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Le concile de Trente et les arts

Le concile de Trente et les arts

La discussion du rapport entre le concile de Trente et l’art est un sujet maintes fois
abordé depuis plus de 450 ans, comme le montre l’abondante bibliographie dont la première
référence date de 1564, soit à peine un an après la clôture du concile 1. Nous allons essayé
d’établir l’état de la question sans analyse d’œuvres particulières sauf, tout au plus, quelques
allusions à des exemples accessibles et connus de tous. Il s’agit en effet de s’en tenir au plan
de l’histoire des idées, toute autre orientation excéderait les limites d’une conférence et
demanderait presque un cycle annuel.
Dans un premier temps, nous allons faire un bref survol historique pour bien situé le
cadre historique de notre discours et présenter le concile de Trente. Dans un second temps,
nous tenterons d’établir le rapport entre les deux éléments de notre débat, en conservant
toutefois une séparation nette entre les arts de l’image (peinture, sculpture, …) et la musique.
Ces deux expressions appartiennent à deux mondes indépendants.

Bref rappel historique : le concile de Trente


Dès la fin du XVe siècle, une crise intellectuelle, morale et spirituelle remet en cause
un certain nombre d’idées car la transition entre la pensée médiévale et la pensée moderne est

1
Andrea Fabriano, Dialogo degli errori dei pittori, …… — Jean Molanus (1533-1585), De picturis et
imaginibus sacris, tractans de vitandis circa eas abusibus et de earundem significationibus, Lovanii, apud H.
Vellaeum, 1570, 226p. — Gabriele Paleotti (1522-1597), Discorso intorno alle imagini sacre et profane, diviso
in cinque libri, dove si scuoprono varii abusi loro, Bologna, A. Benacci, 1582, 280 p. — Paul Sarpi (1552-
1628), Histoire du concile de Trente, éd. Marie Viallon et Bernard Dompnier, Paris, Champion, 2002, 1004 p. —
Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704), Fragments sur diverses matieres de controverses, Arras, imp. du Pas-de-
Calais, 1881, 85 p. — Charles Dejob (1847-1916), L’influence du concile de Trente sur la littérature et les
Beaux-arts chez les peuples catholiques, Paris, E. Thorin, 1884, 415 p. — Eugène Müntz (1845-1902), Histoire
de l’art pendant la Renaissance, 3 vol, Paris, Hachette, 1889-1895. — André Michel (1853-1925), Histoire de
l’art depuis les premiers temps chrétiens, Paris, Colin, 1905, 2 vol. — Heinrich Wölfflin (1864-1945),
Renaissance und Barock, eine Untersuchung über Wesen und Entstshung des Barokstils in Italien, 1907 ; trad.
fr. Guy Ballangué, Paris, Monfort, 1992, 169p. — Corrado Ricci (1858-1934), Vita barocca, Roma, Modes,
1912, 384 p. — Emile Mâle (1862-1954), L’art religieux après le concile de Trente. Etude sur l’iconographie de
la fin du XVIe siècle, du XVIIe et du XVIIIe siècles. Italie, France, Espagne, Flandres, Paris, Colin, 1932, 832 p.
— Werner Weisbach, Des Barock als Kunst der Gegenreformation, Berlin, 1921. — Werner Weisbach, Die
Kunst des Barocks in Italien, Frankreich, Deutschland und Spanien, Berlin, 1924. — Pierre Francastel (1900-
1970), A travers l’art italien du XVe au XXe siècle, IV : La contre-Réforme et les arts en Italie à la fin du XVIe
siècle, Paris, Boivin, 1949. — Jean Rousset (1910-2002), La Littérature de l’âge baroque en France, Paris,
J.Corti, 1954, 313 p. — Germain Bazin (1901-1990), Destins du baroque, Paris, Thames & Hudson, 1970, 288
p. — Emmanuel André (1826-1903), Les jésuites à Namur, ch. VIII : Le concile de Trente et l’art, Namur,
Presses universitaires, 1991, 243 p. — Edith Weber, Le concile de Trente et la musique, Paris, Champion, 2008.
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difficile dans un monde bouleversé par les grandes découvertes, par l’évolution psychologique
placée sous le signe fort de l’affirmation de l’individu et par les mutations sociologiques et
sociétales. Diverses solutions à ce questionnement inquiet sont proposées, par exemple, par la
théocratie florentine de Savonarole ou par la Devotio moderna des Frères de la Vie commune
qui éduqueront Erasme et Luther.
Sur le plan strictement religieux, la crise focalise sur quelques points scandaleux qui
divisent, comme : la vie mondaine des clergés haut et bas, l’affaire des indulgences, la non-
résidence des curés et des évêques, l’ignorance des clercs, la superstition et la lascivité des
arts ; sans oublier la contestation lourde de l’emploi du latin qui rend la liturgie totalement
incompréhensible à la majorité des fidèles. Ces critiques émanent de Jérôme Savonarole
(1452-1498) en Italie, d’Erasme (1469-1536), de Martin Luther (1483-1546) en Allemagne,
de Ulrich Zwingli (1484-1531) en Suisse alémanique, de Martin Bucer (1491-1551) en
Alsace, de Jean Calvin (1509-1564) en France et en Suisse romande, de John Collet (1467-
1519) en Angleterre, etc ; tous en appellent à une réforme radicale de l’Eglise romaine. Dès le
début du XVIe siècle, cet appel à la réforme est repris par le pape Léon X Médicis qui réunit,
entre 1512 et 1517, le concile du Latran 2 qui débouche finalement sur l’affirmation d’un
certain nombre de bonnes intentions qui restent cependant lettres mortes. Qu’est-ce qu’un
concile ? Selon le Dictionnaire théologique et portatif, un concile est l’assemblée des
évêques, des abbés et généraux d’ordre et de docteurs en théologie, qui
… se [réunissent] ou pour affermir les vérités de la foi lorsque les hérétiques les
ont ébranlés ou pour examiner et décider les questions qui regardent la foi et les
mœurs3.
Si la réunion des cardinaux constituent le divinus senatus, l’assemblée des évêques fonctionne
dans l’organigramme de l’Eglise romaine comme une chambre basse, chargée d’établir la loi.
Pour sa part, le concile de Trente, 17 e du genre, se veut une réponse aux thèses de Luther,

