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Hélène et Bertrand UTZINGER

Itinéraires des
Danses macabres

Editions J.M. GARNIER


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Illustration de la jacquette :
LADUCHESSE,PERSONNAGEDELADANSEMACABREDUGRAND-BALE(SUISSE).
Copie de Büchel, 1773. Cabinet des Estampes, fol. 18.
Oeffentliche Kunstsammlung Basel. Kupferstichkabinett. Inv. 1886.9.Skb.A 102.

© Jean-Michel Garnier - 1996


ISBN 2-908974-14-2
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Les auteurs remercient de leur aide :


Renée Heizmann†
(traduction enfrançais du texte de la Danse macabre de Berne).
Elisabeth Utzinger
(traduction enfrançais de textes latins).
Robert Utzinger
(traduction enfrançais de très nombreux textes allemands, anciens et contemporains).
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Préface

Comme c'est souvent le cas, la sympathie qui lie Hélène et Bertrand Utzinger et moi-même est due
au hasard. La Danse macabre de Meslay-le-Grenet nous a révélé, à quarante ans de distance, non
seulement l'attrait d'une famille de fresques qui pour les historiens n'avait qu'un intérêt modeste,
mais, au-delà de ces représentations macabres, toute une face des sensibilités et des mentalités de la
fin du Moyen Age. Le gamin qui en 1935, surpris par le caractère étrange de ces scènes, devait sous
la direction de Louis Réau chercher à en savoir plus et publier quelques articles sur ce sujet, s'étant
par la suite tourné vers d'autres recherches, ne se détourna pas tout à fait de ce champ d'études
original et fécond. Heureusement, le docteur Bertrand Utzinger et son épouse montrèrent plus de
constance. S'étant établis en 1973 dans l'ancien presbytère du village, ils multiplièrent les efforts pour
reprendre, avec une passion soutenue, l'étude systématique de cette Danse macabre, leur voisine, pour
la faire connaître et lui donner sa place véritable dans le mouvement qui inspira cette illustration de
la mort.
Par des spectacles de son et de lumière, ils redonnèrent vie àces fresques. Unpas décisif fut franchi
lorsqu'ils créèrent l'association « Danses macabres d'Europe » qui attira de nombreux savants et
amateurs. En 1986, s'ouvrit la série ininterrompue des congrès annuels de l'association. Ces
rencontres suscitèrent de fructueuses recherches, à la fois de textes et de représentations macabres de
toutes sortes : fresques, tableaux, gravures, sculptures, décoration d'objets divers, etc. qui ont enrichi
la liste des manifestations de ce thème et animèrent des débats apportant des lumières nouvelles aux
travaux d'Emile Mâle, Johan Huizinga, Hellmut Rosenfeld, Alberto Tenenti, pour ne citer que ces
classiques. Depuis vingt ans, parcourant l'Europe pour débusquer et photographier dans leur cadre
souvent très modeste d'églises rurales la moindre trace de représentations macabres, ou encore en
consultant opiniâtrement de nombreux manuscrits en bibliothèque, Hélène et Bertrand Utzinger,
infatigables, ont réuni et mis en ordre une documentation considérable, archives de l'association.
Présidant celle-ci, avec l'aide de quelques amis, ils publient régulièrement un bulletin de liaison qui
rend compte des découvertes faites par les membres.
Il devenait indispensable de faire le point de ce renouvellement de nos connaissances. Hélène et
Bertrand Utzinger ont intitulé très modestement leur ouvrage « Itinéraires des Danses macabres ».
Mais qu'on ne s'y trompe pas ! Certes la partie centrale du livre constitue un véritable corpus des
quatre-vingt-quatorze Danses macabres qu'ils ont étudiées, en même temps qu'un guide qui aidera
historiens et curieux à comprendre la signification de ces étranges témoignages de l'esprit macabre,
minutieusement analysés dans leur état actuel, replacés dans leur filiation et leur souvent chaotique
histoire. Fort honnêtement, considérant leur travail comme une étape, ils ont pris le parti de laisser
de côté les représentations (surtout en Angleterre et en Espagne) qu'ils n'avaient pu étudier. Aussi
le corpus est accompagné d'un complément concernant les vingt-trois Danses macabres dont ils ne
connaissent que l'existence.
Cependant, le corpus est encadré par deux parties qu'on lira avec un grand intérêt.
La première expose la genèse puis le cheminement des Danses macabres, plongeant dans la
philosophie puis la vision chrétienne de la mort. Partant des études d'Emile Mâle, les auteurs
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montrent comment le sentiment d'égalité devant la mort se charge à la fin du XII siècle, notamment
avec les Versde la mort d'Hélinand, d'une satire sociale et d'une leçon de morale, et avec Innocent III
du mépris du monde. Puis apparaît l'image des vivants confrontés à la mort dans le Dit des trois Morts
et des trois Vifs qui exprime la vanité des choses de ce monde, et dans le poème Vado mori, tandis
que la décomposition des corps devient obsédante. La mise en scène de la Danse macabre est
désormais possible. Elle est accomplie avec le poème attribué à Jean le Fèvre dans la seconde moitié
du XIV siècle. L'apparition de la peste opère alors une cristallisation qui explique la profusion rapide
des fresques, partie du cimetière des Innocents de Paris en 1424. Parallèlement, divers « corollaires »
de la Danse macabre : Triomphe de la mort, Artes moriendi, Mors de la Pomme, etc. expriment le
plus souvent la réaction de l'Eglise devant la représentation de plus en plus matérialiste du cadavre,
la pourriture du transi ayant remplacé la sérénité du gisant. Avec la Renaissance, tandis que l'esprit
macabre épuise sa verve en France, il acquiert notamment avec Holbein dans l'Europe de l'Est une
autre source d'inspiration, insistant sur la brutalité de la mort et le repentir.
La dernière partie est consacrée à une analyse des Danses macabres, leurs aspects plastique et
sociologique, traduction des hiérarchies sociales, avec ou sans alternance des clercs et laïcs, place des
femmes, suivant les pays. Si les Danses macabres montrant l'aspect repoussant des morts se sont si
vite répandues, c'est parce que les fidèles à qui elles étaient destinées étaient préparés à ces sermons
en image, par la prédication des frères prêcheurs et par les crises du XIV siècle. La Danse macabre
est un phénomène traduisant le crépuscule du Moyen Age.
C'est dire la richesse de cet ouvrage qui redonne aux Danses macabres leur pouvoir émotionnel.
Lentement la Danse macabre vient à nous,
se dévoile et se fait connaître sans que nous l'ayons violée...
Hélène et Bertrand Utzinger n'ont pas échappé à cette émotion et nous la font partager.

André CORVISIER,
Professeur émérite à la Sorbonne.
Président d'honneur de la Commission
Internationale d'Histoire Militaire.
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Avertissement

Avant même d'avoir vu toutes les œuvres macabres que nous décrirons, nous avions lu avec
passion un certain nombre d'ouvrages fondamentaux et remarquables dont la recherche, la hauteur
de vue, la connaissance générale de l'histoire de l'art, l'histoire des mentalités, la philosophie,
l'érudition ne nous avaient pas laissés indifférents.
Deplus, l'existence de quelques Danses macabres nous a été signalée par des amis passionnés d'art
macabre comme nous-mêmes ; ils nous ont aimablement permis de transcrire, à notre manière, la
description qu'ils en avaient faite lors de leurs recherches.
Nous les en remercions vivement car cela contribue à nous permettre de faire un ouvrage assez
complet.
Afin de ne pas alourdir la lecture du texte, nous n'avons pas inséré de note de bas de page ; seul
un numéro en chiffre arabe permet au lecteur de se référer à l'annexe bibliographique où figurent les
indications nécessaires.
Beaucoup de Danses macabres, ou de sujets voisins, sont situées dans de très petites aggloméra-
tions. Le voyageur trouvera, en fin d'ouvrage, un index géographique qui pourra lui faciliter la
préparation d'un éventuel itinéraire.
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Avant-propos

Lapassion peut survenir à tout âge et à tout propos ; la rencontre fortuite avec une peinture murale
du XV siècle peut engendrer une attirance et un intérêt durables. Est-ce la rareté qui provoque la
curiosité ? Est-ce la prodigieuse rencontre des morts avec les vivants ? Est-ce la présence dans
quelques églises de ces scènes insolites figeant pour les siècles vingt à trente personnages avec leurs
morts ?
Petites églises de Beauce, de Bretagne ou de Bourgogne, combien de voyageurs sont passés près
de vous sans savoir ce que vous receliez ! Ossuaires de Bavière ou de Suisse centrale, qui vous
connaît, hormis vos visiteurs affligés ! Danses macabres de toute l'Europe, combien d'entre vous
dorment encore sous le badigeon, attendant une deuxième naissance ?
Après un temps de curiosité superficielle qui est celle d'un visiteur intéressé mais non connaisseur,
la Danse macabre nous saisit, et nous ne pouvons la quitter qu'après en avoir fait sa connaissance
intime. Sarareté même, en France comme dans le reste de l'Europe, son existence quasi confidentielle
en dehors des grands itinéraires, les difficultés d'observation parfois, ne peuvent que piquer notre
curiosité et développer notre passion.
LaDanse macabre a été un élément social, moral, religieux, artistique de la plus grande importance
à la fin du Moyen Age. Jadis très nombreuses, ces œuvres pariétales ne peuvent guère se compter que
sur les doigts des mains en France et cette rareté même entraîne deux réflexions contradictoires.
♦La première est qu'il est regrettable que tant de Danses aient disparu, car nous voici maintenant
privés de nombreuses œuvres ecclésiales et cémétériales dont les apports culturel, philosophique,
iconographique sont importants.
♦La deuxième est que ce petit nombre même a un aspect favorable ; en effet, la Danse ne se laisse
pas déflorer en un instant : c'est progressivement qu'on en observe la forme et la couleur, qu'on en
apprécie l'ironie ou la mélancolie, qu'on en saisit la satire sociale ou le miserere, qu'on en comprend
la naissance et la philosophie, qu'on en établit l'immense portée socio-religieuse.
Conséquence des épouvantables malheurs du XIV siècle, conséquence du développement monacal
d'un mépris du monde au regard de la vie éternelle, sa diffusion va être considérable. Vers la
deuxième moitié du XV siècle, elle deviendra un thème universel en même temps qu'une véritable
mode, mode que Paris a lancée dans deux directions : celle de la peinture murale avec le charnier des
Saints-Innocents au moment du carême 1424, celle de la gravure sur bois à fort tirage peu onéreux,
à partir de 1485 avec Guyot Marchant.
La mode envahit l'Europe, de la Bretagne à la Russie, de la Finlande à l'Italie du Sud. Elle va durer
pratiquement cinq siècles, jusqu'à nos jours. Mais pendant les deux premiers siècles le mépris du
monde séculier restera allié à la vision des cadavres, à l'image des tueries et des hécatombes. La mort
aura pu saisir le prince et le laboureur, l'évêque et l'enfant, le chevalier et l'ermite. La même mort
transformera en cendre et en pourriture la jeunesse et la fortune, la beauté et la science.
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Cette dure leçon du rejet des biens terrestres s'estompe progressivement à partir du XVII siècle ;
non que les Danses macabres disparaissent à cette époque, mais celles qui sont créées vont perdre
quelque peu ce caractère d'authenticité médiévale ; le style va changer, la forme se modifier
légèrement ; la Danse macabre du siècle des Lumières ne sera qu'une copie dont l'impact
sociologique se sera sensiblement atténué.
Nous avons voulu épargner à nos lecteurs une recherche parfois un peu difficile : on n'a pas
toujours le temps de fouiller les bibliothèques ou de chercher les ouvrages anciens aux informations
parcellaires ; on ne peut pas toujours, lors d'un voyage, s'arrêter à chaque village pour explorer
l'église après en avoir trouvé la clef. Mais nous avons voulu leur laisser une part de plaisir de
l'analyse ; nous avons préféré être surtout descriptifs, et notre chapitre d'analyse des Danses
macabres se veut rester général, même si nous nous sommes appuyés sur des exemples.
Puisse ce modeste ouvrage contribuer à faire connaître cette période encore incomplètement
explorée qu'est le Moyen Age, et surtout ce patrimoine d'une immense richesse, d'une si grande
rareté, en voie de disparition.
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Fondements
de la Danse macabre

