerre. Ses tenants leur
opposent nettement l’idée de sécurité collective, l’équilibre entre puissances
étant en soi trop fragile pour que l’on puisse s’y fier, comme les deux conflits
mondiaux l’avaient d’ailleurs dramatiquement montré. Il fallait plus : un
régime international de sécurité collective à même d’encadrer, voire
d’endiguer le gladiateur de Hobbes. Certains plaident que toute puissance est
par essence précaire, condamnée au déclin, idée que l’on trouve déjà chez
Robert Gilpin. L’hegemon s’épuise à la tâche, sa capacité s’érodant et
appelant à une relève par un autre, à son tour plus puissant : à ce compte-là,
la Chine devrait bientôt remplacer les États-Unis dans cet exercice.
Une autre école va jusqu’à douter de l’efficacité même de la puissance
lorsqu’elle revêt des habits militaires : le choc créé par la défaite américaine
au Vietnam lorsque, le 30 avril 1975, les troupes du Nord-Vietnam entrèrent
à Saïgon, amena toute une partie du courant libéral à reconcevoir la puissance
en distinguant sa version hard de sa version soft. La première lui semblait
mal adaptée au monde tel qu’il était devenu, tandis que la seconde, plus
prometteuse, se rapprochait de la conception classique de l’« influence ». La
brèche était importante. Pour la première fois, une théorie niait la capacité
reproductrice et protectrice de la puissance classique. Après tout, Washington
ne subissait-il pas sa première grande défaite militaire ?
Néanmoins, la thèse, séduisante, du soft power n’a jamais réellement
convaincu4. Bien sûr, dans ce domaine, les États-Unis gardent plusieurs
longueurs d’avance : leur système universitaire, leur recherche scientifique,
leurs capacités technologiques, la force d’entraînement de la langue anglaise
américanisée, le prestige de quantité de marques de consommation font
incontestablement la différence. Pour autant, même si la boisson d’Atlanta a
pu facilement s’universaliser et si la planète entière porte des blue jeans, la
diplomatie américaine n’en a tiré qu’un faible profit pour se redresser et
s’imposer dans le monde. Au contraire : c’est souvent dans les lieux où cette
consommation semble la plus massive que l’on considère la politique
américaine avec le plus de défiance, à l’instar de l’Amérique latine qui
combine antiaméricanisme et adhésion au consumérisme américain. Il en va
de même pour le Moyen-Orient.
Le débat n’est pas clos, mais totalement renouvelé. Il a même changé de
sens, tant la transformation du monde, beaucoup plus importante qu’on ne le
croit souvent, relègue aux oubliettes les thèses les plus anciennes. L’enjeu
actuel n’a plus grand-chose à voir avec les prudentes discussions d’hier : la
puissance elle-même perd de sa pertinence. Qui gagne encore les guerres de
nos jours ? Les superpuissances militaires se voient un peu partout mises en
échec : l’URSS en Afghanistan, les États-Unis au Vietnam, en Afghanistan,
eux aussi, comme en Irak, sans compter les puissances régionales de moindre
envergure lorsqu’elles recourent aux mêmes pratiques, comme l’Arabie
saoudite au Yémen, ou, de façon moins martiale, face au Qatar. Les rares
victoires remportées, à l’instar de la Russie en Syrie, des États-Unis face à
Saddam Hussein, ou des Franco-Britanniques face à Kadhafi valent comme
capacité de détruire, jamais de construire, encore moins d’ordonner.
La puissance n’organise plus l’agenda international comme elle l’a fait de
manière ininterrompue depuis la fin du Moyen Âge européen. Elle perd de sa
superbe, de sa crédibilité, face à un concept nouveau qu’on peine à définir et
qui pourtant place l’idée de faiblesse au centre des nouvelles dynamiques
internationales. Cette formidable revanche de la faiblesse est souvent niée,
voire ignorée, essentiellement parce que les vieilles chancelleries savent que
leur destin se confond avec celui de la puissance, dont la réputation doit donc
rester intacte. Du coup, l’actualité nous offre le spectacle d’un dialogue de
sourds entre puissants – qui se croient toujours dominants – et faibles qui
tirent de leur précarité des avantages de plus en plus considérables : ils
deviennent comme invincibles face à leurs tuteurs d’hier et aux puissants
d’aujourd’hui.
Trois questions viennent, dès lors, à l’esprit : Comment la faiblesse est-elle
devenue ce nouveau sujet de l’histoire ? À quels symptômes se reconnaît-
elle ? Quelle nouvelle pratique internationale vient-elle susciter ?

Comment la faiblesse est devenue sujet


de l’histoire
Nombre de facteurs ont favorisé l’amorce de ce bouleversement : la brutale
perte d’efficacité de la puissance, mais aussi la rupture du vieil équilibre entre
puissants qui fondait traditionnellement les ordres internationaux passés, tout
comme, enfin, l’apparition d’un ensemble d’aubaines qui ont avantagé le
faible en lui apportant des ressources inattendues. Ces trois hypothèses se
complètent évidemment et ne peuvent être pleinement comprises que par un
effort de relecture historique d’un processus de transformation qui n’a jamais
vraiment connu d’événement fondateur.
À l’origine de cette nouvelle et étrange construction, se trouve un
processus que l’on pourrait considérer comme le « boomerang de la
puissance ». Le phénomène date de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La
puissance avait accumulé, au fil des siècles, tant de résultats qu’à un moment,
ceux-ci, trop pesants et trop nombreux, se sont retournés contre leurs
producteurs. L’humiliation représente probablement le facteur clé qui a
craquelé l’édifice : accumulée des centaines d’années durant, elle a
inévitablement acquis un important effet retour. Longtemps, l’Europe en
avait fait un instrument de domination sur les autres : d’abord sur le continent
américain découvert à la fin du XVe siècle, reléguant les civilisations
précolombiennes à l’âge de pierre, puis face à l’Asie progressivement
dévoilée, en direction aussi des Empires musulmans qui furent les plus
fidèles des infidèles, et enfin à l’encontre de l’Afrique5.
On peut dominer en humiliant. Mais sans doute n’avait-on pas à l’esprit, en
ces temps-là, qu’il était possible de s’appuyer sur l’humiliation subie pour
mobiliser contre la domination. Le sentiment d’être relégué aux échelons
inférieurs de l’humanité, d’être nié dans ses droits essentiels, d’être moqué ou
stigmatisé crée à terme un sentiment réactif des plus redoutables. L’exclusion
récurrente a servi de point de départ aux mouvements qui ont conduit à des
guerres de décolonisation victorieuses. L’humilié, dans son étymologie même
(humus), est celui que l’on place au ras du sol, dont l’identité est conçue
comme la plus basse et la plus faible. Et le refus de ce statut est à l’origine
d’une révolte qui n’a jamais et nulle part été mise en échec par les puissants
d’hier. Partout, les guerres de libération ont abouti à la victoire du plus
faible : elles ont, pour la première fois dans l’histoire, authentifié la faiblesse
comme une capacité réelle de lutte.
Le deuxième stade de cette histoire de la faiblesse confortée se situe dans
l’essor même de la mondialisation : celle-ci s’est peu à peu imposée
en faisant valoir ses propriétés déjà citées, lesquelles ont brisé bien des
tabous, bien des certitudes installées depuis Hobbes. Ainsi le projet
d’inclusion met-il en évidence, à travers ses échecs et les inégalités qu’il
engendre, des enjeux internationaux nouveaux, de nature sociale cette fois. À
la faveur de ce monde unique en construction, on découvre que la stabilité
internationale ne dépend plus tellement de l’équilibre de puissance, mais de
l’équilibre très précaire des conditions sociales. Autrement dit, le
positionnement du faible et son excès d’impuissance deviennent presque
mécaniquement la source des grandes menaces qui pèsent sur la stabilité de
l’ensemble. À mesure que la globalisation progresse, elle est gravement
hypothéquée par les disparités qu’elle engendre elle-même. La faiblesse ne
représente pas seulement une pathologie. Elle s’impose comme le moteur
d’une contre-mobilisation, d’autant plus efficace que, dans ce monde, plus
rien n’est caché ni même occultable : le faible voit le fort, le pauvre voit le
riche. La dénonciation du fort et du riche devient facteur de mobilisation à
l’échelle mondiale et ainsi sujet de l’histoire.
De même en va-t-il de l’interdépendance. Si le système mondialisé est plus
interdépendant que souverain, son sort dépendra prioritairement des
conditions propres au maillon le plus faible. Les économies régionales et
l’économie mondiale deviennent peu à peu les otages des maillons les plus
incertains de la grande chaîne qui se constitue. L’avenir économique de la
Grèce ou de quelques pays méditerranéens fragiles est plus déterminant pour
l’Europe et son avenir que celui de la puissance allemande. On pourrait en
dire autant à l’échelle mondiale où, effectivement, les zones de faiblesse, tant
en matière d’approvisionnement que de production ou de consommation,
arbitrent l’évolution de l’économie de la planète. La mondialisation conduit
en outre à une progressive déterritorialisation du politique, les frontières
s’estompant et les souverainetés se défendant de plus en plus mal. Dans ce
jeu, les plus puissants perdent des atouts considérables. Les États-Unis qui,
dans un modèle international classique, semblaient totalement sanctuarisés se
trouvent désormais vulnérables, notamment à la progression d’une violence
transnationale.
La mondialisation consacre enfin une étonnante prolifération d’acteurs non
étatiques, qui sont tous potentiellement des acteurs internationaux, de plus en
plus présents sur la scène mondiale, parties prenantes de toutes les formes de
confrontation et d’antagonisme. Ils n’obéissent pourtant pas aux règles
westphaliennes ni aux logiques de puissance. Ils appartiennent à un univers
affranchi des règles traditionnelles de la puissance politique et peuvent, avec
leurs propres ressources infiniment plus faibles, perturber gravement le jeu
international. Que l’on songe, par exemple, aux hackers dans le champ de la
communication informatique, aux mafias de toute nature, à la contrebande et
à l’économie grise, aux contrefaçons et autres productions industrielles semi-
clandestines, aux acteurs « gérant » les populations migrantes, à la piraterie
maritime, et à bien d’autres « intrus ».
Sur un autre plan, la mondialisation a favorisé, ces dernières décennies,
une croissance exponentielle du nombre d’États. Constitué d’une dizaine
d’entre eux, le système westphalien en inclut maintenant près de deux cents.
Cette mutation a plusieurs conséquences. Réduire autant d’acteurs aux règles
simples de la puissance est devenu difficile. Concevable dans une histoire
européenne très oligarchique où un petit nombre d’États n’éprouvaient
aucune difficulté à se faire contrepoids, l’équilibre de puissance perd son sens
et son effectivité face à pareille inflation. La multiplication des États vient
dérégler le jeu classique édicté par les théoriciens et les stratèges d’autrefois.
À mesure que le nombre d’États souverains augmente, l’asymétrie entre eux
se renforce. Le temps n’est plus celui où la France avait pour rivale
l’Angleterre ou l’Espagne : désormais, Sainte-Lucie et Tuvalu coexistent sur
la même scène que la Chine et les États-Unis, mais surtout la République
centrafricaine s’affiche face à la communauté des vieux États, comme le
Libéria, la Sierra Léone ou le Burundi et bien d’autres victimes de crises
hautement déstabilisatrices pour tous.
Autrefois, le petit avait pour seul espoir de pouvoir se tenir à l’écart du jeu,
ce qu’il cherchait à faire presque systématiquement. Car, face au nombre
restreint de grands, ses chances de gagner paraissaient infimes. L’option de la
neutralité n’était pourtant jamais gagnée d’avance. Ainsi, durant la guerre du
Péloponnèse, au Ve siècle av. J.-C., les habitants de la petite île de Mélos
refusaient-ils de s’aligner sur Sparte ou Athènes (416-415) : Thucydide, dans
son Dialogue mélien, explique comment ils plaidaient leur neutralité en
invoquant le désir de rester hors d’un conflit qui ne les concernait pas. Mais
les Athéniens n’acceptaient pas ce discours, peu compatible avec leur propre
appétit, et considéraient en conséquence que les principes de justice ne
devaient plus s’appliquer, ceux-ci n’étant pertinents qu’entre puissances
égales. En vertu de quoi ils attaquèrent Mélos, tuèrent tous les hommes en
âge de combattre et réduisirent femmes et enfants en esclavage.
Aujourd’hui, la donne a changé : le feu peut venir du petit et emporter tous
ceux qui participent des mêmes enjeux, car, précisément, il ne dépend plus de
la puissance, mais du délitement et de la décomposition de celle-ci. Les
puissants restent adeptes de la logique athénienne qui, de plus en plus, leur
échappe : dans leur volonté de faire comme jadis et d’utiliser, face aux petits,
la loi du plus fort, ils en subissent régulièrement des déroutes. L’Arabie
saoudite ne parvient pas à s’imposer face au Qatar. Une des plus vastes
coalitions occidentales n’a pas réussi à faire rendre gorge aux talibans
afghans, comme, plus tôt, l’URSS, défaite à Kaboul. Les États-Unis n’ont pu
réduire la rébellion déclenchée en Irak après la chute de Saddam Hussein. Le
petit n’a plus le statut de Mélos ; il apparaît au contraire au centre du jeu
international.
Derrière ces facteurs, se profile une tendance nouvelle, qui s’apparente
presque à une loi et tend à s’imposer. Hier marginale, la faiblesse devient le
nouveau sujet de l’histoire, qui a d’ailleurs déserté le Vieux Continent :
l’Europe ne constitue plus le champ de bataille du monde. Les principaux
cratères se trouvent au Sud, dans cette vaste zone sahélienne, qui s’enfonce
jusque dans les profondeurs du bassin du Congo, mais aussi au Moyen-
Orient, avec ses deux ramifications : vers le Yémen au sud, vers
l’Afghanistan et jusqu’au Pamir à l’est. Ces nouveaux champs de bataille ne
sont plus la demeure des puissants, animés qu’ils sont par des acteurs souvent
dépourvus d’identité claire et de visibilité nette. Ils se structurent autour
d’une compétition, non de puissance, mais de faiblesse.
Ainsi s’articule le nouveau jeu des relations internationales : pendant des
siècles, la guerre a mis en scène la passion et la raison des puissants jusqu’à
en devenir leur mode de survie, leur façon de s’affirmer et de se régénérer.
Bref, la guerre ressemblait à un vieux tournoi dont les chevaliers étaient les
puissants consacrés. Aujourd’hui, l’inverse tend à s’imposer : certes, les
puissants ne se retirent pas sur l’Olympe ; ils continuent d’utiliser leur vieille
grammaire, de se mêler des conflits, mais ils ne sont plus que réactifs, mis en
échec, rejetés, presque marginalisés et parfois même humiliés. Dans cette
situation inédite, domine une étrange concurrence de faiblesse, comme si
cette dernière devenait le paramètre principal de conflits que, pour cette
raison, on n’ose plus appeler « guerres ».

L’effet de faiblesse
Identifions plus précisément les trois grandes faiblesses qui structurent
aujourd’hui le jeu international et se révèlent à ce titre déterminantes : celle
affectant certains États, celle pesant sur certaines nations et celle caractérisant
des liens sociaux qui ne parviennent pas à se construire pour donner
naissance à des sociétés civiles suffisamment fortes.
On a très vite repéré la faiblesse de l’État comme un enjeu majeur de la
période postcoloniale. Au début des années 1990, le Mur à peine tombé,
d’aucuns forgent le concept d’« État failli », qui s’appuie à l’époque sur une
réalité assez spectaculaire : celle de la Somalie du dictateur Siad Barre, dont
la chute débouche sur un chaos où s’affrontent une infinité de clans6.
Confortés par leur succès dans l’opération Tempête du désert contre l’Irak de
Saddam Hussein (1991), les États-Unis prétendent y rétablir l’ordre, pour
assurer la sécurité hautement stratégique de la Corne de l’Afrique.
George H. Bush, qui vit alors un moment électoral pénible, puisqu’il venait
d’être battu à l’élection présidentielle de novembre 1992, demande aux
Nations unies de lui confier cette mission. Pour légitimer l’opération Restore
Hope, le Département d’État doit démontrer que celle-ci ne viole pas la
souveraineté de l’État somalien, membre de l’ONU. Quelle meilleure façon
de le prouver que de déclarer ce dernier en faillite complète et en situation
d’effondrement ?
Ce concept connaîtra évidemment une belle carrière, devenant vite la clé
de bien des interventions occidentales. Il se révèle en effet moralement et
juridiquement indispensable : la rupture du contrat social dans un pays
justifie que l’on vienne porter secours à sa population en détresse. Mais, au-
delà de cet usage politique, nul ne peut contester que l’effondrement des États
représente un symptôme majeur des faiblesses politiques constatées au Sud,
une raison décisive d’inscription à l’agenda international, et l’une des causes
les plus répandues de conflit, en Asie et surtout en Afrique, tout
particulièrement en République démocratique du Congo, en guerre
pratiquement depuis soixante-huit ans, mais aussi en République
centrafricaine, en Somalie, un temps au Libéria, en Sierra Léone et au Soudan
du Sud, comme au Yémen et probablement en Afghanistan.
Au moins aussi ravageuse, la deuxième faiblesse affecte la construction
nationale de nombre de pays récemment parvenus à l’indépendance. En
Europe, les nations ont mis des centaines d’années à se constituer. Jusqu’au
XIXe siècle, leur faiblesse n’avait que peu de pertinence stratégique, l’essentiel
de la dynamique westphalienne, à la Renaissance et jusqu’en 1789, se
trouvant dans l’institution monarchique. Il en va tout autrement aujourd’hui :
la faiblesse d’une nation condamne son système politique, met en évidence la
nature factice de son contrat social et tend à dresser élites et populations les
unes contre les autres.
Pire : elle crée des solidarités transfrontalières, ceux de la même langue, de
la même ethnie ou de la même religion vivant dans des pays voisins apportant
naturellement leur aide à leurs « cousins » au-delà des frontières, favorisant
une internationalisation rapide du conflit. Ainsi en a-t-il été de
l’apparentement entre les Pachtounes afghans et les Pathans pakistanais, entre
les Kurdes syriens et turcs, entre les Turcs et les Chypriotes turcs, entre les
Touaregs des différents États du Sahel, etc. Cette faiblesse de la nation
constitue la cause directe de quelques-uns des conflits les plus meurtriers
parmi ceux qui ensanglantent actuellement la planète, comme au Mali, avec
l’opposition entre berbérophones, arabophones et Touaregs du Nord,
Bambaras et Dogons du Sud.
Les cas syrien et irakien apparaissent, dans ce genre, comme les plus
violents. En Irak, l’exemple frise le paroxysme : totalement irrationnelle,
l’intervention américaine fut organisée autour d’une stratégie explicite visant
à opposer sunnites, chiites et kurdes dans l’espoir d’abord d’isoler le pouvoir
sunnite de Saddam Hussein, puis de concevoir le rêve désastreux d’une
fédération qui ressemblerait aux États-Unis. Le cas syrien semble plus
complexe, mais la prolifération d’organisations combattantes montre combien
la société s’est déchirée dans son hostilité au pouvoir dictatorial de Damas,
mais aussi dans l’extraordinaire variété de ses composantes : sunnites
majoritaires mais divisés entre sensibilités quiétistes, salafistes de diverses
obédiences, chrétiens, kurdes, turkmènes, druzes et, bien entendu, alaouites.
Dans l’un et l’autre cas, nul ne peut soupçonner les États de faiblesse. Certes,
leur légitimité était plus que douteuse et d’une intensité très faible, mais leur
capacité d’action et de répression restait extraordinairement élevée, surtout en
Syrie. C’est donc bien la nation, et non l’État, qui se trouvait en situation
d’échec, alimentant la violence des combats et surtout leur durée.
La troisième faiblesse vient moins spontanément à l’esprit, mais se révèle
pourtant éminemment belligène : elle touche, cette fois, au lien social. Nous
avons vu à quel point les États accédant à l’indépendance avaient eu du mal à
gérer la naissance d’une véritable société civile capable de les stabiliser.
Deux facteurs interviennent de manière remarquable.
Le premier tient à la difficulté de concevoir des solidarités horizontales là
où l’emportent les solidarités verticales, notamment les liens de clientèle, et
là où les réalités segmentaires, opposant clans, tribus, familles, voire ethnies
gênent la construction d’une culture associative : autant d’éléments qui, en
faisant échec à la société civile, affaiblissent le jeu social et le soumettent soit
au pouvoir politique d’un État-patron, soit à l’arbitraire du jeu intertribal.
L’autre facteur est lié au niveau très bas des indices de développement
humain (IDH). Déjà, à la fin des années 1960, dans le contexte d’une pensée
développementaliste, on considérait qu’un développement trop faible ne
pouvait que nuire à la démocratie et, d’une façon plus générale, à la stabilité
politique des nouveaux États7. Depuis, les recherches se sont affinées : elles
dénoncent moins l’insuffisance du développement économique que celle du
développement social. Elles démontrent notamment qu’une urbanisation
rapide, comme en Afrique, avec un niveau moyen du produit intérieur brut
(PIB) par habitant d’environ 1 000 dollars, ne peut en aucun cas être aussi
harmonieuse que celle qui s’est réalisée très lentement en Europe ou plus
activement en Asie avec, à l’époque, un PIB par habitant d’environ
3 600 dollars.
En Afrique, le phénomène intervient dans la douleur et dans la violence,
avec force bidonvilles, habitats précaires, coexistences extraordinairement
dangereuses entre populations très pauvres et très riches. À Lagos, depuis le
pont qui domine le bidonville de Makoko construit sur la lagune pour
quelque 100 000 âmes, on devine avec peine, à travers les épais nuages de
pollution, les immeubles prestigieux que la bourgeoise pétrolière nigériane a
pu se faire construire à quelques encablures. Le contraste est assez fort pour
tuer dans l’œuf toute tentative de constitution d’une société civile capable
d’un minimum de coexistence et d’harmonie. On perçoit aussi les
nombreuses antennes paraboliques qui permettent aux plus pauvres de
découvrir les plus riches, là-bas, au-delà des mers, de mondialiser ainsi leur
imaginaire et de lui donner un tour revendicatif souvent violent.
Dans ce contexte désolé et incroyablement tendu, la délinquance devient ce
que Durkheim appelait en son temps un « phénomène normal », tant apparaît
évident et brutal le décalage entre les attentes des nouvelles populations
urbanisées et leur sort réel. Ici, faiblesse se combine avec déviance pour
expliquer une forme de mobilisation potentielle très dangereuse. Cette
dernière allie frustration sociale et besoin de transgresser les normes, mettant
la délinquance au service d’une protestation dirigée contre un jeu social qui
exclut. Elle place du même coup les futurs entrepreneurs de violence en
situation objective de coopération avec les entrepreneurs mafieux.
Cette curieuse alliance, qui conduit à d’innombrables tractations entre
djihadistes et trafiquants en tous genres, constituera une base solide pour les
formes nouvelles de conflictualité internationale. Tout l’effet d’aubaine se
trouve ainsi en place. Il est trop fort, trop tentant peut-être, aux yeux des
entrepreneurs de violence, pour ne pas conduire à des options stratégiques qui
expliquent ces comportements et ces processus sociaux violents, parfois
déroutants vus du Nord, mais d’une rare banalité dans les mobilisations
politiques au Sud.

