CHAPITRE V
Pour une sociologie
des conflits
REALITES ET INTERPRETATIONS
Les gréves dans l'industrie, les détournements d’avions,
Ja contestation des femmes, les désaccords politiques entre
parlementaircs... ne cessent d’alimenter le contenu de nos
journaux d'information, imprimés ou télévisés, a tel point
qu'il semble n’étre d’actualité que conflictuelle, jusque dans
le fait divers : crime passionnel ou suicide anomique, qui
signifie des drames sociaux. Certes, les mass media agissent
comme facteurs d’amplification de l’angoisse et de la vio-
lence ; néanmoins, quelle que soit notre sensibilisation au
phénoméne, nul ce contestera que les conflits et contradic
tions se multiplient objectivement a l’intérieur de nos sociétés
occidentales aussi bien qu’entre les nations elles-mémes,
comme le révélent les guerres de Libération nationale et les
dénonciations des dominations extérieures.
Ce développement quasi général des conflits doit-il
s’interpréter comme [exaspération temporaire d’un conflit
éternel dit par Darwin ct que I’histoire égréne dans ses
chroniques de batailles qui exaltent les grands carnassiers-
batisseurs ? Ou bien révéle-t-il un destin neuf qu'il nous
appartient de transformer en défi par une analyse des cons-
tellations idéelles dominantes et une action projetée vers
Vharmonie future >POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 123
La premiére alternative se situerait assez bien dans une
ontologie de I’étre-contre. Avec Sartre, qui pense sur ce
mode I’essence des rapports entre consciences, se retrouve-
raient des politologues moins pessimistes constatant la paix
indésirable ou jugeant l’inimitié inhérente au politique’. La
polémologie et la staséologie, sous des couleurs positivistes,
proposeraient bien des traitements de |’énergétique conflic-
tuelle, mais si scientifiques que leur transparence n’aurait
point deffet sur les gens d’Orestie. Pour quand donc
le passage de la saison des guerres A celle des rivalités ?
Lorsque la violence aura opéré la seule transmutation
tadicale : extinction de la société de classes, proposent
quelques partisans de la seconde alternative | L’escha-
tologie bat ici son plein. Mais comment la lutte sociale,
visant la suppression des antagonismes de classes et de
Valiénation économique du capital, pourrait-elle et devrait-
elle cesser, aprés tant d’acharnement a faire éclater les contra-
dictions dans des conflits ? Suppose-t-on que Paction poli-
tique puisse se nier un jour dans son réle essentiel de
dévoilement incessant des contradictions ? Peut-étre! Mais
alors, par un curieux revirement de l'histoire, le fonction-
nalisme, comme doctrine d’unc politique essenticlle d’agré-
gation des intéréts et de réponse adéquate aux besoins,
devrait se substituer comme seule pertinente, au courant
qui Ja critique, et qui s’épuiserait, dans son acharnement &
radicaliser les conflits, par annihilation de son adversaire :
le capitalisme. Vanité d’un discours sur l’utopie ! Remar-
quons seulement pour Pinstant avec les ethnologues, les
accents mythiques que prend dans le Tiers Monde le culte
de la révolution et le ton sacralisé de l’appel prométhéen a la
guerre sociale dans le Vieux Monde sensible au choc des
media, angoissé par un futur déja pollué, craintif devant la
puissance du savoir et criant & la dépossession de homme
par ’homme.
x. J. K. Gatarartn (6dit.), La paix indésirable, Calmann-Lévy, 1968 5
J. FREUND, L'essence du politigue, Sirey, 1965.124 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
Les cris forcent I’écoute mais le probléme n’est pas neuf.
L’étude des conflits peut se prévaloir d’une longue et hono-
rable histoire faite d’hypothéses, de schémes conceptuels, de
généralisations induites de Pempirie, qui forment un legs
cumulatif. Dans la sociologie de K. Marx, le conflit de
classes apporait comme un théme central. Mais cette intui-
tion devra attendre bien longtemps pour obtenir les déve-
loppements qu'elle mérite. L’année 1908 de parution de
deux ouvrages de G. Sorel : La décomposition du marxisme
et Réflexions sur la violence, est aussi celle de la publication
a Leipzig du Der Streit (Le confit) de G, Simmel. Parmi les
premiers, Simmel a le mérite d’insister sur le fait que le
conflit, sous la forme de compétition ou de discorde, est
inhérent a toute société au méme titre que Ies processus
harmonic et d’association. Le conflit, pense-t-il, existe
toujours 4 Pétat latent, bien que I’histoire-science l’atteigne
surtout dans sa phase explosive’.
Dans les vingt premiéres années du siecle, les pionniers
de la sociologie américaine tels L. Ward, E. Ross, A. Small,
C. Cooley, n’omettent pas, 4 propos des Social Processes, de
traiter incidemment du conflit qu’ils voient comme cons-
tructif et inhérent & toute organisation. Mais le courant
fonctionnaliste, qui par Ja suite s’élabore aussi bien dans les
expériences de E. Mayo et de F. J. Rothlisberger sur le
fonctionnement des entreprises que dans les recherches
de W. L. Warner sur les stratifications sociales ou dans les
constructions théoriques de T. Parsons, prend lintégration
comme axe essentiel d’interprétation du social et envisage le
conflit sous son aspect disruptif, dysfonctionnel, comme une
sorte de maladie sociale. L’idéologie sous-jacente 4 l’analyse
se révéle assez bien dans les métaphores médicales souvent
utilisées ; tension, strain, psychological malfunctionning, disi-
quilibrium, desintegration. Durant les années quarante &
soixante, le paradigme fonctionnaliste se consolide avec
Parsons, Merton, Davis, Moore, Gouldner, Lipset.
1. G, SIMMEL, Conflict and the Web of Group-Afiiliation, Glencoe, 1955.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 125
Dans une lignée théorique proche de la précédente se
situe Lewis Coser que The Functions of Social Conflict
montrent attentif a l’abréaction collective et au rééquili-
brage des pouvoirs, Mais simultanément, les affrontements
idéologiques entre blocs, les mouvements d’émancipation
nationale, les confrontations raciales, etc., conduisent les
sociologues & s'interroger sur les dysfonctionnements des
sociétés. Si Pouvrage de R. Dahrendorf fait date cn 1959,
est parce qu'il témoigne dun renouveau d’intérét pour la
pensée de Marx et propose l'un des premicrs essais solides
de théorisation des conflits industricls’. A la méme époque
fleurissent d’autres recherches synthétiques de C. Brinton,
R. Aron, C. Kerr, M. Gluckman, sur les révolutions, les
guerres, les conflits de travail et Ja résolution des tensions
dans les sociétés archaiques, qui précisent les cadres d’ana-
lyse, les typologies, les modéles d’explication selon les
situations : causes, déroulement, acteurs et issues du conflit.
A toutes ces analyses qualitatives disant importance de la
prise en compte des conflits pour dessincr les frontiéres des
groupes comme pour comprendre leur dynamique, s’ajou-
tent des recherches expérimentales sur la dynamique des
petits groupes, des contributions quantitatives au moyen
d'indicateurs et de modéles, comme celles de Ted F. Gurt*
qui met en rapport ies conflits avec les inégalités sociales et
certaines caractéristiques structurelles des sociétés,
Un autre courant s’inspire de Ia théorie des jeux de
hasard* et propose des stratégies de prise de décision qui
tiennent compte de la tactique des opposants tout en visant
a maximiser les chances de réussite et minimiser les pertes.
