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DU MÊME AUTEUR

L'ANALYSE ÉCONOMIQUE DE LA VIE POLITIQUE, PUF, 1972.


MODÈLES POLITIQUES, PUF, 1973.
L'ANTI-ÉCONOMIQUE (avec Marc Guillaume), PUF, 1975.
LA PAROLE ET L'OUTIL, PUF, 1976.
BRUITS, PUF, 1977.
LA NOUVELLE ÉCONOMIE FRANÇAISE, Flammarion, 1978.
LES TROIS MONDES, Fayard, 1981.
HISTOIRES DU TEMPS, Fayard, 1982.
LA FIGURE DE FRASER, Fayard, 1984.
UN HOMME D'INFLUENCE, LGF, 1986.
AU PROPRE ET AU FIGURÉ, Fayard, 1987.
LA VIE ÉTERNELLE, roman, Fayard, 1989.
LIGNES D'HORIZON, Fayard, 1989.
LE PREMIER JOUR APRÈS MOI, Fayard, 1990. 1492, LGF,
1993.
VERBATIM : 1981-1986, Fayard, 1993.
EUROPE(S), Fayard, 1994.
IL VIENDRA, Fayard, 1994.
MANUEL, L'ENFANT RÊVE, Stock, 1994.
ÉCONOMIE DE L'APOCALYPSE, Fayard, 1995.
VERBATIM II : CHRONIQUE DES ANNEES 1986-1988, Fayard,
1995.
VERBATIM III : 1988-1991, Fayard, 1995.

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Table des Matières

Page de Copyright

NOTES

SIGNES DE VIE

CHAPITRE PREMIER SIGNES DES DIEUX


L'ORDRE CANNIBALE

L'ORDRE SACRIFICIEL

LA TRADUCTION CHRÉTIENNE

CRISE DES DIEUX

CHAPITRE II SIGNES DES CORPS


LES CORPS DU DÉLIT

LE CORPS DU POUVOIR

CRISE DES CORPS

CHAPITRE III SIGNES DES MACHINES


NAISSANCE DES MACHINES

L'ÉCHANGE MÉDICAL : LE RÊVE DU LIBÉRALISME SANS MAL

LE SPECTACLE DE L'ORDRE DES MACHINES

CRISE DES MACHINES

CHAPITRE IV SIGNES DES CODES


NAISSANCE DE LA COPIE

AUTOSURVEILLANCE ET AUTODÉNONCIATION : LES MIROIRS DU CORPS

2
LA MARCHANDISE CANNIBALE

REMERCIEMENTS

BIBLIOGRAPHIE

3
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
© 1979, Editions Grasset & Fasquelle.

ISBN : 978-2-246-08369-6

4
NOTES
L'abondance des références bibliographiques a conduit à les
rejeter en totalité en fin de volume, regroupées par chapitre et
classées par ordre alphabétique d'auteurs. La numérotation des
appels de notes correspond donc à ce rangement alphabétique et
non à leur ordre d'apparition dans le texte.

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Je vous rassemblerai du milieu des peuples
Je vous recueillerai des pays où vous êtes dispersés
Et je vous donnerai la Terre d'Israël
C'est là qu'ils iront
Et ils en ôteront toutes les idoles et toutes les abominations.
Je leur donnerai un même cœur
Et je mettrai en vous un esprit nouveau
J'ôterai de leur corps le cœur de pierre
Et je leur donnerai un coeur de chair
Afin qu'ils suivent mes ordonnances
Et qu'ils observent et pratiquent mes lois ;
Et ils seront mon peuple et je serai leur Dieu.
Mais pour ceux dont le cœur se plaît à leurs idoles et à leurs
abominations
Je ferai retomber leurs œuvres sur leur tête.
EZÉCHIEL XI, 17-21

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SIGNES DE VIE
Et si la maladie et la santé venaient à perdre leur sens ? Et si la
vie et la mort devenaient indiscernables ? Et si l'homme vendait son
corps pour en consommer la copie par morceaux ?
Douleur et Pouvoir, Médecine et Argent, concepts éternellement
liés, où notre avenir se lit, invariable et bouleversé.
Depuis que l'histoire est pensée par les hommes, toute société
s'est voulue immortelle, tout pouvoir s'est cru capable de faire
oublier la mort. Tout guérisseur, auxiliaire du politique, a davantage
servi à déterminer la signification du mal qu'à l'éliminer, à décider de
l'avenir qu'à guérir de la maladie.
Mais la médecine, depuis un siècle et demi forme essentielle de
lutte contre le mal, est aujourd'hui en crise. Trop coûteuse, trop
lente, trop humaine, elle ne répond plus aux exigences d'efficacité
du temps. L'immense majorité des maladies et des morts
d'aujourd'hui ne sont pas de son ressort et, parmi celles qui le sont,
une bonne part sont des lésions causées par son exercice même ; la
plupart des cancers et des accidents cardiaques ont leur cause dans
le travail et l'alimentation ; l'hôpital et la pharmacie font plus de profit
avec leurs échecs qu'avec leurs succès. La moitié des dépenses de
santé ne sert qu'à retarder la mort de quelques semaines ; un quart
des actes médicaux nécessaires sont dus à l'hôpital et aux
médicaments et, alors que la consommation déréglée de ceux-ci
engendre oubli et apathie en Occident, les huit dixièmes de
l'humanité n'ont encore aucun accès à la médecine clinique.
Le problème de la santé nous renvoie à l'image que nous nous
faisons de nous-mêmes, de nos fautes et de nos droits : s'annonce
alors aujourd'hui un nouvel ordre de vie, où la prothèse va remplacer
le médecin, où l'industrie est en passe de chasser l'homme de la
guérison de l'homme. Étrange pronostic, impensable dans les
termes du morne discours sur l'avenir, libéral ou marxiste, qui nous
enferme encore. Car, malgré l'abondance de la littérature à son

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sujet, la mutation du Mal, qui a commencé, est comme censurée,
mutilée. Partout, on fait comme si l'économie politique du Mal devait
éternellement avoir été et rester l'économie politique de la médecine.
Comme si la vision de l'avenir devait éternellement avoir été et
rester celle des penseurs du XIXe siècle.
Imposé, indiscuté, narcissique, le savoir sur le Mal est péremptoire
et se prétend indéfectible : nul autre que le médecin n'a droit d'en
parler sous peine de s'attirer les foudres de la Faculté, nul n'a le droit
de dire qu'il n'est pas de savoir éternel et que, bientôt peut-être,
celui-là sera, comme les autres, dépassé.
Et il est pourtant urgent d'entamer cette certitude et de briser ce
discours totalitaire sur la vie. Car le mouvement actuel de la
médecine vers la prothèse, du traitement des vivants vers la
production consciente de vie, de la guérison des hommes vers la
commercialisation de leurs copies, bouleverse l'ordre des choses.
Bientôt, l'homme ne sera plus une précieuse machine, productrice
de capital, et donc à guérir, mais une marchandise à consommer, et
donc à produire. Le médecin sera oublié, comme les guérisseurs
antérieurs. Le débat sur le Bien et le Mal, sur la propriété privée ou
publique du corps, sur le concept même d'individu et de société aura
perdu tout sens.
Impensable ? Déjà là. Tout ce qui nous entoure est devenu objet
de consommation et produit en série : nourriture, transport,
logement, musique. Tout, sauf l'homme lui-même. Or la crise de la
médecine éclaire justement, dans la brume du présent, un futur où
guérir s'efface derrière vendre, où la vie et la mort, le pathologique et
le normal, le naturel et l'artificiel deviennent indiscernables. Elle
dessine un avenir où, pour survivre, la société industrielle avalera
tout ce qui aujourd'hui la menace, tout ce qui lui est encore étranger
; un avenir où l'homme, pour obtenir le pardon de ses fautes, pour
guérir son mal, consommera, « mangera » l'image de l'homme
construite par l'homme.
Cannibalisme de marchandises par des marchandises.
Il est tentant de voir en ce futur, comme en un jeu infini de miroirs,
l'image d'un passé fondateur où furent véritablement mangés les

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cadavres, où maladie et guérison s'ordonnaient déjà dans un
cannibalisme vécu, où le seul combat pour la propriété était celui qui
opposait des hommes à la recherche d'éternité. Métaphore ? Non,
théorie. Cannibalisme guérisseur, cannibalisme vengeur,
cannibalisme rédempteur. Éternité oubliée de nos cultures
terrorisées par leurs sources, lois enfouies de nos morales terrifiées
par leurs fondations. Et pourtant il est là, à fleur d'histoire, pour qui
veut le regarder en face.
Dans la plupart des sociétés primitives, pour chaque homme et
pour chaque groupe, être malade c'est être menacé de mourir et
être attaqué par les âmes des morts à la recherche de proies et de
compagnons. Se soigner, c'est se battre contre elles et les éloigner.
Et d'abord pour cela, ruse superbe, consommer leur support,
enfermer les cadavres des morts dans le corps des vivants pour
séparer l'âme et l'éloigner irréversiblement. Cannibalisme
thérapeute, ordre fondateur et durable, mais menaçant et fragile :
car il accompagne prédation, chasse, vol. Il nie la propriété par
chaque homme de lui-même et de son éternité. Manger pour vivre
engendre le meurtre pour manger. Aussi, trop dangereux pour durer,
le cannibalisme s'efface-t-il ; mais, trop nécessaire pour disparaître,
il se met en scène : l'ordre devient spectacle, conjuration de la peur
du Mal.
Ce livre est l'histoire des quatre formes successives du spectacle
de l'ordre cannibale, qui sont aussi les quatre formes de la guérison,
les quatre formes du Bien et du Mal, les quatre métaphores
majeures de l'ordre social et de la propriété. Trois sont moribondes.
Une est en train de naître.
D'abord spectacle religieux : dans ce premier ordre de vie, les
signes essentiels du Mal sont les Signes des Dieux. Y est maladie la
possession par les Malins, âmes distinguées ; guérir, c'est se
séparer rituellement des Malins, sacrifier le bouc émissaire pour se
faire pardonner par les Dieux ses fautes passées et prévenir les
suivantes. Le prêtre, thérapeute majeur, donne un sens à la faute
comme cause du mal, dénonce le sacrifiable, le consommable,
éloigne le Malin et organise la mort comme passage à la vraie vie,

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où l'âme attendra avec les autres sa résurrection. Toutes les
religions, y compris le christianisme jusqu'au XIIIe siècle après
Jésus-Christ, ritualisent ainsi l'ordre cannibale. La légitimité de la
prédation n'est plus thérapeutique, naturelle, mais divine, comme
l'est celle de la propriété du sol.
Puis, incapable de gérer la violence des épidémies et d'enrayer la
prolifération des pauvres, nouveaux véhicules du Mal, l'ordre des
Dieux s'efface. Pour maintenir l'ordre, il faut maintenant séparer le
corps de certains vivants, les pauvres, du reste de la société, et non
plus séparer l'âme du corps. Sacrifier devient contenir. Sous l'empire
des Signes des Corps, guérir c'est oublier les pauvres enfermés
dans l'hôpital et la charité. Les nouveaux guérisseurs, policiers et
administrateurs, désignent et séparent les corps en danger et
dangereux. Un pouvoir central s'installe, équilibrant les forces
statiques et contenant le mal ; peste et misère, quarantaine et
hôpital, bien avant Fichte ou Marx, constituent le fondement réel et
la forme vécue de l'État moderne.
Puis, l'émergence de l'économie industrielle annonce une nouvelle
métaphore : plus de statique, de la dynamique. Il faut mettre les
pauvres au travail, précieuses machines à entretenir et non plus
dangers à éloigner. Les Signes des Corps se brouillent, un nouvel
ordre émerge, celui des Signes des Machines, à conduire, à réparer.
Le Mal n'est plus prolifération d'une violence déséquilibrante dans le
corps social, mais panne de la machine individuelle. Se guérir, c'est
cesser d'être malade ou pauvre. Le médecin prend le pas sur le
prêtre et le policier, orchestrant l'hygiène, puis le traitement des
maladies. Le corps médical et le système politique maintiennent et
rétablissent le fonctionnement des machines, éliminent la pauvreté
et non plus les pauvres, chassent la maladie et non plus les
malades. La Charité devient Assurance, la séparation devient
chirurgie.
Aujourd'hui, comme tout le reste du théâtre social, la
représentation thérapeutique est moins applaudie. Le Mal prolifère,
de plus en plus de spectateurs montent sur scène, la médecine
clinique s'essouffle, réparer devient plus coûteux et moins efficace,

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l'homme prend conscience qu'il meurt de son comportement social.
En un savoir nouveau se dessine un nouvel avatar du cannibalisme,
désignant une nouvelle forme de Mal à éliminer, à consommer. Le
Mal devient le comportement pathogène : d'abord l'anormalité,
ensuite l'étranger. Guérir, c'est remplacer, pour normaliser. Les
Signes des Machines cèdent la place aux Signes des Codes. Au
médecin s'ajoute, puis se substitue la prothèse, copie des fonctions
du corps. Le savoir informatique, puis génétique, remplace celui de
la dynamique. A la consommation relationnelle et ritualisée du Mal
succède une consommation marchande et insensée de l'artefact
normalisé.
Pour nier encore la mort, le capitalisme a besoin de manger la
santé, de faire de la vie une marchandise, de l'homme un robot,
consommateur de robots, robot cannibale. La crise actuelle de la
santé annonce un retour radical à la première stratégie contre le Mal
: une révolution autour du cannibalisme.
De rupture en rupture, se succèdent les troupes sur la scène,
changent les acteurs de l'ordre, changent les formes du Mal et celles
de la guérison. Religion, Police, Médecine, Génétique sont
différentes incarnations d'une même stratégie, de rôles identiques
joués par des acteurs différents. Accompagnateur et annonciateur,
dénonciateur et thuriféraire, le guérisseur est successivement prêtre
et consolateur, policier et séparateur, médecin et réparateur,
prothèse et substitut. Mais il est toujours médiateur entre l'homme et
ses morts, masque de la solitude dans la symbolique des hommes
et, demain, dans la solitude des objets, toujours l'auxiliaire par qui
s'insinuent les consignes du pouvoir et les règles de l'ordre.
Parler de santé c'est donc parler politique au sens le plus haut,
c'est comprendre comment tout thérapeute soutient un ordre en
désignant ses ennemis et en imposant les formes de leur
destruction. Lutter contre le Mal, c'est toujours manger le mal :
l'Ordre est toujours cannibale.
Complices dans la pratique, thérapeute et politique le sont dans le
discours : « Soumettez votre vie ou vous mourrez », disent-ils.
Guérir, comme gouverner, c'est dénoncer le Mal pour le séparer du

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Bien, débusquer la violence pour la détruire : quand le comte Ugolin
mange le cerveau du cardinal Ruggieri, l'un et l'autre souffrent, mais
l'un et l'autre guérissent en expiant leurs fautes. Les traîtres sont
punis, l'ordre est rétabli et Pise change de mains. La Divine
Comédie est jouée.
Tel est à mon sens le parcours du Mal dans l'histoire humaine. On
ne doit pas prendre ces généralisations pour des généralités, ces
invariances pour des naïvetés, cet universalisme pour une
méconnaissance de l'infinie variété des groupes humains. Au-delà
du complexe, il y a le simple, au-delà du particulier, il y a l'universel.
Et le voici : l'homme invente le Mal, le Mal invente l'homme.
On peut refuser cette hypothèse, pour deux raisons au moins :
même si l'histoire des hommes est accessible au savoir de l'homme,
est-il nécessaire de la fonder sur un cannibalisme universel ? Même
si le cannibalisme est l'ordre fondateur, notre temps constitue-t-il
vraiment un clivage privilégié de l'histoire de la culture, de la
violence et de la guérison, l'achèvement de la traduction marchande
du cannibalisme, le renversement radical de la diversité et de la
violence dans la norme et l'indifférence ?
Tous les discours des médecins et des politiques d'aujourd'hui
répondent négativement à ces deux questions, et, puisqu'ils rendent
compte de bien des choses, sans exiger une hypothèse aussi
envahissante, aussi générale, aussi métaphorique, aussi esthétique
que celle de l'ordre cannibale, on pourrait s'en contenter.
Mais en fait, même s'ils ne l'explicitent ni ne le nient, tous ces
discours, aussi pragmatiques soient-ils, s'enracinent eux aussi dans
une hypothèse générale sur un rapport inaugural au Mal, sur une
stratégie première de l'homme face aux agressions extérieures.
Toute violence et toute culture présentes sont le souvenir terrifié de
celles des premiers hommes ; elles s'inscrivent dans des millénaires
de mythes et de peurs. Aussi émettre une hypothèse sur le rapport
futur de l'homme et du Mal exige-t-il d'en embrasser toute la
généalogie. Or les histoires de la médecine font comme si tout
commençait avec la clinique, comme si l'histoire des médecins du
passé contenait toute l'histoire et tout l'avenir des rapports de

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l'homme et du Mal. En fait, ce ne sont que des arches de Noé avant
le Déluge, dérisoires tableaux apologétiques d'un métier contesté,
légitimation impossible d'une conception moribonde de la guérison,
de la vie et de la mort. Précédées d'histoires des religions et
d'histoires des polices, elles ne sont que les prolongements
anecdotiques des travaux des théoriciens du XIXe siècle, des
commentateurs secondaires des idéologues de l'ordre des
machines. Parce qu'ils ne disent rien des bouleversements du
passé, de tels discours n'apprennent rien sur ceux de l'avenir.
Derrière le présent, fait de science et de puissance, il faut donc
mettre au jour, débusquer les stratégies fondatrices qui occupent
encore l'essentiel de notre mémoire. A la lecture des mythes et de
l'histoire, la première forme de lutte et de conjuration du Mal me
paraît avoir été son ingestion : l'Ordre cannibale, l'appropriation du
même pour l'empêcher de nuire, mis en scène successivement dans
celui des Dieux, des Corps et des Machines.
Faut-il alors voir dans notre temps, non pas l'anecdotique et
fugace ride sur l'océan de l'Histoire, mais un tourbillon majeur dans
les signes de vie, un ultime avatar du cannibalisme ; ou bien
sommes-nous seulement dérisoirement fascinés par les quelques
secondes de notre propre matérialité? Insoluble question, en
apparence.
Et pourtant, en une mystérieuse cohérence et une subtile
esthétique, notre époque, ni sensée ni belle, dessine comme le
contour immobile d'un futur jamais pensé, en même temps que
toujours présent dans nos mémoires, d'un futur où « manger pour
vivre » devient « consommer pour produire », où le cannibalisme,
censuré mais présent, ressurgit, proliférant, mangeur du même.
Tel est, à lire les faibles signes que la vie a laissés sur le sable de
la mémoire, l'ordre indépassable : manger pour se vivre, vivre pour
se manger.
Je veux ici seulement l'annoncer, sans proposer d'autres signes
de vie, d'autres sens du Mal. Je n'entends pas rassurer en même
temps que j'inquiète, mais dénoncer l'indépassé sans montrer
comment le transgresser. J'aurai réussi s'il devient clair que ne sont

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acceptables ni la conservation nostalgique des ordres religieux,
policier, médical, ni la maîtrise raisonnée de l'Ordre des Codes, ni
l'invention poétique d'une forme non cannibale de guérison.
La rébellion contre le cannibalisme ne peut venir que de
l'acceptation de la vie et de la mort, du désir de différence et de
liberté, d'une connaissance vraie de l'histoire du Mal. Elle ouvre à
l'invention et à la production d'un monde où manger l'autre ne sera
plus la seule façon de ne pas être seul ; où être mangé par l'autre ne
sera plus la seule voie d'accès à l'éternité.

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CHAPITRE PREMIER
SIGNES DES DIEUX
Puisque nul ne sait rien ni de la première des morts ni de la
première des guérisons, ni méthode ni mémoire aucune ne peuvent
aujourd'hui rendre compte avec certitude des conditions de la lente
progression de l'homme jusqu'au dernier maillon de la chaîne
alimentaire et de la hiérarchie politique. Pourtant, nous qui ne
sommes qu'un instant de cet immense passé aboli, point
indiscernable dans l'espace du temps, il nous faut faire un pari sur
les conditions de cette prise de pouvoir.
Pour augmenter la probabilité de le gagner, nous ne pouvons
négliger aucune des traces de notre passé, aucune des sources de
notre présent, peu accessibles, mal desservies par les routes du
savoir, sinon par quelques mythes, quelques travaux d'ethnographes
et quelques indices matériels.
Les premiers rapports qu'ont entretenus l'homme et la douleur, les
premières défenses qu'il a développées contre les forces qui
l'assaillent ne sont pas simples à circonscrire. Aussi faut-il en
chercher les traces dans le présent lui-même. Car nos sociétés,
malgré leurs efforts d'amnésie, malgré leur désir de manger leur
passé pour le nier, malgré tant de siècles d'activité scientifique, n'ont
jamais pu éliminer du comportement humain ce que des millénaires
de pratique et d'expérience ont appris aux sociétés sans écriture.
Puisque aucun texte ne permet d'être sûr de l'attitude de ces
hommes devant la maladie, ce qui suit ne peut être qu'une tentative
pour étayer une hypothèse et déceler le socle du rapport passé au
Mal.
Être malade, avoir mal, c'est d'abord se préparer à la mort, donc
penser le passage à l'après-vie, donc se représenter et le monde et
l'autre monde, et la vie et la non-vie.
Mais on peut aujourd'hui penser l'histoire des origines du Mal sans
reprendre de front les débats classiques de l'histoire des religions.

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Le temps n'est plus où il fallait, pour y participer, choisir entre ceux
qui y voyaient la forme d'une peur du monde et ceux qui y trouvaient
l'expression d'une solidarité humaine. Aujourd'hui, on peut l'aborder
sans tenir pour telle ou telle école, en cherchant à comprendre le
sens de la vie, de la douleur, de la maladie, de la guérison et de la
mort, pour tous les hommes d'il y a trois mille ans, et presque tous
les hommes du monde pauvre d'à présent.
Il faut d'abord rejeter l'idée que la guérison est médicale et passe
par le médecin : l'économie politique de la souffrance et de la
guérison n'est pas l'économie politique de la médecine. Si le
médecin est présent dans les cours des premiers rois, comme à
Mycènes, s'il en est fait mention sur les premières stèles, comme à
Nippur, il ne représente qu'une fraction dérisoire, anecdotique, des
modes primitifs de gestion du Mal. Admettre, comme le font
explicitement la plupart des histoires de la médecine, qu'avant et à
côté du code d'Ammourabi ou du maître de Cos il n'est rien qui vaille
d'être retenu comme témoignage de guérison me semble erroné :
c'est dans un univers obscur, antérieur à l'objectivité scientifique et
même à l'ordre religieux, que réside la clef de la stratégie fondatrice
du Mal. C'est en l'y recherchant qu'on peut, à travers les multiples
discours qui désignent encore aujourd'hui le mal, la violence, la
maladie, la mort, entendre l'écho de ce qui les fonde, de ce qui en a
figé les premières lois : le cannibalisme, premier diagnostic sur le
Mal, première réponse à la violence.
Ignoré, censuré, refoulé comme une tache noire sur notre histoire,
il demeure une énigme insoluble pour toute culture. Partout, du
pithécanthrope de Sumatra à nos contemporains de Mélanésie, de
Cronos à Dante, des Upanishad à l'Évangile, il est là. Pourtant, point
d'étude d'ensemble qui ait pris l'exacte mesure de sa présence dans
l'histoire : on l'a presque toujours vu comme alimentaire,
économique. Un tel cannibalisme a sans doute existé chez des
animaux : termites, poissons, truies ou lapines se nourissent du
même. Mais, puisque les sociétés primitives ne manquent pas de
protéines, la stratégie de la faim est une explication insuffisante de
l'anthropophagie.

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En réalité, manger l'autre pour vivre est la stratégie humaine
devant le Mal. Puis, quand la maîtrise de la nature fait de l'homme
non plus la première des créatures, mais le souverain des créations,
il ne tolère plus de se manger lui-même, il n'accepte plus d'être tué
pour survivre dans le corps des autres, et il en refoule jusqu'au
souvenir.
Alors commence la mise en scène de l'Ordre cannibale, du
manger pour vivre, travestissement de nos faims et de nos repas.

L'ORDRE CANNIBALE

On ignore tout des maladies antérieures au ve siècle avant notre


ère, sauf qu'en raison même des immunisations successives elles
ne devaient pas être les mêmes que celles d'aujourd'hui. Malgré une
mortalité infantile qui devait atteindre près de neuf enfants sur dix,
malgré une espérance de vie assez faible, certains hommes
pouvaient prétendre à une durée de vie sensiblement égale à la
nôtre. Comme « la mort des jeunes enfants et des adultes à la suite
d'infections bactérielles et virales – dysenterie, rougeole,
tuberculose, coqueluche, angine, scarlatine – dépend dans une
large mesure de l'alimentation et de la vigueur corporelle, il est donc
probable que le taux de guérison après ces infections était très élevé
parmi les chasseurs, les cueilleurs de l'âge de pierre » 38
Mais les conditions précaires de la vie rendent la mort
omniprésente et toujours terrorisante. Pour gérer cette inconnue,
naissent alors les premiers discours sur le Mal, les premières
conjurations de la peur. Le cannibalisme apparaît comme le seul
combat possible contre l'absurde d'un monde sans Dieu, sans
pouvoir, sans science.

L'homme comme Dieu

Avant que les Dieux n'apparaissent partout comme créateurs,


juges et propriétaires des hommes, les groupes humains vivent dans

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l'impuissance devant la maladie, cernés par les forces mystérieuses
et les pouvoirs obscurs qui déterminent vie et mort. Intégrés à leur
environnement, fondus dans une nature qu'ils ne dominent pas, les
hommes sont pris dans la grande tourmente de la sélection des
espèces. L'homme doit accepter la maladie et la mort. Mais il a
besoin, pour avoir moins peur, de ne pas s'identifier à son seul
passage, pénible et bref, sur la terre, de créer un sens des choses,
un sens pragmatique, cohérent avec ce qu'il vit. Un sens utile et
efficace.
Les civilisations primitives comprennent et vivent la maladie
comme début d'agonie, antichambre de la mort : beaucoup de
langues primitives en témoignent. Ainsi, dans le dialecte
achéguayaki du Brésil, le même terme, mano, recouvre les deux
notions : « être gravement malade » et « mourir ». Mais dans la
plupart des cultures, si on se résigne à la mort, si on l'accepte et
l'assume, nul ne l'appelle : « Mieux vaut un chien vivant qu'un lion
mort. »
Si la vie n'est qu'un passage fugace et fragile, elle n'est
acceptable sans révolte que si on peut la considérer comme une
parenthèse entre l'avant-vie et l'après-vie ou non-vie. Il n'est point
encore de Dieux hors de la vie. Ou, mieux, tous les hommes le sont
après leur mort. Ce sont eux qui, depuis l'espace de non-vie, règlent
la vie.
Ainsi émerge le premier sens du Mal : la mort est un monde
invisible, peuplé de toutes les âmes, mémoire de tous les hommes,
siège de toutes les forces, cause de toutes les douleurs, de toutes
les maladies, de toutes les morts, et gouverné par le caprice ou la
sagesse des âmes, tyrans et juges des vivants. Le monde des
vivants est donc un spectacle offert aux âmes qui les jugent, disent
le Bien et le Mal, nomment les coupables et les punissent. Ainsi, par
leur présence au cœur même de la vie, toutes les âmes de tous les
morts surveillent tous les vivants et désignent pour chacun d'eux
l'espérance de ne pas quitter, après sa mort, les choses et les êtres,
de voisiner éternellement avec eux dans un espace à la fois invisible
et familier, et la menace de souffrir du passage à la non-vie.

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Donner un sens à la mort rend ainsi les morts redoutables :
maîtres de la douleur, ils le sont aussi du statut terrestre. Leurs
désirs, leurs caprices, leurs valeurs dictent l'avenir des vivants, qui
doivent décrypter ces lois et s'y conformer autant qu'ils le peuvent.
Toute maladie est représentée comme possession, résultat d'un
envoûtement par les âmes des morts, et elle produit un sentiment de
culpabilité : on est malade parce qu'on n'a pas obéi aux lois,
explicites ou implicites, des âmes des morts. La maladie est à la fois
agression et interpellation des morts, fin d'une matérialité et retour à
une éternité, fin d'une impuissance et début d'un pouvoir.
Cette production de sens est aussi dictée par la pratique sociale :
dire que le cosmos invisible est en correspondance avec le monde
visible et avec le corps, dire que l'invisible détermine la maladie,
c'est renvoyer à la réalité d'un monde où l'homme se trouve
concrètement dominé par toutes les forces qui l'entourent. Comme
la conscience de chacun est liée à celle du groupe tout entier, la
maladie d'un individu concerne toute la collectivité ; quand l'un des
siens est malade, la tribu « a mal à l'un de ses membres ». Dans la
conscience du risque de contagion et de rupture économique de ces
groupes, chacun joue un rôle indispensable à la survie collective.
Ainsi se dessine, dans les idées comme dans la pratique, quelque
chose comme une problématique du Mal : toute maladie est le
résultat d'un maléfice dont les auteurs, conscients ou non, sont à
découvrir parmi les morts, ou parmi ceux des vivants qui détiennent
les pouvoirs des morts. La mort de l'un est menace de maladie ou
de mort pour les autres, car le mort peut se venger de ceux qu'il
soupçonne d'être ses meurtriers. Toute thérapeutique est donc
défense contre la non-vie ; guérir et prévenir la maladie, c'est
empêcher les âmes de nuire, c'est découvrir le coupable et le châtier
pour apaiser les morts.
L'efficacité de ces stratégies contre le Mal exige un consensus : la
croyance du thérapeute en ses techniques, du patient dans le
pouvoir du rite et du groupe dans la valeur des soins. Le rapport au
Mal est alors guerre contre les habitants de l'autre monde, guerre de
la vie contre la non-vie, identique à celle qu'on livre aux tribus

19
voisines : il faut les surveiller, les tenir éloignés, négocier avec eux,
se les concilier et faire la paix. Toutes les tactiques de guerre et de
chasse sont applicables à la lutte contre le Mal.
La première de toutes consiste à éloigner les âmes des morts, en
mangeant les morts. Cannibalisme.

Manger les morts pour vivre

Le premier lieu de l'enfermement, la première forme de séparation


des âmes et des corps des morts, la première façon, pour un clan,
de se prémunir contre les âmes de ses morts est de consommer le
cadavre ; dualité de cette stratégie, qui fait sa valeur : on se sépare
des âmes des morts et on assimile leurs forces.
Cette hypothèse ne se veut pas explicative d'un des rôles du
cannibalisme, mais générale : non seulement le cannibalisme est
parfois séparation de l'âme des morts et des cadavres, mais sans
doute l'est-il toujours. Outre les cas, fréquents mais anecdotiques,
de cannibalisme alimentaire, l'anthropophagie en fait est toujours un
comportement thérapeutique. Général ou unique, quotidien ou mis
en scène, il a toujours un sens ; manger l'homme, ce n'est jamais se
nourrir (encore qu'on puisse se demander si manger quoi que ce soit
a jamais été justifié par la seule faim).
A partir de ce qui précède, l'hypothèse théorique qui tend à
l'expliquer est aisée à construire : on se défend des morts en les
consommant, en intégrant leur vitalité, en leur évitant l'horreur d'une
lente décomposition, en leur assurant une sépulture honorable ; on
sépare définitivement l'âme du corps, pour éviter son retour et pour
se concilier sa grâce.
Certes, en ces temps de balbutiements du langage, la signification
de ces pratiques ne peut être établie. Mais les faits le sont : il est
établi que les pithécanthropes et les hommes du Paléolithique
pratiquaient l'anthropophagie78 et que le cannibalisme constitue une
des pratiques importantes des toutes premières organisations
humaines.

20
La plus ancienne trace de cannibalisme aujourd'hui connu a été
trouvée dans la caverne de Chou Kou Tien en Chine : six boîtes
crâniennes, des fragments de crânes, des mandibules de
sinanthropes. L'absence d'autres parties du corps conduit à regarder
ces fragments comme les restes d'un festin cannibale, suivi d'un rite
funéraire. D'autres traces du même type datant de cette époque ont
été découvertes, datant de cette époque. Ainsi, dans une caverne de
Krapina, en Croatie, des traces d'anthropophagie ont été relevées
sur des cadavres de jeunes femmes.
Peu nombreux sont les textes et les travaux d'anthropologie qui
décrivent avec précision les rituels cannibales, mais, des textes
ethnologiques les plus récents consacrés à ce sujet23, il ressort que
le cannibalisme est en fait présent, vécu et pensé dans le discours
tenu par de nombreuses sociétés archaïques sur elles-mêmes. Il y
figure comme une stratégie destinée soit à éloigner les morts (chez
les Guayakis), soit à donner aux morts un pouvoir supérieur (chez
les Fatalekas), soit à venger les morts (chez les Tupiguaranis).
Dans tous les cas, malgré la diversité de ses formes, il constitue
une manière de gérer la menace que les morts font peser sur les
vivants et donc une manière de lutter contre la maladie. Suivant les
types de représentation de la vie et de la non-vie, toutes les formes
sont possibles : certains groupes mangent leurs ennemis, d'autres
mangent leurs propres morts, d'autres mangent leurs enfants,
d'autres encore une victime spécifique déjà sacrificielle.
Très intéressant en particulier est le champ global que fournissent
les Tupis, ensemble de tribus brésiliennes connues et étudiées par
les Européens depuis le XVIe siècle. Si on sait depuis Jean de
Léry54 et Montaigne que ces peuples étaient mangeurs d'hommes,
mis à part le travail de Pierre Clastres21, l'analyse anthropologique
moderne de leur cannibalisme est généralement mesurée et
sceptique. Il ne faut pas s'en étonner : les Indiens cachent leur
passé cannibale, non par honte d'une telle pratique mais en raison
de l'image culpabilisante que leur en ont donnée les Européens. Ils
le taisent pour ne pas être punis, ou l'inventent pour se moquer des
étrangers.

21
Ainsi, lorsque Clastres l'apprend au hasard d'une conversation
avec une vieille Indienne Guayaki à qui la tribu avait omis de passer
la consigne du silence (« Manomba o oh ! Mais, eux, ils vont tous
mourir ! – Oui ? Pourquoi ? – Parce qu'ils ne mangent pas leurs
morts »), il découvre ce que les Indiens cachent depuis trois siècles.
Le cannibalisme en effet a toujours été l'un des prétextes du
colonialisme : le mot « cannibale » lui-même vient de caribal, l'un
des noms donnés par les Espagnols aux îles Caraïbes et à leurs
habitants. Ainsi, au XVIIIe siècle encore, parlant des Indiens du
Brésil, le père Lozano écrit : « Toute leur intrépidité est de mener
l'assaut de nuit, par traîtrise, contre ceux qui sont en train de dormir ;
non point tant par désir de se venger ou par convoitise du butin que
stimulés par leur appétit de chair humaine, car ils s'empiffrèrent
comme le ferait un tigre du cadavre des défunts1. »
Tout au long de notre histoire moderne, le cannibale est resté
identifié au sauvage. Les princes poètes du Moyen Age, Dante,
Shakespeare, assimilent cannibalisme et sauvagerie, et cette
hypothèse se maintient jusqu'au XIXe siècle. En 1836, on trouve
dans le Dictionnaire de Napoléon Landais cette définition : «
Cannibale : nom de certains peuples d'Amérique qui mangent de la
chair humaine. Au figuré, se dit de tout homme cruel et féroce : "
C'est un vrai cannibale. " » Dans le Larousse du XIXe siècle, à
l'article Anthropophage, signé « Henry Froidevaux, agrégé d'histoire
et de géographie », on peut lire : « Anthropophages : synonyme
cannibales. A l'origine, les deux mots avaient à peu près la même
signification. Mais aujourd'hui anthropophage signifie simplement qui
se nourrit de chair humaine, qui en a contracté en quelque sorte
l'habitude. Cannibale ajoute à cette idée celle de cruauté,
d'inhumanité, de férocité. [...] Il n'existe plus que quelques peuples
anthropophages dans les régions où l'Européen a pénétré.
S'emploie substantivement : " Le boa est un terrible anthropophage.
" Par exagération : " Les anthropophages du peuple sont ceux qui
vivent à ses dépens " (Benjamin Constant). » Ainsi, de 1836 à la fin
du XIXe siècle s'opère un glissement sémantique : anthropophagie
devient synonyme d'inhumanité. Cela confirme la description

22
antérieure des sauvages, en faisant apparaître l' « Européen »
comme le « Saint Missionnaire » devant lequel recule le « terrible
boa » anthropophage et les monstres « inhumains » que sont les «
cruels et féroces » cannibales, c'est-à-dire les peuples à coloniser.
Au xxe siècle et jusqu'à nos jours, la perception du phénomène
cannibale est restée floue : on le refuse, on l'oublie, on le rend banal,
on l'innocente.
En fait, le rituel cannibale des Indiens Guayakis, celui sur quoi se
fondent ces caricatures, a une tout autre signification. Si les
Guayakis mangent leurs propres morts, c'est pour que leur corps
soit la sépulture de leurs compagnons, afin que l'âme des morts ne
puisse revenir pour les rendre malades. Le Guayaki ne tue pour
manger que lors de la mort par maladie d'un homme jeune : pensée
comme injuste, elle provoque un tel désordre dans le groupe qu'elle
menace les vivants. Alors, le rituel du « Jepy » ordonne de tuer avec
lui des vieilles femmes ou des jeunes filles. En général le rituel
cannibale des Guayakis décrit par Clastres est donc explicitement
thérapeutique : « On construit le four, le " Byta ", où grillent tous les
morts, sauf les très jeunes enfants que l'on fait bouillir dans des
marmites de terre. [...] Pendant ce temps, poursuit Clastres, on s'est
occupé du cadavre. Avec son couteau de bambou, un homme – de
préférence, s'il est encore en vie, le parrain du mort – découpe le
corps. La tête et les membres sont séparés du tronc, bras et jambes
sont désarticulés, organes et viscères sont extraits de leur logement.
La tête est soigneusement rasée, barbe et cheveux s'il s'agit d'un
homme, et c'est en principe l'épouse qui s'en charge, de même
qu'une mère rase la tête de son enfant. A la différence des parties
musclées et des organes – la viande proprement dite – , la tête et
les intestins sont bouillis dans les marmites. Rien n'est éliminé du
corps d'un homme ; à celui de la femme, on enlève seulement son "
père ", son sexe, qui n'est pas consommé. On l'enterre. Il arrive
parfois que les intestins ne soient pas mangés ; non en raison d'un
tabou alimentaire, mais parce qu'ils puent trop, auquel cas on les
enterre également. Tout le reste est disposé sur le " Byta ". Quand
c'est bien cuit, c'est-à-dire lorsqu'on ne voit plus aucune trace

23
sanglante, on répartit la viande entre les assistants. [...] La tête est,
comme la tête des animaux, réservée aux anciens, hommes et
femmes, et interdite aux jeunes chasseurs. [...] Quant au pénis –
comme la tête, bouilli – , il est toujours destiné aux femmes et, parmi
elles, à celles qui sont enceintes. Elles ont ainsi la certitude de
donner le jour à un garçon. Un légume accompagne la chair
humaine : moelle ou bourgeon de palmier pindo, bouilli avec la tête
et les viscères, rôti sur le gril avec la viande. Ce n'est pas une simple
garniture. Le végétal remplit ici une fonction bien précise : neutraliser
l'excessive " dureté ", la trop grande " force ", le Myrakwa qui fait de
la chair humaine une nourriture différente de toutes les autres, et
dangereuse pour ceux qui la consommeraient seule. [...] Mêlée au
palmito, elle perd sa " force ", on peut la manger sans crainte, elle
est devenue une viande comme les autres. Quant aux os, on les
brise pour en extraire la moelle. Les femmes, surtout les vieilles, en
sont très friandes21. »
Ambiguïté de la consommation cannibale, dangereuse et
nécessaire à la fois. On y lit en filigrane une négociation avec les
morts : un Indien Guayaki décrit très clairement à Clastres la
fonction thérapeutique de cette cérémonie : « Quand on ne mange
pas les morts, on est dans l'angoisse. Si on les mange, on est bien
tranquille, le cœur ne palpite pas. L'angoisse, c'est la maladie
mortelle, le calme, c'est la santé ; quand on est angoissé, on reste
sans force. » Un autre dit à Clastres : « Je suis très malade, presque
mort ; j'ai grande envie de manger de la chair humaine pour guérir.
Quand on mange de la chair d'Aché, on guérit vite. »
La mort d'un Guayaki est ressentie par tous les autres comme un
danger, car elle libère une âme qui cherche à entraîner d'autres
corps avec elle, provoquant ainsi angoisse, maladie et mort. Manger
les morts permet de guérir car, en mangeant le corps, on sépare le
cadavre de l'âme, on fait obstacle à la conjonction d'un corps vivant
et d'une âme de mort. Lorsque la mort a brisé l'unité vivante corps-
âme, chacun des deux termes composants subsiste désormais pour
soi, extérieur à l'autre, définitivement séparé. Ils ne peuvent plus
coexister : « Le barrage opposé à Ové (l'âme), écrit Clastres, c'est le

24
corps même que, vivant, elle habitait, et qui maintenant se trouve là
où précisément elle voudrait aller, dans le corps des vivants que l'on
a intégré. Si Ové persistait en son effort pour investir l'espace
intérieur du corps vivant, qu'y trouverait-elle ? Son ancienne
enveloppe, maintenant morcelée et consommée, les débris
mastiqués de ce avec quoi elle ne peut plus entretenir de rapport, le
double matériel – détruit, aboli – de ce qu'elle est elle-même. La
conjonction – par le biais du repas cannibale – entre corps vivant et
corps mort, c'est la disjonction entre vivants et " âmes mortes ", et la
suppression du cadavre, traité comme nourriture, oblige Ové à se
reconnaître irrévocablement pour ce qu'elle est : un fantôme sans
épaisseur qui n'a plus rien à faire auprès des vivants. L'emporte
alors la fumée qui, des cendres de crâne tourné vers l'ouest, monte
dans le ciel pour se perdre dans le monde supérieur, forêt invisible,
grande savane, pays des morts21. »
L'acte cannibale est donc à la fois conjuration et guérison. Il est
séparation.
D'autres Indiens de la même région, les Tupinambas, mangent
non leurs morts, mais leurs prisonniers. Ceux-ci, jusqu'à leur
meurtre, fixé parfois à plusieurs dizaines d'années après leur
capture et dont la date leur est connue, vivent librement dans la
tribu. Ils peuvent se marier et avoir des enfants. Ils ne cherchent
jamais à s'enfuir, car ils seront de toute façon rejetés par leur propre
tribu pour qui ils sont déjà morts. Au jour dit, le prisonnier, arrêté et
entraîné vers le lieu de supplice, injurie ses bourreaux et se défend,
avant d'être tué à coups de gourdins, selon un rituel très sophistiqué.
Tous les membres de la tribu, sauf le meurtrier, qui doit rester à jeun
et se méfier de subtils dangers, mangent le corps, soigneusement
réparti par les anciens. Pour les Tupinambas, manger l'ennemi est à
la fois une vengeance de guerre, une réappropriation des ancêtres
mangés par les ennemis et une protection contre les risques de péril
futur. Il y a ainsi don et contre-don, conflit d'appropriation d'éternité,
et lutte contre la mort. On trouve là le point de rencontre du
cannibalisme et de la guerre : l'ennemi, comme ses propres morts,