La nuisance, nouvelle arme du faible


Au niveau des États eux-mêmes, la même logique fait son chemin. Dans
un premier temps, les plus faibles d’entre eux avaient pris tellement
d’importance avec les guerres de décolonisation qu’il leur fallait trouver sans
tarder des moyens d’exister et peut-être de contrebalancer la puissance des
anciens. La découverte fut progressive, commençant par ce que la science
politique américaine nomme le soft balancing : faute de disposer du hard
power, il est nécessaire de se procurer d’autres ressources peu dispendieuses,
accessibles aux plus pauvres8.
D’où le recours à la propagande qui, même rudimentaire, joua un rôle si
important dans les premiers temps des indépendances. Les idées de nation, de
souveraineté et de développement, qui forgeaient la cause du faible comme
évidemment plus juste et plus urgente que celle du fort, furent mobilisées
face à une puissance encore incomplètement vaincue. Les ONG qui se
constituèrent dans cette période de notre histoire contemporaine furent les
premières à répondre à cet appel : elles conçurent peu à peu une idéologie
humanitaire, première forme de rééquilibrage d’une puissance maintenue, en
face, dans ses équations d’origine.
Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur ce que d’aucuns ont qualifié de
« dérive humanitaire », et beaucoup à épiloguer sur les contradictions que
cette dernière venait alimenter. Ne jonglait-elle pas de manière étrange avec
le concept de souveraineté, pourtant chèrement acquise ? N’ouvrait-elle pas
la porte de l’intervention et de l’ingérence, que les puissances sauront
franchir à titre de revanche, comme pour se refaire une santé ? N’aidait-elle
pas à survivre dans le malheur et la souffrance, certaines ONG devenant un
genre de « Samu » mondial, bien plus qu’une source de solutions nouvelles ?
Peu à peu s’ouvrait ainsi une sorte de marché mondial de la pitié, donnant des
pays du Sud une image où seuls les prospectus vantant leur sable blanc
nuançaient la dureté de la réalité. Le soft balancing a vite échoué et ne s’est
donc jamais imposé comme le recours privilégié des faibles.
Très vite, certains d’entre eux comprirent que le vrai levier se trouvait dans
la capacité de faire mal et peut-être plus mal que le puissant ne le pouvait
désormais : la nuisance s’imposa comme la nouvelle arme du faible. Avec un
peu de ruse et très peu de moyens matériels, on pouvait frapper le géant, le
blesser et même le neutraliser dès lors qu’on atteignait son opinion publique.
Quand l’armée du Nord-Vietnam lança la grande offensive du Têt, au début
de l’année 1968, le corps expéditionnaire américain avait marqué son
avantage sur le terrain. Mais les victimes en son sein étaient suffisamment
nombreuses pour que la majorité de la population américaine se retournât et
exigeât l’arrêt des hostilités. Voilà comment une victoire militaire peut se
transformer en défaite politique, prouvant, du même coup, que le faible
n’était pas désarmé, et qu’il l’emportait même en jouant sur l’opinion
publique de son adversaire. Quelques années auparavant, la France avait
connu le même processus en Algérie : son armée, sortie victorieuse de la
bataille d’Alger en 1957, avait dû, cinq ans plus tard, se résigner aux accords
d’Évian, après un retournement de l’opinion métropolitaine, suite notamment
aux attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et à la tuerie de
Charonne.
Une nuisance bien exploitée peut donc désormais vaincre la puissance.
Cette leçon a été comprise très tôt, si bien qu’elle a ouvert la voie à des
entrepreneurs politiques d’un nouveau genre : ils pariaient que certains
instruments de nuisance, au demeurant peu coûteux, leur assureraient une
mobilisation politique efficace au sein d’une population meurtrie, encore
gouvernée par l’humiliation et les frustrations. Plus : qu’ils feraient d’eux des
acteurs politiques majeurs. Ces organisations nouvelles se sont vite imposées
comme « entrepreneurs de violence », au sens wébérien du terme, c’est-à-dire
comme des acteurs qui poursuivent un objectif rationnel, sans nécessairement
y mettre de la passion, mais simplement la volonté de mobiliser les
instruments adéquats leur permettant d’exister, de s’implanter, de dominer,
donc de gagner. Une longue histoire s’amorce ainsi, où l’on retrouvera des
noms bien connus : Al-Qaida, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), Al-
Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), État islamique (Daesh), Ansar
Dine, etc.
Cette élaboration stratégique mérite d’être ramenée aux descriptions que
les sociologues nous proposent de la « déviance » : un comportement de
transgression qui naît d’une trop forte distorsion entre les espoirs et les
réalisations et qui ouvre tout un marché, où des entrepreneurs se disputent des
clientèles. Le canon ne peut plus grand-chose contre un processus dont
l’enracinement social est plus qu’évident. Les vieilles solutions
westphaliennes sont ainsi puissamment défiées : là où la mise en échec des
entrepreneurs de violence supposerait d’abord de les priver de clientèle en
agissant sur le tissu social, la culture stratégique traditionnelle penche
presque toujours du côté de l’intervention militaire et de la réédition
scabreuse d’une hypothétique nouvelle bataille de la Marne qui déciderait du
vainqueur…
Jouissant de ressources qui s’enracinent au cœur même de sociétés
meurtries, ces entrepreneurs se sont imposés comme de vraies entités
proactives du jeu international, à même de contrôler, à coups de drames, les
principales pages de l’agenda des événements mondiaux. Au vu de ce que fut
le début de notre troisième millénaire, on peut même se demander qui,
d’Oussama Ben Laden ou de George W. Bush, a le plus contribué à en écrire
l’histoire…

« Pour la première fois dans l’histoire,


les moins puissants exigent quelque chose
des plus puissants »
Les entrepreneurs de violence ne sont bien entendu pas les seuls à tirer
profit de cette politique de la faiblesse. Celle-ci peut également bénéficier,
beaucoup plus noblement, à l’ensemble des États nés de la décolonisation.
Une formule prémonitoire est attribuée à Jawaharlal Nehru, prononcée lors
du premier sommet des non-alignés à Belgrade en 1961. Dans un contexte de
guerre froide extrêmement tendu, la conférence avait décidé d’envoyer des
émissaires à John F. Kennedy et à Nikita Khrouchtchev pour leur demander
instamment de modifier leur politique internationale afin de s’engager dans
un début de détente. Le Premier ministre indien aurait alors eu cette
réflexion : « Pour la première fois dans l’histoire, les moins puissants exigent
quelque chose des plus puissants9. » Peut-être était-ce là le début d’une
longue aventure, d’une formidable inversion que, bien sûr, les puissants de
l’époque n’ont pas immédiatement saisie.
Un système international s’esquissait encore timidement, où le puissant ne
pouvait plus faire ce qu’il voulait : certes, à l’époque, on restait sur un plan
rhétorique, avant que ces orientations ne prennent une forme revendicative
plus concrète, à laquelle la conférence d’Alger, tenue en septembre 1973,
donna un visage officiel, en réclamant un « nouvel ordre économique
international » qui allait devenir la nouvelle grammaire des pays du Sud,
singulièrement du G77.
Aujourd’hui, en revanche, l’innovation affecte jusqu’aux principaux
conflits : de plus en plus, les puissants sont amenés à frapper à la porte des
moyens ou des faibles afin de revenir dans le jeu, de participer aux solutions,
même lorsque les enjeux ne les concernent pas, d’éviter à leur tour de subir
une humiliation sur la scène mondiale. De ce point de vue, les tristes épisodes
de la guerre de Syrie, de la prise d’Alep, en décembre 2016, à l’assaut contre
la Ghouta orientale, au début du printemps 2018, démontrent à l’envi non
seulement le désarroi des Occidentaux, complètement hors-jeu, mais aussi
l’embarras d’un pouvoir russe qui, par-delà de faciles victoires militaires, ne
parvient pas à trouver, encore moins à imposer, une issue politique et
diplomatique.
Cette inversion fait que, de nos jours, l’acteur régional détient plus de
capacité que l’acteur mondial, et que l’acteur local apparaît lui-même plus
fort que l’acteur régional. Plus proches, plus socialement et politiquement
impliquées, les puissances régionales moyen-orientales – l’Iran, l’Arabie
saoudite et la Turquie – disposent, dans le conflit syrien, d’une capacité
d’action supérieure à celle des puissances mondiales, la Russie et a fortiori
les États-Unis. Quant aux acteurs locaux, de Jaish al-Islam (l’Armée de
l’islam, proche de l’Arabie saoudite) à Ahrar al-Sham (Mouvement des
hommes libres de Syrie, de sensibilité nationaliste et salafiste), Liwa al
Tawhid (Armée de l’unicité, proche des Frères musulmans) et ces
innombrables autres milices qui se font, se défont, s’allient, puis s’affrontent,
ils jouissent d’une bien plus grande latitude d’action que leurs protecteurs, et
ces protecteurs que leurs chaperons de naguère…
Face à cette extraordinaire mutation, les grandes puissances d’hier sont
paradoxalement prisonnières de ressources prodigieuses, dont l’arme
nucléaire constitue le plus beau chevron. Celle-ci s’affirme pourtant en
décalage croissant par rapport aux nouveaux enjeux conflictuels. Quant aux
doctrines sophistiquées, forgées au temps de la guerre froide, reposant sur la
dissuasion et l’équilibre de la terreur, elles sont comme pétrifiées dans leur
gloire passée : la question de leur réengagement dans les formes nouvelles de
conflictualité est à peine posée, si l’on excepte le projet parfois évoqué, par
George W. Bush, puis par Donald Trump, de miser sur leur miniaturisation
pour pouvoir en faire usage « face au terrorisme » et donc dans les conflits
nouveaux.
En même temps, l’arme atomique devient, pour les puissances
contestataires du Sud, un instrument d’affirmation. La course à sa possession
apparaît de plus en plus comme un moyen privilégié de s’arracher au statut de
« citoyen passif » du monde et d’accéder à la « première division ». Ici, à
nouveau, la puissance est rattrapée par la faiblesse, les superpuissants se
révélant incapables d’empêcher l’ascension des petits vers le club nucléaire,
comme le montre la crise coréenne…
La montée de la capacité d’action du faible suscite plusieurs réactions de la
part des vieilles puissances. Celle des néoconservateurs s’apparente au déni :
selon eux, l’histoire n’a pas changé, la puissance permet toujours de maîtriser
le jeu conflictuel, et cette mission doit plus que jamais être accomplie au nom
de la vertu et des valeurs universelles. Telle était la vision de
George W. Bush, manifeste dans sa thèse concernant le Greater Middle East,
comme celle, plus atténuée, de Nicolas Sarkozy et de François Hollande dans
leurs multiples entreprises africaines.
La deuxième réaction est au cœur du débat qui déchire le camp libéral
américain. L’un de ses représentants, John Ikenberry, professeur à Princeton,
plaide pour un Léviathan libéral qui, à ses yeux, reste possible : quelles que
soient l’usure de la puissance, « victime, dit-il, de ses propres succès », et
l’incertitude des formes nouvelles de conflictualité, l’Empire libéral peut
toujours triompher et jouer le rôle de « stabilisateur », à condition d’agir de
façon adroite, en mobilisant le smart power10. La thèse influença fortement
Hillary Clinton, face à Barack Obama qui incarna l’autre terme du débat.
Jugeant acquise la modification profonde des rapports entre faiblesse et
puissance, le 44e président des États-Unis a conçu, sans toutefois la théoriser,
une stratégie, et même une politique étrangère nouvelles. Celles-ci sont faites
de retraits, de défiance à l’égard de toute intervention militaire, compensés
dans son esprit par une réactivation des vieux principes libéraux de libre-
échangisme, de libéralisation de l’économie mondiale, d’intensification des
échanges.
Une ultime variante semble aujourd’hui faire fortune avec l’élection de
Donald Trump : la volonté, devant l’épuisement du vieux monde, de se
replier frileusement à l’intérieur des nations et de se référer plus
prioritairement que jamais à une idée, réincarnée ou recyclée, d’intérêt
national. Ce n’est plus America everywhere, mais America first qui revient
sur le devant de la scène, faisant écho à la montée des discours ethno-
nationalistes et des politiques étrangères néonationalistes qui s’imposent un
peu partout sous des formes diverses : au Royaume-Uni avec le Brexit, en
Europe de l’Est à travers le discours d’un Viktor Orbán ou d’un Jarosław
Kaczyński, mais aussi chez Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdogan en
Turquie, Rodrigo Duterte aux Philippines…11. Comme si, face à ce monde
qui n’est plus vraiment westphalien ni même autorégulé par la puissance,
l’essentiel était de se claquemurer chez soi, et d’utiliser la force dès que son
intérêt national est gravement menacé, ou plutôt quand on prétend qu’il
l’est… Pourtant, tel qu’il est porté par les anciens, ce néonationalisme
confirme, par l’absurde, le succès de la faiblesse.

1. Thomas HOBBES, Léviathan, Sirey, Paris, 1971 [1651].


2. John MEARSHEIMER, « The false promise of international institutions », International Security,
vol. 19, no 3, hiver 1994-1995, p. 5-49 ; idem, The Tragedy of Great Power Politics, W.W. Norton,
New York, 2001.
3. Charles KINDLEBERGER, La Grande Crise mondiale, 1929-1939 (trad. de l’allemand par
H. P. Bernard), Economica, Paris, 1988 [1973] ; Robert GILPIN, War and Change in World Politics,
Princeton University Press, Princeton, 1981.
4. Joseph NYE, Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York,
2004.
5. Voir Bertrand BADIE, Le Temps des humiliés, Odile Jacob, Paris, 2014.
6. William ZARTMAN (dir.), The Collapsed State. The Disintegration and Restoration of Legitimate
Authority, Lynne Riener, Boulder, 1995.
7. Voir notamment les travaux de Bruce M. RUSSETT (dir.), Economic Theories of International
Politics, Markham, Chicago, 1968.
8. Robert PAPE, « Soft balancing against the United States », International Security, vol. 30, no 1, été
2005, p. 7-45.
9. Cité dans Mohamed Hassanein Heikal, Nasser, op. cit., p. 330.
10. John IKENBERRY, Liberal Leviathan. The Origins, Crisis, and Transformation of the American
World Order, Princeton University Press, Princeton, 2012.
11. Voir Bertrand BADIE et Michel FOUCHER, Vers un monde néo-national ? Entretiens avec Gaïdz
Minassian, CNRS Éditions, Paris, 2017 ; Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Le Retour des
populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, Paris, 2018.
4.
Sociétés en guerre et sociétés guerrières

La politique de la faiblesse, telle que nous l’avons définie, a transformé en


profondeur le système international, jusqu’à modifier totalement la nature
même des conflits, à tel point qu’il paraît désormais plus raisonnable de
parler, à leur propos, de « nouvelle conflictualité internationale » que de
guerre1. Qui dit faiblesse dit décomposition des institutions, effondrement de
l’État ou de la nation, affaissement du lien social. Du coup, la faiblesse vient
recentrer la conflictualité sur la vie intérieure des États : les statistiques le
montrent sans conteste, nous sommes entrés dans une période de l’histoire où
les conflits intra-étatiques l’emportent très largement en nombre sur les
conflits interétatiques2. Plus encore : leur essence même, c’est-à-dire leur
mode de formation et de transformation, s’en trouve massivement affectée.
En même temps, cette nouvelle forme de conflictualité, surgissant de
l’intérieur des sociétés, se distingue par une capacité d’internationalisation
exceptionnellement rapide.
Il convient donc de comprendre la genèse de ces conflits d’un nouveau
type, ces mécanismes nés dans l’intimité des sociétés et non plus dans la
rivalité de puissance, mais prompts à acquérir une dimension internationale
des plus sensibles. Cette dernière prend une tournure d’autant plus
remarquable que de telles crises amorcent le plus souvent une intervention
étrangère, laquelle va accélérer le processus d’internationalisation, le
compliquer encore davantage et le rendre instable.
Le grand virage tient à l’identité plus sociale que politique de cette
nouvelle conflictualité. On est comme déporté de la science politique vers la
sociologie, comme si les instruments de la seconde se révélaient plus
opératoires que ceux, classiques, de la première et, plus encore, que ceux
issus des études stratégiques. Pour prendre la mesure de cette intense
transformation, il faut passer de l’étude phénoménologique de ces nouveaux
affrontements à la prise en compte de ce qui leur est sous-jacent et qui
apparaît comme une forme nouvelle de violence internationale. Nous voici au
fond du problème : il s’agit de réinterpréter cet inédit qui ne ressemble plus
en rien à la violence interétatique d’autrefois que Thomas Hobbes symbolisait
par le combat de gladiateurs. Partant de là, il convient de prendre en compte
l’identité des acteurs impliqués qui ne sont plus les mêmes : ces conflits
n’opposent plus des armées, mais des milices qui s’enracinent dans
l’ordinaire de la vie sociale quotidienne, non plus seulement les princes
auxquels l’histoire nous avait habitués, mais, plus fréquemment, des
seigneurs de guerre, au profil souvent déroutant. D’où une représentation
nouvelle de la carte du monde, dans laquelle le rôle déterminant revient aux
sociétés elles-mêmes, parfois sur un mode tragiquement paroxystique
donnant naissance à de véritables « sociétés guerrières ».