Philosophie de la mort
Il n'est pas étonnant que la mort ait toujours préoccupé l'Homme, puisque c'est le point commun
à toute vie. Toutes les civilisations, toutes les races, toutes les religions laissent une grande place à
la mort, à ses rites, à sa philosophie et à son art. L'ethnologie nous montre que les morts ont
constamment été l'objet de pratiques correspondant à des croyances en la survie ou en la renaissance
de l'individu, ce qui revient à dire que la croyance en l'immortalité domine la pensée universelle.
C'est que la mort est un phénomène inquiétant pour l'individu qui cherche avec plus ou moins de
bonheur quel est le devenir de son corps et surtout de son âme.
Anthropologiquement et socialement, le phénomène de la mort devrait être régulé selon certains
paramètres que sont les possibilités offertes à la vie. Lorsque l'équilibre est atteint pendant une longue
période, il se crée un état philosophique stable et mesuré qui risque d'être rapidement rompu lors des
grands ébranlements, comme ceux de la fin du Moyen Age en Occident.
Les grandes civilisations, qui nous sont assez proches pour avoir pu être valablement étudiées,
n'acceptent pas facilement la mort : l'Homme lui trouve toujours une contrepartie, religieuse ou
mythologique, car il lui déplaît de devenir rien. Saconscience, sa raison, son moi, son âme ne peuvent
disparaître simplement. Cette conception impalpable, immatérielle qu'est la conscience ou l'âme,
pose la grande question de sa création, de son installation dans ou au-dessus de l'enveloppe
corporelle, et l'homme admet mal qu'elle disparaisse en même temps que cette enveloppe
Il y a quatre millénaires que la religion védique célèbre le « double », compensation immédiate à
la mort charnelle. La mort de l'individu palpable libère le double heureux,joyeux, qui peut alors vivre
au séjour du dieu Yama. Dans l'évolution des Veda, on remarque que le double fait place à une
renaissance de l'Etre sans qu'il s'agisse nécessairement d'une reconstruction charnelle, mais plutôt
d'une rédemption dans laquelle le double ne disparaît pas complètement, mais se confond davantage
avec l'individu. Ultérieurement, la religion védique évoque plus nettement une réelle immortalité qui
se fait grâce à un salut cosmique.
Ce double a une assez grande importance car il est universellement utilisé, au moins de façon
superficielle ; il est souvent l'ombre optique du sujet, avec ce qu'elle entraîne de superstitions et de
rites, avec ce qu'elle nous a légué en terminologie et en conversation usuelle. Leroyaume des Ombres
est bien celui des morts. Le double est aussi l'image que l'on observe dans le miroir, ce qui a permis
à Feuerbach de poser que la mort est la glace dans laquelle se mire notre esprit, c'est le reflet, l'écho
de notre être. Nous ne suivons pas Feuerbach, mais nous devons remarquer que la Danse macabre
est le Miroir salutaire en lequel «chacun se mire ». De plus, certaines Danses macabres présentent
une femme se regardant dans un miroir. Si la Danse macabre est le Miroir salutaire, ce n'est pas
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relativement à la mort - avec ou sans majuscule - mais relativement à l'individu, quel qu'il soit,
susceptible de se retrouver en la personne d'un des processionnaires, puisque, par définition, la Danse
macabre est le défilé de tous les états sociaux à l'instant où ils sont appelés par la Mort.
La religion égyptienne suit également un cours évolutif selon lequel Osiris est le dieu des morts.
Mais à l'origine, seuls les grands peuvent accéder à l'immortalité, tandis que les esclaves, les petits
disparaissent ; et l'état d'immortalité rend l'individu proche des dieux. Ultérieurement tout individu
pourra accéder à l'immortalité, et à une immortalité glorieuse car Osiris devient le dieu du salut,
cependant que Râ devient le dieu des dieux, le créateur ou au moins le principe spirituel de toute vie.
En Grèce, c'est Déméter qui reçoit les honneurs du culte des morts : chez les Grecs, la survie est
totale, c'est une résurrection. Les funérailles donnent lieu à des cérémonies parfaitement réglées par
les lois et les coutumes. On n'oublie pas l'exposition du défunt, qui a lieu après la toilette, et qui
permet de constater la réalité de la mort et son caractère naturel ou non ; le lendemain a lieu la
sépulture qui doit être achevée avant que le soleil ne soit levé : on quitte donc la maison avant la fin
de la nuit selon un cortège immuable où les femmes sont habituellement interdites, sauf les
pleureuses.
Il est important que le corps soit enseveli car une âme sans sépulture errerait sous forme de fantôme
et ne cesserait de tourmenter les vivants. On place dans le tombeau tous les objets nécessaires aux
besoins du mort.
On remarque que chez les Grecs, comme chez les Romains, la Mort elle-même n'est pas
personnifiée : Perséphone, Hadès, Thanatos règnent aux Enfers ou donnent la mort mais ne sont pas
la Mort. Et le culte des morts s'adresse aux individus, aux familiers qui ont rejoint le séjour des morts,
mais non à un dieu précisément nommé.
Comme le rappelle Maurice Louis, à juste titre, la représentation antique de la Mort n'a rien
d'horrible ; le squelette que l'on rencontre parfois dans les fêtes bachiques est un avertissement qui
permet de profiter des joies de la vie : «Ah ! que l'homme est peu de chose, que la vie est fragile
et qu'elle passe rapidement » (PETRONE, le Satiricon).
Toutefois, la Mort de l'Antiquité n'est pas habituellement représentée par des squelettes ou par des
images de décomposition, mais par des flambeaux renversés, des clepsydres, des urnes funéraires, ou
encore par des allégories de destruction : oiseau picorant un fruit ou chèvre broutant un chou. Lorsque
la Mort est représentée par les Parques, c'est bien de l'idée de destruction et de l'au-delà dont il est
question, mais cette évocation n'est pas effrayante.
Dans la mythologie, le héros est souvent immortel, puisque finalement c'est ce à quoi aspire tout
homme ; et le héros doit lutter contre les ténèbres, les puissances infernales, la Mort. S'il visite les
Enfers, c'est pour revenir attristé et déçu du spectacle qui lui a été donné. Enfin, le héros meurt
toujours par traîtrise : les puissances terrestres n'arrivent pas à lui nuire, c'est-à-dire que la mort
simple n'ayant pas de prise sur lui, c'est par un coup honteux et déloyal qu'il est abattu.
La philosophie de la mythologie a cela de commun avec la philosophie religieuse, que l'homme
souhaite s'identifier au héros jusque dans la mort elle-même ; si le héros sert de modèle lors de la
vie terrestre, si le dieu sert de guide pour cette même période, c'est l'identification de l'homme au
héros-dieu qui est la finalité de la vie terrestre, pour la vie éternelle ou tout au moins pour l'au-delà.
De la sorte, il y a souvent association : d'un salut personnel avec immortalité totale, avec ou sans
résurrection ; d'un salut cosmique avec immortalité de l'être immatériel ; et du scepticisme, du
nihilisme. Ces trois éléments méritent d'être soulignés car on les retrouve dans l'analyse des Danses
macabres.
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Nous voudrions encore faire référence à deux réflexions d'Edgar Morin à propos de la mort :
♦La première est d'ordre anthropologique :
C'est aumomentde la maladie oude la blessure, oumêmeenpleine conscience lorsque l'affirmation
du moi s'affaiblit, que l'horreur de la mort se dissipe ;d'où le fait quebien des mourants, auparavant
hantés parl'idée dela mort, montrent aumomentphysique del'agonie uncalmeétonnant. C'est qu'il
semble que l'espèce étende sa patte protectrice sur l'individu agonisant.
Nous nuancerions cette dernière affirmation en remarquant qu'il y a toujours un certain fatalisme
devant l'irrémédiable ;et lors de l'agonie, dans ce moment plus ou moins prolongé mais pas trop bref,
l'individu a perdu toute force physique et presque toutes ses forces intellectuelles, car ce moment
correspond à un collapsus.
♦La deuxième établit une cécité animale à la mort :
Bien que la connaissant et étant traumatisés par elle, nous vivons comme si elle ne devait jamais
survenir, pour nous et nos proches. Lamort est souvent absente du champ de nos consciences ; dans
cette perspective, la participation à la vie simplement vécue implique une cécité à la mort.
Toutefois, l'individu, au moins marqué par un certain type de civilisation, prévoit sa mort et
s'organise souvent en conséquence ; il n'est besoin que de voir les contrats d'assurances et les
concessions funéraires achetées pendant la vie, ainsi que les testaments. Il est vrai qu'en Occident
l'Eglise veut justement rendre l'individu conscient et responsable de sa mort future, par une pensée
qui devrait théoriquement être quotidienne, de tous les instants. L'ensemble des pages qui suivent
tendjustement àdémontrer l'obligation de l'individu à vivre comme s'il allait mourir immédiatement.
Cette obligation même, plus directement religieuse que philosophique ou morale, montre d'ailleurs
bien que cette cécité existerait spontanément.
Cet enseignement - le memento mori - très net dans les Artes moriendi et d'autres œuvres à visée
didactique, s'oppose assez caricaturalement à l'épicurisme, au carpe diem.
Au niveau de la réflexion philosophique, la foi est une forme de refus de la mort : le salut répond
à une exigence anthropologique profonde de l'individu qui la craint. Cela étant posé, les retombées
de la foi sont immenses lors de la vie terrestre de l'individu croyant. L'idée de la mort est donc
analogue à l'idée de survie, en opposition avec l'idée de la mort comme punition. La phrase de la
Genèse : «Vous avez péché, donc vous mourrez », va être interprétée philosophiquement et
transformée chrétiennement en idée de mort charnelle, puis de résurrection, car la mort simple et
uniquement destructrice ne pouvait valablement subsister, ce concept eût été trop pénible à conserver.
Et il se complète par l'idée de la Résurrection des élus, des bons.
Ainsi donc, l'aspect philosophique de la mort devient rapidement indissociable de son aspect
religieux, et, pour ce qui nous intéresse, l'aspect religieux, c'est l'aspect chrétien. Dans la pensée
chrétienne, la Mort est bien une entité, et la majuscule est ainsi justifiée. Présence divine ou
démoniaque puisqu'elle est due au Péché originel et qu'elle conduit en même temps à la vie éternelle,
elle est la rançon du péché avec, en contrepartie, l'existence du Paradis, de la maison du Dieu qui
l'a vaincue. «0 mort où est ta victoire, 0 mort où est ton aiguillon ? »
Nous noterons au passage l'aspect presque révolutionnaire de la religion chrétienne qui affirme
l'égalité dans la mort : le salut pour tous, maîtres et esclaves ; mieux encore : un statut privilégié sur
terre peut être un obstacle au salut cosmique. Dans les siècles qui nous occupent et pratiquement
pendant le millénaire qui les précède, l'Eglise va insister de plus en plus sur l'aspect physique de la
mort, sur sa destruction. Ce n'est pas du scepticisme philosophique, loin s'en faut. C'est qu'au-delà
de la destruction terrestre doit survenir l'idée de Résurrection, d'immortalité glorieuse avec le Christ.
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Bad Mergentheim (Bavière).