25
doit être mangé pour séparer des âmes dangereuses, pour
s'approprier l'éternité par la prédation du même.
Une telle interprétation est pourtant refusée par les découvreurs
de ces tribus. Un des tout premiers à avoir décrit les mœurs des
Tupinambas, Jean de Léry, écrit : « Tous confessent cette chair
humaine d'être merveilleusement bonne et délicate 54. » II précise
que les vieilles femmes, surtout, en étaient « friandes ». Claude
d'Abbeville reconnaît au contraire qu'ils ne mangent pas par plaisir. «
Ce n'est pas qu'ils trouvent tant de délice à manger de cette chair
humaine que leur appétit sensuel qui les porte à tels mets. Car il me
souvient d'avoir entendu d'eux-mêmes qu'après l'avoir mangée ils
sont quelquefois contraints de la vomir, leur estomac n'étant pas
capable de la digérer. » Jean de Léry ajoute : « Leur principale
intention est qu'en poursuivant et rongeant ainsi les morts jusqu'aux
os ils donnent par ce moyen crainte et épouvantement aux vivants 54
», c'est-à-dire qu'ils se prémunissent contre le retour des tribus
ennemies. Ce que confirme Staden : « Ils font ainsi non pour apaiser
leur faim, mais par hostilité, par grande haine85. »
Beaucoup d'autres tribus mangent rituellement des morts. C'est le
cas des Fatalekas qui, à la mort de leur chef, pour assurer sa survie
éternelle, mangent une victime sacrifiée. Ce repas est obligatoire, il
est la condition de la survie du groupe dans l'éternité du groupe ; si
l'un des convives vomit, les autres doivent aussitôt manger ce que
par malheur il a rejeté. C'est à cette condition que le chef mort
protège le groupe contre toutes les agressions des autres âmes.
Pour leur part, les Iroquois rivalisent pour s'arroger le privilège de
manger le coeur d'un prisonnier courageux et s'approprier sa
vaillance.
Certains peuples mangent seulement certains de leurs enfants24.
Par ce moyen, ils réingurgitent ce qui leur a échappé, ils mangent ce
qui les a mangés, la grossesse durant : ainsi, avant la domination
des Incas, le cannibalisme familial est très répandu au Pérou.
Vohland écrit : « La passion des aborigènes pour la chair humaine
était si forte, semble-t-il, qu'ils ne se bornaient pas à manger les
ennemis, mais dévoraient également leurs propres enfants, nés de

26
l'union avec des femmes capturées à la guerre et élevés à cet effet
jusqu'à leur douzième ou treizième année36. »
Selon Roheim 77, en Australie les tribus du Nord (Yumu, Pindupi,
Ngali, Nambutji) dévorent presque tous leurs enfants, et les tribus du
Sud (Matuntara, Malaratara, Pijentara) font manger un enfant sur
deux par l'autre pour doubler ses forces, en fracassant la tête du
puîné contre l'épaule de l'aîné. Les tribus d'Australie centrale
provoquent des avortements afin de manger les fœtus. On fait sortir
l'enfant par la tête, on brûle le placenta, on fait rôtir l'enfant. Mère,
frères et sœurs le mangent pour devenir plus robustes. Dans la tribu
Matuntara, les mères tuent les enfants les plus jeunes, alors que le
père se réserve les plus grands ; il leur assène un violent coup sur la
tête, puis s'éloigne ; quelques instants après il revient et les frappe
de nouveau, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'ils meurent. Seuls la
mère et les frères mangent la victime15.
En Asie, chez les Ghiliaks, le père tue et mange le fils mal formé,
le mari mange la femme stérile. En Afrique, les Ibos du delta du
Niger sacrifient et mangent leurs enfants.
Ce cannibalisme infanticide est souvent analysé comme un
facteur de régulation démographique et il a certainement joué ce rôle
dans ces économies sans progrès technique rapide. Mais le meurtre
eût suffi, et manger les morts a un autre usage : cette permanence
du cannibalisme renvoie sans cesse à la séparation de l'âme et du
corps, l'assimilation de la force des morts, de l'éternité.
Voilà pourquoi, pendant fort longtemps, le cannibalisme n'est ni
grave, ni traumatisant, ni exceptionnel ; mais banal et nécessaire,
sage et serein. De même que la perspective d'être mangé après sa
mort n'effraie nullement, preuve d'amour en même temps que
moyen de survie. Dans certaines tribus d'Afrique et d'Amérique du
Sud, chaque mourant répartit même, comme en héritage, son corps
entre les membres de sa tribu. Chez les Fore en particulier, le
moribond précise ceux de ses parents qui sont autorisés à le
manger.
Ce cannibalisme n'est pas seulement présent à des époques
reculées, et on le retrouve dans des civilisations militaires plus

27
récentes : « Selon Pasanius de Lydie, les Gaulois, sous le
commandement de Combutis et d'Orestorios, auraient tué toute la
population mâle de Callieas, puis bu leur sang et mangé leur chair.
Des accusations similaires furent plus tard lancées contre les
Tartares et les Mongols, mais ces témoignages ressemblent
davantage à des histoires d'atrocités guerrières qu'à des
descriptions ethnographiques de cultes cannibales. [...] Des récits
sur le cannibalisme en Egypte, aux Indes et en Chine l'associent soit
à la préparation de mets exotiques destinés aux palais fatigués des
nantis, soit à des famines pendant lesquelles les pauvres se
mangeaient entre eux38. »
Jusqu'au xve siècle subsistent des royaumes cannibales, tel celui
que décrivent les observateurs de l'Empire aztèque : « Les
prisonniers de guerre constituaient la principale source de nourriture
des dieux aztèques. Une fois les degrés des pyramides gravis
jusqu'aux temples, ils étaient saisis par quatre prêtres, basculés sur
l'autel de pierre alors qu'un cinquième prêtre leur ouvrait la poitrine
avec un couteau d'obsidienne. Puis le cœur de la victime, dont on dit
d'habitude qu'il battait encore, était arraché et brûlé en offrande. Le
reste du corps était roulé en bas des degrés de la pyramide,
délibérément construite en pente abrupte en vue de cette fonction. »
La description de Bernardino de Sahagun ne laisse guère de doute :
« Après avoir arraché le cœur et versé le sang dans une calebasse
que recevait le maître de l'homme abattu, ils faisaient rouler le corps
sur les marches de la pyramide. Il s'arrêtait sur une petite place en
bas. Là, quelques vieillards [...] s'en emparaient et le portaient vers
leur temple tribal où ils le démembraient et le détaillaient afin de le
manger. [...] Comme les armées des Aztèques étaient des milliers de
fois plus nombreuses que celles des Hurons ou des Tupinambas,
elles pouvaient faire des milliers de prisonniers en une seule bataille.
[...] Lors de la consécration de la grande pyramide de Tenochtitlan
en 1487, quatre files de prisonniers dont chacune s'étendait sur trois
kilomètres furent sacrifiées par une équipe de bourreaux qui
travaillèrent nuit et jour pendant quatre jours. » Comptant deux
minutes par sacrifice, le démographe et historien Sheburne Cook a

28
estimé que le nombre des victimes tuées à cette seule occasion fut
de 14100. De telles estimations pourraient être taxées d'exagération
si Bernai Diaz et Andres de Tapia n'avaient pas vu les alignements
de crânes humains méthodiquement rangés et donc faciles à
compter sur les places des villes aztèques. Diaz écrit que sur la
place de Xocotlan « il y avait des piles de crânes humains si
régulièrement arrangées qu'on pouvait les compter et je les estimai
à plus de cent mille. Je répète qu'il y en avait plus de cent mille 38.
De nos jours, le cannibalisme est encore pratiqué aux îles
Marquises, à l'intérieur de la Nouvelle-Guinée, en Mélanésie, aux
îles Fidji, en Nouvelle-Zélande et à Sumatra. Aujourd'hui encore, au
Cambodge et au Vietnam, on fait avorter des femmes à sept mois de
grossesse pour donner les foetus à manger aux cadres supérieurs.
De plus, on le verra, tout au long de l'Histoire, il n'est de peuples qui
n'aient prescrit de manger des fractions bien déterminées du corps
humain selon les maladies à guérir : là on se nourrit d'extraits de
testicules pour favoriser le coït, ici de placenta pour faciliter
l'accouchement.
Alors on peut désigner le cannibalisme comme la première des
thérapeutiques, même si aucune des histoires de la médecine, dans
leurs descriptions des formes primitives de guérison, n'y fait la
moindre allusion, même si la plupart des ethnologues refusent toute
explication générale du cannibalisme.
Dans un monde de misère et de peur, loin d'être folie des
hommes, manger la vie est marque d'immense sagesse, excellent
moyen de trouver des protéines, de s'inoculer certaines maladies.
Excellent moyen aussi de se défaire de la peur et de l'hystérie
collectives devant les dangers du monde. Manger le même est tout
ensemble consommer de l'énergie et mettre de l'ordre, donner son
premier sens à l'appropriation, et la lier indéfectiblement au Mal, à la
mort, à la culpabilité.
Au cannibalisme renvoient toutes les autres formes primitives de
la mise en ordre de la mort. Et d'abord les rites funéraires, sans
doute la première tentative thérapeutique, après le cannibalisme,
destinée comme lui à tenir à l'écart les corps des morts, à les mettre

29
hors d'état de nuire, à les séparer des vivants après les avoir
dénoncés comme un danger.
De la forêt originelle à la société des bandes de chasseurs
hominiens, nous ne savons rien des formes qu'a pu revêtir cette
mise à distance. Mais on en trouve des traces multiples à partir du
Paléolithique moyen. Parfois, les os sont fracturés et dispersés.
Parfois, après exposition du cadavre sur un arbre, les os sont
recueillis et conservés et le cadavre est ultérieurement enfoui dans
une fosse, une prison. Quarante mille ans nous séparent des
premières tombes connues, la Chapelle aux Saints, le Monte Circeo
ou le Mont Carmel. Elles « nous indiquent bien plus et autre chose
qu'une simple mise en terre pour protéger les vivants de la
décomposition (le cadavre aurait pu à cet effet être abandonné ou
jeté à l'eau). Le mort est dans une position fœtale (ce qui suggère
une croyance en sa renaissance), parfois même couché sur un lit de
fleurs » 69. Dans ces premières formes de séparation, les os sont
parfois badigeonnés d'ocre, des pierres se dressent pour honorer les
morts, des armes, de la nourriture suggèrent que la vie se prolonge
en un au-delà. Par ces tombes, l'humanité donne sens à la mort afin
de donner sens à la vie : le sens de la maladie précède celui de
l'économie. Ainsi l'humanité stabilise dans la tombe la naissance à
l'après-vie avant même de stabiliser la vie dans les campements93.
Les formes de cet éloignement des morts sont multiples à travers
le temps et l'espace. Pour les peuples altaïques88, assez bien
connus car observables il y a encore un siècle, le mort doit être
éloigné au plus vite. Comme il entend et comprend tout ce qui se
passe autour de lui, aussi longtemps que son corps demeure dans la
maison, on ne doit dire que du bien de lui. Pour qu'il ne puisse
fournir aucun renseignement au monde invisible sur le monde
visible, on place des bouchons de soie rouge dans toutes les cavités
de sa tête, et on le fait sortir au plus tôt. Les Toungouses, les
Samoyèdes, les Esquimaux pensent lui barrer la route du retour en
abaissant la paroi de la tente aussitôt le corps passé, ou en le
sortant par la fenêtre, car un mort sorti par la porte peut revenir par
la même voie pour emporter quelqu'un avec lui. Les Toungouses

30
déplacent la tente des morts. Les Labroustes et les Soôtes
abandonnent avec le cadavre la yourte qui le porte. Les Kirghizes
Khazaks rentrent, paraît-il, du cimetière à une vitesse telle qu'ils en
tombent parfois de cheval. Les Toungouses effacent soigneusement
les traces de ce voyage de retour. « Il est bon que le vent souffle
quand on revient d'un enterrement, car il balaye toutes les traces du
mort », disent les rites lakoutes. Pendant une semaine, les Tatars
postent des gardes sur le chemin du cimetière pour empêcher le
mort de revenir chez lui. Tous les objets du mort sont brûlés, brisés
ou laissés sur les lieux de l'inhumation. Chez les Toungouses, le
cheval, l'épée et le costume du mort sont remis au lama pour prix de
ses services. Le mort, emporté à une quinzaine de toises de sa
demeure, vers l'est, est abandonné aux chiens dans la steppe. Les
Toungouses pensent que plus vite les chiens auront dévoré son
cadavre, plus grande aura été sa piété. « Il est si pécheur que les
chiens ne veulent pas manger son corps », disent-ils de certains.
Chez les Kirghizes Khazaks, le cimetière est si distant que le corps y
est amené à dos de chameau.
Les rites sont très voisins en Afrique. Robert Jaulin décrit45
comment on porte en courant le mort tchadien à sa tombe et
comment, avant d'y descendre le corps, on verse sur lui de l'eau
pour le rafraîchir. Des moutons et des cabris sont égorgés, on arrose
de leur sang l'intérieur du trou. Pour prouver qu'il n'a pas partie liée
avec cette mort, chacun des proches jette un peu de terre sur le
cadavre en disant : « Si je suis coupable de ta mort, que le bord de
ce trou me soit destiné et que je meure bientôt. » Les poteries qui
contenaient l'eau vidée dans la tombe sont cassées et jetées sur le
cadavre. Puis la case du défunt est détruite. Pour les Saras, l'âme
du mort reste près du cadavre plusieurs jours après le décès ; elle
entend et voit ce qui se passe et juge du chagrin des proches et du
respect des coutumes. Au moment le plus dangereux du rituel, celui
de la mise en terre, l'âme tente d'entraîner les amis du mort dans
l'au-delà et d'attraper les âmes des femmes et des enfants, plus
vulnérables dans la mesure où elles n'ont pas subi la mort initiatique
qui protège de la mort réelle. Aussi femmes et enfants doivent-ils se

31
garder d'approcher de la tombe. Les morts les plus menaçants sont
ceux qui ont été longtemps malades avant de mourir, et tous ceux
qui de leur vivant ont conçu quelque aigreur. A ceux-là on ne fait
qu'un enterrement sommaire, sans pleureuses ; on détruit tous leurs
biens, on pose des branchages épineux au fond du trou et on traîne
le corps vers son dernier séjour, la corde au cou. En revanche, les
âmes des enfants de moins d'un an, qui font l'essentiel des morts,
sont faibles et peu dangereuses ; leurs corps peuvent donc être
enterrés dans la case même de leur mère. En même temps qu'un
éloignement rituel et une conciliation des âmes, la mise en terre
assure la perpétuation de l'alliance du clan, qui ne doit pas renier
ses morts de peur d'être attaqué par eux. Ainsi les femmes mariées
hors du clan y reviennent pour y être enterrées car le corps est la
propriété du groupe. L'alliance est rompue pour les traîtres,
coupables d'avoir trahi le secret initiatique ou d'être morts ailleurs.
Cette stratégie concerne aussi, chez la plupart des peuples, les «
presque morts » : quand est rendu un pronostic d'incurabilité, le
malade est retranché du groupe des vivants car son voisinage avec
la mort le rend plus vulnérable aux assauts des âmes.
On peut voir aussi dans la césarienne, l'amputation, les sutures
intestinales, la suggestion et l'hypnose, déjà connues et pratiquées,
d'autres éléments d'un même rituel de guérison. De même,
l'ingestion de copies d'organes malades, sous forme de plantes qui
leur ressemblent, permet la guérison par la consommation du
semblable ; ainsi encore la consommation rituelle des déjections,
analogues, par leur localisation dans le bas du corps, à la fécondité
et à la naissance : émissaires du corps auprès du reste du monde,
parcelles du corps séparées de lui, elles sont porteuses du sort de
leurs possesseurs. Ersatz de celui qui les a produites, elles .
peuvent donc transmettre ses qualités. Aussi doit-on les consommer
pour en conserver la force.
Parfois, c'est la maladie elle-même qui est personnalisée dans un
individu qu'il faut éloigner ou dont il faut détruire l'âme. Pour un
shaman sibérien, « aussitôt que nous avons réussi à capturer l'âme

32
de la maladie qui est un homme, alors meurt la maladie, qui est un
homme : son corps disparaît dans nos intérieurs » 27
De même, c'est à l'Ordre cannibale que renvoie le rituel de
l'ordalie où le poison, juge et purificateur, désigne le coupable.
Parfois encore, c'est par le simple toucher qu'on tente de guérir en
communiquant le souffle de vie et la force d'un corps, cette fois sans
le manger. Enfin chez les peuples altaïques, le mal est aussi
représenté comme un objet matériel que les âmes auraient introduit
dans le corps des vivants pour les y représenter et qu'il faut
expulser.
Cette omniprésence multiforme du cannibalisme dans toute la
pensée populaire de la guérison donne sa première force à
l'hypothèse de ce livre : l'Ordre cannibale est le fondement des
pratiques thérapeutiques, l'invariant fondamental et structurel des
comportements des sociétés primitives devant la possession, sens
premier du Mal.
Et pourtant un tel paradigme n'a pas plus retenu l'attention des
ethnologues que celle des historiens ; à l'exception de Lévi-Strauss,
qui l'évoque pour le rejeter dans un étrange et célèbre passage de
Tristes Tropiques : « A les étudier du dehors, on serait tenté
d'opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent
l'anthropophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains
individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de
neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit ; et celles qui,
comme la nôtre, adoptent ce qu'on pourrait appeler l'anthropoémie
(du grec emein, vomir); placées devant le même problème, elles ont
choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres
redoutables hors du corps social 'en les tenant temporairement ou
définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans les
établissements destinés à cet usage. A la plupart des sociétés que
nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur
profonde ; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie
que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes
symétriques56. »

33
Là où Lévi-Strauss voit contradiction entre consommation et
expulsion, il me semble au contraire déceler une unité : la
consommation du cadavre est une façon d'expulser le mal, de
séparer l'âme du corps. D'ailleurs, un peu plus loin, comme s'il
l'admettait, Lévi-Strauss écrit : « Le comble de l'absurdité étant [...]
de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce
que, plutôt que de consommer quelques-uns de nos semblables,
nous préférons les mutiler physiquement et moralement56. » Ici, il ne
parle plus de vomissures mais de mutilations, reconnaissant
implicitement que mutiler et consommer sont deux formes d'une
même destruction, d'une même séparation du mal et du bien.
Il devient donc possible de dégager les invariants opératoires, les
actes abstraits vécus dans le cannibalisme, les rites funéraires et
ses autres métaphores.
A partir de la pratique, l'Ordre peut se théoriser.
A considérer les exemples donnés jusqu'ici, il semble en effet
qu'on puisse décomposer l'Ordre cannibale en cinq opérations
successives, cinq éléments déterminants de sa stratégie face au mal
: la première consiste à sélecfionner les signes dont on pense que le
mal viendra. Puis ces signes sont surveillés. Ensuite est dénoncée la
cause du mal, du désordre des signes avec qui il faut négocier. Enfin
vient la séparation du mal.
Sélectionner, surveiller, dénoncer, négocier, séparer, voilà les
étapes de la thérapeutique cannibale.
Voilà aussi les diverses opérations que la vie oppose aux
agressions extérieures, telles qu'on peut les connaître aujourd'hui :
le corps se sépare lui-même de ce qui lui est étranger et nuisible.
Alors, le cannibalisme peut sembler indéracinable parce que miroir
de la vie elle-même. Et pourtant, à ce cannibalisme général, dont les
Guayakis d'Amérique ou les Ngalis d'Australie donnent l'exemple,
s'oppose et succède un cannibalisme ritualisé, localisé, limité à une
victime émissaire, le cannibalisme des Aztèques.
Pourquoi et comment cette canalisation du cannibalisme dans les
systèmes religieux ? Pourquoi, à mesure que les Dieux s'expriment,
se masque le cannibalisme? La raison m'en paraît simple : le

34
cannibalisme désigne la mort de l'autre comme le moyen de sa
propre vie. Aussi, l'homme, en tuant l'homme, prend-il bientôt
conscience que c'est lui-même qu'il risque de faire tuer pour qu'un
autre vive; qu'en produisant du bien (un cadavre à manger), il
produit du mal (une âme) et une menace de mort. Ainsi, l'Ordre
cannibale sécrète une croissance du meurtre cannibale : la chasse
produit une demande d'une richesse à conquérir et annonce la
propriété.
Le meurtre cannibale est donc destructeur de l'ordre que le
cannibalisme maintenait ; suicidaire, il est inacceptable, sans les
limites d'une loi. Force est alors de le limiter, de le contenir, de
l'interdire : tel sera le rôle des Dieux.
Pour que s'approprier les forces de toutes les âmes ne soit plus
nécessaire, il faut qu'elles cessent d'être source du Mal. La maladie
demeure alors une faute – non plus à l'égard des âmes de tous les
morts, mais à l'égard de quelques-unes, distinguées et choisies,
embryons des Dieux avec qui il va falloir négocier.

Rêver le cannibalisme

A écouter les mythes, il semble bien en effet que, dans de


nombreuses cultures, tout se passe comme si un cannibalisme
sauvage a précédé un cannibalisme ritualisé.
Selon Guidieri36, les Fatalekas « opposent à leur cannibalisme
institutionnel (...J un cannibalisme sauvage d'avant la société des
hommes [...] attribué à un ancien peuple de l'intérieur [...] dont les
mœurs cannibales fortement réprouvées s'opposent
systématiquement aux pratiques rituelles ». Selon Chodowiec, le
mythe fondateur des « Cinq Nations » Iroquoises raconte comment
les hommes sont passés d'un cannibalisme sauvage, monstrueux,
où des personnages dévorent n'importe qui, y compris les parents
les plus proches et soi-même parfois, n'importe comment (cru, par
exemple), au cannibalisme institutionnalisé, socialisé, dont ils sont
fiers.

35
Dans de nombreuses cultures, le même récit mythique s'exprime
par l'existence passée d'un homme gigantesque, ogre puissant et
effrayant, qui dévore hommes et enfants, et aux agissements duquel
il a fallu mettre un terme : Ouranos ou Kynapippi, Cronos ou
Tokedukeketai.
Dans Totem et Tabou 30 , Freud décrit le repas sacrificiel et la
consommation du totem comme le ciment de l'unité des groupes
humains. Par cette opération, ceux qui ont consommé la vie sacrée
s'identifient au totem et s'assurent de l'éternité. L'analyse freudienne
du mythe originel s'appuie sur les hypothèses de Robertson Smith et
de Darwin : les frères, jaloux du père possesseur de toutes les
femmes, le tuent et le dévorent, mettant fin au règne patriarcal sur la
horde et s'appropriant ainsi le modèle paternel auquel ils
s'identifient. « Le repas totémique, qui est peut-être la fête la plus
ancienne de l'humanité, serait ainsi la répétition et la
commémoration de cet acte mémorable et criminel qui fut à l'origine
de bien des choses – de l'organisation sociale, des réactions
morales et de la religion 30. » Chez Freud, mais à d'autres fins, on
trouve ainsi envisagée l'hypothèse d'une mémoire cannibale
préreligieuse, ensuite vite oubliée.
Des mythes de Haute Asie et de Sibérie attribuent de même les
origines des tribus à l'union sexuelle d'une femme et d'un ours :
Dans toutes les langues mongoles, c'est le même mot qui désigne
l'oncle, paternel ou maternel, et l'ours. Les Qiptchaqs donnent à
l'ours le nom de père : « Aba » (le même nom que celui du père en
araméen : « Abba »). Or, dans un des plus anciens sacrifices rituels
connus (au Paléolithique inférieur) 66 , l'ours des cavernes, c'est-à-
dire donc l'oncle, est mangé. Ici, il y a sans doute également
métaphore ambiguë d'un cannibalisme préreligieux.
Enfin, dans ce monde où le savoir s'exprime par l'analogie et la
métaphore, le cannibalisme est constitutif de l'explication
cosmologique des mythes : la lune est « mangée » par le soleil lors
des éclipses, le soleil « mange » les étoiles à son lever. Seule l'étoile
polaire reste fixe au cours de l'année. Par conséquent, elle n'est pas
« mangée », et c'est donc elle qui mange les autres. Aussi le « Dieu

36
cannibale » habite-t-il « nécessairement » le Nord-Est et, étant le
plus fort parce qu'il mange tous les autres, c'est de lui qu'émane la
force magique la plus redoutable.
Autrement dit, l'étoile polaire, l'ours et le Nord sont les « mangeurs
». Ce raisonnement, en apparence primitif, renvoie à des
connaissances expérimentales positives ; en effet, l'analogie qui
conduit à attribuer au fer la force suprême, celle du corps qui ne fond
pas, et à assimiler le fer, le Nord, l'étoile polaire et l'ours, renvoie à
une réalité scientifique aujourd'hui bien établie : la logique
analogique des anciens leur a permis de découvrir une « cohérence
poétique » de la nature et de l'univers.

L'ORDRE SACRIFICIEL

Manger sans tuer : cannibalisme et sexualité

Pour commencer à limiter la violence, pour maintenir l'ordre sans


menacer le groupe, l'Ordre cannibale pose d'abord lui-même des
limites à l'anthropophagie. Ainsi, les morts guayakis ne sont pas
consommables par tous les vivants : pères et mères ne mangent pas
filles et fils; frères et sœurs ne se mangent pas entre eux.
Il semble que s'annonce par là un lien entre cannibalisme et
sexualité et que la parenté dessine les limites du cannibalisme.
D'ailleurs, pour un Tupi, le même mot désigne « manger » et « faire
l'amour ». Il lui est interdit de manger son parent, et celui qui
transgresse cet interdit tombe malade. Chez les Guayakis, le père
incestueux est mangé par une femme de la tribu, pour avoir «
mangé sa fille » : on ne peut savoir si c'est la copulation réelle qui
représente le repas symbolique, ou si c'est le repas réel qui
représente symboliquement l'acte sexuel.
Le cannibalisme explique que sexualité et nourriture fassent
partout l'objet de prohibitions équivalentes. La correspondance entre
manger et copuler, analysée par Freud dans les Trois Essais sur la
théorie de la sexualité, est universelle : des interdits sexuels et

37
alimentaires du Lévitique, juxtaposés sans explication visible dans le
même paragraphe XVII, à l'intuition voltairienne : « II est dur de
passer de gens qui se baisent à gens qui se mangent90. »
Lévi-Strauss raconte l'histoire de cette fille qui, ayant goûté son
propre sang, ressent alors « l'ardent désir de consommer un inceste
réel ; et ce désir frustré se retransforme en appétit alimentaire, lui
aussi inspiré par le corps du frère réticent55 ». Il raconte également
l'histoire de la Dame Soleil cannibale qu'un héros « tempère » et
rend plus clémente aux hommes en la possédant avec un pénis de
glace55.
Les mythes décrivent alors le cannibalisme familial comme un
acte de délire ou d'ignorance, un acte négatif, de malade. Ainsi, le
fragment 7 des Purifications d'Empédocle raconte le carnage au
cours duquel les humains, unis par d'étroites relations de parenté
(pères-fils, mères-enfants), « dévorent une chair qui est la leur »
sous l'empire de la discorde.
Dans le contexte de l'Ordre cannibale, cette symétrie d'interdits
me paraît claire : on ne mange pas ce qu'on peut tuer, afin de ne pas
avoir à tuer pour manger. Pour ne pas produire la nécessité d'une
violence autodestructrice, on censure le cannibalisme. Identifier celui
qu'il ne faut pas manger, c'est identifier celui qu'il ne faut pas tuer
pour permettre la survie du groupe. Il faut interdire de manger et de
tuer les membres de sa propre famille, c'est-à-dire les agents de
reproduction.
Interdire de manger certains morts, c'est donc en fait, tout
simplement, empêcher de tuer certains vivants dans le but de les
manger. En particulier, c'est interdire de manger les membres de sa
famille, au sens réel et au sens symbolique, et c'est interdire de les
tuer. Le tabou sexuel n'est donc qu'un prétexte, qu'une métaphore,
de prévention opposée à la destruction du système de reproduction
par un meurtre qui serait producteur de nourriture cannibale. Les
tabous sexuels constituent ainsi les exigences de survie de l'Ordre
cannibale.
Ce tabou nécessaire à la vie est toujours présenté comme
thérapeutique, et sa violation comme menace de maladie. Aussi la

38
peur de la maladie aide-t-elle au respect de ces interdits à la fois
alimentaires et sexuels. De fait, violer la loi provoque effectivement
angoisse et culpabilité, possession et maladie.
Le sacrilège, faute à l'égard du groupe et de ses morts, ne peut
donc être évité que par le respect des morts et des lois. La loi
apparaît ainsi avec la nécessité d'interdire la consommation de
l'autre, le meurtre pour manger.
Voilà donc comment l'Ordre cannibale restreint lui-même son
champ, comment l'homme, effrayé de son propre pouvoir de
destruction, marque sa distance avec la nature et avec lui-même, en
refusant de se mettre sur le même plan que ses autres nourritures.
La loi peut organiser alors la mise en scène du cannibalisme dans le
théâtre des Dieux, afin de guérir sans meurtre, de séparer le Mal du
Bien sans manger de cadavres.

Les Dieux et le Mal

Une fois le cannibalisme circonscrit, le Mal n'est plus le fait d'âmes


anonymes, mais d'âmes distinguées, assez fortes pour manger les
autres et donc pour être désignées comme Dieux. Le Mal n'est plus
un rapport entre les vivants et les âmes, mais entre les vivants et les
Dieux représentants des âmes. Les Dieux apparaissent donc
comme les vainqueurs d'un combat cannibale entre les âmes,
comme ceux qui ont su s'approprier le contrôle des hommes et du
Cosmos. Dès ce moment, disparaît le cannibalisme réel au profit de
sa mise en scène.
Cette rupture se traduit, en termes mythiques, soit par une
catastrophe naturelle soit par une révélation. Le mal, la possession,
est alors produit par les Dieux qui volent les âmes des vivants.
Guérir, c'est encore manger symboliquement un Dieu, ou un homme
désigné pour le représenter, pour écarter le mal, pour séparer les
Dieux des hommes, ou, mieux encore, pour aller rechercher l'âme
perdue au royaume des Dieux.
Ainsi, les premiers Dieux ne sont que des mangeurs privilégiés ;
puis ne se maintiennent sur la scène théologique que les Dieux

39
sortis vainqueurs du grand combat cannibale, oublieux de leurs
origines dans une religio désormais pacifiée.
Dès lors, la protection contre le mal n'exige plus de manger les
morts, mais de communiquer avec les Dieux, soit en les mangeant,
soit en détruisant un médiateur. Sacrifices et offrandes visent à
obtenir pardon et guérison. Ils sont négociation, médiation et
communication organisée avec les Dieux.
L'Ordre cannibale, devenu trop dangereux, trop coûteux en vies
humaines, trop peu gratifiant pour l'homme, se ritualise. Entre la
dénonciation et la séparation émerge une stratégie intermédiaire, la
négociation avec le mal. Un médiateur intercède et tente de
repousser le mal sans avoir à le détruire : le prêtre, premier
guérisseur.
Ce qui va suivre ne prétend pas tenir lieu de description
rigoureuse du déroulement historique du rapport théologique au Mal,
même si l'ordre chronologique et la succession des systèmes
religieux peuvent laisser croire que la pensée humaine a
effectivement évolué du cannibalisme vécu vers le sacrifice religieux
en passant par le cannibalisme des Dieux.
Comme l'Ordre cannibale originel, l'Ordre des Dieux est d'une
grande efficacité thérapeutique : dans un monde où l'hystérie, la
folie, la terreur, l'accident menacent la santé, le Mal est pensé
comme la possession, et son expulsion symbolique permet une
élimination efficace de l'angoisse, une lutte utile contre la solitude,
une intercession salutaire en faveur du coupable, une interprétation
signifiante de la mort.
Considérer le sacrifice comme une mise en scène d'un Ordre
cannibale antérieur ne constitue cependant pas une hypothèse
classique, puisque, pour la plupart des anthropologues jusqu'à René
Girard32, le sacrifice serait la stratégie fondatrice destinée à
canaliser la violence. Pour eux, le cannibalisme ne saurait avoir de
sens sans lui. Il n'est qu'une forme du sacrifice.
Il me semble, au contraire, que la désignation d'un consommable
symbolique, fondement du guérir cannibale, est le préalable du
mythique, du religieux et du divin. Le sacrifice vient donner un sens

40
à la mort, par un regard a-humain, autre que celui des âmes, sur
notre destinée, alors que le cannibalisme antérieur plaçait l'homme
seul face aux âmes des morts, sans médiateur. Dans le sacrifice, le
processus thérapeutique ne se diffuse plus parmi le corps social,
mais se focalise sur le couple société-sacrifié, sur un dialogue entre
la société et les Dieux ; ainsi les hommes et la Terre deviennent
propriété des Dieux. Le malade est possédé par un Dieu qui le ronge
et non plus par une âme.
Un tel comportement se retrouve sur tous les continents où
maintes explications mythologiques du Mal renvoient d'abord à un
Dieu cannibale.
Au Sénégal, un Dieu dévoreur de chair humaine et occupant des
corps, provoque toute maladie. De même, les premiers textes écrits
du quatrième millénaire avant Jésus-Christ font, eux aussi, de toute
maladie le châtiment divin d'un état d'impureté. Ainsi, la tablette de
Nippur, premier document thérapeutique connu, parle de la maladie
comme d'un « fait des Dieux » et de l'épidémie comme d'une «
activité des Dieux ». Symétriquement, il existe partout des Dieux
guérisseurs, avec qui il faut négocier le retour de la santé, comme
Sy, Nabu, Gula à Babylone, ou, en Egypte, Imohtep, le « Grand
Médecin des Dieux et des hommes », fondateur d'une « école de vie
». Certains Dieux ont une spécialité, comme Thot qui détient les
secrets de l'ophtalmie, Isis qui intervient à la naissance, Seth qui
crée les épidémies et lutte contre elles. Les Incas distinguent, parmi
les maladies, les punitions infligées par la déesse Terre Pashemana
et celles du dieu Justice Tetzcathipoca. Le panthéon des Dieux
préfigure celui des médecins.
Cette architecture du divin oblitère peu à peu le cannibalisme,
même si les Dieux sont encore théophages comme dans la
conception védique d'un monde créé par Prajapati, qui est « à la fois
vie et mort, c'est-à-dire faim » – « Tout ce qu'il produisait, il décidait
de le manger, parce qu'il mange tout, on l'appelle infini. C'est
pourquoi celui qui connaît l'essence de l'infini devient le mangeur du
monde, tout lui est nourriture » (Brihadaranyata Upanishad)23 – , ou
si d'autres Dieux sont explicitement eux-mêmes cannibales.

41
Puis d'autres Dieux, en mettant fin à ces repas homophagiques,
font reculer les Dieux cannibales et les écartent du panthéon. La
civilisation grecque constitue de ce point de vue un tournant. Bien
qu'à l'origine le cannibalisme ait été présent dans l'Olympe, ses
Dieux cessent en effet d'être cannibales ; Cronos dévore tous ses
enfants jusqu'à la rébellion de Zeus. Mythe essentiel, puisqu'il signe
la disparition du cannibalisme divin et parce qu'il nous dit que le
cannibalisme est le seul moyen, pour un Dieu primitif, de survivre et
de conserver le pouvoir.
Les mythes grecs ultérieurs (ceux de Procné, de Penthé, de
Tantale, etc.) présentent alors un cannibalisme terrifiant et imposé,
corollaire d'un châtiment, outil d'une vengeance entre Dieux ou
conséquence de l'ignorance. Avec Zeus disparaît bien l'Ordre
cannibale, et Pindare pourra dire : « Le mythe d'Atrée est comme un
conte orné de ces mensonges étincelants qui se dressent contre la
vérité. Qu'à aucun homme il ne soit permis de parler de cannibales
parmi les Dieux bénis 74. »
La fin du cannibalisme divin accompagne la fin du cannibalisme
humain et la séparation d'avec le mal passe dorénavant par la
symbolique du sacrifice. Il s'agit toujours de communiquer avec l'au-
delà, de prévenir la maladie, de guérir, ou de donner un sens à la
mort ; il s'agit toujours de dénoncer et de séparer. Mais, au lieu de
consommer effectivement un cadavre, on consomme, au cours d'un
spectacle du cannibalisme, la mise en scène en Signes des Dieux
de l'Ordre cannibale, qui décrit l'élimination du Mal et conjure son
avènement.
Cette théâtralisation désarticule le rituel cannibale : l'offrande de
celui qui fait sacrifice d'argent pour se prémunir contre les Dieux
menaçants se trouve isolée du sacrifice lui-même.
L'offrande d'argent ou d'animaux d'une part, le sacrifice ou
l'exorcisme d'autre part, sont donc les formes religieuses
d'organisation de la mise en scène des Dieux : la première finance
les acteurs, le second constitue le spectacle. La première met en
scène la dénonciation du mal, le second en organise la séparation.

42
Comme les autres systèmes de Dieux, la mythologie grecque est
comme une géographie de la pathologie du temps, qu'Apollon, puis
son fils Asclepios, dominent. Le sacrifice grec est donc
thérapeutique et mémoire cannibale. Les cités grecques
entretiennent infirmes et malades et réservent des condamnés à
mort pour les offrir aux Dieux lors d'épidémies. Dionysos est peut-
être le plus cannibale des Dieux du temps. A Salamine, le sacrifice
de Thémistocle à « Dionysos mangeur de chair crue » est
explicitement souvenir de l'Ordre cannibale 46. L'enthousiasme
dionysiaque est simulacre de l'acte cannibale. Mais le rituel contrôle
strictement ceux qui se laissent envahir par le Dieu. Ainsi, le
sparagmos, mise en pièces d'un animal ensuite dévoré cru, est
certes métaphore du cannibalisme, mais ne prend sa valeur que par
la communion qu'il crée entre les fidèles et le divin. Il est une
thérapeutique contre la violence politique et pathologique, qu'il
canalise.
A côté du rituel sacrificiel, on utilise d'autres modes de négociation
avec les dieux, telle l'incantation qui, selon Homère, guérit la
blessure d'Ulysse. A la guérison concourent également des recettes
pratiques : Mélampe aurait rendu la santé aux filles du roi Proteus,
frappées d'aliénation mentale, à l'aide d'ablutions dans une fontaine
sacrée et d'ellébore aux propriétés purgatives. On utilise des
drogues pour aider à l'extase, c'est-à-dire à la communication avec
les Dieux. Outre ces pratiques populaires et ces recettes
thérapeutiques divines, dans le monde fragile et marginal de la
médecine, Empédocle construit sa théorie des quatre éléments. Il
refuse, comme Hippocrate, de voir dans toute maladie, même
l'épilepsie, un châtiment divin. Il classe les affections, décrit
minutieusement leur évolution clinique, rédige et codifie les
traitements. Ce savoir, secondaire dans l'Ordre des Dieux, resurgira
dans l'ordre suivant dont il constituera le socle théorique.
Dans le monde juif, un nouveau pas est franchi, et la négociation
devient Loi, traité de paix, signé entre Dieu et l'homme. La
fascination pour la force vitale et le rôle pathogène de la nourriture
sont encore là, Dieu reste menace de cannibalisme et régulateur de

43
nourriture, et le premier interdit en Eden est d'ordre alimentaire : «
L'Éternel donna cet ordre à l'homme : tu pourras manger de tous les
arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la
connaissance du Bien et du Mal, car, le jour où tu en mangeras, tu
mourras3. » Subtilité du rapport au mal : faite de crainte et de
respect mêlés. Car le mal traque le mal et aide à le combattre,
comme le poison de l'ordalie. Le dénonciateur est essentiel. «
L'ange exterminateur, qui est le même que l'esprit du mal, est appelé
très bon parce qu'il cause beaucoup de bien à celui qui écoute la
voix de son maître4. » Et, surtout, le code remplace la violence. Tant
dans la Bible que dans le Talmud, on lit des notions modernes
d'hygiène et de prophylaxie. Les chapitres XIII, XIV et XV du
Lévitique et la Mishna contiennent des prescriptions pour la
séparation des lépreux et pour la contraception. Anatomie,
physiologie, hématologie, hygiène alimentaire et chirurgie
(césarienne sur des femmes vivantes) abondent. L'échange, la Loi,
la négociation remplacent le sacrifice. Quand Joseph est vendu au
lieu d'être sacrifié, se met en place un nouveau rapport à la divinité.
Le même mot est utilisé en hébreu pour désigner la nourriture et
l'échange. L'offrande devient thérapeutique, la charité s'annonce au-
delà du sacrifice, la dépense sans meurtre deviendra conjuratoire.
Tout se passe donc comme si l'émergence des Signes des Dieux
n'avait été qu'une lente mise en scène de l'ordre cannibale, afin de
se donner les moyens de la violence sans en user, en opposant à la
violence humaine une violence des Dieux de plus en plus
symbolique.
Pour mieux oublier le cannibalisme, le rapport direct au mal se
dissipe dans l'Ordre des Dieux, des spécialistes dénoncent le mal,
négocient avec lui et le séparent : dénonciateurs du consommable,
du sacrifiable, du séparable, ils sont les intercesseurs des hommes
auprès du divin, ils sont les premiers thérapeutes.