Guerres d’hier, conflits d’aujourd’hui


Par rapport à la guerre classique, la distance est considérable et souvent
négligée. Certes, la conflictualité interétatique n’a pas totalement disparu,
lorsqu’elle oppose, par exemple, le Pakistan à l’Inde ou les deux Corée entre
elles. Mais la référence systématique au passé reste dangereusement
exagérée : tout se passe comme si les vieilles puissances recomposaient les
conflits d’aujourd’hui par un habillage forcé, emprunté aux guerres
répertoriées.
L’erreur est aussi profonde que coûteuse : hier, la guerre s’apparentait à
une compétition de puissance ; aujourd’hui, elle apparaît comme une
compétition de faiblesse. Un éclairage géographique suffit à s’en convaincre.
Pour la première fois depuis des siècles, le champ de bataille du monde ne se
situe plus en Europe, cœur battant de la puissance d’autrefois et où ne
demeurent que quelques scories de l’ancienne conflictualité : il se trouve à la
fois au Moyen-Orient et en Afrique, là où la puissance cède devant la
faiblesse. Cette conflictualité nouvelle connaît en outre une dynamique
d’expansion en tache d’huile pour couvrir une zone toujours plus vaste que le
foyer d’origine. Elle perd même tout sens géopolitique en disposant d’un
système complexe de rhizomes, grâce auquel l’écho des conflits partis du
Sahel ou de la Mésopotamie retentit dans les banlieues de Paris, de Londres
ou de Munich, voire de Karachi, Dar es Salam ou Istanbul.
Derrière cette configuration nouvelle, forgée dans une crise où se mêlent
faiblesses institutionnelles et délitement des liens sociaux, s’impose un acteur
devenu central : le seigneur de guerre, maître des milices3. Ce couple
warlord-milice révolutionne les données mêmes des conflits. Le seigneur de
guerre est irréductible à l’État westphalien qui s’est précisément construit
contre lui à l’origine. Cette revanche est celle d’un entrepreneur qui sait
capter à son profit les allégeances déçues ou dispersées, les identités
déstabilisées, les fonctions politiques inaccomplies : son succès tient à sa
capacité de ramasser à son profit tous les symptômes de faiblesse qui furent
fatals à l’État, à la nation et aux sociétés civiles avortées.
S’appuyant, pour gagner, sur les faiblesses de la « modernité politique », il
dispose presque partout de l’initiative stratégique qui se présente à lui comme
un choix : il opte soit pour une attitude coopérative, soit pour une pratique
compétitive plus ou moins violente. Il peut choisir de négocier des
compromis avec ses semblables pour gérer de fait un État effondré ou
préférer, dans les contextes de crise les plus aigus, affronter directement ses
rivaux dans l’espoir de prendre l’avantage. Dans le second cas, il déploie une
action faite d’imprévisibilité, de retournements de positions, de scissions de
toute nature, de négociations impossibles, de conversions d’un camp à
l’autre… Ainsi, en Somalie, se révélèrent, au rythme de la guerre, des
seigneurs sans cesse nouveaux, dont la prolifération alimenta le conflit, tout
comme au Libéria, au Congo, en Afghanistan, en Syrie. L’inflation fait la loi.
Le seigneur de guerre n’existe que grâce à ses milices, ces armées privées
qui portent cette conflictualité, et au milieu desquelles se perdent les armées
traditionnelles des États survivants. Pire : pour réagir, ceux-ci recrutent ou
contractualisent à leur tour des milices privées, à l’instar de Bachar el-Assad
dans le conflit syrien, imité par la Russie elle-même dans ses démonstrations
de puissance en Mésopotamie ou en Ukraine, où elle mobilise le groupe
Wagner, véritable armée privée financée par Evgueni Prigojin, oligarque
proche du Kremlin.
Ces milices obéissent à une tout autre grammaire, comme l’évoque
l’exemple des Maï-Maï, particulièrement significatif des belligérants sur le
sol africain. Les origines de cette étrange milice demeurent assez floues : elle
apparaît sous cette appellation, au début du XXe siècle, au Tanganyika, issue
d’une révolte organisée par des combattants dotés de pouvoirs magiques ; elle
se voulait alors société de résistance à des pouvoirs et à des oppressions
devenus insupportables pour la population. C’est dans l’accomplissement de
cette fonction qu’elle se transforme en milice et bâtit peu à peu une société
guerrière.
On la retrouve parfois lorsqu’une nouvelle conflictualité prend forme. Elle
réapparaît ainsi lors de la deuxième guerre qui affecte la République
démocratique du Congo (1998-2002), d’abord pour résister à la pression du
voisin rwandais, puis, ralliée soudainement à celui-ci, pour combattre le
gouvernement de Kinshasa. Autrement dit, elle évolue d’une posture à une
autre avec, pour seule rationalité, la détermination de survivre et de croître à
travers les conflits. Elle s’active, par la suite, dans d’autres régions du Congo,
et notamment au Katanga, où elle viendra vite alimenter et renforcer le jeu
conflictuel. L’essence de tous ces conflits consiste dans l’art de savoir… les
entretenir, dans cette capacité des milices à renforcer la confrontation pour
construire, par sa pérennisation, un nouveau système social.
La guerre perd alors de sa finalité pour devenir sa propre fin : elle fait, de
cette manière, le jeu de nombreux acteurs. D’abord, celui des seigneurs de
guerre qui s’y renforcent, tels ces généraux maï-maï, Lwengamia Dunia, dans
le Kivu, ou Gédéon Kyungu Mutanga (« commandant Gédéon »), au
Katanga : ils apparaissent et réapparaissent d’un conflit à l’autre, au gré du
rebondissement des scénarios, dans des alliances complexes, mais surtout
dans des jeux qui ne sont jamais durablement coopératifs. Ensuite, celui des
milices elles-mêmes qui profitent de la guerre, occasion de razzias, de
captation de troupeaux, de vols, de viols, de confiscations en tous genres : le
banditisme devient le nerf de cette nouvelle guerre, après en avoir été le
simple supplétif. Bref, le conflit s’entretient par un jeu infini de scissions,
permettant au plus grand nombre d’acteurs de faire fortune : les causes
originelles sont loin et le jeu social s’en trouve rigoureusement inversé par
rapport à son essence contractuelle.
C’est ce que l’on retrouve au Libéria, lors de la scission intervenue en
1990 au sein du Front national patriotique du Libéria (NPFL) qui oppose
Prince Johnson à Charles Taylor, avant que d’autres scissions n’interviennent
à leur tour. C’est aussi ce que l’on observe en Somalie, quand la victoire
d’Ali Mahdi qui conquit la tête du Congrès de la Somalie unie (USC,
dominée par le clan Hawiye) conduisit, en février 1991, son rival, Mohamed
Farah Aïdid, à faire scission au nom… du sous-clan Haber Guedir et à créer
la Somalia Salvation Alliance, officialisée comme nouvelle force et nouvel
acteur : le tissu social ne cesse ainsi d’être réinventé, la prolifération des
seigneurs devient donc bien en elle-même un instrument de pérennisation de
la guerre.
Pour la même raison, disparaît, avec ces guerres de faiblesse, la sacro-
sainte distinction entre État et société. Dans le modèle westphalien, la guerre
passait pour la propriété exclusive des États, la société se trouvant, à
l’origine, largement à l’extérieur, indirectement touchée par les hostilités
opposant des armées formées de nobles ou de professionnels. Dans la
nouvelle conflictualité, la société occupe au contraire une position centrale :
c’est en son sein que l’on trouve les principaux acteurs et surtout les
principales victimes. La mobilisation des populations civiles représente le
cœur de la confrontation, tandis que l’armée va jusqu’à se protéger en priorité
ou à profiter de la situation, restant souvent en marge des affrontements entre
les éléments les plus violents.
On comprend à quel point Clausewitz est loin : le modèle qui a sacralisé la
conception westphalienne de la guerre ne joue plus aucun rôle ; rien ou
presque ne subsiste de la grammaire qui en a dérivé. Pour le stratège prussien,
la guerre n’existait que par sa finalité politique, tandis que la nouvelle
conflictualité se caractérise par le décrochage de celle-ci, voire par une totale
« définalisation », ou, en tout cas, un éparpillement des buts qui perdent de ce
fait tout ordre hiérarchique. Dans le modèle clausewitzien, il s’agissait de
terrasser l’ennemi : aujourd’hui, l’ennemi apparaît fragmenté, disséminé et
instable, quand on parvient encore à l’identifier. L’idée de pouvoir clore un
conflit par une bataille décisive se transforme en pure illusion. De même,
dans l’ancien modèle, le territoire était roi et s’accomplissait militairement à
travers l’idée-maîtresse de « champ de bataille » ; la nouvelle conflictualité
ne connaît plus de territoire, les acteurs n’en sont plus propriétaires ni
dépositaires. Même l’espace de mobilisation semble incertain.
À travers cette première approche de la nouvelle conflictualité, on perçoit
comme une graduation en forme d’itinéraire. De cette violence sociale inédite
se dégagent en effet des zones de conflictualité à intensité variable qui, dans
les cas les plus dramatiques mais hélas les plus accomplis, donnent naissance
enfin à des sociétés guerrières. Comment cette décomposition interne crée-t-
elle les conditions de l’internationalisation brutale que nous avons suggérée ?
Souvent mal connue et mal comprise, parfois même invisible, cette dernière
se place pourtant au cœur de notre sujet. On ne peut l’appréhender qu’en
prenant pleinement en compte les dynamiques sociales inédites qui la sous-
tendent.

L’essor de la déviance, violence sociale


internationale
En réalité, nous faisons tout simplement face à une nouvelle histoire de la
violence internationale, émancipée des notions de souveraineté et même
d’État et de nation. Cette séquence inédite surgit des profondeurs d’un jeu
social anomique, troublé et dénaturé. Comme si se constituait, avec les
processus issus de la décolonisation et de la mondialisation, une déviance qui,
d’origine nationale, s’internationaliserait progressivement, avec, au nombre
de ses expressions, la figure connue du djihadisme. Ce n’en est évidemment
pas la seule, n’en déplaise à ceux qui voudraient faire de l’islam la seule
source contemporaine de violence, alors que, dans bien des lieux, les
musulmans deviennent au contraire la cible de telles violences : que l’on
pense aux Rohingyas en Birmanie, aux incidents intercommunautaires au
Sri Lanka ou encore aux tensions interreligieuses en Inde…
La faiblesse de l’État, de la construction nationale et du lien social pèse sur
les normes qui gèrent les sociétés du Sud, les rendent étrangères à bon
nombre de ses acteurs, inefficaces, illégitimes, mais aussi suspectes, partiales,
voire a priori hostiles, donc promptes à susciter la déviance, de façon assez
marquée pour provoquer des conflits potentiellement violents. À cela s’ajoute
l’effet majeur et décisif de la mondialisation, telle qu’elle s’est amorcée et qui
a favorisé une brusque invasion normative de l’espace mondial, peu comprise
et mal acceptée au Sud, tant les règles et les valeurs qui en dérivaient
reproduisaient et renforçaient, dans l’esprit des populations mobilisées sur
des sujets plus domestiques, l’image déjà bien connue de la domination.
On retrouve ainsi toutes les composantes répertoriées de la déviance, telle
qu’une sociologie de tradition durkheimienne4 l’a conceptualisée. La
déviance se caractérise par l’adjonction de trois éléments : une norme mal
acceptée, sa transgression sous forme de protestation brutale et la réaction de
la société pour neutraliser les déviants. Le phénomène est évidemment
remarquable à l’intérieur des sociétés issues de la décolonisation, faiblement
institutionnalisées, dotées de régimes peu légitimes, autoritaires et peu
redistributeurs, piégés par la nature dysfonctionnelle de l’État importé, mais il
est inédit et plus profond encore sur le plan international. La mondialisation
produit aujourd’hui, à l’échelle planétaire, ce que l’urbanisation provoquait
au sein des nations européennes au XIXe siècle et au début du XXe : un
changement social brutal, incontrôlé, donnant naissance à un espace inédit et
désormais sans limites, qui socialise à la violence et à la déviance.
La violence internationale qui se forme à notre époque peut se comprendre
à travers la difficulté de passer d’un monde dont le système normatif se
limitait à régler grossièrement la compétition stato-nationale à un monde dans
lequel la norme se mêle de tout, conduites politiques, sociales, économiques,
consommation, culture, art… Cette foudroyante « normalisation » de l’espace
mondial est perçue comme d’autant plus agressive qu’elle provient des
mêmes lieux, qu’elle se berce du même universalisme naïf et provocant, sans
disposer des relais institutionnels dont elle aurait besoin pour s’imposer
partout. La règle n’existe en effet à l’échelle mondiale qu’à travers la
domination lointaine exercée par ceux qui en sont les entrepreneurs. De ce
point de vue, le contraste avec l’ancien jeu international paraît saisissant :
celui-ci rassemblait un petit nombre d’États de même culture et ne comptait
que très peu de normes communes, tout juste assez pour régler le jeu de
compétition interétatique. Aujourd’hui, la norme doit tout couvrir… et
s’imposer, en moins d’une génération, au monde entier dans son extrême
complexité sociale et culturelle…
Au lieu de construire prudemment, ensemble, un système normatif
permettant à tous de vivre avec tous, les vieilles puissances ont prétendu
forger seules les notions de justice universelle, mais aussi de « guerre juste »
qui fait un retour en force pour sanctionner le respect de principes devenus
brutalement universels. Même si certains manifestaient ainsi de nobles
intentions, la perception de cette nouvelle guerre par ceux qui la subissent ne
pouvait qu’être funeste.
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que des comportements sociaux
de transgression violente aient surgi dans la plupart de ces espaces sociaux
brutalement intégrés au jeu international. La transgression est devenue un
langage de doute, puis de contestation et enfin de rébellion contre un ordre
international décrété, considéré comme venant du dehors, c’est-à-dire aux
couleurs de l’ancien colonisateur, le chrétien, l’Occidental, voire le
« Blanc »… Pour reprendre la formule du sociologue américain Edwin
Lemert, on dira même que cette forme de déviance est « plus secondaire que
primaire », dans la mesure où elle suscite un véritable rôle de déviant,
conduisant celui qui en est porteur à se définir comme tel5 : un nouveau rôle
social international est ainsi inventé.
Cette violence sociale internationale intervient comme la projection d’un
comportement de transgression face à une adhésion immédiatement réclamée
à tous, quels que soient leur culture, leur statut social et leur situation
économique. Les formes nouvelles qui en dérivent s’inscrivent donc comme
résultats des stratégies avortées d’intégration sociale, aussi bien sur le plan
national qu’international. Cette mobilisation inédite recrute ceux qui se
trouvaient objectivement hors de portée des instances classiques de
socialisation. C’est dans la pauvreté du lien social, dans la déliquescence des
familles traditionnelles, mais surtout dans des formes inédites de contre-
socialisation que ces nouveaux réseaux de violence se constituent une base
populaire, voire forment une véritable contre-société.

Boko Haram, ou la contre-socialisation violente


À travers l’exemple de Boko Haram, on mesure le rôle de la
décomposition sociale comme vecteur de recrutement. Ceux-là mêmes qui se
trouvent éloignés de leur famille, jeunes chômeurs, mendiants aux « petits
boulots », livrés à la rue d’énormes macropoles ou simplement de villes
grandissantes, ceux qui n’ont aucune chance d’intégration sociale et
notamment scolaire, ceux qui pratiquent la petite délinquance quotidienne,
tous sont en quête de ces contre-socialisations que nous observions déjà du
temps de Lamine Dramé et qui prennent aujourd’hui une importance centrale
et un statut banal…
Pour mobiliser, Boko Haram utilise toutes les formes intermédiaires de
contre-socialisation : les guildes, corporations de bouchers, de barbiers, de
garagistes, de réparateurs, autant de structures forgées au fil du temps pour
compenser une absence d’emplois et de mécanismes socialisateurs publics6.
Autant d’antichambres donnant accès aux écoles coraniques qui prolifèrent
dans l’État du Borno, et singulièrement à Maiduguri, sa capitale, au nord-est
du Nigéria. Le lien subtil qui unit l’apprenti au maître fait office d’initiation.
Pour compléter le tableau, l’échec des chefferies d’hier se reproduit derrière
celui des États d’aujourd’hui et poursuit la même histoire tragique contre
laquelle le canon ne peut pas grand-chose, sauf l’encourager davantage.
Or la genèse même du Groupe sunnite pour la prédication et le djihad, nom
officiel de Boko Haram, illustre parfaitement les mécanismes de contre-
socialisation violente. Il a été fondé en 2002 par Mohamed Yusuf, un
prêcheur musulman originaire de l’État du Yobe, au nord du Nigéria. À
l’instar de Tall ou de Dramé, Yusuf avait visité l’Arabie saoudite, étudié à
Médine et cherché à concevoir cette contre-socialisation autour d’une activité
de prêche qui donna progressivement naissance à une entreprise religieuse
sectaire.
Les jeux n’étaient cependant pas faits. La contre-socialisation s’opérait
certes à travers un discours religieux de plus en plus autoritaire. Mais, à ses
débuts, Mohamed Yusuf n’avait pas renoncé à l’action politique
institutionnelle, voire la recherchait là où elle était à sa portée. Ainsi passa-t-
il, en 2003-2004, des accords, d’ailleurs assez obscurs, avec Ali Modo
Sheriff, élu à la tête du gouvernorat du Borno : Yusuf semble même avoir
pris part au choix du ministre des Cultes de cet État. Tout changea lorsque le
processus de mobilisation donna lieu à des manifestations de plus en plus
violentes, notamment celle qui, en juin 2009, fit quinze morts parmi les
miliciens cernés par la police et frappés sous prétexte qu’ils ne portaient pas
de casque sur leur moto. Cette répression entraîna, un mois plus tard, la
vengeance de Yusuf, dont les partisans se livrèrent à de véritables attaques, à
leur tour violemment réprimées : on releva entre 700 et 1 300 morts le
27 juillet.
À cette occasion, Yusuf fut arrêté, très vraisemblablement torturé. Al-
Jazeera diffusa de façon décisive les images du gourou ensanglanté. Il
mourut, mais ses troupes n’ont cessé, depuis, de commémorer ce deuil en se
mobilisant de façon de plus en plus violente. Tel fut le point de départ de
l’aventure, hélas familière aujourd’hui, d’une entreprise de violence
désormais placée sous l’autorité d’Abubakar Shekau, qui succéda à l’imam
martyr. En moins de dix ans, les affrontements avec Boko Haram se soldèrent
par plus de 20 000 morts et 2,5 millions de réfugiés, sans oublier un nombre
considérable d’enlèvements, dont le plus tragique fut celui des jeunes
lycéennes de Chibok en avril 2014.
La leçon que l’on peut tirer de cette lente évolution est particulièrement
significative : d’instance de contre-socialisation, Boko Haram devint très vite
une instance de séparation, de confiscation et de réintégration. Dès lors,
l’organisation s’exprima par une violence ritualisée et banalisée qui, par le
jeu de la répression, transforma une entreprise sectaire ou religieuse en
véritable agent de routinisation de la violence. On en perçoit la logique :
l’entrepreneur se dote d’une clientèle nombreuse, totalement à ses ordres,
mobilisable et manipulable à merci, lui offre une ressource suffisamment
forte pour profiter de cette faiblesse sociale de manière à exercer pleinement
son autorité. La rhétorique du martyre alimente cette autorité, mais renforce
aussi son besoin de victimes. Elle façonne pour cela un discours d’inversion,
c’est-à-dire de dénonciation de la « justice » issue de l’Occident, à laquelle
elle oppose une représentation identitaire spécifique pratiquant évidemment
l’amalgame entre la norme internationale et l’ennemi.
La clientèle est facile à trouver. Ce genre de mouvement cible en priorité
une jeunesse désœuvrée, à laquelle la famille n’offre plus un cadre
d’intégration suffisant, qui, de surcroît, ne connaît pas l’État et n’en
comprend pas les subtilités institutionnelles. Cette génération se perçoit
comme exclue dans un univers dont les normes ne sont pas les siennes, et n’a
de cesse de retrouver un cadre d’intégration. Tout est bon pour accélérer le
recrutement. Ces organisations jouent sur le chômage des jeunes,
particulièrement massif en Afrique (près de 70 % au Sierra Leone,
aujourd’hui, cas extrême, certes, mais de plus de 30 % dans le paisible
Ghana).
Elles exploitent l’ambiguïté du tribalisme, forme particulière d’intégration
prisonnière d’un dilemme, comme on peut le noter au quotidien dans le
Sinaï : soit le tribalisme se reproduit en marge de l’État, qui généralement le
délaisse, et il enferme sa population dans un espace social clos qui nourrit
peu à peu des sentiments d’hostilité à l’égard de toute forme d’institution ;
soit il se clientélise à l’État, perd sa personnalité au profit d’institutions qui ne
savent pas rétribuer les allégeances et offrir un débouché attirant aux siens,
accélérant d’autant des comportements d’aliénation sociale. Mais, quelle que
soit la forme de mobilisation, l’essentiel de la base sociale déviante reste
constitué par tous ceux que lèsent les mutations économiques et sociales,
dont ils ne perçoivent pas ce qu’elles peuvent leur apporter, mais devinent
aisément ce qu’elles peuvent leur coûter.

Entre militantisme politique et simple


criminalité
Sollicitons autrement le cadre évocateur du Nigéria. Le Mouvement pour
la survie du peuple ogoni (MOSOP) s’est constitué en 1990, cette fois dans le
Sud chrétien, pour protester contre les effets dévastateurs de l’exploitation
des gisements de pétrole par les compagnies multinationales et notamment
Shell. Ces pollutions ne ruinent pas seulement les petits paysans locaux ou les
pêcheurs du delta du Niger : elles créent un malaise profond dans toute la
société locale qui voit en elles un défi lancé à sa volonté de s’intégrer à un
ensemble national construit.
Aussi le mouvement a-t-il organisé différentes manifestations, notamment
un grand rassemblement non violent de quelque 300 000 personnes le
4 janvier 1993. Cette mobilisation n’a pas lieu au nom de l’islam, car nous
sommes hors de ses terres, mais au nom de l’idéalisation de l’identité d’un
peuple abandonné, les Ogonis. Derrière le MOSOP, on voit donc poindre un
néonationalisme ethnique qui interpelle l’État-nation nigérian. D’où la
réaction violente de celui-ci : en 1995, les autorités finissent par pendre le
chef du mouvement, Ken Saro-Wiwa, sous l’ordre exprès, semble-t-il, du
dictateur Sani Abacha. D’autres leaders du MOSOP sont assassinés et trente
villages ogonis détruits. Ce qui, au départ, était une manifestation non
violente et une entreprise associative verse ainsi dans la violence et
transforme son ethnicisation en mobilisation contre l’État, les firmes
multinationales et, partant, contre une mondialisation s’incarnant dans un
pouvoir perçu comme pro-occidental.
De même prolifèrent de nouvelles organisations, comme les Vengeurs du
delta du Niger, qui protestent contre les pollutions provoquées par les
oléoducs mal entretenus – que certains militants n’hésitent pas à percer pour
s’enrichir en les ponctionnant. Ce passage progressif à des formes variées de
violence s’opère certes au nom de l’identité, puis à travers une revendication
de sécession au profit d’ethnies considérées comme victimes, accompagnées
parfois de conversions à l’islam, favorisant donc la progression de celui-ci
vers le sud du Nigéria.
Au-delà, ces nouvelles formes de violence rejoignent parfois des formes
courantes de criminalité. On retrouve là l’un des éléments forts de
la sociologie de la déviance, qui tend à présenter la délinquance comme une
des incarnations possibles de celle-ci, renvoyant aux mêmes causes et à la
même volonté de transgresser. Face à une intégration souvent jugée
impossible, le choix tend à se limiter à deux options qui peuvent se
combiner : l’action de déviance politique, qui installe peu à peu ses réseaux et
ses formes d’organisation combattante, et la criminalité simple, qui constitue
une autre réponse à ces défis perçus comme douloureux.
On cherche à percer des oléoducs pour prélever un pétrole qui devient
lucratif sur le marché noir, tout en exprimant, de cette manière, son hostilité à
la présence de compagnies étrangères. Ainsi voit-on, autre exemple, les
éleveurs condamnés à l’exil pénétrer dans les espaces de culture, les piller, en
saisir la production en ayant conscience de lutter pour leur survie et de
protester contre un changement social et écologique tenu pour détestable. Les
cultivateurs, se sentant démunis et terrorisés par ces pratiques, abandonnés ou
mal protégés, viennent, à leur tour, s’emparer des troupeaux de tel et tel
pasteur. La confusion grandit entre militantisme politique et criminalité
simple.
Cette fusion naturelle donne souvent naissance à des formes de
coopération inattendues entre entrepreneurs de violence et flux mafieux. Les
premiers savent les avantages matériels qu’ils peuvent tirer d’une telle
coopération avec les seconds : issus de la déviance, ils ont besoin de celle-ci
pour survivre et prospérer. De façon tout aussi surprenante, les organisations
construites comme déviantes vont elles-mêmes avoir besoin de dénoncer
d’autres déviances pour s’alimenter.
D’où, comme en retour, l’acharnement des organisations djihadistes
sunnites à persécuter les minorités musulmanes dénoncées comme
hétérodoxes, anormalement dérogatoires du modèle de pureté qu’elles ont
réinventé pour se distinguer. Ainsi Boko Haram a-t-il ciblé, en
novembre 2015, un défilé chiite commémorant pacifiquement l’Achoura
(jour de l’assassinat de l’imam Hussein), dans la ville de Zaria, au nord du
Nigéria. Pour les mêmes raisons, cette violence a visé les chrétiens, comme
lors du massacre perpétré, pendant la veillée de Noël 2017, dans l’église de
Ungwan Mailafiya, également située au nord du pays : en moins d’une
décennie, près de 1 500 chrétiens ont ainsi été tués dans cette région7.
Cet acharnement cible en fait les minorités de toute nature, celles-ci
devenant le mode d’expression constant de cette identité déviante qu’on
combat au nom de la déviance. Chacun se souvient de la fusillade d’Orlando,
en juin 2016, où quarante-neuf personnes périrent dans un club gay de cette
ville de Floride, abattues par un individu ayant soi-disant prêté allégeance à
Daech qui poursuit l’homosexualité de sa haine… Chiites, chrétiens, jeunes
filles cherchant à s’éduquer, gays : tout est bon pour fabriquer un imaginaire
de déviance que l’on combat au nom de cette contre-socialisation sectaire,
elle-même issue d’une volonté active de transgresser les normes.
Ces processus inédits font ainsi une partie des souffrances de l’actualité
mondiale en se cristallisant dans le rejet d’un système international dénoncé
comme étranger, hostile et animé de normes imposées : la perception qui en
ressort est évidemment mythifiée et certainement caricaturée. Mais elle séduit
une fraction particulière de la population, toutes ces catégories en situation
d’aliénation sociale, brisées par l’effet trop brutal et trop mécanique du jeu
banal de la mondialisation. Il en dérive une exportation inévitable des
dynamiques de violence dont il convient maintenant d’en repérer les agents,
labellisés un peu partout dans le monde, et notamment en Europe, comme
ceux d’un « terrorisme » semant drames et effroi.