L’applicabilité de ces derniéres recherches, si elle ne se
limite pas au plan psychosocial, demeure souvent trop mathé-
1. L. Coser, The Functions of Social Gonflict, Glencoe, 1956.
2, R. DAMRENDORF, Classes et eat de classes dans 1a société indus-
trie Mouton, 19725 éd. orig., t:
.T. R, Gurr, The Gai OF Social Contr, Journal of Sociat
Levies 97m 28 1 PP 27-4
A’ Rarorort, Fight, Games and Debates; Ann Arbor, 1960 (irad.
fr, Dunod),126 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
matique et formelle. L’optimisation des chances spécule
exagérément sur la rationalité des choix alors que le conflit
revét aussi un caractére passionnel. Elle suppose une réduc-
tion analytique des paramétres alors qu’une multitude de
facteurs sont en jeu dans une situation complexe,
Tandis que I. L. Horowitz et H. M. Hodges reprennent
la problématique fonctionnaliste, J. Galtung développe une
théorie de Vimpérialisme pour expliquer les conilits du
Tiers Monde ; A. Stinchombe propose le concept de conflit
institutionnel ; J. G. March et H. Simon cernent les conflits
a Pintérieur des organisations ; A. Kriegel prend pour guide
d@analyse d’une crise comme celle de mai 1968 : le trauma-
tisme ponctuel, l’effondrement de la structure antéricure, les
processus de sélection conduisant a la reconstruction d'un
nouvel arrangement". Parmi cette floraison de recherches
que nous avons 4 peine échantillonnées, deux thémes sont
particuligrement privilégiés dans les investigations : les
conflits industriels et les conflits violents intersociétaux,
notamment la guerre*.
Ces deux orientations de la recherche suggérent une
nécessaire distinction, au moins initiale, entre conflits endo-~
génes s’exprimant a V’intérieur d’une société globale et
conflits exogénes ou internationaux. Les conflits internatio-
naux n’ont ni les mémes causes, ni les mémes enjeux, ni les
mémes armes, ni les mémes déroulements que les conflits
entre organisations. Le conflit politique ne se calque pas
comme simple extension sur des situations de dialogue
1. LL. Horow:rz, Consensus, Conflict and Cooperation, Social
Forces, décembre 1962, 41, pp. 177-188; H. M. Hopces, Conflict and
Consensus, an Introduction to Sociology, New York, 1971; J. GALTUNG,
A structural Theory of Imperialism; Journal of Peace Research, 1971,
XII, 2, pp. 81-118 j J. G. Marcu et H. SIMON, Organizations, New York,
1958, chap. V (trad, fr., Dunod) ; A. KrecrL, Du bon usage de In crise,
Revue frangaise de sociologie, 1972, 13, 4, PP. 459-471.
2. A, Kornuavsmr, R. Dubin, A. Ross, Industrial Conflict, New York,
19543 CG. Dunanp, P. Dunois, La gréve, A. Colin, 1975 i A. TOURAINE
Girecteur), Sociologie du travail, 1973, n° 4 spécial sur les gréves ; R. ARON,
Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962 ; A. BUCHAN, War
in Modern Society, an Introduction, Londres, 1966.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 127
interpersonnel et la décharge en insultes, ironie et bagarres
des oppositions entre groupes concurrents n’est pas parti-
culiérement éclairée par la théorie de la lutte des classes.
Qu’elle se fonde sur des critéres d’extension du champ social
concerné, sur des diversités de causes ou sur des degrés
@intensité, toute typologie pose le probléme essentiel de la
distinction des systémes d’explication et des niveaux d’ana-
lyse : plan microsocial, moyen ou macrosocial.
La typologie et analyse des variables jointes a des
analyses empiriques de la genése, de I’expression et du déve-
loppement des conflits dans différents contextes sociaux
constituent les premiers pas pour une recherche des corré-
lations. R. M. Williams! dégage par exemple comme condi-
tions minimales du conflit entre groupes : Ja visibilité, le
contact et la rivalité; comme facteurs de probabilité du
conflit : le renforcement de la différenciation des groupes
quant a leur nombre et a leur systéme de valeurs, la rapidité
du changement social, la généralisation des tensions et la
non-canalisation de V’agressivité. La propension au conflit
croit avec la différenciation culturelle et la diminution des
interactions et des communications, La multiplicité des
conflits mineurs réduit la probabilité d’apparition de conflits
importants. Par contre, « la violence de masse (ex : émeutes
raciales) est la plus probable dans les conditions suivantes +
a) frustration prolongée créant un haut degré de tension ;
b) présence dans la population d’éléments masculins appar-
tenant aux classes inférieures dans les régions socialement
perturbées ; c) modification éminemment visible et rapide
des relations entre les groupes ; d) incident accélérateur du
conflit ». 1] reste & vérifier ces concomitances et régularités
par une accumulation d’informations historiques et quan-
titatives non fragmentaires.
Or, il faut bien reconnaitre que la mesure s’applique
difficilement 4 Yanalyse du conflit, Elle suppose un certain
1. R. M. Wittiams, The Reduction of Intergroup Tensions, New York,
1947.128 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
arbitraire dans la sélection des faits et des variables, ainsi
que dans la réduction du qualitatif au quantitatif. C’est
surtout & propos des guerres et des conflits industricls
qu’ont été effectuées des comparaisons quantitatives. Chez
P. Sorokin’, les instruments de mesure demeurent encore
grossicrs ; mais quelques années plus tard, en pleine seconde
guerre mondiale, Quincy Wright assemble dans The Study
of War? de nombreuses informations quantitatives. En 1960,
les Statistics of Deadly Ouarrels? portant sur la période 1820-
1949, autorisent L. F. Richardson, son auteur, a mettre en
évidence des données significatives quant aux causes des
guerres et quant aux conditions de paix. L’occurrence des
guerres est notamment mise en rclation, comme chez le
polémologue G, Bouthoul, avec le facteur démographique.
Avec Vouvrage de R. Aron, Paix et guerre entre les nations*,
Panalyse comparative est encore affinée et la théoric
consolidéc.
Le méme souci de recherche des corrélations sc révéle
dans plusicurs études statistiques sur les conflits industriels
qui permettent des comparaisons de leur fréquence sclon
les pays, selon les industries et selon Pépoque. Tandis que
K. G. Knowles dans Strikes, a Study of Industrial Confiict®
prend pour objet les gréves en Grande-Bretagne de 1911 a
1945, C. Kerr et A. Siegel®, A. M. Ross et P. T. Hartman’
fournissent des données portant sur diverses nations et
diverses formes de gréve. On peut se demander si leur
perception d’une diminution des gréves qui changent de
forme, laissant place & la négociation entrecoupée de pro-
¥. B Sonoxi, Social and Culural Donamics, Cincinnai, 1937.
2. Q. Wricur, The Study of War, Chicago, §
BLL: Fe Ricuannson, Staustis of Deadly Quarrels, Pittsburgh,
1960.
‘4. R. Anon, op. cit.
5. K. G, KNowLes, Strikes, a Srudy of Industrial Conflics, New York,
1952.
