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« DE QUOI CHANTER, DE QUOI RÊVER »

Jean-Pierre Saez

Observatoire des politiques culturelles | « L'Observatoire »

2014/1 N˚ 44 | pages 1 à 2
ISSN 1165-2675
DOI 10.3917/lobs.044.0001
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-observatoire-2014-1-page-1.htm
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ÉDITO
Jean-Pierre Saez

« DE QUOI CHANTER,
DE QUOI RÊVER »
Il y a de multiples façons de vivre de son art, et de ne pas en vivre. Mais un parcours
d’artiste ne ressemble jamais à un long fleuve tranquille. D’un projet artistique à un
autre, il est intrinsèquement discontinu.

Les temps de l’artiste composent un entrelacs de plis et replis à travers lesquels on peut distinguer des
phases de recherche et tâtonnements, de conception, de prospection, de négociation, de recomposition,
de galère, le tout dans un ordre aléatoire. Avec la réalisation de l’œuvre, le point de repère le plus certain
pour les intermittents du spectacle, c’est le contrat à durée indéterminée intermittent qui intervient
en fin de processus. Un contrat de travail qui délimite les responsabilités, qui satisfait pour des raisons
différentes l’artiste autant que l’employeur, et qui rappelle que l’avenir n’est pas assuré. Vraiment très
flexibles les artistes ! Ils représentent même l’incarnation du travailleur flexible selon Pierre-Michel
Menger. Cette vie haletante et stimulante est aussi stressante et incertaine quand il faut courir le cachet
pour accumuler les droits.

Des privilégiés les artistes ? De qui parle-t-on exactement ? La moitié des intermittents indemnisés vivent
avec un revenu de 1140 euros par mois. Moins que le SMIC, donc. Ils sont 130 000 à être indemnisés
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et presque autant hors d’un système basé, jusqu’ici, sur le principe de la solidarité interprofessionnelle.
C’est dire que la très grande majorité des artistes, en premier lieu, et des techniciens – parmi les plus
professionnalisés – vivent dans des situations précaires, jamais assurés d’engranger les fameuses 507
heures de travail sur dix mois ou dix mois et demi pour prétendre au versement de leur indemnité.

Certes, le nombre d’intermittents s’est accru de façon importante depuis la création de leur régime dans
les années 1960 tandis que, parallèlement, la plupart des théâtres se séparaient de leurs troupes perma-
nentes. Depuis le début des années 1980 à aujourd’hui, il a été multiplié par deux au cours de chaque
décennie. Cependant, il s’est quasiment stabilisé depuis le début des années 2000. Cette évolution a
été parallèle au développement des politiques culturelles nationales et locales et a été accélérée par celui
des industries audiovisuelles. La tendance lourde est celle d’une « fragilisation accrue de la situation des
individus en termes de volume de travail et de rémunération » souligne le député Jean-Patrick Gilles
dans son rapport parlementaire. Des solutions existent pour améliorer les choses. L’accord intervenu
le 22 mars dernier ne peut qu’aggraver les inégalités. La discussion doit donc reprendre, avec l’aide de
l’État, pour reconsidérer en particulier l’accentuation du différé d’indemnisation, cette pénalisation
supplémentaire, ou certaines idées avancées par la profession consistant notamment à limiter davantage
le cumul salaires-indemnités des intermittents. Par ailleurs, il est grand temps d’impliquer les bénéficiaires
du système que sont les grandes entreprises de l’audiovisuel dans un financement plus équitable des
parcours professionnels, sans oublier les entreprises qui emploient des intermittents tout en dégageant
des profits. Il n’est plus acceptable que ces questions soient éludées même si la mise en œuvre de ces
principes représente une autre source de complexité. Au-delà de la question d’une réforme juste du régime
d’assurance-chômage des intermittents, d’autres pistes de fond méritent d’être creusées pour améliorer
l’économie artistique : construire des politiques de diffusion plus performantes1, renforcer les stratégies
de médiation également, développer des résidences de jeunes artistes dans les institutions… Dans le
contexte actuel, la récente décision du gouvernement de maintenir le budget du ministère de la Culture
pour les trois ans à venir est un signe attendu et essentiel, adressé à tous les partenaires nationaux et
territoriaux pour ne pas baisser la garde financière et préparer l’avenir dans des conditions plus sereines.

