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Georg Lukács

Art pour l’art et


littérature prolétarienne.
1926

Traduction de Jean-Pierre Morbois


Vassily Kandinsky, Fugue (1914)

Il n'existe pas, dans la réalité, d'art pour l'art, d'art au-dessus des classes, ni d'art qui
se développe en dehors de la politique ou indépendamment d'elle.
Mao Tsé-toung, Interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yenan,
Discours de conclusion, 23 mai 1942, Œuvres choisies, t. III, Pékin, Éditions en
Langues Étrangères, 1968, p. 86.

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GEORG LUKÁCS : ART POUR L’ART ET LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE.

3
Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács :
L’art pour l’art und proletarische Dichtung (1926).
Il occupe les pages 42 à 46 du recueil Demokratische
Diktatur, Politische Aufsätze V [Dictature démocratique,
Essais politiques V.] (Sammlung Luchterhand,
Darmstadt & Neuwied, 1979). Il était jusqu’à présent
inédit en français.
Il a été publié pour la première fois
dans la revue Die Tat, Monatsschrift
für die Zukunft deutscher Kultur
[Le Fait, Mensuel pour l’avenir de la
culture Allemande], Iéna, Eugen
Diederichs, 26 juin 1926, pp. 220-
223, dans un numéro spécial dédié à
l’éducation des travailleurs, parmi
d’autres articles écrits pour nombre
d’entre eux par des sociaux-
démocrates
Dans une lettre à son vieil ami Paul Ernst, Lukács avait
indiqué qu’il n’écrirait pas dans la presse bourgeoise
sans l’approbation du parti, et sous condition que cela
serve aux besoins objectifs du mouvement communiste.
La parution dans die Tat, aux orientations néo-
conservatrices peut donc sembler étrange, sauf que
Diederichs était pour sa part un critique véhément de la
société industrielle moderne et du libéralisme bourgeois.

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GEORG LUKÁCS : ART POUR L’ART ET LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE.

Art pour l’art et littérature prolétarienne.


L’art pour l’art est toujours la marque sûre du désespoir
d’une classe sociale quant à sa propre existence, quant à
la possibilité, dans le cadre que tracent la structure
économique de la société qui lui est sous-jacente, les
formes et contenus de la vie sociale qui en résultent, de
figurer d’une manière qui ait du sens une existence digne
de l’homme.
Quiconque connaît les grands et honnêtes représentants
de l’art pour l’art (mentionnons ici avant tout Gustave
Flaubert et tout particulièrement ses lettres) sait combien
ce désespoir les a profondément travaillés. Il sait
combien leur posture « purement artistique » n’était
qu’un masque qui cachait de toute évidence la haine
furieuse et méprisante pour leur propre classe sociale,
contre la bourgeoisie.
Malgré cela, même les représentants les plus honnêtes et
le plus perspicaces de cette orientation n’ont pas pu
parvenir à être au clair sur les vraies causes de leur
désespoir, sans même parler de trouver une issue
salvatrice qui donne un sens à leur vie d’artiste. Mais
ceci n’a pas seulement pour fondement qu’en tant que
bourgeois, ils ne peuvent pas sauter par-dessus leur
ombre, ni franchir l’horizon de leur existence de classe.
Nombre de membres de leur classe sociale sont en effet
sortis, en idée et en pratique, des limites de leur
existence bourgeoise, ont trouvé la voie vers le
prolétariat, vers la critique juste – la critique en théorie et
en pratique – de la société bourgeoise. À côté de cette
difficulté pour quiconque est né bourgeois de rompre