6. C. Kann et A. SisGet, in KORNHAUSER, DvBtN et ROSS, op. cit.
7. A.M. Ross et P. T. HARTMAN, Chanemg Patterns & edurrial
Conflict, New York, 1960.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 129
testations sporadiques, ne correspond pas a des fluctuations
de court terme.
Malgré les travaux de mesure accomplis, on se demande
toujours comment mesurer I’extension ou la diminution des
Juttes de classes dans une société et comment déterminer
le poids respectif des forces de cohésion et des forces de
division 4 Vintérieur d’une nation donnée. Tout au plus
saisit-on par des mesures indirectes, trés empiriques, des
gradations : progrés de la violence, plus grande apreté des
conflits idéologiques, croissance des débrayages, manifes-
tations, affrontements qui ont trait au revenu, aux conditions
de travail, & la sécurité de l’emploi, a lautorité de 1’Etat.
En dehors du marxisme, on se montre généralement
allergique 4 une explication unitaire des conflits. La réduc-
tion de tout conflit international, familial ou psychologique 4
un conflit de classes, de méme que la réduction des conflits
sociaux importants actuellement aux seuls facteurs de la
situation salariale (extorsion d’une plus-value) semblent
manquer de pertinence et s’appuyet seulement sur une
profession de foi : en la détermination de Péconomique en
derniére instance ainsi qu’en un mouvement nécessaire et
unilinéaire de histoire aboutissant 4 une société sans classes
et clouant son point final dans cette utopie. Du point de
vue sociologique, ce réductivisme stérilise la recherche
comme on s’en rend compte dans la sociologie sovié-
tique,
Qu’il soit aventureux de réduire tous les principaux
conflits sociaux 4 des luttes de classes ne signifie pas que,
dans notre société francaise contemporaine, la lutte des
classes n’occupe pas le devant de la scene. A. Touraine! par
exemple voit les conflits présents dominés par le heurt des
utopies et des idéologies. L’utopie de la classe dirigeante
est d’affirmer que la croissance économique assure d’elle~
méme la résolution des problémes sociaux ; l’utopie de la
classe dominée est d’identifier le développement & la satis
1, A. Touramse, Pour la sociologie, Seuil, 1975.
ANALYSE, 5130 LANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
faction des besoins de la collectivité. Utopies et idéologies
manifestent des antagonismes de classes,
Au vrai, la théorie des classcs méne tout naturellement,
par léquivalence affirmée du rapport exploitcur-exploité ct
du rapport dominant-dominé, a identifier les luttes de classes
a des conflits de pouvoir. Mais jusqu’a quel point peut-on
pousser le raisonnement ?
Le fait de considérer le pouvoir comme source des anta-
gonismes risque de conduire par voie de conséquence, ou
bien a une attitude morale de condamnation de tout systéme
de pouvoir, c’est-a-dire lanarchisme, jusqu’a présent
inviable socialement pour des sociétés de la dimension des
nétres, ou bien A une attitude de borgne portant son regard
aigre sur les seuls détenteurs du pouvoir dans les sociétés
capitalistes ¢t proposant comme panacée le changement de
ces détenteurs accompagné d’un transfert de la propriété
des moyens et biens de production.
On peut se demander si ce transfert de pouvoir écono-
mique d’un groupe de capitalistes privés 4 un groupe de
technocrates d’Etat modifie substantiellement les racines des
conflits observables dans les sociétés industrielles, si Pon
veut bien ne pas confondre Ja résolution des conflits avec
Jeur négation par une oppression de type totalitaire.
Dans Ja recherche causale intervient aussi la distinction
entre pouvoir économique et pouvoir politique, bien que
nulle part au monde elle ne se présente comme radicale
dans les faits. Les rapports entre Péconomique et le poli-
tique, aux frontiéres non stables, se posent autant au niveau
de explication qu’a celui de la résolution des conflits. Le
méme systéme philosophique qui pose économique comme
principe de tout confiit affirme que la solution des conflits
passe par le politique et par la conquéte du pouvoir. L’asser-
tion selon laquelle « tout est politique » n’éclaire rien, mais
au contraire ajoute a [a confusion. Il s’agit de cerner préci-
sément les modalités de superposition des deux formes de
pouvoir.
En gros, on peut affirmer que le conflit suppose l’exercicePOUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 131
d'un pouvoir, c’est-a-dire 1a capacité de modifier le compor-
tement d’autrui par un processus de communication et/ou
par intervention de sanctions prémiales ou punitives. Méme
les conflits d’intéréts entre deux groupes réclament une
allocation de pouvoir pour trouver une solution. Deux orga-
nisations par exemple, n’ayant pas entre elles de rapport
hiérarchique, visent cependant & majorer leur part de gra-
tification, c’est-a-dire 4 opérer une redistribution de leurs
parts respectives de pouvoir économique, politique ou
culturel. Dans les conflits non organisationnels, I’autorité,
le revenu, I’éducation sont aussi parmi les enjeux essentiels
et interdépendants dont Ja répartition inégalitaire est plus
ou moins institutionnalisée par des rapports de forces entre
dominants et dominés (eux et nous, selon C. W. Mills,
Pélite et la masse pour Pareto et Mosca).
Quand bien méme on distinguerait entre plusieurs types
de pouvoir, avance-t-on réellement dans l’explication si
on substitue au dénominateur commun : lutte de classes,
un autre dénominateur tout aussi général : lutte de pouvoirs ?
La découverte d’une nature du conflit met Pesprit en repos,
mais pas plus qu’on ne connait Hugo, Lamartine ou Musset
en les sachant romantiques, on ne comprend les conflits
en disant leur rapport au pouvoir, dans la mesure od les
structures du pouvoir expliquent aussi bien P'intégration
sociale que le conflit social.
Pour discutable que soit la suggestion de R. Dahrendorf
quant a linterprétation des conflits par la diversité des
intéréts, elle nous semble bien plus heuristique que l’essai
de réduction des conflits planétaires, des crises de généra-
tions, des dissensions au sein de I’Eglise et des revendica-
tions féminines 4 un facteur unique. I] convient donc d’affiner
Ja recherche causale en saisissant le conflit 4 différents plans,
méme psychosocial, et dans diverses conjonctures histo-
riques. A travers les moments de l’histoire jouent différem-
ment les facteurs de conflits et varie Vintensité de leur
manifestation.132 LANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
CAUSES PROFONDES ET CAUSES CONJONCTURELLES
Deux théories centrées sur l’agression comme instinct
primaire ou comme conséquence de la frustration ont éé
invoquées pour rendre compte de VPorigine des conflits. La
Ppremitre hypothése dcfendue par des éthologues comme
K. Lorenz! se fonde sur un instinct primitif dont l’expres-
sion serait dirigée dans les conditions naturelles contre des
individus de méme espéce. Cet instinct se manifeste dans
la défense du territoire, conduit & !’établissement d’une
hierarchic sociale, contribue 4 la protection des femmes
et des jeunes, de méme qu’a la conservation de Iespéce.
K. Lorenz souligne comme trés distinctes dans leur fonc-
tion et leur expression, d’une part, l’agressivité intraspéci-
fique, visible dans Pattaque d’un congénére et liée A des
relations que V’on pourrait dire personnelles et affectives au
sein d’une structure de groupe et, d’autre part, Pagressivité
interspécifique qui consiste par exemple @ tuer un animal
d’une autre espéce pour le manger.