Les exportateurs de violence


Lorsqu’on se penche sur la biographie de ces agents exportateurs, on est
troublé de voir à quel point ils expriment, à tout point de vue, le paroxysme
d’une intégration sociale totalement manquée. Comme la tradition
sociologique l’avait très tôt remarqué, les troubles psychologiques constituent
un marqueur essentiel de ce défaut8.
Prenons-en la mesure : Adel Kermiche, qui assassina le père Hamel à
Saint-Étienne-du-Rouvray, le 26 juillet 2016, avait effectué plusieurs séjours
en hôpital psychiatrique ; Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, auteur de la tuerie de
Nice du 14 juillet 2016, cumulait dépression et troubles psychologiques qui
se traduisaient notamment par des violences conjugales à répétition ; Salah
Abdeslam, le seul tueur survivant des attentats du 13 novembre 2015, gérait à
Molenbeek un bar où circulaient librement des substances hallucinogènes.
Le lien paraît presque ininterrompu avec d’autres formes de violence que
l’on avait interprétées, plus ou moins à tort, comme politiques, alors qu’elles
découlaient sans doute pour l’essentiel de troubles psychologiques
individuels. Ainsi l’Irano-Allemand David Ali Sonboly, qui tua neuf
personnes à Munich en juillet 2016 : loin d’être islamiste, son acte procédait
d’un dérèglement personnel, mais lié au même échec d’insertion sociale
propre à un individu vivant mal son défaut d’insertion au sein d’une
Allemagne que ses parents avaient rejointe dans l’exil. En réalité, la frontière
entre comportement psychopathique et acte militant n’est pas toujours nette.
À l’instar de cette attaque au couteau perpétrée, en juillet 2016, dans la
banlieue sud-est de Tokyo, contre une institution pour handicapés, qui fit dix-
neuf morts. Ou encore cette autre, mais au poignard, à Russell Square, à
Londres, en août 2016. Ce continuum le montre bien : l’« islamisme radical »
n’est qu’un marqueur parmi d’autres de cette attente déçue d’une intégration
qui ne vient pas.
En témoigne, chez tous ces acteurs, un parcours de vie tumultueux,
expression presque caricaturale de l’impression de désorganisation sociale
qui bouleverse le jeu mondial. Les frères Kouachi étaient orphelins de père
tandis que leur mère vivait épisodiquement de la prostitution. Mohamed
Merah avait été placé en famille d’accueil à l’âge de dix ans : entre autres
faits d’armes, il gifla une assistante sociale qui l’avait pris en charge. Tous ou
presque passent par la case prison, et se font remarquer par des actes de
délinquance qui constituent un stade élémentaire de la transgression sociale :
les Kouachi avec quelques petits trafics, Merah avec des cambriolages,
Amedy Coulibaly avec des vols à main armée et des actions de délinquance
en bande, Lahouaiej-Bouhlel condamné pour vols et dégradations, tandis que
Radwan Lakhdim, l’auteur de la tuerie de l’Aude, en mars 2018, avait été
arrêté et emprisonné pour usage de stupéfiants.
La plupart se caractérisaient par une vie sociale instable et notamment des
comportements sexuels qui ne ressemblent en rien à l’éthique islamiste :
Lahouaiej-Bouhlel se targuait de nombreuses conquêtes féminines et
masculines ; on a retrouvé, chez les Kouachi, un abondant matériel
pornographique. Nombre de djihadistes avaient recours à l’alcool, violant là
aussi les règles de leur orthodoxie religieuse.
Nous retrouvons là les visages connus de la déviance et non ceux de
l’éthique religieuse. Mais, au-delà de ces aspects triviaux, on distingue
toujours la même pression de l’identification manquée. Dans les foyers
conflictuels du Moyen-Orient et de l’Afrique, celle-ci résulte bien entendu de
la faiblesse, voire de la décomposition de l’État et de la nation. Elle s’inscrit
bien dans l’histoire ordinaire de la déliquescence du lien social. À l’échelle
mondiale, de telles inclinations activent de façon remarquable les logiques de
conversion.
Un quart des djihadistes français combattant en Syrie passaient pour
convertis. Plus généralement, la société française en compterait entre 70 000
et 120 000. La conversion, en soi, n’est évidemment pas un acte de violence,
de rébellion ou de mobilisation politique, mais elle ouvre un champ important
pour la compréhension des transformations à l’œuvre. Elle s’inscrit très
banalement dans le processus de mondialisation des imaginaires, marque
essentielle des formes nouvelles de mobilisation et, à un stade ultime, de la
conflictualité.
Les guerres nouvelles ne sont plus le fait de nations, ni d’individus
mobilisés pour défendre leur patrie : elles procèdent de la déformation
sociale, de la difficulté à s’identifier aux institutions auxquelles on est censé
adhérer. Pire : elles sont l’expression d’un divorce accompli entre ce que l’on
est et l’allégeance que l’on attend de vous. Afin de gérer ces distorsions, la
réidentification apparaît comme une alternative, une façon de renaître dans
un état nouveau, une manière d’adhérer à une cause que l’on ne vous impose
pas, mais qu’au contraire vous choisissez contre le contrôle social. Des études
montrent que les djihadistes français convertis ne viennent ni de la
délinquance (5 % seulement) ni d’un milieu social particulier, mais que 40 %
d’entre eux ont été préalablement sujets à une dépression, à une insertion
manquée9. Commence alors la même quête : formation religieuse, et détour,
pour les plus déterminés, vers des lieux de socialisation à la culture coranique
(à l’instar de Maxime Hauchard, natif de l’Eure, passé par une formation
salafiste en Mauritanie), puis, dans les cas les plus extrêmes, par un
entraînement militaire en Syrie, au Yémen ou en Afghanistan.
Ces processus d’identification bouleversée nourrissent l’imaginaire des uns
et des autres. Dans un contexte d’intégration mise en échec, cette démarche
peut se fixer sur des conflits lointains, sur des situations dont on n’est pas
physiquement partie prenante et sur des identités qui ne sont pas celles qui
vous ont été transmises. La réincarnation dans un modèle alternatif apparaît
ainsi comme un acte volontaire, une façon de prendre sa revanche sur la
société.
Aussi un chrétien confronté à une insertion sociale qu’il juge manquée
peut-il chercher à s’identifier à une autre communauté et embrasser d’autres
étendards, autant par provocation que pour se réconcilier avec lui-même.
Aussi le jeune Français, Belge, Britannique ou Italien peut-il s’identifier à un
conflit en cours au Moyen-Orient pour choisir un autre destin que celui qui
lui a été prescrit. Les distances commencent à ne plus compter dès qu’il s’agit
de s’identifier : cette extraordinaire mobilité des allégeances contredit
l’économie classique de la guerre.
Là où régnait hier la fidélité citoyenne, tend à s’imposer aujourd’hui cette
nouvelle forme de libre circulation dans l’espace mondial, en quête de la
mobilisation que l’on veut faire sienne. Cette volatilité, qui s’inscrit en
contradiction avec un modèle institutionnel devenu trop faible pour
mobiliser, se retrouve à tous les étages de l’espace mondial. Au niveau
national, elle explique l’embrigadement dans des organisations qui, au nom
d’un islamisme radical, combattent un État qu’on a appris à détester. Au plan
régional, elle rend compte de l’extraordinaire mobilité des combats, le fait
que, du Sinaï à la Libye, du Mali au Niger et jusqu’au Burkina Faso, les
mêmes combattants nourrissent la formidable capacité d’expansion des
conflits. À l’échelle mondiale, enfin, ce processus explique comment on a pu
retrouver, dans le conflit syrien, jusqu’à 40 000 combattants étrangers, dont,
dit-on, 1 700 Français, aux côtés notamment de Russes, de Britanniques et
d’Américains.
Le territoire perd de son sens, et l’identité nationale ne tient plus lieu
d’indicateur exclusif, là où Carl Schmitt y voyait la composante essentielle de
la guerre traditionnelle. L’espace de mobilisation n’a plus rien à voir avec la
confrontation des États et des nations : ce n’est rien d’autre que l’expression
d’une instabilité sociale chronique, découlant elle-même d’un ensemble
d’institutions trop fragiles pour construire un jeu social ordonné.
Trois matrices viennent alors activer le passage au conflit.
Dans la dissolution du lien social, l’humiliation constitue un élément
essentiel. L’extension du conflit sahélien dans le Soum, au nord du Burkina
Faso, a par exemple été entretenue par une humiliation des populations de la
région, dont on a aujourd’hui des récits précis : pensons à ces armées, en
principe officielles et régulières, faisant irruption dans des villages
« suspects », se livrant à des vexations vis-à-vis des plus anciens, les
obligeant à se dévêtir, à « faire des pompes », à courir, à danser, bref à se
ridiculiser devant les plus jeunes10. Voilà qui actualise la longue mémoire de
l’humiliation, forgée au long de décennies de dictature, elles-mêmes
précédées de décennies d’administration coloniale arbitraire, sur fond d’une
marginalisation se perdant dans la fin des temps.
Après l’humiliation, mentionnons l’incapacité tragique de trouver ailleurs
que dans le conflit un moyen de survivre. Il s’agit de la certitude angoissante
que la guerre constitue la seule chance – hautement paradoxale – de s’en
sortir, de trouver une raison d’être, de se mobiliser, de se dépenser, offrant
jusqu’aux vêtements et à la protection sociale.
Troisième matrice, la réaction de l’autre : le jeu répressif, son effet
d’entraînement, avec ces villages détruits et ces populations emprisonnées,
ces groupes jugés suspects ou présumés sans preuves collaborateurs des
entrepreneurs de violence. Les conséquences sont d’autant plus graves que la
répression est souvent le fait de troupes étrangères, portant des uniformes
venus d’ailleurs, prétendant incarner une civilisation qui n’est en réalité
qu’une culture dont on perçoit spontanément le caractère lointain et
probablement hostile.
On voit tous les avantages que l’entrepreneur de violences peut en retirer.
Plus il radicalisera son discours, plus celui-ci passera pour une réponse à ce
qui a été vécu comme insupportable. L’inflation rhétorique, l’escalade dans
l’intolérance deviennent paradoxalement des moyens de rassurer ceux qu’il
embrigade. On y retrouve pêle-mêle l’histoire quotidienne d’Al-Qaida, de
l’État islamique, de Boko Haram comme de toutes leurs réincarnations, à
l’instar d’AQMI, AQPA, Jaish al-Islam, le Front al-Nosra, et bien d’autres.
Autant d’entrepreneurs qui capitalisent tous les échecs d’intégration que nous
décrivions et qui constituent bien sûr les instruments actifs de
l’internationalisation de la colère. Il en va de même, et plus encore, des
réseaux apparentés, exportateurs de cette violence : entre juin 2014 et
février 2017, à lui seul, l’État islamique aurait ainsi commis 143 attentats
hors de la zone mésopotamienne, faisant quelque 2 000 morts.

Des sociétés guerrières


Toute cette histoire débouche sur un drame, dont on peut craindre qu’il soit
l’image achevée de la conflictualité contemporaine. Les nouveaux conflits
inventent en effet une forme inédite de société que l’on nommera « société
guerrière ». Autrefois, l’anthropologie – et notamment Pierre Clastres –
décrivait celle-ci comme une forme pérenne de mobilisation destinée à
bloquer la construction de l’État11.
Désormais nous vivons le processus inverse : la société guerrière ne se
mobilise pas contre l’État, mais devient un moment de son dépassement. Elle
se définit d’abord par son aptitude à durer, à l’instar du conflit afghan
(quarante ans), de celui de Somalie (plus de trente ans), de l’Irak (quinze
ans), voire, par séquences successives, de celui de la République
démocratique du Congo (RDC, cinquante-huit ans). Plus inquiétant encore, la
société guerrière apparaît comme une forme nouvelle de socialisation, une
organisation du jeu social qui ne passe plus par l’institution, mais par la
banalisation et la systématisation de la violence échangée. Ce que l’État et la
nation n’ont pas su faire, la guerre le fait de manière ordinaire : elle offre une
structure d’intégration politique, un mode d’accomplissement économique et,
pire encore, une forme d’intégration sociale.
Sur le plan politique, la capacité des seigneurs de guerre à établir l’ordre
dans les zones qu’ils contrôlent parle d’elle-même. Des milices se
constituent, qui exercent une véritable autorité sur la population, qu’elles
parviennent ainsi à rassurer. Le constat vaut pour les phases actives des
conflits comme pour les périodes intermédiaires, ou immédiatement
postconflictuelles. Ainsi les milices chiites de la Mobilisation populaire, dans
l’Irak d’aujourd’hui, jouent-elles un rôle efficace de maintien de l’ordre dans
les espaces libérés de l’État islamique : autour de Mossoul, souvent inspirées
par l’Iran, elles disposent d’une capacité d’intégration politique bien
supérieure à celle de l’administration irakienne officielle.
Cette manière de pérenniser les warlords et de les transformer en
instruments de maintien de l’ordre représente la preuve ultime de l’échec
persistant de la construction de l’État. Mais peut-elle déboucher sur un ordre
stable de coopération entre autorités ainsi décentralisées ? Et ces seigneurs de
guerre, recyclés dans des fonctions administratives, y trouveront-ils une
raison d’abandonner définitivement leur comportement belliqueux ? C’est
évidemment peu probable…
Sur le plan économique, la démonstration n’est plus à faire : ces conflits
nouveaux entretiennent une extraordinaire économie de guerre, lucrative pour
bien des acteurs. Les puissances étrangères en profitent pour accentuer leur
pillage des richesses du sous-sol, utilisées comme monnaie d’échange par des
milices qui financent ainsi leur propre survie. On sait à quel point celui de la
RDC a été ravagé par à peu près toutes les grandes puissances du monde ; de
même en fut-il avec les fameux diamants de Sierra Leone, sans même parler
des trésors archéologiques de Mésopotamie.
Les économies mafieuses y trouvent leur consécration. Ce n’est pas un
hasard si Mokhtar Belmokhtar, l’un des dirigeants d’AQMI, a été surnommé
« Monsieur Marlboro » : la connivence entre les entrepreneurs de violence et
les flux mafieux permettait aux uns et aux autres de prospérer au sein de
l’immense Sahara. Les premiers y dégageaient les ressources suffisantes pour
acquérir des armes nouvelles, tandis que les seconds y trouvaient un moyen
peu coûteux de se déplacer en quasi-liberté sur de vastes territoires, de
franchir les frontières et d’activer un trafic dont ils partageaient les bénéfices
avec des organisations qui se voulaient politiques. À chacun de ces conflits
correspond souvent une aggravation bien connue du trafic de drogue et, pis
encore, d’êtres humains. Faut-il mentionner ici la tragédie libyenne et ses
conséquences esclavagistes ? Enfin, le marché des armes, surtout légères,
plus adaptées à la nature même de ces affrontements, devient florissant pour
beaucoup, fournisseurs comme intermédiaires. Qui, dans ces conditions,
aurait économiquement intérêt à mettre fin à ces conflits, plus lucratifs, de ce
point de vue du moins, que ne l’étaient les guerres westphaliennes ?
Le pire se situe dans le domaine de l’intégration sociale. Située, par son
absence, à l’origine des conflits, celle-ci subit aussi les conséquences de leur
aboutissement dramatique. Non sans cynisme, cette conflictualité offre de
nombreux « conforts » à ceux qui, face aux défauts, voire à l’effondrement de
l’État, ne bénéficiaient d’aucune protection. Car la société guerrière protège,
parfois même soigne, organise des formes diverses de prestations qui
n’existaient pas auparavant. Elle mobilise, donne des raisons d’exister, de se
dépenser.
Le phénomène effroyable des enfants-soldats – entre 200 000 et 400 000 à
travers le monde – éclaire peut-être les vraies raisons de la pérennisation de
ces conflits. Dans des sociétés où plus des deux tiers de la population ont
moins de vingt ans, la survie d’un jeune tient hélas souvent à la possibilité
d’être employé par une milice. L’enfant des rues, abandonné et déscolarisé,
cherche à y suivre son semblable, à avoir une chance d’être nourri, logé, vêtu.
Il tente également d’exister socialement en portant à l’épaule une kalachnikov
qui, au Nord-Kivu, se négocie autour de vingt dollars. Et que dire des jeunes
filles soldats, souvent violées à douze ou treize ans, dans l’impossibilité de
revenir dans leur famille, obligées de rallier leurs bourreaux et de se mettre à
leur disposition pour des tâches toutes plus horribles les unes que les autres ?
En se faisant abri, la société guerrière prend sa revanche sur les sociétés et le
système international qui se sont montrés incapables d’intégrer ces enfants.
Parce qu’elles deviennent de véritables systèmes sociaux, ces sociétés
guerrières vivent, c’est-à-dire se projettent et s’étendent. Nous avons déjà
caractérisé cet effet « rhizomatique » qui assure la projection de ces conflits
« hors zone », jusqu’au cœur même des vieilles puissances, à Londres,
New York, Boston, Paris ou Molenbeek, par l’intermédiaire d’agents
exportateurs, même souvent importateurs, comme dans des périphéries
éloignées, Karachi, Istanbul ou Bali…
Il faut y ajouter un effet de « contagion » qui, mécaniquement, étend le
conflit aux zones attenantes, dès lors que celles-ci sont porteuses des mêmes
pathologies sociales. Ainsi en fut-il du conflit des Grands Lacs, en 1994, qui
a bien vite gagné la RDC limitrophe, et a en partie inspiré les premiers
travaux consacrés au phénomène12. Ainsi en fut-il aussi des effets de la guerre
d’Afghanistan sur le Pakistan, du conflit libérien sur la Sierra Leone ou la
Côte d’Ivoire, à la fin des années 1990, ou de la déstabilisation de la Libye
affectant le Mali puis l’ensemble du Sahel.
Ce processus est d’autant plus remarquable qu’il passe par les réseaux
sociaux, réseaux miliciens et de trafics d’armes, réseaux tribaux ou ethniques,
réseaux de réfugiés, réseaux économiques et mafieux, à l’instar de la
contrebande des diamants de la Sierra Leone, exerçant un effet d’attraction
sur les seigneurs de guerre libériens et, en tout premier lieu, sur Charles
Taylor. À la différence de la guerre interétatique, contrôlée et disciplinée, les
nouveaux conflits sont ainsi animés de dynamiques sociales d’autant plus
difficiles à contenir.
Face à une violence aussi diffuse, disséminée, complexe, contradictoire, la
tentation est grande, du côté des vieilles puissances, de simplifier le jeu, de le
travestir, afin de lui donner l’allure d’une guerre moderne et d’y répondre par
des interventions dont il leur arrive de se flatter…

1. Mary KALDOR, New Wars and Old Wars. Organized Violence in a Global Era, Polity Press,
Cambridge, 2012 [1999] ; Herfried MÜNKLER, The New Wars, Polity Press, Cambridge, 2005.
2. Lotta THEMNÉR et Peter WALLENSTEEN, « Armed conflicts, 1946-2013 », Journal of Peace
Research, juillet 2014 ; Peter WALLENSTEEN, Uppsala Conflict Data Program, Uppsala University.
3. William RENO, Warlords and African States, Lynne Rienner, Boulder, 1999 ; Romain MALEJACQ,
« Warlords, intervention, and state consolidation : A typology of political orders in weak and failed
states », Security Studies, vol. 25, no 1, 2016, p. 85-110.
4. Voir Robert K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologique (trad. et adapt. de Henri
Mendras), Plon, Paris, 1953 ; Jack D. DOUGLAS et Frances WAKSLER, The Sociology of Deviance : an
introduction, Little Brown, Boston, 1982 ; Albert OGIEN, Sociologie de la déviance, Colin, Paris, 1995.
5. Edwin LEMERT, « Déviance primaire et déviance secondaire », in Jean ÉTIENNE et Henri
MENDRAS, Les Grands Thèmes de la sociologie par les grands sociologues, Colin, Paris, 2002, p. 152-
155.
6. Christian SEIGNOBOS, « Comment le piège Boko Haram s’est refermé sur le lac Tchad »,
Le Monde.fr/Afrique, 20 septembre 2017.
7. Vatican News, 26 décembre 2017.
8. Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris,
1963.
9. UCLAT, mars 2015, cité dans Les Échos.fr, 18 novembre 2015.
10. Morgane LE CAM, « Au Burkina Faso, c’est comme si tous les Peuls étaient djihadistes »
Le Monde, 4 janvier 2018, p. 4.
11. Pierre CLASTRES, La Société contre l’État, Minuit, Paris, 1974.
12. Barnett RUBIN, Blood in the Doorstep. The Politics of Preventive Action, Century Foundation,
New York, 2002.
5.
Interventions d’hier, interventions d’aujourd’hui