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totalement avec sa classe, la limite réside dans le fait
même d’être artiste.
L’artiste aborde en effet toujours la vie directement. Plus
il est authentiquement artiste, plus il est dans l’immédia-
teté. Il peut bien exercer une critique, aussi acerbe soit-
elle, à des hommes, des groupes, des institutions etc.,
aux formes fondamentales d’objectivité sous lesquelles
la vie de son temps se présente à lui, il lui faut, pour
pouvoir rester un artiste, toujours se tenir dans une
immédiateté naïve sensible. (De ce point de vue, Dante
se situe dans la même ligne qu’Homère, Cervantès dans
la même ligne que Shakespeare).
La tragédie de l’artiste dans la société bourgeoise,
tragédie dont résulte tout le mouvement de l’art pour
l’art, réside donc en ce que précisément ce rapport
d’immédiateté, base de l’approche artistique de la réalité
est perturbé, voire rendu impossible. Premièrement, le
développement de la société bourgeoise, conditionné par
le développement du capitalisme en tant que mode de
production régissant l’ensemble de la société, rend de
manière insupportable, abstraites, immatérielles, im-
possibles à figurer, les actions humaines, les relations
des hommes entre eux (la matière de l’art). Dans le
capitalisme, la division sociale du travail, la
prédominance de la relation marchande sur tous les
phénomènes de la vie sociale, le fétichisme de toutes les
formes de vie qui lui est indissociablement lié, etc.
plongent l’artiste dans un environnement par rapport
auquel, parce qu’il est artiste – avec donc une sensibilité
puissante, exigeante, sélective – il ne peut absolument
pas avoir une attitude naïve = immédiate de jouissance et
de création joyeuse ; par rapport à laquelle cependant il

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GEORG LUKÁCS : ART POUR L’ART ET LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE.

ne peut de même – s’il veut encore rester un artiste –


absolument pas se comporter de manière purement
critique, et donc intellectuelle, en allant au-delà de
l’immédiateté.
Et ce dilemme insoluble continue de s’exacerber pour
l’artiste moderne. Comme tout art authentique et grand
est une figuration de la vie dans ses plus hautes
possibilités, il va toujours au-delà de la réalité évidente,
superficielle, du quotidien dans sa platitude. Il cherche à
figurer dans son ensemble la vie de son époque dans ses
expressions les plus hautes ; il abandonne le naturalisme
pour retrouver la nature vivante ; il renonce à
l’immédiateté telle qu’il la rencontre dans sa platitude,
pour aboutir à une figuration sensible de la vie,
englobant tout ce qu’il y a d’essentiel. En ce sens, toute
composition littéraire authentique est une critique de
l’époque. Mais l’écrivain moderne, s’il veut être le
critique de son temps, doit en rester à la simple critique
abstraite, immatérielle, et artistiquement insatisfaisante.
Pour la conscience bourgeoise en effet, toute la société
est donnée tout au plus comme un concept abstrait. Et si
– pour des raisons artistiques – il se détourne de cette
totalité abstraite, s’il se tourne exclusivement vers des
phénomènes isolés « concrets » perçus de manière
acritique, alors il va artistiquement s’étouffer dans la
trivialité grise et désertique de la vie quotidienne
bourgeoise. Sa conscience artistique exige de lui
l’impossible ; l’unification de deux attitudes
inconciliables. (Il suffit de renvoyer ici à Hebbel,
Tolstoï, Hauptmann etc.)
Ceci devrait déjà suffire à expliquer le désespoir sous-
jacent à l’art pour l’art. Mais deuxièmement, le

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développement de la société bourgeoise rend aussi
l’existence de l’écrivain problématique d’une manière
qui n’avait jamais existée auparavant. Et à vrai dire tant
intérieurement qu’extérieurement. Extérieurement, parce
que l’envahissement croissant de la société par le
capitalisme rend toujours plus restreint le besoin
véritable, vivant, de littérature, d’art, transforme de plus
en plus la relation de l’écrivain et du public en un rapport
abstrait, soumis à la loi de la valeur de la relation
marchande. L’écrivain sait de moins en moins pour qui il
écrit. Et donc lorsqu’il exprime cette absence de racines
sociales qui est la sienne comme théorie orgueilleuse de
l’art pour l’art, ceci est dans le meilleur cas une auto-
anesthésie désespérée que les artistes honnêtes ont
toujours perçu comme telle dans leurs instants de lucidité
(je renvoie de nouveau à Flaubert), mais chez des artistes
de moindre envergure et moins honnêtes, cela s’exacerbe
en une automystification qui corrompt le caractère – y
compris comme artiste – (qu’on pense à des artistes du
type de Wilde, d’Annunzio, Hoffmannsthal etc.)
Ce déracinement social de l’artiste va de conserve avec
l’absence intrinsèque de racine de l’art. Les formes
artistiques, comme Goethe et Schiller l’ont vu tout à fait
clairement, naissent de certains besoins de l’expérience
vécue, à l’occasion de laquelle les possibilités typiques
de la satisfaction sensuelle la plus intense se condensent
en formes artistiques (épos, drame, etc.). Mais le
développement capitaliste, avec sa division du travail qui
rend abstraites les relations humaines etc. n’anéantit pas
seulement, comme nous l’avons déjà montré, la matière
de la composition littéraire, mais il broie aussi ses
formes en engendrant chez les hommes devenus