2
Le concile de Latran V est convoqué par Jules II pour faire pièce au concile de Pise (1511) qui s’est tenu sur
l’initiative de Louis XII de France et de l’empereur qui veulent s’opposer à l’autorité temporelle des pontifes. Il
se tient du 3 mai 1512 au 16 mars 1517 dans la basilique du Latran à Rome et rassemble 431 pères conciliaires
dont un tiers de non-italiens. Au terme de douze sessions, le concile reconnaît l’imprimerie comme un don de
Dieu mais il la soumet, sous peine d’excommunication, à l’autorité du pape, des évêques et de l’inquisition (ce
régime de censure aboutira en 1559 à la création de l’Index). Sur le plan disciplinaire, ce concile lance la réforme
de la Curie en rappelant les cardinaux à leurs devoirs, en tentant de limiter la simonie, en fixant un âge minimum
pour les évêques (30 ans), en interdisant la commende et le cumul des bénéfices et en restreignant les
exemptions. Sur le plan pastoral, le concile récuse le caractère usuraire des monts-de-piété et soumet les
prédicateurs à l’autorité de l’ordinaire et dénonce les discours apocalyptiques. Sur le plan politique, le concile
ratifie le concordat de Bologne (18 août 1516) entre Léon X et François 1er, qui fonde le gallicanisme.
3
Paris, Didot, 1756, p. 102.
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Zwingli et Calvin et entend porter la réforme générale de l’Eglise catholique sur des points de
dogme, de pratique religieuse et de discipline et vie ecclésiastique.
Aussitôt après l’échec de Latran V, Luther en appelle à la tenue immédiate d’un
concile général ; il sera soutenu en 1518 par l’université de Paris et en 1530 par l’empereur
Charles-Quint. La même année 1517, sont placardées à Wittenberg les thèses de Luther qui
sont condamnées par le pape dès l’année suivante ; en 1520, la bulle Exsurge Domine ordonne
que les ouvrages luthériens soient livrés au feu ; en 1521, la bulle Decet romanum pontificem
prononce l’anathème contre Luther et quiconque soutiendrait ses idées. Dès lors, Luther —
assisté de Philippe Melanchthon (1497-1560)– fait rayonner la Réforme sur les terres
impériales d’Allemagne. Les trois principes fondateurs sont la sola gratia, la sola fide et la
sola scriptura : seule la grâce divine peut sauver l’homme du mal, seule la foi du fidèle peut
lui apporter la grâce divine donc les œuvres sont secondaires, seule l’Ecriture sainte fait
autorité en matière de dogme donc la Tradition, les gloses des docteurs de l’Eglise ne sont que
des commentaires humains qui n’ont pas plus de valeur. Au plan disciplinaire, Luther veut
établir une Eglise intelligible pour les fidèles qui se fonde sur la responsabilité personnelle et
sur le sacerdoce universel. A partir de là, il va œuvrer à « purifier » la pratique religieuse en
refusant le culte des images et en développant une liturgie en langue vernaculaire [c’est en
1534 qu’il termine sa traduction en allemand de la Bible] où la musique joue un rôle de tout
premier plan : la vogue des chorals est lancée.
C’est le pape Paul III Farnèse qui lance une première bulle de convocation du concile
en 1536 pour une ouverture le 7 mai 1537, mais cela reste sans suite. En 1541, le colloque de
Ratisbonne, présidé par le cardinal Gasparo Contarini, fait une ultime tentative de conciliation
entre théologiens catholiques et théologiens protestants ; mais c’est l’échec sur la question de
la justification, puis c’est la rupture. L’ultime conciliation ayant échouée, les forces dures de
l’Eglise contraignent Paul III à annoncer l’ouverture du concile car il importe, d’abord, de
bloquer le rayonnement de la Réforme et, ensuite, de restaurer la confiance des catholiques
envers leur Eglise, ébranlée par les critiques des Réformés. Finalement, le 13 décembre 1545,
paraît le décret d’ouverture du concile général à Trente, ville politiquement impériale et
géographiquement italienne, pour une première session le 7 janvier 1546.
Initialement, le concile de Trente s’inscrit dans la continuité du colloque de
Ratisbonne donc il se veut une démarche conciliante qui aurait tenté de préserver l’unité de
l’Eglise en accordant des sauf-conduits aux théologiens luthériens mais ceux-ci ont déjà été
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excommuniés par la bulle Decet romanum pontificem et, comme ils craignent pour leur vie, ils
refusent de venir à Trente. Ils n’ont peut-être pas tort puisque, dans le même temps, on règle
par les armes l’hérésie vaudoise de Provence qui est passée au fil de l’épée, soit plus de 4 000
personnes massacrées dans les bourgades de Cabrières et de Mérindol qui sont rasées. Sur le
fond, les protestants se refusent à participer à un synode convoqué par le pape —qui les a déjà
condamnés— et présidé par les légats pontificaux c’est-à-dire placé sous l’autorité de la Curie
romaine.
Finalement, les catholiques décident de se mettre au travail —seuls— sans plus
attendre. Au terme de 10 sessions4, en 1549, le concile est transféré à Bologne sous prétexte
que la peste serait à Trente, en fait, cette ville appartient aux Etats de l’Eglise et la Curie
espère peser plus sérieusement sur les travaux conciliaires. La seconde phase bolonaise dure
du 1er mai 1551 au 28 avril 1552 sur 6 sessions 5, mais l’élection de Paul IV Carafa hostile au
concile suspend les travaux. Avec l’élection de Pie IV, le concile est reconvoqué le 29
décembre 1560 par la bulle Ad ecclesiam regimen. Il peut reprendre à Trente pour une
troisième phase qui, du 18 janvier 1562 au 4 décembre 1563, porte à son terme, en 9
sessions6, l’examen des décrets.
4
Les décrets [qui sont des décisions des pères] et les canons [qui sont des règles] des 10 premières sessions sont
enregistrés en date des :
— 13 décembre 1545 (Décret d’ouverture du concile),
— 7 janvier 1546 (Décret sur le mode de vie et autres choses à observer dans le concile),
— 4 février 1546 (Réception du symbole de la foi catholique),
— 8 avril 1546 (Réception des Livres saints et des traditions des apôtres ; Edition de la Vulgate et manière
d’interpréter la sainte Ecriture),
— 17 juin 1546 (Décret sur le péché originel ; Décret sur l’enseignement et la prédication),
— 13 janvier 1547 (Décret et canons sur la justification ; Décret sur la résidence des évêques et des autres clercs
inférieurs),
— 3 mars 1547 (Décret et canons sur les sacrements ; Décret sur la réforme),
— 11 mars 1547 (Décret sur le transfert du concile),
— 21 avril 1547 (Décret de prorogation de la session),
— 2 juin 1547 (Décret de prorogation de la session).
5
Les décrets des 6 sessions bolonaises sont enregistrés en date des :
— 1er mai 1551 (Décret sur la reprise du concile),
— 1er septembre 1551 (Décret de prorogation de la session),
— 11 octobre 1551 (Décret et canons sur le très saint sacrement de l’Eucharistie ; Décret et canons de réforme ;
Décret prorogeant la définition de quatre articles sur le sacrement de l’Eucharistie et sauf-conduit ; Sauf-
conduit donné aux protestants allemands par le saint concile de Trente),
— 25 novembre 1551 (Doctrine concernant les saints sacrements de pénitence et d’extrême-onction ; Canons
sur le très saint sacrement de pénitence ; Canons sur le sacrement d’extrême-onction ; Décret de réforme),
— 25 janvier 1552 (Décret prorogeant la publication des canons ; sauf-conduit donné aux protestants
allemands),
— 28 avril 1552 (Décret de suspension du concile).
6
Les décrets des 9 dernières sessions sont enregistrés en date des :
— 18 janvier 1562 (Décret sur la réunion du concile),
— 26 février 1562 (Décret sur le choix des livres et sur tous ceux qui sont à inviter au concile sous la foi d’un
sauf-conduit ; Sauf-conduit donné aux Allemands en Congrégation générale le 4 mars 1562),
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La méthode de travail des pères conciliaires consiste en des réunion de congrégations