Le Christ vainqueur de la mort.

Les moines propagent avec fougue la survenue de la mort, sa violence, sa brutalité, sa laideur.
Suivant en cela un saint Bernard ou un Innocent III, les carmes, les augustins, les sachets, les pies,
les frères mineurs (franciscains) et les prêcheurs (dominicains) ne cessent de proclamer la Mort :
punition et salut, crime et espoir, vie terrestre et repentir. Apartir du XIII siècle en particulier, ils
vitupèrent la vie, le passage terrestre qui n'est que misères, crimes et malheurs. Ils étaient formés à
cela puisque les différents Vers de la mort étaient lus dans les couvents, nous assure Vincent de
Beauvais. Bientôt d'ailleurs, on se complaira davantage dans l'horreur en faisant une apparente
abstraction de la vie éternelle, du salut, du Paradis. Cependant, c'est bien de l'identification au Dieu
tout-puissant dont il est question, en passant par la nécessaire destruction, séquelle du Péché originel.
Les textes de saint Bernard, d'Innocent III, ne doivent être lus que dans ce sens. Mais l'analyse
des textes théologiques est une chose, le Canon en est une autre. C'est qu'en effet - toujours d'un
point de vue philosophique - la religion joue le plus grand rôle dans la résonance mentale de la mort.
La religion, évoluant selon la pensée de la société, entretient l'idée d'immortalité de l'âme et calme
l'idée morbide de la mort ; autrement dit, l'immortalité secrète l'optimisme qui permet à l'individu
de surmonter son angoisse. En Occident, le christianisme omniprésent et tout-puissant semble perdre
ce terrain à la fin du Moyen Age en ce sens que les Danses macabres tendent à développer l'idée
purement iconographique et destructrice de la mort - de la Mort.
Il y a donc adaptation-inadaptation à la mort puisque l'inadaptation serait le propre de l'Homme,
malheureux de la mort, et l'adaptation viendrait alors de la religion, exprimée sinon créée par
l'Homme lui-même.
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C'est ainsi l'angoisse de la mort qui entraîne la foi* et l'espérance en la vie éternelle. C'est l'Eglise
qui répond à cette angoisse, individuelle et collective. La Rédemption a vaincu la Mort, la
Rédemption permet la vie éternelle, la Vie. Le Ciel devient la patrie de l'homme, une patrie qu'il aura
gagnée en vivant chrétiennement, car il veut s'arracher des contingences terrestres, mortelles, car il
veut vivre d'une vie libre, heureuse, éternelle.
Cette résurrection de la chair et non seulement de l'âme est rassurante pour l'homme du Moyen
Age ; celui-ci est totalement guidé par sa foi, profondément enracinée en lui. C'est un credo
permanent, attesté par exemple par les innombrables et merveilleuses réalisations artistiques - car ce
n'est pas l'art pour l'art, c'est l'art pour Dieu - credo qui explique aussi l'intense vie monastique et
la richesse matérielle de celle-ci ; credo qui explique encore la multiplicité et la magnificence des
fêtes religieuses et le succès de certaines œuvres religieuses ou mystiques : l'Imitation de Jésus-
Christ, les Passions, etc.
C'est aussi l'Eglise qui entretient, au moins partiellement, la crainte de la mort, non plus comme
concept philosophique, mais comme élément vécu, par l'aspect émotionnel qu'elle donne aux
cérémonies. Bacon disait que les pompes de la mort effrayent plus que la mort elle-même.
L'Eglise chrétienne a donc substitué au Dieu vengeur le Dieu bon, de miséricorde et de rachat. Si
le Péché originel laisse une tache indélébile qui est la mort physique et la destruction, le Christ permet
à l'homme de renaître totalement et de vivre éternellement dans la béatitude du Ciel. La mort est donc
une punition collective qui est assez bien acceptée puisqu'elle a son antidote. Au Jugement dernier,
ou au moment de la mort, lors dujugement personnel, le Pèsement des âmes, collectif ou individuel,
laisse toute latitude aujuste pour être sauvé grâce en particulier, notons-le, à l'intercession des saints
et des archanges - au Moyen Age, le Juif et le Païen ne sont pas admissibles au Ciel.
Malgré cette xénophobie religieuse, on ne peut s'empêcher d'admirer l'extraordinaire possibilité
d'adaptation de l'Eglise chrétienne à toute société, à toute race. Son essor en terre romaine païenne
où elle proclame en somme l'égalité céleste du maître ou de l'esclave, son emprise rapide en terre
celte ou slave, son adaptation à toutes sociétés, qu'elles soient agraires, capitalistes ou totalitaires,
doivent être remarqués même si nous ne pouvons développer plus avant ce sujet. La christianisation
de l'Occident aux premiers siècles témoigne bien de l'adaptation et du remplacement relativement
rapide d'un culte par un autre. La substitution se fait progressivement et presque sans heurt ; un des
meilleurs exemples reste sans doute celui du culte des saints qui a pris la place, localement, des
dévotions aux fontaines, aux rochers ou aux arbres. L'Eglise a pu ou a su ne pas supprimer ces cultes
païens et les a remplacés en peu de siècles.
Au plan purement philosophique, ces éléments pourraient être résumés ainsi :
- c'est l'angoisse de la mort qui entraîne l'homme à aspirer en l'au-delà ;
- c'est la religion qui transmet et entretient l'aspect émotionnel ;
- c'est le stoïcisme qui demande à l'individu de se préparer à la mort ;
- il y a un complexe humain d'adaptation-inadaptation à la mort ;
- le christianisme a une remarquable faculté d'adaptation à tout type de société.

* Toutes ces lignes sont des éléments philosophiques discutables et non des affirmations théologiques.
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La mort dans les Ecritures


C'est la Genèse qui nous enseigne l'origine de la mort de l'homme ;tout le monde sait que sa cause
se situe dans le Péché originel, lorsque Eve mange le fruit défendu et le partage avecAdamaprès avoir
d'ailleurs dit à Satan :
Dieu a dit : vous n'en mangerez point de peur que vous mouriez.
Le Mors de la Pomme, corollaire étroit des Danses macabres, reprend et développe précisément
ce texte et cette iconographie.
Dans la Genèse encore (Gen. 23), Abraham cherche et trouve sans peine une sépulture pour son
épouse Sara. Ce récit ne parle ni de vie éternelle ni de résurrection ; il est seulement dit la nécessité
dans laquelle se trouve Abraham d'ôter de sa vue la dépouille mortelle qui est « son mort ». Il n'y
a là aucun élément moral, ni psychologique, ni affectif, ni religieux.
La lecture du deuxième livre des Maccabées est intéressante (II Macc. 11, 12) :
Onreleva les corps de ceux qui étaient tombés pour les inhumer dans le tombeau de leurs pères. Or
ontrouva sous les tuniques dechacun des morts des objets consacrés aux idoles et quela Loi interdit
auxJuifs... Tousdoncse mirentenprière pourdemanderquele péché commisfût entièrement effacé,
puis le valeureux Judas fit une collecte dont il envoya le produit à Jérusalem afin qu'on offrît un
sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement dans la pensée de la résurrection ; car s'il
n'avait pas espéré que les soldats tombés pussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les
morts ; voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts afin qu'ils fussent délivrés de
leur péché.

Coire (Suisse). Musée rhétique.