Selon la seconde hypothése soutenue par Barker et
Lewin a partir d’expériences menées sur des enfants d’école
maternelle, D’agression, au lieu d’étre primaire, naitrait de
la frustration, si bien que pour éviter le confit, il suffirait
de réduire et, si possible, de supprimer la frustration, tandis
que dans P’hypothése de Lorenz, la solution optimale consis-
terait seulement A canaliser Pagressivité en Ini proposant des
décharges non destructives.
Certes les deux hypothéses peuvent se concilier puisque
nous les trouvons toutes deux présentes dans la pensée
freudienne et qu'il serait par ailleurs difficile d’expliquer
pourquoi Pagression répond 4 Ja frustration si ’on n’admet
pas comme force au moins latente un instinct agressif.
Néanmoins la question de Porigine du conflit demeure non
1. K, Lorenz, L’agression, une histoire naturelle du Mal, Flammarion,
1968; éd. orig. 1963.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 133
résolue si l’on veut bien observer que, selon les théories
classiques, en méme temps qu’un instinct d’agression,
existe un instinct grégaire aux effets plutét contraires, que
Ja frustration ne conduit pas toujours 4 un conflit, ’agression
pouvant étre refoulée par des comportements de retrait ou
de fuite, ou dérivée vers des soupapes de sdreté par le
moyen de la sublimation ou d’une idéologie de résignation.
L’approche psychosociologique fondée sur Vagression
doit étre relativisée lorsqu’on veut Pappliquer aux conflits
politiques puisqu’elle en sous-estime l’aspect rationnel et
conscient. Si le mécontentement et Vinsatisfaction sont
continuellement présents dans toute société, comment se
fait-il que les conflits n’éclatent que de temps a autre ?
L’agressivité expliquerait-elle aussi absence de conflit
ouvert ? Méme dans le cas type d’agressivité que représente
la guerre, est-il sir que les conduites répondent nécessai-
rement A des motivations d’agressivité, le conflit pouvant
étre vécu par conformisme social ? Le modéle frustration-
agression perd donc de sa valeur explicative lorsque l’on
passe du milieu naturel au milieu culturel et 4 mesure que
s’accroit la rationalité politique dans les sociétés modernes.
Dans ce dernier contexte, des tactiques de négociation qui
font l’économie des conflits jouent comme réponses efficaces
pour supprimer la source des frustrations. Les tactiques
conflictuelles, d’intensité variable, ne sont alors que des
potentialités 4 utiliser selon les probabilités de succés dans
tel cas particulier.
Il convient certes de considérer comme cause lointaine
du conflit la propension psychologique a s’engager dans une
conduite agressive, mais il faut encore déterminer dans
chaque cas précis quelles sont les causes plus immédiatcs
@un confiit toujours spécifique. En plus des causes que
Yon pourrait dire constantes du conflit, li¢es a la structure
des pouvoirs politique et économique ou a Ja structure de
1. Cf. G, Manus et R. Tava, A Conflict Mode! for Strategist and
Managers, American Behavioral Scientist, 1972, 15, 6, pp. 805-837.134 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
la personnalité, des sources plus conjoncturelles agissent
A notre Epoque et dans nos sociétés, que je schématiserai!
sans prétention a Pexhaustivité.
La premiére, trés sensible en milieu éducatif, est 'absence
de projet collectif denvergure. Les banques, les églises, les
universités, les entreprises et la police apparaissent comme
un bloc de pouvoir et de répression, captif d’une idéologie
libérale éculée. Aussi est-ce dans les campements d’une
anticulture nomade et théAtralisée, tendre et agressive, que
Ja jeunesse s¢ pose en s’opposant, suscitant souvent par son
action corrosive, un mouvement contraire de réaffirmation
conservatrice des normes morales parmi les sédentaires d’un
précédent demi-siécle. Fossé des générations !
La seconde tient & une mythologie du simple et du
naturel qui révéle V’épuisement du réve technologique. Face
une société du machinisme robotiseur et de l’injustice, dont
L’homme unidimensionnel de Marcuse fait le procés, se mani-
festent des réactions de retour & la nature, un engouement
pour l’écologie, des campagnes contre la pollution, des
critiques de la consommation de masse. Crise de saturation
dindividus gavés !
La troisiéme source tient a Pusure du modeéle institutionnel
de démocratie représentative. Elections = trahison ! La loi
de la majorité est celle de la manipulation ! En conséquence,
le militantisme minoritaire tente d’instaurer une démocratie
directe par des revendications sauvages, par l’autogestion,
par les tribunaux populaires court-circuitant les procé-
dures juridiques. La encore la réplique des héritiers des
normes traditionnelles peut devenir redoutable. Péril des
démocraties |
La quatriéme raison des conflits, qui peut résumer les
précédentes et dont M. Crozier a cerné quelques Aspects,
renvoie a la sciérose institutionnelle dont Pimage inversée
1. Daprés P. Riceur, Le confit
Jn Contradlesions et conflits + maisonce
France, 1971.
¢ de contradiction ou d’unité,
société, Chronique sociale dePOUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 135
nous est fournie par les tentations de la dissidence dans une
liberté sans institution, désaliénée du poids de la bureau-
cratic, de la technocratie et des mass media. Face aux reven-
dications de ’informe par un arbitraire farouche et dévas-
tateur, Pimagination a peine a définir des sens et a créer des
synthéses entre pulsion des libertés et pouvoir de décision.
Probléme de Sens et puissance. Impuissance du sens ou non-
sens de Ia puissance ?
Ainsi peut-on attribuer les conflits de nos sociétés
smodernes principalement aux décalages entre, par exemple,
forces en mouvement et rapports institutionalisés, entre
égalité idéologique et inégalités réelles, entre espoir de
succés et absence d’opportunité pour y parvenir. Av lieu
de favoriser I’établissement d’un consensus, il semble que
les innovations techniques provoquent plutét une multi-
plication ct une exaspération des conflits, et que la commu-
nication de masse ait pour effet de réduire la communication
entre individus. Méme la diffusion des connaissances, parce
quelle affine la liberté, pousse 4 une affirmation de soi en
discordance avec affirmation d@’autrui.
Toutes ces causes profondes ou conjoncturelles sont
encore, 4 clles seules, insuffisantes 4 rendre compte des
conflits si l’on ne fait intervenir directement le facteur
humain comme cause immédiatement déclenchante. Ce
sont les hommes, acteurs et supports d’opinion, qui portent
Ja charge affective de leur situation, qui ouvrent les conflits
et les poussent A devenir des sources de transformation.
Dans le théftre de la vie sociale, 4 base dramatique, dit
J. Duvignaud, il y a les auteurs ct les acteurs ; 4 la pointe :
les idéologues et les avant-gardes qui proposent les systemes
de décision et les stratégics. De tout temps, des actes de
subversion, des stratégies d’opposition violente ont été
ourdis dans le but d’imposer un autre modéle politique, de
faire aboutir telle revendication, par Ja révolution au besoin.
Ceux qui appellent a Ja lutte prétendent bien savoir derriére
quelles institutions se cachent les responsables. Leur réle
individuel ou collectif dans le démarrage et la conduite136 ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
d’un conflit social mérite une attention particuliére et permet
@articuler le probléme des causes immédiates et déclen-
chantes celui des mécanismes de développement des
confits par Paction de catalyseurs, de mobilisateurs et de
manipulatcurs.