c’est-à-dire des commissions restreintes où quelques évêques, assistés de théologiens, sont
chargés de digérer les matières avant qu’on les proposât à toute l’assemblée ; ou
quand les matières étoient en trop grand nombre ou de différentes espèces, on
assignoit pour ces différentes matières autant de différentes congrégations7.
Ensuite, les réunions plénières ou sessions ne sont plus que des étapes d’approbation ou, pour
le dire avec Sarpi :
que la session n’est plus qu’une simple cérémonie pour publier ce qui été arrêté8.
Le travail du concile a pour finalité ultime de faire pièce aux affirmations hérétiques des
protestants, il est donc décider de procéder ainsi :
… que dans les matières de doctrine l’on tireroit des livres des luthériens les
articles contraires à la foi orthodoxe, pour les donner à examiner et à censurer aux
théologiens, sur les avis desquels on prépareroit la matière des décrets ; que ces
décrets ensuite seroient proposés à la congrégation, où ils seroient examinés par
les prélats, dont on prendroit tous les suffrages ; que ce qui auroit été ainsi
déterminé seroit ensuite publié dans les sessions9.
La session qui nous intéresse plus particulièrement est la dernière. On y aborde dans
l’urgence toute une série de points qui font problème et soulèvent la polémique et que, par
conséquent, l’on a repoussé au plus tard possible. Dans le même temps, le royaume de France
est réduit à un état misérable par les guerres de religion et le roi presse les pères conciliaires
d’en finir avec le concile pour éventuellement apporter remèdes aux divisions, troubles et
guerres intestines. Sarpi raconte :

— 14 mai 1562 (La publication des décrets est prorogée),


— 4 juin 1562 (La publication des décrets est prorogée jusqu’à la prochaine session, dont la date est fixée),
— 16 juillet 1562 (Doctrine sur la communion sous les deux espèces et la communion des enfants  ; Canons sur
la communion sous les deux espèces et la communion des enfants ; Décrets de réforme),
— 17 septembre 1562 (Doctrine et canons sur le très saint sacrifice de la messe ; Canons sur le très saint
sacrifice de la messe ; Décret sur ce que l’on doit observer et éviter dans la célébration de la messe ;
Décret de réforme ; Décret sur la demande de concession du calice),
— 15 juillet 1563 (Doctrine véritable et catholique sur le sacrement de l’ordre pour condamner les erreurs de
notre temps ; Canons sur le sacrement de l’ordre ; Décret de réforme),
— 11 novembre 1563 ( Doctrine sur le sacrement de mariage ; Canons sur le sacrement de mariage ; Canons sur
la réforme concernant le mariage ; Décrets de réforme),
— 3-4 décembre 1563 (Décret sur le purgatoire ; Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints,
et sur les saintes images ; Décret sur les réguliers et les moniales ; Décret de réforme générale) et le
second jour de la session (Sur les indulgences ; Sur le choix des aliments, sur les jeûnes et sur les jours de
fête ; Sur l’Index, le catéchisme, le bréviaire et le missel ; Sur la place des ambassadeurs ; Sur la réception
et l’observation des décrets du concile).
7
Paul Sarpi (1552-1628), Histoire du concile de Trente, éd. Marie Viallon et Bernard Dompnier, Paris,
Champion, 2002, Lib. II, § XXX, p. 263-264.
8
Idem, Lib. II, § XXX, p. 264.
9
Idem, Lib. II, § p. .
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les légats, qui souhaitoient extrêmement de voir bien tôt la fin du concile,
proposèrent d’expédier ce qui restoit des matières de foi, de l’invocation des
saints et du Purgatoire, de la manière qui paroîtroit la plus facile et la plus
courte10.
Fin novembre 1563, on aborde enfin la question des images. Le débat n’est plus de
savoir si on accepte ou non la représentation anthropomorphique de la divinité puisque
l’Eglise estime que c’est un fait acquis depuis le concile de Nicée II en 787, même si les
réformés ont une position radicalement contraire. En fait, la discussion —surtout entre les
jésuites et les autres— porte sur le statut des images, sur le caractère sacré ou non des images
c’est-à-dire savoir si elles doivent être vénérées pour ce qu’elles présentent et représentent
(images de Dieu, scènes de la vie du Christ ou de la Vierge, portraits des saints ou figurations
de leurs martyres, …) ou si elles doivent être honorées pour elles-mêmes, faire l’objet d’un
culte, car elles sont bénites, bien que l’on déclare qu’elles n’ont ni sainteté, ni divinité réelle.
Par ailleurs, les jésuites cherchent à faire admettre la vertu des images matérielles comme
opérateurs de conversion car ils en font un usage abondant dans leurs missions et dans leurs
écoles. Les jésuites posent en fait le problème de la théologie du visible : comment éduquer le
regard pour que les sens soient séduits sans détourner le chrétien du Sens (avec une
majuscule) ?
De manière expéditive, le concile décide d’en rester à la première opinion, jugée plus
claire, qui retient honore et legitimo imaginum usu, « un usage légitime des images
conformément à la doctrine de l’Eglise ». En fait, les pères ont assuré le service minimum et,
comme pour la question de l’Index des livres interdits, les véritables débats sont renvoyés à
plus tard et à d’autres soins : ceux des évêques, de la curie et du pontife. On notera que rien
n’est dit à propos de la musique, ni de la littérature ; les arts ou expression artistique de la foi
ne sont pas l’objet du débat.
En fin de session, le concile est licencié et tous les décrets du concile sont réunis en un
unique document, confirmé officiellement par le souverain pontife dans sa bulle consistoriale
Benedictus Deus du 26 janvier 1564 mais qui ne sera publiée que le 30 mai 1564. Le bilan du
concile de Trente est une redéfinition de toutes les positions de l’Eglise romaine en matière de
dogme et de pratique religieuse, en opposition aux thèses luthériennes désormais
définitivement condamnées, et une réorganisation des institutions. Ces décrets sont publiés à

10
Idem, Lib. VIII, § XXVI, p. 1131.
Le concile de Trente et les arts
7

Rome, par Alde Manuce Le jeune et ils deviennent la source première du droit canon jusqu’en
1917, date de la publication du Code du droit canon.

Le débat
D’entrée de jeu, il faut mettre en évidence toute l’ambiguïté de notre titre : le concile
de Trente et les arts. En effet, derrière les mots « concile de Trente » faut-il lire « les décisions
arrêtées par le concile de Trente » ? Dans ce cas, notre attention devra porter sur les textes des
décrets. Ou bien, derrière les mots « concile de Trente » faut-il lire une référence aux « débats
et recherches qui sont menés à l’époque du concile de Trente » ? Dans cette hypothèse, il
s’agit de porter témoignage d’un état d’esprit et d’une évolution des idées et de l’art, en
Europe, aux XVIe et XVIIe siècles.