Surveilleurs, dénonciateurs, médiateurs et séparateurs

44
Dans l'Ordre cannibale, il semble que la désignation du
consommable et sa répartition aient été le fait des anciens ou des
moribonds eux-mêmes : être mangé, c'était continuer de vivre. Au
contraire, dans la mise en scène sacrificielle de l'Ordre cannibale, un
thérapeute sélectionne les signes essentiels, les surveille, dénonce
les boucs émissaires, négocie avec les Dieux et organise la mise à
mort du Mal.
Quand les Signes des Dieux mettent en scène l'Ordre cannibale,
medecine-man, shaman, sorcier ou prêtre deviennent
indispensables pour désigner le consommable et conjurer les esprits
néfastes. Leur statut est complexe et instable : dénonciateurs du
mal, ils sont craints ; habiles négociateurs, ils sont admirés ;
guérisseurs, ils sont vénérés. Il n'est pas pensable qu'un thérapeute
soit durablement escroc ou manipulateur : dans le cadre d'une
symbolique efficace, il ne préserve son pouvoir qu'aussi longtemps
qu'existe un certain consensus sur son efficacité, et il est
généralement choisi parmi ceux qui ont réussi à se guérir eux-
mêmes. Il doit « voir » l'avenir, connaître sa « forme », sa destinée et
ses rapports avec les Dieux. Tel est, dans la religion aztèque, le
statut du prêtre qui organise le festin, tel est celui du shaman
toungouse chez qui la principale forme de communication avec les
âmes est la transe.
Pour être shaman, il faut avoir été malade, symboliquement
mangé, avoir eu le corps morcelé 27 par les esprits et les âmes des
shamans morts. Il faut en quelque sorte être un mort présent parmi
les vivants. C'est pourquoi l'archétype du shaman est le squelette
humain, matrice des ancêtres, dont les os représentent l'ultime
source de vie à partir de laquelle l'espèce se reconstitue. On est
shaman par héritage, par appel, par élection ou par quête volontaire,
et on n'est reconnu comme tel qu'après avoir reçu des esprits
l'enseignement de l'extase et de sa pratique (nom et fonction des
esprits, mythologie et généalogie du clan, langage secret des
animaux). L'acceptation d'un shaman par les esprits exige que son
corps soit intact. Aussi le découpe-t-il pour lui arracher les os et les
compter. Qu'un seul manque et il ne deviendra pas shaman. Que la

45
transe ne se produise pas et il ne sera pas choisi. En tout cas, il
n'est reconnu shaman par l'ensemble de la communauté que
plusieurs années après sa première expérience.
La maladie est aussi une voie d'accès au shamanisme, comme
chez les Indiens Guayakis où les femmes enceintes savent prévoir
le mal. Clastres écrit à leur propos : « Les femmes enceintes sont
très habiles à soigner les gens. L'enfant qu'elles portent leur confère
des pouvoirs thérapeutiques bien supérieurs à ceux des autres
Aches. De plus, ces femmes savent beaucoup plus de choses que
les autres et bien avant eux. C'est l'enfant qui leur raconte tout 21. »
Dans la collectivité, l'intronisation d'un thérapeute est un moment
essentiel. Chez les Goldes, les Toungouses et les Bouriates, la
cérémonie de l'initiation est une réjouissance du clan qui en
supporte les dépenses. Le costume, œuvre de tout le clan, imite un
squelette d'homme ou d'oiseau, pour souligner que celui qui le revêt
est mort et ressuscité, mémoire de tous les morts. Un tel vêtement,
imprégné des âmes du groupe, ne peut plus être revêtu si un
malade soigné par un shaman qui le porte vient à mourir. A. A.
Popov raconte qu'un shaman des Avams-Samoyèdes27, « malade
de la petite vérole, resta trois jours inconscient, presque mort, à tel
point qu'il faillit être enterré le troisième jour. Son initiation eut lieu
pendant ce temps. Il se souvint d'avoir été porté au milieu d'une mer.
Là, il entendit la voix de la Maladie (c'est-à-dire de la petite vérole)
lui disant : " Tu recevras le don de shamaniser de la part des
seigneurs de l'eau. Ton nom de shaman sera Huottarie (plongeur). "
Il y rencontra aussi les mauvais shamans. Il apprit de la sorte à
connaître les différentes maladies qui torturent les humains. Le
candidat resta un certain nombre de jours dans l'inconscience, rêva
qu'il était coupé en morceaux par les ennemis et porté aux Cieux ».
A. A. Popov poursuit : « L'extase initiatique suit de très près certains
thèmes exemplaires : le novice rencontre plusieurs figures divines
(la Dame des Eaux, le Seigneur des Enfers, le Seigneur des
Animaux) avant d'être conduit par ces guides-animaux au Centre du
Monde, sur le sommet de la Montagne Cosmique, où se trouve
l'Arbre du Monde et le Seigneur Universel ; il reçoit de l'Arbre

46
Cosmique et de la part du Seigneur lui-même le bois pour se
construire un tambour ; des êtres semi-démoniaques lui révèlent la
nature et le traitement de toutes les maladies ; enfin, d'autres êtres
démoniaques lui coupent le corps en morceaux, qu'ils cuisent et
échangent contre des organes meilleurs27. »
Lors de ce voyage, il apprend aussi le langage des animaux et
comment pénétrer impunément là où seuls les morts et les Dieux ont
accès, renouant ainsi avec un monde primordial où l'animal et
l'homme étaient indifférenciés.
Le guérisseur est d'abord surveilleur du mal. Si son pronostic est
négatif, il refuse de soigner le malade, sinon il le traite ou le fait
traiter, et ne se fera payer qu'en cas de guérison. Différentes
techniques, suivant les civilisations, servent à établir le pronostic ;
examen d'entrailles de victimes, rêves sexuels, jeux de hasard,
transes... La vision d'une femme couverte de sang peut être signe
de mort, celle de copulation signe de vie. Parfois, la première image
venue à l'esprit du shaman est considérée comme la révélation de la
cause de la maladie.
Pour guérir, il faut d'abord dénoncer et négocier avec le mal : soit
rechercher l'âme fugitive du malade, pour lui faire réintégrer le corps,
soit supplier les Dieux de s'éloigner. Il faut ensuite expulser les corps
étrangers qui ont investi le malade. Le guérisseur doit donc savoir
entrer en extase pour que son âme abandonne son corps, « vogue
au loin » 16 et cherche l'âme perdue. Il doit extraire les mauvais
esprits, se les incorporer et souffrir à la place du malade. Il montre
ensuite au malade et à l'assistance l'objet du mal qu'il a extrait. Le
shamanisme n'est pas sans danger : dans cette négociation et cette
lutte avec les mauvais esprits, le shaman est, au même titre que le
malade, un acteur du spectacle de la guérison donné au peuple, et
le spectateur est à la fois crédule et critique à l'égard de celui à qui il
a reconnu des pouvoirs exceptionnels et accordé des privilèges mais
dont il exige des résultats.
On voit par là que, dès l'Ordre des Dieux, le consensus est la
condition première de l'efficacité des thérapeutes, pour le malade qui
doit guérir comme pour les autres qui doivent se sentir protégés.

47
Franz Boas 11 et Lévi-Strauss55 citent le cas d'un indigène de l'île de
Vancouver au Canada qui ne croyait pas au pouvoir des shamans.
Pour découvrir leurs supercheries, il les fréquente jusqu'à ce que l'un
d'eux lui offre d'être initié. Il apprend et utilise toute la technique des
shamans (prestidigitation, pantomime, chants magiques,
évanouissement feint, simulation de crise nerveuse, provocation de
vomissement, obtention d'informations sur l'origine et les symptômes
de la maladie par le truchement de « rêveurs » chargés d'écouter les
conversations privées). Il découvre ainsi comment les shamans
peuvent exhiber l'objet du mal en dissimulant dans leur bouche du
duvet qu'ils crachent couvert de sang, après s'être mordu la langue
ou écorché les gencives. Devenu lui-même shaman, Quesalid n'est
plus libre et, appelé pour shamaniser, il guérit son premier cas
difficile. Dès lors, reconnu comme « grand shaman », il va de tribu
en tribu apprendre d'autres méthodes et découvre une ruse encore
plus habile : au lieu de cracher du duvet sanguinolent, les shamans
d'une tribu voisine se contentent d'un peu de salive, prétendant que
c'est là la maladie. Un jour, un shaman, adepte de cette méthode, ne
parvient pas à guérir un malade. C'est alors que Quesalid demande
à utiliser sa propre thérapeutique et son malade se déclare guéri.
Discrédité auprès de son clan et doutant de son propre système, le
shaman local perd tout pouvoir et demande à Quesalid : « Je
voudrais que tu sauves ma vie pour moi, afin que je ne meure pas
de honte, car je suis devenu la risée de notre peuple à cause de ce
que. tu as fait la nuit dernière. Je te prie d'avoir pitié et de me dire ce
qui était collé sur la paume de ta main l'autre nuit. Était-ce la vraie
maladie, ou était-ce seulement fabriqué ? » Mais Quesalid ne
répond pas et le vieux shaman devient fou.
Cette histoire, qu'analyse Lévi-Strauss, démontre qu'en soignant
le malade, le shaman offre une représentation conjuratoire à la
communauté, et Lévi-Strauss en déduit les trois éléments du «
complexe shamanique » : l'expérience du shaman, l'expérience du
malade, l'expérience du public, qui ne fonctionnent qu'étroitement
imbriquées, car Quesalid n'est pas devenu grand sorcier aux yeux
du public parce qu'il guérissait ses malades, mais c'est parce qu'il

48
est reconnu grand sorcier qu'il guérit ses malades. D'où le nom que
va lui donner Lévi-Strauss d' « abréacteur professionnel ».
Cette quintuple fonction du guérisseur : sélection, surveillance,
dénonciation, médiation, séparation, est universelle. En Inde, le
guérisseur est celui qui maudit et conjure, et on peut trouver une
origine du mot « médecin » dans le mot sanscrit « Meth », qui
signifie « maudire » et « conjurer ». De même « Yoga » signifie «
magie » et « médicament ». Le « Yogavid » est à la fois « sorcier »
et « apothicaire ».
Partout, la dénonciation et la séparation sont, elles, clairement
distinguées. Avesta classe les médecins en guérisseurs par le
couteau, par les formules magiques, par les paroles saintes. En
Egypte, à Babylone, en Chine et chez les Incas, on distingue les
prêtres (surveilleurs, dénonciateurs et médiateurs) des praticiens
(séparateurs). En Egypte, des médecins sont fonctionnaires d'État,
spécialisés en médecins chefs, médecins inspecteurs des services
publics et médecins consultants du Palais. Mais cette médecine ne
concerne que la fraction productive du système social, celle dont la
vie a valeur économique. Et si à Babylone des médecins vont de
cour en cour et se font payer très cher, si au verso de la stèle du
code d'Hammourabi (1700 avant Jésus-Christ) on trouve le montant
de leurs honoraires en fonction de l'acte et de la position sociale du
patient, si en Chine certains guérisseurs sont des fonctionnaires
recrutés par concours et hiérarchisés, pour le reste, l'essentiel du
rapport au mal demeure religieux, on est toujours dans l'Ordre des
Dieux : chez les Hébreux, seuls les « Hommes de Dieu » ont le droit
de soigner ; selon Homère, les héros grecs sont des guérisseurs,
tels Orphée, Linus, Hésiode à qui on reconnaît le savoir des simples.
Nombre de rois sont thaumaturges, comme Salomon ; nombre de
puissants ont auprès d'eux des thaumaturges, garants de leur vie et
qui les accompagnent outre-mort : le prêtre-médecin égyptien est
emmuré avec son maître, le prêtre mésopotamien est jeté dans les
flammes de Moloch, le médecin chinois est mis à mort quand
l'empereur tombe malade, le médecin indien est brûlé avec la veuve

49
du rajah. Chez les animistes africains, on sacrifie parfois le sorcier
dont le pouvoir n'a pu empêcher la mort du chef.
Dans toute la Grèce des cités, à partir du ve siècle se forme une
corporation de prêtres-guérisseurs, les asclépiades, dont Hippocrate
a fait partie. Nommés sur titre, soumis à des règles, ils doivent, en
théorie, visiter les pauvres et recevoir les malades chez eux ou dans
les temples où les malades passent une nuit ou deux pour recevoir
en rêve les communications de la divinité et être purifiés par des
ablutions, après avoir fait un sacrifice et offert des présents aux
Dieux. Aristophane en plaisante dans Ploutos : « Arrivés près du
temple d'Esculape avec Plutus, alors le plus misérable des hommes
et maintenant au comble du bonheur, nous l'avons mené à la mer et
nous l'avons baigné. Ensuite, nous sommes revenus au temple du
Dieu : nous avons mis sur la table des pains et tout ce qu'on a
coutume d'y consacrer avant le sacrifice, et nous avons fait brûler
sur l'autel un gâteau de fleur de farine. Cela fait, nous avons couché
Plutus sur un lit, suivant l'usage, et chacun de nous s'en est
accommodé un pareil. Après avoir éteint les lampes, le ministre du
Dieu nous a commandé de dormir et de ne rien dire, quelque bruit
que nous entendions. Pour moi, je ne pouvais fermer l'œil. Ayant un
peu levé la tête, j'ai aperçu le prêtre qui prenait sur la table les
gâteaux et les figues sèches ; il a ensuite fait le tour des autels pour
voir s'il ne restait pas de gâteaux ; il a mis dans son sac tout ce qu'il
a trouvé7. » Aux abords de ces temples, des salles servent de
refuge aux enfants trouvés, aux enfants des soldats morts à la
bataille.
A côté de ces prêtres, guérisseurs officiels, pratiquent des
exorcistes non officiels, les Iatroï, hommes du peuple, vagabonds
vendant des drogues, en conflit permanent avec les prêtres. En 600
avant Jésus-Christ, Charodas aurait décrété que tout malade
d'Athènes a droit à des soins aux frais de l'État, donnés par des
médecins fonctionnaires et financés par le « latricon », impôt
spécifique si important qu'à Téos tout nouveau citoyen était exonéré
d'impôts pendant dix ans sauf du Iatricon. Les honoraires des
médecins civils ou religieux sont contrôlés et proportionnés à la

50
gravité du mal et aux moyens du malade, ce dont Hippocrate fait état
: « Si le médecin aborde d'emblée la question de sa rémunération
(et elle entre pour quelque chose dans toute activité), le malade sera
persuadé qu'en vertu de ce contrat le médecin ne l'abandonnera pas
après son départ. Sinon, il peut craindre qu'on le néglige. [...] Vos
prétentions quant au salaire doivent se limiter à ce qui vous est
nécessaire pour vous perfectionner dans votre art. » Et il poursuit
par des règles de conduite à l'usage du médecin : « A toute heure, il
est en rapport avec les femmes, les jeunes filles, en contact avec les
objets les plus précieux. A côté de tout cela, il doit rester maître de
lui-même. » Hippocrate fixe ainsi des rapports au Mal dont la réelle
force, sociale et thérapeutique, n'apparaîtra que quinze siècles plus
tard.
L'Ordre des Dieux persiste à Rome : on continue d'espérer la
guérison de l'absorption du sang d'un homme mort de mort violente ;
le prêtre soigne l'épileptique en lui donnant à boire le sang des
gladiateurs qui viennent de périr. Des Dieux particuliers veillent sur
chaque fonction vitale, chaque partie du corps, chaque maladie :
Salus et Mars sur la santé en général, Carmenta sur la naissance,
Fébris sur la fièvre, Carna sur l'estomac, Méphis sur l'air porteur de
maladie... Si l'on n'obtient pas la guérison, c'est simplement qu'on
s'est trompé de Dieu, ou qu'on l'a mal prié. Mais l'essentiel du
processus thérapeutique reste d'éloigner la mort, par la prière et la
distance des tombeaux : la loi des XII Tables (451-449) prescrit : «
Qu'aucun mort ne soit inhumé ni incinéré à l'intérieur de la ville. » Le
code de Théodose ordonne d'emporter hors de Constantinople
toutes les dépouilles funéraires : « Que tous les corps enfermés
dans des urnes ou des sarcophages soient enlevés et déposés hors
de la ville. » Les empereurs de Rome sont guérisseurs ou, pour le
moins, médiateurs de guérison : Vespasien guérit de la cécité et
Hadrien de l'hydropisie. En leur nom de grands architectes veillent à
l'hygiène des constructions urbaines : dans la Rome impériale, on
compte cent cinquante latrines publiques. Bien que la médecine
grecque, pouvoir étranger, soit mal acceptée par Rome, une
épidémie de peste en 220 avant Jésus-Christ conduit la République

51
à employer des esclaves grecs comme médecins. En 46, Jules
César accorde aux Iatroï la citoyenneté romaine, puis Julien
subordonne le droit d'exercer à un examen devant un jury de
médecins92. Mais leurs seuls patients demeurent les corps de
valeur, grands seigneurs ou esclaves des villas agricoles, soit une
fraction très minoritaire de la population de l'empire 25.
Il y a là trois catégories de médecins : les esclaves achetés par les
familles, les fonctionnaires d'État, tel Gallien, recrutés par concours
pour soigner les gladiateurs ou l'armée, enfin les fonctionnaires de
cour qui jouent parfois un rôle politique. Ces professionnels
recueillent et transmettent ceux des remèdes qui, par un heureux
hasard, s'avèrent bénéfiques.
Quand les Dieux en place se révèlent totalement inefficaces,
l'Ordre du divin doit trouver une traduction nouvelle. Aussi la peste,
qui avait disparu du III e siècle avant Jésus-Christ jusqu'à l'époque
de Justinien et qui, à partir de 189 après Jésus-Christ, ravage le
monde romain, a-t-elle sans doute joué un rôle dans l'avènement de
la dernière version européenne de l'Ordre des Dieux, sa traduction
chrétienne.

LA TRADUCTION CHRÉTIENNE

Le christianisme est la dernière représentation théologique de


l'Ordre cannibale en Europe. Dans l'Ordre du Christ, le mal reste
pensé comme une faute et la guérison comme une rédemption. Le
Christ devient le médiateur, l'intercesseur des hommes auprès de
Dieu, plus miséricordieux que la Loi, plus compatissant que le Dieu
d'Israël. Comme les Grecs ont substitué l'Olympe aux Dieux
cannibales, comme les Hébreux ont remplacé le sacrifice par
l'offrande et le panthéon par la Loi, les chrétiens parachèvent cette
évolution en remplaçant la Loi par cet ultime intercesseur : « Je suis
venu pour achever la Loi et non pour la détruire 27. »

Le cannibalisme chrétien

52
Pendant les dix premiers siècles de l'ère chrétienne, la mort et la
maladie ne seront pas vécues différemment du temps passé : la vie
reste à la merci de catastrophes. Mortalité infantile et infanticide,
épidémies, famines, misère font de la vie un moment pénible, dont la
fin est attendue comme un soulagement et une délivrance, passage
vers un monde meilleur. Dans un système économique, décrit avec
précision par Columelle25, qui demeure fondé sur la « villa », les
esclaves produisent pour assurer la consommation intérieure des
maîtres et permettre les échanges avec l'extérieur. Dans un monde
où l'Empire romain s'effondre, où les royaumes sont en guerre, où
les futures nations européennes émergent, seule la pensée
religieuse peut être facteur de stabilité, refuge et espoir pour le
peuple épars des campagnes aussi bien que pour les esclaves
d'innombrables ethnies.
Si le corps reste un monde visible toujours en lutte contre un autre
monde invisible, s'il demeure un microcosme, perdu dans un
macrocosme inconnu, les Signes des Dieux, traduits en symboles
chrétiens, donnent du mal une explication à la fois nouvelle et
invariable : le corps reste constamment menacé par l'invasion des
âmes des morts, toutes dangereuses, sauf celles des saints,
médiateurs et intercesseurs dans le dialogue avec les autres âmes.
Si le corps est en danger, le monde l'est. Des signes du cosmos
avertissent des déséquilibres du corps qui provoquent ceux du
monde : un geste déclenche un orage, une tempête rend malade, le
semblable attire le semblable ou provoque son contraire. Défendre
son corps, lutter contre la possession du corps par le malin, c'est
défendre l'Ordre du monde.
La représentation sacrificielle chrétienne conjure le mal de Dieu et
fait oublier le cannibalisme, sans pourtant l'effacer. Jusque dans le
rituel chrétien fondamental, l'eucharistie, il est là. Comment ne pas le
reconnaître dans le discours de Jean sur le pain, « corps du Christ »,
et sur le vin, « sang du Christ » : « Si vous ne mangez la chair du fils
de l'Homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous.
Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le
ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une

53
nourriture, et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair
et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. De même
qu'envoyé par le Père, qui est vivant, moi je vis par le Père, de
même celui qui me mange vivra, lui aussi par moi. Voici le pain
descendu du ciel ; il n'est pas comme celui qu'ont mangé nos pères ;
eux sont morts ; qui mangera de ce pain vivra à jamais. »
Pour guérir, pour vivre, ici et dans l'au-delà, le fidèle doit manger
le Christ. La censure qui a empêché d'assumer pleinement la racine
cannibale de ce message divin en Occident est sans doute l'un des
grands mystères du savoir. Sans doute l'occultation de l'origine est
indispensable à la valeur et à l'efficacité du spectacle : Ne pas
dévoiler le rituel maintient l'Ordre et lorsque la ruse est éventée,
l'effet thérapeutique et conjuratoire s'affaiblit. Dans le mystère
nécessaire, le prêtre chrétien devient donc médiateur second entre
l'homme et le mal, celui qui peut parler au Fils qui parle au Père,
celui qui aide à la guérison et à la rédemption. Le christianisme
renverse l'ancien Ordre des Dieux et devient stratégie de conquête
des âmes et d'appropriation du pouvoir et des richesses, outil de
conversion.
Le processus est long. Jules César rapporte comment les druides
gaulois immolaient encore des victimes humaines qu'ils brûlaient
dans les statues de Dieux, pour conjurer la maladie, et comment,
pour juger de l'avenir, ils plongeaient leur couteau dans le cœur des
prisonniers et interprétaient la manière dont le sang coulait 17.
Preuve en est encore un texte de Saint Gall, datant de 511, qui
écrit avoir vu des malades gravant dans le bois le membre atteint ou
achetant des sculptures pour se faire exorciser.
Il faut attendre environ six siècles pour que la traduction des
Signes des Dieux en langue chrétienne s'opère dans une fraction
significative du monde celtique, pour que les tutelles thérapeutiques
changent de nom et les offrandes de lieu.
Le médiateur doit encore avoir une expérience du mal : ce sera la
fonction des Saints, spécialisés dans des maladies symboliques des
conditions de leurs morts, comme Sainte Appolinie qui s'occupe des

54
maux de dents, Saint Avertin de l'épilepsie, Saint Fiacre des
hémorroïdes, Saint Guy de la chorée. Hagiographie de spécialistes.
Les rapports entretenus avec le divin et les Saints demeurent
inchangés : l'invisible, lieu de résidence des âmes mortes, demeure
le responsable des maladies, des souffrances, des dangers et de la
mort. La maladie, possession, est à la fois punition et moyen de
salut, car le mal, conséquence de la faute originelle, est nécessaire
au rachat.
Le christianisme perpétue aussi la peur des âmes et la menace
des morts. Il maintient la culpabilité du meurtre et sa nécessité
rédemptrice. Pour lui, les morts constituent toujours auprès des
vivants une invisible présence et un étrange danger ; l'au-delà est un
passage dangereux et flou qui précède la résurrection et où l'âme
flotte librement. Aussi les cadavres doivent-ils être tenus éloignés ;
les chrétiens sont enterrés dans les mêmes nécropoles que les
païens, ou dans des catacombes, mais toujours hors de la ville. Voici
comment Saint Jean Chrysostome s'oppose à la présence des morts
dans les églises : « Veille à ce qu'aucun sépulcre ne soit édifié dans
une ville. Si on déposait un cadavre là où tu dors et tu manges, que
ne ferais-tu pas ? Et pourtant, tu déposes bien les morts non pas là
où tu dors et manges, mais sur les membres du Christ [...] Comment
peut-on fréquenter les églises quand il y règne une odeur si
épouvantable ? » En 563, le concile de Braga reprend au compte de
l'Eglise l'interdiction romaine d'enterrer dans l'enceinte des villes.
Pour réussir sa traduction de l'Ordre cannibale, le christianisme
utilise toute maladie, telle la peste de Cyprien en 250. Décimant
l'Afrique, l'épidémie donne en effet à l'Eglise les moyens de se
structurer en accélérant les conversions. Devenu religion d'État à la
fin du IIIe siècle, le christianisme s'empare officiellement de
l'ensemble de la fonction thérapeutique.
Partout dans l'Europe romaine, les prêtres et les clercs chrétiens
dénoncent les druides, « tourbe de prophètes et de médecins » pour
reprendre leurs comportements en les transposant, tout comme ils
transposent les anciennes divinités : Heol, dieu gaulois du soleil, qui
passait pour guérir les malades des yeux, fournit certaines de ses

55
attributions à Saint Jean. Le pouvoir politique aidant à la traduction
des Signes des Dieux en Signes du Christ, en 787, Charlemagne
interdit le culte des fontaines de guérison et déclare fous ceux qui s'y
rendent. L'édit de Childéric III daté de 742 conjure les évêques
d'interdire les sacrifices aux âmes, mais ce texte reste lettre morte.
De même, la campagne de baptêmes forcés menée par
Charlemagne chez les Saxons se solde par un cuisant échec et
l'Empereur se borne à ordonner la mise à mort des sorciers dans les
cas d'anthropophagie, preuve de la survivance d'un cannibalisme
païen en Europe au IXe siècle 89.
L'Ordre des Dieux est aussi un outil de pouvoir économique : en
confisquant les cultes de guérison, l'Église canalise vers elle les
offrandes qui affluaient autrefois vers les autels païens. Elle
accumule et devient une puissance matérielle. Elle se désigne elle-
même comme propriétaire de richesses, ou plutôt comme leur
gérant au nom de Dieu. Comme devant le temple païen, les malades
sont déposés devant la chapelle consacrée au Saint spécialisé et la
guérison est supposée venir avec l'apparition en rêve du Saint
guérisseur. L'aspersion d'eau bénite rappelle la purification grecque
du corps.
Étranges et fascinants premiers siècles de l'ère chrétienne où
l'Occident hésite à s'abandonner au pouvoir d'un nouveau discours
sur le Mal, où toutes les représentations théologiques coexistent
encore et négocient un modus vivendi.
L'Ordre cannibale lui-même se perpétue en filigrane dans le vécu
chrétien. Ainsi au IVe siècle, la secte des Barbelognostiques donne
un des exemples des plus spectaculaires de ce syncrétisme :
Jacques Lacarrière 50 rapporte le seul récit connu et crédible de ces
pratiques, obtenu d'un témoin direct. Un prêtre chrétien, Épiphane,
assista probablement une seule fois au rituel d'un groupe gnostique
cannibale. Chrétiens, ces gnostiques adorent aussi un Dieu qui eut
une fille, Barbelo, dont le fils, Sabaoth, refusant l'autorité et de sa
mère et de Dieu, prétendit prendre le pouvoir. Pour s'y opposer,
Barbelo séduisit un à un les prêtres pour les garder sous son
autorité. Selon le texte barbelognostique : « Elle se manifesta à eux,

56
sous une forme impressionnante, les séduisit et recueillit leur
sperme, afin de ramener en elle sa Puissance dispersée dans les
différents êtres. » Selon cette symbolique, on voit que survie et unité
du monde exigent de manger la puissance de Barbelo disséminée
en chaque être sous forme de sperme par l'action maligne de son
fils. Épiphane décrit la cérémonie pendant laquelle les gnostiques
miment cet acte unificateur originel : « Ils mettent leurs femmes en
commun, et, au cas où quelqu'un d'étranger surviendrait, ils ont
d'hommes à femmes et de femmes à hommes un signe de
reconnaissance : en se donnant la main, ils se chatouillent la paume,
signe que le nouveau venu appartient à leur religion. Dès qu'ils se
sont ainsi reconnus, ils se mettent aussitôt à banqueter. Ils servent
des mets recherchés, mangent de la viande, boivent du vin, même
les pauvres. Quand ils sont bien repus et se sont, si je puis dire,
rempli les veines d'un surplus de puissance, ils passent à la
débauche. L'homme quitte sa place à côté de sa femme et dit à
celle-ci : " Lève-toi et accomplis l'agapé (l'union d'amour) avec le
frère. " Les malheureux se mettent alors à forniquer tous ensemble
et bien que je rougisse à la seule idée de décrire leurs pratiques
immondes, je n'aurai pas honte de les dire puisqu'ils n'ont pas honte
de les faire. Donc, une fois qu'ils se sont unis, comme si ce crime de
prostitution ne leur suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre
ignominie : l'homme et la femme recueillent dans leurs mains le
sperme de l'homme, s'avancent les yeux au ciel et, leur ignominie
dans les mains, l'offrent au Père en disant : " Nous t'offrons ce don,
le corps du Christ. " Puis, ils le mangent et communiquent à tous
leur propre sperme en disant : " Voici le corps du Christ, voici la
Pâque pour laquelle souffrent nos corps, pour laquelle ils confessent
la passion du Christ. " Ils font exactement de même avec les
menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y
communient de la même manière en disant : " Voici le sang du
Christ. " Mais, tout en pratiquant ces promiscuités, ils enseignent
qu'il ne faut pas procréer d'enfants. C'est par pure volonté qu'ils
pratiquent ces actes honteux. Ils accomplissent l'acte voluptueux
jusqu'à satisfaction, recueillent leur sperme pour l'empêcher de
pénétrer plus avant, puis ils mangent le fruit de leur honte [...]

57
Lorsque l'un d'eux a, par erreur, laissé sa semence pénétrer trop
avant et que la femme tombe enceinte, écoutez ce qu'ils font de plus
abominable encore. Ils extirpent l'embryon dès qu'ils peuvent le
saisir avec les doigts, prennent cet avorton, le pilent dans une sorte
de mortier, y mélangent du miel, du poivre et différents condiments
ainsi que des huiles parfumées pour conjurer le dégoût, puis ils se
réunissent – véritable communauté de porcs et de chiens – et
chacun communie de ses doigts avec cette pâtée d'avorton. Le "
repas " achevé, ils terminent par cette prière : " Nous n'avons pas
permis à l'Archonte de la volupté de se jouer de nous, mais nous
avons recueilli l'erreur du frère. " Cela est, à leurs yeux, la Pâque
parfaite. Ils pratiquent encore toutes sortes d'abominations. Lorsque,
dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs
mains avec la honte de leur sperme, l'étendent partout et, les mains
ainsi souillées, et le corps entièrement nu, ils prient pour obtenir, par
cette action, le libre accès auprès de Dieu. »
Épiphane dénonce ces scènes à l'évêque d'Alexandrie et, à la
suite de son intervention, quatre-vingts gnostiques sont
excommuniés. Il n'y a, écrit Lacarrière, « aucune raison de mettre en
doute le témoignage d'Épiphane. S'il avait pu exister d'autres
témoignages sur d'autres sectes, nul doute qu'à quelques variantes
près, on eût assisté aux mêmes scènes. Ces variantes impliquées
par le mythe fondateur, qui diffère selon les sectes, pouvaient
comporter la sodomie, l'inceste entre frère et sœur, la fellation et la
fœtophagie » 50.
Au point de rencontre de l'Ordre cannibale et du christianisme, les
Barbelognostiques constituent un maillon essentiel dans la chaîne
des formes de l'Ordre des Dieux, une ultime tentative pour concilier
Christ et Cronos, cannibalisme et médiation. Après eux, l'Église
impose son ordre et le cannibalisme devient un crime si grand que
seuls les sorciers, les loups-garous, les vampires et les juifs sont
censés en être capables.
En 658, le concile de Nantes interdit aux chrétiens de faire des
offrandes à d'autres qu'à Dieu ou à Jésus. Églises et monastères
deviennent les principaux lieux de pèlerinage et d'offrande. Prières,

58
eau bénite, asile donné aux pauvres, évocation des Saints et
Martyrs y sont la règle. Dans ce monde d'immense pauvreté où les
échanges sont encore lents et rares, l'Ordre des Dieux reste encore
efficace, même pour des maladies sans rapport avec le psychisme,
comme le « mal des ardents », terrible maladie qui calcine les
membres, due à la consommation de seigle trop humide à la suite
d'une famine, résultat elle-même d'une épizootie. En 1045 par
exemple, le fléau est d'abord combattu à Paris par des offrandes à la
Vierge dans Notre-Dame où on rassemble les malades. Puis, Saint
Antoine est choisi comme l'intercesseur privilégié pour guérir ce mal
qui devient le « feu Saint Antoine », et l'ordre des Antonins, fondé en
1198, se spécialise dans l'accueil de ces malades. De fait, en les
nourrissant mieux, il devait contribuer à leur guérison partielle, donc
à la crédibilité de leur propre vocation curative.
La traduction de l'Ordre cannibale en Ordre chrétien fait du prêtre
le principal guérisseur, mais aussi le traducteur de l'Ordre puisque
c'est lui qui dit : « Convertissez-vous ou vous mourrez, croyez en
Christ et vous guérirez. »

Les prêtres guérisseurs : l'échange guérisonlconversion

Le discours de conversion se dissimule derrière un discours de


piété : soigner est un acte de foi, une offrande aux malades, les plus
déshéritées des créatures de Dieu. Dénonciateurs et médiateurs, les
prêtres s'occupent de tous ceux qui ne s'intègrent pas à l'ordre social
et négocient en leur nom. Il faut aider ceux qui sont trop faibles pour
se défendre seuls contre le Malin. Saint Hilaire, au IVe siècle, définit
ainsi, dans son Tractatus in Psalmos, le rôle du prêtre guérisseur : «
Un mot [d'eux] retient, punit, chasse ces êtres invisibles et
incompréhensibles pour nous. » Ce qui fait aussi du prêtre un
séparateur, puisque, connaissant les mots, il chasse le mal. La
séparation se fait également à l'église et dans des lieux
spécialement créés pour abriter les pauvres considérés comme
victimes de Dieu. En 370 après Jésus-Christ, Saint Basile fonde à
Césarée de Cappadoce un asile pour les pauvres et en 603, Saint

59
Grégoire en construit un autre, berceau de l'ordre hospitalier de
Saint Jean, futur ordre de Malte.
Mais, pour être accepté comme médiateur, il faut être à la fois
crédible et convaincu. Alors s'organise l'échange, le Bien contre la
Foi. Exemplaire est Martin de Tours qui ayant rejoint Saint Hilaire à
Poitiers vers 360, devient exorciste. Par des prières, il ranime des
malades dont il exige en échange la conversion au christianisme.
Sous la pression populaire, il est ordonné évêque en 370 et son
tombeau devient lieu d'offrande, comme celui des guérisseurs de
l'ancienne médecine grecque.
Mais ces prêtres doivent se contenter de la désignation et de la
médiation, du pronostic et du diagnostic. L'essentiel de leur rôle est
de donner un sens à la mort et de préparer les malades à une mort
chrétienne. La séparation n'est de leur compétence que si elle reste
symbolique. Le soin leur échappe, car il leur est interdit de toucher
au corps des malades.
Le seul discours médical laïc autorisé parce que monothéiste est
celui de Gallien, dont les prêtres adaptent le contenu à leur guise.
Jusqu'au XIe siècle subsistent partout sacrifices, rites païens et
même cannibalisme. Les esclaves des villas sont entretenus comme
le seront les esclaves américains au XIXe siècle et les machines de
l'ère industrielle : on les nourrit, on les surveille, on leur accorde du
repos s'ils sont fatigués. Dans les infirmeries de ces camps de
travail, on oscille entre la destruction de la force de travail et sa
conservation, et quelques esclaves se spécialisent dans le soin aux
esclaves et aux maîtres.
A côté de ces premiers thérapeutes, dans les villas tenues par les
religieux, les moines fournissent bientôt le plus grand nombre de
médecins prosélytes, surtout disciples de Saint Benoît. Dans toutes
les régions d'Europe, au milieu de la violence et des guerres du IXe
siècle, les abbayes et les prieurés deviennent des refuges de la
pensée scientifique et philosophique, en même temps que des
entités économiques esclavagistes. C'est là que certains religieux
s'intéressent à la guérison, non seulement par l'exorcisme et la
conversion, par la séparation morale du mal, par l'élimination du

60
péché, mais aussi par la séparation physique du mal. Les règles
monacales n'identifient pas un prêtre spécifique comme guérisseur.
Comme le prieur, l'aumônier, le cellérier, l'hôtelier, le chantre ou le
bibliothécaire, il n'est pas spécialisé dans la hiérarchie du couvent,
et, à la fonction de médecin, obtenue sans aucune étude spécifique,
n'est attachée aucune autorité particulière. Mais, du fait de son
instruction, on le reconnaît capable de défendre les intérêts du
couvent et on le charge de rédiger les chartes ou de représenter la
communauté à l'extérieur. (C'est d'ailleurs ainsi qu'on peut suivre sa
trace dans les archives). Il soigne les malades dans une infirmerie.
Pour séparer le mal, outre les prières, il ne connaît que la saignée,
qui permet d'éliminer les vices, en particulier les excès sexuels
métaphorisés dans les débordements sanguins, et les plantes aux
vertus mimétiques. Dans l'acte de fondation de l'abbaye de Cîteaux,
il est précisé que le prieur est tenu d'aménager un local convenable
pour abriter quatre-vingts malades. Y sont reçus non seulement les
religieux, mais les seigneurs et les bourgeois qui, dans les cas les
plus graves et en dernière instance, se risquent à demander le
secours de ces moines.
En ce temps-là, seize plantes constituaient l'essentiel de la
pharmacopée et étaient cultivées dans les jardins (le lys, la sauge, la
lunaire, la rose, le cresson, le cumin, le fenouil, la menthe, le foin
grec, la sariette, la rue, le pouliot, la tanaisie, la livèche, le haricot et
le pois). Par ailleurs, la posologie est empruntée aux livres de
médecine grecque et aux œuvres d'Hippocrate, de Gallien, d'Isidore
de Seville. Les quelques opérations chirurgicales, telle la saignée
mensuelle des moines et des chanoines, sont confiées aux clercs
subalternes ou à des laïcs.
Dès le VIIIe siècle, la réputation thérapeutique de certains de ces
moines passe les murs des cloîtres et des villas et de grands
personnages, ou même des paysans, font appel à eux, parfois de
loin. Les médecins les plus importants des premières cours
d'Europe, tels Isidore de Carthagène, l'abbé Bernier, ou Gerbe
d'Aurillac, viennent de ces couvents.

61
A partir d'eux aussi se tisse un réseau qui, jusqu'à aujourd'hui,
constitue la trame de la thérapeutique populaire ; quand un seigneur
ou un bourgeois désire la visite d'un moine guérisseur, il en fait la
demande au chef de la communauté. Selon la règle bénédictine, le
thérapeute voyage toujours accompagné d'un autre moine, il
séjourne auprès de son client jusqu'à sa guérison et reçoit souvent
confidences et libéralités de son patient. On voit ainsi Ignisien quitter
Marmoutiers pour soigner l'évêque Hubert à Angers, Tetbert aller à
Beaumont traiter le vicomte du Mans, Jean venir d'Angers pour
apporter ses soins au doyen de Saint Martin et Goisbert, de l'abbaye
d'Ouche, être continuellement sur les chemins.
Ayant fait vœu de pauvreté, les moines ne peuvent en théorie
recevoir d'honoraires en nature ou en argent, mais les malades, par
espoir ou reconnaissance, dispensent des cadeaux aux monastères,
autre forme de l'offrande sacrificielle. Au Xe siècle, on voit par
exemple le seigneur Alexandre Charbonel abandonner aux moines
de Noyers un cens de dix-huit livres, le vicomte de Chateaudun
céder aux religieux martiniens la terre de Sapaillé, Foulques, comte
d'Anjou, agrandir les terres des moines de Saint Nicolas dans l'île de
Béhuart. Les prêtres organisent et canalisent les offrandes vers
l'Église, nouveau lieu d'accumulation où viennent s'amonceler ces
prodigalités conjuratoires.

Offrande et pardon

Avec le pardon chrétien, aider le pauvre devient un moyen


d'éloigner le Mal. Mais le pauvre n'est encore qu'un prétexte. Le Mal
reste d'origine divine.
Souffrir, c'est chercher la rédemption pour les fautes qui ont
provoqué cette souffrance ; guérir, c'est avoir obtenu son pardon.
Donner à l'Église, c'est distraire du circuit économique pour conjurer
le Mal. Faire le bien, aider les créatures de Dieu, est donc un moyen
d'acheter son pardon et son éternité. Reprenant à son compte, sous
le nom de Charité chrétienne, l'offrande conjuratoire du sacrifice,

62
l'Église sauve l'âme du pécheur et s'enrichit : on assiste au
glissement de l'échange sacrificiel vers un échange terrestre.
Apparaît alors l'idée qu'il faut aider les pauvres pour expier ses
fautes et gagner son paradis. On peut acheter sa guérison sous
forme d'un rachat de ses fautes, dénoncées comme cause des
maladies passées et à venir.
Déjà Constantin avait promulgué un édit aux termes duquel le
trésor public devait fournir aliments et vêtements aux enfants
pauvres. Sous son règne se constituent, comme mode d'offrande,
les premiers refuges de pèlerins, à Constantinople d'abord, à
Césarée ensuite en l'an 370. A propos de ce dernier, Jean
Chrysostome écrit : « Portez-vous un peu hors de la ville ; là vous
verrez une cité nouvelle, véritable trésor de la piété, formée par la
réunion des dons que les exhortations de Basile ont obtenus. »
La gestion de tels établissements d'hébergement, présentés
souvent naïvement par les historiens de la médecine comme les
premiers hôpitaux cliniques, est tout naturellement confiée aux
évêques qui en nomment les administrateurs. Ils se multiplient et le
concile d'Aix-la-Chapelle émet le vœu que chaque monastère affecte
un local à l'asile des passants et des pauvres. Ils deviennent bientôt
une forme nécessaire de l'offrande à Dieu, un substitut au sacrifice
thérapeutique. Mais le pauvre n'est encore qu'un outil symbolique
d'une symbolique du sacrifice à Dieu. Il n'est pas encore, comme il le
deviendra un peu plus tard, le Mal lui-même. Au VIe siècle, le concile
d'Orléans approuve la fondation de l'hôpital de Lyon par le roi
Childebert : « Que les revenus de cette fondation ne soient jamais
diminués pour quelque cause que ce soit, et que celui qui lui
enlèverait une partie de ses biens soit frappé d'anathème comme
meurtrier des pauvres ». D'autres hôpitaux sont fondés à Autun, à
Reims. En 567, le second concile de Tours ordonne à chaque
commune de nourrir les pauvres mais rien n'est prévu pour en
financer le fonctionnement. Le revenu des terres transférées à
l'hôpital y pourvoit. Un tel mécanisme donne à l'hôpital un statut
d'entreprise économique.

63
Mais l'hôpital est aussi le lieu de détournement de fonds dont les
pauvres ne bénéficient guère et les cours doivent le rappeler aux
obligations contractées : en 549, le cinquième concile d'Orléans
interdit d'aliéner les biens des hôpitaux, ce qui n'empêche pas
l'Église d'user autrement des sommes allouées. En 658, le concile
de Nantes ordonne aux communautés religieuses de réserver aux
pauvres le quart des dîmes et des offrandes perçues, confirmant par
là la décision du concile d'Orléans : « L'Église est tenue de secourir
les pauvres, les prêtres tiendront des tables auxquelles ils seront
admis, les évêques doivent subvenir à leurs besoins, les monastères
doivent l'asile et l'entretien. L'autorité civile veillera elle-même à
l'accomplissement de ses devoirs [...]. Que les habitants et le clergé
de chaque commune, suivant leurs ressources, nourrissent
d'aliments convenables les pauvres qui y sont domiciliés, afin qu'ils
n'aillent pas vagabonder dans les autres localités ».
Pour que l'application de ces règles soit vérifiée, l'administration
de l'hôpital doit fournir à l'évêque un inventaire mensuel et des
comptes annuels. L'hôpital est financé par les revenus du domaine,
les quêtes, la vente des indulgences et des vêtements de morts.
Presque tous les testaments du temps comportent des legs aux
hôpitaux, dont le premier bénéficiaire est l'Hôtel-Dieu de Paris. Pour
le salut de leur âme, les plus pauvres parmi les pauvres lèguent
jusqu'à leur lit à un hôpital.
Les canonistes carolingiens distinguent les hôpitaux « bénéfices »,
dans la chapelle desquels l'évêque ou l'aumônier peut baptiser,
confesser et enterrer, des fondations privées. Seuls les premiers
jouissent en théorie de l'immunité attachée aux maisons religieuses
et, par là, sont protégés par l'autorité ecclésiastique contre leur
affectation à d'autres usages que l'hospitalité.
Le nombre de fondations de ce type a varié suivant les aléas de la
conjoncture économique : au VIIe siècle, jusqu'à la mort de
Dagobert, ce nombre ne cesse d'augmenter ; au VIIIe siècle, en
revanche, avec les invasions arabes, il diminue et on constate
certaines faillites. A la fin du VIIIe siècle, l'évêque Landry finance la
construction de l'Hôtel-Dieu à Paris. Au IXe siècle, Charlemagne

64
interdit le vagabondage et les secours aux indigents qui refusent de
travailler : paradoxalement en effet, la pauvreté assure un meilleur
statut que le travail ; le concile d'Aix-la-Chapelle décide en 816 : «
Les évêques établiront un hôpital pour recevoir les pauvres et lui
assigneront un revenu suffisant aux dépens de l'Église. Les
chanoines y donneront la dîme de leur revenu, même les oblations,
et un d'entre eux sera choisi pour gouverner l'hôpital, même au
temporel. Les chanoines iront au moins en carême laver les pieds
des pauvres ; c'est pourquoi un hôpital sera tellement situé qu'ils
puissent y aller aisément. »
Au IXe siècle, les fondations se développent à nouveau. Mais lors
de la grande crise de la société esclavagiste du Xe siècle, qui voit le
démembrement du système économique de la villa carolingienne, la
situation ne permet plus de dégager les ressources nécessaires. De
prétexte, les pauvres deviennent préoccupation. Rares sont alors les
établissements qui peuvent organiser la réception des pauvres dont
le nombre ne cesse d'augmenter. Quelques ordres religieux
hospitaliers demeurent seuls capables de subvenir à leurs propres
besoins grâce aux revenus des fondations et continuent d'entretenir
quelques hôpitaux bénéfices. Bientôt, cette demande de rédemption
et la croissance de la pauvreté poussent un grand nombre de laïcs
sans fortune à renoncer au monde et à servir les pauvres pour en
partager les souffrances mais aussi l'abri. On les appelle les «
donnés ». En échange de leur travail, ils ont la garantie de la survie.
Parallèlement, au Xe siècle, Benezech institue en France les
religieux pontifes de Saint-Jacques du Haut Pas, pour le service des
pèlerins et des malades. En 1120, à Albrac, dans le diocèse de
Rodez, se forme un ordre hospitalier, regroupant prêtres et
chevaliers pour la protection des pèlerins, frères et femmes pour le
soin des pauvres et serviteurs pour la culture des terres.
Peu à peu, l'Église catholique enserre l'ensemble de la richesse
hospitalière. Grâce au droit canon, tous les hôpitaux sont regardés
comme fondations religieuses, même ceux créés avant la
réglementation canonique, à la seule condition de porter le nom d'un
saint et d'avoir une cloche, une chapelle et un cimetière. Par

65
exemple, l'Hôtel-Dieu de Paris, d'abord administré par l'évêque seul,
puis à partir de 829 par l'évêque et le chapitre de Notre Dame, est
placé de 1006 à 1505 sous la direction exclusive des chanoines34.
Dieu voisine avec les pauvres, l'offrande avec celui qui en bénéficie.
L'hôpital, richesse de l'Église et don à Dieu, jouit alors d'avantages
économiques considérables. Ses biens sont inaliénables et le
troisième concile de Latran dispense même certains établissements
de la dîme.
Une telle puissance, principale collectrice d'aumônes dont le
pauvre n'est que l'alibi, ne peut se maintenir durablement sans une
perversion de sa fonction originelle. L'hôpital devient alors un lieu
scandaleux parce que l'Église s'en sert pour conforter son pouvoir
contre le pouvoir civil, et un lieu essentiel de l'Ordre de vie nouveau
parce qu'il abrite la source d'un nouveau danger.