DEROULEMENT ET ISSUES
Il serait vain de vouloir présenter en quelques lignes des
schémas types de déroulement des conflits. De simples
constats empiriques suffisent a nous convaincre de la variété
des modes d'action possibles. La plupart de ces actions sont
ala fois des procédés d’expression et de pression, mais entre
le déroulement des gréves fréquemment analysé (gréve
perlée, gréve tournante, gréve du zéle...), les actions de
sabotage d’une organisation clandestine, les émeutes raciales,
les antagonismes de clocher entre villes voisines et les
conflits de génération, il n’est point d’unité de style. Tout
au plus peut-on signaler quelques processus généraux rela-
tivement fréquents.
La mobilisation des groupes concernés et de leurs sup-
porters importe énormément. Pour la soutenir sont organisés
des distributions de tracts, des manifestations publiques,
des piquets de gréve a effet dissuasif, des occupations d’entre-
prise. De toute maniére, le développement du conflit dépend
beaucoup de Ia situation de départ, des premieres actions
et réactions.
La cristallisation ou 1a catalyse de situation tend a faire
prendre parti, a I’égard de objet d’un conflit, des personnes
qui n’étaient pas précédemment concernées. Cette adhésion
suit généralement les lignes de force des regroupements
habituels dans les secteurs politiques, économiques, domes-
tiques, raciaux, d’expression des conflits.
La manipulation consiste en une récupération de la force
libérée par ceux qui font, a leur profit, dévier les conflits
de leurs buts initiaux.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 137
L’agrégation des antagonismes initialement divers reléve
parfois de 'amalgame comme tactique d’amplification.
Quant au schéma séquentiel dans l’opposition de groupes
d’intérét économique, il se présente souvent comme suit :
affrontement de deux groupes — essai de l'un d’eux de
transformer ses revendications en position de droit, ’autre
s'y opposant — dépassement des incompatibilités dintéréts
par la négociation en vue d’un compromis et par ’arbitrage
d’un groupe de force.
Dans d'autres cas, s’exprime une violence qui ne réduit
pas toujours Pagressivité ultérieure. L’escalade de la vio-
lence s’effectue selon des méthodes connues. Par exemple :
interdiction d’une manifestation pacifique désapprouvée
par le gouvernement ; tentative des manifestants de passer
outre ; action de la police pour les disperser ; appel a des
moyens plus offensifs : grenades fumigénes, lances d’arro-
sage, etc. en cas de résistance ; réponse de manifestants
par des dégradations, bris de vitrines, barricades ; emploi
par la police de moyens plus violents, etc. Selon des méthodes
différentes des manifestations de rue, l’escalade se produit
dans les guerres internationales. De méme dans ]’entreprise
existe unc gradation des moyens d’expression des conflits
entre employeurs et salariés. Désormais le monde agricole
ou les commergants dans leurs relations avec les pouvoirs
publics procédent de fagon assez semblable : distribution
de tacts, barrages sur les routes, gréves de l’impét, sac-
cage de bureaux de perception, séquestration de fonction-
naires, ou bien gréve du zéle pour certaines catégories pro-
fessionnelles, Le fait de situer les moycns employés a tel
niveau d’intensité et de violence est le signe de la gravité de
Venjeu dans l'intention des acteurs.
Intensité et violence sont des critéres d’évolution du
conflit que R. Dahrendorf différencie et dont il analyse les
variations. L’intensité renvoie a la somme d’énergie engagée
par les adversaires, 1a violence aux moyens employés : débats
verbaux, gréves, coups d’Etat, guerres civiles... « On peut
dire @’un confit particulier qu’il est de haute intensité si le138 VANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
cofit de Ja victoire ou de la défaite est élevé pour les parties
en cause »!, L’intensité d’un conflit du type conflit de classe
croft corrélativement a : r) la difficulté qu’a un groupe de se
faire admettre comme organisation légitime et de faire
valoir ses revendications ; 2) la superposition des contextes
et types de confiit ; 3) 1a surimposition et la coalition des
groupes d'intérét en un front commun ; 4) la coincidence
de la distribution de l’autorité avec la distribution des autres
avantages économiques et sociaux entrainant la difficile
accessibilité de la richesse, du prestige et de la culture pour
ceux qui n’exercent pas [’autorité... Des conditions par-
tiellement analogues sont en corrélation avec l’accroissement
de la violence. Ce sont : 1) Vopposition éventucllement
coercitive d’un groupe 4 Porganisation d’un groupe d’intérét
adverse ; 2) la croissance de la privation des avantages éco-
nomiques et sociaux liés 4 Pantorité ; 3) la non-régulation
des conflits en raison de ’inacceptation de régles communes
entre les parties opposées. On observe des covariances, d’une
part entre Ja radicalité du changement de structure et P’inten-
sité du conflit de classes, d’autre part entre la soudaineté
du changement de structure et la violence du conflit de
classes.
C'est dans les conflits que les catégories sociales et leurs
relations se définissent le micux. Les plus Apres mettent
généralement en jeu un couple de forces antagonistes (reli-
gions concurrentes, ou patronat-salariat). Mais en dehors des
situations d’exception et de crise ot les forces sont duelles,
Pordinaire de la vie sociale ne présente-t-il pas un champ de
forces plurales ? En France par exemple, il serait incongru
de ne déceler que deux forces : d’une part, la grande bour-
geoisie d'affaires, les technocrates privés et la haute admi-
nistration, aux nombreux intéréts communs (expansion
économique par la modernisation et la concentration indus-
trielle, normalisation des rapports sociaux), et, d’autre part,
le mouvement ouvrier résistant au capitalisme, alors qu’une
1. R. DAHRENDORY, op. cit., p. 213.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 139
troisiéme force, celle des victimes de la modernisation :
paysans, artisans, petits commercants, PME, professions libé-
rales..., a des représentants et un support nombreux ct actif.
Entre ces catégories comme a Vintérieur d’elles, les
intéréts divergent et les demandes respectives créent des
incompatibilités de solution satisfaisante pour tous. Les
agriculteurs veulent vendre plus cher leurs produits, les
ouvriers acheter 4 meilleur marché Ja nourriture et les com-
mercants accroitre leurs bénéfices. La satisfaction des
demandes des agriculteurs et des commercants mécontentera
évidemment les ouvriers. Quant A la stabilité des prix du
pain, elle n’est compatible avec augmentation du prix du
blé qu’a la condition d’une réduction des bénéfices commer-
ciaux. Les alliances entre couches sociales sont ainsi loin
d’étre permanentes. Lors de la remise en cause des principes
de la propriété privée s'opérent des conjonctions entre
capitalisme industriel et petit capitalisme rural et commer-
cial, tandis qu’au nom de opposition aux « gros », a I’Etat
centralisateur, au fisc, le CID-UNATI est bien prés de s’allier
aux ouvriers revendicatifs. Contradiction entre V'individua-
lisme profond et la nécessité de I’action collective et contra-
diction entre un malthusianisme de classe privilégiée en
milieu rural et la concurrence qu’elle doit subir.
Méme Marx qui affirme la polarisation tendancielle de
classe ne cesse d’analyser, a différents moments de I’histoire
et dans divers pays, des situations od les alliances se font et se
défont entre trois ou cing classes. Eu égard a la complexité
dialectique des rapports de domination-sujétion dans les
sociétés occidentales, il n’y a pas toujours dualiré des
opposants.