La première hypothèse —que par commodité du discours nous qualifierons d’ étroite


— nous demande de nous intéresser aux textes des décrets qui ne sont pas légion, dans le
champ qui nous concerne. Il s’agit d’éléments du décret de cette XXVe session du 3-4
décembre 1563, intitulé Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur
les saintes images :
Le saint concile enjoint à tous les évêques et à tous les autres ayant la charge et le
devoir d’enseigner que, conformément à l’usage de l’Eglise catholique et
apostolique, reçu dès les premiers temps de la religion chrétienne, et
conformément au sentiment unanime des saints pères et aux décrets des saints
conciles, ils instruisent diligemment les fidèles, particulièrement sur l’intercession
des saints et leur invocation, les honneurs dus aux reliques et le légitime usage des
images. […]
De plus, on doit avoir et garder, surtout dans les églises, les images du Christ, de
la Vierge Marie Mère de Dieu, et des autres saints, et leur rendre l’honneur et la
vénération qui leur sont dus. Non pas parce que l’on croit qu’il y a en elles
quelque divinité ou quelque vertu justifiant leur culte, ou parce qu’on doit leur
demander quelque chose ou mettre sa confiance dans des images, comme le
faisaient autrefois les païens qui plaçaient leur espérance dans des idoles, mais
parce que l’honneur qui leur est rendu renvoie aux modèles originaux que ces
images représentent. Aussi, à travers les images que nous baisons, devant
lesquelles nous nous découvrons et nous prosternons, c’est le Christ que nous
adorons et les saints, dont elles portent la ressemblance, que nous vénérons. C’est
ce qui a été défini par les décrets des conciles, spécialement du deuxième concile
de Nicée, contre les adversaires des images.
Les évêques enseigneront avec soin que, par le moyen de l’histoire des mystères
de notre rédemption représentés par des peintures ou par d’autres moyens
semblables, le peuple est instruit et affermi dans les articles de foi, qu’il doit se
rappeler et vénérer assidûment. Et l’on retire aussi grand fruit de toutes les images
saintes, non seulement parce que sont enseignés au peuple les bienfaits et les dons
Le concile de Trente et les arts
8

que lui confère le Christ, mais parce que, aussi, sont mis sous les yeux des fidèles
les miracles de Dieu accomplis par les saints et les exemples salutaires donnés par
ceux-ci : de la sorte, ils en rendent grâces à Dieu, ils conforment leur vie et leurs
mœurs à l’imitation des saints et sont poussés à adorer et aimer Dieu et à cultiver
la piété. Si quelqu’un enseigne ou pense des choses contraires à ces décrets : qu’il
soit anathème.
Si certains abus s’étaient glissés dans ces saintes et salutaires pratiques, le saint
concile désire vivement qu’ils soient entièrement abolis, en sorte qu’on n’expose
aucune image porteuse d’une fausse doctrine et pouvant être l’occasion d’une
erreur dangereuse pour les gens simples. S’il arrive parfois que l’on exprime par
des images les histoires et les récits de la Sainte Ecriture, parce que cela sera utile
pour des gens sans instruction, on enseignera au peuple qu’elles ne représentent
pas pour autant la divinité, comme si celle-ci pouvait être vue avec les yeux du
corps ou exprimée par des couleurs et par des formes.
On supprimera donc toute superstition dans l’invocation des saints, dans la
vénération des reliques ou dans un usage sacré des images  ; toute recherche de
gains honteux sera éliminée ; enfin toute indécence sera évitée, en sorte que les
images ne soient ni peintes ni ornées d’une beauté provocante. […]
Pour que cela soit plus fidèlement observé, le saint concile statue qu’il n’est
permis à personne, dans aucun lieu ni église, même exempte, de placer ou faire
placer une image inhabituelle, à moins que celle-ci n’ait été approuvée par
l’évêque.
[…] 11
Les extraits de décret —que nous avons soulignés par commodité— font le constat de la
polémique entre catholiques et protestants autour de la question des images. D’un côté,
défendu par les catholiques, il est affirmé que l’on peut retirer grand fruit du légitime usage
des images qui peuvent instruire et affermir le peuple dans les articles de foi et peuvent être
utiles pour des gens sans instruction ; on en revient à la métaphore de la « biblia pauperum »
du Moyen-Age. De l’autre côté, soutenu par les protestants, les images peuvent devenir des
idoles, porteuses de superstition et de fausse doctrine et elles peuvent être l’occasion d’une
erreur dangereuse pour les gens simples ; c’est la reprise du second commandement du
Décalogue12 que le catéchisme catholique ampute de cette référence aux images.
Dès l’instant où l’idée d’utiliser les images est conservée par les pères conciliaires, le
texte du décret se contente d’en appeler à la décence, de prohiber toute beauté provocante et
toute image inhabituelle. Contrairement à ce qui est trop souvent et trop rapidement affirmé,
le décret conciliaire ne cherche pas normer, réglementer ou limiter l’iconographique
11
Giuseppe Alberigo (éd.), Les conciles œcuméniques, tome II-2 : Les décrets de Trente à Vatican II, Paris, Ed.
du Cerf, 1994, p. 1573 sq.
12
Le décalogue (ou les « dix paroles » de Dieu à Moïse) est donné deux fois dans le Pentateuque : Exode, 20,2-
17 et Deutéronome, 5,6-21. Le second commandement (20,4) énonce : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni
de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont
dans les eaux, plus bas que la terre ».
Le concile de Trente et les arts
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religieuse car sa motivation profonde est ailleurs, elle est de répondre à l’accusation
d’idolâtrie lancée par les réformés. C’est pourquoi la question des images apparaît comme un
élément marginal du culte des saints : l’art en soi n’intéresse pas les pères conciliaires qui
renvoient la question à tous les évêques qui devront résoudre les problèmes de décence et
d’orthodoxie artistique.
D’ailleurs, les exemples sont là.
C’est à l’Inquisition épiscopale de Bologne que Le Tasse, atteint à partir de 1575 de
maladie de la vie religieuse (selon les mots du critique Giorgio Petrocchi), autrement dit de
psychose obsessionnelle, soumet inlassablement ses œuvres qu’il craint entachées d’hérésie.
C’est le tribunal de l’Inquisition de Venise qui convoque Véronèse, le 18 juillet 1573,
pour son tableau intitulé La sainte cène, destiné au réfectoire des dominicains, car on lui
reproche la présence de personnages qui ne sont pas cités dans les Ecritures et qui déparent la
scène où le Christ a institué l’eucharistie : un chien, deux hallebardiers allemands, un noir, un
homme qui se cure les dents avec une fourchette, un serviteur qui saigne du nez, un bouffon
avec un perroquet, … .