CRISE DES DIEUX

Quand apparaissent les épidémies, les Signes des Dieux ne


suffisent bientôt plus à gérer le Mal. La maladie n'est plus négociable
avec Dieu. Même l'Église commence à se méfier de son pouvoir sur
les corps, qui éloigne ses prêtres du pouvoir sur les âmes : pourquoi
alors demeurer responsable de l'irrévocable? Pourquoi dénoncer et
séparer le péché quand la maladie n'intéresse plus que le corps ?
Pourquoi continuer à laisser draîner par l'Église des richesses
considérables quand elles sont détournées de leur finalité par des
prêtres dévoyés? La première mise en scène de l'Ordre cannibale
va s'effacer.

La fin de l'Église thérapeute

A partir du Xe siècle, la notion de péché ne suffit plus à expliquer


le Mal. Et bien que leur mission leur interdise en théorie de
s'occuper de « la misérable enveloppe charnelle de l'homme », les
prêtres thérapeutes s'y intéressent de plus en plus. Médecins des

66
corps, observateurs et séparateurs, ils ne peuvent plus se contenter
d'aider à mourir en Dieu.
L'Église, consciente du danger, tente alors, au cours de sept
conciles successifs, d'interdire aux prêtres l'exercice d'une médecine
« mondaine » et de le confier au pouvoir laïc. L'Ordre de vie
s'éloigne des Signes des Dieux et le péché n'est plus le Mal
essentiel.
Abandonnant souvent leur cloître pour visiter les riches malades,
ou, comme Rabelais, pour suivre l'enseignement de professeurs
laïcs, les moines ne respectent plus leur règle. S'il faut, en théorie,
que le supérieur autorise un religieux à s'absenter, et si cette faveur
n'est d'abord accordée qu'en cas d'urgence médicale, les moines
médecins, dès le XIe siècle, considèrent ces déplacements comme
normaux, et leurs absences deviennent régulières. Ils n'assistent
plus aux exercices spirituels en commun et deviennent des
étrangers dans leur communauté. Parce qu'elles procurent des
ressources à leur couvent, certains abbés encouragent même ces
pratiques. Ainsi, Saint Bernard recueille à Clairvaux un moine qui
avait quitté son ordre parce que son abbé le contraignait à soigner
des seigneurs hors l'enceinte du couvent87. De plus, lors de ces
séjours dans les châteaux et les maisons bourgeoises, les clercs
côtoient le luxe et oublient leur vœu de pauvreté : ils acceptent
d'abord des honoraires personnels, recherchent ensuite des
malades riches et négligent les pauvres. Ils soignent en outre des
femmes ; ils s'exposent donc au triple péril dénoncé par leur
hiérarchie : l'ambition, l'or et la femme.
Au XIIe siècle, pour ramener ces moines à Dieu, le concile de
Reims interdit aux clercs réguliers la « pratique de la médecine dans
un désir de lucre ». En 1139, le concile de Latran, les menaçant de
peines sévères, interdit l'exercice de la médecine hors des cloîtres.
Un siècle plus tard, les grandes abbayes d'Europe n'ont plus de
grands médecins. Certes, les religieux et les laïcs continuent de se
faire soigner à l'intérieur des monastères, les moines sont encore
autorisés à aller étudier la médecine auprès de guérisseurs laïcs,
mais cette situation est de courte durée : dès 1162, le concile de

67
Montpellier interdit expressément à tout clerc régulier de soigner à
l'intérieur des couvents et, l'année suivante, le concile de Tours
interdit toute absence de plus de deux mois hors des monastères, ce
qui empêche toute étude approfondie. En 1212, le concile de Paris,
en 1215, celui de Latran, lancent de nouveaux anathèmes contre
ceux qui contreviendraient à de telles décisions et interdisent la
chirurgie aux sous-diacres, diacres et prêtres. La papauté exige
même en 1243 que dans les statuts des ordres soient expressément
interdites toutes études de la médecine à leurs membres et, la
même année, la règle des Dominicains confirme que cette
interdiction a été prise en compte.
Il n'aura donc pas fallu moins de sept conciles et d'un siècle et
demi pour que l'Église réussisse à exclure à peu près les moines
réguliers de l'Ordre de vie. Il faudra bien plus de temps encore pour
en exclure les clercs séculiers.
Au XIIe siècle, certaines collégiales deviennent des centres
d'enseignement, certains clercs guérisseurs atteignent les plus hauts
échelons de la hiérarchie ecclésiastique, comme Fulbert, devenu
évêque de Chartres, et Gillebert Maminot, évêque de Lisieux. A la
différence des moines, les clercs séculiers peuvent posséder des
biens immobiliers. Ordinairement chargés du soin des malades dans
la Maison Dieu la plus proche de la cathédrale, il n'y ont en général
qu'un rôle strictement thérapeutique. Au XIe siècle, l'obligation de
résidence et d'assistance aux offices de chœur reste strictement
observée et peu de chanoines visitent des malades. Mais au XIIe
siècle, après l'interdiction faite aux clercs réguliers d'étudier et de
pratiquer la médecine, la relève est assurée par les séculiers qui,
dispensés d'assister aux offices du chapitre, s'absentent longtemps,
ou définitivement. On peut citer le cas de Pierre Lombard, chanoine
de Chartres, que Louis VI le Gros choisit comme médecin.
Les papes leur adressent les mêmes reproches qu'aux clercs
réguliers, et la médecine des corps acquiert peu à peu son
autonomie. Les laïcs se mettent à apprendre le savoir médical dans
les écoles monastiques, comme au Bec où un auditoire assidu de

68
laïcs et de nobles fréquentent Lanfranc ou comme à la collégiale de
Saint-Martin où étudiera le laïc Guismond de Vendôme.
Les religieux s'effacent même de la gestion du système
hospitalier; les pauvres ne sont plus signe d'un péché mais d'un
délit. L'enjeu devient politique et économique, et il faut désormais en
écarter le pouvoir religieux.

Des Dieux et des Corps

Le XIIe siècle, faute de ressources et d'offrandes, ne voit aucune


fondation d'hôpital nouveau : la disette, le poids écrasant des impôts
et les tailles spéciales levées pour la fortification des villes
accroissent la misère. Les fidèles ne donnent plus rien aux églises,
ni aux monastères, ni aux hôpitaux. Les abbayes perdent les
redevances des prieurés et des fondations. Les terres, bénéfices
essentiels, ne produisent plus rien. Nombre de paroisses n'ont
même plus de recteur et les clercs pratiquent le cumul des bénéfices
pour conserver leur puissance matérielle. Quant aux hôpitaux
existants, il réduisent leurs activités ou ferment leurs portes ; le
terme « desolatio » revient sans cesse dans les suppliques de la
papauté, pour décrire la ruine de leurs bâtiments, la réduction de
leurs membres, le relâchement du culte et de la discipline 44.
Des établissements qui furent riches au XIe siècle n'ont plus au
XIIIe siècle qu'un revenu annuel dérisoire. Les rentes des grandes
églises ou des monastères tombent de moitié ou plus. Parfois, le
clergé en détourne l'utilisation à son profit et convertit les revenus en
bénéfices ecclésiastiques ou en fiefs. Parfois l'hôpital est si vide que
la rémunération du recteur et l'entretien de la chapelle en constituent
les seules dépenses. C'est le cas à Paris de la maison Braque,
moins d'un siècle après sa fondation. Malgré les tentatives des
conciles pour rendre aux administrateurs religieux des biens des
hospices leur fonction de fondateurs, les scandales se multiplient. Le
frère Bernard Lefèvre, maître de l'hôpital de Beauvais, est renvoyé
en 1356 parce qu'il ne rend plus de comptes, ne mentionne plus ses

69
recettes de blé et de vin et a emprunté 700 florins d'or à l'hôpital
sans les rendre. Jean Guérin est déchu par les bourgeois de son
poste de recteur de l'hôpital de Mayenne pour ses attaches avec le
parti d'Orléans. En 1398, le recteur de l'hôpital de Cavaillon est
révoqué par la cour épiscopale : il avait transformé l'établissement
en lupanar et vendu les meubles pour son compte.
Certains recteurs en viennent à réduire les rations alimentaires
des malades, parfois obligés d'aller mendier dans les rues. Au XIIIe
siècle, à Angers, le personnel hospitalier se partage les ressources
de l'hôpital et laisse mourir de faim 300 pauvres par an. A Paris, les
religieux s'absentent sans autorisation de l'hôtel-Dieu, s'injurient ou
font l'amour devant les malades.
L'inaliénabilité théorique des biens immobiliers de l'hôpital,
propriété de Dieu, n'est plus respectée ; nécessité économique et
spéculation font loi. Le 7 décembre 1354, le conseil de la ville de
Marseille, se substituant à l'évêque et « prenant en considération la
misère des temps et la pauvreté de l'hôpital », autorise sa direction à
céder des propriétés immobilières ; en 1372, l'hôpital de Marseille
vend une maison reçue en legs 29. Il semble pourtant que même les
moins consciencieux des administrateurs d'hôpitaux n'aient jamais
osé vendre sans l'accord des autorités religieuses les biens
immobiliers des hôpitaux, ce qui ne les empêche pas de tourner
cette interdiction par l'octroi d'un bail perpétuel à un particulier.
L'hôpital perd sa fonction d'offrande rédemptrice et sa crédibilité
de légataire ; tandis qu'un pouvoir local apparaît, soucieux de ne pas
laisser gaspiller toute cette puissance économique. En même temps
le pouvoir de guérison se renforce aux mains du pouvoir politique
central. Le roi et les seigneurs s'attribuent la légitimité divine de la
propriété du sol et la légitimité thérapeutique de la propriété des
corps.
D'abord le pouvoir de guérison des rois thaumaturges, oints du
Seigneur et par là guérisseurs, remémore l'acte cannibale : être
touché, c'est encore s'approprier le souffle de la vie et des forces
invisibles. A partir du XIIe siècle, on recueille l'eau qui a mouillé la
main du roi, les malades la boivent à jeun et dévotement pendant

70
neuf jours. En France et en Angleterre, cette thérapeutique du
toucher, qui intéresse avant tout les maladies de la peau, se pratique
de plus en plus. Saint Louis touche quotidiennement des malades au
sortir de la messe en prononçant la phrase qui deviendra
traditionnelle : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ».
Si l'on manque de chiffres précis pour la France, Marc Bloch 9,
pour l'Angleterre, nous renseigne : « Édouard III, du 10 juillet 1337
au 10 juillet 1338, fit 136 cures. C'était une assez pauvre année. Elle
ne doit pas être prise comme type. Du 12 juillet 1338 au 28 mai 1340
– un peu plus de 22 mois – le nombre de miraculés atteignit 885 en
moyenne, par conséquent tout près de 500 par an9. ».
Le toucher du roi est signe de pouvoir et son efficacité est d'autant
mieux reconnue qu'a de prestige le pouvoir royal. Le pouvoir
politique apparaît dans la guérison. S'amorce la laïcisation de la
stratégie devant le Mal.

Du sacrifice aux Dieux à la séparation des Corps

Le premier fléau auquel le pouvoir religieux n'a pu uniquement


répondre seul de façon crédible est la lèpre. Selon Mac Neil60,
aucun symptôme de cette maladie n'apparaît avant le VIe siècle
après Jésus-Christ où elle surgit en Égypte et en Europe. Certes, les
maladies de peau lui étaient antérieures, mais la lèpre, violente,
terrifiante, mortelle, est d'histoire récente. Contre elle, le sacrifice n'a
aucune efficacité ni pour donner un sens, ni pour contenir le mal, ni
pour le guérir. L'Ordre des Dieux n'y peut rien. Mais la façon dont il
gère la lèpre, en connivence avec le pouvoir civil, annonce le nouvel
ordre, l'émergence du nouveau guérisseur policier. Tout malade est
condamné, assimilé à un mort et comme lui dangereux. On doit
l'écarter.
De la séparation des morts à celle des presque morts (jusqu'ici
anecdotique), se trouve ainsi renversé radicalement l'Ordre de vie :
anticiper sur la mort permet en effet désormais d'écarter des corps
vivants menaçants, et non plus des âmes. En deux siècles, la lèpre

71
conduit à une nouvelle dénonciation du mal, à une nouvelle
négociation avec lui, à une séparation d'une autre peur. Sur un
terrain préparé par la perte de crédibilité de l'Église, s'inscrit une
nouvelle mise en scène de l'Ordre cannibale.
Pour la première fois, avec la lèpre, dénonciation, médiation et
séparation du Mal échappent donc au contrôle unique des Dieux, et
l'autorité laïque intervient dans la légitimité de l'examen du Mal. En
Arles la dénonciation des lépreux est faite le 27 mars de chaque
année par un groupe de bourgeois élus ; aux Pays-Bas, la
reconnaissance des lépreux est faite par des officiers de police. On
consulte parfois des médecins ou des barbiers. On prend garde de
ne les choisir qu'étrangers à la ville afin d'éviter toute délation ou
toute vengeance personnelle. Parfois les dénonciateurs sont eux-
mêmes lépreux. On envoie alors le suspect à la léproserie la plus
proche pour y être examiné et certaines sont reconnues d'une
grande expertise : le Popelin à Sens, le Grand Beaulieu à Chartres,
celle de Reims.
Examen dérisoire : on verse un peu d'huile sur le sang du malade
et si, une heure plus tard, ce sang prend un « aspect cuit », la lèpre
est diagnostiquée. On ajoute du vinaigre au sang, et si le mélange
n'est pas homogène, le patient est déclaré contaminé. Si du sang
frotté contre la paume de la main n'est pas onctueux et donne une
sensation de « sec », c'est du sang de lépreux. De telles méthodes
sont préconisées jusque par des médecins, tels Arnaud de
Villeneuve au XIIIe siècle et Guy de Chauliac au XIVe siècle. A la
Renaissance, des médecins diagnostiquent même la lèpre en jetant
des cendres de plomb brûlé dans l'urine de la personne suspecte : si
la matière surnage, la lèpre est déclarée.
La dénonciation du lépreux est déterminante, puisqu'elle signe
théoriquement un arrêt de mort, de mort au monde. Elle vaut dernier
jugement. Elle annonce le glissement de la thérapeutique à
l'institution policière, puisque, par elle, s'annonce le nouveau
thérapeute, non religieux mais administratif.
La dénonciation fonctionne dans le discours comme un véritable
procès.

72
En 1459, un bourgeois de Saint-Omer n'est pas jugé « ladre »,
mais « mout enclin et pour ce répétié à six mois », aux termes
desquels il est reconnu « ladre » et interné. En 1532, un habitant
d'Aire est envoyé par l'échevinage de la ville à la Madeleine de
Saint-Omer pour y subir l'examen. « Bien qu'il fut infecté et entachié
de morphes en la teste aiant des noeuz es sourcils », le physicien et
le chirurgien, tout en le reconnaissant « disposé à ladite maladie de
lèpre », se refusent, faute d'indices suffisants, à juger son corps
totalement lépreux « et pour le présent à le séparer de la
conversation du peuple saint... », mais, trois ans plus tard, le malade
ayant comparu de nouveau, ils le visitent par palpations et extraction
du sang en plusieurs parties de son corps « bien et deuement
comme il étoit en tel cas [...] après laquelle visitation et espreuve,
yceulx maistre, pysiciens, chirurgiens et ladres, unanimement le dire
entachié de la maladie au commencement de la phangie que l'on
nomme le brun mal au moyen de quot, celui-ci delvoit estre débouté
de la conversation du peuple saint ».
Une fois porté le diagnostic de la lèpre la séparation a lieu selon le
symbolisme religieux. Mais il n'y a, en théorie, plus de médiation
possible : la séparation est prononcée à l'église, le mort est enterré à
l'église. L'official diocésain convoque le lépreux désigné, lui annonce
la sentence et ordonne qu'elle soit publiée au prône de l'église
paroissiale. Le clergé se rend alors chez le lépreux, lequel est
étendu sur un brancard, recouvert du drap noir. Les prêtres chantent
le Libera me. Le corps est levé, transporté en cortège à l'église où il
est déposé sur deux tréteaux et isolé des fidèles par une barrière.
On célèbre l'office des morts, puis, un à un, tous défilent devant le
séparé, l'aspergent d'eau bénite et lui lancent une aumône. Le
célébrant exhorte le « ladre » à prendre son mal en patience : « Mon
ami, il plaît à Notre Seigneur que tu sois atteint de cette maladie ;
car Notre Seigneur ne te méprise point à cause de ta maladie, ne
t'éloigne point de Lui, mais si tu prends patience, tu seras sauvé,
comme fut le lépreux qui mourut devant la maison du mauvais riche
et fut porté tout droit au Paradis. »

73
Le lépreux, toujours allongé sur les tréteaux, est sorti de l'église et
conduit par le clergé, chantant encore le Libera me et précédé de la
croix, jusqu'à une maladrerie ou une hutte hors du village. Là, le
drap noir est ôté, le malade se lève et le prêtre lui remet, après les
avoir bénis, les cliquettes, les gants et la panetière, signes et
insignes de son état. Tandis que l'assemblée entonne le De
Profundis, le prêtre jette sur le toit de la maison une pelletée de la
terre du cimetière et dit : « Sois mort au monde mais revis en Dieu. »
Le malade lui répond : « Cette retraite est mienne, ici j'habiterai à
jamais parce que je l'ai choisie. » Le prêtre énumère alors toutes les
interdictions qui frappent le lépreux. Celles-ci varient selon le lieu et
l'époque. En voici un exemple du XVe siècle : « Je te défends de
jamais entrer en église ou moustier, en moulin, en four, en marché,
en aucun lieu où il y ait affluence ou peuple. Je te défends de
marcher pieds nus et de sortir de ta maison sans ton habit de ladre
et tes cliquettes. Je te défends de jamais laver ni toi, ni les objets à
ton usage, en rivage, ni en fontaine ou ruisseau. Si tu veux de l'eau
pour boire, remplis ton baril avec ton écuelle. Je te défends de
toucher aucune chose que tu marchandes jusqu'à ce qu'elle soit
tienne. Je te défends que tu entres en taverne. Si tu veux du vin, fais
le entonner en ton baril. Je te défends d'avoir commerce avec une
autre femme que celle que tu as épousée en face de la sainte
Église. Je te défends si aucune personne te parle par les chemins
que tu lui répondes avant de têtre mis au-dessous du vent. Je te
défends de passer par chemins étroits. Je te défends de toucher au
puits, ni à la corde si tu n'as mis tes gants. Je te défends de toucher
à enfants et tu ne dois leur donner aucune chose. Je te défends de
boire ou de manger en autre compagnie que celle des lépreux
comme toi : je te rappelle que quand tu mourras, ton corps sera
enseveli dans ta cabane et non au cimetière. »
Le clergé est là évidemment le masque du pouvoir civil : la plupart
du temps ces consignes sont données en langue vulgaire.
Le lépreux présente les lettres qui le désignent comme tel au
maître de la léproserie, où son admission est le plus souvent
définitive. Il y vivra seul, ou avec sa femme s'il le désire.

74
Ce rituel a une portée considérable, symbolique et thérapeutique à
la fois. La séparation, décidée par le pouvoir civil, est prononcée à
l'église, ce qui unit pouvoir ecclésiastique et pouvoir laïc dans la
guérison et la conjuration du Mal.
Le mal ne réside plus seulement dans le péché, la faute, l'épreuve
du Malin, mais aussi chez le malade, le corps du délit.
La messe dite en français, la procession et le simulacre
d'inhumation, avertissent les spectateurs du danger d'approcher les
lépreux et enseignent à ces derniers leurs devoirs d'exclus du
monde. Ce rituel annonce une nouvelle thérapeutique de séparation
entre vivants, et non plus seulement entre vivants et morts ;
séparation acceptée par le lépreux qui, hors de la léproserie, serait
condamné à une mort rapide, rejeté qu'il serait comme travailleur et
comme mendiant.
En réalité, la « separatio », qu'on connaît bien grâce à des textes
du début du XVe siècle, n'a pas souvent suivi un rituel aussi
rigoureux : comme nombre de cérémonies liturgiques de ce genre,
elle s'est d'abord répandue suivant un mode coutumier, non écrit ; la
première réalité, celle du XIIe siècle, est sans doute plus
pragmatique et beaucoup moins impitoyable.
Les léproseries, fondées par des communautés d'habitants et des
seigneurs hauts justiciers, sont administrés par les échevins dans
les localités régies par une charte de commune et, dans les autres,
par les représentants de la paroisse. Pour un bourg, la présence
d'une léproserie est un des premiers signes de son autonomie
politique 53.
Les premières léproseries datent sans doute au plus tard du XIe
siècle. En 1106 il existe déjà une léproserie à Saint-Omer, financée
par l'abbaye de Saint Bertin. Elle est suivie de beaucoup d'autres à
travers l'Europe. On sait que le 3 août 1124, le sénéchal Guillaume
de Garlande donne à la léproserie Saint Lazare, à Paris, deux muids
de vin sur son clos du Petit Pont et un muid de froment sur son
moulin de Mibrai en Seine. Au même moment, Louis VI le Gros
donne à la maladrerie de Saint Ladre, dans les faubourgs d'Orléans,

75
« sa part de l'église de Chécy, une charruée de terre à Ardrillières et
l'usage de la forêt royale ».
Seuls en général sont admis les lépreux originaires de la ville ou
des paroisses alentour formant la « prise » de la léproserie ; si les
ressources charitables propres à la maladrerie ne suffisent pas à
l'entretien des pensionnaires, les impôts locaux y pourvoient. En
contrepartie, les autorités municipales s'approprient l'essentiel du
pouvoir de surveillance qui, pour les autres hôpitaux, reste aux
mains de l'évêque. Un conflit peut s'ensuivre entre autorités civiles et
religieuses, tel celui que gagnent à Amiens les échevins, qui
obtiennent droit de garde, de visite, de correction et d'examen des
comptes, décident de l'admission des malades et des personnes
saines, clercs ou laïcs, nomment et destituent les gestionnaires de la
léproserie. Parfois, ce sont les seigneurs hauts justiciers qui
organisent l'assistance aux lépreux dans leur baronnie, comme ils
organisent d'autres services publics.
Etre dans une léproserie constitue une chance pour le lépreux, car
il s'agit souvent d'un établissement confortable et riche. Beaucoup
de maladreries financées par les communes exigent d'ailleurs non
seulement que leurs pensionnaires soient de la ville, mais encore
bourgeois, car les bourgeois ne veulent payer que pour conjurer les
maux de leur classe et laissent volontiers mourir sur les routes les
lépreux d'autre origine. La maladrerie de Lille est même réservée
aux « bourgeois de naissance », à l'exclusion des « bourgeois par
achat ». A Saint-Omer, on se garde des étrangers qui voudraient se
faire recevoir bourgeois pour être admis la même année à la
Madeleine. A son admission, le lépreux verse à l'établissement une
certaine somme et apporte un véritable trousseau, allant parfois
jusqu'à abandonner tous ses meubles et toute sa fortune.
Parce que les autorités laïques accordent à la léproserie des
privilèges fiscaux (dispense de la dîme et de l'impôt sur l'alcool
fabriqué dans la maison), les léproseries sont souvent riches. Et,
pour s'approprier leurs biens, des seigneurs accusent les lépreux de
subversion politique. En 1431, dans la seule juridiction d'Uzerche, 45
lépreux sont brûlés en moins d'un mois.

76
En fait, la vie des lépreux, à l'intérieur d'une maladrerie, a varié
considérablement selon les temps, les lieux et les établissements.
Dans le Midi, ce sont de véritables villages autonomes où les
pensionnaires vivent en famille et cultivent librement la terre.
D'autres, à Meaux, à Châteaudun, à Lille, à Lisieux, à Chartres, à
Amiens sont de grands établissements où s'exerce une surveillance
sévère ; à la moindre faute, on chasse le ladre de l'établissement, le
plus souvent pour un an et un jour, ce qui revient pratiquement à le
condamner à mort : très rigoureuse est la séparation des malades et
des bien-portants, des hommes et des femmes ; interdiction aux uns
d'approcher les lieux réservés aux autres, de manger ensemble, de
laver leur linge au même endroit. Un certain nombre de lépreux
choisis par le prieur de la léproserie, ou élus par les malades, vont
régulièrement quêter dans le village pour la léproserie. Au troisième
concile de Latran, en 1179, l'Eglise autorise la construction à
l'intérieur des maladreries de chapelles desservies par un prêtre
particulier.
On ne peut donc échapper à la léproserie sans risquer la mort, à
moins d'une autorisation émanant de l'autorité laïque ou
ecclésiastique et moyennant finance. En échange, il faut accepter de
se retirer dans une maison éloignée de toute autre habitation. Des
hommes comme Raoul, comte Vermandois, ou Renaud, comte de
Soissons, ou Guillaume Gourdin, conseiller au parlement de
Toulouse, obtiennent l'autorisation de rester chez eux, mais isolés.
Ces cas sont rares et même les conseillers du parlement de Paris
doivent se soumettre à la loi commune. Même libres, les lépreux
demeurent souvent, eux aussi, exclus de toute fonction, qu'elle soit
religieuse ou laïque. Ces interdictions s'appliquent d'ailleurs aussi à
des non-lépreux touchés par une infirmité physique.
Ainsi les léproseries deviennent-elles un élément banal du
paysage médiéval et se développent jusqu'au XVe siècle. Dans son
testament, en 1227, Louis VIII lègue cent sous à chacune des deux
mille léproseries du royaume. D'après Du Chesne, le testament de
Saint-Louis fait mention de huit cents léproseries. Au XIIIe siècle,
l'Europe compterait dix-neuf mille établissements : « L'estat des

77
maladreries de la monarchie française » en signale quinze cent deux
à la fin du XIVe siècle, et pour le seul diocèse de Paris, Léon le
Grand arrive au chiffre de cinquante-neuf.
Puis, nul ne sait aujourd'hui encore vraiment pourquoi, la lèpre
s'efface : on peut penser que la séparation a joué un rôle
considérable dans ce déclin, même si sa mise en place n'est pas du
tout fondée sur la conscience de la contagion. Il se peut aussi, et
c'est la thèse de Mac Neil60, que la lèpre ait reculé en Europe devant
la montée de la tuberculose pulmonaire en Europe et les
transformations de l'organisation économique. Le bacille de la
tuberculose provoque en effet, semble-t-il, des réactions qui
prémunissent le tuberculeux du bacille de Hansen, agent de la lèpre.
« Dans une telle situation de concurrence, la tuberculose a un
avantage évident. Le bacille qui passe d'un hôte à l'autre par
inhalation des germes projetés dans l'air par des sujets déjà
contaminés qui toussent et éternuent, était beaucoup plus mobile
que ses concurrents. La façon dont le bacille de Hansen passe d'un
hôte à l'autre n'est même pas connue de nos jours de façon précise,
mais il est certain qu'il ne s'agit pas d'une maladie très contagieuse.
Le bacille ne semble s'installer chez un nouvel hôte qu'après un
contact prolongé60. »
Au XIVe siècle, la régression de la lèpre s'accélère ; elle inquiète
déjà si peu que vivre dans une léproserie devient un luxe, recherché
même par des gens bien-portants. Bien qu'à leur admission les
risques de contamination encourus leur soient signalés, des gens en
bonne santé y viennent vivre, et le chapitre de Paris finit par
considérer certaines léproseries comme de simples domaines de
rapport 53. En 1351, lors de sa visite à Saint-Lazare de Paris, la
maladrerie la plus importante du diocèse, Jean de Villescoublain,
représentant l'évêque, ne trouve pas quatre lépreux et huit
lépreuses. Ailleurs, il rencontre cinq personnes saines, chapelain,
frères et sœurs, pour un seul malade ; à Luzarches, il trouve neuf
frères et deux sœurs, mais pas un seul lépreux. A Nîmes, au début
du XVe siècle, la léproserie, quoique vide, reste très bien entretenue.
A Reims, on ne compte qu'un malade en 1336.

78
Cette disparition de la maladie explique, autant que l'incurie des
administrateurs, le mauvais état et même la ruine de la plupart des
maladreries dont on ne perçoit plus l'utilité.
Passé le XVIe siècle, nombre de léproseries disparaissent, ruinées
ou rattachées à d'autres établissements hospitaliers. En 1626, les
deux médecins chargés par Louis XIII de visiter toutes les
maladreries du royaume y trouvent peu de vrais lépreux, mais
beaucoup de faux qui y vivent sans travailler60.
La léproserie perd ainsi sa fonction et se dissout dans le nouveau
système hospitalier. Mais, par la séparation des corps qu'elle institue
et par la connivence des pouvoirs qu'elle favorise devant la misère,
elle annonce la mise en place d'un Ordre de vie nouveau : on ne
surveille plus les Dieux mais les Corps, on ne dénonce plus l'âme
comme siège du mal, mais le pauvre exposé à la maladie. Le
surveillant n'est plus le prêtre, mais le pouvoir civil et son auxiliaire,
le policier. La séparation n'est plus exorcisme, mais enfermement
des corps porteurs du Mal, dans les léproseries d'abord, par la
quarantaine ensuite puis dans les hôpitaux. L'Ordre des Corps se
met en place, avec l'accord de l'Ordre des Dieux qui s'efface de la
guérison, seconde le pouvoir policier et n'aspire plus à fonder sa
force sur une puissance thérapeutique contestée.
Comme l'Ordre des Dieux avait fourni, sans les analyser, une
réponse opératoire à l'hystérie et aux maladies mentales, l'Ordre des
corps va donner au mal épidémique une réponse efficace sans en
connaître la cause.
Hors du regard des Dieux, le Corps prend rang dans les signes de
vies et dans l'Ordre du monde.
Temps mystérieux, où l'acte de guérir se laïcise dans le pouvoir du
policier, où le Mal devient le pauvre.
Etrange époque où, malgré l'avènement de l'Ordre des Corps,
rôdent encore les Dieux oubliés, derniers gardiens de la métaphore
cannibale. Période essentielle où, entre le prêtre et le médecin,
s'insinue un guérisseur rarement reconnu : le policier.

79
CHAPITRE II
SIGNES DES CORPS
Autour de l'âge classique, le pouvoir politique prend le mal à son
compte et la guérison à sa charge. Le cannibalisme se voile. Les
Dieux ne gèrent plus ni désirs ni révoltes. Avec le déplacement des
hommes et des marchandises circulent et s'échangent les maladies.
Prolifère alors une violence nouvelle, proprement terrestre,
dangereuse : violence de la misère et de la douleur qui annule les
différences, égalise les morts, déséquilibre les pouvoirs, bouleverse
l'Ordre de vie. Le discours sur le mal cesse d'être le monopole des
hommes des Dieux, les prêtres, pour être pris en charge par les
hommes des Corps, les policiers. On traque et on endigue la
violence par un autre système de signes, équilibre des forces, avec
une autre stratégie, en apparence nouvelle mais qui n'est en fait
qu'une seconde mise en scène, policière cette fois, de l'Ordre
cannibale. Le Mal invente une autre défense du territoire, une autre
propriété des richesses.
Certes, dans la pratique populaire, persiste encore l'Ordre des
dieux. Certes, le discours médical échafaude déjà, dans l'ombre des
salles de dissection, des champs de bataille et des couvents, son
futur pouvoir sur le mal. Mais, pour l'essentiel, le policier domine le
bien et le mal ; il gère les hommes en tant que Corps. Plus des
Dieux, pas encore des Machines.
La plupart des historiens de l'économie, de la science ou de la
médecine, ne voient dans cette période qu'un long moment de
transition du religieux à l'économique, du prêtre au médecin et non
un Ordre de vie autonome. Certes, d'immenses différences
distinguent ou opposent entre le XIIIe et le XVIIIe siècles les grands
pays européens. Au Sud, fascination pour l'État ; au Nord, confiance
dans le pouvoir local. Mais, derrière ces diversités, se retrouve
partout une même structure de l'Ordre de vie : ici et là s'instaure un
nouveau rapport au mal, ni religieux, ni médical, hiatus entre le

80
temps du prêtre et celui du médecin ; à la notion de péché se
substitue celle de délit, pas encore celle de maladie ; partout, la mise
en scène de la désignation cesse d'être offrande sacrificielle pour
devenir charité, mais pas encore assurance. On ne négocie plus
avec les âmes et pas encore avec les microbes, mais avec les
mendiants. Séparer ne revient plus à détruire mais à isoler ou,
mieux, à contenir.
Contenir : maître mot de l'Ordre des Corps, premier principe de la
police.
L'Ordre des Corps se met en scène comme métaphore de
l'équilibre que remettent en cause pauvres et malades, corps du
délit. Secondairement, il se mime dans la théorie hippocratique qui
assimile santé et équilibre du corps, humeurs et déséquilibre, pour
tenter de guérir les corps du pouvoir.

LES CORPS DU DÉLIT

Les maladies des corps

L'émergence d'une société urbaine fait proliférer un mal


destructeur, l'épidémie. Son nom change de siècle en siècle et les
formes de son apparition et de sa disparition restent mal connues.
Interprétée dans l'Ordre des Dieux comme fléau divin, comme
châtiment d'une faute, voici qu'à partir du XIIe siècle l'action
l'emporte sur l'interprétation, et la stratégie devant le Mal se modifie.
Certes, psychose et hystérie occupent encore largement la scène
du mal ; on meurt encore d'ergotisme, de grippe, de coqueluche, de
diphtérie et de famine : en trois ans, de 1315 à 1317, d'Écosse en
Italie, des Pyrénées aux plaines russes, l'Europe connaît
d'effroyables conditions climatiques, origine de la crise économique
du Bas Moyen Age. En Irlande, la misère, particulièrement tragique,
culmine en 1318 et le cannibalisme ressurgit de la nuit des temps.
Les affamés déterrent les cadavres dans les cimetières, des parents
mangent leurs enfants. Dans les pays slaves (Pologne, Silésie)

81
famines et épidémies sévissent en 1319. On s'y dispute les corps
condamnés à la potence63. Mais si l'on croit toujours que le
spectacle des dieux conjure le mal et guérit du péché, on ne sait
plus s'en contenter. Le développement des échanges inaugure le
temps des résistances et clôt celui de la résignation.
On meurt de plus en plus de la lèpre, mais aussi de la peste, de la
tuberculose et des maladies de peau qu'aucune thérapeutique
religieuse ne peut ni guérir, ni arrêter, ni expliquer. Quand la lèpre
recule, voici la Grande Peste : née vers 1333 en Asie où elle fit sans
doute 25 millions de morts, elle gagne l'Europe, propagée par les
rats. Il suffit d'un seul navire pour qu'elle aborde des lieux aussi
isolés que le Groenland et l'Irlande ; un seul malade contamine une
ville entière ; en cinq ans, de 1346 à 1350, l'Europe perd au moins le
tiers de sa population; Sicile, Italie, France, Pays-Bas sont ravagés;
en un an, des villes sont entièrement anéanties, même si quelques-
unes en réchappent, comme Milan. En 1348, 60000 personnes
meurent en Avignon et 100000 à Florence; en 1349, Paris perd au
moins 50000 habitants, et la même année, Vienne compte 40000
morts, Londres 100000.
Devant le mal nouveau, on fait le vide, comme on fuit mendiants
ou hommes de guerre. On barricade les maisons des pestiférés
avec tous leurs occupants. On quitte la ville. Ceux qui restent se
terrent chez eux; le curé célèbre la messe en plein air, dans le
silence et le dénuement. La mort rôde partout, et frappe sans
distinction de rang ni de fortune. Jusqu'au XVIIIe siècle, la peste
emporte encore parfois la moitié de la population d'une ville en un an
sans qu'on n'y puisse rien, même si elle est atténuée car mieux
combattue. Les statistiques de Venise montrent qu'en 1575 et en
1630, un tiers de la population de la ville succombe au fléau. Elle
éclate à Londres en 1665, à Vienne en 1677, à Moscou en 1709.
Avant même sa disparition, le relais est pris par d'autres maux et,
de 1450 à 1550, quatre maladies contagieuses se répandent en
Europe : d'abord la « suette », qui se raréfie très vite, puis la syphilis,
qui succède au « pian », puis la variole et le typhus.

82
La syphilis naît parmi l'armée de Charles VIII massée devant
Naples, en 1494, et elle est propagée par les soldats français dans
les pays voisins. Dès 1515, elle apparaît en Chine et au Japon, 15
ans avant l'arrivée des premiers Portugais à Canton. Au XVIe siècle,
la prostitution en accélère l'expansion et vers 1550, les 6 800
prostituées de Rome et les 11650 prostituées de Venise contaminent
l'Europe du Sud. Durant toute cette période, elle se révèle très
destructrice pour les citadins et nombreuses sont les élites politiques
qu'elle atteint : François Ier, Charles Quint, Alexandre Borgia.
Un peu plus tard, entre 1520 et 1548, la variole, importée au
Mexique par les troupes de Panfilo de Narvaez accourues au
secours de Cortez, emporte 19 des 25 millions d'Aztèques. Au XVIIIe
siècle, elle tue encore 40000 personnes par an en Grande-Bretagne
; en 1719, elle fait 14 000 morts à Paris et 20 000 en 1723 ; au cours
de la seule année 1768, 16000 Napolitains en meurent... Bilan du
XVIIIe siècle européen : 60 millions de victimes de cette maladie.
A la même époque, favorisé par la production croissante des
textiles de laine qui entretiennent poux et punaises, se développe le
typhus. Importé en Espagne en 1490 par des soldats qui ont
combattu à Chypre, il se manifeste d'abord sous forme d'une
endémie localisée, puis ravage les armées, vide les prisons et les
hôpitaux. En 1556, il oblige Maximilien II à interrompre sa guerre
contre les Turcs. En 1741, à Prague, il tue 30000 soldats français.
Quand une épidémie semble en régression, d'autres prennent le
relais : coqueluche, paludisme, scorbut, tuberculose remplacent
peste, syphilis, variole et typhus. Omniprésence de l'épidémie qui
transforme en profondeur le rapport au mal : tout homme qui atteint
25 ans a connu au moins une fois dans sa vie l'épreuve de la peste.
Les uns s'y résignent, la plupart sont terrifiés. La vie reste dérisoire
et imprévisible, rythmée par les famines et les épidémies. Au XIIIe
siècle, une vie d'homme est accomplie si elle atteint la durée de
celle du Christ. G. de Saint Pethus, parlant des témoins au procès
de canonisation de Saint Louis, appelle « homme d'âge avisé » un
homme de 40 ans et « homme de grand âge » un individu de 50
ans. Au XIVe siècle, pour espérer dépasser la quarantaine, il ne faut

83
pas s'user trop vite au travail, échapper aux épidémies et aux
guerres. Au XVIIe siècle, Goubert avance comme espérance
moyenne de vie le chiffre de 25 ans, et Halley celui de 33 ans.
Cette mortalité sans cesse menaçante relativise les rapports
familiaux et détruit les couples. Les remariages de veufs
représentent un tiers des noces et la mortalité infantile bouleverse
continuellement les foyers : dans toutes les classes de la société,
plus de la moitié des enfants qui naissent en moyenne dans chaque
famille n'atteignent jamais l'âge adulte. Un seul des six enfants de
Louis XIV et de Marie-Thérèse franchit le cap des vingt ans. Mais
l'espérance de vie varie du simple au double entre les riches et les
pauvres, entre les marais du Languedoc et les riches prairies
normandes. « Jusqu'à l'aube du XIXe siècle, la vie d'une femme
mariée se passe en grossesses, en allaitement et enterrements
d'enfants37. » L'enfance est toute fragilité et menace : « L'enfant, dit
Hunt, est considéré par les adultes comme un danger et comme une
maladie aussi longtemps qu'il n'a pas appris à se conformer aux
volontés des grandes personnes, c'est-à-dire jusqu'à six ou sept
ans51. » Individuellement, une vie d'enfant ne vaut rien, ne vaut que
l'enfant-objet, global, statistique, qui peut apporter une force de
travail à sa famille.
Échangé, vendu, abandonné, assassiné, l'enfant médiéval n'a pas
d'existence propre avant dix ans, âge auquel on l'utilise dans les
champs ou à domicile. Avant cet âge, il n'est qu'un danger, un corps
du délit ; la mortalité infantile, tolérée, acceptée, voire même
provoquée par l'avortement et l'infanticide, est un mode de gestion
du mal nouveau : le corps tue le corps. La vie de la femme,
particulièrement menacée par ces naissances répétées, mal
protégée, est brève partout en Europe.
Dans la pensée populaire l'Ordre des Dieux reste vivace ; la
maladie demeure pensée comme signe de possession, le corps de
l'homme comme lieu de production de forces vitales et l'épidémie
comme marque du péché. La maladie, à l'instar de la famine, de
l'orage ou des grands fléaux cosmiques, reste un signe des dieux et
la communion des Saints garantie de santé.