L’histoire récente a été marquée par une double rupture dans l’usage de
l’instrument militaire par les principales puissances.
La première est intervenue avec la décolonisation et a conduit à
l’émergence d’interventions de « première génération » : celles, déjà
répertoriées, auxquelles recourt l’ancienne puissance coloniale pour
consolider le pouvoir des princes mis en place lors de l’indépendance. Il
s’agit de venir au secours d’un gouvernement défaillant, pâtissant de
faiblesses que nous avons analysées auparavant, de le conforter dans son
statut d’obligé, sans aller réellement au-delà.
La fin de la bipolarité a ensuite favorisé l’apparition d’interventions d’une
tout autre nature et d’une tout autre ampleur, de « seconde génération » : elles
ne visent plus seulement à consolider un pouvoir, mais à réagir aux formes
nouvelles de conflictualité que nous avons décrites et qui tendent à se
répandre et se banaliser. L’importance qu’elles ont prise en fait le mode
privilégié, même exclusif, des rapports de belligérance entre le Nord et le
Sud. Pour autant, leurs résultats paraissent plutôt négatifs : non seulement
elles ne parviennent pas à mettre fin à ces nouvelles et nombreuses
conflictualités, mais elles viennent souvent les amplifier, les réorienter et leur
conférer un sens nouveau, plus complexe et surtout plus incertain.
Cette seconde rupture suivit de peu la chute du mur de Berlin, comme
l’atteste la concordance des temps. L’opération américaine Restore Hope,
organisée en Somalie, dans cette Corne de l’Afrique stratégique à tous
égards, marqua ainsi le début d’une nouvelle histoire. George H. Bush
estimait alors essentiel d’intervenir dans un conflit qui commençait à capter
l’attention, officiellement pour y mettre fin et limiter les effets ravageurs
d’une famine croissante. Mais il s’agissait, également et surtout, de garantir la
sécurité de ce lieu décisif de passage, d’échange et de communication entre
l’Afrique et le reste du monde…
La résolution 794 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 3 décembre
1992, décréta donc la création d’un corps expéditionnaire, qui passa
rapidement de 20 000 à 30 000 marines, répondant ainsi « à l’offre d’un État
membre ». Cette armée missionnée était désormais présentée comme la
garantie du nouvel ordre international qui se mettait en place : la seule
superpuissance sortie grandie de la guerre froide prétendait à la fois contenir
les explosions conflictuelles et jouer un rôle humanitaire face aux désastres
que ces nouvelles violences suscitaient au sein des populations. Les mois qui
suivirent consacrèrent un énorme paradoxe : il fallut moins d’une année de
présence sur le terrain pour que le corps expéditionnaire américain fût perçu
comme une force militaire étrangère intervenant dans le jeu somalien, en
aggravant les données, devenant la cible favorite des luttes de clans et
s’enfermant dans un ensemble de combats retentissants, notamment la
bataille de Mogadiscio, en octobre 1993, où 19 marines furent malmenés et
tués sur ordre du chef de guerre Mohamed Farah Aidid, lui-même poursuivi
par l’armée américaine.
Une intervention n’est jamais neutre ni surtout perçue comme telle : en
prenant part à des conflits de nouvelle facture, même avec les meilleures
intentions du monde en apparence, on transforme la puissance intervenant en
belligérant parmi d’autres. Intégrer des forces militaires, en principe
pacificatrices, dans un combat complexifie ce dernier sans jamais le résoudre.
Le successeur de George H. Bush, Bill Clinton, comprit vite, sous la pression
de son opinion publique, les risques de l’aventure et décida d’y mettre
brutalement un terme. L’opération fut rendue aux Nations unies, qui lui
substituèrent, par la résolution 954 du Conseil de sécurité (4 novembre 1994),
une version édulcorée de l’Unosom II (Opération des Nations unies en
Somalie), peut-être peu efficace, mais libérée de tout parfum de puissance.
La transgression de la souveraineté, un certain
goût pour le péché
Cette initiative resta emblématique : bien qu’ayant abouti à un échec
patent, elle fut répétée maintes fois, sous des formes extrêmement variées. Au
fil des années et a fortiori au début du XXIe siècle, elle incarna un mode
apparemment nouveau de gestion de la conflictualité contemporaine par le
système international. En réalité, rien de tout ce qu’elle évoquait n’était
franchement original.
En effet, derrière Restore Hope, cette forme apparemment inédite
d’intervention, se cachaient les principaux éléments d’un très vieux débat.
Dès 1625, dans De jure belli ac pacis, Hugo Grotius lui-même posait la
question clé, avant même que ne fût négociée la fameuse paix de Westphalie :
doit-on intervenir lorsqu’un prince cruel viole le droit naturel ? Ce faisant, ne
risque-t-on pas, demandait le juriste et philosophe hollandais, de provoquer
des effets contraires, c’est-à-dire de faire souffrir un peuple sans parvenir à le
débarrasser de son tyran1 ? L’intervention suscite donc dès l’origine une série
d’interrogations qui taraudent les principaux acteurs du jeu westphalien : la
souveraineté peut-elle vraiment demeurer absolue, comme elle le proclame ?
N’y a-t-il pas, au contraire, un moment où il convient de la dépasser et de
concevoir une sorte de « métasouveraineté » ? Dans certaines circonstances,
l’« urgence humanitaire », comme on dit aujourd’hui, ne l’emporte-t-elle pas
sur les considérations politiques et stratégiques, au risque de se révéler encore
pire que le mal ?
En réalité, le principe de souveraineté n’a jamais été absolu dans
l’histoire2. Il fut violé allègrement, jusques et y compris à la « belle époque »
westphalienne. Lorsque les Anglais intervenaient, au temps des guerres de
religion, aux côtés des protestants français, tandis que les Espagnols aidaient
les catholiques, les uns et les autres pratiquaient une forme d’ingérence
caractérisée. Quand se multipliaient les « guerres de succession », en
Autriche, en Pologne, en Espagne ou en Bavière, les intervenants entraient
même sans ambages dans la zone la plus intime de la souveraineté, celle qui
décide de sa dévolution.
Ces premières formes d’intervention n’étaient pourtant pas présentées
comme des transgressions, à l’instar de ces manquements aux principes
fondamentaux qu’on tient volontiers pour honnêtes et serviables, dont on
oublie qu’ils sont savoureux tant ils flattent et recyclent la puissance, tant ils
font écho à la peur, l’intérêt et l’honneur, éternels traits de l’action
internationale, décrits par le politiste américain Ned Lebow3. La transgression
par les puissants relève toujours des meilleures intentions et laisse
immanquablement cette impression du péché noble, voire valorisant…
Le véritable tournant ne se produisit pourtant qu’au début du XIXe siècle,
avec la mise en place du « Concert européen4 » et l’édiction des grands
principes de l’intervention. Dans ce sillage, et dès 1821, le roi Louis XVIII,
après en avoir délibéré avec ses alliés, envoya « 100 000 fils de saint Louis »,
au sud de l’Espagne, pour reprendre le Trocadéro aux révolutionnaires
libéraux constitutionnalistes.
De façon plus sophistiquée, la conférence de Londres de 1827, se penchant
sur le conflit grec, vint à débattre de la meilleure méthode de « pacification »
qu’il convînt de lui administrer. Le Concert se montra d’ailleurs divisé :
l’Autriche et la Prusse ne s’y présentèrent pas, insistant de manière cocasse
sur le droit de l’Empire ottoman à la souveraineté et ne souhaitant pas prêter
main-forte aux résistants grecs de peur d’en subir les contrecoups ;
l’Angleterre, la France et la Russie voyaient, au contraire, dans cette première
guerre de décolonisation, un moyen d’étendre leur influence dans les Balkans
et manifestaient volontiers leur sympathie pour la partie grecque.
La conférence ouvrit une longue tradition diplomatique de calculs subtils
et d’éléments de langage encore vivaces aujourd’hui : elle proposa ainsi une
médiation, acceptée par les Grecs, mais refusée par les Ottomans. Ce rejet
amena les trois alliés du Concert à recourir à la force : pour, officiellement,
« maintenir la paix », ils envoyèrent une flotte qui défit celle des Ottomans à
la bataille de Navarin (1827). Et, pour faire bonne mesure, la France monta
un corps expéditionnaire, baptisé « force d’interposition » : l’expédition de
Morée contre Ibrahim Pacha et son armée fut ainsi mise sur pied (1828-
1833), première d’une très longue série de ce type…
Le même modèle s’imposa en 1860, lorsque fut conçue, toujours à
l’initiative du Concert européen, une expédition au Levant : il s’agissait de
réagir aux massacres de milliers de chrétiens du Mont-Liban par des
« seigneurs de guerre » druzes, puis à Damas par des musulmans sunnites.
Une conférence se tint à Paris, à l’initiative de Napoléon III, qui, pour la
première fois, parla d’« opération à but humanitaire », officiellement
organisée pour « aider le Sultan ». Bien différent, le véritable but était bientôt
atteint : le remplacement du gouvernorat druze par un gouvernorat chrétien.
On retrouve là, encore une fois, tout le vocabulaire contemporain : la
même mauvaise conscience invoque « interposition », « pacification »,
« médiation » et « maintien de la paix » pour travestir une belligérance
presque ouverte. Voilà une autre façon de faire la guerre : non plus pour se
renforcer, mais… pour instaurer la paix ! Avec, bien sûr, des arrière-pensées
de puissance. De cette époque datent en tout cas tous les ingrédients d’une
modification profonde des stratégies internationales.
À mesure que le système se construit et se personnalise sous la férule de
leaders comme Napoléon III, il tend à définir une forme d’intervention
qualifiée d’« humanitaire » qui apparaît comme une réinvention de la guerre,
destinée en fait à l’adapter à de nouvelles conflictualités : il s’agissait de
mettre celles-ci sur des rails plus familiers à la culture politique et stratégique
des vieilles puissances. Le prix à payer était de transgresser le principe
fondateur de souveraineté, auquel aucun prince puissant n’avait jamais fait
sincèrement allégeance : le péché a un goût de plaisante revanche.

Nouveau contexte, nouvelles formules


La version moderne, et consolidée, de ces prémisses s’imposa
essentiellement à la fin de la guerre froide. Un double mouvement précurseur
se dessinait pourtant dès les années 1960.
D’abord, celui d’un monde dominé par la décolonisation, par la pression
démographique et politique qui venait du Sud et qui suggérait timidement
l’incapacité du condominium américano-soviétique à tout résoudre : il
convenait désormais d’agrémenter cette dyarchie de modes plus complexes
de gestion de la nouvelle conflictualité qui perçait. Les premiers signes se
retrouvent dans la résolution 2625 de l’Assemblée générale des Nations
unies, adoptée le 24 octobre 1970, qui rappelle le principe de non-ingérence
et juge inadmissible toute intervention contre un État souverain dès lors que
celui-ci respecte ses engagements internationaux et agit conformément au
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et aux règles démocratiques et
constitutionnelles. Étonnante candeur : aucun État ne peut se parer d’autant
de vertus !
Nombreux furent ceux qui y virent un moyen discret d’autoriser, dans
certaines circonstances bien sûr exceptionnelles, l’intervention chez l’autre,
lorsque celui-ci a manqué aux obligations internationales les plus
fondamentales. Indira Gandhi ne s’y était pas trompée, en intervenant,
l’année suivante, aux côtés des résistants bengalis contre le Pakistan, violant
d’une certaine manière la souveraineté de ce dernier et s’ingérant dans le
processus conduisant à l’indépendance du Bangladesh (1971).
De même Julius Nyerere envoya-t-il des troupes tanzaniennes en Ouganda
pour en chasser Idi Amin Dada (1978-1979). À la même période, le Parti
communiste vietnamien décida d’en finir avec les Khmers rouges en entrant
au Cambodge. C’est dire la fragilité de la clé de voûte souverainiste : même
les plus ardents partisans de l’ordre westphalien n’y ont jamais totalement
adhéré, cultivant l’art subtil d’une « métasouveraineté » que nul n’a osé
clairement codifier avant 1989.
Mais c’est bel et bien la chute du Mur qui, paradoxalement, libéra une
nouvelle génération d’acteurs internationaux des derniers scrupules
souverainistes. Moins d’un an auparavant, l’Assemblée générale des Nations
unies avait adopté sa fameuse résolution sur le « devoir d’assistance
humanitaire » (43/131), proposée par la France par l’entremise du juriste
Mario Bettati et de Bernard Kouchner, à l’époque médecin et militant de
Médecins sans frontières. La notion d’opération « humanitaire » –
d’inspiration napoléonienne, on l’a vu – resurgit dans le contexte du début de
la crise somalienne. On perçoit déjà l’ambition de couvrir des formes de
conflictualité en plein essor au Sud.
La quasi-unanimité obtenue à l’Assemblée générale, plutôt surprenante
tant elle ne s’imposait pas lors du dépôt du texte, suggère que le système
international était prêt à franchir le pas et à officialiser ces interventions de
« seconde génération ». La tendance s’accéléra après le 11 septembre 2001.
Ce dernier provoqua une réaction interventionniste qui n’était plus d’ordre
humanitaire, mais inaugurait une politique mêlant réaction et proactivité,
volonté des vieilles puissances de se défendre et désir militant de promouvoir
un peu partout des conversions thérapeutiques au modèle libéral occidental,
ce « regime change » qui donna au néoconservatisme ses lettres de créance.
Cette réaction fut quasi automatique de la part des États-Unis, en Afghanistan
un mois après les attentats, puis en Irak, un an et demi plus tard.
Parallèlement, la réflexion multilatérale continua à progresser. Pour
preuve, le fameux rapport de la Commission de l’ICISS (International
Commission on Intervention and State Sovereignty), sur la « responsabilité
de protéger », établie à l’initiative du gouvernement canadien, en 2000, en
écho à un appel lancé par Kofi Annan dans son adresse du « Millénaire ». La
commission, présidée par Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, anciens
ministres des Affaires étrangères, d’Australie et d’Algérie, rendit son rapport
à la fin de l’année 20015.
Celui-ci formalisait une doctrine beaucoup plus sophistiquée et nuancée
que celle qui se dégageait de la résolution Bettati-Kouchner : partant des
prémisses hobbesiennes, il affirmait que, dès qu’un État n’était plus en
mesure d’appliquer le pacte social, c’est-à-dire d’assurer la sécurité de ses
sujets, il appartenait à la communauté internationale tout entière – comme par
subrogation – de le faire à sa place. Une façon de rendre évidente et
fonctionnelle la nécessité d’intervenir.
Le rapport restait cependant beaucoup plus prudent que l’usage qu’il a pu
inspirer : cette intervention, soulignait-il, n’était pas forcément militaire,
même si nombre de ses lecteurs eurent immédiatement ce réflexe en tête. Il
insistait sur l’importance de la diplomatie préventive, montrant de manière
judicieuse que, face à la faiblesse d’un État, la réaction la plus rationnelle
consistait à accomplir un travail de consolidation institutionnelle afin d’éviter
que ces manquements n’aboutissent à une explosion meurtrière. Quant à
l’intervention militaire, considérée comme le dernier recours, elle se voyait
précisément encadrée : l’usage de la force devait être proportionné et adapté,
et ne devait pas risquer d’aggraver en quoi que ce soit le conflit.
Lorsqu’il fut déposé, en plein contexte d’attaque contre le World Trade
Center, ce rapport suscita un débat en partie marqué par des réactions
souverainistes, notamment de la part de la Russie, des puissances émergentes
et de la plupart des États du Sud. Tous y voyaient une reprise en main du jeu
international par des puissances rendues particulièrement impuissantes dans
le contexte de la nouvelle conflictualité. Ils devinaient aussi les bases d’une
charte reconstituant une oligarchie occidentale, seule à même d’assumer cette
responsabilité dans la pratique6. Les éléments (plus théoriques que matériels,
d’ailleurs) furent cependant repris et officialisés dans le cadre des résolutions
adoptées à la faveur du soixantième anniversaire des Nations unies. Les
termes de cette adoption restaient pourtant vagues et rien n’indiquait par
quelles modalités précises la communauté internationale s’autoriserait à agir.
Ce cheminement révèle l’effet de trois dynamiques qui ont, de facto, très
vite favorisé l’extension et la banalisation de cette pratique nouvelle.
D’abord, la disparition de la dyarchie : on pouvait, à deux, négocier
l’extinction d’un conflit, surtout lorsque figuraient parmi les protagonistes
des clients des deux superpuissances, mais, au-delà d’une unipolarité que les
États-Unis ont très vite perçue comme ingérable, l’idée s’est imposée
de définir un nouveau code de conduite permettant de faire face aux formes
nouvelles de conflictualité.
Dans ce contexte inédit, Jacques Chirac et d’autres considéraient que l’ère
de la « multipolarité » était advenue et que celle-ci tendait naturellement à
investir les « puissances moyennes » d’un rôle nouveau, même si les
premières concernées visaient une appellation plus noble. Le retour de la
France et, probablement, du Royaume-Uni dans le jeu international semblait
faire naturellement écho à la disparition de la bipolarité. Certes, personne n’a
jamais su exactement ce qu’était une puissance moyenne, concept inventé en
son temps par le Premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King
(1874-1950) pour expliquer que certains États semblaient trop petits pour
gouverner le monde, mais trop grands pour y subsister passivement. L’appel
à de nouveaux « gendarmes du monde » était une aubaine, une occasion
rêvée de recycler les puissances moyennes, de leur redonner du service et une
responsabilité qu’elles avaient perdue dans la simplification du conflit Est-
Ouest7.
La deuxième dynamique découle de l’évolution même de la conflictualité
internationale. Les formes nouvelles, apparues au Congo et étendues à
certains autres pays africains avant de toucher le Moyen-Orient, constituaient,
au fil des années, des marques d’affaiblissement d’un système westphalien
ainsi dépossédé de sa dimension universelle. Comme si les conflits afghan,
congolais, tchadien, soudanais puis somalien venaient défier un ordre
parfaitement sous contrôle jusque-là. Intervenir en leur sein revenait en
quelque sorte à les « rewestphalianiser » et à les replacer sous la tutelle de la
puissance, double finalité très rassurante pour les acteurs de l’ancien système.
La réalité sera tout autre : ces interventions ne firent que compliquer et
pérenniser les conflits ; elles leur donnèrent une dimension définitivement
rétive à toute solution traditionnelle.
Troisième dynamique, enfin, la constitution d’un espace public
international. Par le jeu subtil d’une communication de plus en plus nourrie,
en cette fin de millénaire, aucun conflit n’échappait plus à l’opinion publique
internationale, tant du Nord que du Sud. Autrefois, seule une toute petite élite
était informée des chroniques de la guerre : ce type d’information s’étendit un
peu durant la guerre du Vietnam, dont on tentait pourtant de taire le plus
d’aspects possibles. Aujourd’hui, ces conflits transpercent les écrans et
couvrent quelques minutes de choix du journal de 20 heures : les populations
les mieux dotées et les plus confortablement installées peuvent ainsi voir les
violences inouïes qui dérivent des événements guerriers.
S’est ainsi constitué, de manière probablement cynique, un marché
mondial de la pitié : d’un côté, des « offreurs », souvent des ONG sincères et
dévouées à la cause des victimes, mais entraînées par une surchauffe
médiatique visant à exposer à tous les malheurs de certains, soigneusement
choisis ; de l’autre, des « demandeurs », issus d’un monde soudain exposé à
ces horreurs, mêlant mauvaise conscience, désir naturel d’aider et révolte
contre un ordre international que nul ne semble plus parvenir à encadrer ni
humaniser.
Très vite, les gouvernements comprirent qu’ils devaient nourrir ce marché,
conscients qu’ils ne pouvaient pas rester indifférents aux appels provenant de
leur opinion publique comme de populations plus lointaines. Il leur fallut
prendre des initiatives pour répondre à certains de ces drames, même si l’on
sait aujourd’hui que plusieurs épisodes médiatisés résultaient aussi d’une
exploitation éhontée des fibres compassionnelles.
Souvenons-nous de la mise en scène du malheur des Biafrais lors du
conflit du Nigéria, en 1967, ou des boat people sur les côtes vietnamiennes en
1979 : autant d’émotions sélectives, parmi bien d’autres, en faveur de conflits
sur lesquels on braquait les projecteurs, jusqu’à manipuler des scènes car le
spectacle servait certains intérêts, tandis que d’autres restaient dans l’ombre
parce qu’elles contrariaient d’autres intérêts, voire les mêmes ! Cette
exploitation de la pitié a subi une politisation étoffée, à mesure que certains
États comprenaient le parti qu’ils pouvaient tirer de telles interventions, avec
l’espoir secret de réactiver leur puissance dans un jeu qui les avait
marginalisés.
Ces interventions de deuxième génération devinrent très vite la marque du
système international, dès la dernière décennie du XXe siècle. Certes, il y eut
des interruptions, souvent douloureuses et vigoureusement critiquées : on
pense évidemment aux terribles massacres de l’Afrique des Grands Lacs en
1994, durant lesquels la communauté internationale n’a pas su – ou pas
voulu – trouver l’entrée qui lui aurait permis d’intervenir efficacement.
Derrière ces hésitations, se profile peut-être la réalité intime de notre sujet :
l’intervention reste soumise à une logique de puissance et s’impose comme
recyclage de celle-ci. Lorsque les puissances ne veulent pas, ne peuvent pas
ou ne savent pas, le besoin d’assistance devient secondaire et l’histoire se
poursuit sur le mode ancien. Le bilan est accablant : aucune des interventions
issues des utopies de 1989 ou de 2001 ne s’est révélée probante.