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Paul Cagliari dit Véronèse, Un repas chez lévi, Venise, Galleria dell’Accademia.

Condamné à modifier son tableau dans les trois mois, Véronèse et le prieur du couvent (c’est-
à-dire le commanditaire) contournent la difficulté (et certainement les réticences du peintre)
en modifiant le titre. Le tableau est désormais connu sous le titre, neutre et sans problème, de
Un repas chez Lévi. Lorsque l’on lit les minutes du procès 13, il n’est jamais fait référence au

13
Archivio di Stato di Venezia, Santo Uffizio, 1572-73, Processi, 6, busta 33.
Le concile de Trente et les arts
10

décret conciliaire. On peut même se demander si les juges du tribunal de l’Inquisition ont bien
voulu regarder attentivement ce tableau et le comprendre. En effet, ils interrogent Véronèse :

Ignorez-vous qu’en Allemagne et autres lieux infectés d’hérésie ils ont coutume,
par des peintures pleines d’obscénités et autres inventions, de déshonorer et
mépriser la Sainte Eglise catholique pour enseigner leur doctrine mauvaise aux
idiots et aux ignorants ?14
mais, dans le même temps, ils ne semblent pas avoir remarqué qu’il y a une certaine dérision
de la foi catholique à peindre dans une sainte cène des soldats allemands, immédiatement
associés à la Réforme (ce sont les deux lansquenets sur l’escalier de droite), qui mangent du
pain et boivent du vin, c’est-à-dire qui « paraphrasent » la scène christique qui se déroule au
même moment dans la partie centrale du tableau. En outre, n’y-a-t-il pas un message dans ce
serviteur, cet homme de condition modeste, qui saigne ? Or, aucune question n’est posée à
Véronèse sur ces points qui pouraient véritablement poser problème.

Un autre cas connu est le scandale provoqué par le Saint Matthieu et l’ange du
Caravage. Peint vers 1592-95 pour la chapelle Contarelli (en fait, la chapelle du cardinal
français Matthieu Cointrel) dans l’église Saint-Louis-des-Français.

14
Idem, carta 4 : Interrogatus : Non sapete voi, che in Alemagna et altri luochi infetti di heresia sogliano con le
pitture diverse et piene di scurrilita, et simili inventioni diligare, vittuperar et far scherno delle cose della Santa
Chiesa Catholica per insegnar mala dottrina alle genti idiote et ignoranti.
Le concile de Trente et les arts
11

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Caravage, Saint Matthieu et l’ange.


Première version, aujourd’hui détruite dans le bombardement de Berlin en 1945.

La première version représente l’évangéliste qui écrit dans une pose très banale, chauve,
jambes nues, la musculature puissante et massive qui évoque plus un porte-faix qu’un
collecteur d’impôts convoqué par le Christ pour être son évangéliste, la vêture pauvre et
négligée (il travaille à la maison !), le front plissé par l’effort de l’écriture dans ce lourd in-
folio, avec un ange déhanché et presque lascif qui semble corriger -ou inspirer ?— le texte en
s’appuyant familièrement contre l’épaule du saint. Ceci a été jugée vulgaire et inconvenant, et
Le concile de Trente et les arts
12

refusé par les commanditaires religieux, mais sans aucune référence à une non conformité aux
décrets conciliaires, ni une allusion à une image inhabituelle du saint évangéliste.
Cette hypothèse étroite qui cantonnerait le débat des rapports des arts avec le concile
de Trente au seul plan réglementaire et rattacherait étroitement aux décrets et canons de
l’Eglise l’évolution de tout l’art chrétien européen pendant les deux siècles suivants, apparaît
comme guère défendable ; elle n’a d’ailleurs pas été défendue pendant le concile puisque le
cardinal de Lorraine et le cardinal-légat, Giovanni Morone, se sont fermement opposés aux
jésuites conduits par Salméron et au comte de Luna, ambassadeur espagnol, qui avançaient
cette opinion. En fait, stricto sensu, aucun décret ne traite des arts car les pontifes, cardinaux,
évêques et abbés sont, depuis des siècles, des mécènes qui savent pertinemment que la seule
loi valide en matière d’art est : qui paie commande.

Notre seconde hypothèse de travail —que par effet spéculaire nous qualifierons de
large— nous demande de nous intéresser à l’évolution de l’art, en Europe, aux XVIe et XVIIe
siècles.
Pendant que se déroulent les sessions du concile de Trente, les arts vivent un immense
foisonnement tout en traversant un véritable bouleversement. Est-ce une simple coïncidence
due au hasard de l’Histoire, ou bien, existe-t-il réellement un lien de cause à effet entre la
tenue du concile et cette évolution artistique ? et, si oui, quelle est la cause et quel est l’effet ?
Le changement esthétique initié par l’Humanisme puis la Renaissance italienne aux
XIVe et XVe siècles avait remis à l’honneur les codes de l’Antiquité c’est-à-dire une forme de
classicisme qui était une recherche d’harmonie et d’unité dans une théorie du Beau.
L’harmonie entre la tradition et l’innovation tendait à faire fructifier les acquis des Antiques ;
l’harmonie entre le paganisme antique et le christianisme offrait une conciliation des
contradictions sans conflit ; l’harmonie entre la matière et la manière des artistes faisait de
l’œuvre artistique à la fois une forme et un message. L’unité globale de l’œuvre devenait
autonome car elle était un tout autosuffisant pour exprimer la pensée de son auteur. Cet âge
d’or serein et organisé était symbolisé par Raphaël ou Michelange —en peinture— et par
Alberti ou Bramante —en architecture— … sans oublier les autres. Comme le faisait
remarquer Claude-Gilbert Dubois15, cette production de type classique correspondait à une
période politiquement sereine et centralisatrice et à une société organisée et structurée.