84
Les morts font toujours peur et l'on continue de les éloigner : au
début du XIVe siècle, à Montaillou, on enlève mèches de cheveux et
fragments d'ongles aux cadavres « pour que le mort n'emporte point
avec lui la fortune de la maison ».
On continue à surveiller le risque du mal en observant les signes
célestes : au XIVe siècle, selon les Évangiles de Quenouilles, la
rencontre d'un lièvre sur le chemin est mauvais signe, à moins de
retourner trois fois d'où l'on vient, alors que croiser un loup, un cerf
ou un ours, est signe favorable durant la grossesse. La
thérapeutique allie de même sagesse populaire et superstition :
déjeuner quatre jours de suite de trèfles à quatre feuilles et boire la
soupe dans un vase réduit la fièvre quarte. « Si quelqu'un, pour
chasser les maux de tête, s'entoure la cheville de bandelettes de lin
ou de billets blancs, ou encore place la partie malade entre les
fentes d'un sarment de vigne, ou enfin prend les mensurations de la
ceinture du malade, ce sont là vaines pratiques superstitieuses, car
elles n'ont aucun pouvoir pour chasser les maux de tête. Par contre,
si l'on applique de l'eau de rose sur la tête, ou si l'on utilise de la
rhubarbe pour expulser la bile, ou encore si l'on mange de la graine
de moutarde pour vider les abcès de la tête par l'éternuement, ce ne
seront pas de vaines pratiques, mais des remèdes permis parce que
la nature leur donne le pouvoir d'agir contre ce mal73... »
Prières, offrandes, consommation des semblables et sacrifices
restent les rapports essentiels au mal, tels que le peuple les vit.
Dans le Frioul, au XIIIe siècle, on porte encore autour du cou la
membrane amniotique supposée habitée de forces puissantes,
parce que sortie du corps d'une femme enceinte. Dans les manuels
de santé des Flandres, on retrouve en 1358 le conseil d'éviter
quarante jours durant le contact de l'eau, du miroir, « afin que la
froideur de ce semblable non consacré ne détruise les effets du
semblable lustral73 ». Les reliques de Saint Hubert chassent les
démons, guérissent de la rage ou de la folie et, au début du XVIIe
siècle, sous le titre Miracles par les mérites de Saint Hubert opérez
sous la prélature de l'abbé Jean de Masbourg (1599-1611), le moine
Romuald Hancard note qu'une jeune fille de Tournai, âgée de 19

85
ans, « possédée de deux diables », entreprit un pèlerinage à Saint
Hubert après qu'on eut en vain tenté de l'exorciser dans sa ville
natale. Sitôt arrivée, « elle ne tarda pas à éprouver la vertu des
mérites de ce prodigieux thaumaturge qui fit vider ses démons le
troisième jour de septembre 160174 ». Confession et communion
sont donc encore les conditions préalables au rétablissement ; la
guérison spirituelle reste la condition préalable à la guérison
corporelle.
De même, pour lutter contre la peste, les pouvoirs civils s'en
remettent d'abord à la miséricorde divine, par l'intercession des
Saints Martyrs Adrien et Sébastien, dont le supplice est symbole de
la peste, et de Saint Roch, patron des pestiférés : il allait lui-même
succomber au fléau dans un lieu solitaire lorsqu'il fut découvert par
un chien dont le maître le fit soigner et guérir. Promesse leur est faite
d'une procession annuelle le 9 septembre. « Le vœu étant fait, le
mal cessa... », déclare le jésuite Bertholet75. Malgré les interdits
conciliaires, les prêtres s'obstinent à soigner et à conjurer le mal. En
1465, les moines de l'abbaye de Saint Bertin à Saint-Omer soignent
les mutilations, la peste et la rage, en faisant toucher des morceaux
de la crèche du Christ, de son berceau, de sa table, de sa tombe, un
fragment d'étoffe tachée du sang et de la cervelle de Saint Thomas,
la poussière des ossements de Saint Hubert et de Saint Quentin. En
Allemagne, on recherche la guérison dans l'auto-châtiment : les
Flagellants, organisés en confréries, dotés d'uniformes, de maîtres
et de règles, se fouettent en privé et en public.
Mais l'Église ne peut plus assurer à elle seule la sérénité des
esprits ; malgré sa puissance, l'Ordre des Dieux n'a plus prise sur de
telles maladies. Il ne peut ni leur donner sens, ni les contenir, ni les
guérir ; pire, il les aggrave : dans le spectacle des Dieux, l'échange
et la fête conjuratoire, les pèlerinages et les croisades organisent
même la communication épidémique et véhiculent la peste. Les
autorités civiles et politiques le comprennent et s'en inquiètent ; on
écrit contre les processions et les rites.
On en vient à soupçonner le corps, ou plutôt certains corps, d'être
porteur d'un mal, à contenir. L'épidémie disloque les structures de

86
l'ancienne société et produit le mal de l'âge classique : le corps du
pauvre. Mendiant, il véhicule l'épidémie ; révolté, il menace l'ordre
social. Éternelle figure de l'errance, car « le chemin appartient à
celui qui ne possède pas autre chose 81 », il se multiplie quand le
déclin du système féodal libère les hommes sans encore les
enserrer dans de nouveaux réseaux. Quand culmine l'épidémie qui
le produit, il devient le premier ennemi à combattre, la grande peur,
le Mal à consommer.
Au début de la Grande Peste, l'expansion démographique du
siècle précédent occulte ses ravages et seuls quelques signes
permettent d'en mesurer l'ampleur, comme la pénurie d'intendants
agricoles ou de grammairiens. Mais, dès 1360, la récurrence de la
peste aggrave la pénurie de main-d'œuvre.
Les statistiques anglaises, les plus fiables, indiquent une chute de
population telle qu'il faut cinq à six générations pour compenser la
mortalité épidémique. Le niveau étonnamment faible de la
population anglaise de l'époque classique, comparé à celui de la
France, de l'Italie ou de l'Allemagne, s'explique d'ailleurs en partie
par la vulnérabilité d'une population insulaire aux épidémies. La
classe paysanne est fortement touchée par le fléau tandis que les
riches, qui vivent à l'écart, en sont moins atteints. Récoltes,
commerce et guerres s'interrompent. Refusant leurs conditions de
travail, les corvées et les servitudes, des paysans s'emparent alors
des terres des seigneurs et fixent leur propre salaire. Gilles le Muiset
note : « Tous les ouvriers et leur famille exigeaient des salaires
excessifs », et Angelo di Tura écrit : « Après la grande pestilence de
l'année passée, chacun vivait selon son caprice. »
Contre cette révolte, en 1350, le parlement anglais édicte un statut
des travailleurs agricoles fixant les salaires par référence à l'année
1346 et enjoint les commerçants de vendre leurs marchandises à
des prix stables. Les propriétaires fonciers, pour retenir leurs
paysans, interdisent le rachat de la servitude et exigent même la
corvée des affranchis. Toute l'Europe, de l'Italie aux Flandres,
connaît des heurts violents entre classes sociales ; de 1378 à 1380
en particulier, elle est le théâtre de toute une série de soulèvements

87
dont les plus importants sont celui de Ciampi à Florence et la
Révolte des Travailleurs en Angleterre. Cette dernière oblige les
propriétaires anglais à céder leurs terres aux tenanciers et à signer
ainsi une paix avec le pauvre, avec l'ennemi, avec une fraction du
mal : le « vilain » devient fermier à bail, capable de vivre du sol ;
mais le prolétariat agricole, autre fraction du mal, sans terres, n'a
plus pour lui que le chemin ou les bas-fonds des villes.
Celui qui ne trouve place ni parmi les paysans, ni parmi les
corporations, cesse d'appartenir à la société elle-même. Il devient
l'exclu, dont les seules ressources sont la mendicité et le brigandage
: il est alors le corps du délit.
Les criminels, les étrangers, les malades, les infirmes, les fous, les
mendiants, ceux qui ne participent pas à la nouvelle propriété des
terres, laïque et multiforme, constituent la grande vague des pauvres
errant par villes et campagnes, menaçants pour l'ordre social et pour
l'ordre religieux, inquiétants pour le nouveau pouvoir féodal et royal.
Inclassable mouvance, puisqu'être pauvre rend malade ou étranger,
être malade rend pauvre ou infirme. Morts parmi les vivants, ils sont
la nouvelle terreur, le nouveau Mal produit par le Mal, qui fait peur et
honte.

Les corps du délit

Ne pas avoir mal c'est être complice du mal, voire même être le
mal.
Quand la recherche des signes du mal s'oriente non plus vers les
dieux, mais parmi les hommes, elle se dirige d'abord, tout
naturellement, vers tous ceux qui échappent au mal épidémique. Or,
les lépreux, les juifs, les guérisseurs et les sorcières, séparés
économiquement et politiquement du monde chrétien organisé,
résistent mieux que les paysans et les citadins à la peste : ils sont
donc les premiers boucs émissaires laïcs, les premiers corps du
délit.
Les juifs, accusés après la grande peste de contaminer les puits et
« d'enduire malicieusement et méchamment maisons et personnes

88
d'un poison indécelable », sont chassés de Suisse, d'Italie,
d'Espagne et enfin de France et d'Allemagne où les Flagellants
mènent l'assaut contre eux, malgré l'intervention de la papauté.
Seule la Pologne, épargnée par la peste, les recueille.
Les lépreux, déjà désignés comme corps du délit, sont partout
surveillés, menacés, chassés, assassinés, et les seigneurs font main
basse sur les biens des léproseries.
Commence alors la chasse aux sorcières 74.
Étrange ironie de temps de crise : sous prétexte d'achever la
christianisation, le prêtre cède la place au bourreau et au policier,
l'Église née de l'Ordre des Dieux aide à la naissance de l'Ordre des
Corps. De 1560 à 1670, dans le Sud-Ouest du Saint Empire, 2953
condamnés sont exécutés selon un rituel précis, qui renvoie aux
principes de l'Ordre cannibale : la dénonciation et la séparation sont
faites par l'Église et par le pouvoir civil en utilisant les structures
mises en place pour lutter contre une forme antérieure du Mal,
l'hérésie. L'Église décide si l'accusé est ou non sorcier et les
autorités civiles jugent et punissent les suspects. En 1532, la
Nemesis Carolina de Charles Quint définit le crime de sorcellerie
dans la législation civile. Sont considérés comme sorciers : « ceux
qui usent d'enchantements, qui se servent de livres, d'amulettes, de
formules et d'objets divers, étranges et inusités [...] ceux qui font du
mal, qui rendent fou ou malade, peuvent être arrêtés, interrogés et
soumis à la torture pour avouer quand et de quelle manière ils
procèdent, s'ils se servent de poudre magique, s'ils participent au
sabbat et sont liés au diable par un pacte ». A partir de 1570, la
législation royale s'affine ; les conseils provinciaux la précisent, les
synodes épiscopaux la nourrissent, les théologiens, les inquisiteurs
et les juges la vivifient. L'ordonnance de Philippe II d'Espagne décrit
la procédure de l'enquête de désignation du mal aux Pays-Bas.
Avant de décider de la mise à la question, les juges doivent prendre
l'avis de juristes, « gens lettrez, doctes et versez en droict ». Si
l'accusé avoue sous la torture, il doit être interrogé de nouveau le
lendemain « sans aucune torture ou menace » pour savoir s'il
persiste dans ses aveux. S'il se rétracte, les juges procèdent à une

89
seconde question, après en avoir reçu l'autorisation du Conseil. Si le
prisonnier résiste encore et si de nouveaux indices ne sont pas
apparus, il est relaxé. Dans le cas contraire, on le torture une
troisième fois. En général, même relâchées, les victimes
succombent quelques jours après avoir subi la torture.
Le bourreau prend le relais du prêtre en s'octroyant sa fonction
thérapeutique, en dénonçant le mal et en le séparant. Son pouvoir,
son revenu, son statut s'élèvent au prorata de la peur qu'il inspire à
ceux qui craignent d'être dénoncés. Le bourreau de Trèves, «
s'enflant d'orgueil, tel un cannibal solitaire, se pavanant sur un beau
cheval, comme un noble de cour, vêtu d'argent et d'or, pendant que
sa femme rivalisait avec les nobles dames par le luxe et la parure
»74, en est un exemple. Témoin privilégié, à l'origine des aveux, il est
le premier surveillant civil, le premier dénonciateur laïc du mal.
Circulant de village en village, colportant des renseignements, des
noms de coupables et de complices, il devient chasseur de sorcières
et provoque sa propre nécessité : en effet, dénoncer produit
l'occasion de séparer ; et traquer les sorcières, c'est trouver des
sources de revenu. Sans lui, pas d'aveux, pas d'exécution, pas de
spectacle conjuratoire du mal. Il est le thérapeute qu'on cherche de
fort loin, qu'on guide, qu'on escorte, qu'on nourrit. On prépare la
chambre où il officie. Parfois, il est assisté d'un chirurgien qui
prépare la victime aux tourments et évalue son endurance. A Virton,
dans les Ardennes, lors du procès de Marguerite Husson en 1580, le
bourreau de Sedan vient accompagné d'un serviteur et d'un
chirurgien chargé de « rasez ladite prisonnière par tout son corps,
d'aultant mesme qu'il estait estrangier et ceux du pays n'estoient
recouvrables pour ce faire, payé sept francs, huit gros et sept
deniers, plus les dépens d'iceulx maistre chirurgien et serviteur ont
faict en passant : deux francs, six gros et dix deniers 74 ». A titre de
comparaison, les frais de nourriture de la prisonnière s'élèvent pour
quarante-sept jours de détention à quatre francs et trois gros.
Le mal une fois avoué est détruit dans le supplice, spectacle
sacrificiel et conjuratoire, encore divin et déjà policier. La
participation du peuple y est essentielle. Il collabore à l'édification du

90
bûcher et au rituel de la punition. Il est associé à la mise en ordre, au
triomphe des juges religieux et de la loi policière. Il assiste à la
consommation conjuratoire du Mal. Ceux qui tentent de ne pas y
assister sont sévèrement châtiés : « Les foules se pressaient aux
exécutions raffinées et se délectaient en frissonnant du spectacle.
Oreilles, paupières ou mains coupées, yeux crevés, langue percée,
mises au pilori ou au carcan, n'étaient que les moindres des
supplices qui guettaient les accusés. D'aussi violents spectacles ne
faisaient que développer l'agressivité et le mépris de la vie humaine
73. »

Par cette présence lancinante de l'épidémie, de la torture et du


sacrifice, par cette terreur des pauvres et des malades, naît une
conception nouvelle de la mort. Ce n'est plus passage à l'au-delà ou
à l'a-vie, mais menace générale de destruction sociale. Elle
n'inquiète plus seulement une vie et un rapport aux Dieux, mais tout
un ordre social et culturel. Elle est un bruit, politiquement
insoutenable. Si l'on ne peut déjà plus lui donner un sens, et
puisqu'on ne peut pas encore la retarder il faut la contenir. Telle est
sans doute la raison de l'apparition, dans l'Ordre déclinant des
Dieux, de l'Enfer et du Paradis : sans attendre la fin du monde, le
sort de l'âme, condamnation à l'Enfer ou récompense du Paradis, se
décide au moment même de la mort physique. Dans les livres du
temps 14, la mort est d'ailleurs comparée à un tribunal où siègent
d'un côté Satan et sa cohorte de démons, de l'autre la Trinité, la
Vierge et la cour céleste. L'âme y est représentée sous la forme d'un
enfant nu, soit recueillie aux lèvres du mort par des anges et
transportée vers la Jérusalem céleste, soit emmenée en enfer par un
démon. Moment exceptionnel dont dépend toute la vie future.
Bienheureux ou damnés, les morts sont à l'écart et on peut donc
sans danger côtoyer les cadavres dans les églises ; séparés par
Dieu, ils cessent de nuire : « Les martyrs nous gardent, nous qui
vivons avec nos corps, et ils nous prennent en charge quand nous
avons quitté nos corps [...] C'est pourquoi nos ancêtres ont veillé à
associer nos corps aux ossements des martyrs », écrit Maxime de
Turin.

91
La stratégie nouvelle de l'Ordre de vie se lit alors aussi dans le
changement topologique des cimetières : l'âme du mort, dont on n'a
plus à craindre le danger, n'a plus à être séparée ici-bas ; les
sépultures peuvent désormais jouxter la basilique, des quartiers
peuvent se développer autour d'elles et on ensevelit jusque dans
ses murs. La gestion des funérailles devient source supplémentaire
de revenus pour le clergé et assurance réitérée de salut pour les
fidèles. Le riche espère sépulture à l'intérieur de l'église, le peuple
ne peut avoir accès qu'au cimetière. D'impur et solitaire, celui-ci
devient sacré et fréquenté, interdit aux maudits, aux suppliciés, aux
excommuniés, aux suicidés, qu'aucune terre consacrée ne saurait
ensevelir.
Le Jugement Dernier n'est donc pas une menace morale pour les
vivants ni une garantie d'éternité, mais, au contraire, un mode de
séparation des morts, supports du mal, destiné à les empêcher de
nuire aux vivants, un miroir de l'Ordre cannibale.
La vie peut dès lors changer de signification : de naissance à
l'après-mort, de passage à un au-delà essentiel, elle devient
moment en soi, distinct de l'instant de la mort, lui-même distinct de la
durée de la mort, et il faut la protéger des vivants comme des morts.

Le policier thérapeute

Avec la séparation des morts du monde de la vie, avec la


laïcisation des boucs émissaires, s'annonce une nouvelle stratégie à
l'égard du Mal : ne plus détruire mais enfermer, ne plus sacrifier
mais contenir ; contenir les morts, contenir la mort.
Les thérapeutes ne tentent plus, comme dans l'Ordre des Dieux,
de donner sens à la mort, mais d'empêcher sa prolifération, de la
contenir en contenant le mal. L'élaboration de cette stratégie n'est
pas le résultat d'une approche scientifique du mal ou d'un savoir
clinique, mais d'une pratique quotidienne, construite peu à peu dans
un climat de mort, de violence, de peur et de douleur, dans
l'observation passionnée et permanente de la souffrance et de la
maladie : quand s'estompe l'Ordre des Dieux, les péchés ou les juifs

92
ne suffisent plus à expliquer l'épidémie et les hypothèses
s'accumulent sans s'annuler. L'Ordre des Corps s'ajoute à l'Ordre
des Dieux, les corps du délit aux boucs émissaires.
D'abord, ceci se fonde sur une théorie de la transmission de la
peste par l'air. Puis, au XVIe siècle s'ajoute l'hypothèse
contagionniste. Si personne, jusqu'à la fin du XIXe siècle, ne
soupçonne les causes réelles de la propagation de l'épidémie, dès le
XVe siècle, on pense que la peste se répand par la laine et les
textiles. L'idée n'en est pas déraisonnable, puisque les puces
affamées, hôtes d'une balle de laine habitée par un rat mort, ont des
chances de mordre l'homme qui défera la balle64. Puisque le mal est
l'impureté de l'air, contenir le mal, c'est assainir cet air. Il faut alors
en imposer le renouvellement et la purification : fenêtres ouvrant sur
la direction d'où vient l'air le plus pur, parfums des fleurs de myrte,
aspersion de différents mélanges aromatiques, précautions à l'égard
du soleil, des vents chauds, de la chaleur des fours, repas légers
terminés par un oignon cru ou une gousse d'ail et, surtout,
dénonciation des corps suspects d'infecter l'air. En 1625, Antoine
Davin recommande aux magistrats de sa ville « de faire estroite
défense aux débauchez et autres qui ont famille de fréquenter les
cabarets et berlands... de ne laisser point entrée aux pauvres qui
sont estrangers... de faire prendre garde que aucuns pauvres
venans du dehors et portans bois, fagots ou bushilles sur la teste ou
sur le dos, n'entrent dans la ville, que premièrement n'ayant déclaré
au portier où ils vont » 19.
Le mal c'est, de façon générale, l'exclu qui rend l'air contagieux et
qui brouille l'ordre : le lépreux, le mendiant, le brigand, le malade,
menaces permanentes d'infection, de souillure, de contagion, de
bouleversement de l'ordre social et de rupture d'équilibre.
« Dans deux errants, écrit Geremeck 38, la société voit déjà des
vagabonds redoutables. » Elle va donc prendre toutes les mesures
nécessaires à sa préservation et créer le nouveau thérapeute
administrateur du Mal, le policier.
Les bourgeois rachètent à deniers comptants le droit d'administrer
les villes qu'ils habitent, constituent des municipalités et élaborent la

93
juridiction qui leur assurera la sécurité. Chaque ville a son beffroi qui
donne le signal en cas d'attaque d'hommes de guerre ou de
mendiants ; chaque nuit, le guet parcourt les rues en armes pour
prévenir vols et assassinats ; on ferme au coucher du soleil les
portes de la ville qui seront gardées toute la nuit. Les corporations
créent peu à peu une police municipale et l'organisent aux mains
des maires, des capitouls, des consuls, des jurats ou des officiers
royaux, parfois concurrement avec les municipalités ou les notables
élus ; là où le fief demeure, la police continue de relever du seigneur,
qui la délègue parfois à un juge nommé par lui.
Se complète alors le paradigme en gestation depuis le XIIe siècle :
le Mal rompt les équilibres sociaux et lutter contre lui revient à
contenir le pauvre. En agissant ainsi, l'Ordre des Corps ne se donne
pas pour objectif de le guérir, mais de l'empêcher de détruire la
société : le pauvre est le Mal et non le malade, il est le corps du délit,
celui qui menace l'Ordre de vie et qui n'a droit à aucune parcelle de
propriété sur le monde. Pour empêcher l'épidémie, de maladie et de
violence, il faut maintenir les pauvres, non plus par la mise en scène
de la consommation physique des possédés, mais par celle de la
consommation symbolique des porteurs de violence épidémique.
Cette stratégie fait du policier le thérapeute. Elle est opératoire
puisque pauvres et malades, entretenant une dynamique
cumulative, sont bien le support réel de l'épidémie. Ce que déclare
la sagesse populaire : « Qui mange son capital, prend bientôt le
chemin de l'hôpital. » Non que les riches soient immunisés, mais
parce que, statistiquement, pauvreté coïncide avec maladie, pauvre
et malade ne sont pas discernables.
Contenir le malade donc le pauvre, c'est, d'abord, le mettre au
travail ; travail-pénitence qui a pouvoir de rachat ; travailler c'est se
sauver, refuser le travail devient à la fois un acte anti-religieux et
anti-social, un acte de révolte qui menace à la fois l'avenir de la
société et l'au-delà de l'individu 55. L'oisiveté devient contagieuse,
dangereuse, épidémique, intolérable, et les fêtes, les jours chômés,
les nuits, tous ces intermèdes d'incertitude, conduisent à la
décadence morale et physique. La police doit obliger les pauvres à

94
travailler : « Le travail forme l'un des premiers éléments de la police
», écrit Voltaire 32.
Tout en s'occupant de l'entretien de la cité 55, le policier est chargé
de contenir les corps du délit et c'est par lui que toute vie civile et
sociale peut s'équilibrer. Le policier remplace le prêtre dans le
maintien de l'ordre.
Dans l'acception de l'Ordre des Corps, le terme « police »
correspond à une définition très large, comme celle qu'en donne le
commissaire Lemaire au XVIIIe siècle : « la science de gouverner les
hommes » 36. Elle embrasse « tout ce qui traite le bien public » 42 : «
police des bleds », pour l'approvisionnement en céréales, « police
de l'eau », pour la protection des rivières et contre leur pollution, «
police de la santé », pour la lutte contre les épidémies, « police de la
voirie », pour la protection des chemins. Selon la formule du juriste
Denisart, la police est « un exercice qui contient en soi tout ce qui
est nécessaire pour la conservation et l'entretainement des habitants
et du bien public d'une ville » 21. La vocation de la police est, selon
lui, d'assurer le règne de l'« harmonie » et de la « concorde » parmi
les citoyens, équilibre artificiel qu'il faut constamment imposer et
renforcer. Le Traité de la Police de Delamare 20, publié entre 1705 et
1738 et financé par le détournement d'une partie des fonds destinés
aux pauvres de l'Hôtel-Dieu de Paris, montre le rôle de la police en
matière de santé et l'ampleur de ses compétences : « Un bien si
précieux, la santé, est en même temps si fragile qu'à tout moment
l'homme peut la perdre, soit extérieurement par des blessures en
son corps, soit intérieurement par le trouble et dérangement de ses
humeurs, et c'est encore l'un des principaux soins de la police de le
préserver de ces dangers. Les précautions contre des accidents et
les violences sont autant de préservatifs établis par les lois pour
conserver à l'homme cette santé extérieure ; or, tout ce qui peut être
fait à cet égard par la police consiste en trois points : prévenir les
maladies avant leur naissance, procurer la guérison de celles qui
paraissent et, si elles sont contagieuses, prendre toutes les mesures
possibles pour en arrêter le progrès. La salubrité de l'air qui nous
environne, la pureté de l'eau et la bonté des autres aliments qui

95
nous servent de nourriture sont les trois principaux soutiens de la
santé. Ainsi, pour conserver au public un si grand bien, et prévenir
les maladies qui le pourraient troubler, il est du soin des officiers de
police de remédier autant qu'il est possible que l'air ne soit infecté,
que l'eau et les autres vivres ne soient corrompus 20. »
La métaphore sociale est donc celle de la mécanique : le mal est
déséquilibre, le bien est équilibre et le policier contient les forces.
Pour s'installer, l'Ordre des Corps se masque d'abord en Ordre
des Dieux en utilisant le même vocabulaire : charité et hôpital. Mais
sa réalité est tout autre : la charité surveille et dénonce les pauvres,
l'hôpital les sépare et les contient. Avec ce travestissement,
s'instaurent un nouveau rapport au mal, un nouvel Ordre de vie, un
nouveau pouvoir social, cohérente et efficace mise en scène de
l'Ordre cannibale.

La charité policière : surveillance et dénonciation

Si à la fin de l'Ordre des Dieux, le pauvre est devenu prétexte de


l'offrande, il n'est encore que l'occasion d'un rapport conjuratoire aux
dieux, un moyen de rédemption. Quand la charité chrétienne oblige
les communes à nourrir les pauvres, l'objectif est déjà en partie
politique : à l'avènement de l'Ordre des Corps, la charité ne désigne
plus l'image du faible mais le mal.
La charité, comme la police, est d'abord communale, puis royale.
Elle organise et structure les premières opérations de mise en ordre,
surveillance et dénonciation. Aider les pauvres, c'est les placer sous
surveillance, les dénoncer, les mettre en fiche, évaluer l'aide
nécessaire et l'usage qu'ils en font.
La charité apparaît en Italie puis en France avec les ravages des
épidémies. Les villes commerçantes, prospères et structurées,
prennent en main les problèmes pratiques posés par la peste,
comme l'organisation des enterrements, la distribution des vivres et
la réglementation des comportements publics ou privés. Les pauvres
sont une des plus lourdes charges qui pèsent sur la cité, au point

96
que la famine tue souvent plus que la peste : le 15 juillet 1373, la
ville de Mâcon porte sur ses comptes « payé soixante-trois linceuls
pour ensevelir les pauvres » 8. On aide les pauvres, mais de plus en
plus pour les marquer, les expulser, les enfermer.
Au début du XVIe siècle, est organisé8 partout en Europe
l'entretien des pauvres en période d'épidémie. A Séville, les riches
qui, en 1504, ont aidé les pauvres pendant la peste, sont
remboursés par les Rois Catholiques. A Lille 13, une bourse des
pauvres est fondée en 1506 et devient une institution municipale en
1527. En 1535, Bordeaux rembourse des « blés que la ville avait pris
au Sr Bailly pour les pauvres pestiférés du temps de la contagion ».
La surveillance policière se maquille en charité : Chalon-sur-Saône
établit une liste nominative des pauvres assistés et des donateurs
lors de chaque épidémie. Le nombre des secourus est très élevé :
14 000 à Paris au début de la peste de 1596. Mais la mort allège
très vite la charge des villes et si en 1531 on secourt 2 000 pauvres,
1400 d'entre eux sont encore en vie l'année suivante. Lorsqu'ils ont
un domicile, les pauvres sont généralement secourus chez eux pour
empêcher les déplacements et les rassemblements (comme à
Carpentras en 1481), pour éviter qu'ils ne répandent la maladie
(comme à Limoges en 1563), pour qu'ils n'aillent plus de maison en
maison (comme à Valence en Espagne, en 1646-1648). La
principale justification de l'entretien des pauvres à domicile est donc
la peur de la prolifération. Vers le milieu du XVIe siècle, la charité de
peste entraîne des dépenses de plus en plus élevées. La ville de
Montélimar, en 1542, outre plusieurs messes, paie l'entretien, les
soins et la nourriture des pauvres atteints de peste. A Bar-le-Duc, le
22 septembre 1634, il n'est question que de secours en nature
(nourriture et soins), mais à Genève, en 1615, on accorde aux
pauvres une allocation en argent et la gratuité des médicaments.
Cette aide aux pauvres s'étend aussi aux périodes sans
épidémies : désigner les pauvres devient préventif et conjuratoire.
Les charges de la mendicité pèsent de plus en plus sur la
bourgeoisie qui administre les communes. « A mesure que la charité
prenait la forme de l'impôt, il devenait juste que le contrôle de la

97
dépense allât du prêtre au magistrat, et que ceux qui devaient,
suivant leurs forces, payer cette taxe spéciale, puissent du moins en
régler l'emploi suivant les besoins72. » Des impôts locaux
spécifiques remplacent l'offrande des fidèles. A Angers, en
septembre 1583, le budget de l'aide aux pauvres, financé par un
emprunt, puis par des taxes spéciales, ne suffit pas et l'on doit
expulser les mendiants de la ville, sauf les « pauvres malades ».
Quand la peste revient en 1598, Angers est encore lourdement
endettée et en 1605, même les malades pauvres sont renvoyés de
la ville. Tous les villages, toutes les villes en proie à l'épidémie créent
des impôts spéciaux, usent d'expédients de toute sorte et
demandent même des réductions d'impôts au Seigneur et à l'État.
Parfois la ville se retourne contre les malades solvables pour
obtenir le remboursement des frais engagés pour eux. En 1529,
Périgueux exige ce remboursement de tous les pestiférés riches ou
aisés; en 1629, Castellane obtient la condamnation d'Antoine
Génies à payer à la commune huit écus « pour les gages de la
garde qui lui avait été donnée pendant qu'il a demeuré en
quarantaine au terroir de Castellane ». Dans d'autres villes, on lève
des impôts spéciaux : à Marseille, en 1547, on taxe les 600 maisons
les plus riches de la cité. A Paris, en 1596, et à Rouen, fin novembre
1623, la perception de ces taxes spéciales est l'occasion de troubles
et d'émeutes. Ailleurs, on détourne des ressources destinées à
d'autres usages : le parlement de Rennes, par un arrêt du 24 mars
1624, décide de financer les dépenses de peste avec de l'argent
destiné à la construction de son palais « et ne se trouvant fond de
deniers suffisants pour la nourriture, et aultres choses nécessaires,
seront les fermiers et adjudicataires des debvoirs destinés au
bastiment du palais, contrainctz d'en fournir par ordonnance des
commissaires de police » 8. Bordeaux les finance par la création et
la vente d'offices : « Pour subvenir aux besoins et nécessités des
personnes atteintes de peste, un arrêt du Parlement du 12 août
1631 a créé deux maîtrises dans chaque corps de métier, qui
seraient délivrées par les maires et jurats au plus haut et dernier
enchérisseur 8. » Certains offices sont peu coûteux : faiseur de

98
tortillons, ou maître canaulier. D'autres le sont plus : les offices
domaniaux ou celui de boulanger. On peut y ajouter les quêtes et les
contributions volontaires, canalisation de la charité par les pouvoirs
civils. Périgueux en 1531, Paris en 1580, Orléans en 1579, Troyes
en 1586 et en 1596, Bordeaux en 1647, y ont recours. Parfois, ces
fonds sont détournés, telle la quête faite à Bordeaux pour les
pauvres pestiférés, qui sert à payer au Roi les uniformes de ses
soldats. Outre ces expédients, les villes empruntent. Aux riches de la
ville, à Sarlat en 1563 ; aux grands seigneurs, à Angers en 1583, à
Toulouse en 1631 ; ou à l'évêque à Bayonne en 1547.
Parfois, les autorités locales manquent à leurs devoirs. Tel est le
cas de Fougères où les autorités, fuyant devant la peste, laissent les
pauvres sans secours. Parfois les villes chassent les pauvres
qu'elles ne peuvent surveiller, comme à Apt en 1587, où les
bourgeois, faute de moyens, expulsent tous les pauvres en les
munissant d'une indemnité « pour le chemin ». Orléans 17, ruinée
par la peste de 1572, renvoie l'entretien des pauvres à la charité des
riches pendant l'épidémie de 1579-1587. A Lyon 30, en 1628, on
affiche à la porte des riches la liste des pauvres qu'ils doivent nourrir
et s'ils s'y refusent, leur maison est ouverte de force et les pauvres,
à défaut d'être nourris, y sont au moins logés.
Selon Guillebert de Metz, le Paris du XVe siècle compte 80 000
mendiants, et l'autorité locale se révèle incapable d'endiguer par la
charité cet afflux de pauvres, qui, pourtant, fonde sa légitimité.
Quand ils menacent l'ordre politique au point de déséquilibrer les
grandes villes, la monarchie prend particulièrement à sa charge leur
surveillance. Aussi la seconde moitié du XIVe siècle connaît une
transformation radicale du rapport qu'entretient le pouvoir royal avec
le Mal et la guérison : le Roi, en devenant un pouvoir laïc plus que
religieux, gère les corps et n'est plus seulement un intercesseur du
divin.
S'il conserve une partie de son pouvoir thaumaturgique, dans le
toucher des scrofuleux, métaphore cannibale, sa crédibilité est
entamée par les conflits entre les maisons royales et le
développement des épidémies 9. Le toucher royal glisse à son tour

99
vers la charité : le Roi paie les pauvres pour qu'ils acceptent d'être
touchés par lui. D'Édouard III à Henri VII, l'aumône aux scrofuleux
ne cesse d'augmenter, passant de l'argent à l'or, et devient une
véritable prime, un appât prometteur, comme si chaque roi ou
prétendant cherchait à s'attirer les malades en quête de guérison.
Même en France, où ne sévit point ce type de rivalité et où la
somme remise au bénéficiaire du toucher reste moins élevée (deux
sous tournois sous Louis XII et François Ier), cette transformation du
toucher annonce l'intervention royale dans la charité policière.
En premier lieu, les rois tentent de réduire le nombre de pauvres
et de réprimer la mendicité, agissant « non plus seulement comme
auparavant à titre de seigneurs féodaux dans les limites de leurs
fiefs »50.
Les expressions de la charité, en Angleterre et en France, suivent
désormais des voies divergentes. Deux voies polaires de l'Ordre des
Corps. L'une fidèle à la police locale, l'autre attirée par le rêve d'une
surveillance centrale, d'une dénonciation générale du Mal.
En Angleterre, en 1536, sous le règne de Henri VIII, villes et
provinces sont tenues de procurer du travail aux mendiants et
vagabonds valides et une aide financière aux invalides. Des
dissensions politiques entraînant une extension de la pauvreté, le
gouvernement anglais crée en 1572 la première subvention aux
pauvres, confirmée en 1601 : obligation est faite à chaque paroisse
de respecter ses devoirs envers les pauvres et la distribution des
secours est confiée aux habitants et à leur police. En ce qui
concerne les indigents invalides, le statut porte qu' « une taxe en
argent sera pareillement imposée dans chaque paroisse aux mêmes
personnes, pour être employée à fournir les secours nécessaires
aux estropiés, aux vieillards, aux impotents, aux aveugles et autres
indigents incapables de travailler, et cela, soit dans leur domicile, soit
dans les maisons de travail qu'il sera loisible aux dits inspecteurs de
faire construire pour cet usage, sur des terrains communaux, aux
frais des paroisses. Si les dits indigents invalides ont leur père et
mère, grands-pères et grands-mères et des enfants, ceux-ci seront
tenus de les nourrir et de les entretenir, selon leurs facultés, de la

100
manière et pour le prix qui seront fixés par les juges de paix du
comté où ils ont résidence, sous peine de vingt shillings d'amende
pour chaque mois de refus ou de regard dans l'accomplissement de
ce devoir ». En ce qui concerne les enfants des indigents, il est dit
que « le produit de la taxe paroissiale sera partiellement consacré à
payer les frais d'apprentissage des enfants pauvres et à fournir du
travail aux enfants dont les père et mère négligent de leur en donner,
ou sont dans l'impossibilité de le faire et de les élever [...] Si la
paroisse est trop pauvre pour que le montant de la taxe imposée à
ses habitants puisse subvenir aux besoins ci-dessus mentionnés, les
juges de paix sont autorisés à faire peser cette taxe sur les autres
paroisses du canton, de même, en cas d'insuffisance de celles-ci,
sur toutes les paroisses du comté. Tout contribuable qui refuse de
payer, le pouvant, est condamné à la prison jusqu'à ce qu'il paye et
ses biens seront saisis. Sera de même condamné à garder prison
jusqu'à satisfaction, tout inspecteur en retard de rendre comptes ou
refusant de remplir sa mission ». En 1662, pour mieux surveiller les
pauvres, une modification de la loi précise que son champ
d'application est la paroisse : la charité policière locale est en place.
En France, le mode de surveillance est plus centralisé. En théorie,
là aussi ne sont acceptés comme pauvres que le malade ou
l'invalide, ainsi qu'en témoigne l'édit de Jean le Bon de février 1350 :
« Ceux qui voudront donner aumônes, n'en donnent à nul gens sain
de corps », phrase que curés et moines ont à dire dans leurs
sermons. Une ordonnance de 1351 demande aux prédicateurs et
aux moines de n'encourager la charité qu'en faveur des pauvres
inaptes au travail, et, en 1536, une ordonnance de François Ier
prescrit de ne distribuer de secours à domicile qui ne soient financés
par des quêtes faites à l'église : « Que les pauvres impuissants qui
ont chambre et logement et lieu de retraite seront nourris et
entretenus par les paroisses, et qu'à ces fins, les rôles en seront
faits par les curez, vicaires ou marguilliers, advisé en chaque
paroisse, l'aumône raisonnable. » Pour financer cette surveillance
charitable, la royauté française se contente d'abord d'exonérer les
communes de taille ou d'autoriser la levée d'un impôt local

101
supplémentaire, sans rien diriger elle-même. Mais, bientôt, François
Ier institue une force publique permanente composée d'un lieutenant
et d'archers : corps de la police municipale parisienne chargé de
donner réalité à la surveillance des bénéficiaires de la charité,
charité policière centralisée d'abord pour Paris puis pour tout le
territoire : « La nouvelle institution ne s'entremettra point du fait de
justice, mais seulement de visiter par jour les lieux et places de
ladite ville, carrefours, cabarets, maisons, tavernes et autres endroits
dissolus où gens mal-vivants, vagabonds et sans aveu ont
accoutumé eux retirer. Le lieutenant et les archers porteront main-
forte au bailli, prévôt de Paris et l'escorteront en temps et lieu. Ils
seront montés et armés d'arquebuses, javelines, brigandines et
autres harnoys. Donnons plein pouvoir au comte d'Etampes, bailli et
prévôt de Paris, de commettre et députer un lieutenant lay de robe
courte, vertueux et bon personnage, nourri et expérimenté au fait de
la guerre et des armes, pour visiter par chaque jour, accompagné de
vingt archers, les rues, carrefours, tavernes, cabarets et autres
maisons dissolues où ont accoutumé de se retirer les vagabonds et
oisifs mal-vivants, gens sans aveu jouant des cartes ou autres jeux
prohibés, blasphémateurs de Dieu, ruffians, mendiants sains,
pouvant autrement gagner leur vie, qui seront trouvés en présent les
prendront au corps et les feront emmenés en prison du châtelet de
Paris.15 » Le 7 novembre 1544, la municipalité parisienne se voit
attribuer les services de secours des pauvres à domicile autrefois
confiés aux autorités religieuses : « la superintendance et conduite
des choses requises pour l'entretainement de la communauté des
pauvres ». Le 16 novembre 1544 est constitué le Bureau des
Pauvres, ou Aumône Générale, qui, bientôt rattaché au Parlement,
devient l'outil majeur de la surveillance policière à Paris. Composé
de trente-deux commissaires, présidé par le Procureur général du
Roi en la grand-chambre du parlement, il se réunit les lundi et jeudi
matin, place de Grève, pour « ouyir et respondre les requestes de
tous les pauvres qui viennent de toute part ». Un médecin et un
chirurgien lui sont attachés. Son rôle est de mettre les pauvres
valides au travail et de répartir les autres, après les avoir aidés,

102
entre les hôpitaux. Lors des épidémies, génératrices de pauvreté, il
se transforme en un « grand bureau » augmenté d'autorités civiles et
religieuses supérieures sous la présidence d'un ministre d'État, avec
des pouvoirs accrus.
De nombreuses villes de province ont des institutions semblables,
souvent même antérieures à celles de Paris. Parmi les plus
importantes, l'Aumône Générale de Lyon, fondée en 1531, le Bureau
Général des secours, créé à Rouen en 1551, le Bureau des Pauvres
de Beauvais, la Bourse des Pauvres de Lille, fondée par Charles
Quint, la bourse commune et les tables des pauvres à Saint-Omer.
Mais il faut prendre garde : ces institutions sont très marginales et
la grande majorité des pauvres ne sont ni aidés ni surveillés. Il s'agit
bien plus d'instituer les premiers éléments d'un nouveau spectacle
de la dénonciation du mal, encore conjuratoire, donné à voir à ceux
qui ont peur et à ceux qui font peur : il faut que cette mise en scène
suffise à dissuader de faire le Mal.
En 1555, après enquête du parlement, Henri II se plaint que « par
la faute et la négligence des officiers, la police de Paris était
totalement abandonnée ; que les ordonnances et règlements
n'étaient plus exécutés, que la ville était remplie de vagabonds ; qu'il
s'y commettait journellement des meurtres, vols et autres crimes ;
que les soins de la voirie et des autres parties de la police étaient
également négligés ; le tout à son grand regret et au préjudice du
bien public ». En dépit de cet échec, et faute de moyens, le pouvoir
royal ne s'arroge pas encore le droit d'une surveillance centralisée et
totalisante. Il s'en tient au contrôle local des pauvres. L'ordonnance
de Moulins, en 1566, vient confirmer les devoirs des communes : «
Les pauvres de chaque ville, bourg et village, seront nourris par ceux
de la ville, bourg et village dont ils sont natifs et habitants, sans qu'ils
puissent vaguer et demander l'aumosne ailleurs qu'au lieu duquel ils
sont [...] Lesquels pauvres seront tenus de prendre bulletin et
certification dessudits, en cas que pour guérison de leur maladie, ils
fussent contraints de venir aux villes ou bourgades où il y a hostels
Dieu et maladreries à ce destinés. »

103
Rien n'y fait. Lors des États généraux de Blois, en 1576, les
plaintes se multiplient contre le brigandage des pauvres et la
contagion des malades, et si un édit de mai 1586 prévoit une taxe
destinée à entretenir les pauvres menacés de famine, il reste sans
effet.
Pendant les troubles qui marquent la fin du XVIe siècle, germe une
idée neuve : l'État doit s'affirmer davantage et il lui incombe
d'assurer vraiment aux bourgeois une « bonne police » en
contrepartie de leurs impôts, de prendre à son compte la
surveillance et la dénonciation du mal. La revendication d'un droit à
la protection contre les corps du délit se fait plus nette, et commence
à supplanter tous les autres lieux d'exercice de la police ; qu'on
tolère les carences administratives ou qu'on en profite, il n'empêche
qu'on supporte de moins en moins le climat d'insécurité
qu'engendrent les pauvres et les malades. 60000 mendiants au
moins, sans ressources, sans domicile, errent faubourg Saint-
Marcel. Le peuple, qui souffre plus du chômage que de la maladie,
réclame secours contre l'un et l'autre en les confondant ; les pauvres
exigent leur intégration à la société. A Annecy, en 1630, à Reims en
1635, les chômeurs demandent du travail.
Mais les contradictions policières se révèlent impuissantes à
endiguer le flot des sans-travail. Le prévôt de Paris, le prévôt des
marchands et le Parlement se disputent la haute surveillance de
l'administration policière. Même lutte d'influence en province, où se
trouvent juxtaposées de nombreuses juridictions, comme le bailliage
et la sénéchaussée, le présidial, l'officialité, etc. On ne peut plus ni
mettre au travail ni surveiller tous les pauvres. En 1666, Louis XIV,
méfiant depuis la Fronde à l'endroit du peuple de Paris, confie à la
police toute surveillance et toute désignation des pauvres : «
Comme le défaut de sûreté publique qui expose notre bonne ville de
Paris à une infinité d'accidents [...] et afin qu'il ne manquât aucune
chose de notre part à la sûreté de la capitale de notre royaume où
nous faisons notre séjour plus ordinaire comme les rois nos
prédécesseurs [...] et d'autre part qu'à cet effet, il convient de donner
aux officiers de police un pouvoir plus absolu sur les vagabonds et

104
gens sans aveu que celui qui est porté par les anciennes
ordonnances [...]. » L'immensité de cet appareil charitable finit par
avoir quelque efficacité en elle-même, plus d'ailleurs au regard de la
maladie qu'à celui de la pauvreté. Quand, lors de la peste de 1664-
1670, Colbert envoie d'importants secours à certaines communes,
l'épidémie reste d'autant plus limitée que les moyens financiers
investis sont plus conséquents.
En mars 1669, au terme de plusieurs mois de travaux d'une
commission spéciale, un nouvel édit confirme la réforme policière :
les pouvoirs de police parisienne sont centralisés et confiés à un
Lieutenant Général de Police, dont l'essentiel des attributions
consiste à « connaître de la sûreté de la ville », surveiller le port
d'armes, le nettoiement des rues, les incendies, les inondations,
l'approvisionnement de la capitale, le commerce, les prix, les poids
et mesures ; les « hostelleries, auberges, maisons garnies, brelans,
tabacs et lieux mal famés » ; les « assemblées illicites, tumultes,
séditions et désordres », l'impression et la vente des « livres et
libelles défendus », les manufactures et les corps de métier. C'est à
lui, de surcroît, que les chirurgiens doivent signaler les blessés qu'ils
sont appelés à soigner.
A Paris, la présence policière, sous le masque de la Charité,
devient alors considérable, et les policiers font plus que surveiller et
dénoncer le mal ; ils négocient avec lui. Deux fois par semaine, les
inspecteurs de police passent huit à neuf heures sur les marchés «
pour concilier tout ce qu'ils peuvent », distribuer aux indigents des
subsides destinés à compenser la hausse du prix du pain lors des
mauvaises années.
Mais ni la surveillance, ni la dénonciation, ni la négociation avec
les pauvres ne viennent à bout du mal car ce ne sont là
qu'opérations partielles du spectacle de l'Ordre de vie : une fois
dénoncés, malades et pauvres, corps du délit, doivent être séparés
du corps social. En Angleterre, la loi des pauvres les confine dans
des maisons de travail ; en France, l'Aumône générale les déverse
dans les hôpitaux et l'Hôpital Général.