Sociologie d’un échec


Quel exemple pourrait-on présenter comme preuve indiscutable des vertus
d’une intervention bien préparée ? Lequel s’est imposé comme moyen
efficace de mettre fin à une conflictualité qu’on ne contrôle plus ?
La pente est contraire : d’une part, l’échec des interventions confirme que
les formes nouvelles de conflictualité échappent par essence au jeu de
puissance et donc à la « thérapie » traditionnelle ; d’autre part, l’intervention
rehausse toujours la conflictualité, au lieu de l’éteindre : elle l’accomplit, la
parachève, lui donne cette forme définitive qui la rend encore plus rebelle à
toute solution. Il est désormais acquis que l’internationalisation par le jeu de
puissance, loin de servir la paix, devient mécaniquement un outil de guerre et
même aggrave la situation initiale. Car l’intervention militaire classique ne
saurait venir à bout de la nature avant tout sociale de la conflictualité
moderne : à l’inverse, elle l’alimente dangereusement.
Quatre facteurs aident à comprendre cet échec.
Le premier tient à la contradiction entre le rôle de gendarme, désormais
valorisé, et le refus patent de s’investir préalablement dans un travail de
prévention. Celui qui intervient répond à différents types d’appels, mais il
s’inscrit mécaniquement dans une logique d’usage de la force qui minimise
voire ignore les soubassements sociaux et institutionnels du conflit.
L’intervention militaire conduit à postuler que les fondements de la
conflictualité tiennent principalement à la volonté agressive des partenaires
qu’on cherche à désarmer, voire à « détruire » sans se pencher sur les causes
profondes de la belligérance.
L’hypothèse pouvait faire sens dans un monde où la base du conflit résidait
dans la rivalité de puissance : elle perd de sa logique lorsque le conflit ne
s’apparente plus au fameux jeu de gladiateurs, mais dérive de pathologies qui
viennent au contraire affaiblir ceux-ci. L’idée, avancée par Boutros Boutros-
Ghali dans son Agenda pour la paix8, lui avait valu bien des rancœurs.
Reprise par son successeur, elle avait aussi été mise en évidence par le
rapport sur la responsabilité de protéger, mais vite oubliée par ceux qui
disaient s’en inspirer. En fait, la difficulté est double : les principes
westphaliens n’ont jamais su intégrer la prévention ; l’opinion publique se
détourne de celle-ci, peu prompte à dépenser lorsque la pitié n’est pas encore
arrivée sur le marché et que l’enjeu demeure invisible. Campées sur une
justice que Durkheim qualifierait de répressive, les vieilles puissances
peinent à admettre que la mondialisation suppose de passer à une justice que
le sociologue disait coopérative ou restitutive : or, dans un monde globalisé et
inégalitaire, la recomposition sociale l’emporte en efficacité sur la
coercition9.
Deuxième facteur qui scelle la faiblesse de l’intervention : celle-ci est
menée à l’initiative d’un gendarme… qui n’a pas de réelle gendarmerie. Le
système international repose aujourd’hui sur des gendarmes souvent
autoproclamés, qui possèdent, pour toute gendarmerie, une institution
onusienne particulièrement limitée dans son autorité propre et ses capacités
autonomes d’intervention. Si bien que le gendarme n’est commandé ni
contrôlé par personne d’autre que… lui-même, c’est-à-dire son État
d’appartenance ou la coalition dont il relève. L’ONU n’a pas d’armée : même
les soldats mobilisés pour mettre en œuvre les résolutions du Conseil de
sécurité appartiennent à des forces nationales et sont placés sous une chaîne
de commandement qui échappe largement à l’institution multilatérale.
Sur le terrain, l’état-major onusien est à la merci des commandements
propres à chaque contingent national, exerçant le « commandement
organique » des troupes engagées. Rares sont les États qui acceptent
d’abdiquer ce droit : même les États scandinaves, pourtant sincères adeptes
d’un multilatéralisme intégré, ont refusé, dans le cadre de l’opération menée
en Bosnie, d’abandonner leur souveraineté. Le commandement fut américain
dans le cas de Tempête du désert, comme il fut exercé par l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Libye ou en Afghanistan… Le
secrétaire général ne dispose d’aucun pouvoir réel dans l’utilisation de ces
troupes. De ce fait, l’intervention remet la puissance en selle : elle projette sur
le terrain un acteur qui se surajoute aux belligérants, moins perçu comme un
médiateur que comme partie prenante.
On le voit d’ailleurs à travers l’extraordinaire diversité et la réelle
ambiguïté des modes juridiques d’intervention. Certaines ont lieu hors de tout
mandat onusien, soit par décision unilatérale, comme l’intervention en
Afghanistan, décidée le 7 octobre 2001 par le président américain et le
Premier ministre britannique, ou encore l’invasion de l’Irak en 2003 par les
États-Unis et une quarantaine de leurs alliés, soit sur la base d’une lettre
d’invitation, à l’instar, on l’a vu, de celle du président intérimaire du Mali au
gouvernement français en janvier 2013.
Parfois, le Conseil de sécurité donne un mandat ex post : mis devant le fait
accompli, il entérine une intervention qu’il n’avait pas décidée, voire à
laquelle il s’opposait : ainsi la résolution prend-elle en compte, sans la ratifier
explicitement, une opération organisée sans son accord. Il en alla ainsi avec
les résolutions 1483 (22 mai 2003), 1511 (16 octobre) et 1518 (24 novembre)
qui confiaient aux Nations unies le mandat de gérer l’Irak après une
intervention unilatérale américaine amorcée sept mois plus tôt. La même
remarque vaudrait pour l’intervention en Afghanistan et la résolution 1386
(20 décembre 2001) qui plaçait la Force internationale d’assistance à la
sécurité (ISAF) sous chapitre VII de la Charte de l’ONU, sans que celle-ci
n’ait jamais eu à se prononcer sur cette opération… Cas extrême, une action
peut être menée contre l’avis explicite du Conseil de sécurité, comme celle de
l’OTAN au Kosovo, contraire à la résolution 1244 du 10 juin 1999
réaffirmant l’intégrité territoriale de la Serbie.
D’autres interventions découlent d’une décision onusienne, comme la
résolution 1973 du 17 mars 2011 autorisant l’usage de la force en Libye. En
revanche, la résolution excluait tout recours aux troupes au sol et la
perspective d’un changement de régime : les instigateurs de l’opération – en
l’occurrence, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis – ont sciemment
outrepassé le contenu même de leur mandat, instaurant une dynamique de
puissance dont on connaît les résultats.
Parfois, l’ambiguïté figure dans la nature même du mandat : dans les
années 1990, le Conseil de sécurité invente les « coalitions of the winners »,
mandat donné à une coalition d’États assurant le travail au nom des Nations
unies. Dans le cadre de cette réelle « délégation de puissance », ont
notamment été mises sur pied Restore Hope en Somalie, le 2 décembre 1992,
la Force multinationale pour rétablir la démocratie en Haïti, le 31 juillet 1994,
ou encore la coalition dirigée par l’Australie pour rétablir la paix au Timor-
Oriental, où les troupes débarquèrent le 20 septembre 1999.
Autrement dit, le gendarme agit souvent hors de sa gendarmerie et de ses
institutions, de manière parfois légale mais en outrepassant aussi son mandat,
voire en allant contre lui. En tout état de cause, la capacité de contrôle sur les
opérations s’avère faible et l’intervention vient très vite émanciper les parties
actives de tout contrôle institutionnel, ce qui renforce l’impression de
puissance et offre aux belligérants sur le terrain le spectacle d’une armée
étrangère, au service des intérêts nationaux de quelques pays.

L’usage de la puissance, ou le cercle vicieux


Le troisième facteur tient au cercle vicieux que la puissance tend
inévitablement à former. À partir du moment où celle-ci entre dans un champ
conflictuel, sa signification ne cesse de se réévaluer et sa prégnance sur le jeu
des acteurs de se confirmer.
Lorsque l’Éthiopie s’ingéra dans le conflit somalien en 1996, elle avait
évidemment en tête ses décennies de litiges frontaliers avec son voisin
oriental, obsession que partageaient les parties qui lui faisaient face. Il en
allait de même, un peu plus tôt, lors de l’opération Turquoise (juin 1994),
organisée par la France avec l’autorisation de l’ONU, dans le contexte du
génocide rwandais : les velléités d’intervention française obéissaient en partie
à la volonté de mettre en échec Paul Kagame, formé au métier des armes au
Kansas et soupçonné par Paris de vouloir faire glisser le Rwanda hors de la
zone d’influence française et de s’entendre, aux dépens de la France, avec son
voisin et allié ougandais Yoweri Museveni. Qui peut, de même, contester que
le très ancien rêve saoudien de contrôler son voisin méridional hypothèque
l’intervention dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen ?
L’exemple syrien apparaît réellement archétypique : la Russie y intervient
conformément à ses vieux instincts impériaux qui la conduisent à s’intéresser
à ses marges, la Syrie étant proche du Caucase dont elle partage plusieurs des
composantes ethno-nationales ; elle éprouve surtout le besoin de revenir dans
un jeu dont elle était exclue et de restaurer sa puissance sur la scène
internationale. Autrement dit, elle instrumentalise manifestement sa
participation au conflit pour reconquérir ses galons de superpuissance, perdus
du temps de Boris Eltsine. Et qui peut considérer que l’intervention de la
Turquie dans le même conflit est désintéressée, quand on sait le poids de la
question kurde dans sa politique et comment elle gère cette dernière au nord
de la Syrie ? Qui peut nier les intérêts iraniens dans ce même pays ? Et qui
peut ignorer qu’une partie des origines de ce drame se trouve dans le
parrainage accordé par l’Arabie saoudite à certains mouvements
contestataires islamistes ? On pourrait en dire très probablement autant du
Qatar, sans parler du rôle du Hezbollah, de l’autre côté.
Le conflit syrien, né de la décomposition nationale et sociale que nous
avons décrite, n’a cessé d’être activé par le jeu de puissances régionales et
internationales conscientes de son utilité dans leurs propres intérêts, comme
par celui d’autres États qui, sortis du jeu, n’ont de cesse d’y retourner, non
pas pour faire la paix, mais pour retrouver une place, un statut.
Enfin, dernier facteur d’échec, cette dynamique de la puissance se nourrit
d’un instrument militaire inadapté aux conflits. Elle ajoute en quelque sorte la
guerre classique à une nouvelle conflictualité qui n’en relevait pas. La seule
présence française au Mali a donné au conflit sahélien une dimension
supplémentaire qui rend encore plus incertaine la position des uns et des
autres, et brouille le jeu qui devait conduire à son extinction. L’instrument
militaire, tel qu’on le mobilise, n’est pas de nature à remédier aux causes de
conflits dont on connaît la nature essentiellement sociale : plus on use de la
puissance, plus on tire à côté de la cible.
Revenons plus précisément sur le conflit malien, à propos duquel on a très
vite crié au triomphe. Il convenait politiquement, hors des choix tactiques et
stratégiques les plus sages, de libérer en priorité les villes, et notamment
Tombouctou, pour y organiser, le plus tôt possible, le défilé de la victoire. On
a présenté l’épisode comme le fleuron de la diplomatie de l’ancien président
François Hollande, et pourtant le bilan reste des plus négatifs : les
combattants ont été dispersés plus que « détruits » ; ils n’ont pas été
désarmés, mais se sont déplacés, y compris vers les pays voisins : jusqu’au
Burkina Faso, au nord de la Guinée, à l’ouest du Niger, peut-être plus loin
encore. Fragmentés au début de l’intervention, ils ont saisi l’occasion de se
rassembler au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM),
réincarnation des anciens groupes combattants d’autant plus préoccupante
qu’elle semble capable de transcender les différences culturelles et
identitaires, pourtant à l’origine du conflit : l’évolution de celui-ci a joué
comme un catalyseur de fusion. Sans parler des innombrables enfants-soldats,
victimes innocentes d’une conflictualité dont ils étaient otages…
Non seulement l’armée malienne ne parvient pas à se reconstituer, mais
elle souffre de corruption et de désertions, dont un grand nombre ont été
enregistrées en janvier 2018. Les accords d’Alger de 2015 n’ont jamais pu
entrer en application : si l’on en croit l’ancien Premier ministre malien
Moussa Mara, seuls 10 % en ont été mis en œuvre. Les réformes
indispensables pour surmonter la faiblesse de la nation et de l’État n’ont pas
commencé. On essaie de compenser cette dernière par un jeu électoral
formel, dont la signification et la profondeur sociologiques interrogent tous
les observateurs.
Les violences reprennent, notamment dans des zones que les groupes
rebelles n’occupaient pas jusque-là, comme dans les villes de Mopti et de
Ségou. Se diffusent même, çà et là, des formes individuelles de violences
plus accusées qu’autrefois, de Bamako, la capitale, jusqu’à Bandiagara, en
pays dogon, attaqué en mars 2018, pourtant jusque-là épargné et ancré dans
une placidité touristique. Tout se passe comme si la société malienne, malade,
réintégrait clandestinement les acteurs du conflit pour mieux en restituer, le
moment venu, les effets de violence, tandis que croît la défiance à l’encontre
des armées étrangères et de plus en plus perçues comme telles.
De même que l’échec de la coalition montée par l’OTAN en Libye a abouti
à cette énorme tache d’huile qui répand la violence bien au-delà des frontières
de l’ancien royaume senoussi, de même les déboires de l’intervention au Mali
dessinent une énorme zone d’instabilité infiltrant la violence de la Mauritanie
jusqu’au Soudan. À travers le G5 Sahel10, on voit même s’esquisser un
tableau plus inquiétant que la situation antérieure, où s’opposent les
combattants issus de la décomposition sociale, les entrepreneurs de violence,
les États faibles et fragiles et, de plus en plus, des puissances européennes
s’agrégeant à un jeu de conflictualité qui, leur coûtant cher, doit être
subventionné par d’autres États au positionnement stratégique incertain.
Ainsi l’Arabie saoudite devient-elle le principal bailleur de l’entreprise, avec
sa propre posture à l’échelle mondiale, faite d’alliance explicite avec les
États-Unis, d’entente implicite avec Israël et de connivences multiples avec
les mouvements salafistes.
Ce dangereux imbroglio sert l’entrepreneur de violences qui a besoin de
voir s’incarner l’ennemi et de le dénoncer à sa population, qui prend pour une
aubaine qu’on nourrisse son jeu. Ainsi faut-il comprendre qu’Abou Moussab
al-Zarkawi, alors chef d’Al-Qaida au Levant, ait présenté l’intervention
américaine en Irak, en 2003, comme « une providence divine » et que, cinq
ans auparavant, Mollah Omar, l’un des dirigeants du mouvement taliban, ait
prévenu l’administration Clinton des ravages que constituerait pour les États-
Unis un bombardement de l’Afghanistan, comme représailles voulues aux
lendemains de l’attaque par Ben Laden des ambassades américaines à Nairobi
et Dar es Salam (août 1998). Le mollah avait prédit qu’elles seraient « contre-
productives » et « alimenteraient la haine des Afghans contre l’Amérique »11.

Intervenir par-delà la puissance ?


Face à une telle déroute, nul ne peut évidemment plaider les vertus
rassurantes de l’isolationnisme ou de l’indifférence. Si l’intervention se
révèle être un échec patent, il convient de la corriger en surmontant ses
défauts pour la rendre plus fonctionnelle. Cette réinvention du mode de
résolution des conflits doit répondre à trois questions : Qui ? Comment ?
Pourquoi ?
Qui est habilité à intervenir ? Aujourd’hui, deux réponses concurrentes
viennent communément à l’esprit : « la communauté internationale tout
entière », mais elle est présentée comme une utopie, dont l’incarnation reste
aujourd’hui incertaine, ou bien « les États qui en ont les moyens », ce qui
réintroduit le facteur puissance. Mais, puisque ce dernier mène à la faillite, la
solution suppose une recomposition profonde du multilatéralisme, dont nous
sommes certes très loin, mais qui reste la condition sine qua non pour
surmonter ces formes nouvelles de conflictualité. L’efficacité passe en effet
par un endiguement de la puissance, par son extraction et son remplacement
par un jeu coopératif. Vieux rêve tenace depuis la rhétorique wilsonienne.
Pourtant, la puissance résiste à coups d’alibis : l’alibi humanitaire, dont on
a déjà vu la fragilité et les incohérences ; l’alibi messianique, porté par les
États-Unis via leur « Manifest Destiny12 », qui engendre essentiellement un
effet contre-mobilisateur ; et l’alibi colonial, reformaté par le fameux
argument de la « responsabilité particulière ». Celle-ci a notamment été mise
en avant par les gouvernements français successifs pour justifier leur
intervention dans les anciennes colonies. Quel est le fondement de cette
« responsabilité particulière de la France », qui l’amène à se déployer au
Mali, en Centrafrique, au Tchad et ailleurs et qui la distinguerait de manière
convaincante de celle de la Russie en Ukraine ? Ajoutons cette question
lancinante : qui a objectivement les moyens de telles opérations ?
L’intervention des États-Unis en Irak leur a, selon certains, coûté jusqu’à
6 000 milliards de dollars13, tandis que la France peine à aligner chaque année
les 3 milliards d’euros nécessaires pour financer ses opérations extérieures.
La question du comment est au moins aussi délicate. Car il ne s’agit plus de
se demander comment une puissance peut en équilibrer une autre, mais
comment endiguer les effets violents d’une décomposition sociale, politique
et institutionnelle : autrement dit, on sait intervenir contre la force, mais pas
contre la faiblesse. Quel est le remède pour soigner cette dernière et garrotter
ses effets belligènes ?
Peu de réponses probantes ont été apportées, à l’exception d’efforts
remarquables, entrepris avec succès par les Nations unies dans le cadre de
leur programme « Démobilisation, démilitarisation, réintégration » (DDR).
Ces initiatives ont pu aboutir çà et là, grâce notamment à l’habileté de
certains envoyés spéciaux du secrétaire général, tels l’Italien Aldo Ajello au
Mozambique (1992-1994), ou l’Américain Jacques-Paul Klein au Libéria
(2003-2005).
Le premier était parvenu à démobiliser 76 000 combattants, à réintégrer
leurs principaux cadres dans l’administration mozambicaine, à récupérer
155 000 armes, à rapatrier 1,7 million de réfugiés et à réinsérer 4 millions de
déplacés ; il développa en outre une politique de partage des fonctions
administratives entre les anciens combattants du Front de libération du
Mozambique (Frelimo) et de la Résistance nationale du Mozambique
(Renamo), de manière à rendre la démobilisation attrayante pour les ex-
guerriers. Le tout fit suite aux accords de paix obtenus en octobre 1992, grâce
à une médiation réalisée, non pas sous la pression d’une puissance, mais par
celle de la communauté catholique de Sant’Egidio.
Quant au second, J.-P. Klein, il a assuré, dans le cadre de la Minul
(Mission des Nations unies au Libéria) et grâce à la force d’interposition mise
en place par les États voisins (ECOMIL, Mission de la CEDEAO au Libéria),
la démobilisation de 106 000 miliciens, dont 12 000 enfants-soldats, organisé
le retour de 350 000 réfugiés et de 450 000 déplacés, tout en faisant vacciner
contre la polio et la rougeole 1,4 million d’enfants, et en veillant à la mise en
place du processus électoral.
Autre succès onusien, la Mission d’observation des Nations unies au
Salvador (ONUSAL, 1991-1995) a permis de conclure l’accord de
Chapultepec entre les parties combattantes (janvier 1992), incluant de
profondes rénovations des institutions étatiques, désormais consolidées, et
une réforme foncière conséquente. Preuve qu’il est possible de penser un
mode fonctionnel de solution à ces formes nouvelles de conflictualité, dès
lors qu’on ne tient pas l’usage de la force comme la réponse dominante et que
l’on substitue à l’action de puissance celle de la médiation multilatérale.
Enfin, la question du pourquoi taraude tout militaire formé à la grammaire
clausewitzienne : faire la guerre suppose de définir des finalités politiques
claires. Ces formes nouvelles d’intervention souffrent d’une imprécision
croissante sur les vrais buts de l’action martiale. S’agit-il de contenir la
violence, de l’éradiquer, de changer de régime, de déposer un prince qui ne
satisfait pas, de réorienter des politiques publiques, de modifier le contrat
social ou encore d’endiguer une influence étrangère jugée rivale, à l’instar de
la volonté de tenir la Chine à l’écart d’une Afrique dans laquelle elle se serait
par trop impliquée ? Sans objectif, le militaire est impuissant : il ne peut
même plus évaluer ses éventuels succès.
Une dernière hypothèse se profile. Si l’intervention extérieure ne marque
pas le début espéré d’une solution, peut-être les puissances régionales et les
acteurs locaux possèdent-ils une capacité supérieure qui pourrait esquisser
une forme nouvelle de résolution des conflits. Dans cette forme de
conflictualité nouvelle, plus on est éloigné du cratère, plus on est impuissant
et même présumé hostile. La Communauté économique des États de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avait pu, dans le conflit malien, parvenir à
un certain nombre d’accords efficaces ; ceux de Cotonou, en 1993, permirent
de mettre en place la Minul ; la CEDEAO y créa aussi les conditions
favorables à la tenue des élections de 1997 et de 2003.
La solution au Moyen-Orient, comme l’avait évoqué l’ex-président
égyptien élu, Mohamed Morsi, aurait pu passer par la réactivation d’un jeu
cohérent des puissances régionales – dans son esprit, l’Égypte, l’Arabie
saoudite, l’Iran et la Turquie – hors de toute influence de puissances
internationales. Est-ce à dire que le processus de « re-régionalisation » du
monde pourrait esquisser une solution ? Le système international a échoué
dans une universalisation naïve et brutale : le retour à des régulations
régionales pourrait-il amorcer une histoire plus positive ? On est évidemment
encore loin d’une réponse claire…

1. Hugo GROTIUS, Le Droit de la guerre et de la paix (trad. du latin par P. Pradier-Fodéré), PUF,
Paris, 2012 [1625].
2. Steven KRASNER, Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton University Press, Princeton, 1999.
3. Ned LEBOW, A Cultural Theory of International Relations, Cambridge University Press,
Cambridge, 2008.
4. Né du Congrès de Vienne (1814-1815), il comprend, à l’origine, les quatre grandes puissances
ayant vaincu Napoléon (l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse), auxquelles la France s’est jointe
en 1818. L’Allemagne remplacera la Prusse, et l’Italie rejoindra plus tard le système qui s’effondrera
avec la Première Guerre mondiale. Voir Paul SCHROEDER, The Transformation of European Politics,
1763-1848, Clarendon Press, Oxford, 1994.
5. CIISE, La Responsabilité de protéger, CRDI, Ottawa, 2001.
6. Rama MANI et Thomas WEISS (dir.), Responsibility to Protect. Cultural Perspectives in the Global
South, Routledge, New York, 2011.
7. Sur les puissances moyennes, voir notamment Andrew COOPER (dir.), Niche Diplomacy, Middle
Powers After the Cold War, Palgrave, New York, 1997.
8. Boutros BOUTROS-GHALI, Agenda pour la paix, Nations unies, New York, 1992.
9. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, PUF, Paris, 1973 [1893], p. 98 et suiv.
10. Créée en 2014, l’institution, centrée autour des thèmes de la « sécurité » et du
« développement », regroupe le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad. Elle est le
support de l’opération Barkhane, montée en août 2014 par la France pour lutter contre le terrorisme
djihadiste dans la région.
11. Peter FRANKOPAN, Les Routes de la Soie, op. cit., p. 596.
12. Le journaliste new-yorkais John O’Sullivan utilisa l’expression « Manifest Destiny » en 1845
dans un article de United States Magazine and Democratic Review lors de l’annexion du Texas. C’est
notre destinée manifeste, écrit-il, de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le
libre développement de notre grandissante multitude. »
13. Il est très difficile de parvenir à un chiffrage précis et incontestable : les montants avancés sont
très différents selon les sources. Le Watson Institute for International Studies de l’université de Brown
avance le chiffre de 6 000 milliards de dollars en incluant les intérêts d’emprunts contractés et les
pensions à verser aux anciens combattants jusqu’en 2053. Joseph Stiglitz et Linda Bilmes estimaient,
en 2008, à 3 000 milliards de dollars la somme déjà dépensée, sans anticiper sur les dépenses futures (in
The Three Trillion Dollar War : The True Cost of the Iraq Conflict, Norton and Co., New York, 2008),
soit l’équivalent du financement de 8 millions de logements, ou un budget mensuel supérieur au budget
annuel des Nations unies.
6.
Réinventer le système international