Péché originel sur un moule à gâteaux provenant d'Engadine, XVII siècle.
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Dans sa vision de l'ange, Daniel raconte :


Ceuxqui dorment aupays de la poussière et qui s'éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres
pour l'opprobre, pourl'horreur éternelle... àcompter dumomentque sera aboli le sacrifice perpétuel
et posée l'abomination de la désolation.
Ezéchiel (Ez. 37) raconte en détail la résurrection des morts réduits à l'état d'ossements desséchés
dispersés sur un espace immense :
Il yeut un frémissement et les os se rapprochèrent l'un de l'autre. Je regardai etje vis qu'ils étaient
couverts de nerfs, la chair poussait et la peau se tendait par dessus... et l'Esprit vint en eux, et ils
reprirent vie, et se mirent debout sur leurs pieds, grande, immense armée...
Al'initiative de Paul Claudel, Arthur Honegger mit ce texte en psalmodie et en musique. LaDanse
des Morts de Honegger est plutôt une danse des vivants, une Résurrection, et n'a rien à voir avec une
Danse macabre.
Les livres historiques et poétiques de l'Ancien Testament laissent peu de place à la Résurrection,
à l'au-delà, à la récompense ou au châtiment cosmique car le châtiment est la mort elle-même. C'est
le Dieu d'autorité, de crainte, de vengeance et de justice qui donne la Loi.
Les livres prophétiques développent davantage l'idée de Résurrection avec peine ou salut éternel
puisque précisément il s'agit de prophéties.
Comme chacun sait, le Nouveau Testament présente le Christ et le Dieu d'amour, de miséricorde
et de pardon. L'Epître aux Corinthiens d'une part, l'Apocalypse d'autre part, représentent cette idée
de Jugement dernier, de Résurrection, de triomphe de la vie sur la mort qui sera le fondement de toute
expression artistique, littéraire et culturelle du Moyen Age, en tout cas jusqu'à son crépuscule, avec
la Danse macabre.

Bourges. Cathédrale Saint-Etienne.


Saint Michel et sa balance.
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La représentation du Jugement suit d'ailleurs un cours évolutif lors du MoyenAge :primitivement


c'est le Jugement dernier, jugement général lors du retour glorieux du Christ à la fin des temps ; le
Christ est représenté avec les élus et eux seuls ; à la limite, ce n'est même pas un jugement, on ne
sait s'il y a des damnés, ni où ils sont.
Vers le XII siècle apparaît, comme le souligne Philippe Ariès, un véritable jugement avec lesjustes
à droite et les damnés à gauche ; l'archange saint Michel est très souvent représenté avec sa balance.
Au XIII siècle, on touche à la cour de justice, avec les avocats ou intercesseurs que sont saint Jean
et Marie. Les actions, bonnes et mauvaises, sont marquées sur le Livre, qui permet le bilan, le
Pèsement des âmes.
Ce n'est qu'à la fin du MoyenAge que ce livre est individuel ;c'est dire que, pendant tout le Moyen
Age, on admet qu'il ne se passe rien entre la mort de l'individu et le Jugement dernier. C'est donc
plus tardivement que l'âme est traduite devant Dieu pour le jugement, au moment de la mort de
l'individu ; mais on est alors auXIV siècle, et mêmeà la fin de celui-ci, et l'on arrive àl'Ars moriendi.
Ce délai de jugement entre la mort de l'individu et le retour glorieux du Christ peut être une
explication, ou au moins une facilitation à l'institution des prières pour les morts : primitivement, si
la prière pour les morts est justifiée par la lecture du deuxième livre des Maccabées, elle n'est pas
seulement une demande d'intercession, mais elle est aussi, comme d'ailleurs la prière juive, une
reconnaissance de la puissance de Dieu, un acte de foi : «Toi qui ressuscites les morts ».

Purgatoire et culte des saints


Progressivement, et à partir des III et IV siècles, l'appel à la clémence de Dieu se fait d'autant plus
nécessaire qu'il yaprise de conscience du péché et donc une angoisse d'autant plus grande de la mort.
Cette crainte va expliquer d'une part l'évolution des prières pour les morts et d'autre part l'apparition
de la notion du Purgatoire. Acet égard est très caractéristique le livre de Dhuoda, écrit au milieu du
IX siècle : elle invite son fils à prier pour tous les morts, bons et méchants, et elle insiste sur ces
derniers car ils peuvent « ainsi recevoir grâce aux mérites des autres, un petit de respit qui les
soulage ».
Quant à la notion de Purgatoire, elle est déjà ancienne puisque saint Augustin nous dit qu'une
période de purgation des péchés s'étend entre le jugement individuel au moment de la mort et le
Jugement dernier de la fin des temps. Il ajoute que cette période conduit au Paradis, mais que c'est
une épreuve redoutable, réservée à un petit nombre.
Saint Augustin s'appuie sur les textes du Nouveau Testament : Marc XIII, 41-46 ; Matthieu XII,
31-32 ; Paul, Epître aux Corinthiens III, 11-15.
Après lui, Grégoire le Grand en popularise la croyance, et le purgatorum santi patricii du
bénédictin anglais Henri de Saltrey (vers 1170-1180) contribue grandement à sa diffusion. Le concile
de Lyon en 1274 en reconnaît officiellement l'existence, et les frères mendiants continueront à
promouvoir sa croyance et sa réalité.
Les messes de funérailles apparaissent aux premiers siècles, mais sont alors réservées à certains
moines ; au VIII siècle, il est fait mention d'une messe de funérailles pour un évêque mais on ne
trouve pas trace de messe dite pour un croyant ou un moine anonyme. Ce n'est qu'avec la prise de
conscience progressive du péché, de la faute individuelle et collective que survient une véritable
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solidarité chrétienne d'ordre pénitentiel vis-à-vis du défunt. Bientôt des messes vont être dites aux
troisième, septième et trentième jours - ce qui n'est pas sans évoquer certains usages antiques et rites
profanes. D'ailleurs le rite de trois, neuf, quarante jours subsiste chez les orthodoxes par exemple.
Vers le VII siècle, on célèbre l'ensemble des défunts. La Regula monachorum d'Isidore de Séville
précise qu'une messe est dite pour eux le lendemain de la Pentecôte. C'est au IX siècle que les
clunisiens déplaceront cette commémoration au lendemain de la Toussaint.
Parallèlement aux prières pour les morts, se développe une attitude favorable aux pèlerinages
auprès de tombes de croyants réputés pour leur sainteté.
Aux premiers siècles du christianisme, les seuls saints vénérés par l'Eglise nouvelle étaient les
martyrs - à l'exception bien sûr des Apôtres, de saint Jean-Baptiste et de la Vierge Marie. La
canonisation n'existant pas, la sainteté d'un individu était proclamée par les fidèles et le clergé local ;
voxpopuli, vox dei ne nécessitait pas l'intervention de la hiérarchie. Celui qui avait confessé sa foi
au point d'en subir le martyre se voyait décerner le titre de saint par un acte de foi spontané de la
part des fidèles. D'ailleurs, au troisième siècle, on commença de rédiger des martyrologes, dont
l'exactitude biographique laissait peut-être à désirer, mais dont le but était l'édification des fidèles et
l'admiration qui était vouée aux saints.
Lorsque cessent les persécutions, donc lorsqu'il n'y a plus de nouveaux martyrs, ce sont les
confesseurs qui cristallisent l'idée de sainteté ; si l'on ne confesse plus sa foi en mourant dans l'arène
ou par divers supplices, on la confesse par une vie empreinte de piété et de charité, et la continuité
de la sainteté persiste pratiquement sans changement.
Ce faisant, le peuple des fidèles ressent le besoin du culte des saints, en particulier des martyrs,
et l'on commence à déplacer les corps pour les déposer en des lieux plus sûrs et plus convenables
que les nécropoles précédentes. D'où l'apparition des cérémonies de translation, réclamées ou
suggérées par les fidèles ou le clergé local, et organisées avec un faste extraordinaire. On essaye de
faire coïncider la translation des restes avec le jour anniversaire de la mort, qui est le dies natalis.
Pour importante que soit cette cérémonie, elle ne requiert que l'approbation de l'évêque ou même
primitivement du seigneur du lieu. D'ailleurs le concile de Carthage, en 401, établit bien que l'évêque
doit surveiller le culte des saints, mais ne lui donne pas l'initiative, laissée encore à la population
chrétienne.
Or, du V au VIII siècle, la christianisation des campagnes, en Gaule et en Germanie en particulier,
jointe à l'importance de la translation, tend à privilégier les reliques qui deviennent parfois des
amulettes, des talismans, dont l'usage risque de se révéler abusif - jusque dans les combats par
exemple. Les restes des martyrs connaissent un engouement singulier, ils deviennent les defensores
civitatis. Une réaction va donc se développer en regard de ces abus, l'autorité épiscopale et princière
va réglementer le culte des saints et la translation des restes. Des cartulaires de Charlemagne et de
Louis le Pieux interdisent de vénérer les reliques sans l'accord d'une assemblée, et établissent que
seuls les évêques ou les princes peuvent autoriser la translation.
Dans la pratique, jusqu'au XVI siècle, c'est l'évêque qui va gérer et autoriser la translation,
indépendamment de toute intervention du Saint-Siège ; dans l'esprit des populations, la translation
gardera longtemps plus d'importance que la canonisation.
Cette première canonisation officielle semble avoir eu lieu en 993 à propos de l'évêque Ulrich
d'Augsbourg, mort vingt ans auparavant, et proclamé officiellement saint par Jean XV. C'est à partir
de cette époque que la papauté assied son emprise morale et pratique sur le monde, et se sent assez
forte avec Eugène III (1145-1153) pour prononcer des canonisations en dehors de toute assemblée
conciliaire ou synodale, agissant directement au nom de l'Eglise universelle. Il n'empêche que la
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valeur de la translation n'est pas abolie et que l'action de l'évêque persiste comme un acte définitif,
officiel, davantage prisé que la canonisation qui apparaît comme un acte lointain.
Le développement de l'autorité pontificale explique et justifie le droit de regard que le Saint-Siège
exerce de plus en plus sur le culte des saints. On arrive rapidement au procès en canonisation dont
le grand pape Innocent III jette les premières bases ; le Saint-Siège organise et rend obligatoire le
processus des recherches, de l'enquête qui doit conduire au procès. On a quitté la vox populi.
Apartir des X I I I siècles, se différencient les deux termes de sanctus et de beatus, le deuxième
terme désignant un individu sur le comportement duquel l'Eglise ne s'était pas prononcée.
L'iconographie confirme cette distinction par l'existence d'un nimbe, d'une auréole autour de la tête
des sancti, tandis que les beati sont représentés avec des rayons convergents. Mais cette distinction
est loin d'être absolue, même au XIV siècle. Si le culte effectif ne peut être rendu qu'aux sancti, les
manifestations de dévotion sont autorisées ou tolérées envers les beati, et aucune frontière nette n'est
tracée entre le culte et la dévotion.