105
La séparation des corps du délit : quarantaine, hygiène et hôpital

La séparation du mal est devenue séparation des corps du délit ou


au moins sa mise en scène.
La première forme est la quarantaine. Gouvernements et
commerçants des villes d'Allemagne et d'Italie commencent à traiter
efficacement leurs affaires locales, ouvrant la voie à une économie
de marché dont le rayon d'action s'étend à toute l'Europe. Ils
élaborent ainsi, à travers l'expérience de l'épidémie, un Ordre de vie
laïcisé qui gagne le continent entier. Aussi, quand surgit l'épidémie
de peste, certaines villes cessent-elles de la combattre par des
sacrifices aux Dieux ; on cherche un autre mal et on trouve les corps
de ceux qui circulent sans s'enraciner : pauvres et marins. Pour
séparer ce mal potentiel, on imagine la quarantaine, qui sépare, pour
un temps, les suspects du Mal. Elle exige de la police une
surveillance permanente des allées et venues des hommes et des
marchandises. Le 20 mars 1348, pour la première fois, le Doge de
Venise Dandolo charge trois provéditeurs de santé de proposer des
mesures contre la peste, et le 11 avril de la même année, les prieurs
de Florence investissent un comité de santé publique de pouvoirs de
police illimités ; au même moment, à Milan, on isole les malades et
on détruit les rats. En 1374, à Reggio d'Émilie, on exige pour la
première fois que chaque malade se déclare : « Tout malade de la
peste doit être amené hors de la cité, dans les champs, pour y
mourir ou y guérir. » En 1377, le port de Raguse ordonne la
première mise en quarantaine de bateaux. En 1403, à Venise, on
isole les pestiférés dans un premier lazaret ; le second est construit
à Gênes en 1467. En 1463, l'entrée d'Albi est interdite aux gens et
aux marchandises venant de lieux contaminés. En 1476, le duc
d'Anjou édicte le premier règlement sanitaire français portant
prescription de quarantaine.
Si, au XVe siècle, ces mesures restent ponctuelles, elles se
multiplient au XVIe, sans que soient abandonnées pour autant les
thérapeutiques religieuses, car on craint, dans l'ignorance de la
nature du processus épidémique, de ne pas tout faire pour le

106
combattre. En 1526, le troisième lazaret est créé, à Marseille. Puis,
au milieu du XVIe siècle, la théorie contagioniste aidant, on attache
plus de valeur à la séparation qu'à la fuite, au policier qu'au prêtre.
Partout en Europe, face à la peste, bureaux de police et capitaines
de santé édictent des règlements draconiens destinés à séparer les
malades et à mettre en quarantaine les suspects. De plus en plus
souvent, ces isolements rompent l'enchaînement de la contagion. En
1582, les capitaines murons, quarantainiers, dizainiers à Lyon, sont
tenus de déclarer les pestiférés à quatre commissaires de santé. En
1585, à Thiers, le seigneur de la ville, le duc de Montpensier,
ordonne l'obéissance aux « capitaines de santé ». L'ordre est
généralisé et en décembre 1665, un arrêt du Parlement de Paris
oblige à la création d'un conseil de santé par ville et désigne des
personnalités pour les présider dans les grandes agglomérations.
Ces conseils deviennent nationaux en 1720, quand toutes les
communautés urbaines de France et des pays voisins sont tenues
d'en constituer.
L'exemple est inégalement suivi. En Russie, les frontières de
quarantaine s'étendent tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècle
jusqu'à embrasser toutes les frontières du Sud. A la fin du XVIIIe
siècle, on compte douze bureaux de quarantaine et dix postes de
contrôle. En 1751, Ferdinand VI d'Espagne, puis, en 1754, le duc de
Toscane, mettent en place la quarantaine tuberculeuse. En 1752, les
polices de Venise, puis de Naples, obligent les médecins, sous peine
de relégation, à dénoncer les cas de tuberculose. En revanche,
l'Angleterre n'adopte jamais réellement cette forme de séparation, lui
préférant d'autres modes de mise à l'écart.
Outre les quarantaines en effet, diverses mesures de police
peuvent être édictées pour se prémunir de la contagion et, partout
en Europe, la police prend en charge d'autres moyens de contrôle
de l'hygiène.
Dans le Nord de l'Europe, l'entrée des bourgs est strictement
fichée. En Angleterre, le Parlement siégeant à Cambridge vote en
1588 la première loi nationale visant à prévenir la pollution de l'air et
de l'eau : aucune ordure dans les rivières ni dans les rues, tous les

107
déchets transportés hors de la ville, « sinon, l'air sera grandement
corrompu et empoisonné, des maladies innombrables et
d'intolérables épidémies séviront chaque jour » 16. Si les autorités
des villes, maires et baillis, ne prennent pas les mesures
nécessaires pour faire respecter cette loi, les citoyens sont priés
d'adresser leurs plaintes au Chancelier, haut fonctionnaire royal, qui
poursuivra les coupables en justice.
En septembre 1608, une ordonnance du roi de France, désignant
les deux entrepreneurs chargés de la propreté de Paris, stipule qu'il
est défendu « de jeter ou faire vider par les fenêtres des maisons,
tant de jour que de nuit, urines, excrémens ni autres eaux
quelconques ». Elle interdit aux videurs de fosses d'aisance « de ne
laisser épandre par les rues nulles ordures ou excrémens, en vidant
les basses fosses ou retraits ». Puis le Roi confie la voirie à la police
elle-même et le 31 décembre 1609, par arrêt du Conseil, il ordonne,
pour la financer, la levée de quinze sols supplémentaires d'entrée
par muid de vin. En 1623, quand sévit de nouveau la peste, la police
fait défense aux boulangers de débiter du pain frais, aux pâtissiers
de livrer des petits pâtés, aux huissiers de faire vendre des meubles
et aux Parisiens de quitter leurs maisons. En 1636, le prévôt de
Paris tente en vain d'empêcher les crémiers de colorer leur beurre «
avec la fleur de souci ».
Malgré l'importance de ces mesures, la police ne parvient pas à
contrôler l'hygiène, et le 24 septembre 1668, les commissaires du
Châtelet en font la constatation : « Dans la plupart des quartiers, les
propriétaires des maisons se sont dispensez d'y faire des fosses et
latrines, quoy qu'ils ayent logé dans chacune des dites maisons
jusqu'à vingt et vingt-cinq familles, ce qui cause en la plupart de si
grandes puanteurs qu'il y a lieu d'en craindre les inconvénients
fascheux. » Des amendes menacent ceux qui n'aménageront pas de
lieux d'aisance. Mais rien n'y fait, jusqu'à l'arrivée à la tête de la
police parisienne de La Reynie, en 1666. Le 24 mars 1668, il
convoque pour la première fois des médecins pour délibérer sur
l'hygiène de la fabrication du pain et il étend la surveillance sanitaire
aux professions insalubres. La province imite Paris, et à Lyon,

108
l'intendant de police publie deux ordonnances, en 1730 et en 1737,
pour arrêter la propagation de la morve des chevaux. Celui de
Marseille prend en 1730 des mesures draconiennes contre la peste.
En 1720, la police royale française met en place une organisation
nationale destinée à réglementer la quarantaine et l'hygiène face
aux maladies nouvelles qui relaient la peste. En 1729, elle limite la
consommation d'alcool et en 1770, la police de Paris rappelle aux
habitants que « la salubrité de l'air contribue à la santé » et que « les
mauvaises exhalaisons » le rendent « infect, pesant, grossier et mal
sain ». Ces mesures restent lettre morte, les Parisiens continuent
d'entasser leurs ordures devant leurs portes, d'élever des oies, des
lapins et des cochons en plein Paris, de déverser le contenu des
latrines dans les jardins du faubourg Saint-Martin ou du faubourg
Saint-Denis. Tripiers, tanneurs, mégissiers et teinturiers envoient
leurs ordures dans la Seine dont l'eau est « grasse et bourbeuse [...]
d'un goût puant et infecté 55 ».
En Europe du Nord, où le pouvoir hésite à donner un rôle à la
police dans la séparation du mal, où les pauvres échappent à la
quarantaine et à l'hygiène, la violence est permanente : émeutes et
pillage menacent l'ordre public. L'épidémie ne régresse qu'après la
grand'peste de Londres en 1665, sans doute parce que l'incendie de
la capitale fait office d'agent de salubrité publique. Seule est
acceptée au XVIIIe siècle, et encore avec réticence et
temporairement, l'ébauche d'un système de renseignements
sanitaires internationaux, assorti d'un système de patentes
maritimes de santé et de passeports sanitaires.
Ceux qui échappent à ce type de séparation en connaissent une
autre plus brutale : la répression hospitalière de la mendicité.
Dès 1536, en Angleterre, tout mendiant valide est puni du fouet.
S'il persiste, on lui coupe l'oreille droite et à la troisième fois, il est
arrêté et jugé. Reconnu coupable, il est condamné à mort. En 1547,
une ordonnance déclare que tout indigent valide, après trois jours
d'oisiveté volontaire, est condamné à servir gratuitement deux ans
durant celui qui l'a dénoncé. S'il s'enfuit et qu'il est repris, il est
marqué au fer rouge et devient l'esclave à vie de son délateur. Une

109
seconde évasion est punie de mort. Cette loi n'est abolie qu'en 1744.
A partir de 1601, les autres mendiants sont enfermés dans les
maisons de pauvres, condamnés à mourir au travail forcé ou dans
les hôpitaux fondés par la bourgeoisie.
En France, les « établissements » de Saint Louis décrètent que «
tout fainéant qui, n'ayant rien et ne gagnant rien, fréquente les
tavernes, doit être arrêté, interrogé sur ses facilités, banni de la ville
s'il est surpris en mensonge, convaincu de mauvaise vie ». En
février 1350, le roi Jean ordonne que les mendiants valides soient
emprisonnés quatre jours, mis au pilori en cas de récidive et, la
troisième fois, « signés au front d'un fer chaud et bannis des lieux ».
Tous ces errants ne peuvent trouver du travail, et il faut bien
inventer un autre mode de séparation que le fouet ou l'esclavage :
ce sera l'hôpital. Mais sous la permanence du nom varie le rôle, et
l'hôpital du xive siècle n'est plus celui du XIIe siècle. Dans l'hôpital de
l'Ordre des Corps, les pauvres ne sont plus reçus comme prétexte à
l'offrande à Dieu. Même s'ils ne sont pas encore soignés, on les y
entasse jusqu'à la mort, on les sépare minutieusement des corps du
pouvoir, en leur accordant parfois un minimum de soins pour qu'ils
ne se révoltent pas : l'hôpital devient l'instrument essentiel de la
séparation du Mal.
Le passage de l'hôpital d'offrande à l'hôpital d'enfermement n'est
pas brutal. Quand l'offrande est loi, les pauvres y trouvent déjà un
abri, mais temporaire. Au XIIIe siècle, les hôpitaux reçoivent par
milliers les pèlerins et les errants : 17 000 personnes passent par
Cluny chaque année, 16000 par l'hôpital Saint-Jacques à Paris.
Mais au XIVe siècle, l'hôpital devient un lieu de séparation définitive.
Certes, en théorie, seuls les malades doivent y aller, et toutes les
ordonnances contre la mendicité stipulent qu'il ne faut ni aider ni
accueillir plus d'une seule nuit des pauvres valides à l'hôpital. En
réalité, ces textes ne sont jamais respectés, et les hôpitaux servent
bientôt de gîte permanent aux vagabonds, aux marginaux, aux
pauvres. Ils deviennent un mode d'élimination des parasites de
l'Ordre des Corps, de séparation de tous ceux que la police n'a pu

110
encore mettre au travail ou écarter des villes sous prétexte de
charité, d'hygiène ou de quarantaine.
L'hôpital, avant qu'il devienne un lieu d'expérimentation et de soin
dans l'Ordre futur, garde l'apparence d'une structure de piété ; en
réalité il passe sous le contrôle de la police locale, puis royale.
A partir du XIIe siècle, lorsqu'un donateur fonde un hôpital pour la
rémission de ses péchés, l'Eglise se contente de le soumettre au
droit canonique, laissant l'administration de l'établissement aux
consuls et échevins des collectivités locales. Au xve siècle encore,
des seigneurs offrent des hôpitaux à l'Église pour le salut de leur
âme, comme en témoigne cet acte de fondation d'un chevalier
d'alors : « Ne songeant qu'à mon propre salut et désirant par une
heureuse transaction échanger contre les biens célestes les biens
temporels qui m'ont été accordés [...], je fonde, érige, construis et
dote l'usage et la demeure des pauvres malades. »
Jurisconsultes, nobles et bourgeois se disputent les fondations,
marquant la connivence entre ceux qui cherchent rédemption et
ceux qui veulent la séparation des pauvres. Les communautés
d'habitants complètent ces offrandes, accordent des terrains et des
subventions et acceptent de diriger ces fondations : l'Ordre des
Dieux déclinant et l'Ordre des Corps naissant mènent la même
stratégie.
Ainsi l'Hôtel-Dieu de Paris, créé au VIIIe siècle par l'archevêque de
Paris, Maurice de Sully, sur l'ancien hôpital Saint-Christophe fondé
par Charlemagne, est d'abord administré par l'évêque de Paris et le
chapitre de Notre-Dame, puis, à partir de 1306, par le seul chapitre,
et en 1505, enfin, par le pouvoir civil. Sous Philippe le Bel,
l'administration des hôpitaux religieux se sécularise et les autorités
religieuses locales, confirmées par une bulle de Clément V en 1331,
la confient à des commissions où entrent des laïcs comme
représentants des donateurs, puis comme représentants des
communes.
A partir de ce moment, dans une intention désormais explicite de
séparation des pauvres, et non plus de complément d'offrandes, les
communautés d'habitants fondent elles-mêmes des établissements

111
hospitaliers, allant jusqu'à refuser à l'évêque toute intervention dans
leur gestion. Les premiers établissements de ce genre se
développent dans les régions de vie municipale intense (Flandres et
Sud de l'Europe), gérés parfois directement par les communautés
fondatrices qui, en d'autres cas, n'exercent qu'un droit de visite et
nomment le recteur. Le nombre de ces hôpitaux croît
considérablement, constituant à travers l'Europe un réseau serré ;
au xive siècle, on compte soixante-deux hôpitaux dans l'Aube, dont
vingt et un ruraux, quarante hôpitaux en Aveyron, vingt-neuf en
Avignon. A Toulouse, quinze hôpitaux et sept léproseries pour 25
000 habitants. A Arras, huit hôpitaux, quatre léproseries, onze asiles
de 300 places chacun. Au XVe siècle, leur nombre varie peu, mais
ils passent de plus en plus sous le contrôle des autorités locales ;
c'est ainsi qu'à la fin du xve siècle, des établissements de Poitiers,
de Besançon, de Saint-Omer, de Beaujeu, de Grenoble, contrôlés
par l'évêque et le chapitre, passent complètement aux mains des
municipalités qui ne présentent même plus le recteur à l'approbation
ecclésiastique.
Comme la charité et l'hygiène policière, le nouvel hôpital se
développe avec et par l'épidémie, comme nécessité et comme
spectacle. Dès la Grande Peste du xive siècle, de nombreux
établissements sont créés afin d'héberger les contagieux indigents.
En 1519, Périgueux achète un terrain pour y loger les pauvres en
temps de peste. En 1627, Guise fait construire deux chambres «
pour servir à retirer les pauvres [...] affligez de la maladie
contagieuse » et Quimper, le 20 janvier 1639, décide que « les
pauvres de la ville seront resserrés dans leurs hôpitaux où ils seront
nourris et entretenus, mais les autres gueux, Irlandais ou étrangers,
seront chassés ».
A la campagne, les maisons-Dieu accueillent pauvres et pèlerins
mais, par manque de place, ne reçoivent que très rarement des
malades et parfois seulement des femmes enceintes. Le personnel y
est fort réduit : le maître, un ou deux prêtres, une ou deux sœurs,
dont le principal travail consiste à exploiter les terres, parfois riches
et importantes, à préparer le repas du soir et à entretenir la literie.

112
En ville, les hôpitaux se spécialisent dans une catégorie de
pensionnaires : pauvres, pèlerins, bourgeois ruinés, femmes
enceintes ou enfants. A la fin du xve siècle, chaque bourgade
importante est dotée d'un établissement.
Si le personnel reste en théorie soumis à une rigoureuse
discipline, par une règle consignée dans des statuts inspirés de ceux
des premiers ordres hospitaliers, dans la pratique, en même temps
que le pouvoir, la vie du personnel se laïcise. Certains
établissements ne rédigent même plus de statuts et le personnel n'y
est plus lié par des vœux perpétuels. Des couples « donnés »
s'offrent encore à vie, avec leurs biens, à l'établissement : logés,
nourris, vêtus et enterrés à l'hôpital, ils sont les nouveaux esclaves
volontaires qui se sacrifient pour la rémission de leurs fautes.
A l'hôpital, on n'admet théoriquement que ceux dont la maladie est
jugée curable, et on renvoie en principe lépreux, boiteux, manchots
et aveugles « qui occupent des places si nécessaires aux gens
malades, couchant au lit, aggravés de maladies curables et
vraisemblablement sanables 15 ». La réalité est autre et
l'entassement misérable de certains établissements montre que
l'objectif n'est pas de guérir les pauvres ; même si certains
établissements comme ceux de Beaune nourrissent et vêtent
correctement ceux qu'ils reçoivent, il s'agit d'équilibrer le corps social
par leur enfermement. Les grands hôpitaux doivent pourvoir aux
besoins d'une population pouvant atteindre jusqu'à mille personnes.
Peu d'établissements disposent d'un lit par malade ; à l'Hôtel-Dieu
de Paris, il y a au moins quatre malades par lit, quelquefois douze
ou quinze, dans un imbroglio de contagieux, d'opérés, de femmes
enceintes, de grabataires. Trente frères, quatre-vingts sœurs, dix-
huit serviteurs et cinquante « familiers » sont attachés au service
des malades. Les enfants des pensionnaires de cet hôpital sont
prioritaires dans le placement en apprentissage chez les artisans. La
moitié des pensionnaires meurent dès les dix premiers jours
d'hospitalisation et les deux tiers ne passent pas le mois. La salle
commune fait office de chapelle et, lorsqu'il y aura des chirurgiens,
de salle d'opérations. L'hygiène reste limitée au symbolique lavage

113
de pieds hebdomadaire. Les recettes proviennent d'abord des
revenus des terres, des aumônes et des offrandes déposées durant
la Semaine Sainte puis, au début du XVe siècle, d'un droit des
hôpitaux sur les spectacles : des lettres patentes du 14 décembre
1402 autorisent des pèlerins, les Confrères de la Passion, à
représenter des mystères, sous l'expresse condition de « demander
et cueillir une aumône » obligatoirement réservée d'abord à l'hôpital
Saint-Julien, puis qui se généralise.
Très souvent, pauvres et malades ne sont encore qu'alibi pour la
réception d'offrandes dont l'usage est détourné : le recteur vit parfois
dans un luxe ostentatoire, tandis que ses pensionnaires meurent de
faim. Ce type de comportement est dénoncé dans un édit du 15
décembre 1543 : « Incurieux de leurs charges, les gouverneurs ne
résident pas sur les lieux, distribuent les fruits et revenus de ces
maladreries, délaissent les édifices en ruines, chassent et étranglent
les pauvres malades et les lépreux ou leur font subir de si mauvais
traitements qu'ils sont contraints d'abandonner les lieux et de
mendier de ville en ville, de retourner à la communauté et la
fréquentation des hommes, et distribuent les revenus, biens et
héritages de ces maladreries à leurs enfants, parents ou amis, et
d'autres abus infinis 53. »
Michelet l'écrira plus tard : « Les anciens hôpitaux ne différaient en
rien des maisons de correction. Le malade, le pauvre, le prisonnier
qu'on y jetait était envisagé toujours comme pécheur frappé de Dieu,
qui devait d'abord expier. Il subissait de cruels traitements. Une
charité si terrible épouvantait69. » Au sens propre, l'hôpital
épouvante comme l'enfer. Dans la mise en scène de l'Ordre des
Corps, il est le lieu qu'il faut éviter, le lieu essentiel de la conjuration
du mal : par la mise en scène de la séparation, il dissuade le pauvre
et le malade de se faire connaître et impose une paix sociale fondée
sur la crainte.
Mais quand l'Ordre des Corps s'instaure, le réseau local ne suffit
plus à faire sentir le poids de la loi et, pour gérer le mal, il devient
nécessaire que le pouvoir royal s'immisce dans l'hôpital. Si les
premiers rois capétiens n'ont pas fondé d'hôpitaux, l'octroi de

114
privilèges fiscaux encourage les fondations. Le premier hôpital
auquel le pouvoir royal s'intéresse est l'Hôtel-Dieu de Paris. En
1157, Louis VII lui donne une terre près de la porte Baudeyer. En
1209, Philippe Auguste lui abandonne la paille de sa résidence
parisienne chaque fois qu'il sort de la ville pour dormir ailleurs. En
1227, Saint Louis le place sous sa protection spéciale et des lettres
patentes de 1248 le déchargent de tout impôt pour ce qu'il achètera
comme vivres et nécessités ; il dote l'Hôtel-Dieu de Pontoise en
1258 avec une partie de l'amende payée par Enguerran de Coney
qui a fait exécuter de jeunes enfants coupables d'un délit de chasse.
En 1254, il fonde aussi l'hôpital des Quinze-Vingts, destiné à loger
300 gentilshommes qui ont perdu la vue sur les champs de bataille.
Il crée aussi deux asiles de nuit pour les pauvres, l'hôpital Sainte-
Catherine pour les femmes, l'hôpital Saint-Gervais pour les hommes.
En 1306, Étienne Haudri, pannetier de Philippe le Bel, fonde l'hôpital
des Haudriettes, destiné aux veufs.
Puis le roi entreprend une conquête minutieuse du gigantesque
patrimoine foncier et de l'immense pouvoir politique des hôpitaux.
Par son droit de « régale », lors de la vacance du siège épiscopal,
ou lorsque l'acte de fondation est perdu, ou encore lorsque meurt un
recteur, l'aumônier royal nomme un de ses protégés, sauf si un
évêque local s'oppose à ce transfert. Parfois, c'est le pouvoir
religieux qui, de lui-même, se décharge sur le pouvoir royal d'une
gestion hospitalière trop lourde ou trop conflictuelle : pour arbitrer la
lutte entre le chapitre de Notre-Dame et le recteur de l'Hôtel-Dieu,
Louis XII et le Parlement, en 1505, confient la gestion de
l'établissement à huit bourgeois élus par le prévôt des marchands et
les échevins. Le pouvoir royal, prenant prétexte de l'incroyable
désordre des hôpitaux, s'empare bientôt de leur contrôle. Il ne peut
plus tolérer ces abus qui renvoient les mendiants sur les routes,
laissent la charge des invalides indigents aux municipalités et
empêchent l'hôpital de séparer les corps du délit.
Au début du XVIe siècle, l'aumônier royal s'adjuge le droit de
contrôler tous les hôpitaux du royaume et de vérifier si les pauvres y
sont bien contenus. Une lettre royale du 17 décembre 1543 confie

115
cette surveillance aux officiers de la police royale. François 1er
ordonne « aux sénéchaux, aux baillis et aux juges, de réprimer les
abus dans les hôpitaux parisiens et de remplacer les administrateurs
défaillants ». Un édit du 15 janvier 1545 étend les pouvoirs de la
police à tout le royaume et pour tenter de s'opposer au
démantèlement de la richesse hospitalière de l'Église, le pape
rappelle le caractère religieux et donc inaliénable de ces richesses «
grâce auxquelles les biens des fondations entrent dans le domaine
des choses sacrées », dont la spoliation encourt l'excommunication
85.

L'Ordre des Dieux s'efface, et s'affaiblit la menace divine. Malgré


l'opposition de l'Église et la résistance des Parlements, la même
année 1545, François Ier attribue aux juges royaux la surveillance
des léproseries en déshérence, avec le droit de désigner, pour les
diriger sous l'autorité de l'aumônier royal, « deux bons bourgeois de
probité et fidélité et solvables ». De toute évidence, l'objectif n'est ni
d'améliorer la gestion des hôpitaux, ni d'empêcher que les abus,
comme l'écrivait le Roi en 1543, « aillent jusqu'à priver les pauvres
de leur nourriture », mais de prendre le pouvoir dans les structures
hospitalières et de séparer les pauvres selon son « bon plaisir ». De
fait aucun de ces grands décrets de principe n'est appliqué ;
cependant, en 1544 seulement, l'année même de la création de
l'Aumône Générale, conformément à l'ordonnance de 1505, les
gouverneurs de l'Hôtel-Dieu de Paris sont nommés non plus par
l'évêque mais par le Parlement.
L'emprise royale s'alourdit de plus en plus et après avoir organisé
l'Aumône Générale, c'est la séparation totale et absolue qui
s'annonce. Sous l'inspiration du Chancelier Michel de l'Hospital,
Charles IX ordonne que tous les hôpitaux soient gérés par deux
personnes au moins, élues par les fondateurs des établissements et,
le premier, il inscrit dans la loi l'obligation pour tout hôpital de
recevoir les malades sans souci de leur origine. Ce texte néanmoins,
comme les précédents, reste lettre morte.
En 1561, après qu'un impôt de 1551 eut valu aux hôpitaux
quelques premiers financements royaux, Henri III soustrait

116
définitivement la direction officielle des établissements au clergé et
aux fondateurs : « Seuls les bourgeois, marchands ou laboureurs »
peuvent diriger un hôpital. Cet édit impose aux administrateurs
l'obligation de rendre compte annuellement au pouvoir royal de leur
gestion, tant pécuniaire que mobilière, évolution acceptée et
confirmée par le concile de Trente, où l'Église renonce à l'essentiel
de son pouvoir économique, ne conservant que l'administration des
hôpitaux qu'elle entretient avec ses propres ressources.
S'achève ainsi la révolution de l'ordre hospitalier, qui ratifie la
sécularisation administrative des établissements de bienfaisance :
l'offrande aux dieux dont les pauvres étaient le prétexte, fait place à
la séparation des corps des pauvres, malades ou révoltés.
Dorénavant, la mainmise du pouvoir royal sur la séparation n'a
plus besoin du masque de la charité. Elle est en elle-même
spectacle conjuratoire : en théorie, de grands hospices continuent
d'être créés pour enfermer tous les mendiants de Paris, mais il ne
s'agit en fait que de donner le spectacle terrifiant de l'enfermement
de quelques-uns. Vingt ans après la création de l'Aumône Générale,
en 1564, l'hôpital des Petites Maisons est construit pour séparer les
mendiants qu'elle dénonce ; en octobre 1576, Henri II fonde l'hôpital
des « pauvres honteux » ; en 1604, Henri IV établit, dans les lieux de
la maison royale de la Charité chrétienne du faubourg Saint-Marcel,
le second hôpital militaire pour invalides, après les Quinze-Vingts,
réservé aux « pauvres gentilshommes, capitaines et soldats
estropiés, vieux ou caducs ». En 1606, pour assurer son contrôle, il
ordonne que le Grand Aumônier de France procède à une réforme
générale de tous les hôpitaux du royaume et « à l'audition et à la
révision des comptes ». Bien que renouvelée par Louis XIII en 1612,
cette ordonnance reste lettre morte.
La mise en place de l'Ordre des Corps s'achève lentement dans la
traduction des opérations de l'Ordre fondateur. L'Hôtel-Dieu de Paris
en fournit un exemple par sa laïcisation progressive de la séparation
; le chapitre de Notre-Dame ne contrôle plus que le spirituel par le
biais de deux chanoines « visiteurs », alors que le temporel est aux
mains d'un bureau de douze membres, parlementaires ou

117
bourgeois. L'archevêque n'en est plus que le directeur honoraire, les
gérants réels en étant les premiers présidents du Parlement, de la
Cour des Aides, de la Cour des Comptes, et le Contrôleur général,
c'est-à-dire les responsables de la Police.
Désigner les pauvres, faire peur avec eux, produit une demande
de lieux d'enfermement. L'Aumône Générale désigne une multitude
de pauvres, une abondance de Mal : il faut donc pour leur séparation
créer dans Paris des maisons nouvelles. Louis XIII fait transformer le
château de Bicêtre en refuge pour enfants abandonnés ; il organise,
par un édit du 24 octobre 1622, l'enfermement des pauvres dans les
hospices, sous prétexte de leur donner du travail (moudre du blé,
faire de la bière et « autres ouvrages pénibles »), et le transfert des
malades à l'Hôtel-Dieu. Il signe lui-même, dans le souci des
réactions de sa ville, un règlement de ces maisons, dans lequel
s'inscrit le rêve de destruction des corps du délit : « Ne seront
enfermés dans les hôpitaux à ce destinés que les mendiants qui
justifieront être natifs de la ville, prévôté et vicomté de Paris ou qui
paraîtraient s'y être fixés, sans espoir de retour en d'autres lieux ;
tous les autres seront tenus pour forains et châtiés exemplairement
s'ils sont trouvés mendiant dans la ville et les faubourgs, après le
temps qui leur sera accordé pour se retirer. Les hôpitaux seront au
nombre de trois ; dans l'un seront les hommes valides ; dans l'autre
les femmes, filles et enfants mâles au-dessous de huit ans ; dans le
troisième les hommes et femmes incurables et incapables de se
livrer à aucun travail. L'administration et le gouvernement de ces
trois hôpitaux seront confiés à un nombre suffisant de bons et
notables bourgeois, choisis pour cet objet, qui seront chargés du
soin des bâtiments, des vivres, des vêtements et des mœurs des
pauvres enfermés, et qui prêteront serment au Parlement. La recette
et le maniement des deniers seront confiés à un receveur spécial.
Seront les dits pauvres enfermés, nourris le plus austèrement que
faire se pourra, pour ne les entretenir en leur oisiveté... Les hommes
seront employés et travailleront à moudre du blé aux moulins à bras
qui seront dressés dans les hôpitaux, brasser de la bière, scier des
ais, battre du ciment et autres ouvrages pénibles. Les femmes, filles

118
et petits enfants au-dessous de huit ans, travailleront à filer, faire bas
d'estame, boutons et autres ouvrages dont n'y a métier juré 15. » Le
règlement est très strict. Les pauvres enfermés sont tenus de se
lever à six heures du matin du ler octobre au 1er mars et à cinq
heures du matin du 1er mars au 1er octobre ; ils travaillent jusqu'à
sept heures du soir, à moins que les gouverneurs n'en ordonnent
autrement. « Les hommes, femmes et enfants livreront chaque jour
la tâche qui leur sera fixée sous peine d'être châtiés à la discrétion
des maîtres et gouverneurs 15. »
Ce texte ne conjure encore le mal que par la menace de
séparation. Il n'est pas appliqué, faute de moyens, et son exécution
se borne encore à l'enfermement, dans la maison de Notre-Dame de
Pitié, d'un certain nombre d'enfants, de femmes âgées et infirmes.
S'y joint quelques mois plus tard une maison dite de Scipion (du
nom du financier Scipion Sardini) pour loger les pauvres vieillards
infirmes, puis, en 1615, la Savonnerie, près de Chaillot, pour
recevoir de jeunes garçons employés à la manufacture royale de
tapisserie.
Sous Louis XIV, tant augmente alors le trouble et tant s'élève le
nombre des mendiants de Paris, se traduit dans les faits la
séparation absolue annoncée depuis longtemps, concrétisation du
spectacle de l'Ordre des Corps.
Le mal produit, il devient nécessaire de le gérer sous peine de
prolifération. Le premier Président du Parlement de Paris,
Pomponne de Bellièvre, reprend les projets de séparation de Louis
XIII. Le cardinal Mazarin les accueille favorablement et donne en
1653 les bâtiments du petit Arsenal, autrement dit la Salpêtrière,
puis, le 27 avril 1656, il fait signer au jeune Louis XIV un édit
constitutif de l'Hôpital Général, par lequel les maisons de la grande
et de la petite Pitié, de Scipion, de la Savonnerie et de Bicetre sont
placées sous administration commune. Dans le même temps, des
lettres patentes font don à cette nouvelle institution de la maison de
la Salpêtrière, de l'hôpital Saint-Jacques, de l'hôtel de Bourgogne.
L'Hôpital Général est dirigé par une commission aux pouvoirs très
étendus, composée d'administrateurs et de membres de droit. Par

119
l'édit de 1656, le premier président du Parlement et le procureur,
puis l'archevêque de Paris, par une déclaration du 22 avril 1673,
enfin les premiers présidents de la Chambre des Comptes et de la
Cour des Aides, le lieutenant de police et le prévôt des marchands,
par une déclaration de janvier 1690, en sont membres. Les
premières recettes se limitent aux subventions royales. L'Hôpital
Général, création royale, devient bientôt l'instrument primordial de la
séparation du mal : il a pour destination de séparer, complétant par
là l'Aumône Générale qui dénonce.
Sa structure est entièrement policière : chacun des directeurs d'un
des hôpitaux généraux est nommé à vie, avec toute liberté d'acheter
et vendre les biens meubles et immeubles de l'hôpital, sans aucune
formalité ni autorisation. Aucun compte ne lui est demandé de sa
gestion. Il dispose d'une force de police particulière, et peut
condamner sans appel les mendiants de Paris et des faubourgs à la
prison, au carcan ou à la basse fosse. Ce pouvoir absolu et ces
immenses privilèges en font un policier de première grandeur et l'un
des hommes les plus riches et les plus puissants du royaume. L'édit
de 1656 s'applique à tous les mendiants invalides ou valides, il
organise leur travail « selon la mesure de leurs forces ». Cinquante-
deux ouvriers désignés par leurs corporations dirigent les ateliers
établis dans les maisons de l'Hôpital Général. Les prêtres
missionnaires de Saint-Lazare sont chargés de « l'instruction
spirituelle » des mendiants sous l'autorité et la juridiction de
l'archevêque de Paris. Telle est l'organisation théorique qui
fonctionne ainsi à l'origine.
A son ouverture le 7 mai 1657, 5000 mendiants parisiens qui n'ont
pu fuir avant le ramassage policier y sont enfermés. « Encore qu'on
se plaigne publiquement de la mendicité que renouvelle dans Paris
le débordement des pauvres qui accourent de toutes parts, dit un
arrêt du Parlement de 1663, la populace ne laisse pas de les tirer
journellement de la main des archers, de telle sorte qu'il y a des
archers tués et plusieurs blessés. » Non seulement la foule
empêche les archers de l'Hôpital Général d'arrêter les mendiants,
mais elle vole et pille la Salpêtrière, Bicêtre et les autres maisons qui

120
en sont dépendantes. Une déclaration du Roi du 9 juin 1664 punit de
mort de telles attaques contre les directeurs et les policiers de
l'Hôpital Général. La même peine est encourue pour la seule faute
d'entraver les archers dans l'exercice de leurs fonctions.
L'efficacité de l'Hôpital Général s'affirme de plus en plus et le
nombre des pauvres enfermés en ses murs double de 1657 à 1662,
année de terrible famine. Il est alors à bout de crédits. Un arrêt du
Parlement du 29 juin 1662 l'oblige à recueillir les indigents de la
campagne « jusqu'à ce que la moisson fût ouverte, parce que
autrement ils seraient en péril de mourir de faim ». Les directeurs
sont contraints, faute de place, de loger les pauvres sous des tentes,
dans les cours, et ce surcroît de dépenses épuise rapidement les
dernières ressources. La même année, l'établissement est en déficit
avec 895 992 francs de dépenses pour 775 869 francs de recettes.
Afin d'alléger les charges, on tente d'expulser les trop nombreux
mendiants de province. En juin, à la demande des directeurs de
l'Hôpital Général de Paris, Louis XIV ordonne que soit établi dans
chaque ville et gros bourg du royaume un hôpital pour les pauvres,
malades, invalides et orphelins, « afin que chacun nourrisse ses
pauvres malades... Ordonnons, voulons et nous plaist qu'en toutes
les villes et faubourgs de nostre royaume où il n'y a point encore
d'hospital général établi, il soit incessamment procédé à
l'établissement d'un hospital et aux règlements d'yceluy, pour y loger,
enfermer et nourrir les pauvres mendiants, invalides, natifs des lieux
ou qui y auront demeuré pendant un an, comme aussi les enfants,
orphelins ou nés de parents mendians. Tous lesquels pauvres y
seront instruits à la piété et religion chrétienne, et au métier dont ils
pourront se rendre capables, sans qu'il leur soit permis de vaguer, ni
sous quelque prétexte que ce soit, d'aller de ville en ville, ni de venir
en notre bonne ville de Paris et que les habitans des villes et gros
bourgs y soient contraints par toutes voies dues et raisonnables 15. »
Cet édit est appliqué dans un grand nombre de villes, et
l'émigration des mendiants de province vers la capitale est
momentanément arrêtée.

121
L'Hôpital Général organise ainsi un réseau naturel de surveillance
des pauvres. Il établit un bureau de correspondance avec tous les
hôpitaux provinciaux et chaque mendiant qui y séjourne, fût-ce pour
un temps, y a son dossier. Au fil des années, la législation se durcit,
et une ordonnance du 3 octobre 1670 déclare en particulier que «
les mendiants vicieux ou fieffés doivent être placés en une maison
séparée pour y être employés, sous bonne garde, à un travail
continuel, afin de les empêcher de troubler la discipline et l'économie
de l'hôpital ». Dans la même optique, un règlement du 20 avril 1684
qui étend la destination de l'Hôpital Général aux enfants, érige
Bicêtre et la Salpêtrière en maisons de correction et le bureau de
l'Hôpital Général ordonne « l'arrestation des enfants paresseux,
indociles ou débauchés, à la requête des pères et mères, tuteurs ou
curateurs, ou des plus proches parents et même, en cas de mort des
parents, sur la dénonciation des curés de paroisse ». Le règlement
du 23 mars 1680 aggrave la punition des récidivistes et « ordonne
aux directeurs de l'hôpital général de les enfermer soit à temps, soit
pour la vie, dans une prison spéciale ; là, il ne leur est donné que la
nourriture strictement nécessaire à leur existence et ils sont
employés aux plus rudes travaux que leur force peut supporter ».
Mais la misère ne cesse d'augmenter, et le spectacle ne peut plus
avoir d'effet conjuratoire sans organisation d'une séparation réelle du
Mal. Aussi les années 1686 et 1687 marquent-elles une aggravation
des mesures prises à l'encontre des mendiants valides : les hommes
sont condamnés aux galères à perpétuité, les femmes rasées,
flétries, bannies ou enfermées pour le reste de leurs jours dans des
maisons de force. En même temps, la misère est si grande que les
hôpitaux généraux acceptent de recevoir des mendiants valides
venus de leur plein gré, aliénant à vie liberté et travail en échange du
gîte, de la nourriture et du vêtement, et ne pouvant partir que pour
s'engager dans l'armée ; déserteurs, ils sont punis des galères.
Si, à l'origine, l'Hôpital Général tire une grande partie de ses
ressources des libéralités royales et ministérielles et des quêtes
faites à la cour et dans les maisons princières, bientôt il renforce le
fondement de ses recettes. Des privilèges et des exemptions de

122
péages et d'impôts lui sont accordés, auxquels il peut ajouter des
gains venus d'horizons différents, au rythme des expédients du
trésor royal : le tiers de toutes les confiscations adjugées au Roi, les
amendes dans la ville, les faubourgs et la prévôté de Paris, divers
droits d'entrée sur les vins, cinq sous sur chaque minot de sel vendu
dans les greniers de la généralité de Paris, le quart des amendes
des eaux et forêts, un droit d'un sixième sur les sommes perçues
pour les entrées aux spectacles, un droit de cinq sous par chaque
cent de foin entrant dans Paris, un droit de trois sous par jour sur
chaque carrosse de louage, le vingtième de tous « les droits anciens
et nouveaux qui se lèvent tant dans l'intérieur de la ville et dans les
faubourgs de Paris qu'aux entrées et sur les ports, quais, halles,
places, foires et marchés ». La régie et la perception de tous ces
droits se font sous la direction des administrateurs de l'Hôpital
Général, qui étendent ainsi le champ de leur activité policière.
En 1777, l'Hôpital Général est autorisé à ouvrir, sous le nom de
Mont de Piété, une structure de prêt sur gages, à l'instar de celle qui
existe déjà dans plusieurs grandes villes européennes. Dans le
même temps, le reste du système hospitalier finit de passer sous le
contrôle royal et s'organise en système centralisé de séparation des
corps du délit. C'est d'abord un édit de décembre 1666 qui interdit
toute création d'établissement religieux sans permission expresse du
Roi, accordée par lettre patente enregistrée au Parlement. C'est
ensuite le droit que s'attribue la monarchie de supprimer les «
personnes civiles » lorsque leur objectif ne répond pas à un besoin
de gestion des corps. En application de ce principe, un édit de
décembre 1672 attribue « aux ordres de Notre-Dame du Mont
Carmel et de Saint-Lazare, les biens des maladreries, léproseries,
hôtels-Dieu et autres établissements hospitaliers devenus inutiles »,
mesure qui soulève de la part des propriétaires de ces richesses des
procès de toute sorte. Un nouvel édit de mars 1693 reprend le bien
donné en 1672 et l'emploie à fonder de nouveaux hôpitaux civils.
En 1690, le Roi centralise en une autorité unique les diverses
formes de séparation des corps à Paris : l'Hôtel-Dieu et l'Hôpital
Général sont placés sous la tutelle d'un même Grand Bureau,

123
composé de l'archevêque de Paris, des Premiers Présidents du
Parlement, de la Chambre des Comptes et de la Cour des Aides, du
Procureur général du Parlement, du lieutenant de police et du prévôt
des marchands. Les administrateurs laïcs de l'Hôtel-Dieu, autrefois
soumis à un renouvellement triennal, deviennent fonctionnaires à
vie.
Ainsi se réalise l'Ordre absolu des corps, le pouvoir total du
thérapeute policier dans le spectacle de l'Ordre cannibale : il
surveille et dénonce les corps du délit dans l'Aumône Générale, il les
sépare dans le Grand Bureau. Les Parlements provinciaux suivent la
même évolution en centralisant l'administration des aumônes locales
et celle des hôpitaux généraux. Le 12 décembre 1698, Louis XIV
confie la gestion de chaque hôpital général de province à un bureau
où se retrouvent procureur, curé, maire et notables.
Un tel système n'est en fait jamais qu'un spectacle, insuffisant
pour contenir efficacement tous les mendiants du royaume. Au XVIIe
siècle, la pauvreté reste la grande terreur, le mal majeur qui légitime
les pouvoirs de l'État. Aussi on tente encore de donner réalité au
spectacle. En 1719, pour débarrasser réellement le royaume de ce
fléau, écarter vraiment tous les corps du délit, l'ordonnance du 8
janvier déclare « que, dans les cas prescrits par les déclarations
contre ceux qui ne gardent pas leur ban, contre les vagabonds et
gens sans aveux, les hommes seront transportés dans les colonies
pour y servir comme engagés et travailler à la culture des terres ou
autres ouvrages ». Plus explicite encore, l'ordonnance royale du 10
mars 1720 dit « qu'il s'est répandu dans le royaume un grand
nombre de vagabonds et de gens sans aveux, dont la plupart
mendient avec insolence et scandale, plutôt par libertinage que par
une véritable nécessité. Un grand nombre d'individus cherchent et
trouvent leur subsistance dans une mendicité honteuse. Pour ces
motifs, le Roi veut et ordonne que les mendiants, vagabonds et gens
sans aveux, valides et d'âge convenable, soient conduits aux
colonies ». Une déclaration du 12 mars de la même année autorise
les juges du royaume à ordonner le transfert aux colonies de tous
ceux qui seront convaincus de vagabondage.