L’évolution du système international reste très peu étudiée par la science


politique1. Et pourtant rien n’est figé, dans l’ordre international autant
qu’ailleurs. Le changement est un phénomène banal dans le jeu social et plus
particulièrement dans l’espace mondial, car celui-ci dérive d’interactions
beaucoup plus nombreuses et complexes que dans tout autre domaine. C’est
l’inverse qui serait étonnant : que les systèmes internationaux restent
immuables, indifférents au temps. Il est vrai néanmoins que les
transformations des décennies et même des siècles précédents paraissent
modestes, comme si elles avaient été bridées. Ce statisme, caractéristique
d’un temps long qui va de la Renaissance à la chute du Mur, s’explique par
un certain nombre de données propres à ce « moment conservateur ».
En premier lieu, durant cette longue période, le centre même du système
n’a pas changé d’identité, à l’exception près de la montée des États-Unis
comme puissance sinon hégémonique, du moins dominante – encore que
ceux-ci appartiennent historiquement et culturellement au monde européen
dont ils forment, à l’origine, une extension. Les États-Unis n’ont, en outre,
pris toute leur ampleur diplomatique, militaire et internationale que lorsqu’ils
sont devenus des acteurs décisifs des champs de bataille du Vieux Continent.
À travers l’avènement progressif des puissances émergentes, la question du
centre de gravité du monde se pose à nouveau aujourd’hui, mais de manière
infiniment plus bouleversante. Sans doute s’agit-il là de l’amorce principale
de la réinvention présente du système international.
Deuxième facteur du conservatisme passé : depuis la Renaissance, les
conflits se limitaient à une compétition entre puissances. Cette façon de les
comprendre inaugurait un jeu durable, transformant l’interaction de ces
puissances en vecteur d’évolution et de confirmation du système international
dans son modèle d’origine. Aujourd’hui, la conflictualité s’est brutalement
inversée : animée davantage par les faibles que par les forts, elle a quitté pour
l’essentiel le champ de l’Europe pour gagner ceux de l’Afrique et du Grand
Moyen-Orient. Ce retournement, très récent au vu de la longue histoire
westphalienne, constitue un autre vecteur déterminant de réinvention.
Troisième élément : jusqu’à il y a peu, le système international se bornait à
une représentation très précise de la puissance, intimement liée à la ressource
militaire. Cette symbiose permanente entre le politique et le militaire
organisait une trajectoire de développement qui, de ce fait, n’avait pas à
modifier son orientation. Désormais, les registres de la puissance se
diversifient considérablement : non seulement la ressource militaire se voit
contestée par d’autres facteurs, tels que l’économie, la technologie, la
démographie ou la culture, mais elle est mise en échec, un peu partout, dès
que le pouvoir politique y recourt pour promouvoir ses propres finalités.
Un modèle étrangement stable pendant cinq siècles est donc entré en
quelques décennies dans une zone de turbulences renforcées par
l’aveuglement des dirigeants qui les minimisent, à dessein ou
inconsciemment. Il ne fallait surtout pas, dans leur esprit, risquer de perdre,
par une appréhension nouvelle du jeu international, les avantages
exceptionnels que le modèle westphalien offrait aux princes des États les plus
puissants.
Comprendre cette transformation suppose d’en envisager soigneusement
les modalités et d’abord de distinguer les modifications obtenues par
adaptation progressive de celles qui procèdent de réactions forcées. Il
convient ensuite de repérer la nouvelle façon d’aborder, de définir et de
construire les catégories clés du jeu international : souveraineté, territorialité,
hégémonie, multilatéralisme, gouvernance globale, acteurs, conflit, et bien
d’autres revêtent aujourd’hui un sens nouveau. Autant de ruptures fortes qui
autorisent à parler de réinvention profonde du système international,
principalement sous l’effet d’un vent venu du Sud et très accessoirement sous
celui des transformations accomplies au Nord. Bref, les faibles mènent en
bonne partie la danse et se révèlent proactifs là où les forts sont de plus en
plus réactifs.

Adaptation douce ou réaction violente


Ce changement procède d’un jeu subtil d’adaptations fonctionnelles et de
réactions contraintes.
Côté adaptation, les pistes ne manquent pas : tout d’abord, le système
international est mécaniquement amené à se recomposer sous la pression des
bouleversements incroyables qui affectent les modes de communication et les
technologies qui les sous-tendent. Nous sommes entrés dans un monde de
l’information immédiate qui remet en cause distance et territorialité en
englobant le Sud à un rythme soutenu.
Au moment de la décolonisation, la révolution des communications
commençait au Nord et ignorait le reste du monde. Désormais, le Sud vit
pleinement cette révolution : un tiers des Africains sont aujourd’hui des
internautes, et le seul Nigéria en compte près de cent millions.
Sans oublier la télévision : absente du Sud lors de la décolonisation, elle y
projette aujourd’hui massivement les images venues du Nord. Le Mali, dont
on connaît l’insertion dans le jeu conflictuel, compte à lui seul pas moins de
trente-cinq chaînes. Et, dans un monde où l’on achète sept téléviseurs par
seconde, on conçoit sans mal comment cette propagation de l’image
mondialise les imaginaires, construit de nouveaux comportements sociaux et
surtout accélère l’entrée des populations du Sud, en particulier africaines, sur
la scène internationale. Un Gabonais regarde la télévision en moyenne
4 h 31 par jour ! Les deux tiers des Nigérians interrogés par Gallup, urbains
et ruraux, affirment s’enquérir une fois par jour des nouvelles du monde, un
phénomène qui vaut aussi bien pour les bidonvilles que pour les quartiers
riches de Lagos. On peut en dire autant de l’Amérique latine : 70 millions de
foyers brésiliens, soit presque tous, ont la télévision. Il en va de même en
Asie : plus de 80 % de la population urbaine indienne en sont équipés, même
si la proportion descend à 41,6 % au sein de la population rurale.
Même remarque pour la progression de l’usage des smartphones : leurs
possesseurs, en Côte d’Ivoire, représentaient 15 % de la population en 2013
contre 87 % en 2016, tandis que, dans l’ensemble de l’Afrique, on compte
aujourd’hui plus de 350 millions de smartphones connectés2 !
On mesure combien la révolution de la communication mondialise les
comportements sociaux, fait entrer dans l’espace mondial les populations
autrefois dominées et les rend arithmétiquement majoritaires au sein de celui-
ci. La réinvention du système international relève ainsi moins de choix
stratégiques que de l’aboutissement d’un processus social, ordinairement
méprisé, qui enclenche des phénomènes de transformation venus de la base
vers le sommet.
Les progrès de la communication débouchent également sur la
déterritorialisation qui s’impose comme une deuxième source d’adaptation
fonctionnelle. Car l’ascension fulgurante de ces techniques brise le carcan
territorial. La frontière comme la distance prennent un autre sens. Bref, le
principe westphalien de territorialité tremble sur ses bases et perd en
efficacité. D’où une coupure Nord-Sud moins tranchée : l’obstination du
Nord à placer des frontières fortes à sa bordure méridionale est une initiative
réactive dont la pertinence semble déjà dépassée. Frontières ou pas, la
communication unifie le monde et encourage la mobilité physique.
Déterritorialisé, l’espace mondial est aussi de plus en plus interdépendant,
ce qui bénéficie évidemment plus au Sud qu’au Nord. Qui dit
interdépendance suggère que la faiblesse hypothèque les chances de la
puissance. Que, dans les économies fortement interactives, le stable dépend
de l’instable, infiniment plus que le contraire. Que les économies du Nord
sont toujours plus tributaires des incertitudes, des tressaillements et des
fluctuations de celles du Sud, notamment dans le domaine des
approvisionnements en ressources énergétiques et en matières premières. Que
l’évolution de la consommation au Sud conditionne de plus en plus celle de la
production au Nord, à un moment où la croissance tend à stagner dans les
économies anciennement développées et progresse chez les émergents, voire
dans certains pays en développement. Autant d’éléments qui recentrent le
système international autour de zones situées davantage dans les nouvelles
parties de l’espace mondial que dans ses bastions de vieille installation.
Dernière tendance profonde d’adaptation fonctionnelle, le monde se
régionalise, en grande partie sous l’effet de la globalisation. La création
d’espaces régionaux, non seulement lézarde la grammaire westphalienne,
mais donne au Sud des chances supplémentaires qu’il parvient, çà et là, à
transformer en acquis décisifs. L’importance de ces regroupements est
perceptible en Afrique, notamment à travers l’exemple de la CEDEAO,
active en bien des domaines, tant politico-militaires qu’économiques. La
régionalisation, proliférante, connaît des succès inégaux en Amérique latine.
Le phénomène répond en partie à l’appel lancé par Kwame Nkrumah voici
plus de soixante ans, qui voyait en l’État-nation territorialisé non pas l’avenir
du Sud, mais un piège néocolonial. Cette recomposition des espaces
régionaux peut représenter, à terme, un modèle de substitution à l’État
importé qui a échoué. Elle semble d’ailleurs en meilleure voie dans le Sud,
incertain dans son passé étatique et son identité territoriale, que dans le Nord,
profondément marqué par l’héritage westphalien.
Cette adaptation fonctionnelle se cristallise dans le système international,
défini par sa structure de pouvoir, sa capacité inclusive et son aptitude
délibérative3.
Si on examine le premier de ces éléments, on ne peut que constater une
évidente révolution qui s’est accélérée depuis la chute du Mur : non
seulement la capacité propre à la puissance diminue nettement, mais
l’effondrement des hégémonies et la fin des illusions unipolaires ne cessent
de se confirmer. La notion même de leadership subit les attaques conjointes
d’une mondialisation qui lui résiste et des transformations en cours au Sud
qui concèdent à celui-ci une autonomie croissante. Le modèle du grand frère
est obsolète. La capacité des acteurs locaux à délibérer seuls et à récuser la
tutelle des vieilles puissances coloniales atteint un niveau tel qu’elle remet en
cause comme jamais la configuration classique du pouvoir. Cette dernière est
davantage mise sous pression au Sud qui vit encore les séquelles des
humiliations passées qu’au Nord qui demeure culturellement attaché au jeu
de l’hégémonie – que l’on songe à ce ministre des Affaires étrangères
français déclarant craindre, du temps de la présidence Obama, la disparition,
ou du moins le déclin, du leadership américain.
Il en va de même de l’inclusion, plus formelle que réelle dans les années
qui suivirent la décolonisation. Le cap a bien changé depuis : non seulement
l’acteur du Sud n’est plus docile, aligné ou clientélisé, mais il devient rebelle
à l’ordre et prompt à bouleverser l’agenda international au gré de ses
souffrances, de ses ambitions et de ses propres enjeux. À tel point que cet
agenda dépend désormais en majeure partie du Sud, de sa conflictualité, de
ses rythmes politiques, de ses évolutions économiques et démographiques.
Quant à la capacité délibérative du système international, plus le temps
passe, et moins la traditionnelle délibération oligarchique apparaît efficace et
concluante, même si elle cherche à tout prix à se pérenniser. La revanche de
l’acteur local, comme celle de la milice anonyme qui se bat en Afrique ou au
Moyen-Orient, rend intenable la réorganisation forcée du monde autour d’une
table récupérée dans les greniers du congrès de Vienne.

Un espace public de discussion métasouveraine


À la jointure de l’adaptation fonctionnelle et de la réaction par contrainte,
se révèle au fil du temps la vitalité d’un espace public mondial, notamment
depuis 1989. Le sociologue allemand Jürgen Habermas notait, on s’en
souvient, que le XVIIIe siècle européen avait favorisé la naissance d’espaces
publics qui avaient très vite structuré les espaces nationaux4. Des lieux où,
hors du pouvoir, une bourgeoisie montante et critique se saisissait du
politique, le discutait, le reformatait, préparant la démocratie future.
Le même processus a lieu aujourd’hui, mais à l’échelle de la scène
internationale tout entière : un espace public de discussion métasouveraine se
met en place. Dans le rôle des « bourgeois » d’hier, figurent principalement
les ONG, véritables acteurs performants de l’invention de cet espace. Ces
organisations jouent une partition tout à fait décisive dans la circulation de
l’information, dans la publicisation de ce qui relevait autrefois du secret
diplomatique, dans la mobilisation en faveur de droits nouveaux et dans la
constitution d’une sorte d’opinion publique internationale ou du moins de sa
préfiguration. Là aussi, cette incarnation nouvelle, ce débat inédit se
cristallisent davantage au Sud qu’au Nord. Le rôle de ces nouveaux
« bourgeois » consiste essentiellement à populariser les questions de
développement, de droits humains, de respect de la personne, mais aussi de
pluralisme culturel. Et à se faire l’écho des effets dévastateurs tant des
autoritarismes sanguinaires que des nouveaux conflits, désormais
majoritairement africains ou moyen-orientaux.
Il convient surtout de retenir l’aspect de plus en plus dynamique de cet
espace public de discussion et de contestation. Dans un premier temps, on
aurait pu croire qu’il se bornerait à alimenter le « marché de la pitié » destiné
à drainer les remords et les bonnes volontés issus des anciennes puissances.
En fait, ces ONG, en plein essor, jouissent d’une capacité mobilisatrice
croissante, notamment des populations urbaines d’Afrique, d’Asie et
d’Amérique latine, contre les politiques économiques socialement
destructrices, contre les effets néfastes du changement climatique et ceux,
particulièrement cruels, d’une pollution souvent exportée par les puissances
du Nord vers les zones dites « en développement », etc.
Se font jour un peu partout, dans les nouveaux espaces urbains en
développement, des mobilisations destinées à revendiquer davantage de
droits sociaux et à endiguer activement les conséquences de pollutions
redoutables : avec de réels succès, comme on l’a vu en Chine qui annonce
périodiquement, depuis 2014, la fermeture de centaines de mines de charbon
et, plus récemment, la construction de purificateurs d’air, comme à Xian en
2017, et ce sous la pression d’une opinion de plus en plus mobilisée ; on le
voit aussi en Afrique, où régresse la pratique autrefois courante des « États-
poubelles », ainsi nommés car ils servaient de déchetteries pour les
puissances du Nord.
Citons aussi les mobilisations, un peu partout sur le continent africain,
contre certains abus des Accords de partenariat économique avec l’Union
européenne et, comme le montre l’exemple du Mali, la mobilisation contre la
privatisation du rail (2005), contre l’exploitation de la mine d’or de Sadiola,
contre l’introduction des organismes génétiquement modifiés (OGM), en
2006, ou pour le respect de la biodiversité. On pourrait aussi pointer, dans le
cas nigérien, les mouvements contre le démantèlement des services publics
de l’enseignement supérieur (2001), ceux dirigés, l’année suivante, contre la
privatisation de l’eau, ou contre la fiscalisation des produits alimentaires de
première nécessité (2005). Autant d’expressions nouvelles qui pèsent, au-delà
des sociétés concernées, sur le quotidien de la vie internationale.
Cette adaptation lente et fonctionnelle est loin d’être négligeable. Pourtant,
comme toujours hélas, son principal aiguillon se trouve dans la lutte, dans le
conflit, dans la violence. Le système international réagit à ces formes
impétueuses de déstabilisation selon quatre axes très marqués aujourd’hui.
Le premier tient aux tensions de plus en plus fortes qui opposent une
diffusion accélérée de normes venues du Nord au sentiment des populations
du Sud d’y être étrangères, de devoir les subir et de n’avoir à leur opposer
que leurs propres réactions de déviance, plus accusées à mesure qu’elles
restent incomprises. La vitesse à laquelle le système est passé de la
compétition anonyme à l’intégration autour de valeurs essentiellement
pensées et proclamées par les vieilles puissances d’hier explique cette
crispation anti-occidentale qui va s’accentuant depuis la décolonisation.
Partie d’une discrète contestation amorcée au temps du Mouvement des non-
alignés, cette tension aboutit, dans des cas extrêmes, à des formes de
délinquance internationale mobilisant certains États et divers groupes dressés
contre une représentation trop simplifiée, trop lisse, trop occidentalisée du
processus de dotation en normes de la scène internationale. À travers de
multiples formes allant jusqu’à la violence dite « terroriste », les progrès de
cette déviance internationale (course aux armements prohibés, diffusion de la
violence transnationale, propagandes aux relents xénophobes ou
identitaristes…) montrent à quel point ce premier axe peut conduire à une
recomposition, parfois sanglante, du jeu mondial.
Le lien avec le deuxième axe est évident. Devant l’homogénéisation du
monde, en termes de valeurs, de consommation et de pratiques quotidiennes,
celles et ceux qui se sentent agressés favorisent l’émergence, un peu partout,
de formes variées de contre-socialisation. Celles-ci s’élaborent à partir de la
réactivation d’identités marginalisées ou inquiètes, de référents religieux, de
liens tribaux, d’exaltations ethniques ou claniques, bref d’un ensemble de
repères communautaires apparaissant de plus en plus comme des points
d’équilibre face à la brutalité d’une mondialisation perçue comme unilatérale.
Les espaces de contre-socialisation ne sont pas stables : ils se veulent à la fois
conquérants et contestataires des valeurs dominantes. On peut donc postuler
que l’évolution des rapports entre homogénéisation croissante et contre-
socialisation représente un moteur actif de la réinvention du système
international.
Les nouveaux conflits internationaux constituent logiquement notre
troisième axe. Le changement est fort : le champ de bataille du monde a
traversé la Méditerranée pour se déplacer vers le Sud ; les nouveaux conflits
deviennent le principal facteur de déstabilisation de l’ordre westphalien, que
la guerre classique entretenait ; les vieilles puissances ne remplissent leurs
fonctions militaires qu’en s’appropriant difficilement des conflits qui ne sont
pas les leurs. Cet ordre nouveau conduit à une profonde mutation de l’espace
de la stratégie et des rapports de puissance à venir. Parce qu’elle nie
l’omnipotence de la puissance, cette conflictualité nouvelle dessine la mort de
la géopolitique classique et promeut l’intersocialité comme une tendance
profonde du nouveau jeu mondial. Désormais, l’imbrication et souvent
l’entrechoc des sociétés créent l’événement, le conflit, la déstabilisation. Il
faut s’habituer au fait que le social, plus que le politique ou le militaire,
conditionne de manière croissante la sécurité. D’où la nécessité de réinventer
la façon de penser l’action sur la scène mondiale.
Le dernier axe tient enfin à la complète transformation des coûts de la
guerre. À l’âge d’or westphalien, ceux-ci semblaient totalement contrôlables,
ou du moins prévisibles. La guerre opposait des armées et ne visait que
marginalement les populations civiles, même si le second conflit mondial
faisait déjà dramatiquement exception. Aux temps classiques, elle s’attaquait
aux États infiniment plus qu’aux sociétés. Ses modes de traitement et
d’endiguement étaient parfaitement rodés.
Désormais, les nouvelles conflictualités désarment les vieilles puissances,
incapables de comprendre comment réagir à ce qu’elles qualifient
d’« attaques terroristes ». Cette dissémination de la violence dessine un
paysage international entièrement nouveau que l’on ne sait même plus gérer.
Les interventions engendrent des coûts économiques pharamineux : des
milliers de milliards de dollars dépensés par les États-Unis au Moyen-Orient,
et les 2 à 3 milliards d’euros que coûteraient, chaque année, à la France ses
« opérations extérieures », pesant ainsi lourdement sur son déséquilibre
budgétaire.

Les piliers de la reconstruction


Les moteurs du changement, profondément ancrés, ne semblent pas près de
s’éteindre. Comment penser les résultats de ces révolutions
précautionneusement occultées par les princes qui gouvernent les vieilles
puissances ? Il est possible d’appréhender les fruits de cette reconstruction
silencieuse, de concevoir ces nouveaux piliers sur lesquels tend à reposer
notre nouvelle vie internationale. Nous en identifions au moins huit.
D’abord, la souveraineté est totalement repensée et reconstruite. Concept
simple, mais mystérieux dans l’édifice westphalien, elle devient aujourd’hui
plurale. Le système international renaît, non pas d’une nouvelle définition de
la souveraineté, mais de la coexistence, désormais solide, de trois conceptions
très différentes du concept d’origine5. S’il existe une souveraineté
conservatrice, celle des gardiens du temple westphalien, deux formes
nouvelles et parfois inattendues apparaissent simultanément, qui lui donnent
des incarnations surprenantes.
Le droit international public porte toujours un souverainisme classique et
donc conservateur, en rappelant que chaque État dispose de l’absolue
puissance précédée par nulle autre. Cette posture conduit à une vision
prudente de la mondialisation, que l’on souhaite voir construite dans le cadre
de la vieille grammaire politique. Cette vision s’oppose à toute innovation
institutionnelle, comme le confirme le blocage de toute réforme substantielle
des Nations unies ; elle tend désespérément à prolonger les vieux combats
conceptuels autour de ce qui reste l’idée maîtresse, le principal pilier de
l’ordre international. On la trouve dans la politique étrangère des principales
puissances du Nord aujourd’hui.
Face à elle, se développe très vite, à travers le néosouverainisme, une
conception profondément renouvelée de la souveraineté, envisagée comme
compatible avec la mondialisation. Cette vision est portée par les puissances
émergentes qui concilient un souverainisme sourcilleux et une adhésion
franche à une mondialisation dont elles ont à juste titre l’intuition qu’elle leur
est utile.
Cette souveraineté, qui habille les émergents, possède un goût de revanche
ou de vigilance. Elle se veut égalitaire, remet en cause le vieux rêve
hiérarchique du souverainisme conservateur et entend protéger le droit de
chaque peuple à disposer de lui-même, condamnant vigoureusement toute
forme d’interventionnisme. Jalouse de son intégrité territoriale, elle refuse
toute discussion de ses frontières. Cette approche, très courante en Chine, en
Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud, caractérise l’aile marchante du système
international. Par sa capacité à adhérer aux paramètres nouveaux de la
mondialisation, elle modernise le concept et défie donc les tenants du
souverainisme conservateur.
Diamétralement opposé, l’archéo-souverainisme récuse autant le
néosouverainisme que le souverainisme conservateur. Il se veut intraitable
face à une mondialisation qu’il rejette et dont il craint les effets. Il prend
corps, non dans les vieilles doctrines de la souveraineté nationale, mais dans
la reconstruction d’une souveraineté plus identitaire que politique, fondée sur
le référent ethnique. Il s’allie avec l’ethno-nationalisme pour contester la
mondialisation et les conceptions les plus libérales de l’État souverain.
Apparu dans un premier temps comme force protestataire au sein des vieilles
puissances, animant certains mouvements d’extrême droite et plus tard même
quelques franges de l’extrême gauche, cet archéo-souverainisme tend
désormais à prendre le pouvoir çà et là, comme le montrent ces axes étranges
qui rapprochent des régimes que tout opposait jusque-là, de Trump à Poutine,
ou Orbán…
Le jeu international intervient à présent dans la confrontation quotidienne
entre ces trois conceptions de la souveraineté. D’où son instabilité. Car ces
trois conceptions ne sont pas également armées pour gérer la mondialisation
de façon fonctionnelle : le néosouverainisme a l’énorme avantage de prendre
appui sur la modernité pour supplanter les deux autres ou, au moins, les
mettre en difficulté. C’est dire à quel point le jeu diplomatique des puissances
émergentes tend à l’emporter sur celui des vieilles puissances et a fortiori des
archéo-puissances.
Le deuxième pilier est celui de la territorialité, principe autrefois
intangible et pourtant fort malmené par les transformations de l’espace
mondial. La frontière perd de sa pertinence et donne lieu à une surenchère
désespérée louant les vertus de l’enfermement le plus extrême, à coups de
murs construits ou planifiés, dont on mesure déjà sans mal l’inanité.
Parallèlement, nombre d’inventions recomposent en profondeur la conception
même de l’espace. La mondialisation des imaginaires, qui fait fi des
frontières, des distances et des territoires, réinvente le processus de
socialisation des individus.
Au Nord comme au Sud, celui-ci dépend de moins en moins du cadre
national et de plus en plus de l’effet communication globale : du coup, une
opinion publique réellement transnationale vient bousculer la territorialité, et
rend la délibération politique incertaine. La démocratie actuelle doit tenir
compte de paramètres autrement plus complexes que l’unité territoriale. Il
s’agit là d’une révolution considérable qui appelle une réinvention de la
démocratie et conduit à une reconfiguration tranquille de l’international, de
plus en plus conditionné par les pressions d’un espace public mondialisé, qui
s’empare de toutes les questions qui se voulaient autrefois intimement
nationales : les conflits, les biens matériels, les réformes socioéconomiques
des autres…
Autre mutation et troisième pilier, la réaction « néoparticulariste » qui
cherche à définir son espace et à l’imposer. La territorialité politique perd du
terrain par rapport à cette contre-offensive du localisme, qui donne souvent
naissance à des mouvements revendiquant un droit de scission à l’intérieur
des territoires nationaux : les crises écossaise, corse et catalane en
représentent, en Europe, les exemples les plus sensibles et rappellent, au
passage, qu’aucune frontière n’est figée de toute éternité.
En même temps, la mondialisation des imaginaires et la mobilité sans
cesse accrue des individus conduisent de facto à une hybridation croissante
des cultures qu’on perçoit à tous les niveaux : la socialisation nationale perd
le caractère unique et exclusif qu’elle avait autrefois. Quelle que soit cette
dynamique géographiquement particulariste, toute nation se construit
désormais presque mécaniquement sur des référents religieux et identitaires
multiples. Les comportements quotidiens se trouvent redistribués sur le plan
artistique comme sur celui de la consommation courante par ces référents
pluraux venus de partout et qui destituent le principe même d’uniformité
culturelle. Soit on apprendra à gérer cette hybridation et celle-ci contribuera
peu à peu à une formidable réactivation fonctionnelle du jeu politique,
historiquement garant des coexistences réussies, soit on la niera contre toute
évidence et elle aboutira tout aussi inévitablement à ce « choc des
civilisations » naguère annoncé par le politologue américain Samuel
Huntington.