15
Claude-Gilbert Dubois, Le maniérisme, Paris, PUF, 1979, p. 181-182.
Le concile de Trente et les arts
13

Dès le milieu du XVIe siècle, la crise et les inquiétudes diverses, déjà évoquées au
début de cet entretien, semblent entraîner une décomposition de la société avec une brisure,
une rupture dans le monde de la pensée, une forme d’angoisse du paradis perdu. Cet état
d’esprit des contemporains va, bien évidemment, trouver sa transcription dans l’art.
Avant de tenter une analyse —trop rapide— du phénomène, il est nécessaire de
prendre quelques précautions oratoires. Il est bien entendu que notre discours ne vaut que
pour le monde catholique puisque le monde réformé va tout simplement interdire les images
c’est-à-dire l’art religieux, d’où la richesse des scènes de genres, des marines et autres
portraits dans les arts hollandais, anglais et, dans une moindre mesure, allemand. Ce distinguo
étant établi, il est bien certain que les artistes ne sont pas des êtres monolithiques et
univoques, donc le même personnage peut/doit évoluer au gré des circonstances externes et
des humeurs internes en franchissant les bornes, les lignes de partage que nous allons tracer.
D’autre part, il ne faut pas oublier que l’expression artistique aux XVIe et XVIIe siècles est
très rarement libre dans la mesure où les artistes produisent essentiellement sur commande. Ils
doivent composer avec les choix, les idées et les exigences de leurs commanditaires. Enfin, les
situations et les lignes de partage sont très différentes de pays à pays : par exemple, l’art
religieux ne vit pas les mêmes contraintes à Rome, cité des papes, qu’à Venise où la liberté
religieuse est revendiquée, même au plus haut niveau de l’Etat. Autre exemple : Naples,
soumise à l’autorité de l’Inquisition espagnole, s’autorise une production artistique bridée
alors que le monde florentin en ignore les tourments.
Malgré la complexité des cas particuliers, on peut essayer d’établir un cadre de lecture
de cette génération d’artistes qui ont connu le concile de Trente. La question est de savoir si
ce concile représente un moment fort, moteur de l’évolution constatée du monde artistique, ou
s’il ne fait qu’enregistrer un mouvement intellectuel et une expression qui le dépassent.
Si l’on essaie de dresser un état des lieux artistiques vers les années ’40 (c’est-à-dire
quand l’idée du concile commence à prendre une véritable consistance), on constate que la
crise —morale, psychologique, intellectuelle et spirituelle— finit par déterminer deux
courants dans le monde artistique comme dans le monde religieux, catholique. D’un côté, un
courant d’effusion mystique, sentimentale et poétique et, de l’autre, un courant intellectuel et
doctrinaire.

Le courant mystique issu de la religion sensible est multiforme et correspond à cette


sensibilité chrétienne qui cherche à renouveler la relation du chrétien avec le divin par la
Le concile de Trente et les arts
14

prière et la dévotion. Dieu n’et plus une entité visible, comme à la renaissance, mais il devient
un Deus absconditus un Dieu caché qui ne se révèle à l’homme que dans des grands moments
d’épiphanie mystique, quand le fonctionnement rationnel du monde est suspendu. C’est un
mouvement qui a donné naissance à de nouvelles institutions, à de nouvelles fraternités de
prêtres comme l’Oratoire de l’Amour divin (1525), à de nouveaux ordres religieux comme les
barnabites (1536), les jésuites (1534) ou les somasques (1537), ou à des réformes d’ordres
pré-existants comme les capucins (1525) qui appartiennent à la famille franciscaine. Ce
courant construit de nouveaux couvents, érige de nouvelles églises, édifie de nouvelles
maisons qu’il faut ensuite décorer d’où une ample activité artistique aux accents poétiques et
sentimentaux.
Au plan artistique, cela va coïncider avec une recherche de l’écart, un abandon des
rapports avec la tradition jugée défaillante ou insatisfaisante, un goût de l’exagération, une
quête du bizarre, du brillant et de l’insolite. Il ne s’agit plus de travailler à la conquête du
Beau mais plutôt de se concentrer sur la recherche du marginal, de la distance qui n’est pas
une opposition ouverte mais un effet de subversion et un anticonformisme de façade ; comme
si on refusait de vivre le monde qui se propose. Il s’agit d’utiliser les codes du passé
renaissant pour faire du neuf avec du vieux. C’est le jeu du maniérisme qui conserve la
matière traditionnelle et orthodoxe de l’image religieuse, qui conserve les codes artistiques,
tout en les opposant à la maniera.
Prenons l’exemple de la Madone à la rose du Parmesan.
La matière, c’est-à-dire le sens de cette image, appartient à la typologie d’une Vierge à
l’enfant où l’enfant tient un globe terrestre dans la main gauche et une rose dans la main
droite. Selon les canons de toute représentation de la Vierge à l’Enfant, elle est assise,
gracieuse, richement vêtue (ce qui est contradictoire avec la vérité historique mais cela
n’importe guère dans cette image mythique). L’Enfant nu —sa nudité est symbole
d’innocence— est assis dans son giron et, comme dans de nombreuses représentations
médiévales16, il tient un globe terrestre pour signifier le salut du monde qu’apporte sa divine
incarnation. La rose blanche dans sa main droite est symbole de la mort (or, c’est la mort du
Christ qui donne toute sa signification à son incarnation) ; cette rose est également une
métaphore de l’Immaculée conception puisque la Vierge est souvent comparée à un « jardin

16
Voir Jan van Eck, La Vierge au chevalier Rollin, 1435, conservée au musée du Louvre.
Le concile de Trente et les arts
15

de roses ». De la même façon, son bracelet de corail rouge évoque son sang qui sera versé lors
de sa crucifixion qui fondera l’eucharistie.
Vasari, dans ses Vies, raconte à propos de ce tableau :
[Parmigianino] fece un quadro di Nostra Donna in casa M. Dionigi de’ Gianni,
con un Cristo che tiene una palla di mappamondo, cosa veramente bellisima. E fra
l’altre cose che belle vi sono, è un aria di Nostra Donna fatta con grave maniera, e
così il putto che è bellissimo. Oltra che egli sempre ne gli occhi de’ putti e nelle
arie loro accordava una certa capresteria di vivacità, che fa conoscere gli spiriti
acuti e maliziosi, che bene spesso sogliono vedersi nella vivezza de’ putti.
Abbigliò ancora la ostra Donna d’un certo abito nelle maniche di veli gialletti
quasi vergati d’oro, che nel vero hanno una bellissima grazia e fanno parer le
carne e formose e delicatissime, oltra che de i capegli da lui lavorati non può
vedersi meglio, né maggior destrezza delle cose da lui dipinte17.

[Le Parmesan fit à Bologne] un tableau de la Vierge à l’Enfant tenant un globe ; la


Madone a une belle expression, de même que l’enfant qui est très naturel. Il sut
toujours rendre la vivacité propre aux visages enfantins souvent pétillants
d’intelligence ou de malice. La Vierge porte une robe extraordinaire avec des
manches de voile tirant sur le jaune, comme rayées d’or, d’un effet très gracieux,
montrant en transparence la peau délicate ; l’exécution des cheveux ne laisse rien
à désirer. Ce tableau avait été fait pour Pierre Arétin, mais quand le pape Clément
vint à Bologne, Francesco le lui offrit ; il passa ensuite entre les mains de Dionigi
Gianni et est aujourd’hui chez son fils, messire Bartolomeo, qui a permis qu’on en
fasse une cinquante de copies18.
La famille Gianni (ou Zani) a vendu cette toile en 1752 à Auguste III , électeur de Saxe, pour
sa collection de Dresde, la Gemaldegalerie, où elle est encore conservée.
Il n’y a rien de neuf quant à la matière de cette image ; donc, il n’y a rien qui puisse
exciter la suspicion ou la colère des inquisiteurs. Mais tout est dans la manière, dans le
maniérisme où s’exprime l’ambiguïté, l’esprit de contemplation (qui s’oppose à l’action) : le
corsage de voile d’or est d’une incroyable transparence (surtout sur le sein droit !), le corps de
l’Enfant est dans une pose alanguie avec un déhanché qui n’a rien d’innocent, le galbe arrondi
de la hanche est plus caractéristique d’un corps féminin que d’un corps de bébé, l’allongement
étudié des mains et la longueur du cou nu de la Vierge apportent une grâce affectée, les
ondulations textiles qui comblent les vides du tableau n’ont plus rien à voir avec les drapés
élégants et riches des Vierges antérieures (voir, par exemple, la Vierge au chancelier Rollin).