Quel que soit le nombre des parties en cause ou des partis
engagés dans le jeu conflictuel, celui-ci varie d’intensité et
évolue vers des solutions au moins transitoires, De quelle
maniére se résout-il ? Voila ce que nous allons maintenant
examiner en considérant plus particuligrement Ie champ
politique.140 VANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
1 / Les nouveaux Etats comme les régimes dictatoriaux
nous présentent des solutions d’élimination coercitive des
opposants au. gouvernement cn place, Dans Ie cas de parti
unique, l’étouffement des voix adverses se produit souvent
par incarcération. Lorsque Vune des forces détruit l'autre,
elle élimine au moins temporaircment ses demandes. A long
terme, I’épuration produit des effets bien différents de ceux
souhaités.
2 / Lorsque Pune des forces en conflit dontine Pautre en
subjuguant par exemple Popinion publique qui lui est
favorable ou en créant des alliances fortes, alors elle peut
imposer de maniére coercitive que les demandes de la partie
adverse soient insatisfaites. I] y a souvent résorption du
confiit par lassitude ou par accommodation, quelquefois
déplacement de l’objet et révision des stratégies.
3 / Sur la scéne politique, quant deux forces s*équilibrent,
il se peut que chacune empéche l’autre d’obtenir satisfaction.
Les frustrations demeurant, le conflit n’est qu’ajourné.
4/ L’insatisfaction peut aussi résulter d’un affaiblisse-
‘ment mutuel par des concessions qui laissent tous les groupes
insatisfaits. L’insatisfacrion ou la satisfaction purement sym-
bolique renforcent généralement le clan des extrémistes.
5 | L’opposition des forces en conflit peut aussi étre
surmontée par des solutions innovatrices qui modifient les
demandes ou fournissent des ressources tout en intégrant
des idées opposées.
Parmi les procédures habituelles de réglement des
conflits, aprés que les parties en présence ont confronté leurs
revendications et mesuré leurs forces respectives, les plus
fréquentes sont l’arbitrage, le compromis et la compétition
institutionnalisée : 1) dans Parbitrage d’un tiers, une juri-
diction est reconnue apte a trancher les différends sur la
base de régles impersonnelles admises par les deux parties ;
2) le compromis est le résultat ou d'une zégociation qui tend
A ajuster les positions en fonction de la puissance respective
des acteurs, ou d’une concertation dans laquelle se trans-POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 141
mettent de part et d’autre des informations, éventuellement
par l’intermédiaire d’un consultant détenteur d’un pouvoir ;
3) la compétition organisée entre concurrents (institution
nalisation du conflit) adopte dans d’autres cas des régles du
jeu institutionnalisées comme les mécanismes électoraux de
représentation et les procédures d’expression des partis
au Parlement, Les parlementaires ont cette fonction vica~
riante de se substituer a leurs mandants pour apporter des
solutions.
La valeur de I’un ou J’autre de ces mécanismes dépend
évidemment des croyances qui soutiennent leur efficacité
et de la légitimité de institution qui leur donne un sens’.
L'institution quant a elle, comme ensemble de normes de
base et de régles du jeu, n’a de pouvoir qu’en raison du
consensus qui la vitalise. Elle ne saurait traiter par elle-méme
les conflits qui portent sur ses propres fondements. Pour
quiellc soit en mesure d’accomplir correctement ses fonc-
tions d’assomption des conflits, il faut qu’elle présente
comme caractéristique d’étre d@abord complexe et d’offrir
des possibilités de stratégie suffisamment sophistiquées et
flexibles pour éviter qu’un blocage n’aboutisse a une violence.
Par institution, nous entendons un corps d’usages, de
normes sociales ou de régles imposant des sanctions et
régissant un groupe : ethnie, cité, Etat. C’est dire que les
mécanismes institutionnalisés de résolution des conflits
dépendent des habitudes culturelles. Ici un combat singulier
a coutume de trancher les différends ; 14 on recourt &
Poracle. Chez les Nuer, Phomme & peau de Iéopard qui
n’appartient pas au lignage noble est l’instance d’arbitrage.
Pour les Rundi, F. Rodegem a finement analysé « le poker
verbal » ov le plus hableur gagne*. Chez les Swazi d'Afrique
du Sud, des rituels de rébellion étudiés par M. Gluckman?
1. Cf. P. Seznicx, Leadership in Administration, New York, 19575
P. 15.
2. F, Roosaem, Le poker verbal, Cultures et développement, 1975, VII,
2, p. 373.
'3. M. GLUCEMAN, Order and Rebellion in Tribal Africa, Londres, 1963.142 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
servent de décharge festive aux tensions de la vie quotidienne,
par une inversion temporaire des attitudes, Dans la Guinée
moderne, nous avons nous-mémes montré comment s’effec-
tue au niveau politique une ritualisation de la vie collective,
libératrice des ranceeurs créées par un régime de pénurie
économique!.
Il arrive que les mécanismes habitucls soient inadaptés 4
Pimportance du conflit 4 résoudre, qu’ils ne s'attaquent pas
aux racines des désaccords, La culture ne se modifiant pas
au méme rythme que la société, il se peut aussi que les
mécanismes habitucls soient anachroniques ou déphasés :
Vordalie cesse d’étre efficace lorsque les hommes cessent de
croire en l’intervention directe des dieux dans le réglement
des situations épineuses.
Pour parvenir a gérer les conflits, une certaine marge de
consensus est indispensable. Or, dans les démocraties occi-
dentales, les mécanismes et institutions destinés & maitriser
les conflits semblent saturés. Méme le recours ultime au
sentiment national, trés vivant de 1870 4 1950, na plus
@efficacité cohésive comme le montre le succés des parti-
cularismes séparatistes. Peut-étre qu’un jour, face a un sur-
plus de conflits non résolus par les procédures contractuelles,
les conventions collectives ct les rencontres au sommet
entre patronat et syndicats, des sociétés occidentales deman-
deront au socialisme intégral Vidéologic de rechange au
nationalisme moribond, capable d’absorber les différends
en transmuant le régime. Que Ie passage soit violent ou
non, il s’agira d’une véritable révolution et non de simples
réformes, pour Pinstant, Cest affaire de stratégie que le
choix entre la négociation et agitation, que Palternance
entre la concertation et Ia rupture.
Sil n’est pas de véritable moyen de résoudre les conflits,
du moins peut-on tendre a les rendre supportables sinon
. C, Ravine, Musarions sociales en Guinée, M. Rivitre, 1971, pp. 402-
4033 1B., Dynamiaue de fa sranification sociale en Gunde, H. Champion,
1975, ch. IX.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 143
créateurs, c’est-a-dire respectueux de "homme qui en serait
Pacteur et non point l’enjeu. Une pareille attitude s’appuie
évidemment sur une philosophic sociale qui propose un
consensus égalitaire comme finalité. De toute maniére,
cest A partir de choix philosophiques initiaux que la socio-
logie attribue A Pacte conflictuel son sens.