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abstraits, socialement atomisés des besoins tellement


chaotiques d’une expérience intense de la vie que ceux-ci
ne peuvent être satisfaits d’aucune manière adaptée,
véritablement artistique, quelle que soit sa forme.
L’écrivain doit simplement trouver ses formes en lui-
même : il doit devenir un esthète, un adepte de l’art pour
l’art. Un grand art, un art aux formes véritablement
parfaites, n’est cependant jamais né que de la satisfaction
d’un besoin clair et net de l’époque. Les esthètes
chercheurs de formes, qu’on les appelle néoromantiques
ou expressionnistes, doivent nécessairement rester
dénués intrinsèquement de forme.
Il y a assurément, dira-t-on, un art engagé. Mais celui-ci
n’indique en aucune façon une issue artistique au
labyrinthe de l’art pour l’art. Il est bien davantage
– d’un point de vue social et en même temps artistique –
son exacte image inversée. Car ces « tendances » qui
doivent définir la matière et la forme des compositions
littéraires et qui sont possibles d’un point de vue
bourgeois dans la vie bourgeoise, soit planent comme
des utopies romantiques abstraites tellement bien au-
dessus de la vie matériellement configurée, qu’elles ne
peuvent jamais, au plan artistique se réunir
organiquement à elle, (le dernier Ibsen, mais aussi
G. Kaiser, Toller, etc.) 1 ou bien elles portent sur des
problèmes de la vie bourgeoise banale à ce point
abstraits et triviaux qu’ils ne peuvent jamais atteindre de
sommet artistique.

1
Georg Kaiser, (1878-1945), dramaturge expressionniste et acteur
allemand. Ernst Toller (1893-1939), écrivain, dramaturge
expressionniste et poète allemand.

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Ce dilemme lui non plus n’est pas fortuit. Il reflète
l’existence sociale de la classe bourgeoise qui – depuis
l’entrée en scène historique du prolétariat, dans une
mesure toujours croissante – est de plus en plus
incapable de considérer avec impartialité les bases de son
existence sociale. De même qu’il lui est impossible de
l’approuver honnêtement comme de la critiquer avec
impartialité. Elle est contrainte de se réfugier soit dans
une hypocrisie désespérée (l’« absence de sujet » de l’art
pour l’art, le règne absolu de la forme), soit dans cette
hypocrisie triviale selon laquelle ces problèmes dont
elle-même soupçonne l’existence pouvaient être éliminés
par des « réformes » superficielles.
Ainsi se révèle dans l’art pour l’art, quel que soit le
point de vue sous lequel nous le considérons, de plus en
plus clairement l’impasse où se trouve l’existence
bourgeoise ; y compris du point de vue de l’art. Mais que
peut permettre là contre la révolution prolétarienne pour
le développement de l’art ? Très peu dans un premier
temps. Et il n’est pas convenable pour le révolutionnaire
prolétarien, pour le marxiste, de surestimer utopiquement
les possibilités véritablement existantes.
Il ne doit avant tout pas oublier que l’art révolutionnaire
prolétarien se trouve socialement dans une situation
largement plus défavorable que celle dans laquelle se
trouvait l’art de la bourgeoisie révolutionnaire aux XVII
et XVIIIèmes siècles. Les formes économico-sociales de la
vie bourgeoise pouvaient en effet déjà se développer
alors au sein du monde féodal. Les écrivains bourgeois
étaient alors en situation de figurer cette existence de
manière immédiatement sensible dont ils pouvaient
encore sincèrement croire à la vocation à émanciper le

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monde (Le roman anglais du XVIIIème siècle, Diderot,