124
Mais ces textes ne seront pas longtemps appliqués : d'une part,
les colonies se plaignent de cet afflux de relégués et, d'autre part,
les parlements, déjà sur la voie d'un autre rapport aux pauvres, se
prêtent de mauvais gré à une déportation trop rigoureuse.
Alors le pouvoir royal par ordonnance du 5 juillet 1722 renonce à
ce système de séparation réelle des pauvres, révélant par là même
la limite des institutions thérapeutiques. Le système de l'Hôpital
Général reprend son rôle de mise en scène et continue de soustraire
à l'entreprise privée le travail de nombreux pauvres. Les mendiants
valides sont répartis en compagnies de vingt hommes, chacune
sous le commandement d'un sergent et louée aux manufactures.
Les journées sont payées au sergent par les entrepreneurs et les
directeurs qui donnent quelques sous aux hommes « qui se sont
bien acquittés de leur travail ».
En 1777, le rapport de Tenon sur l'administration des hôpitaux
constitue une des premières synthèses de l'état des hôpitaux. Il y a
à Paris, pour une population de 660 000 personnes, 48
établissements hospitaliers pouvant recevoir 20 431 personnes, dont
2 500 à l'Hôtel-Dieu et Saint-Louis et 12000 à l'Hôpital Général. Il y a
en tout 3 000 lits pour 8 000 malades. Et l'Hôtel-Dieu de Paris
compte, en 1786, 240 personnes par salle. Le baron Dupin écrit : «
On comptait dans le royaume, avant la Révolution, 740 hôpitaux
civils et, en outre, 130 établissements de trois ou quatre lits 26. »
Selon Necker, la population hospitalière en France se monte à 110
000 individus dont 25 000 malades, 40 000 enfants et 40 000
pauvres adultes valides.
L'ordre classique a donc réussi la mise en scène de la séparation
des marginaux. Il peut, jusqu'à sa crise et la naissance, avec le
capitalisme, d'un autre rapport au Mal, rassurer les hommes,
contenir la mort et l'éloigner.
Parallèlement, s'ébauche un autre rapport du pouvoir au Mal : il
faut soigner certains corps et ne pas se contenter de les enfermer. A
côté des policiers, qui réparent les effets du mal sur l'équilibre social,
apparaissent les docteurs, dérisoires et rares auxiliaires du pouvoir,
chargés de s'occuper des mêmes maux sur chaque corps du

125
pouvoir, de rétablir l'équilibre des humeurs, reflets de la pathologie
des corps du délit.

LE CORPS DU POUVOIR

Mystérieux Ordre des Corps où la police gère déjà le mal et, où,
pourtant, l'Église exerce encore son pouvoir ; où le savoir médical
n'a presque rien à dire sur la maladie et où, pourtant, des médecins
sont honorés à la cour. En réalité, l'Église n'est plus qu'un des
masques d'une police dont le médecin devient l'auxiliaire. N'ont droit
à cette médecine que ceux qui ont quelque utilité dans l'Ordre des
Corps et quelques pauvres, donnés en spectacle. Cette distinction
n'est pas seulement perceptible à un regard moderne porté sur
l'Ordre des Corps, mais elle constitue déjà la vision explicite de
certains contemporains, qui perçoivent la différence des soins selon
le statut des corps : Ambroise Paré, discourant sur les prothèses,
parle des jambes des riches et des jambes des pauvres. Au XVIIe
siècle, Théophraste Renaudot distingue trois sortes de malades : «
les uns riches et accommodés [...] qui exercent fort volontiers
libéralité de quelque chose qu'ils destinent à faire médicamenter les
pauvres, qui n'est pas la moitié de ce que leur coûterait ailleurs une
consultation. Les autres [...] peu accommodés, qu'ils n'ont pas
moyens de faire aucune charité ; toutefois, leur pauvreté ne va pas
jusqu'à avoir besoin d'aumônes et n'est pas telle qu'ils ne puissent
avoir de quoi payer à leur apothicaire et chirurgien les remèdes
qu'on leur a ordonnés ; les troisièmes sont pauvres mendiants ou qui
sont retenus de mendier par la seule honte ; lesquels, avec
l'ordonnance, reçoivent, ou leur chirurgien ou apothicaire pour eux,
la somme à laquelle on a composé pour leur remède ». Un peu plus
tard, le médecin Jacques Despars prescrit une médecine douce pour
les riches « qui sont plus vulnérables » et une médecine forte pour
les pauvres pour « qu'ils croient au médecin ». En 1770, Tissot écrit
dans son Essai sur la santé des gens du monde : « A mesure qu'on
s'élève dans l'ordre des conditions et qu'autour des individus le
réseau social se resserre, la santé semble diminuer par degré, les

126
maladies se diversifient et se combinent. » Quant aux riches, « au
sein de l'aisance et parmi les plaisirs de la vie, leur irascible orgueil,
leurs dépits amers, leurs abus et les excès auxquels les porte le
mépris de tous les principes, les rendent la proie des infirmités de
tout genre »86.
Cette distinction renvoie à une pratique. D'un côté, chez les
paysans, la permanence de l'Ordre des Dieux ; de l'autre, chez les
riches, une nouvelle pensée de vie, miroir de l'Ordre des Corps dans
leur thérapeutique individuelle, qui fait de chaque corps une copie du
corps social et le traite comme tel : y désigner le mal, c'est désigner
un excès ; le guérir, c'est éliminer cet excès. L'économie du corps
est donc pensée comme l'économie de la société ; peut alors
ressurgir la théorie d'Hippocrate comme métaphore individualisée de
la théorie policière de Delamare : thérapeutique, métonymie de
police.
A côté des prêtres et des guérisseurs, de rares médecins,
chirurgiens et barbiers, policiers de certains corps, auxiliaires du
pouvoir, hommes de cour et de police, commencent à consoler et à
conjurer. Ils n'ont encore d'importance que dans la gestion des corps
des plus riches et des quelques pauvres que la police veut donner
en spectacle conjuratoire, pour faire tolérer la peur qu'elle produit et
le terrible enfermement.

L'économie du corps

De métaphore en métaphore, le savoir mine le savoir : d'abord


reflet du cosmos et image des Dieux, le corps devient image de
l'ordre social et soigné comme tel.
La peur de l'hôpital est le moteur du rapport de chaque individu
avec le mal : puisque la découverte du « mal de contagion »
entraîne le risque de l'épidémie et la quasi-certitude de la
dénonciation, de l'internement forcé et de la destruction, on
commence, quand on est malade, par se soigner chez soi, avec de
simples remèdes naturels. On continue d'analyser le mal dans
l'Ordre des Dieux et d'y chercher sa guérison. Est toujours

127
pathogène ce qui ressemble au mal, est toujours remède ce qui
ressemble au corps sain : on ne mange pas de pommes de terre,
parce qu'elles ressemblent à la peau d'un lépreux, la chair de
scorpion cuite à l'huile est un remède contre ses piqûres, le
thériaque à base de chair de serpent en guérit les morsures et sert
d'antidote aux breuvages empoisonnés. Les guérisseurs populaires
prescrivent des plantes de longue durée de vie, interdisant celles qui
sont à l'image des maladies.
Les bourreaux vendent comme médicaments des fragments de
cadavres de condamnés : les doigts pour les joueurs, la toison du
pubis pour les impuissants, la peau comme amulette et talisman, la
graisse, les ongles et les cheveux... Les cadavres des femmes, et
plus spécialement ceux des filles mères, vouées au gibet quand
elles ont tué leur enfant, sont très prisés car « ces meurtrières de
nouveau-nés donnaient des cadavres particulièrement riches en
graisse, laissant ainsi un profit plus grand à la préparation
d'onguents » 74. Dans une lettre, un apothicaire qui collabore ainsi
avec un bourreau évoque une meurtrière d'enfant « étonnamment
grasse des seins et des fesses », dont il avait tiré « quarante livres
de graisse ».
Ne pas avoir mal, c'est avoir un comportement qui ne met pas en
cause l'ordre cosmique ni ne dérange le fonctionnement social;
aussi, au XIVe siècle 73 le savoir populaire conseille de ne pas uriner
« entre deux maisons et contre le soleil, pour éviter le mal d'yeux dit
Leuriol ; de ne pas uriner contre un monastère ou un cimetière, pour
ne pas avoir ni apoplexie ni gravelle, ni contre un mur où un lépreux
a pissé, pour éviter la lèpre »73.
En ville, pour vanter leurs drogues, les guérisseurs donnent des
spectacles comiques et vont de village en village les jours de foire.
Certains achètent même une autorisation royale pour vendre leurs
médecines avec un label gratifiant. D'autres se disent explicitement
marqués de signes divins ; tel, après la mort de son père, peut guérir
des moisures de serpent, tel autre, parce que sa mère a croisé un
chat, sait chasser le ver solitaire, tel enfin se vante d'un pouvoir
héréditaire : le rebouteux qui réduit les fractures, la vieille femme qui

128
connaît les simples ou qui a le don des sages-femmes certifié par le
curé du village. Le marchand de bestiaux est « jugeur d'eau », le
fossoyeur et le bourreau sont rebouteux ou fabricants d'onguents. Le
berger, le hongreur, le maréchal-ferrant, d'abord sollicités comme
vétérinaires en raison de leur connaissance des animaux, sont
censés réduire les fractures ou remettre les membres brisés. La
plupart ne demandent pas d'argent, on les paye en nature. Parfois,
ils prescrivent les mêmes traitements que les docteurs de Faculté :
saignées, purges et sangsues accompagnées de pratiques
magiques. Mystérieux, le guérisseur est souvent inquiétant : ses
voisins préfèrent ne pas le contrarier et le rendent volontiers
responsable de certaines maladies des hommes ou des animaux, il
reste le bouc émissaire des épidémies et des épizooties. Ses
recettes deviennent parfois source de commerce ; au XVIIIe siècle,
le négoce des plantes médicinales alpines est florissant et s'étend à
toute l'Europe, de même que celui des minéraux et des animaux : on
vend dans l'Isère la pierre de Sassenage pour soigner les yeux, en
Anjou l'ardoise râpée contre les dermatoses et la graisse de
marmotte comme révulsif.
Des guérisseurs continuent à se fonder sur la traduction
chrétienne de l'Ordre des Dieux et le culte des saints guérisseurs
demeure vivace, comme en témoignent les noms des maladies du
temps : mal Saint Loup, feu Saint Laurent, mal Saint Hubert ;
pèlerinages, ex-voto et messes conjurent encore le mal et attirent les
villageois à l'église.
Une sorte de trêve s'instaure entre cet Ordre en déclin et le -
nouvel Ordre de vie. Avec la fin de la chasse aux sorcières, en une
subtile connivence, curés, policiers et guérisseurs se partagent le
pouvoir sur les corps et leurs thérapeutiques s'ajoutent sans se
combattre : ainsi pour que la conjuration du guérisseur fasse effet, le
malade doit avoir reçu le baptême du prêtre et obéir aux ordres du
policier. On peut lire par exemple dans un almanach du XVIIe siècle,
contre les maux de dents : « Appliquez de la suie délayée avec un
jaune d'œuf et lorsque vous bandez la plaie récitez trois fois : Dieu
est né la nuit de Noël, Dieu est mort, Dieu est ressuscité, Dieu a

129
commandé que les plaies se ferment, que les douleurs passent, que
le sang s'arrête. » Ces almanachs fourmillent de recettes
religieuses, astrologiques et médicales. Dans l'édition de 1758 du
Messager Boiteux, on trouve un « règlement qui enseigne auquel
jour de la lune il fait bon ou mauvais saigner : il ne fait jamais bon se
faire purger, médiciner ni saigner les jours de nouvelle lune, pleine
lune ou quartiers, sans urgente nécessité [...] Pour purger les
sanguins, prenez un beau temps et l'un de ces signes, le Taureau, la
Vierge ou le Capricorne [...] Dans le Scorpion, les colériques doivent
se baigner, se purger par potions et breuvages, éviter le sexe ».
De même la châtelaine soigne-t-elle ses paysans ; savoir donner
quelques soins fait partie de l'éducation de la jeune fille noble qui
consigne dans des cahiers des recettes et secrets de famille.
Madame Fouquet, mère du Surintendant des finances de Louis XIV,
obtient un privilège royal pour imprimer un Recueil de Remèdes
faciles et domestiques qui connaît un grand succès dans les
châteaux.
L'efficacité de ces remèdes n'est pas toujours dérisoire, le
rebouteux sait effectivement réduire les fractures ; offrir du pain, de
la viande ou du vin à un malade l'aide à recouvrer ses forces et les
interdits alimentaires, comme les vertus des simples, viennent en
général d'un savoir accumulé qui a fini par faire ses preuves.
En marge de ces thérapeutiques antérieures apparaît dans l'élite
de la société, dans le corps du pouvoir, un nouveau rapport au corps
malade, moins efficace, mais plus cohérent avec l'ordre dominant,
métaphore de l'économie des corps sur le corps individuel.
Comme le mal des corps, le mal du corps y est déséquilibre :
déséquilibre des humeurs résultant de son invasion par des forces
néfastes. Si l'on y admet encore la corrélation du corps et du
cosmos, c'est avec les corps célestes et non plus avec les dieux : le
soleil règle le cœur et le côté droit ; la lune l'estomac et le côté
gauche ; Jupiter les poumons, le foie et les membres. La philosophie
succède à la théologie, l'harmonie scientifique à l'harmonie
théologique. L'économie du corps, comme celle des corps, rappelle

130
la mécanique simple, la statique : le mal étant le déséquilibre, guérir
c'est en éliminer les causes, c'est rééquilibrer les humeurs.
Chaque fluide produit par le corps est donc à surveiller, image de
la surveillance du pauvre par l'Aumône Générale. Comme l'Hôpital
Général élimine le pauvre, le médecin doit éliminer les excès du
corps.
Marginales au temps de leur élaboration, les traditions grecques et
arabes se réactualisent et le discours hippocratique peut être
entendu par le policier, quand il énonce : « Il y a maladie quand l'un
des quatre principes (sec, chaud, humide ou froid) se trouve en
quantité insuffisante ou excessive. » Comme pour Delamare, la
santé est pour Hippocrate l'expulsion, par la crise, du « principe
mobifique ». A la place de la sémiologie des entrailles des victimes
émissaires, se constitue, auxiliaire de la surveillance policière, une
sémiologie du pouls, des déjections, du sang, qui permet au
thérapeute des corps de poser un diagnostic, de dénoncer le mal
sans toucher aux corps, comme le policier surveille le corps du délit.
Au xve siècle, Struthius, autorité du temps sur les pulsions du
sang, établit une distinction selon les sexes, les tempéraments, les
âges, les saisons, les états de veille et de sommeil, les sentiments
de colère, de gaieté, de tristesse, de peur, d'amour, l'action des
bains chauds et froids, de la nourriture et du jeûne, de la boisson.
Pour lui, à chaque état pathologique correspond un pouls différent et
la catégorisation peut par là être infinie comme l'est celle du policier :
si le pouls des femmes enceintes est bien caractérisé, Struthius
critique l'hypothèse d'Avicenne selon laquelle « femme enceinte d'un
garçon a le pouls du côté droit plus fort, plus plein et plus fréquent
que celui du côté gauche ».
Une fois le déséquilibre révélé dans ses signes, la séparation peut
se faire. Négocier avec le mal, c'est fermer le corps aux influences
désastreuses, guérir le mal, c'est séparer les humeurs en excédent :
saignée, lavement et purge, métaphores parfaites de l'élimination
des pauvres, sont les médications essentielles. Comme les pauvres
légitiment le pouvoir qui les contient et les sépare, hémarthrose,
hématomes et hématémèse légitiment la saignée. On saigne des

131
nourrissons de trois jours et on soigne les maladies d'adultes au
moyen de multiples saignées, en alternance avec les purges et les
clystères. Guy Patin, doyen de la faculté de médecine, écrit au XVIe
siècle : « Le sang dans le corps humain est comme l'eau dans une
bonne fontaine ; plus on tire et plus il s'en trouve 76. » En un an,
Louis XIII subit quarante-sept saignées et deux cent douze
lavements, et pour ses médecins, il n'est malade que « parce qu'il ne
se purgeait pas et que son cerveau n'avait aucune évacuation, parce
que de son naturel il se mouchait fort rarement [...] Il nous a fait
assembler cet après-dîner, sur la résolution qu'il a prise de n'user
d'aucune chose purgative. Afin de nous accommoder à son humeur,
nous ouvrons la porte de derrière par des lavements » 2
Reflet d'une recherche d'équilibre, intuition de l'influence de
l'environnement sur le corps, la médecine sait traiter les formes
simples de maladie de l'appareil respiratoire et du système digestif
et soigner rougeole, pleurésie, pneumonie, scorbut. Dès le XVIe
siècle, la petite chirurgie sait extraire une dent, débrider un abcès,
ouvrir un panaris, dégager un ongle incarné, sonder une vessie,
construire des prothèses statiques simples, et l'on voit même
certains praticiens opérer convenablement cataractes, hernies,
luxations et fractures des membres.
Cette médecine emprunte certaines techniques à la thérapeutique
populaire et, inversement, édite à l'usage des châtelaines des
recueils des remèdes les plus courants pour lutter « contre
l'ignorance, la crédulité, la superstition et les préjugés les plus faux
sur la santé, les maladies et les remèdes ». Le docteur Helvetius,
père du philosophe, publie en 1703 un Traité pour l'utilité du public et
le soulagement des pauvres, codex de remèdes bon marché et
faciles à se procurer, assortis de recettes pour les préparer en
grande quantité. Sa recette de bouillon à la viande est suivie d'une
recette de bouillon pour les pauvres à base de gruau sans viande.
Des traités sont écrits « pour les pauvres habitants éloignés des
villes », tels l'Apothicaire charitable, La Médecine charitable, La
Médecine et la chirurgie des pauvres, Le Médecin des montagnes,
Le Médecin des pauvres, Le Recueil des prières et d'oraisons

132
précieuses contre le mal de dent, les coupures, les rhumatismes, les
fièvres, la teigne, la colique, etc., et diffusés par les colporteurs à
travers le royaume.

Docteurs, chirurgiens et barbiers

Dans la métaphore du corps se retrouve avec exactitude la


distinction des fonctions : le médecin dénonce et surveille à la façon
de l'Aumône Générale ; les barbiers et les chirurgiens séparent
comme l'Hôpital Général. Métaphore dont personne n'est dupe, ni le
médecin, ni le malade, ni le pouvoir : le premier ne guérit pas, le
second n'est pas guéri, le troisième ne garantit pas le savoir. Et
pourtant, le système fonctionne et la métaphore peut être filée :
parce qu'il faut inscrire l'ordre général des corps dans le corps
individuel, parce que docteurs, chirurgiens et barbiers miment, dans
la particularité du corps, le travail du policier dans l'universalité des
corps.
Partout en Europe, à partir du XIIIe siècle, et sous l'influence arabe
transmise par les communautés juives, s'organise et s'épanouit une
profession nouvelle, sortie des couvents qui l'avaient abritée dix
siècles durant. Quand l'Église interdit en effet toute activité médicale
à ses membres, la connaissance médicale se localise en se
laïcisant. Dans les facultés des grandes villes, dans les cénacles des
petites villes et au nom du savoir hippocratique, des hommes qui
n'appartiennent pas à l'Église s'attribuent le monopole de la
guérison, sans que jamais le pouvoir royal, tout engagé dans
l'organisation policière, ne vienne les légitimer. Leur savoir, leurs
diplômes, leur discipline, leur pratique, leurs honoraires restent leur
affaire, comme si, pour le pouvoir royal, le seul corps à soigner était
le corps social, comme si les soins donnés au corps individuel
étaient si peu crédibles qu'il n'y saurait engager sa caution.
Métaphore d'une métaphore, l'histoire des médecins de ce temps
n'est donc que la parodie secondaire du spectacle principal joué sur
la scène sociale par les policiers.

133
A partir du milieu du XIIe siècle, quand les couvents se referment
sur les moines médecins et que les ghettos enserrent les médecins
juifs pourchassés, survient le premier praticien laïc : il appartient
généralement à la classe bourgeoise des villes et des bourgs et son
art est souvent héréditaire. Dans certaines bourgades, des lignées
de ces praticiens, les mires, se perpétuent sur plusieurs siècles.
Leurs femmes, les miresses (ou mirgesses ou mégères), pratiquent
le même métier ou aident aux accouchements. Ignorant les toutes
jeunes facultés, ils s'instruisent dans leur famille ou auprès d'un
autre mire choisi comme patron. Inscrits sur les registres des tailles,
ils forment, jusqu'au XIVe siècle, la plus grande masse des
praticiens de l'Ordre des Corps. Mais, bientôt, la médecine grecque
réfugiée dans le monde arabe et les couvents, puis réveillée par des
traducteurs et des praticiens juifs, les concurrence. D'abord à
Salerne au xe siècle, puis à Naples, Bologne, Montpellier, Sala-
manque, Paris, Oxford, Cambridge, sont fondées les premières
universités médicales et, avec elles, apparaît l'autorité d'une
nouvelle catégorie de médecins. Elle sera confirmée au XIVe siècle
en Angleterre quand le juge John Cavendish reconnaît, en 1373, le
rôle thérapeutique du médecin laïc, affirmant la non-culpabilité de
celui-ci en cas de blessures infligées au malade, sauf motifs
reconnus criminels ou diaboliques (Stratton versus Swolon) : a
contrario, la preuve de sa compétence est faite par la
reconnaissance de son innocence dans les conséquences
postopératoires.
En France, il faut attendre 1452 pour que le cardinal d'Estonteville
les dispense du célibat. Mais ils doivent encore être de foi catholique
et interdiction leur est faite de rendre plus de deux visites à un
malade gravement atteint s'il n'a pas appelé auparavant le
confesseur. En fait, dans la pratique, ces obligations ont déjà à peu
près disparu dès le XIIIe siècle.
L'autonomie du savoir médical s'affirme d'abord au XIIIe siècle en
quelques lieux de coopération informelle entre maîtres et disciples,
d'abord clercs et astreints à des vœux, excluant les juifs, les fils de
bourreaux, les bâtards et les femmes.

134
La formation universitaire y est plus un rite d'intronisation, un
mode de reconnaissance sociale, une source de bénéfices pour les
médecins en titre, qu'un réel apprentissage. Dans toutes les
universités, la scolarité est en théorie très longue. Ainsi, à la faculté
de Paris, créée en 1280, les études de bachelier durent en principe
quatre ans, mais les fils des docteurs régents obtiennent leur
baccalauréat en vingt-huit mois. Pour atteindre le grade de médecin,
cinq à huit ans sont exigés par les textes. D'où leur coût pour ceux
qui les font. En 1754, Michel Bermengham évalue encore à 5 614
livres les frais de scolarité à Paris et en 1776, sur son contrat de
mariage, G. Roussile de Chamseur reconnaît avoir reçu de ses
parents une avance de 7 000 livres pour étudier.
Créée avant celle de Paris, en avril 1220, par le légat du pape
Honorius III, la faculté de Montpellier est la seule, avec l'université
parisienne, à permettre à ses clercs l'exercice de leur art par tout le
royaume. Jusqu'au XVIe siècle, le corps enseignant de Montpellier
reste composé de l'ensemble des docteurs de la ville ; puis se
constitue un corps enseignant autonome de quatre professeurs,
auxquels Louis XIV ajoute trois nouveaux enseignants (anatomie et
botanique, chirurgie et pharmacie, chimie). Les quelques élèves sont
pensionnaires, répartis en quatre collèges fondés par des donateurs.
A côté de ces deux centres essentiels, d'autres lieux
d'enseignement apparaissent, pour battre en brèche ces monopoles
incontrôlés. A Paris, le Collège royal, créé en 1530 par François Ier,
dispense quatre enseignements (médecine, anatomie, pharmacie,
chirurgie) ; en 1712 est créée une chaire de médecine au Jardin
Royal des Plantes. En province, d'autres facultés voient le jour ;
mais les diplômés de Toulouse, Aix-en-Provence, Orléans, Bourges,
Angers (où Denis Papin fut élève), Cahors, Bordeaux, Avignon,
Lyon, Rouen, Marseille, Sens et Troyes ne peuvent exercer que
dans la ville où ils ont reçu le bonnet, et, s'ils tentent de changer de
ville, ils connaissent avec les médecins du lieu de rudes combats,
arbitrés par la police.
L'enseignement reçu dans toutes ces facultés est en fait pure
mémorisation, simple affirmation d'un statut social : on y vérifie si

135
l'étudiant est capable de se rappeler les quelques phrases latines et
grecques à répéter, pour convaincre le malade. Un médecin de
l'Empereur Léopold dépeint ainsi la situation vers 1716 : « Sans
aucune connaissance en philosophie, en mathématique, en chimie,
en anatomie, sans jamais avoir étudié ni les diagnostics, ni la
séméiotique, ni la diététique, ni la physiologie, n'importe qui peut se
mettre à faire le médecin [...], pourvu qu'il sache de mémoire quatre
aphorismes d'Hippocrate, une douzaine de passages de Galien et
quelques vagues autres citations d'un quelconque auteur classique.
» En théorie, le médecin est préparé à surveiller l'Ordre du corps,
c'est-à-dire à en contrôler les diverses productions, à dénoncer les
excès, à en mesurer l'équilibre et le déséquilibre. Mais en réalité, il
ne connaît souvent même pas cela, car, dans toutes les facultés, on
peut acheter son diplôme sans faire aucune étude : il suffit de payer
plus encore que le montant des frais de scolarité. En 1785, à Nancy,
un certain Verdier du Clos est reçu docteur cinq jours après sa
licence et huit jours après son baccalauréat. A Reims, un jeune
homme de vingt et un ans reçu bachelier le 3 avril 1787 est licencié
le 16 juillet et docteur le 17 du même mois. A Nancy, le diplôme de
médecin coûte 300 livres ; à Reims le « grand ordinaire » 2 400
livres et le « petit ordinaire » 300 livres seulement : tout s'achète et
tout se vend. La thèse elle-même, nécessaire au diplôme, dont le
sujet permet surtout de déceler l'habileté du candidat à discourir
dans la langue du pouvoir, peut être achetée à un étudiant plus
modeste ou à un médecin peu fortuné. Au XVIIIe siècle, les sujets
proposés sont de ce type : « Les Héros sont-ils bilieux? » ; « La
Femme est-elle un ouvrage imparfait de la nature? » ; « Les Bâtards
ont-ils plus d'esprit que les enfants légitimes ? » ; etc.
La cérémonie de réception est un rituel public d'initiation et de
légitimation voisin de celui des guérisseurs et des shamans
asiatiques. A Paris, à la fin du XVIIe siècle, un médecin désigné
comme parrain accueille le nouveau diplômé par cet éloge : « Le
voilà, ce jeune Moreau, la merveille de son siècle et de son école !
Que dis-je ? La merveille ! Mais il n'y a rien qu'on puisse appeler
merveilleux en un mortel chez qui tout est divin et dont on ne doit

136
rien attendre d'ordinaire. » Comme le diplôme, comme la thèse,
l'éloge est un objet économique : on l'achète, on le vend. La Mettrie
raconte dans l'Ouvrage de Pénélope : « Pour mes dix louis et
d'amples festins bacchiques que je donnais à la Faculté en bonne
maison bourgeoise, n'eut-on pas la sottise d'écrire à mon père que,
depuis Hunauld, on n'avait pas reçu un sujet de si grand mérite 58. »
Au cours de la cérémonie, les médecins portent perruque, chausses
rouges, longues robes et rabat. Au total, ce rituel ne vérifie que les
qualités d'éloquence et de savoir-vivre, certifie seulement
l'appartenance à un certain groupe social et la capacité de payer
une longue éducation ou, plus cher encore, pas d'éducation du tout.
Faute de reconnaissance officielle par l'État, les médecins
s'érigent eux-mêmes en sémiologues officiels du mal, et s'efforcent
d'éliminer les autres thérapeutes, des Dieux et du Corps. Pourtant,
le pouvoir royal se méfie d'eux et, comme s'il craignait que leur
inefficacité ne l'entache, il ne leur reconnaît jamais le monopole de la
guérison. Si, en 1331, le roi de France interdit à quiconque de
pratiquer la médecine à Montpellier sans l'accord de la ville, ce texte
reste sans application ni extension. De même, quand Henri VIII
promulgue, en 1512, la première loi anglaise d'organisation de la
médecine, il ne se risque pas à juger de la valeur des diplômes ; il se
contente d'obliger tout candidat à passer un examen devant une
commission présidée par l'évêque du diocèse, assisté d'experts
reconnus, mais en dehors de toute participation royale. De même, la
fondation en 1518 du Collège Royal de médecine anglais n'a pas
pour ambition de protéger le savoir, mais d'aider les médecins à
défendre leur monopole contre la concurrence des guérisseurs,
prêtres et apothicaires. En France, Charles VI est le premier à
soumettre médecins et chirurgiens à des examens de capacité, suivi
par François Ier qui ouvre à certains praticiens le Collège Royal et
confie à Ambroise Paré l'organisation d'une médecine des armées.
En fait, le Roi ne semble pas croire au savoir qu'il fait mine de
surveiller : au mépris des règlements, des programmes et des
examens imposés par les facultés, il accorde en effet à n'importe
qui, par simple signature, le titre de docteur, soit pour en tirer profit,

137
soit pour en faire un médecin de sa cour. En 1572, Charles IX
nomme dix-sept docteurs non membres de facultés, en 1593, Henri
IV vend trente-huit diplômes de médecins, chirurgiens, dentistes,
broyeurs de pierres et apothicaires à qui veut bien les acheter.
Malgré ce qu'ils laissent parfois entendre aux doyens des facultés,
les Rois de France et d'Angleterre refusent donc de faire respecter
un monopole des universités, comme si, pour eux, l'économie du
corps était secondaire et peu crédible. En 1606, sur la demande d'un
certain docteur Bonheur, Henri IV interdit même au Collège Royal
d'obliger les médecins à s'affilier à lui.
Face à cette réticence du pouvoir à les reconnaître, les facultés et
corporations privées, jalouses de leur autonomie, ne réunissent
jamais plus d'une centaine de membres chacune et n'acceptent
qu'une subvention minime de l'État : 800 livres par an en 1651 pour
la faculté de Paris. L'emprise des facultés s'étend du savoir des
médecins à leur production scientifique, et un ouvrage de médecine
n'est publié avec son imprimatur que si elles le certifient « conforme
à la saine doctrine d'Hippocrate et de Galien ».
Mais les facultés de Paris et de province ne sont pas d'accord sur
le savoir, et se disputent le droit de dire le vrai et le droit d'exercer.
Pendant deux siècles, les docteurs de Paris et de Montpellier se
partagent le royaume, se reconnaissant mutuellement et à eux seuls
le droit d'exercer sur le territoire de l'autre ; puis au XVIIe siècle, sa
puissance augmentant, Paris tente de s'imposer à la France ; dans
les années 1643 et 1644, à la demande de la faculté de Paris, des
arrêts du Châtelet et du Parlement interdisent à tous les diplômés de
Montpellier, hormis les médecins du Roi et des Princes, d'exercer à
Paris. En réponse, en 1668, les médecins montpelliérains de la cour,
et en particulier d'Acquin, obtiennent qu'un statut spécial permette
aux médecins provinciaux de s'établir à Paris ; en 1673, Louis XIV
installe officiellement une Chambre Royale des Médecins
Provinciaux. Mais la même année, devant les protestations de la
faculté de Paris, le Roi annule cette décision. Pourtant,
officieusement, d'Acquin réussit à maintenir cette Chambre jusqu'à
sa disgrâce ; mais son successeur, Fagon, diplômé de la faculté de

138
Paris, en obtient la suppression, chassant du même coup de la
capitale tous les médecins provinciaux. En compensation, la faculté
de Paris crée une licence spéciale d'équivalence, le « jubilée », lui
permettant de recevoir à sa guise certains diplômés provinciaux
comme médecins à Paris.
Puis le pouvoir des facultés devient trop envahissant pour n'être
pas contrôlé et trop inefficace pour ne pas être contesté. Le pouvoir
royal, qui se sent responsable des ridicules dont la cour et la
bourgeoisie se plaignent et dont on se moque avec succès au
théâtre, s'en inquiète.
Parallèlement à l'Ordre absolu des Corps, s'organisent les facultés
: en 1707, Louis XIV réaffirme leur monopole, explicitement cette
fois. Les décrets de Marly interdisent les charlatans, les empiriques,
« les personnes sans titre et sans capacité qui exerçaient la
médecine », et réorganisent les facultés tombées depuis plusieurs
années dans les « plus extrêmes détachements ». Ils punissent de
200 livres d'amende les religieux qui pratiquent encore la médecine
et ordonnent de délivrer dans les facultés une formation plus
sérieuse. Ils rendent obligatoire pour tout candidat à la licence un
stage de deux ans dans un hôpital. Ils prescrivent d'enseigner la
médecine dans toutes les universités du royaume, de pourvoir
aussitôt les chaires vacantes, de ne délivrer de diplômes aux
étudiants qu'après trois années d'études vérifiées par des
inscriptions prises tous les quatre mois. Mais ce texte, s'il annonce la
prise en charge du savoir médical par l'État, reste pratiquement sans
effet ; par exemple, en 1767, le Roi doit réitérer l'ordre de destituer
les professeurs qui délivrent des diplômes de complaisance.
Ailleurs en Europe, le savoir médical n'est pas pris davantage au
sérieux et reste aussi peu surveillé par l'appareil d'État. En
Angleterre par exemple, le Collège Royal de médecine envisage lui
aussi la médecine comme un art et non comme un savoir, comme
une réflexion à propos du corps et non comme un savoir sur le
corps, comme une métaphore mineure de l'équilibre policier, comme
un secret culturel et non comme une thérapeutique80.

139
De même, en Amérique, sous la colonisation anglaise, les signes
des Dieux voisinent avec l'hippocratisme et les guérisseurs les plus
inattendus côtoient les médecins venus d'Europe. Si une première
école de médecine, à l'image des facultés européennes, est fondée
en 1765 à Philadelphie, et une seconde à New York en 1768, elles
ne font que mettre un semblant d'ordre dans une réalité anarchique.
Peut se dire médecin qui le décide. Certes, depuis 1736, une loi de
Virginie distingue le statut des médecins diplômés de celui des
autres guérisseurs, mais elle n'a aucun effet, et les écoles se
multiplient qui accordent en deux mois des diplômes à qui les paye.
Dans les grandes villes, de nombreux médecins diplômés d'Europe
veulent même trouver un nom nouveau à leur métier pour ne pas
être confondus avec eux.
Titres en poche, se pose aux médecins le problème de
l'acquisition d'une clientèle. La demande solvable est très réduite et
les plus pauvres d'entre eux passent un temps comme salariés dans
les hôpitaux militaires, ou occupent des emplois secondaires de
police, avant de s'établir en province dans l'attente d'un retour à
Paris. D'autres tentent d'entrée de jeu d'obtenir des emplois plus
sûrs à la cour ou auprès de la police, royale ou locale. Leur carrière,
comme leur initiation, est fondée sur leur aptitude à discourir, et
Julien Offray de La Mettrie écrit en 1748, : « La médecine est une
guerre des médecins entre eux. Avec les malades, la médecine n'est
qu'une ruse58. » Pour ceux qui veulent exercer en ville, le premier
impératif est d'acquérir un appartement luxueux au premier étage.
Au XVIIe siècle, le docteur Chirac, qui avait dépensé la dot de sa
femme pour meubler son appartement, écrit : « Tel qui venant chez
moi ne m'eût donné que vingt-quatre sols, donnera six livres pour
ma haute lice. » Autre critère de son statut, la bibliothèque,
affirmation matérielle du savoir. Le docteur Falconet se vante de ses
cinquante mille volumes et Guy Patin des dix mille livres qu'il a
accumulés. Indispensables aussi à son prestige, une monture, du
personnel, deux habits différents (la grande tenue et la tenue
universitaire), accessoires nécessaires pour tenir son rôle et son
rang sur la scène de l'Ordre.

140
Les médecins de ce temps sont issus de la bourgeoisie (officiers
du Roi, gens de robe, haut négoce). Aux xve et XVIe siècles, en
Provence, la plupart des médecins sont même nobles et membres
de l'ordre de Malte. Être médecin n'est pas déroger, car cet état, «
outre qu'il procède du travail de l'esprit et non de l'ouvrage des
mains, est plutôt honorable que mercenaire 2 ». Le mode de
sélection des médecins copie la tradition nobiliaire de l'héritage et au
début du XVIIIe siècle, les Pean du Chesnay comptent sept
générations de médecins ; trois générations se succèdent de même
chez les Helvétius.
Pourtant, Guy Patin et Cabanis, qui feront une grande carrière,
sont les fils d'avocats assez pauvres, Fagon celui d'un commissaire
des guerres, Thouret d'un notaire, Fernel d'un pelletier, Vautier d'une
fileuse. Des fils de barbiers, de chirurgiens ou d'apothicaires, tirés de
la boutique paternelle, par héritage accèdent parfois à la médecine.
Outre le diplôme et le savoir, les facultés contrôlent le nombre de
médecins et tentent de partager la clientèle solvable et les charges
officielles. La fortune, d'ailleurs, vient très rarement de l'exercice en
ville, car la rémunération à l'acte, synonyme de commerce, est
méprisée, alors qu'il est prestigieux de vivre des libéralités de
seigneurs. Dans toute l'Europe, les médecins de facultés réussissent
à limiter leur nombre, et la faculté de Paris ne dépasse jamais la
centaine de membres ; elle n'accorde que quatre diplômes par an
entre 1640 et 1670, cinq en 1700, onze en 1752 et sept en 1786.
Pendant tout le XVIIe siècle, pour 400 000 habitants, il n'y a en
moyenne à Paris que 113 médecins; en 1789, pour 610 620
habitants, 139 docteurs et 171 chirurgiens. Et toutes les grandes
villes n'ont en général qu'un ou deux médecins diplômés. S'il y en a
vingt à Amiens, c'est qu'elle est une ville de passage des armées.
En 1631, Guy Patin écrit qu'à Paris aucun médecin de la faculté
n'exerce dans les hôpitaux de pestiférés. En 1640, à Nîmes, dans
les registres du Conseil communal, mention est faite d' « un seul
homme de l'art », par les exigences duquel doit passer la cité si elle
ne veut pas le perdre. Mais il ne soigne que les nobles et ne se mêle
pas des épidémies.

141
En dépit de ces chiffres, dès le XVe siècle, les médecins se
trouvent encore trop nombreux, hantés qu'ils sont de manquer de
pratique. A la fin du xvne siècle, Guy Patin se plaint de ce que « si
l'on ne trouve pas remède à cet abus, il sera plus grand nombre de
médecins en France qu'il n'y a de pauvres en Normandie, de frati en
Italie et en Espagne »76.
Les médecins des facultés, surveillants et dénonciateurs du mal,
jaloux de leurs privilèges, les défendent âprement contre les autres
guérisseurs du corps. Or, la chirurgie et la pharmacie, qui exigent
des connaissances mécaniques et commerciales ignorées des seuls
médecins, les concurrencent. Aussi les conflits entre dénonciateurs
du mal (médecins) et séparateurs (chirurgiens et barbiers)
deviennent-ils fréquents et aigus.
L'interdiction faite aux religieux par le concile de Latran en 1215
de toute cautérisation et toute incision conduit à en confier l'exercice
à des chirurgiens. Ils s'organisent ; en Angleterre est créé le Collège
Royal de Chirurgie, tandis qu'en Prusse et en Russie, au xviie siècle,
une chirurgie se met en place pour les besoins de l'armée.
En France, en 1226, Jean Pitard, chirurgien de Saint Louis et de
Philippe le Bel, rassemble les maîtres chirurgiens de Paris, «
chirurgiens de robe longue », alors dispersés, en une confrérie
particulière, le collège de Saint Côme, du nom de leur saint patron. Il
en fait un artisanat, regroupant des hommes d'expérience en un
compagnonnage de qualité, sans rapport avec le rituel de la faculté
de médecine. Ils soignent les corps que les médecins ne touchent
pas et effectuent les actes chirurgicaux lourds et la pose des
prothèses. Ils s'occupent des lépreux et des syphilitiques mais
éprouvent quelque répugnance à procéder aux accouchements,
opérations à leurs yeux dégoûtantes. L'apprentissage, comme celui
des autres corporations, dure de dix à quinze ans, et pour être
reconnu chirurgien, les apprentis doivent produire les vingt-cinq
actes d'un chef-d'œuvre, c'est-à-dire réussir une opération
chirurgicale spectaculaire et rapide, car la qualité d'un chirurgien se
juge à la vitesse de l'opération faite sans anesthésie.

142
Les saignées, les ventouses, les soins dentaires et la petite
chirurgie sont laissés aux barbiers qui souvent, à la campagne, sont
les seuls thérapeutes du corps.
En 1431 en France, en 1642 en Grande-Bretagne, les barbiers
eux aussi se regroupent en confrérie, la confrérie du Saint Sépulcre,
dont Charles V approuve les statuts et à la tête de laquelle il place
son barbier personnel. Y sont admis de droit, sans frais ni examen,
les garçons barbiers de l'Hôtel-Dieu, après un stage de six ans,
mode de recrutement pragmatique, fondé cette fois sur une véritable
expérience professionnelle. A partir de 1650, le maître barbier de
chaque maison hospitalière reçoit le droit de faire entrer un de ses
garçons dans l'un des hôpitaux, et par là dans la confrérie.
Enfin, derniers professionnels de l'Ordre des Corps, les sages-
femmes obtiennent leurs premiers « statuts et règlements » en 1650,
à Strasbourg et à Paris. Les matrones sont alors considérées
comme auxiliaires des chirurgiens, et font, elles aussi, partie de la
confrérie de Saint Côme. Contrôlant les corps des enfants, elles
deviennent, avec le maître d'école, un rouage essentiel de l'Ordre
policier et de la Contre-Réforme. Aussi, le 20 février 1680, une
déclaration du Roi interdit aux protestantes de faire fonction de
sages-femmes. La faculté de médecine ne s'intéresse pas à leur
formation, et les quelques accoucheuses issues de l'Office des
accouchées de l'Hôtel-Dieu sont loin d'être assez nombreuses pour
la ville.
Les conflits entre dénonciateurs et séparateurs s'étendent à toute
l'Europe. En Angleterre, par des pressions sur la Chambre des
Lords, le Collège Royal de Médecine réussit à contrôler la législation
qui régit chirurgiens et apothicaires. Les médecins, dénonciateurs du
mal, nobles ou bourgeois, se sentent détenteurs d'un savoir et non
d'un commerce, et par là hiérarchiquement supérieurs aux barbiers
et chirurgiens, séparateurs du mal. Mais ces derniers, qui acceptent
de s'occuper réellement des corps du délit, d'aller dans les hôpitaux,
de visiter les pauvres, vont être, après bien des batailles et des
déboires, reconnus et protégés par le pouvoir royal.