17
Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti architetti, pittori, et scultori italiani … (edizione Firenze, 1550),
Torino, Einaudi, 1991, vol. 2, p. 797.
18
Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition d’André
Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1984, vol. 6, p. 247.
Le concile de Trente et les arts
16

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Le Parmesan, La madone à la rose, 1530, Dresde


Tout concourt à faire croire que ce tableau représente plus une Vénus et Cupidon
qu’une Vierge à l’Enfant mais les recherches sur les esquisses du Parmesan écartent cette
hypothèse qui avait été d’autant plus vite avancée que le commanditaire était Pierre Arétin.
Le concile de Trente et les arts
17

Jean Fouquet,
La Vierge à l’Enfant, 1452.
La Vierge est sous les traits
d’Agnès Sorel, maîtresse du roi
Charles VII, dont le sein aurait
servi de modèle pour mouler la
première « coupe » à
Champagne.
QuickTime™ et un
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sont requis pour visionner cette image. Arts d’Anvers.
La sensualité profane de
l’œuvre du Parmesan est
beaucoup plus forte que
l’érotisme glacé, livide et
blafard de cette fameuse
Madone de Jean Fouquet
(1415-1481), peintre de la
première Renaissance française.

Pour conclure, si la matière est parfaitement orthodoxe, l’ambiguïté et la subversion


maniériste s’exprime dans l’adresse du style, dans l’élégance décorative, dans la préciosité
formelle et dans la virtuosité de l’artiste. Il est vrai que ce courant artistique s’inspire aux
mêmes sources spirituelles communes qui ont provoqué la réunion et les travaux du concile
de Trente, par ailleurs, ce courant maniériste meurt assez vite, vers les années 1560-70, quand
le concile ferme ses portes, c’est-à-dire quand toute la richesse mystique dont le concile était
originellement porteur, quand tous les espoirs d’enrichissement de la spiritualité ont été ruinés
par l’évolution dogmatique du concile. Toutefois, ce courant n’est en aucune mesure la cause
ou la conséquence de la réunion du concile.

Le courant intellectuel et doctrinaire. Alors que la crise —déjà évoquée— provoque


un certain effritement de la société qui semble perdre ses bases les plus solides, une partie des
catholiques —qu’ils appartiennent aux élites ou au peuple— éprouve le besoin de revenir à la
règle, de codifier, de réglementer, de mécaniser les choses de l’esprit et de l’âme qui sont
mises en difficulté par les nombreuses disputes théologiques, les controverses et les
questionnements à l’infini. Face à toutes ces incertitudes de la pensée, certains sont attirés par
Le concile de Trente et les arts
18

une forme de rationalisme dont divers événements contemporains portent témoignages : la


vulgarisation dès 1540 et la vogue de la Poétique d’Aristote qui propose les bases d’un
classicisme esthétique et littéraire, le progrès de l’esprit scientifique développé en architecture
par Serlio ou Vignola (voir ci-dessous la façade du Gesù) à partir de la découverte de l’œuvre
de Vitruve et de la connaissance érudite de l’Antiquité, et le tenue d’un concile régulateur et
organisateur de la nouvelle Eglise catholique revivifiée et triomphante. Ces trois événements
naissent d’un même mouvement mais ils ne se conditionnent pas mutuellement, malgré les
tentatives de récupération.
Prenons l’exemple de l’église du Gesù, à Rome.
Cette église a été voulue dès 1541 (soit AVANT le concile) par Ignace de Loyola,
fondateur de l’ordre jésuite, comme siège du Général de l’ordre mais elle n’a été réalisée qu’à
partir de 1568 pour être consacrée en 1584, c’est-à-dire APRES le concile de Trente, sur
financement du cardinal Alexandre Farnèse (comme le rappelle la dédicace écrite en lettres
d’or sur la façade). Cette église qui est la première dans le temps se veut aussi la première
dans la hiérarchie de l’ordre : elle servira désormais de modèle à toutes les églises jésuites du
monde entier (on peut citer l’église Saint-Paul-et-saint-Louis à Paris, la chapelle du Collège
de la Trinité à Lyon ou l’église du collège au Puy-en-Velay, toutes trois par Etienne
Martellange, architecte attritré des jésuites français). L’art de Vignola est relativement austère
mais son langage, ses codes restent héritiers de l’Antiquité, de Brunelleschi et de Bramante.
Pour s’adapter aux exigences liturgiques de la reconquête spirituelle voulue par les jésuites
(c’est-à-dire AVANT le concile de Trente), le plan est en croix latine (finis les plans centrés
ou circulaires) avec un transept à peine saillant, avec une nef unique et sans collatéraux (finies
les colonnes qui brisent la communication entre célébrants et assemblée des fidèles), un chœur
peu profond, une croisée de transept dominée par une coupole sur tambour pour un bon
éclairage zénithal, le maître-autel est surélevé pour une meilleure visibilité de la cérémonie, la
chaire est sur le côté pour faciliter la prédication et une meilleure audition des sermons, les
nombreuses chapelles latérales proposent des lieux de dévotion individuelle tout en
communiquant entre elles pour faciliter les processions liturgiques et, à l’étage, elles forment
des tribunes donnant sur la nef pour accueillir des chœurs et des musiciens. L’ensemble est
couvert par une voûte en berceau amplement éclairée par des fenêtres hautes (finies les églises
sombres et ambiguës).
Le concile de Trente et les arts
19

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Eglise du Gesù, à Rome.

La façade est à deux ordres de largeur inégale où d’amples volutes créent le lien entre les
deux étages. La façade est rythmée par des jeux de profondeurs entre les trois pilastres
doubles, d’ordre composite, qui transpercent le lourd entablement qui sépare les deux niveaux
d’élévation. Le rythme ternaire de cette façade se veut une proclamation de la gloire de la
divine Trinité. Dans cette verticalité canalisée, les ouvertures (portes, niches et fenêtres)
scandent le regard avec des frontons triangulaires ou demi-circulaires, des chapiteaux et des
colonnes jusqu’au vaste fronton frappé de l’insigne jésuite que seule la croix domine. Là
encore une hiérarchie qui n’est pas innocente.
Cette expression architecturale relativement simple et sévère a souvent été qualifiée
d’art jésuite car c’est cet ordre religieux, fondé pour reconstruire l’Eglise après le choc du
Le concile de Trente et les arts
20

schisme réformé, qui l’a structuré au plan intellectuel et au niveau du dogme ; comme se sont
les jésuites qui se sont emparés des travaux du concile de Trente pour en faire une arme ad
majorem Dei gloriam, suivant la devise jésuite conçue par Ignace de Loyola. Mais il serait
faux de vouloir faire de cet art une expression du concile ou, en renversant la proposition,
faire du concile un régulateur de cet art. Les arts et la théologie procèdent d’une même
impulsion donnée par des forces identiques et avec une origine commune mais sans relation
de cause à effet, sans influence réciproque. Tout le vocabulaire est repris de Vitruve, tout est
bien ordonné et bien ordonnancé ; on est encore loin du déferlement baroque, tel qu’il
apparaîtra à Saint-Yves, sous le crayon de Borromini.