l’Observatoire - No 44, été 2014 - édito | page 1


N’oublions pas cependant à l’occasion de cette discussion que, dans d’autres champs esthétiques que
le spectacle vivant, la situation des artistes est encore moins confortable. Dans le domaine des arts
plastiques, les revenus sont sensiblement inférieurs à ceux que l’on constate dans le spectacle vivant.
L’artiste plasticien est souvent un bénéficiaire du RSA, forcément assisté de son conjoint, ou un travail-
leur pluriactif. Avoir plusieurs vies professionnelles peut certes correspondre aussi à un choix de vie. On
ne le dira jamais assez : vraiment très flexibles les artistes. Ici aussi d’ailleurs les injustices sont criantes.
Le droit de présentation publique d’une œuvre ou le droit de suite est trop rarement assumé. Quand
il gagne sa vie, l’artiste plasticien déjà reconnu, qui se partage aussi en négociateur et administrateur,
parvient à gagner… le SMIC.

Si la région parisienne a longtemps concentré la majorité des métiers artistiques, de plus en plus d’artistes
ou d’équipes artistiques vivent et travaillent en région. La structuration des politiques culturelles terri-
toriales a été un facteur déterminant de cet ancrage régional. La construction d’un rapport patient au
territoire représente une stratégie vitale. Le tout est de ne pas en rester à une appartenance à un unique
lieu. Ce peut être soit le signe d’une légitimité charismatique, soit celui d’une fragilité, ou les deux. Il faut
donc savoir accommoder ancrage et mobilité, signe que l’on est capable de tisser des liens multiples, des
coopérations, des co-productions, donc que l’on sait faire voyager ses œuvres. C’est aussi tout un art, ou
tout un savoir-faire. À ce propos, Jérémy Sinigaglia met en valeur le fait que « les carrières d’artistes se
déroulent essentiellement dans leurs régions d’implantation »2. Mais si l’on veut dynamiser l’économie
artistique, il faut aussi ouvrir les portes et les fenêtres des territoires, et même viser l’international. Des
dispositifs régionaux y incitent, ceux de l’ONDA également. Le réseau culturel français à l’étranger est
aussi un pourvoyeur de tournées. Où l’on voit que son affaiblissement peut avoir des retentissements
sur l’économie de la diffusion artistique.

De fait, les artistes intermittents qui œuvrent dans les territoires consacrent généralement beaucoup plus
de temps à la réalisation de leurs projets que le seul volume d’heures correspondant à leur rémunération
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et cachet. L’économie artistique est une économie de la débrouille et du don. Pour beaucoup d’équipes,
les budgets de production sont insuffisants. Il faut donc trouver des solutions pour faire exister un projet.
Ainsi, les heures ouvrant droit à indemnisation s’avèrent un trompe-l’œil par rapport à la réalité du
travail artistique et culturel. L’acte artistique est un acte généreux à bien des égards. Combien de fois les
artistes répondent présent quand ils sont sollicités alors qu’il n’est pas question qu’ils soient rémunérés ?

La présence d’artistes dans une société démocratique est un bien commun, un signe de vitalité, de dyna-
misme et de créativité. Leur liberté est évidemment la nôtre. Certes, la liberté de créer ne dépend pas
que de conditions économiques mais celles-ci jouent un rôle néanmoins décisif. En disant l’importance
des artistes dans la société, il ne s’agit pas de diminuer celle des autres métiers de la culture. Opposer
l’art et la culture comme certains sont tentés de le faire est une posture contre-productive. Parce que
l’art et la culture ont partie liée. Parce que d’autres professions culturelles ou intellectuelles prennent
aussi le risque de s’exposer dans l’espace public, qu’elles partagent aussi des dispositions critiques, l’esprit
d’alerte, de résistance, voire de provocation, qu’elles participent à mettre en débat les normes d’une
société, l’empêchant de s’assoupir, qu’elles travaillent au partage des biens artistiques et culturels en tant
que biens symboliques. Comment dire alors ce qu’elles peuvent avoir de commun avec les artistes ? La
force de l’esprit tout simplement, ce quelque chose de « l’esprit qui dit non » cher à Hegel et qui lui
donne sa force créatrice.

Jean-Pierre Saez

Le titre de cet éditorial est emprunté au texte de La vie d’artiste, chanson de Léo Ferré.

« De quoi chanter, de quoi rêver »


NOTES

1– Voir Bernard Faivre d’Arcier, « Proposition pour résoudre la crise de l’intermit- 2– Jérémy Sinigaglia, 2013, « Quel(s) territoire(s) pour les équipes artistiques de
tence », Le Monde, 26/06/2014. spectacle vivant », Cultures études, n°4, DEPS/ministère de la Culture.

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