Horb sur Neckar


(Allemagne).
Saint Christophe.
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Cette exagération, cette déviation du culte des saints eut parfois une fâcheuse tendance à conduire
à l'idolâtrie, en particulier vers la fin du Moyen Age. L'Eglise s'est donc attachée périodiquement à
canaliser ce culte et c'est ainsi que par des chemins indirects on est arrivé à la notion d'ange gardien,
sous l'influence d'hommes tels que Gerson. Remarquons en passant que la Réforme s'est attaquée
au culte des saints, sans trop de résistance d'ailleurs.
L'importance des saints, des reliques, explique bien que chacun cherchait le voisinage des corps
saints pour sa sépulture ; on sait que les évêques, le clergé séculier étaient enterrés à proximité
immédiate des reliques, donc des autels. La masse des fidèles suivait cette croyance, et nos anciennes
églises sont des nécropoles. Bientôt d'ailleurs, faute de place, on ne fera guère la différence entre
l'église elle-même et l' atrium, entre l'église et l'aître, entre l'église et le cimetière. Il aura fallu être
enterré ad sanctos et l'identité propre du mort est alors secondaire. L'important est que les restes, en
particulier les os, soient ad sanctos.
C'est dire qu'il y a indifférence devant l'identité des restes, en dépit de la coexistence des plaques
et inscriptions funéraires qui ne correspondent pas obligatoirement au lieu précis de la sépulture ;
cette insouciance envers l'identité des restes est en relation avec un certain mépris de l'aspect
physique de la mort ; si Durand de Mende prescrit que le mort doit être enterré sur le dos, visage
tourné vers le ciel – d'où l'attitude des gisants – le devenir du corps importait peu comme en témoigne
la dispersion de certains corps, et non seulement des corps saints.
En fait, l'homme du Moyen Age a accepté la mort assez simplement, sans chercher à l'exalter ni
à s'y dérober ; la mort est le phénomène obligatoire et naturel, simple ; pendant tout le premier
millénaire en tout cas, elle est acceptée par un individu prévenu (au moins dans les œuvres littéraires
et artistiques, cf. la Chanson de Roland) ce qui explique aussi la représentation calme, la
représentation du gisant
A la limite, dans le haut Moyen Age, le mort est encore dangereux s'il n'a pas été convenablement
et rituellement enterré. C'est à l'évidence une subsistance antique que de réaliser des funérailles selon
un rituel précis.
Sans doute sous l'influence d'hommes comme saint Bernard ou Innocent III, l'image de la mort
physique va évoluer, ou plutôt elle va survenir. Ce qui a été évolution intellectuelle de l'idée de la
mort va devenir aussi une évolution iconographique : le gisant ne représente pas la mort, mais
l'individu lui-même ; à la fin du XIII siècle, les vers dévorent le cadavre ; ces vers ne sortent pas de
terre, mais des chairs du cadavre, de ses liqueurs. Cette décomposition, estiment Philippe Ariès et
Alberto Tenenti, témoigne d'un certain échec de l'homme, et nous conduit à l'art macabre. Jusqu'au
XIII siècle, le squelette ne serait que pur symbole invitant à penser à l'au-delà ; combien de fois,
d'ailleurs, ne désigne-t-il pas le ciel du doigt ? Mais il va désormais s'habiller, et s'habiller d'horreur,
de pourriture. Il va être ce squelette de l'iconographie du Dit des trois Morts et des trois Vifs, la mort
dure de Hélinand. Ce qu'il faut, c'est faire peur de la mort, car c'est cette peur qui ramènera l'homme
à une vie plus sage, qui lui fera gagner le Paradis : «Repentance et confession sont les deux filles
de la paour » nous dit Jean de Meung.
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Panorama socio-économique
La France était aux X I V siècles dans une situation naturelle très privilégiée relativement aux
autres pays d'Europe ou du Moyen-Orient.
L'avantage économique d'avoir sous un même sceptre la mer, la plaine et les monts était encore
plus sensible que maintenant, ne serait-ce que pour des raisons de transport et de variété de denrées,
même si ces deux éléments étaient très relatifs il y a cinq siècles. La navigabilité d'un grand nombre
de cours d'eau, le climat dans l'ensemble serein ont, dans les grandes lignes, favorisé une expansion
démographique et économique globalement supérieure à celle de ses voisins.
Les céréales poussent assez facilement, même si le travail de la terre est pénible ; le blé, et surtout
l'orge et le blé noir sont cultivés sur les mêmes sols que de nos jours ; et si les rendements ne sont
que de quelques quintaux par hectare, si un été pourri peut compromettre définitivement une récolte,
la France est mieux lotie que les autres contrées. La vigne pousse vigoureusement un peu partout et
même au nord de la Seine. Pendant des siècles, le vin a été un élément social, politique et économique
de grande importance ; nombreux sont les bourgeois, les clercs, les étudiants aisés qui possèdent une
vigne alentour de Paris, et la vente de vin est chose sérieuse, source d'une fiscalité et d'une législation
complexes.
La merest une bénédiction du Ciel pour ce grand pays ;la consommation de poisson est importante
car les jours maigres sont nombreux et scrupuleusement respectés sur ces terres catholiques. On
transporte un fort tonnage de maquereaux et de harengs, salés ou fumés, et c'est une bonne source
de revenus pour tout un type de population vivant directement ou indirectement de la pêche.
Les massifs forestiers fournissent quantité de bois de chauffage, et surtout de bois d'œuvre ; il y
a du bois partout, il y a des cours d'eau partout, et ceux-ci transportent celui-là.
Les minerais sont également exploités : au moins ceux de Normandie, du massif Central ou du Jura.
Si la production textile n'a pas la qualité des produits flamands, on travaille beaucoup la laine que
fournissent les moutons français.
Ces richesses naturelles - et beaucoup d'autres - constituent, en dehors des calamités, un pays
prospère, varié dans ses productions, se suffisant à lui-même pour tous les produits courants, et
pouvant exporter une partie de ses richesses. C'est un pays étendu : si l'unité nationale est bien loin
d'être pleinement ressentie, les territoires royaux sont importants, et beaucoup d'autres sont
«mouvants de la Couronne ». La France, à l'époque de Philippe VI, compte une quinzaine de
millions d'habitants, les limites de l'hexagone actuel en comprendraient vingt-deux, ce qui est élevé.
En revanche, les problèmes d'héritages et de dots conduisent, vers le milieu du XIV siècle, à une
situation politique complexe : les intérêts se nouant et se dénouant au fil du temps, l'invasion du
territoire sous Philippe VI, la maladie de Charles VI, font naître des rivalités extraordinaires et
contribuent largement à la misère du sol et des habitants ainsi qu'à la complexité historique de la
guerre de Cent Ans. Les sanglantes rivalités des ducs de Bourgogne et d'Orléans créeront une
situation de guerre et de famine, indépendamment de toute intervention anglaise directe.
La France est donc - potentiellement - en ces siècles un pays riche en hommes et en ressources,
ce qui n'empêche pas l'existence de problèmes sérieux ; on ne peut, ici, faire une analyse économique
qui n'est pas notre propos ; traçons seulement une esquisse rapide.
Les problèmes financiers datent pour notre époque de Philippe le Bel - ce qui a permis les
accusations absurdes de faux-monnayeur à la Michelet - car la fin du XIII siècle connaît d'une part
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une récession, d'autre part un manque aigu de métaux, or et surtout argent. Des guerres coûteuses,
une croissance démographique réelle et, ne le cachons pas, une thésaurisation de l'argent par le
Temple et certains banquiers provoquent une crise simple à exposer : il manque de métaux fins,
pondéralement parlant.
Ces problèmes financiers seront quasi constants dans les deux siècles qui nous occupent ; la
présence de métaux à battre est indispensable à la bonne marche de l'économie ; aussi lorsqu'on en
a besoin, on les saisit chez ceux qui les ont : Juifs, Lombards, haut clergé, noblesse, car le peuple ne
peut donner que de la monnaie noire. En 1402, on fond la vaisselle plate et l'orfèvrerie du Louvre
pour financer la campagne contre les Anglais ;et il est vrai que les dévaluations, ou plus généralement
les variations du cours des monnaies provoquent des désordres pratiques dans la vie de tous lesjours ;
lorsqu'il est frappé un gros qui vaut 42,5 deniers alors qu'il en valait 12 auparavant, ceci peut
renchérir sensiblement le prix du pain ou du fagot. On frappe aussi des monnaies ayant un moindre
poids d'argent fin mais ayant la même valeur d'échange par rapport à la monnaie noire.
S'il est habituel de dire que la société médiévale est en pleine mutation, c'est que l'on veut ainsi
parler des aspects économiques, financiers, moraux, philosophiques, voire scientifiques de cette
mutation.
Il est une notion qui reste fondamentale dans la société, c'est le respect de l'« Ordre social voulu
par Dieu ». La division tripartite de la société en clergé, noblesse et tiers-état est bien implantée,
structurée et reconnue.
La France politique se caractérise par quelques éléments fondamentaux qui n'évoluent guère au
cours du Moyen A g e
Tout d'abord, c'est la présence et l'importance du roi de France. Les terres qu'on peut considérer
comme appartenant directement à la Couronne sont assez étendues mais ne font pas forcément du
Capétien ou du Valois le plus riche propriétaire foncier parmi les hauts barons. L'autorité de cet
homme lui vient de son lignage, bien établi depuis les premiers Capétiens. Malgré les luttes et les
rivalités de certains princes, malgré des manœuvres parfois subversives, la dignité royale n'est
pratiquement jamais mise en cause, sauf éventuellement à certaines transitions dynastiques. Les
difficultés, les haines et les heurts du plus haut niveau viennent habituellement des héritages et des
mariages ; c'est ce qui se passe très caricaturalement pour la Bourgogne, c'est toute la vie de Charles
de Navarre, dit le Mauvais, et c'est expressément la question d'Aquitaine.
Le roi est rigoureusement maître sur ses terres, tout comme les hauts barons le sont sur les leurs.
Très généralement, les grands seigneurs faisant partie du Conseil, l'accord se fait entre eux, même
et surtout s'il est question de guerre, jusqu'à ce que l'on parle finances...
Paris est la capitale ; il ne s'agit pas là d'une simple affirmation pléonastique ; voilà des générations
de Capétiens qui résident habituellement à Paris même, au cœur de la ville ; leur « hôtel » comprend
bon nombre de personnages qui vivent de leur fonction, et qui font eux-mêmes vivre une grande
quantité de satellites.
Il y a les conseillers du Roi ; ces hommes de comptes, de lois, tous ces clercs et ces ecclésiastiques
sont une armée ; souvent d'extraction bourgeoise, leur importance au gouvernement, leur fortune et
leur fonction même font d'eux des personnages assez considérables. Ils sont assistés d'une nuée de
serviteurs, d'aides, de délégués, de comptables qui ont, eux aussi, des subalternes. Tout ce qui
travaille en permanence à Paris a ses domestiques, ses fournisseurs.
Il y a la Cour, nombreuse aussi, vivant d'un train élevé. Les hôtels des grandes familles sont des
ruches où s'affaire une escouade de serviteurs de tous ordres.
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Le Parlement de Paris est une institution majeure du fonctionnement gouvernemental. Personnages