SIGNIFICATION DES CONFLITS
Deux conceptions de la sociologie s’affrontent tradition-
nellement a propos de la dynamique des systémes sociaux
en général, Pune insistant sur le caractére intégré des
ensembles sociaux et sur les processus qui concourrent &
cette intégration des parties ct du tout, autre qui s’attache
4 mettre en rclief les phénoméncs de déséquilibre et les
conflits provocateurs de changements de structure plus ou
moins brusques et violents. Schématiquement, ordre et
progrés constituent les deux aspects fondamentaux de toute
société, Quiconque pose ce couple de variables sur le mode de
Palternative ou de l’antinomie, plutét que sur celui de la
complémentarité, risque de s’interdire toute pénétration
compréhensive a Vintérieur d’un social essentiellement
relationnel. Et pourtant, nombreuses et fermes ont été les
options privilégiant Pun des aspects aux dépens de Pautre
et qui se lisent jusque dans les conflits sur Ja signification
des conflits!.
Le conflit pose en effet le probléme suivant & la dyna-
mique sociale : ou bien celle-ci s’explique uniquement par
cclui-la (comme certains voudraient le faire dire 4 Marx),
alors on peut se demander pourquoi la société se mainticnt
malgré tout dans un moyen terme, ou bicn le conflit est nié
dans son réle de moteur du changement social et pergu,
par un certain fonctionnalisme, seulement comme une
dysfonction nuisible au systéme et en voie d’étre réduite.
1. Cf. G. BALANDIER, Sens et puissance, PUF, 1971, pp. 31-35.144 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
Pour échapper A ce dilemme, on peut soit considérer
le conflit comme I’un des facteurs parmi d’autres néces-
sairement associé toute existence sociale, soit dédoubler
la dynamique pour distinguer les réles divers du conflit
comme facteur de transformation adaptative ou de rupture
structurale, soit poser le probléme de Pinterrelation des
facteurs sociaux en cherchant a circonscrire Pimportance
de leurs déterminations réciproques.
Dans Ie courant d’obédience marxiste, I’étude des
conflits se lie directement a l’analyse concréte des systémes
sociaux, notamment du capitalisme, mais elle s’exprime
alors au travers des deux notions de contradiction interne
et de crise. On peut lire par exemple chez E. Balibar! la
distinction entre deux interprétations du conflit par dédou-
blement de la dynamique. Dans la dynamique de ladap-
tation sans hiatus, le conflit a un rdle de mise en évidence
des imperfections du systéme qui n’est que momentané-
ment négatif, quoique pergu comme tel. Dans la dynamique
de la transformation du systéme, le conflit est élément
moteur fondamental de la rupture structurelle. Cette expli-
cation découle directement de la théorie de Marx. Dans
celle-ci, en effet, se pose initialement le probléme de la
détermination réciproque des facteurs sociaux par le jeu
des antithéses et des synthéses, disons concrétement du
conflit et de lintégration sociale.
Détachons-nous de Marx pour tirer d’autres lecons, En
soi, le conflit n’a rien d’anormal et ponctue chacune de nos
existences. Par contre, s’il devient une norme, c’est alors
que paradoxalement on pourrait l’estimer anormal. Une
multiplicité de conflits ou leur trop grande intensité risque
de provoquer des désorganisations sociales, mais leur absence
A inverse peut conduire a une vie sans dynamisme et quasi
végétative. L’absence de conflit cependant ne saurait étre
considérée comme indicateur de stabilité des relations
1. L, ALTiussen et E, BALIBAR, Lire le Capital, Maspero, 1968, t. 2,
chap. IV, pp. 178-226.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 145
sociales, car ce critére se réfere seulement au manifeste et
non au latent.
En bref, le conflit a une double signification selon qu'il
mene 4 la restructuration ou a la destruction de la société.
Il peut devenir un rouage d’intégration aussi bien qu’expri-
mer une rupture, une mise en question du systéme poli-
tique. Gumplowicz soutient méme que la lutte sociale est
un fondement du droit, une force créatrice de la loi. Qu’elle
aboutisse & des réformes ou a des révolutions, elle rend
acceptable et légal ce qui était ou hors la loi ou déja existant
officicusement. Dés lors se renforcent les structures, soit
par confirmation d’une interprétation contestée, soit au
contraire en donnant satisfaction au groupe revendicatif.
En somme, les conflits débouchent sur un nouvel équilibre
social aprés avoir tendu a perturber l’ordre existant ct cons-
tituent ainsi des épisodes entre deux phases d’intégration
plus ou moins marquéc.
C'est cette utilité du conflit comme signal d’alerte sociale,
comme procés de réajustement des valeurs et des influences
que L. Coser a particuliérement mis en relief dans The
Functions of Social Conflict et dans Varticle célébre « Social
Conflict and Social Change »!, Sans présenter son argumen-
tation, je résumerai en quelques propositions ses théses les
plus importantes, dont on retrouve l’écho dans toute la
littérature sur le conflit :
1 / Toute société est plurale et développe de ce fait des
conflits internes 4 propos des valeurs fondamentales qui ne
font pas Pobjet d’un parfait consensus. Jusqu’a un certain
point, elle tolére les conflits et les institutionnalise (partis
politiques, syndicats...}
2 / Tout systéme social a besoin du conflit pour éviter
sa sclérose et renouveler ses énergies. Le conflit exerce une
pression favorable 4 l’innovation et 4 la créativité. Il pro-
voque un changement des choses et des situations. Sont
L. Coser, op. cit. Ip., Sociat Conflict and Social Change, in
A. ec Eraiont, Social Change, New York, 1964.146 L’ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
facteurs de vitalité : le heurt des valeurs et des intéréts, la
tension entre ce qui existe et ce que certains groupes veulent
réaliser, la confrontation entre establishment et les nouvelles
couches sociales qui réclament leur part de pouvoir, de
richesse et de prestige.
3 / Le conflit facilite la cohésion a Vintérieur des groupes
et peut étre bénéfique 4 l'ensemble de la structure sociale,
surtout s’i] se référe a des objectifs et valeurs qui ont besoin
dérre précisés. Il peut favoriser la formation d’associations
et de coalitions qui provoquent un réajustement de Péqui-
libre des forces.
4/ Les conflits avec l’extérieur ont pour effet de réduire
les conflits 4 l’intérieur d’une société.
5 / La multiplicité des conflits est inversement propor-
tionnelle 4 leur intensité, mais cette intensité, quoi qu’on
pense, nest pas nécessairement proportionnelle & la rigidité
du systéme. Des systémes élastiques permettent au contraire
Vexpression de conflits ouverts et directs,
6 / Dans les groupes peu intégrés, le conflit a fonction
intégrative, il apporte une revitalisation en suscitant des
normes nouvelles ; mais les groupes peu intégrés n’ont pas
coutume quant & eux de provoquer des ruptures.
7 / Les groupes qui entretiennent des relations étroites
tendent a éviter les conflits, mais lorsque ceux-ci explosent,
ils le font généralement avec bien plus de violence.
8 / Plus sont rigides les structures, plus sont nécessaires
les soupapes de stireté. Par contre, plus le systéme est
flexible, plus il peut s’ajuster 4 de nouvelles situations
conflictuelles et plus sont possibles les changements a
Vintérieur du systéme sans changement de systéme.
