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Chapitre 10 Messages Une autobiographie publiée en URSS Aprés l’achévement de Que ma joie demeure, Giono traverse, au début de 1935, une période moins créatrice, pour des raisons purement matérielles. Pour travailler plus en paix et mieux loger les siens, i] fait agrandir la maison du Parais. surélevant de deux étages une aile dont seul existait le rez-de-chaussée. Le silence indispensable a son travail en est troublé, Les travaux commencent vers février. La charpente du tot est finie au début de mai: les ouvriers fixent au faite une branche de law rier. La pose des tuiles suit, et, bien que tout ne soit pas terminé, Gione s’installe en juillet dans un nouveau bureau au second étage, som « phare » comme il l’appelle, d’ot i] a vue sur Manosque et tout son cirque de collines. Peut-étre avec l'idée d’échapper au bruit des travaux il accepte de faire des conférences = il dit si rarement non! — en mars l'Université des Annales & Paris, en octobre 4 Zurich et 4 Genéve; mais il se dérobe ensuite. Deux fois pourtant, il tient sa promesse. Mais c'est pour s’adresser 4 des enfants. Le 25 mars et aux environs du 1 juin, © va a Brignoles, dans le Var, parler a des éléves de quatriéme année, dans lécole de filles dirigée par une amie, Mme Djoukitch. On ne sait d= quoi il les entretient la premiére fois. La seconde, il parle de Mozart. e= faisant entendre des disques; le violoniste Charles Bistési assiste 2 te séance et est ému jusqu’aux larmes. Les petites filles envoient 4 Gione une lettre de remerciement qu'il insérera dans son Journal. En mars, correction des épreuves de Que ma joie demeure. Vers le = avril, un accident: une profonde coupure au pied, provoquée par uss t6le rouillée sur laquelle il a marché dans son jardin; elle nécessitera Ges soins assez longs, et le génera pendant tout un mois!. Donc, un débs d’année un peu dispersé. Des textes, eux aussi, divers. D’abord, une page dont je n’ai jamais vu citer le texte ni méme mentionner |’ex tence, «Sur moi-méme», une courte autobiographie qui lui avait ea demandée par Serge Dinamov pour le mensuel soviétique La Litter ture internationale, publié 4 Moscou en russe, chinois, allemand, angles” et francais. Le texte parait dans le n° 8 de 1935 de l’édition frangaise2» « Puisque vous me demandez mon autobiographie, je vais vous & raconter. «Mon pére était un ouvrier cordonnier. Il travaillait 4 ressemeler Gey 232 souliers dans une échoppe en bois qui existe encore dans le quartier de Ja poste 4 Marseille. C’était un homme qui ressemblait étrangement a un de ces apétres, ouvriers ardents, illuminés et généreux, que votre grand Maxime Gorki dépeint souvent dans ses romans. En les lisant je Tai plusieurs fois reconnu. II avait beaucoup de soucis, car il devait aider sa sur Catherine qui avait plusieurs enfants et dont le mari était mort. Cest pour ¢a qu’il ne se mariait pas, Une fois, il remontait le long de la vallée d'une rivigre qui s’appelle la Durance. I] allait de village en vil- lage et il demandait ; “Ayez-vous des souliers A Tessemeler?” Si on disait “oui”, il s‘installait sous les platanes de la place du village et il res- tait tant qu’il y avait des souliers 4 ressemeler. Si on disait “non”, il repartait sur Ja longueur de la route. Il arriva 4 Manosque qui est un assez gros village de 5 000 habitants. La il se fixa pendant quelque temps et il eut beaucoup de travail a faire car il était un trés bon ouvrier. De quoi je suis trés orgueilleux, vous le voyez. II fit la connaissance d’une repasseuse de linge qui avait 4 ce moment-I 35 ans. Lui il en avait 49, IL était beau avec sa grande barbe blanche, mais la Tepasseuse était encore plus belle que lui. Ce devait étre ma mére. Ils se mariérent et je naquis trois ans aprés, le 30 mars 1895. «lly avait en France deux colléges gratuits, celui de Laval et celui de Manosque. Grace a ce hasard, quand Jreus lage je pus aller au college Jusqu’a la classe de premiére. Mais 4 ce moment-1a mon pére était vieux é, j’avais 16 ans, il en avait 68 et pour pouvoir l'aider je demandai a et usé. travailler, J’aurais aimé faire un métier manuel, menuisier ou magon, mais surtout cordonnier, J’aurais aimé étre cordonnier. Souvent mainte- nant j’en ai envie encore. Mais on me fit entrer dans une banque ot jétais chasscur. C’est-a-dire que je portais les lettres. Puis je devins employé de banque yéritable. Quand je dis véritable vous sentez bien que ce n’est pas tout a fait vrai. « Puis ily eut la guerre, Je partis avec ma classe en fin 1914 et je restai soldat de 2¢ classe dans l'infanterie. «Pew aprés ma démobilisation, aprés étre retourné chez moi et avoir repris. mon travail, mon pére mourut en 1920. C’était un homme admi- table, Sil existait maintenant, il serait heureux de voir que vous m'aimez un peu et que je vous aime beaucoup. Je me mariai la méme année avec une jeune fille de ma classe sociale: la fille du coiffeur qui habitait en face de chez moi. C’est la premiére qui eut confiance en moi, car j’écrivais déja, vous pensez bien, et ne montrais rien A personne. Elle maida par sa pureté et sa gentillesse. Je travaillais le soir aprés le travail et le matin avant le travail, si bien qu’en 1928 j’avais écrit deux romans qui restaient dans mon tiroir. J’ai eu la chance d’avoir un admirable ami qui s‘appelle Lucien Jacques, qui est un grand peintre et un grand poéte que yous aimeriez car il est profondément humain dans tout ce qu’il fait. Cest lui qui m’engagea a envoyer le roman qui s’appelle Colline a Védi- teur Bernard Grasset. » 233 Giono Suit la liste de ses livres parus, jusqu’a Que ma joie demeure inclus; il s’y ajoute les deux piéces de théatre. Et Giono conclut: « Je continue 4 habiter Manosque avec ma mére qui maintenant a 78 ans et est presque aveugle, ma femme qui est ma collaboratrice et laquelle je dois la paix de ma vie, et mes deux petites filles: Aline qui a 8 ans et Sylvie qui a 5 mois.» Ces derniers mots permettent de dater le texte de décembre 1934 ou de janvier 1935. Plusieurs maladresses de langue incitent 4 soupgonner les rédacteurs de la revue d’avoir fait retraduire en francais une traduction russe, ce qui a parfois tiré le texte dans le sens de leur langue de bois : je vois mal Giono parlant de son mariage avec une jeune fille « de [sa] classe sociale » — non pour le fait, é€videmment, mais pour la formulation. Reste que c’est 14 une curieuse page, non par ses menues inexactitudes, habituelles chez Giono3, mais par son ton neutre, plat, sans images. Il est peu probable que la rédaction ait censuré le style de Giono pour le niveler. Mais peut-étre, les images étant souvent intraduisibles, une double traduction les a-t-elles fait disparaitre ? Ou Giono, désireux de paraitre homme du peuple jusque dans son écriture, a-t-il par mimé- tisme adopté un certain ton qui n’était pas le sien? Mais l’essentiel est que, visiblement, les trois étres qui ont eu pour lui le plus d’importance, les seuls sur lesquels il insiste, ont été son pére, sa femme Elise, et Lucien Jacques. La, intensément, Giono proclame la vérité.

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