sévères, imbus de leurs capacités, de leur rôle, de leurs prérogatives, les conseillers sont gens
importants qui attirent une foule de laborieux dans leur sillage.
A Paris, il y aussi l'Université ; l'importance de ce grand corps fermé, autonome, hiérarchisé,
jaloux, teigneux, n'est pas à démontrer. Sa puissance est grande par instants et peut faire la pluie et
le beau temps dans l'aspect social de la capitale. Cette institution a souvent été dirigée par des
hommes d'une qualité intellectuelle remarquable.
Le clergé est omniprésent à Paris ; partout on rencontre une église, un couvent, une communauté.
Les prêcheurs, mendiants, sont très nombreux et jouent un rôle de premier plan dans les caracté-
ristiques morales et religieuses de la société. Ceci est une évidence, mais permet déjà de souligner
le rôle des moines dans la diffusion de l'esprit macabre qui se développe alors.
Et, à Paris, il y a l'Hôtel de Ville, les commerçants, les marchands, les changeurs, les orfèvres, les
mauvais garçons... Dans le Paris de la fin du XIII siècle, il y a deux cent mille habitants.
Par ailleurs, vivent dans chaque province, dans chaque région, de nombreux nobles civils ou
ecclésiastiques qui sont à la fois suzerains et vassaux. Ce système à deux étages - voire trois ou
quatre - donne une hiérarchie pyramidale qui assure le plus souvent un fonctionnement correct à la
société. En cas de guerre, lorsqu'on convoque le ban et l'arrière-ban, cette mécanique tournerait très
bien s'il n'y avait les questions d'argent. Toute mauvaise volonté mise à part, il faut de gros moyens
financiers pour équiper en guerre un groupe d'hommes, trouver des chevaux et solder tous ceux qui
aident au combat ; beaucoup de hobereaux en sont incapables et c'est le suzerain direct qui doit
financer, lorsqu'il le peut ou le veut bien.
C'est alors que, dans ces conditions d'impécuniosité, on fait appel au clergé ; celui qui est le
premier «ordre » de la société est riche et nombreux ; ses propriétés foncières et bâties sont
considérables, les revenus parafiscaux sont importants ; les commendes sont une bonne affaire pour
l'abbé ou l'évêque que nous allons rencontrer en bonne place dans la Danse macabre. Les décimes
et les annates sont une source de revenus assez considérable que le gouvernement essaie de se faire
reverser lorsque les conditions financières l'y poussent.
La noblesse est toujours là par loi ancestrale. Sa signification originelle est précise : elle représente
l'arrivée des meilleurs, de ceux qui sont puissants naturellement. C'est un résultat biologique dans
une société qui se fixe. Ensuite, c'est une transmission génétique qui peut subir de temps à autre des
mutations. En ces siècles, c'est de cette noblesse que l'on entend surtout parler, car ce sont ces
hommes qui élèvent la voix. Mais on verra aussi en place ceux qui ont bien fait parler d'eux, témoins
ces nombreux bourgeois intelligents, capables et travailleurs qui ont les très hautes charges du
gouvernement. Depuis des lustres, Capétiens et Valois appellent au Conseil de tels hommes choisis
par eux-mêmes, parmi les bourgeois cultivés issus par exemple des facultés de droit et dont les
compétences se sont affirmées lors d'activités antérieures. Bien souvent ces hommes ont, politique-
ment, le pas sur les hauts barons, frères et cousins du roi dont la présence au Conseil est pratiquement
systématique. C'est en période troublée que ces derniers réussissent à prendre en main les affaires
grâce à leur force matérielle et à leur prestige, comme cela se passe avec Louis X et Charles VI par
exemple.
Car les bourgeois sont nombreux à être instruits et capables. Ils ont des responsabilités dans les
villes, ils savent le droit, ils sont assez fortunés pour faire des études de bonne qualité et pourront
ainsi accéder aux plus hautes fonctions.
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Dans la procession des Danses macabres, la position hiérarchique attribuée aux individus a le plus
grand intérêt. Il y a ici réciprocité : si la Danse macabre permet de déterminer la place de l'individu
dans la société, c'est aussi ce que nous savons de cette société qui nous permet d'affiner notre analyse
des Danses macabres, en particulier en fonction des régions, des pays où elles ont été conçues.
Dans bien des Danses macabres, il y a des femmes : la présence de celles-ci dans ces défilés doit
être analysée avec la plus grande prudence, ne serait-ce que parce qu'il s'agit d'états plus familiaux
que sociaux.
En ces derniers siècles du Moyen Age, il convient d'insister un peu sur le rôle et la présence de
l'Eglise. Politiquement et socialement, son importance est considérable ; on se souvient de la lutte
violente entre la papauté et Philippe le Bel, ce dernier tenant essentiellement à brider le pouvoir
temporel des papes. Bien des mois avant Anagni, Boniface VIII avait écrit : « ... je vous déposerai
comme un petit garçon... » Ce à quoi le grand roi, qui avait trente-cinq ans, avait répondu : « Peu ou
point de salut... sachez que dans le temporel nous ne sommes soumis à personne ». Avec Clément V
à la disposition du roi, les choses s'arrangent pour le gouvernement. En 1378, c'est le Grand Schisme
d'Occident dont on sait l'histoire : Urbain VI est élu grâce à un vote forcé ; douze cardinaux quittent
Rome et viennent en Avignon élire Clément VII, un Français. C'est trop d'un pape, mais aucun ne
veut céder ; immédiatement, il est pris, en Europe, parti pour l'un ou l'autre et, dans l'ensemble, les
amis du roi de France tiennent pour le pape français tandis que les amis des Anglais penchent pour
le pape romain. Les choses ne se terminent qu'en 1414 où, lors du concile de Constance, les deux
papes sont déposés et remplacés par Martin V, à l'agrément de tous.
L'état de la papauté ne change guère la hiérarchie, l'organisation du clergé, de l'Eglise de France,
bien qu'on ne puisse nier l'importance du schisme vis-à-vis des évêques et donc de leurs ouailles.
Le clergé est partout ; chaque village, si petit soit-il, a sa cure et les desservants sont occupés. Les
agglomérations plus importantes comptent bon nombre de prêtres que l'on sollicite facilement.
N'oublions pas non plus que l'église est la maison de tous et que l'on s'y rend sans cesse ; les fêtes
religieuses sont nombreuses, ce sont environ une soixantaine de jours chômés par an, sans compter
les dimanches bien entendu. Chaque grande fête est célébrée magnifiquement, les pèlerinages et
processions sont incessants.
Le clergé a un rôle d'enseignement qui est fondamental car presque exclusif dans les villages et
même dans les villes ; on n'exagère pas en disant que le peu d'enseignement diffusé est donné par
les prêtres et les moines. Car les moines abondent ; les possessions ecclésiastiques représentent de
fort belles propriétés, qui rapportent. Si le moine anonyme ne possède rien ou peu de choses en
propre, il vit souvent dans une opulence agréable. Mais n'allons pas voir là un comportement abusif
et systématique : si le moine, comme le curé, a une certaine aisance, c'est grâce aux dons des fidèles ;
le curé vit, entre autres, des offrandes des messes et divers sacrements de son ministère, même s'il
est vrai que certains ont dû, abusivement, solliciter ces offrandes, même si des sacrements ou prières
ont été la source d'abus caractérisés et que le commerce des indulgences a été un des éléments
principaux de la Réforme. Il est vrai aussi que le comportement du clergé a pu, en son temps, faire
le lit et le succès des croyances et mœurs cathares.
Les évêques, abbés et chanoines sont des individus riches et puissants dont les sièges sont presque
toujours obtenus par faveur souveraine. S'il y a parmi eux de temps en temps des misérables, il y a
aussi bon nombre de valeurs intellectuelles et morales certaines. Ils sont pour beaucoup conscients
de leurs privilèges, mais aussi de leurs responsabilités, et ne laissent pas l'Eglise aller à la dérive,
comme en témoigne le nombre de conciles même si a posteriori les décisions ne sont pas toujours
du meilleur effet.
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Dans son principe cependant, le financement de l'Eglise reste simple : on a besoin de Dieu, on a
besoin des soins des hommes de Dieu, donc on les respecte et on les entretient, on tente de leur être
agréable. Peut-être a-t-on plus ou moins consciemment présente à l'esprit cette phrase de l'Evangile :
« ce que vous faites au plus petit d'entre eux, c'est à Moi que vous le faites ».
Le christianisme est presque obligatoire en ces siècles ; mais il est aussi volontiers consenti : on
naît, on vit et on meurt avec le prêtre, avec l'Eglise omniprésente. L'athéisme n'existe pas en
apparence, est-ce une cause ou une conséquence de cette société ? Les textes qui nous sont parvenus
ont tous été écrits par des croyants, ou peut-être exceptionnellement par des auteurs qui pouvaient
trouver nécessaire de déguiser leurs sentiments. L'Eglise, à cette époque, a encore horreur des
divergences et des hérésies ; on n'entend pas parler d'athéisme, parce que la société a besoin de Dieu,
commetoute société abesoin d'un dieu, car la transcendance est chose nécessaire àl'homme. Oubien
l'Eglise était d'une puissance et d'une qualité telles qu'elle était parfaitement admise, ou bien pour
une raison mystérieuse, l'individu était alors singulièrement réceptif au catholicisme. Car si l'Eglise
disposait de moyens de coercition efficaces, elle n'avait guère à les employer qu'à l'encontre des
hérétiques. L'analyse fine de certains documents peut, cependant, laisser planer parfois un doute sur
la qualité de la foi de leurs auteurs.