Lessing, etc.). En revanche, non seulement tant qu’il n’a
pas détruit le capitalisme, mais aussi, comme Marx l’a
montré de manière incomparable dans La Critique du
programme de Gotha, 2 dans la première phase,
inférieure, du communisme, le prolétariat vit dans un
monde dont la structure de fond (règne de la loi de la
valeur, division du travail, droit égal et abstrait etc.)
conserve pourtant, malgré tous les bouleversements, des
formes structurelles du capitalisme. L’énorme
bouleversement que nous vivons, que réalise le
prolétariat révolutionnaire, bouleverse dans un premier
temps moins la réalité immédiatement sensible (la
matière et la forme de la composition littéraire) qu’on ne
pourrait superficiellement le croire. Ceci explique la
« déception » à l’égard de la Révolution russe de ces
intellectuels qui en attendaient la solution instantanée
aux misères particulières de leurs vies.
Beaucoup de choses se sont néanmoins produites. Y
compris pour les écrivains de l’Europe de l’Ouest encore
capitaliste. Car pour ces écrivains qui se sont
intérieurement ralliés à la révolution prolétarienne, qui
participent vraiment au développement révolutionnaire
du prolétariat, l’ont vécu, cette expérience montre une
voie pour sortir des antinomies de l’art pour l’art.
Malgré tous ses défauts, Le Citoyen de Leonhard Frank 3
s’élève avec véhémence contre les « littératures

2
Commentaires en marge du programme du Parti Ouvrier Allemand,
Trad. Sonia Dayan-Herzbrun, Paris, Les éditions sociales, 2008,
pp. 57-58.
3
Leonhard Frank (1882- 1961), écrivain expressionniste allemand, Der
Burger [Le citoyen], Berlin, Malik, 1924.

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engagées ». Justement parce que la taille de sa
« tendance » permet une fusion artistique vivante avec le
matériau concret, parce que la haine vivace à l’encontre
de la société bourgeoise, qui y est devenue claire et
consciente, l’emmène au-delà de l’absence de forme du
pur art formel. Et Andersen-Nexø 4 réussit à décrire
l’éveil de la conscience de classe chez un ouvrier
agricole avec une richesse du détail et une vastitude du
monde, comme seuls y sont parvenus – pour leurs
sujets – les écrivains de la meilleure époque de la
bourgeoisie.
Et tandis que dans le reste de l’Europe, on déplore en
général et à juste titre que la littérature soit au point mort
et manque d’écrivains doués plus jeunes, il apparaît en
Russie toute une série de jeunes écrivains de grand
talent, dans les œuvres desquels – même si elles sont
souvent tâtonnantes et bégayantes – on peut déjà sentir le
terrain ferme sur lequel ils se placent comme hommes et
écrivains. Ce n’est pas comme si maintenant, subitement,
était née une littérature inouïe, en rupture avec toute
l’évolution précédente. Ceux qui attendent et veulent
cela sont précisément les plus bourgeois, ceux qui sont
les plus proches de la littérature désespérée européenne,
exagérément formelle informe. (sur cette littérature, cf. le
livre du camarade Trotsky Littérature et Révolution.) 5
On pressent seulement que les écrivains commencent à
sentir à nouveau socialement sous leurs pieds un terrain
solide – et ceci réagit en retour sur la matière et la forme

4
Martin Andersen-Nexø, (1869-1954), écrivain danois, communiste.
Connu notamment pour Pelle le Conquérant, Paris, Points Seuil,
2005.
5
Paris, UGE 10/18, 1971.

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de leur littérature. Et cela ne me paraît pas du tout un


hasard que l’ouvrage à la forme la plus solide issu
jusqu’à présent de cette évolution ait été Une semaine,
de Libedinsky, 6 l’œuvre du prolétaire et communiste le
plus conscient parmi ces écrivains. Car chez le prolétaire
et le communiste s’accomplit justement ce processus qui
est appelé à surmonter la société bourgeoise (et avec elle
les problèmes de son art. Assurément, de même que
selon Marx, « le droit ne peut jamais être plus élevé que
l’organisation économique… de la société » 7 de même
la littérature ne peut pas l’être non-plus ! Mais justement,
si nous n’attendons pas de miracle soudain, pas de
solution d’un seul coup à tous les problèmes, nous
pouvons commencer à voir et à reconnaître l’énorme
progrès qui devient possible dans la révolution
prolétarienne, y compris pour la littérature.

6
Youri Nikolaïevitch Libedinsky [Юрий Николаевич Либединский]
(1898-1959) écrivain et critique soviétique. Неделя [La semaine]
Ekaterinbourg, Éditions le livre de l’Oural, 1923.
7
Commentaires en marge du programme du Parti Ouvrier Allemand,
op. cit., p. 59.

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