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La façade courbe de Sant’Ivo alla Sapienza


Le concile de Trente et les arts
21

La musique
Outre les images, le débat sur les arts inclue la musique. Comme pour les arts
plastiques, les pères conciliaires n’ont pris aucune décision concernant expressément la
musique car la présence de la musique dans la liturgie est un fait acquis qui ne pose pas de
problème. D’autant moins que les réformés sont en accord avec l’Eglise romaine. Toutefois,
le concile a pris soin de dénoncer et interdire certains abus de détail —qui nous paraissent
évidents— comme :
- célébrer des messes basses en même temps que la grand’messe dans la même église,
- utiliser des textes chantés d’origine douteuse,
- jouer des morceaux d’orgue extrêmement longs aux dépens de l’attention des fidèles,
- exécuter des danses,
- utiliser des musique trop légère (profane, molle, impure, lascive, …),
- abuser des messes votives (pour des motifs économiques),
-….
En outre, dans les décrets touchant les choses qu’il faut observer et éviter dans la célébration
de la messe, figurent quelques renseignements à propos de la musique : le premier canon de la
XXIIe session du 17 septembre 1562 signifie :
[Les évêques] banniront des églises les musiques dans lesquelles, que ce soit sur
l’orgue ou dans le chant, il se mêle quelque chose de lascif ou d’impur, ils
banniront aussi toutes les activités non religieuses … 19
le treizième canon de la XXIVe session du 11 novembre 1563 :
Tous seront obligés … de louer respectueusement, distinctement et pieusement le
nom de Dieu, dans le chœur institué pour le chanter par des hymnes et cantiques20
Dans cette même session, le décret de réformation des moniales précisera qu’elles doivent
s’abstenir de musique figurée, c’est-à-dire polyphonique.
En fait, les vraies questions hymnologiques (la liturgie, les rites, le Missel et le
Bréviaire) sont renvoyées à des synodes régionaux ou provinciaux et elles ne trouveront pas
de solutions avant 1570, date de l’introduction du nouveau missel. Dans ce missel romain de
saint Pie V, le texte liturgique est épuré avec réduction du cycle liturgique par élimination de
nombreuses fêtes médiévales, suppression des séquences (sauf quatre : le Lauda Sion, le
Stabat Mater, le Veni sanctus spiritus et le Dies iræ) et disparition des tropes (un trope21 est

19
Giuseppe Alberigo (éd.), Les conciles œcuméniques, tome II-2 : Les décrets de Trente à Vatican II, Paris, Ed.
du Cerf, 1994, p. 737.
20
Giuseppe Alberigo (éd.), Les conciles œcuméniques, tome II-2 : Les décrets de Trente à Vatican II, Paris, Ed.
du Cerf, 1994, p. 767.
21
Un exemple de Gloria tropé :
Gloria in excelsis Deo, Et in terra pax hominibus bonæ voluntatis
Le concile de Trente et les arts
22

une figure littéraire issue du chant grégorien qui intercale des suites de commentaires dans le
texte, ces suites sont chantées sous les notes d’une vocalise aux dépens de la clarté de
l’expression … et de la compréhension du sens). Le résultat final est la diminution de la place
de la musique.
En ce qui concerne la chapelle pontificale, c’est une commission de cardinaux —
placée sous la direction de Charles Borromée et de Vitelli Vitelozzi— qui va prendre, le 28
avril 1563, des positions en matière de discipline et d’organisation et en insistant sur la gravité
et la religiosité exigées pour les messes et sur l’intelligibilité des textes d’où la suppression de
la polyphonie au profit d’un chant qui n’est plus seulement l’affaire de chantres professionnels
mais aussi de l’assemblée des fidèles. Certains historiens de la musique 22 affirment que
Palestrina aurait composé sa fameuse Messe pour le pape Marcel II dans une ultime tentative
pour influer sur la commission et sauver la polyphonie.
En musique, comme dans les arts plastiques, le concile de Trente n’a pas apporté de
véritables modifications. Tout en prenant ses distances avec la musique de la Réforme
(psaume et choral), elle prend du recul par rapport à la musique antérieure de l’école franco-
flamande. Ainsi, la musique catholique a vécu le changement esthétique de l’abandon de la
complexité au profit de la simplicité : de la polychoralité à la monodie, de la polyphonie et du
contrepoint vers l’homorythmie c’est-à-dire vers le style « une syllabe, une note ». L’unique

Trope : Splendor patris in celis oriens,


Qui captivum hominem optiens
Redemisti in crucem moriens
Sacro sancti sanguinis flumine
Veni, leva quos vides cadere.
Laudamus te, benedicimus te, adoramus te, glorificamus te
Gratias agimus tibi Propter magnam gloriam tuam
O Rex regum, cuius imperio
Universa curvantur genua
Parent celum, tellus et maria
Quamvis quodam parentis gremio
Clauderis.
Domine, Deux, rex cœlestis, deux pater omnipotens
Domine Fili unigenite, Iesu Christe,
Domine, Deus Agnus Dei, Filius Patris.
Iuste iudex, dulcis, clemens, pie
si tua nos dampnes iusticia
Quis instabit ? pro nobis reprime 
Quem meretur.
Qui tollis peccata mundi, Miserere nobis
Qui tollis peccata mundi, Suscipe deprecationem nostram
Celice rex astrorum

22
Giuseppe Baini, Memorie storico-critiche della vita e delle opere di G. P. da Palestrina, Roma, Società
tipografica, 1828.
Le concile de Trente et les arts
23

préoccupation des pères conciliaires a été l’intelligibilité des textes chantés pour que leur sens
reste clair et les musiciens ont fait en sorte que l’harmonie de la musique se mette en
conformité avec les paroles.

Conclusion

Au terme de ce rapide excursus, il semble plus évident que la proposition « le concile
de Trente ET les arts » n’a pas de véritable existence. Si les travaux et les décisions des pères
conciliaires ont croisé les voies de l’art, c’est presque par hasard et c’est toujours de façon
superficielle. Contrairement à ce qui est répété à l’envi par certains enseignants, critiques ou
guides touristiques, le concile de Trente ne s’est jamais donné pour tâche de réglementer les
activités des artistes ; cependant, nous avons étudié comment les aspirations des pères
conciliaires à plus de pureté dans la vie et la pratique religieuse rencontrent les aspirations de
leurs contemporains à une expression artistique purifiée, purgée et corrigée.

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