Les Cavaliers de l'Apocalypse


Ainsi, sur ce pays riche, prospère, peuplé, où il fait bon vivre ; sur ce pays où la vigne et les céréales
donnent la joie au corps ; sur ce pays où, n'en déplaise à certains, l'« Ordre social voulu par Dieu »
n'est pas troublé par desjaloux, voici que les Cavaliers de l'Apocalypse viennent s'abattre avec rage.
Pendant un trop long siècle, pendant la guerre de Cent Ans, la Guerre, la Famine, la Peste et la Mort
vont et viennent, fauchent et détruisent, reviennent sur eux-mêmes, craignant d'avoir oublié des
hommes. Toujours la Mort, bientôt la Danse macabre...

Essai de démographie
C'est une notion bien ancrée dans l'esprit de tous que l'espérance de vie de l'individu était jadis
particulièrement basse. Si nous possédons assez de documents pour que cette affirmation soit
incontestable globalement, nous devons parfois analyser, par une recherche plus fine, les causes et
les modalités de survenue de la mort au Moyen Age. Ceci pose, dès l'abord, des difficultés de
dénombrement. Il faut parvenir à une critique objective des documents en sachant leur tendance
habituelle à l'exagération des chiffres, et il faut tirer des conclusions de leur absence même.
Les documents récitatifs sont a priori critiquables car leurs appréciations sont presque toujours
abusives et le statisticien les jaugera d'un œil sceptique. Ils ont une meilleure valeur pour nous qui
souhaitons surtout connaître l'impression, l'atmosphère des calamités et de la mort. Ils donnent une
idée globale de bonne qualité, mais qui peut être insuffisante ponctuellement. Par exemple, il est avéré
que la Danse macabre de Bâle fut peinte lors du concile de cette ville, concile qui fut gravement
troublé par une épidémie de peste. Nous avons la raison de notre œuvre, ceci est clair, même si nous
restons ignorants du nombre de morts ; qu'il nous suffise de savoir qu'il fut très élevé et provoqua
une émotion certaine.
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Depuis quelques années, les historiens nous ont appris à analyser certains documents dont la valeur
comptable est indiscutable : ce sont, par exemple, les variations des cours des denrées ; le prix du blé,
du pain et du vin, du bois de chauffage et des loyers est établi avec exactitude et rien ne permet de
douter de ces chiffres. Si les documents sont assez nombreux pour permettre de tracer une courbe,
la hausse ou l'effondrement d'un cours donne l'idée d'un phénomène. Les courbes établies, par
exemple par Jean Favier dans son Paris au XVsiècle, sont lumineuses et de compréhension
immédiate ; il est clair que l'effondrement du prix des loyers traduit une phase de sous-population
aiguë. Les autres documents contemporains aident à apprécier l'importance relative de la mortalité,
ou de l'émigration, ou de tout autre phénomène en milieu urbain.
Dans une petite agglomération, une hausse verticale du prix du blé traduit sûrement un épisode
climatique défavorable ou un état de guerre et de pillage ; la disette va sévir et sera peut-être suivie
d'épidémie...

Pinzolo (Italie).
Le Mort archer. Extrémité droite de la Danse macabre.

Entemps de paix et en dehors des calamités, le renseignement est souvent perdu :quelques vestiges
de registres paroissiaux, quelques testaments peuvent nous donner une idée, en général floue, de la
démographie, de la survie d'une population. La vie des hauts personnages est mieux connue mais il
serait hasardeux de la comparer à celle du paysan car leur environnement était trop différent.
En temps de guerre, la mortalité croît sensiblement sans être beaucoup mieux connue pour autant.
Ona avancé les chiffres de six mille morts à Poitiers, dix mille à Courtrai, plusieurs milliers à Crécy ;
on ne peut valablement faire foi aux chroniqueurs, dont les estimations sont parfois dans un rapport
de un à dix avec la réalité. Nous devons essayer de retrouver les éléments antérieurs et postérieurs
au combat, tels que des noms, les registres de dépenses, les cérémonies religieuses dont l'importance
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permet d'appréhender partiellement la gravité de la bataille. Il faut faire des recoupements avec le
prix d'un cheval et de son harnachement, le prix du fourrage, le prix de revient d'une « lance »,
c'est-à-dire d'un groupe de combat.
Il est un peu plus facile d'apprécier le drame provoqué par le siège des villes dont la population
est connue avec une relative précision : nous avons une certitude raisonnable de ce qui s'est passé
à Rouen en 1419 où, cette année-là, pratiquement tout mourut...
Ladémographie est encore plus difficile en temps d'épidémie : nos estimations sont des plus frustes
quant au nombre de morts, car, plus encore qu'en cas de guerre et de famine, on doit tenir compte
de l'exagération créée par la panique. Les épidémies de variole et surtout de peste sont des
phénomènes incompris dans leur mécanisme, dans leur trajet, dans leur épidémiologie, et l'épouvante
aura peut-être provoqué l'hypertrophie des chiffres ; pourtant, ne nous y trompons pas, c'est aussi
l'énormité des chiffres qui crée l'épouvante. C'est la répétition, le retour de l'épidémie qui engendre
la psychose. Si la Grande Peste Noire n'avait pas été un phénomène immense, dramatique,
hallucinant, il n'y aurait pas eu en 1349 les Flagellants et leurs excès, leurs crimes... ni la
multiplication des sujets macabres.
Si la Danse macabre n'était l'enfant que de la peste !
On s'accorde en général à laisser à la peste la responsabilité de l'apparition de cette forme d'art,
parce qu'elle a été la maladie la plus fréquente, la plus meurtrière, la plus incomprise ; mais en 1418
c'est surtout la variole qui sévit à Paris ; la même année ce sont de nouveaux massacres quand les
Bourguignons s'introduisent dans la ville ; en 1422 c'est la misère ; et en 1424 la Danse macabre naît
non loin des halles, au charnier des Saints-Innocents.

L'épidémie
La peste, donc, est considérée comme la mère des Danses macabres ; elle n'est pas le seul élément
qui les engendra, mais elle est le principal.
La peste de 1348, celle qui porte le nom sinistre de Grande Peste Noire, est assez connue et nous
ne ferons que l'évoquer.
En octobre 1347, accostent à Messine des bateaux venant de la mer Noire. Ils sont porteurs de
morts et de mourants qui sont débarqués et vont transmettre la maladie à une vitesse étonnante.
Ce n'est pas en mois que l'on évalue la rapidité de la propagation du fléau, mais en semaines. En
janvier 1348, la peste atteint Marseille ; six semaines plus tard, elle est en Avignon ; on peut très bien
suivre sur une carte le déplacement de l'épidémie : la région parisienne est atteinte en juillet-août,
en même temps que Bordeaux, Lyon, le Sud de l'Angleterre et la Suisse. Toute l'Europe du Nord est
très gravement touchée, l'ensemble de l'Angleterre en 1349, le Danemark et la Suède juste après.
C'est dans ces conditions sociales graves que l'analyse des chroniqueurs doit être critiquée :
personne n'avait le moyen de faire un comptage d'individus sur une grande échelle et il ne nous reste
que de très rares documents précis auxquels nous puissions faire foi. Citons Givry puisque tous les
historiens la citent : là où il y avait habituellement trente morts par an, il y en eut six cent quinze en
quatorze semaines ! Froissart traduit assez bien les choses lorsqu'il affirme calmement : «Bien la
tierce partie du monde mourut ». Et son estimation est avérée...
Lorsque l'épisode de la Grande Peste Noire s'estompe, vers 1350, l'Europe est exsangue. Les
meilleures approximations contemporaines parlent de vingt-cinq millions de morts ; vingt-cinq
millions en deux ans !Qu'on imagine alors l'état physique, l'état psychologique d'une population qui
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a vu les morts par dizaines et par centaines, pendant des mois ! Les cadavres étaient empilés aux
carrefours ou en périphérie des villages, amas immondes et bientôt informes qui ne pouvaient trouver
de sépulture faute de bras valides. Quel pouvait être l'état mental et moral de ces victimes vivantes,
quelles prières pouvaient exprimer ces populations martyrisées par ce mal naturel, prières adressées
à Dieu ou... au diable !
La Grande Peste Noire elle-même n'a pas un rôle considérable dans la genèse de la Danse macabre.
Eneffet, si cet épisode était resté isolé, les générations ultérieures en auraient gardé un souvenir précis
et ponctuel ; dans ces conditions, l'art des décennies suivantes se serait inspiré directement et
exclusivement de cette calamité* ; et peu à peu ce souvenir même se serait estompé avant peut-être
qu'un siècle ne se fût écoulé ; tandis que l'art va continuer de s'inspirer de la mort, des morts pendant
deux siècles.

Lavaudieu (Haute-Loire). La Mort Noire.


Si la Grande Peste Noire sévit pendant deux ou trois ans, le fléau ne disparaît pas : il réapparaît
sporadiquement ici et là. La peste s'installe plus ou moins bien, partout en Europe. Toutes les régions
sont touchées plusieurs fois en un siècle, et l'on peut dire que chaque génération connaît, entre 1348
et 1460, au moins une épidémie meurtrière. Voici donc un élément fondamental dans la gestation des
Danses macabres : chacun côtoie la peste, c'est-à-dire la mort. Il y eut quatorze épidémies en
Espagne, plus de dix à Hambourg, à Cologne, plusieurs à Paris aussi. N'oublions pas qu'à Bâle, en
1439, c'est l'épidémie de peste qui a suggéré la réalisation des peintures.
Cependant, si la peste en général est numériquement le fléau le plus grave et a une importance dans
l'éclosion de la Danse macabre, elle n'est pas seule. En 1320-1321 déjà une sévère épidémie avait

* Comme c'est le cas de la Mort Noire de Lavaudieu.