9 / Une société bien intégrée tolérera et méme acceptera
des groupes conflictuels. Seule une société peu intégrée les
craindra. Mais accumulation des tensions et une progres-
sive perte de cohésion pourront conduire 4 la menace dis-
ruptive d’un systtme par ceux qui ne participent pas A ses
valeurs essentielles.POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 147
De pareilles hypothéses font certes surgir d’intéressantes
pistes de recherches, mais la plupart sont insuffisamment
étayées empiriquement et survalorisent V'issue intégrative
du confit. Elles ont besoin d’étre affinées en raison de leur
trop grande généralité. La relation par exemple entre
flexibilité du systéme et possibilité de changement non
disruptif renvoie a la définition du systme et au probleme
des emboitements de sous-systémes, lesquels peuvent ne
pas présenter le méme degré de flexibilité. L’assertion selon
laquelle l’intensité des conflits est en raison inverse de leur
multiplicité ne se justifie pas dans le cas d’exaspération de la
lutte des classes par une surimposition des conflits. Affirmer
que les groupes peu intégrés n’ont pas coutume de provoquer
des ruptures, c’est aussi contredire en un certain sens l’autre
Proposition sclon laquelle les menaces disruptives provien-
nent de ceux qui ne participent pas aux valeurs essentielles
dun systéme. Le probléme est ici celui des seuils de mar-
ginalité et du degré d’intégration et d’agressivité des sous-
groupes par rapport 4 la société globale. Comment joue le
processus intégratif de la société globale par tapport aux
Processus intégratifs de chaque partie de la société : groupe
ou classe ? Le schéma de proportionnalité inverse des inté-
grations groupale et globale ne vaut pas dans le cas ov les
rapports entre parties de la société ne sont pas pensés sur le
mode de I’antagonisme, mais sur celui de la complémentarité
qui n’est pas exclusive de conflit.
Toutes ces réflexions sur la signification du conflit se
situent en fait dans une zone idéologique médiane par
rapport & deux grands péles opposés et plus ou moins uto-
piques d’opinions orientatrices de l’action sociale dans le
monde occidental moderne?
Une premitre attitude de minoration du conflit se mani-
feste sous trois formes et dans trois contextes différents :
1] La foturologie des technocrates suppose naivement
que Pextension de Ia prévision et du calcul dans une société
1. Cf. P. Ricae, loc. ait., pp. 189-204.148 L'ANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
de Pantihasard doit supprimer les conflits, alors que rien ne
prouve @abord que le bien collectif puisse étre congu et
projeté 4 long terme par des « compétents » ct qu’ensuite cet
intérét collectif coincide avec les désirs 4 courte vue et 4
courte vie des individus.
2/ L'eschatologic marxiste fonde 1a justification de
Paction révolutionnaire dans J’assurance d’un dépassement
des luttes de classes, alors que Panalyse de la dynamique des
communismes actucls montre seulement un déplacement
du lieu du conflit, de ses formes, et des stratégies appropriées
pour les résoudre.
3 / La confession de l’amour chrétien tend 4 nier prati-
quement la fécondité du conflit en rejetant celui-ci du cété
du mai et en privilégiant dans tous les cas la conciliation et la
réconciliation,
Une attitude inverse de majoration du conflit consiste :
1 / Soit 4 vouloir a tout prix le provoquer pour obtenir
une catharsis sociale ; mais c’est méconnaitre que des pro-
cédures de conciliation, des législations du type Sécurité
sociale et des stratégies de concertation réduisent sans doute
mieux les situations de frustration, ct que la suppression
des guerres par la dissuasion atomique produit un meilleur
équilibrage des forces que celui d’une terreur totalitaire de
droite ou de gauche ;
2 | Soit & miser sur la pathologie sociale par désespoir
de solution. Deux conséquences sont alors possibles :
@) la provocation des terroristes clandestins et des chefs au
petit pied crée, par son traumatisme méme, un effet répulsif
sur opinion qui ouvre la voie 2 Pautoritarisme, le cycle
contestation-répression jouant au détriment des libertés
et au bénéfice du pouvoir; b) la théatralisation, comme
action fantasmée soustraite aux conditions de l’action
efficace, méne 4 un retranchement des dissidents et tue les
semences de changement dans une hostilité 4 Virrationnel
symbolisé par les marginaux qui jouent la politique-fiction
sans communication avec les acteurs réalistes. Elle méne 2POUR UNE SOCIOLOGIE DES CONFLITS 149
l'impuissance autant qu’a la marginalisation. Les illusions
de la dissidence chez les uns réactivent 14 encore chez les
autres les tentations de l’ordre.
La premiére attitude de minoration du conflit, comme la
seconde de majoration, imposent une schématisation exces-
sive des faits et en masquent la réalité par une conception-
écran. Elles suggérent néanmoins, par leur excés méme, les
poles extrémes vers lesquels tendent les comportements
individuels et collectifs.
Sur un large éventail allant de la simple complémentarité
par différenciation @ la mutation explosive se distribuent
tous les degrés de la dynamique conflictuelle. Entre la dia-
lectique du dialogue qui se traduit par le compromis et la
coopération, et la dialectique de Vantagonisme manifestée
par des ruptures révolutionnaires, se situe analytiquement
la dialectique du conflit, au cour méme de Panalyse du
changement!. De la différence objective manifestée dans le
clivage, jusqu’a la tension et au conflit ouvert, existe une
gradation qui correspond 4 un mouvement de perception de
la différence, d’expression de cette différence dans un lan-
gage, de contestation de cette différence par Vaction collec-
tive. Les conflits les plus graves mettant en cause la répar-
tition des biens, des pouvoirs et des valeurs, s’inscrivent
dans une série d’interactions politiques et s’accompagnent
dune mobilisation psychologique qui permet un haut degré
engagement. Les interrelations qui s’établissent entre les
déterminants des conflits (agents, enjeux, moyens utilisés)
esquissent dé le mode d’évolution et de résolution des
conflits. Si certains deviennent des rouages d’intégration,
d’autres, plus intenses ct violents, expriment une mise en
question du systéme économique, ou politique, ou culturel,
et peuvent aboutir une rupture.
La sociologie des conflits a encore beaucoup 2 puiser
dans les apports de la polémologie et de la staséologie. Peut-
1, H. Janna, Le sysedme social, Bruxelles, 1968, p. 128.150 VANALYSE DYNAMIQUE EN SOCIOLOGIE
étre le gain le plus évident de toutes les entreprises d’inter-
prétation est-il le changement opéré dans nos conceptions
de la nature du systéme social. Il n’est plus question d’en
adopter une vision statique, ni de parler de dynamique en
référence aux seuls processus d’équilibre et d’intégration.
Ce que le fonctionnalisme désignait par les mots « déviance »
et «anomie » en les appliquant a des individus ou 4 des petits
groupes, doit étre extrapolé 4 un niveau plus glotal et
interprété comme désaccord, tension, conflit ou rébellion.
Dans nos sociétés & changement rapide, ce sont des groupes
entiers : jeunes, femmes, ouvriers..., qui rejettent les normes
de la société des gérontes, des miles et des bourgeois. De
temps 4 autre, les conflits éclatent, mettant en évidence les
carences de Pordre social, soulignant Ta caducité de certaines
institutions et présentant ainsi l’occasion d’engager parfois
violemment des forces contre les groupes hostiles a I’évo-
lution. De plus en plus J’attention est sollicitée vers les
conflits d’idéologie et vers le rdle de la violence dans la
restructuration sociale. S*il appartient au pouvoir politique
de ’Etat, au niveau de la société globale, d’agir comme ins-
tance intégrative, on peut se demander quelles solutions il
est possible et souhaitable d’adopter pour cimenter les
Pierres disjointes de l’édifice social.