Dépolarisation, multilatéralisme réel,


intégration sociale,…
Quatrième pilier : l’hégémonie et la puissance cèdent progressivement la
place à la dépolarisation et à la perte d’influence des logiques de pouvoir.
Sous la pression des transformations venues du Sud, nous sommes entrés
dans un monde dépolarisé, qui n’est pas sans évoquer celui ayant précédé la
guerre froide, mais qui présente la caractéristique supplémentaire de s’être
bâti sur la ruine des pôles passés. Le monde dépolarisé reste porteur d’une
mémoire bipolaire et « campiste ». Cette contradiction pèse lourdement sur
l’élaboration des politiques étrangères. Elle explique certaines persistances,
notamment celle de la notion d’alliance, à l’instar de l’OTAN, qui détonne
dans un monde se prêtant davantage à ce que Thucydide nommait des
« symmachies ».
L’inclination à composer sans cesse avec un passé révolu retarde la
réinvention d’un système international où les coalitions pragmatiques
l’emportent de plus en plus sur les alliances structurées et pérennes, comme
le montre notamment le conflit syrien. Ici, l’innovation est décisive, car le
monde ignore désormais la victoire autrefois célébrée qui alimente toutes les
nostalgies. L’instrument militaire traditionnel n’aboutit plus à cette défaite
indiscutable de l’ennemi qu’il convenait de « terrasser », ni à cette victoire
décisive qui permettait d’imposer un nouvel ordre international. Cette
évolution découle des mutations des conflits et apparaît comme la chance
unique de concevoir, au-delà des souffrances, un jeu coopératif auquel
chacun est contraint, la victoire complète de l’un sur l’autre étant désormais
impossible.
Le cinquième pilier dessine les conditions de l’invention réelle du
multilatéralisme. Celui-ci a connu une lente et discrète ascension à la fin du
XIXe siècle, avec les premières organisations internationales, telle l’Union
postale universelle. Il prit un essor manqué au lendemain de la Première
Guerre mondiale, avec la Société des Nations (SDN), pour être
courageusement réactivé par Franklin Delano Roosevelt après la Seconde
Guerre mondiale. Mais le jeu de puissance l’a immédiatement confisqué à
travers notamment la réponse donnée aux problèmes de sécurité collective et
aux questions politico-militaires, laissant aux Grands un droit de veto dont ils
ont abondamment fait usage.
Au fil du temps, on découvre un multilatéralisme qui se veut beaucoup
plus conservateur que fonctionnel, à l’instar de ce que souhaitait Lloyd
George lorsqu’il pensait faire de la SDN le prolongement du Concert
européen d’antan et donc du jeu oligarchique international. De nos jours,
derrière l’idée de multilatéralisme, se cache celle, beaucoup plus pertinente,
de l’impératif d’une gouvernance globale, c’est-à-dire d’une recomposition
coopérative de l’espace mondial faisant écho à la genèse des biens publics
mondiaux, dont nous sommes dépositaires pour la survie de tous.
Ce qui, à nouveau, place le Sud au centre du jeu, car c’est en son sein que
se décide l’avenir des principales sécurités humaines : alimentaire, sanitaire,
environnementale, économique, individuelle, culturelle et politique. Cela
implique une véritable régulation globale, se distinguant de la régulation
oligarchique que le Concert instituait. Cela suppose surtout une forte
extension du multilatéralisme vers le secteur social, inscrit au cœur de
l’agenda international par la décolonisation et la poussée démographique des
pays du Sud.
Le sixième pilier concerne justement l’intégration sociale internationale.
Boutros Ghali en avait déjà l’intuition quand il parlait de l’injustice sociale
comme principale cause des guerres, avant que Kofi Annan n’appelle
explicitement à concevoir un multilatéralisme social6. Ce projet s’articule
directement à la nature nouvelle des conflits venus du Sud, davantage liés à
une stérilité de la production sociale et au manque de redistribution qu’à un
jeu de puissance. Surmonter ces faiblesses économiques et sociales devient
donc essentiel pour la paix et même la façon moderne de définir celle-ci.
L’innovation consiste ici à transposer dans l’espace mondial actuel le
projet durkheimien jadis conçu à l’échelle nationale, celui d’un État-
providence capable de mettre en échec les inégalités les plus marquantes pour
obtenir une nouvelle stabilité politique. Cet enjeu majeur est évidemment
lesté par une difficulté nouvelle : il n’existe pas d’État mondial capable de
prendre en charge pareille fonction. Seule permettrait donc d’avancer la prise
en compte, par chaque État souverain, de l’utilité d’un abandon partiel de
souveraineté et de puissance. Ce choix, éminemment rationnel, devient
affaire d’auto-assurance dans un monde globalisé, une manière de payer par
avance pour se prémunir des risques les plus rudes d’insécurité.
Les deux derniers piliers dérivent directement de ce besoin nouveau de
gouvernance.
L’un conduit à penser des formes renouvelées de régionalisation, qui
permettraient de corriger en même temps la pression de la mondialisation et
celle – tout en appétit de domination – des vieilles puissances coloniales, tout
en inventant une échelle nouvelle dans la construction d’une véritable
délibération démocratique des populations. Ces mouvements de
régionalisation connaissent des succès inégaux.
Assez remarquables en Asie, ils existent sous des formes
désinstitutionnalisées (à l’instar des nombreux « triangles de croissance », et
des diverses coopérations par le bas)7. Ils ont marqué la transformation de
l’Amérique latine, où ils demeurent cependant anarchiques et incertains dans
leurs résultats, chaque institution étant aujourd’hui ébranlée, même les plus
fortes comme le Marché commun du Sud (Mercosur). Ils foisonnent en
Afrique, qui se distingue par le nombre très élevé de formes d’organisation
régionale, avec un niveau d’effectivité inattendu, surtout lorsqu’on les
compare à la seule zone en panne de régionalisation, celle, martyre, du
Moyen-Orient.
Toutes ces formes, plus ou moins prometteuses, sont néanmoins en
manque de modèle, toutes plus ou moins conditionnées par des bricolages
incertains de la grammaire westphalienne, mais privées de formules inédites,
telle l’Europe, écartelée entre des déclinaisons savantes du principe de
souveraineté, « partagée », mise en « pool » ou recomposée sans qu’aucun
nouveau concept n’émerge réellement.
Le dernier pilier provient aussi de la remise en cause conjuguée de l’État et
des conceptions classiques de la souveraineté : il se construit autour de
l’immanquable retour de l’acteur local. Face à une mondialisation
prétentieuse et à des États affaiblis, ce dernier reprend du sens à tous les
niveaux. Il porte l’espoir de recomposer les systèmes politiques à partir
d’initiatives que l’on décrivait naguère, avec mépris, comme « venues du
bas », mais il implique aussi la découverte, accablante pour les vieilles
puissances, qu’il n’est plus possible de tuteurer les acteurs combattants et que
la solution des conflits passe aussi par leur écoute. Il exprime enfin la
conviction que le jeu politique n’est plus possible sans la participation
effective de ceux qui prennent les risques et qui font l’événement.

1. Les analyses portent essentiellement sur les transformations du contexte international (Gary
GOERTZ, Contexts of International Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 2010), ou sur
l’effet du contexte sur le changement démocratique (Kristian GLEDITSCH et Michael WARD,
« Diffusion and the international context of democratization », International Organization, vol. 60,
no 4, 2006, p. 911-933).
2. Voir notamment Jeune Afrique, 31 janvier 2017 et 20 février 2017 ; Maliactu.net ; BBG Gallup ;
Quaderni, printemps 2004.
3. Bertrand BADIE, La Diplomatie de connivence, op. cit.
4. Jürgen HABERMAS, L’Espace public (trad. de l’allemand par Marc B. Delaunay), Payot, Paris,
1975.
5. Delphine ALLÈS et Bertrand BADIE, « Sovereigntism in the international system : From change to
split », European Review of International Studies, vol. 2, no 2, 2016.
6. Kofi ANNAN, Interventions. Une vie dans la guerre et dans la paix, Odile Jacob, Paris, 2013
[2012], chapitre 6.
7. Robert SCALAPINO, The Politics of Development. Perspectives on Twentieth Century Asia,
Harvard University Press, Cambridge, 1989 ; William COLEMAN et Geoffrey UNDERHILL (dir.),
Regionalism and Global Economic Integration, Routledge, Londres, 1998.
Conclusion

Les décennies à venir réintroduiront-elles la puissance d’antan, qui n’aurait


eu qu’un accès de faiblesse transitoire ? L’âme de Westphalie se réveillera-t-
elle pour fermer ce qui n’aura été qu’une parenthèse, ce que la vieille science
politique appelle pudiquement un phénomène de transition ?
La thèse a déjà été plaidée, tant par les réalistes que par les libéraux1 : on
peut faire dire bien des choses à la futurologie. Pourtant, les facteurs de
rupture que nous avons pris en compte sont loin de relever de la seule
conjoncture. Deux processus majeurs pèsent de tout leur poids dont rien ne
présage qu’il diminue : un différentiel de puissance suffisamment marqué
pour détruire durablement le jeu traditionnel, et une mondialisation qui
impose des règles nouvelles qu’on ne veut pas voir et qui se font d’autant
plus rudes.
La forte inégalité de puissance qui s’est révélée à la faveur d’une
décolonisation manquée s’est refermée tel un piège sur le vieux monde. Le
politiste américain Quincy Wright avait posé avec force, tandis que se
déroulait sous ses yeux le second conflit mondial, que la guerre supposait
d’abord et avant tout une compétition entre protagonistes de poids égal2.
Une supériorité trop affirmée et répertoriée n’est pas un avantage, bien au
contraire : elle contraint le faible à chercher d’autres recours qui prennent le
fort au dépourvu. La capacité du plus puissant reste toujours aussi
destructrice, mais l’essai n’est plus transformé : la victoire politique ne suit
plus la victoire militaire, brouillée, invisible ou, au mieux, imparfaite. Même
si la chute de Saddam Hussein, comme de Mouammar Kadhafi, a été rapide,
le système qui en a dérivé s’est retourné contre le vainqueur, comme au
Vietnam, en Algérie, au Mali ou en Afghanistan. La faiblesse peut même
parfois tout simplement l’emporter, avec beaucoup plus d’atouts, comme
l’ont montré bien des exemples qui jalonnèrent les processus de
décolonisation.
La faiblesse devient ainsi, en relations internationales, un principe agissant
et même un principe constructeur. Ses vertus actives ne font guère de doute :
la puissance n’organise plus l’agenda international. Les événements
fondateurs du jeu contemporain sont détachés de la concurrence des grands, à
l’image des principaux foyers conflictuels au sein desquels ils peinent même
à trouver leur place. De même les véritables enjeux de la gouvernance
mondiale, en termes de sécurité, humaine ou politique, de développement ou
de migration, se trouvent-ils du côté des faibles. Et si certains semblent
davantage liés à la puissance, comme le commerce, la consommation
énergétique, voire le progrès technologique, ils relèvent plus, aujourd’hui, du
rôle actif des puissances émergentes que de celui des puissances classiques
qui campent, de plus en plus, dans le seul domaine de la réactivité à
l’événement.
La nouvelle conflictualité, inventée et imposée par ce déséquilibre de
puissance, excessif et pervers, crée une situation inédite qui laisse le fort sur
sa faim, tout en empêchant de pérenniser l’idée classique de victoire. Elle fait
plus : elle ouvre une séquence, dont on ignore la durée, qui interroge le vieux
système international : est-il capable de supporter longtemps le poids de
conflits dont on ignore les potentielles solutions et qui, en outre, se révèlent
fort coûteux ? Peut-il pérenniser un mode d’affrontement où personne ne
gagne réellement et où seules les destructions sont clairement (bien
qu’imparfaitement) chiffrables ? Peut-il banaliser une guerre nouvelle qui
cible les civils plus que les militaires ? Peut-il se régénérer dans le sillage de
conflits qui n’ont plus de finalités politiques claires et qui n’existent souvent
que pour perdurer ?
Le dilemme est le suivant : soit la puissance domine et le faible n’est rien,
ce qui est devenu fort heureusement impossible, soit le faible mène le jeu et
conduit le monde à l’entropie, ce qui n’est dans l’intérêt de personne.
C’est la raison pour laquelle la gestion de la mondialisation devient
doublement déterminante : elle permet, d’une part, de réévaluer la puissance
et d’organiser sa mutation ; elle conduit, d’autre part, à gérer la faiblesse et à
en assurer la pleine insertion dans le jeu mondial. Incontestablement, la
mondialisation relativise la puissance et ses capacités. En incluant des
protagonistes autrefois marginalisés, ou différemment « étagés », elle
alimente la mise en contact direct des puissants et des faibles, leur découverte
réciproque et leur confrontation. En banalisant l’interdépendance, elle brise et
recompose les logiques souveraines, et place, bien plus qu’hier, le fort sous la
dépendance ou, du moins, le conditionnement du faible. En promouvant la
mobilité des êtres humains, des images et des sons, elle affaiblit la
territorialité qui était autrefois le principal bastion, la meilleure protection du
fort. En suscitant une profusion de biens communs, elle oblige au partage, au-
delà de la conservation souveraine : le privilège du fort se révèle, aux plus
lucides, plus coûteux pour lui que le partage ou la cogestion.
Mais il y a plus : la mondialisation contient le rôle des États, ces managers
de puissance, au profit d’un épanouissement international des sociétés.
Celles-ci ne peuvent plus être tenues à l’écart du jeu mondial, tant elles y sont
de fait impliquées, par les progrès de la communication, par la visibilité
croissante des événements, par la prise de conscience de plus en plus rapide
des inégalités, par la découverte au quotidien et par chacun des méfaits du jeu
international, de la pollution, des maladies nouvelles, des insécurités en tout
genre, par l’expérience douloureuse des nouveaux conflits qui touchent plus
les civils que les armées.
En devenant des acteurs conscients du jeu mondialisé, les sociétés
recomposent la faiblesse qui n’est plus seulement celle de nouveaux États
marginalisés et déviants, mais aussi celle d’acteurs sociaux de tous les jours.
Les acteurs non étatiques du nouvel espace mondial ne sont pas seulement
constitués de firmes multinationales puissantes ni même d’ONG structurées,
mais aussi d’anonymes des plus précaires, qui pèsent d’autant plus dans la
nouvelle arène qu’ils sont en nombre, livrés à eux-mêmes et potentiellement
sous la coupe d’entrepreneurs qui peuvent très vite en faire des déviants,
peut-être violents.
À partir de la fin 2010, le « Printemps arabe » l’a démontré, tout comme,
en leur temps, les émeutes de la faim et en particulier le fameux Caracazo
qui, en 1989, avait fait jusqu’à 3 000 morts au Vénézuela. Que ces
mouvements aient échoué n’a ici aucune importance, dès lors que l’on
convient qu’ils ont largement contribué à structurer le système international
et à faire l’événement…
C’est dire que la mondialisation refait l’histoire internationale, la remet à
l’échelle des sociétés, relativise la puissance et ses effets, conduit à imaginer
une nouvelle gouvernance. Elle ouvre à un nouveau mode d’évaluation des
capacités. Évidemment, elle ne cède pas la couronne aux faibles, loin s’en
faut, mais elle donne à ceux-ci des capacités nouvelles d’intrusion et d’action,
et conduit à des formes de régulation qui n’ont plus rien à voir avec le jeu
classique de puissance, dont la diplomatie de club est aujourd’hui le
conservateur le plus intransigeant et le plus funeste au vu de ses résultats.
Autant d’éléments qui viennent immanquablement « sociologiser » les
relations internationales contemporaines, qui obligent à fixer du regard cette
« intersocialité » proliférante qui, plus que jamais, commande l’histoire.
Certes, la sociologie a eu son mot à dire à chaque étape de la vie
internationale : mais elle est aujourd’hui convoquée de façon totale. Elle
abandonne la théorie classique à l’illusion explicative nourrie par les
nostalgiques d’un passé qu’ils jugent plus glorieux, parce que davantage
élitiste, voire aristocratique.
Les dynamiques sociales deviennent ainsi les vrais moteurs de la
réinvention, c’est-à-dire de l’adaptation et du recentrage du jeu international.
Encore faut-il redire qu’elles sont soumises à la médiation des choix
politiques qui décideront de leurs modalités, entre l’adaptation forcée ou la
réforme voulue. En tout état de cause, le classique rapport de puissance ne
couvre plus l’essentiel des changements au sein de l’arène internationale.
Certes, on ne saurait prétendre qu’un tel jeu, issu du fond des âges de la
modernité européenne, n’opère plus aujourd’hui : il est vivace dans l’esprit
des princes, il inspire leur conduite et bien souvent aussi leurs échecs ; mais il
se reproduit également, sous une forme inédite, à travers l’émergence de
puissances nouvelles, précisément venues du Sud et qui doivent leur
promotion à leurs caractéristiques socioéconomiques plus qu’à l’histoire
westphalienne.
Mais l’émergence elle-même est prise à son propre piège. À mesure qu’elle
s’affirme et se pare des atours classiques de la puissance, elle s’expose aux
pressions de la faiblesse, à l’instar de ce que la Chine éprouve aujourd’hui
dans le quotidien de sa présence en Afrique, dans ses rapports à ses voisins
extrême-orientaux ou même à l’intérieur de ses frontières, au Tibet ou au
Xinjiang. Ainsi s’explique, très probablement, la politique étrangère prudente
déployée par Pékin sur la scène internationale, son attitude de retrait face aux
principaux conflits mondiaux, sa réserve au sein du Conseil de sécurité,
illustrée par son usage très limité du droit de veto, son acharnement à se
présenter comme un « État en développement », même si la posture est de
plus en plus difficile à tenir, alors qu’elle est tenue à l’intransigeance sur le
plan régional.
Et que dire des tensions que l’essor du Brésil a suscitées avec ses voisins :
comment comprendre autrement la volonté de Lula da Silva d’accompagner,
du temps de sa présidence, la montée en puissance de son pays d’une
promotion volontariste et spectaculaire de la coopération Sud-Sud, tout
particulièrement avec le monde arabe et l’Afrique ?
Au-delà des variations du jeu de puissance et de son irrésistible
déplacement vers le Sud, la pertinence de l’intersocialité ne cesse de
s’affirmer. Le besoin de réinventer la diplomatie en recourant à l’action
sociale et aux solutions qu’elle inspire devient l’axe majeur, et pourtant
hautement négligé, de notre espace mondial contemporain. Certes, il impose
un changement de temporalité. Le politico-militaire se jouait dans le temps
court, là où ces formes nouvelles d’intersocialité ne s’accomplissent que dans
la durée, celle de la restructuration des ordres sociaux et de la transformation
des imaginaires.
Un temps honni par le jeu démocratique et les rites électoraux, méprisé du
fait des facilités propres à la société de communication. Mais un temps
beaucoup plus humain : c’est peut-être le prix élevé auquel les princes
devront consentir pour réconcilier l’international et l’humain, pour que celui-
ci ne soit plus, comme avant, dangereusement chassé du jeu international.

1. Pour les réalistes, voir John MEARSHEIMER, The Tragedy of Great Power Politics, op. cit. ; pour
les libéraux, voir John IKENBERRY, Liberal Leviathan, op. cit.
2. Philip QUINCY WRIGHT, A Study of War, University of Chicago Press, Chicago, 1942.

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