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touché l'Ile-de-France, l'Artois, le Berry : c'était une maladie dysentériforme proche de la typhoïde
qui avait fait porter contre les Juifs l'accusation d'empoisonner les puits et fontaines. Acette occasion,
s'était installée une psychose collective conduisant aux pires excès, ce qui n'était point pour rassurer
les populations victimes de ces groupes errants et dangereux*.
Il y eut de nombreuses autres épidémies plus ou moins localisées ; puisque presque toujours un
fléau en entraîne un autre, la contamination des eaux provoque une intoxication de type alimentaire
qui peut être mortelle ou au moins s'accompagner de symptômes très impressionnants.
Nous connaissons assez bien la variole, car ses descriptions sont très anciennes ; sur quelques
décennies, il y eut plusieurs épidémies en France ; celle de 1418 à Paris fut meurtrière puisqu'on sait
qu'elle tua précisément cinq mille trois cent onze personnes à l'Hôtel-Dieu ; rien qu'à cet hôpital !
Cela donne une idée de ce qui a pu se passer dans les autres hospices, dans les infirmeries des
couvents, dans la rue et dans les maisons... Le chroniqueur annonce cent mille morts, rien qu'à Paris
pour l'année 1418, et il semble bien qu'il ait raison. Ceci représente deux cent cinquante-sept morts
par jour si l'on fait la division par trois cent soixante-cinq, et cela n'a rien d'impossible pour une ville
de deux cent mille habitants.
La peste, la variole, la dysenterie ne sont évidemment pas les seuls cataclysmes naturels qui aient
affecté les populations. Les autres semblent de moindre poids, et sont aussi moins connus. On sait
cependant qu'il y eut à Paris des épidémies de coqueluche et d'oreillons - ces dernières ne devant
pas tuer beaucoup mais ne pouvant qu'aggraver l'état mental d'une population soumise à la faim et
à la guerre. Quant à la coqueluche, on sait encore sa gravité chez le nourrisson. Et puis, il y eut la
grippe, « la Dando » qui tua son contingent de vieillards et de sujets fragiles !

La famine

Disons encore quelques mots d'une calamité naturelle qui s'est répétée plusieurs fois en ces
années : la pluie, incessante, compromet rapidement la vie d'une région. Quand on constate les dégâts
que font des inondations en nos années, quand on songe qu'elles justifient souvent la mise en route
des plans de secours alors que beaucoup de cours d'eau sont régularisés, que devait représenter une
inondation au XV siècle ! Les chemins étaient effacés, les quelques ponts emportés, les granges
écroulées, les animaux noyés ; alors, non seulement la récolte était entièrement perdue, mais il n'y
aurait pas de semences pour l'année suivante ; et les transports étaient trop rares et aléatoires pour
que les échanges se fissent de façon valable. Ceux qui n'avaient pas été noyés cette année mourraient
de faim l'année suivante.
Si ce tableau dramatique avait besoin d'être complété, il faudrait ajouter qu'en ces mêmes années
les hannetons ravagèrent les jardins parisiens, et que les loups entrèrent dans la ville.
La Mort toujours, la Mort partout.

* Voir plus loin : les bandes errantes.


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La guerre

On a écrit des livres entiers et nombreux sur les guerres du Moyen Age et sur les combats de ces
guerres. On a écrit que les combattants étaient peu nombreux et que l'existence d'une armure
protégeait contre la plupart des coups. On a écrit aussi que la majorité des combattants était des
chevaliers, ce qui signifie d'une part le port de l'armure, d'autre part qu'il valait mieux tirer rançon
de son vaincu plutôt que de le tuer.
Tout ceci est vrai, mais évolue dans le temps.
La chevalerie a été longtemps épargnée grâce à son armure et aux règles de combat ; l'épée, la
hache ou la masse mettait l'adversaire hors de combat plus souvent qu'elle ne le tuait.
Lachevalerie n'était pas seule à combattre ; à l'époque qui nous intéresse, le chevalier était entouré
d'un groupe d'écuyers, d'aides et de serviteurs qui l'assistaient et combattaient auprès de lui. Parmi
ceux-ci, la mort et les blessures graves étaient plus fréquentes, mais c'est le combat du chevalier qui
déterminait le sort de la bataille.
Au vrai, les hécatombes des champs de bataille apparaissent avec l'emploi massif de l'archerie,
et aussi de l'artillerie. Déjà, lors des croisades, les flèches musulmanes avaient fait des désastres ; il
y avait eu maints combats sanglants, et de plus maint combat s'était terminé par le massacre
systématique et complet des prisonniers, des vaincus ; c'était là le fait de la vengeance - car on ne
se gênait guère pour revenir sur sa parole, surtout de la part des croisés qui considéraient sans valeur
un serment fait aux infidèles —ou le fait de la foi, les chrétiens refusant systématiquement leur
conversion à l'Islam et étant exécutés pour ce motif. Après la bataille de Hattin, seul Gérard de
Ridefort, grand maître du Temple, fut épargné.
Si les croisades permettent d'établir de vagues statistiques sur le nombre de tués en combat, la
valeur de cette mort n'est en rien comparable à la mort en Occident deux ou trois siècles plus tard.
On mourait pour la Foi, on mourait glorieusement pour Dieu et la conquête des Lieux saints. Onétait
assuré du Paradis, et la décapitation par les soldats de Saladin n'avait aucun rapport moral, affectif
et psychologique avec la mort par la peste lorsqu'on se terre dans sa chaumière.
La guerre du Languedoc, la fameuse croisade des Albigeois, s'est terminée vers le milieu du
XIII siècle. Le Languedoc et l'Aquitaine pansent leurs blessures. La Flandre est en perpétuelle
ébullition, et lorsque Philippe le Bel meurt en 1314, la situation n'est que mal stabilisée par le traité
d'Athis*.
On peut admettre que pour cette période la première bataille sanglante, dramatique, fut Courtrai
On sait l'histoire : la «bataille » de France, formée de la fleur de la chevalerie, se trouve après une
erreur de manœuvre précipitée dans un grand fossé qu'elle n'avait pas vu. L'élan de la charge,
l'incroyable lourdeur des chevaux et des armures rendent tout mouvement impossible au fond de la
tranchée où les Flamands, armés seulement d'un couteau ou d'un marteau, arrivent assez tranquil-
lement et assomment ou égorgent tout ce qui vit. Les prisonniers leur sont inutiles, ils savent bien
qu'un homme de peu ne tire pas rançon d'un grand seigneur : le tisserand n'ira pas trouver le roi de
France en lui annonçant qu'il tient prisonnier son neveu !Alors on tue. Et on prend les éperons d'or,

* La signature définitive eut lieu en mai 1307 à Poitiers. Les Flamands récupéraient les villes de Lille, Douai, Orchies,
mais les enceintes fortifiées de toutes les cités devaient être détruites. Trois mille hommes choisis parmi les responsables
des massacres (en particulier celui des Matines de Bruges) devaient quitter leur pays pour partir en pèlerinage. Les
Flamands devaient payer une indemnité de 400 000 livres en quatre ans, plus 20 000 livres de rente perpétuelle. Ces
conditions économiques étaient trop dures pour être durablement maintenues.
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plus pour la gloire que pour la valeur marchande, ces fameux éperons qui seront exposés dans la
cathédrale de Courtrai. Beaucoup plus tard, quand Charles VI arrivera dans la ville pour y mettre de
l'ordre, ces éperons lui rappelleront quelque chose, à lui aussi : en représailles, on massacrera une
bonne partie des habitants.
La bataille de Courtrai est intéressante parce que c'est la mort de la chevalerie, la mort brutale de
l'homme puissant, riche, en bonne santé, protégé par son armure, cela est significatif. Nous verrons
plus loin le mort dire au connétable :
Rien ny vault chiere espoventable
Ne fortes armes en cest assault.
La guerre de Cent Ans nous intéresse au plus haut point puisque c'est en 1424 que naquit la
première Danse macabre. A cette date, la guerre dure depuis trois ou quatre générations ; c'est dire
que le passé est là, récent, bien vivace, bien connu. Une caractéristique de cette guerre est aussi sa
dispersion sur ce qui est à peu près la France actuelle, à la relative exclusion des autres pays. Trois
ou quatre générations de la quasi-totalité des régions ont connu les sièges, les invasions, les combats
réguliers et les bandes errantes.
Notre propos n'est pas de retracer la guerre de Cent Ans, mais de mettre en lumière les aspects
sociaux, moraux et culturels qui ont contribué à permettre l'éclosion des Danses macabres ; ainsi nous
présentons de préférence ceux qui concernent la mort, la mortalité
Les combats commencent en Aquitaine ; peu de choses pour l'historien qui survole ce siècle : une
escarmouche à Saint-Sardos. Peu après, en 1340, c'est le combat naval de l'Ecluse où un entêtement
fautif sera responsable de la destruction de près de deux cents vaisseaux, des marins et des soldats
embarqués ; quinze mille morts sans doute, français et anglais. Cette défaite donne la maîtrise de la
Flandre à Edouard III.
Six ans plus tard, c'est Crécy. Si le roi de France joue de malheur dans son état-major et dans son
commandement, le désastre humain est imputable à l'artillerie et surtout à l'archerie : les archers
anglais, parfaitement entraînés et munis de bonnes armes, s'embusquent dans un bosquet au sud-ouest
du gros de la bataille. Les renforts de cavalerie et de fantassins français vont tout simplement être
décimés par les flèches venues du soleil couchant (nous sommes le 26 août). Il y eut des centaines
de morts à cette bataille.
L'année suivante, 1347, voit l'épisode des bourgeois de Calais, épisode dont se souviennent les
enfants qui ont appris l'histoire. Edouard III est maître de la ville, après une résistance particuliè-
rement opiniâtre et douloureuse. Si l'intervention de son épouse, Philippa de Hainaut, oblige le roi
d'Angleterre à faire grâce aux six bourgeois célèbres, il faudra enterrer bien des morts parmi les
résistants.
Juste après ce sera la Grande Peste Noire avec ses phénomènes humains dont nous avons parlé.
Mais continuons notre rapide tour d'horizon des batailles et des sièges de la guerre de Cent Ans.
En 1346-1347, Edouard III ravage le Cotentin, où il a débarqué avec six à sept mille hommes. Puis
il chevauche en Normandie et dans la Bassin parisien où il sème la terreur.
Dans les années qui suivent, la guerre s'allume en Bretagne en partie à cause des problèmes
d'héritage de Jean III, mort dix ans auparavant. Le fameux combat des Trente, en 1351, illustre les
règles de combat de la chevalerie, et sous-entend les phénomènes de lassitude pouvant survenir çà
et là lors des combats sans issue.
Bientôt après ce sera le Poitou, l'Artois, cependant que Jean le Bon mènera des expéditions en
Aunis et en Saintonge. Ainsi, dans cette très courte période de cinq à sept ans, le tiers du pays aura
été la proie des armées régulières.
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CREDIT PHOTOGRAPHIQUE

Sauf indications particulières, les photographies ont été réalisées par


Hélène et Bertrand Utzinger.

Les auteurs et l'éditeur tiennent à remercier les musées et bibliothèques


qui ont bien voulu donner leur accord
pour que ces photographies soient publiées.

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