143
En 1505, la faculté de Paris obtient du Parlement que le contrôle
des examens de barbier et de chirurgien lui soit confié ; elle oblige
les diplômés à prêter serment de l'aider à lutter contre les
guérisseurs et de ne pas exercer eux-mêmes la médecine. Le rôle
du barbier voit aussi ses limites tracées dans le texte du serment : «
Vous jurez que vous n'administrerez ni à Paris, ni dans les
faubourgs, aucune médecine laxative, ou alternative ou confortative
et que vous ne prescrirez rien que ce qui concerne l'opération
manuelle. » La chirurgie est définie comme « art manuel, borné à la
diérèse, la synthèse et l'exérèse ». Les frontières sont jalousement
surveillées et ceux des médecins qui aident des chirurgiens ou des
barbiers à apprendre la médecine sont punis, comme ce médecin
parisien condamné en 1607 à la prison par le Parlement pour avoir
enseigné aux barbiers la respiration, sujet réservé aux médecins.
Bien que surveillés par la faculté, les chirurgiens sont en fait
contrôlés par le lieutenant général de police dont ils sont des
auxiliaires précieux, utiles à l'Ordre des Corps par leur capacité
d'action réelle sur le corps des blessés et des contagieux. A partir de
1629, la remise du diplôme de barbier est présidée par le premier
barbier du Roi, alors que les chirurgiens de Saint Côme ne
réussissent pas, en dépit des efforts d'Henri II, de Charles IX et
d'Henri III, auxquels ils rendent de grands services, à se dégager de
la faculté de Paris, qui continue à délivrer ou à refuser à sa guise les
diplômes.
Pour reprendre la même métaphore, les dénonciateurs du corps
contrôlent les séparateurs, ce que l'Aumône Générale n'avait jamais
pu faire avec l'Hôpital Général.
Sentant que l'influence des chirurgiens sur le pouvoir policier
augmente, en 1655, la faculté de médecine, pour mieux les
rabaisser et les contrôler davantage, signe avec eux un contrat qui
les identifie aux barbiers. Les chirurgiens, croyant que cette
assimilation leur donne, à l'instar des barbiers, l'autonomie des
diplômes acceptent de signer ce contrat ; erreur tactique dont ils
mettront près d'un siècle à se remettre : « Les chirurgiens se
chargèrent à la honte des barbiers et les barbiers entrèrent dans les

144
droits et les privilèges des chirurgiens », écrit Quesnay en 1749
dans son Histoire de l'Origine et des Progrès de la Chirurgie en
France. Exploitant cette erreur, la faculté s'empresse de soumettre
les chirurgiens aux limitations symboliques que connaissent les
barbiers. Un arrêt du Parlement de 1660 interdit « aux chirurgiens-
barbiers de prendre la qualité de bacheliers, licenciés, docteurs ès
collège, mais seulement celle d'aspirant maître ès communauté,
comme aussi leur fait défense de faire aucune lecture et actes
publics ; et pourront seulement faire des exercices particuliers pour
l'examen des aspirants ». Véritable arrêt de déchéance, cette
décision ramène les chirurgiens aux conditions des corporations
artisanales et les contraint à tenir « boutique ouverte » .
Malgré cela, la confrérie de Saint Côme maintient son identité et
dispense un savoir spécifique, précieux en temps d'épidémie ; leur
efficacité thérapeutique renforce leur statut aux yeux des pouvoirs
royal et policier. Louis XIV, par un édit de 1671, réorganise
l'enseignement à l'École Royale de Chirurgie du Jardin des Plantes
et, l'ôtant aux docteurs des facultés de Paris et de Montpellier, le
confie aux chirurgiens : avant le savoir médical, c'est donc le savoir
chirurgical qui est reconnu et légitimé. En 1672, Dionis, premier
chirurgien de la duchesse de Bourgogne, reçoit du Roi mission de «
démontrer les vérités anatomiques et les opérations chirurgicales »
et, pendant huit ans, dissèque et opère en public au Jardin royal,
devant une assemblée si dense « qu'il fallut faire des billets
cachetés, distribués aux garçons qui servaient le maître ».
Encouragés par cette réforme, des chirurgiens de valeur, tels
Duverney, Littré, Méry, Winslow, attirent à Paris un grand nombre
d'étrangers à leurs leçons et l'on peut dire qu'ils ouvrent la voie aux
chirurgiens du XVIIIe siècle.
Un incident, que Michelet qualifie d'« historique », donne aux
chirurgiens une place nouvelle dans l'Ordre des Corps et les situe
explicitement au-dessus des médecins. En 1686, Louis XIV est
atteint d'une fistule à l'anus qu'aucun de ses médecins ne peut
guérir, malgré l'essai de nombreux traitements expérimentés,
comme à l'accoutumée, sur des pauvres des hôpitaux. Cette fois, les

145
expériences furent moins sanguinaires que les coups de lance qui
avaient aveuglé quatre prisonniers pour permettre aux médecins de
l'époque d'étudier la blessure reçue en tournoi par Henri II : « On
persuada Sa Majesté que les eaux de Barèges étaient souveraines
pour cette affection. Le Roi voulut bien s'y rendre. Cependant, avant
qu'il fasse ce long voyage, ses médecins estimèrent nécessaire d'y
envoyer d'autres patients. Ils cherchèrent donc quatre personnes
affligées du même mal et les firent partir à Barèges, avec M.
Gervais, chirurgien ordinaire de Sa Majesté, tout cela aux frais du
Roi. A Barèges, M. Gervais leur fit de nombreuses injections de
cette eau thermale, dans la fistule même, et appliqua tous les
procédés qui lui semblaient indiqués. Mais, quand il ramena ses
malades, aucun d'eux n'était guéri [...] M. de Louvois, ne voulant rien
négliger du moment qu'il s'agissait de la santé du Roi, fit préparer de
nombreuses chambrettes dans les bâtiments de la Surintendance
pour y loger les gens souffrant d'une fistule, et M. Félix les soigna
avec ses divers remèdes. Bref, on perdit toute une année pour
constater qu'aucun de ces médicaments n'était efficace. »
Le premier chirurgien du Roi, Félix, propose alors d'opérer le Roi.
Il tente d'abord l'intervention sur des dizaines de pauvres en divers
hospices de la région parisienne, « afin d'acquérir une pratique
suffisante », et lorsqu'il se sent prêt, l'opération royale est accomplie
en grand secret en octobre 1686 : le Roi est guéri, le triomphe est
public. Cette anecdote se parachève dans la métaphore renouvelée
des semblables : pour plaire au Roi, une trentaine de courtisans en
parfaite santé se font opérer...
Félix reçoit 300000 livres d'honoraires et le domaine de
Moulineaux et, quatre ans plus tard, il est anobli. Le premier
médecin, Antoine d'Aquin, qui l'assiste, ne reçoit que 100 000 livres
d'honoraires, soit le tiers; et si l'on ajoute les aides opératoires et les
apothicaires, l'intervention coûte en tout 568000 livres au Trésor
royal.
La fistule de Louis XIV n'est pas qu'une simple anecdote. Non
seulement parce que Louis XIV révoqua l'Édit de Nantes au pire
moment de ses souffrances, mais parce qu'il en découle le premier

146
acte par lequel le pouvoir d'État assume ouvertement le contrôle
d'un médecin. Les chirurgiens cessent de dépendre de la faculté
pour être placés sous l'autorité du seul Premier Chirurgien du Roi.
Puis le 18 décembre 1733, pour réduire encore l'influence de la
faculté, le pouvoir royal crée l'Académie Royale de Chirurgie, qui
regroupe l'élite des chirurgiens de Paris pour, selon Quesnay, «
élever la chirurgie sur les observations, les recherches physiques,
les expériences ». Le 23 avril 1743, une ordonnance de Louis XV
confirme cette évolution en séparant les confréries de chirurgiens
d'avec celles des barbiers. Par soumission aux symboles du temps,
on exige encore des élèves chirurgiens l'étude du latin et de la
philosophie, consacrée par le grade de « Maître ès arts », et on les
rétablit dans « les droits, honneurs et privilèges de la Communauté
de Saint Côme ».
Médecins et chirurgiens pénètrent ainsi au cœur des institutions. A
la cour, à la guerre, dans la police, ils aident à rendre tolérable la
séparation des corps du délit et à soigner les corps du pouvoir.

Guérisseurs de cour, de guerre et de police

Attachés à une cour ou à une armée, fonctionnaires de police ou


installés en ville, les thérapeutes du corps ont un statut toujours
instable.
Les médecins de cour, adorés ou haïs, péremptoires ou discutés,
ont la plupart du temps une carrière foudroyante et brève, régie par
la mode, à l'image de la validité de leur théorie ou de leur remède.
Ils sont choisis d'une façon complexe, par relation ou intrigue, mais
on retrouve en général dans les cours les plus doués et les mieux
formés des médecins du temps. Leur carrière est aussi le résultat
d'un subtil jeu d'influences. Vauthier, d'abord domestique d'un
cordelier, « médecin du commun » chez Marie de Médicis, puis «
premier médecin » pour avoir guéri la Reine d'un érysipèle est
envoyé après la Journée des Dupes pour douze ans à la Bastille,
puis, dix années durant, il est premier médecin de Mazarin. Le
montpelliérain d'Acquin, devenu médecin du Roi Louis XIV, est

147
anobli en 1669. Nommé intendant du Dauphin, il achète le comté de
Jouy-en-Josas pour son fils et fait nommer son frère évêque de
Fréjus. Disgracié et remplacé par Fagon, il est chassé comme un
laquais et perd toute sa fortune.
Sous Louis XIV, la maison médicale du Roi est à son apogée,
avec soixante-seize médecins, vingt-deux chirurgiens, dix-neuf
apothicaire, cinq opérateurs dont trois spécialisés, trois herboristes
et dix barbiers : plus de diplômés dans la seule maison royale que
dans la capitale entière. Elle est dirigée par le Premier Médecin du
Roi, qui n'obéit qu'au Roi lui-même devant qui il prête serment. Au
rang des grands officiers de la maison royale, il a droit aux mêmes
honneurs et aux mêmes privilèges que le Grand Chambellan. Sa
dignité lui confère le titre de comte, transmissible à ses enfants, le
brevet et les revenus d'un conseiller d'État. Quelles que soient sa
formation et son origine, il a le pas sur tous les autres médecins du
royaume, et, pour l'honorer, lors de ses visites à la faculté de Paris,
même s'il n'en est pas lui-même membre, le doyen et les bacheliers
l'accueillent à la porte. Prenant prétexte de la nécessité d'un contrôle
policier de la médecine légale, il exerce même une véritable
juridiction sur toute la médecine et la pharmacie du royaume. Il
obtient le droit de vendre, à qui bon lui semble et à son profit, des
charges de chirurgiens experts de justice et, jusqu'en août 1778, des
brevets de médecine. De ces droits exorbitants il use sans limites :
en 1657, le conseil de ville de Grenoble doit protester auprès de la
cour parce que le premier médecin du Roi vend pour cent francs une
lettre donnant le titre de chirurgien à qui le veut, sans aucune étude,
ni contrôle par la confrérie de Saint Côme. La charge de Premier
Médecin change de mains à la mort du Roi ; mais l'ancien garde son
titre et le revenu de Conseiller d'État.
En revanche, jusqu'au règne de Louis XIV, le poste de Premier
Chirurgien ne confère pas la noblesse. C'est le Roi Soleil, révélateur
de l'importance de la chirurgie, qui offre à son Premier Chirurgien
Maréschal la charge de « Maître d'hôtel » qui permet d'accéder au
bout de vingt ans à la noblesse héréditaire. Il anoblit ensuite Félix,

148
puis Clément, l'accoucheur des princesses de France, et Bessières,
chirurgien-major des camps et armées de Sa Majesté.
Si le médecin de cour soigne le Roi, il est aussi chargé de tâches
annexes, comme de choisir les malades proposés au toucher royal.
Les médecins de cour, anglais ou français, ne sont plus guère
convaincus par les rites guérisseurs et Marc Bloch note que « les
miracles qu'accomplissent les Princes sont pour leurs médecins des
choses familières qui ne contredisent en rien leur système du
monde. Le plus souvent, ils ne renvoient au Roi que les scrofuleux
rebelles à tout traitement9 ». Et Bernard de Gourdon, dans son Lys
de la Médecine, écrit : « En dernier ressort, il faut avoir recours au
chirurgien, on sinon allons vers les Rois41. » Mais Jean de
Gaddesden d'inverser cet ordre dans sa Pratique Médicale : « Si les
remèdes sont inefficaces, que le malade aille vers le Roi et se fasse
toucher et bénir par lui [...] ; en tout dernier lieu, si tout le reste s'est
montré insuffisant, qu'il se livre au chirurgien. » Le médecin ou le
chirurgien fait ici semblant de croire que son maître est son confrère,
comme le musicien de cour accepte de jouer avec le Prince.
Ceux à qui la clientèle de la famille royale n'est pas ouverte
peuvent devenir médecins de grands seigneurs assez riches pour
attacher un médecin à leur personne. D'autres sont fonctionnaires
de l'administration royale : médecin des maisons royales et
bâtiments du Roi, médecin du Louvre et des Tuileries, de Vincennes
et de la Bastille, médecin des haras, médecin de la Muette, médecin
du Garde Meuble, médecin de l'Officialité, médecin du Grand
Conseil, médecin de la Grande Chancellerie. Existent aussi, pour les
médecins de facultés, de nombreuses charges d'auxiliaires de police
attribuées directement par le Roi : médecin de la généralité de Paris
pour les épidémies, médecin pour l'Hôtel de ville, médecin pour les
rapports sur la salubrité de la ville de Paris, médecin chargé de
visiter les prisonniers à la Conciergerie, médecin du Châtelet.
Conseillère de la police sur l'hygiène, la Faculté donne son avis
sur la localisation d'un cimetière, sur les moyens de lutter contre
l'épidémie, sur le choix d'une nourrice pour le Dauphin.

149
La soumission des médecins et des chirurgiens à la police est
totale. Alors qu'en théorie, la faculté de Paris interdit aux médecins
la divulgation des secrets domestiques, en réalité il leur faut, quel
que soit leur statut, dénoncer ce qu'ils peuvent apprendre de
subversif, tout ce qui peut être source de renseignements sur les
corps du délit. Une ordonnance de Charles Quint règle en 1552
l'intervention des médecins dans les enquêtes sur les homicides, les
infanticides, les avortements et les blessures. En France, Ambroise
Paré rédige une instruction en cas de témoignage en justice, et une
ordonnance de Henri II règle les principaux cas où l'attestation
médicale s'impose. Dans l'Ordre absolu, un édit de Louis XIV en
1666 rend obligatoire la dénonciation des individus blessés au cours
de rixes ou d'émeutes politiques. Les maîtres chirurgiens « seront
tenus de déclarer au commissaire du quartier les blessés qu'ils
auront pansés chez eux ou ailleurs, pour en être fait par ledit
commissaire son rapport à la police ; de quoi faire lesdits chirurgiens
seront tenus sous les mêmes peines que dessus : ce qui sera
pareillement observé à l'égard des hôpitaux dont l'infirmier ou
l'administrateur qui a le soin des malades fera déclaration au
commissaire du quartier 53. » Dispositions rappelées et renforcées
maintes fois par des ordonnances de police, telle celle du 4
novembre 1778 qui « enjoint aux maîtres en chirurgie et à tous
autres exerçant la chirurgie à Paris, d'écrire les noms, surnoms,
qualités et demeures des personnes qui seront blessées soit de nuit,
soit de jour et qui auront été conduites chez eux pour y être pansées
ou qu'ils auront été panser ailleurs, et d'en informer incontinent le
commissaire de quartier ainsi que de la qualité et des circonstances
de leurs blessures sous la peine de trois cents livres d'amende,
d'interdiction et même de punition corporelle : le tout conformément
au règlement ».
Auxiliaires de police et de cour, médecins ou chirurgiens ne
soignent pas la paysannerie ni les pauvres qui, d'ailleurs, accordent
davantage leur confiance au guérisseur ou au barbier. Ainsi, dans le
compte détaillé de la fabrique de la cathédrale d'Autun pour l'année
1294-1295, la seule mention d'un acte médical concerne une

150
dépense de cinq sous pour soigner un cheval et le Livre des métiers
d'Etienne Boileau 10, recueil des us et coutumes des professions, ne
fait état d'aucun soin médical.
Quant aux militaires, ils ne sont soignés qu'à partir de Sully, et très
mal. Armand note : « Les soldats voient que, dans leurs maladies,
on a moins soin d'eux que l'on en a des chevaux, lesquels on ne
peut perdre sans qu'il en coûte de l'argent pour en avoir d'autres 2. »
Lors du siège d'Amiens en 1597, Sully organise les premiers
hôpitaux militaires réguliers, avec des médecins qui suivent les
troupes et des établissements fixes sur lesquels on dirige les
malades et les blessés qui ont reçu les premiers soins sur des
charrettes. Mais cette tentative d'organisation avorte dès les
premières années du règne de Louis XIII, et l'absence de soins est
telle qu'on doit renouveler jusqu'à trois fois l'armée assiégeant La
Rochelle. Il faut attendre Richelieu pour que soient établis des
hôpitaux militaires temporaires à proximité de toutes les armées
ainsi qu'un véritable corps de chirurgiens.
L'intervention des médecins auprès du peuple n'est réelle qu'en
cas d'épidémie, non pour guérir (en général, leur rôle est plutôt
néfaste, uniquement à base de saignées et de lavements, justement
contre-indiqués), mais pour faire croire au peuple qu'on s'occupe de
lui, comme si l'Ordre des Corps pouvait guérir. Dès la fin du XIIIe
siècle, des villes d'Italie engagent des médecins pour prendre soin
des pauvres lors des fléaux, comme la cité d'Orvieto, en 1340, qui
salarie (fort mal d'ailleurs) deux médecins. Mais la Grande Peste
bouleverse cet embryon d'organisation8 et les médecins, eux-
mêmes touchés, ne sont remplacés qu'à prix d'or : le 24 octobre
1348, le médecin d'Orvieto touche un salaire quatre fois supérieur à
celui de 1340, et lorsqu'il meurt le 4 juin 1350 et que la ville
s'enquiert de deux remplaçants, personne ne se présente, même
pour un salaire encore doublé ; c'est un étudiant qui est engagé. En
Avignon, en 1348, le pape Clément VI engage plusieurs médecins
pour soigner gratuitement les pestiférés indigents. Mais si grand est
le danger encouru que les médecins refusent d'intervenir, préférant
le conseil de Galien : la fuite. Cette même année, son médecin Guy

151
de Chauliac note : « La peste fut inutile et honteuse pour les
médecins, d'autant qu'ils n'osaient visiter les malades de peur d'être
infectés et quand ils les visitaient n'y faisaient guère et ne gagnaient
rien, car tous les malades mouraient exceptés quelques uns qui en
échappèrent sur la fin avec des bubons mûrs 8. »
A Châlons, le 24 mars 1483, un barbier est recruté « pour soigner
les pestiférés », mais l'épidémie est telle que le médecin, appliquant
le conseil galénique, s'enfuit à Troyes en 1486 et la ville, ruinée,
renonce à avoir un médecin salarié, se contentant d'en engager un
pour le temps de chaque épidémie. A Lille, le chirurgien engagé en
avril 1397 meurt en juillet, son successeur en août et seul un
médecin de Cambrai réussit à garder le poste et sa vie jusqu'à la fin
de l'épidémie. Il faut parfois recourir à l'embauche forcée, comme en
août 1627 où l'on requiert, pour soigner les pestiférés de l'île de Ré,
un chirurgien de Pamiers condamné à dix ans de galères. Puis, à
partir de la fin du XVIe siècle, c'est le pouvoir royal lui-même qui
détache médecins et chirurgiens dans des localités atteintes de la
peste.
Peu à peu, le champ d'action du médecin et du chirurgien s'élargit
: en dehors de l'épidémie et loin du champ de bataille, ils viennent à
l'hôpital pour y voir les malades indigents ou les victimes de la
guerre, pour y apprendre à connaître le corps du délit, pour faire
comme s'ils s'en occupaient.
En 1221, maître Hubert accepte, contre la jouissance d'une
maison, de venir une fois par semaine à l'Hôtel-Dieu de Paris pour
soigner le personnel et visiter les salles; d'autres médecins lui
succèdent et, en 1530, un chirurgien est attaché à plein temps à cet
établissement qui reçoit, à partir de 1573, la visite quotidienne d'un
médecin. En 1612, l'hôpital de la Charité devient maison chirurgicale
à part entière. En 1613, le maître chirurgien de l'Hôtel-Dieu est
choisi par concours et nommé pour six ans ; à partir de 1642, ce
concours a lieu entre les compagnons. Les médecins de l'Hôtel-Dieu
sont alors nommés par les administrateurs de l'hôpital, sur
présentation de leurs collègues.

152
Mais, à l'hôpital, les pauvres ne sont pas plus soignés par les
médecins que par les policiers : les uns comme les autres surveillent
et séparent des corps du délit, n'ayant de valeur que comme objet
d'expérimentation, pour tester les soins futurs à prodiguer aux corps
du pouvoir : Avant de les essayer sur les corps des Grands, on
expérimente les eaux, les opérations chirurgicales, les fumigations,
les lavements, les emplâtres sur ceux des pauvres. Chaque médecin
ou chirurgien qui invente un nouveau remède contre la syphilis peut
venir l'expérimenter sur les pauvres à Bicêtre ou sur les soldats aux
Invalides ; Pignot a relevé dans les archives nationales, de 1772 à
1782, près de 50 demandes adressées au secrétariat du Roi pour
l'essai de nouveaux remèdes sur des pensionnaires de Bicêtre
Les pauvres, quant à eux, n'ont droit qu'à des soins dérisoires : à
l'Aumône Générale où transitent des milliers de pauvres, un seul
médecin ; à la Pitié un seul médecin aussi qui, de surcroît, visite
deux fois par semaine seulement, avec des moyens dérisoires,
chaque maison de l'Hôpital Général, cloaque immense et
pléthorique ; un chirurgien aux Enfants Trouvés, payé 620 livres par
an, « si ce n'est qu'il ait la charité de se contenter de moins », pour
une visite par jour.
Parallèlement s'ébauche déjà le projet d'une médecine gratuite
pour le pauvre, figurant muet dans le spectacle des corps. Conçu
dans l'idéal des corporations, il ne peut, à moins de remettre en
cause le statut de la profession médicale, s'appliquer qu'à quelques
rares groupes. Les confréries, caisses de secours administrées par
les jurés du métier, reçoivent parfois un pourcentage sur les
amendes et sur quelques droits d'entrée et les consacrent à
l'entretien des enfants misérables ou des orphelins, aux soins des
malades et des vieillards ayant fait partie du métier. Il s'agit en fait de
compenser les effets de la maladie plus que de les soigner
réellement, de consoler plus que de guérir. Ainsi, pour entrer dans la
confrérie des garçons fripiers de l'église des Grands Augustins, il
faut payer six livres de droits d'initiation et trois livres de cotisation
annuelle et avoir moins de quarante ans à l'entrée. « S'il manque de
travail, faute de santé ou pour d'autres raisons », un confrère peut

153
toucher quatre livres hebdomadaires pendant six semaines, et un
compagnon trop âgé pour travailler ou frappé d'une incapacité
irréversible reçoit vingt-quatre livres par an. La confrérie prend à sa
charge les funérailles des membres indigents et finance pour eux
quinze messes spéciales par an.
A côté de ces tentatives fragiles et ponctuelles, le pouvoir royal
tente de faire monter les médecins sur la scène de l'Ordre de vie, de
les associer à la gestion des corps du délit pour l'aider à négocier
avec eux, en faisant croire aux pauvres que leur vie commence à
revêtir une certaine valeur. Mais le fossé entre la médecine et le
peuple n'est pas seulement d'ordre financier : même sans contrainte,
le peuple ne va pas trouver le médecin, qui d'ailleurs n'a rien à lui
dire et rien à lui faire. Quand, en 1370, Charles V ordonne aux
chirurgiens de Paris de soigner gratuitement les pauvres du Grand
Bureau et que les chirurgiens de Saint Côme désignent, le premier
lundi de chaque mois, l'un des six chirurgiens jurés pour cette
besogne, il ne s'agit là que d'un spectacle dérisoire auquel les
pauvres ne viennent pas. Et même si, plus tard, des médecins
ordinaires du Roi reçoivent des pauvres, tentent de leur parler une
langue plus simple et de leur fournir gratuitement des médicaments,
il ne s'agit encore que d'actions symboliques, compléments
anecdotiques de la stratégie policière.
De même quand, au XVIIe siècle, Théophraste Renaudot essaie
d'organiser une médecine populaire, il se heurte à l'opposition de la
faculté : Richelieu, en 1612, lui donne pour mission d'établir un «
règlement général des pauvres du royaume et la création d'un
bureau d'adresses », sorte de marché généralisé où l'on peut trouver
un domestique, louer un logement, emprunter de l'argent. C'est dans
le même local qu'il organise des consultations gratuites pour les
pauvres, d'abord hebdomadaires, puis quotidiennes. Sa formation à
Montpellier et sa passion pour la chimie lui concilient les
apothicaires, qu'il associe à ses travaux, et sa maison devient un
laboratoire où sont préparées de nouvelles drogues proscrites par la
faculté de Paris, comme l'antimoine. Il obtient même, par lettres
patentes spéciales, une sorte de monopole de la chimie et crée en

154
1635 la Société Savante des Médecins Français qui devient
rapidement un lieu de réunions et d'études, où de nombreux écoliers
et médecins viennent assister à des conférences et à des
présentations de malades. En 1637, ces consultations gratuites
connaissent un essor considérable et concernent un nombre
significatif de Parisiens pauvres. Renaudot et ses fils se font assister
dans leur tâche par quinze docteurs venus de petites universités de
province, ce que ne peut tolérer la faculté de Paris qui sent sa
légitimité remise en cause. Elle fait alors un premier procès à
Renaudot, pour exercice illégal de la médecine, et, en échange, se
voit intimer l'ordre par Richelieu de « faire mieux que M. Renaudot ».
La faculté affiche sur les murs de Paris, le 27 mars 1637 : « Les
doyens et docteurs de la faculté de médecine font savoir à tous les
malades et affligés de quelque maladie que ce soit, qu'ils pourront
se trouver à leur collège, rue de la Bûcherie, tous les samedis de
chaque semaine, pour être visités charitablement par les médecins,
députez à ce faire, lesquels se trouveront au dict collège, et ce,
depuis les dix heures du matin jusqu'à midy pour leur donner avis et
conseils sur leurs maladies et ordonner remèdes convenables pour
leur soulagement. » Cette consultation regroupe six médecins, trois
anciens et trois jeunes, convoqués à tour de rôle. Les bacheliers
suivent la consultation, écrivent l'ordonnance et distribuent les
médicaments.
Mais les médecins de la faculté découvrent vite l'ampleur du
scepticisme à leur égard et doivent régulièrement rappeler au peuple
l'existence de cette consultation gratuite. La symbolique de l'Ordre
des Corps se confirme dans ce conflit d'autorités : alors que la
faculté paie aux docteurs consultants un jeton de trente sols,
Renaudot fait payer trois sous à chaque malade et sollicite leurs
dons. Mais la consultation de Renaudot dépend de la faveur du
Prince et, à la mort de Richelieu, il perd son statut de médecin du
Roi. La faculté s'empresse alors de lui interdire l'exercice de sa
profession et l'organisation de conférences, sous peine de cinq
cents livres d'amende. La querelle s'envenime, Renaudot en appelle
au Parlement et, après une procédure fertile en incidents, le procès

155
est jugé le 1er mars 1644. Il revêt un incroyable retentissement : Un
maréchal de France et plusieurs grands seigneurs interviennent en
faveur de Renaudot ; mais l'Ordre des Corps l'emporte, et il est
condamné. Le Parlement ordonne la cessation des consultations
charitables, la fermeture du Mont de Piété, la saisie des objets en
dépôt et leur restitution à leurs propriétaires. Seuls sont maintenus la
Gazette et le bureau d'adresses. A l'issue du procès, la plupart des
assistants de Renaudot se dispersent aux quatre coins du royaume.
La médecine gratuite pour les pauvres tombe dans l'oubli pour
plus de deux siècles, même si quelques médecins de cour et de la
faculté ébauchent encore quelques tentatives, comme le montre la
circulaire royale de 1728 ordonnant « qu'il soit envoyé tous les ans
aux intendants des provinces des remèdes pour être distribués aux
subdélégués et par ceux-ci aux sœurs grises, et autres personnes
intelligentes dans les villes, bourgs et villages ». Ces remèdes,
contenus dans de petites boîtes soigneusement étiquetées sont
effectivement remis gratuitement aux intendants et aux seigneurs,
mais revendus par eux au prix fort.
Par ailleurs, en septembre 1771, trois médecins parisiens, Bourru,
Guilbert et Colombier, organisent le premier système d'assurance
maladie. Le coût en est fixé à douze livres par an pour un
souscripteur et à six livres de plus par souscripteur supplémentaire.
Un tel projet ne saurait être entériné par la faculté : n'émanant pas
d'elle, il n'en fait plus le centre de production des soins. Aussi, dès le
19 octobre de la même année, le doyen de la faculté demande-t-il au
lieutenant général de police d'arrêter cette tentative, rappelant que la
faculté ouvre ses portes aux indigents, que des consultations
gratuites ont lieu chaque samedi et que « ses membres seront
toujours disposés à se transporter indifféremment chez tous les
citoyens de toutes les classes dont le traitement exigera d'être suivi
et que l'exactitude de leurs soins ne sera jamais proportionnée qu'à
l'état des malades qui les appelleront, loin d'être déterminée par la
façon dont ils pourraient les reconnaître ». Impuissants devant
l'omnipotence du monopole, les promoteurs de cette entreprise de

156
spectacle d'un genre nouveau décident eux-mêmes de la désavouer.
Trente ans plus tard, l'idée deviendra vraiment pratiquable.

L'argent des corps

Rare et improductif, courtisan et fonctionnaire, le médecin est en


général payé à l'année par l'institution à laquelle il appartient ou par
le prince pour qui il travaille, sans salaire préétabli. A quelques
exceptions près, ce n'est pas en guérissant qu'il gagne sa vie, mais
en expliquant le mal, en proclamant qu'il peut quelque chose contre
lui. A l'image de l'économie des corps qui fonde son savoir, sa
rémunération ne répond pas à un acte économique sur le corps,
mais à une relation avec son patient, qui varie avec le degré
d'intimité qui les unit : Dante raconte qu'à Florence, Taddeo Alderotti,
après avoir vendu des cierges à la porte des églises, soigne le pape
Honorius IV pour cent ducats, et les bourgeois pour treize. Au xve
siècle, le prix d'une visite ordinaire équivaut à celui d'une messe
basse, ou au salaire quotidien d'un journalier. En général, les
honoraires des médecins de clientèle sont payés tous les deux ans ;
en province, ils sont perçus parfois en nature, en charges, en argent,
en blé, en bois, en nourriture. A la mort du malade, les médecins
sont les créanciers privilégiés de la succession. A Paris, les
contestations d'honoraires, jusqu'à concurrence de mille livres, sont
portées devant la chambre civile du Châtelet qui, généralement, juge
en faveur du médecin quand le malade est bien mort de maladie.
Les médecins hospitaliers sont payés à la visite ; ce sont les
moins bien lotis et leurs honoraires sont sévèrement contrôlés par
les administrations locales. Les fluctuations de ces honoraires et leur
valeur relative reflètent la confiance que le pouvoir accorde aux
thérapeutes et les rapports de force entre médecins et chirurgiens.
Ces derniers ayant, comme on l'a vu, acquis très vite plus
d'importance que les médecins dans l'Ordre des Corps, ils ne se font
pas faute de profiter de cette avance : un des chirurgiens de Philippe
le Bel et de Louis X, Henri de Mondeville, conseille de la façon la
plus nette à ses collègues de réclamer des honoraires plus élevés

157
que ceux des médecins. Le chirurgien de Charles le Sage gagne
plus que les médecins du Roi. Mais il est des médecins de cour qui
font fortune : Jacques Coitier, médecin de Louis XI, est assez riche
pour payer rubis sur l'ongle deux millions à Charles VIII afin d'éviter
d'être poursuivi à la mort de son maître.
Tout aussi flagrante est l'inégalité entre médecins de cour et
d'hôpital : en 1398, le barbier royal demande quarante fois plus pour
une saignée que ne réclame celui de l'hôpital de Marseille 4.
Les médecins sont parfois payés en bénéfices ecclésiastiques,
comme Jean Lavantage, premier médecin du duc Philippe le Bon,
nommé prévôt de Saint Pierre en 1435. Il peut aussi être rémunéré
en fonction de sa réussite et c'est parfois le cas du médecin
d'épidémie : Nicolas de Villeneuve, engagé par la ville d'Orange
pendant la peste de 1521, reçoit dix florins par mois, plus un florin
par malade mort et deux florins par malade guéri. L'année suivante,
la même ville engage un chirurgien barbier à dix florins par mois,
plus trois florins par mort et six gros par malade guéri. Si le médecin
meurt dans l'exercice de ses fonctions, sa famille est souvent
largement secourue : lorsque le chirurgien de la Pautière meurt à
Angers en 1626, la ville donne deux cents livres à sa veuve et à ses
six enfants, et accorde la maîtrise gratuite à l'aîné dans la faculté de
la ville 8.
Au XVe siècle, au fur et à mesure que se multiplient leurs visites,
croissent les revenus des médecins d'hôpitaux : à l'Hôtel-Dieu de
Paris, ils se multiplient par dix entre 1445 et 1588, puis triplent
encore jusqu'en 1622 par le seul jeu de l'augmentation du nombre
des visites4. Mais la hiérarchie entre les différents médecins garde
ses cloisons étanches et le médecin de Louis XIV gagne encore cent
fois plus qu'un simple médecin de province 4.
Au tiers du XVIIe siècle, si la hiérarchie se maintient, l'éventail des
salaires se resserre et, en moyenne, un médecin de clientèle ne
demande que sept fois plus à un grand seigneur qu'à un bourgeois
pour une visite ordinaire : à peu près deux louis d'or et douze livres.
A partir de 1620 aussi, les revenus des médecins d'hôpitaux,

158
désormais payés souvent à plein temps, ne cessent de diminuer : de
moitié de 1622 à 1644, encore de moitié de 1644 à 1689.
Mais, au XVIIIe siècle, les épidémies provoquent de nouveau une
inflation des honoraires : à Aix, lors de la peste de 1720, les
médecins des hôpitaux exigent douze cents livres par mois, ce que
leur refuse le Parlement qui s'élève contre cette « inhumanité sans
exemple » et les contraint à visiter les malades pour leurs salaires
antérieurs, sous peine de destitution.
En fait, la fluctuation des revenus souligne bien le caractère
marginal et fragile des médecins : si certains d'entre eux, comme
Vicq d'Azyr sous Louis XV, roulent carrosse et partagent dans les
salons les faveurs des grands, le chirurgien du Roi, Jacques Daran,
dépose en 1757 un bilan de fermier général avec un passif de 1837
634 livres, et laisse à sa mort 1164 594 livres, cinquante actions
dans les mines d'Espagne, mille deux cents actions du canal de
Richelieu, des créances dans le commerce du Levant et sa charge
de chirurgien du Roi.
Nul ne peut s'assurer de la fortune dans un contexte aussi
instable; à part un ou deux médecins de cour, ou ceux qui
appartiennent à la haute administration policière, rares sont les
privilégiés d'une profession qui reste financièrement modeste. Car si
tous les médecins ont droit de porter l'épée et sont exemptés de la
taille, s'ils peuvent espérer atteindre au premier rang des élites
reconnues et si l'anoblissement et les charges de cour, plus que la
fortune, leur sont enfin offerts, les médecins de clientèle demeurent
au niveau « des avocats et bourgeois vivant noblement », c'est-à-
dire de l'élite du Tiers État : pendant les vingt-cinq dernières années
de l'Ancien Régime, alors que sept médecins seulement ont les
moyens de s'acheter une charge (contre vingt notaires et quatre-
vingts avocats), le Roi leur accorde trente-cinq lettres de noblesse
(contre seulement seize à des avocats et aucune aux notaires). Le
succès de l'Ordre des Corps s'incarne ainsi dans la gloire de ses
serviteurs.
Mais son déclin s'amorce devant l'ampleur de la pauvreté que
l'enfermement ne peut plus contenir, devant les changements

159
économiques et les transformations des mentalités.

CRISE DES CORPS

Les progrès sanitaires accompagnent et structurent l'émergence


du capitalisme, comme ils ont accompagné celle du féodalisme. Une
fois les grandes épidémies affaiblies, les pauvres n'effraient plus. On
doit désormais promouvoir l'individu, le conserver, le valoriser. Le
policier s'efface et le médecin entre dans les familles et à l'usine. La
charité, la quarantaine et l'hôpital ne peuvent rester modes de
dénonciation et lieux d'enfermement : le malade doit être soigné et
non plus séparé. L'Ordre des Corps engendre alors un nouveau mal
: la maladie, mal de l'Ordre de vie à venir.

Ordre des Corps, vie des enfants

L'Ordre des Corps a réussi à éloigner l'épidémie et à contenir la


mort, métaphoriquement et réellement. En augmentant la résistance
du corps individuel et du corps social, la maladie a d'abord pour
corollaire sa propre immunisation. Ensuite la destruction épidémiale
et accidentelle conjure le Mal lui-même : « la conviction populaire
selon laquelle la peste fut, en fait, chassée de la ville de Londres par
le Grand Incendie, a donc probablement un fondement réel » 64. De
plus, l'hygiène imposée par la police et l'organisation urbaine,
s'avèrent des facteurs curatifs. Enfin, à partir du XVIIIe siècle, les
températures hivernales en baisse et le développement de l'élevage
du mouton en Angleterre et en Espagne amènent tous les
Européens à mieux se couvrir et écarte les rats, supports du bacille.
Mais l'Ordre des Corps n'a pas raison des maladies infectieuses
qui ravagent des provinces entières : le paludisme et la tuberculose
effraient toujours, ainsi qu'une série de maladies mortelles encore
mal connues, grippe, dysenterie et pneumonie. La mortalité
paysanne reste importante, et les villes européennes demeurent des
réservoirs démographiques incapables de subsister sans l'aide d'une

160
campagne mieux portante. Pendant tout le XVIIIe siècle, à Londres,
le nombre annuel des décès dépasse de 6 000 celui des naissances
et il faut 600 000 migrants pour maintenir une population
londonienne stable.
Cadavres d'enfants jonchant la rue ou les décharges, c'est un
spectacle courant à Londres. Malgré l'enrayement de l'épidémie,
l'espérance de vie demeure brève 40, même pour les corps du
pouvoir : elle est, pour la génération de la noblesse britannique née
en 1550, de 36,5 ans pour les hommes et de 38,2 pour les femmes.
En 1650, elle baisse à 29,6 ans pour les hommes et 32,7 ans pour
les femmes. En 1750, elle remonte à 44,5 ans pour les hommes et à
45,7 ans pour les femmes. Dans le peuple, elle est encore plus
faible, en raison d'une mortalité infantile de l'ordre de 90 %, à mettre
au compte d'une hygiène déplorable et de désastreuses conditions
périnatales.
Mais la fin du XVIIIe siècle, qui voit la chute de l'infanticide, la
disparition des grandes épidémies et l'amélioration incontestable des
conditions de vie, pose le problème des naissances. Désormais
l'enfant, pris individuellement, n'est plus à éliminer comme corps du
délit, mais à protéger comme source de richesse. Dans ce contexte,
les enfants trouvés sont de plus en plus nombreux et posent une
question nouvelle à la société. Le nombre d'abandons dans les
hôpitaux passe à Paris de 3 000 par an en 1640 à 17 000 en 1750.
En 1760 20 % des enfants nés à Paris sont abandonnés et 40 % le
sont en 1771. A la veille de la Révolution, ce pourcentage se
stabilise à un tiers des naissances. Même s'il est vrai que le cas de
Paris est particulier, dans la mesure où une partie des nouveau-nés
qui y sont abandonnés proviennent des campagnes environnantes,
partout, l'abandon d'enfants est pratique courante et l'énorme
population enfantine à prendre en charge oblige à réviser les
structures antérieures d'enfermement, à envisager un système à la
fois plus économique et moins meurtrier. Le Parlement anglais crée
ainsi des hospices, destinés à recueillir les enfants trouvés. En
France, pour prévenir l'infanticide et l'avortement et protéger les

161
enfants abandonnés, on installe, dans les murs des hospices, des «
tours » de la taille d'un nouveau-né, permettant l'abandon anonyme.
Ces mesures restent imparfaites : les gouvernements européens
ne pouvant assumer les frais d'entretien de ces enfants jusqu'à l'âge
adulte, ces hospices prennent rapidement le visage sinistre des
autres hôpitaux, véritables mouroirs. A Londres, sur les 15000
enfants recueillis entre 1756 et 1760, seuls 4400 atteignent 15 ans.
Une telle situation révolte l'élite intellectuelle de l'Europe, et au milieu
du XVIIIe siècle, une abondante littérature prône « la conservation
des enfants ». Toute la pensée politique et médicale du XVIIIe siècle
libéral s'élève contre « l'industrie mortifère des nourrissons ». Son
intention, en fait, est double : permettre la reproduction de la force
de travail des pauvres et réorganiser l'éducation des enfants de
l'élite.
Pour ce qui concerne les enfants des pauvres, l'Hôpital Général
de Paris publie en 1761 un nouveau règlement, par lequel il est
décidé de « destiner les garçons soit au labourage, soit à des
métiers ou à devenir soldats, et d'employer les filles à des ouvrages
convenables à leur sexe ; que la destination proposée pour les
garçons est d'autant plus nécessaire que les campagnes sont
désertes et la plupart des terres incultes, faute de cultivateurs ; que
le feu Louis XIV, en fondant l'Hôpital des Enfants Trouvés, les
destinait à être soldats, à servir dans les troupes et à former des
ouvriers et des habitants des colonies, et qu'en adoptant l'avis de la
commission, ce sera se conformer aux vues du fondateur 15 ».
Le système du « tour » étant inefficace, de Grasparin propose
dans un rapport au Roi de le remplacer par l'organisation de secours
à domicile, supprimant le secret de l'origine de l'enfant, et par une
généralisation des nourrices. « Insensiblement, on s'est accoutumé
à envisager les hôpitaux d'enfants trouvés comme des maisons
publiques où le souverain trouverait juste de nourrir et d'entretenir
les enfants les plus pauvres d'entre ses sujets ; et cette idée, en
s'étendant, a relâché parmi le peuple les liens de devoir et ceux de
l'amour paternel Il. » Naît alors l'idée que les enfants, au lieu d'être
enfermés, pourraient demeurer dans des familles nourricières en

162
milieu rural. Les hôpitaux français et les asiles anglais renvoient les
enfants à des « nourrices », bientôt surnommées « nourrices
meurtrières » ou « bouchères », car peu d'enfants sortent vivants
d'entre leurs mains.
Aussi le taux de mortalité infantile ne décroît-il pas ou guère. La
difficulté de trouver des nourrices, la mortalité des enfants qui leur
sont confiés, les pratiques des hôpitaux d'enfants trouvés et les
tours sont violemment critiqués par les médecins. Les écrits
médicaux du XVIIe siècle s'attaquent à l'éducation des enfants riches
et à l'élevage des enfants pauvres, rendant l'une responsable de
l'appauvrissement intellectuel de l'élite de la nation et l'autre de la
perte en force de travail. Médecins (Des Essarts, Brouzet, Raulkin,
Leroy, Verdier, Buchon, Heurtin...) et policiers (Prost de Royer,
lieutenant général de police à Lyon, Chamousset) dénoncent
vigoureusement les hospices d'enfants trouvés et la destruction de
la population infantile.
La fin du XVIIIe siècle voit ainsi naître chez les Grands un
sentiment nouveau à l'égard de l'enfance ; Montesquieu note dans
ses Pensées : « Nous sommes parvenus à une trop malheureuse
délicatesse. Tout ce qui a quelque rapport à l'éducation des enfants,
aux sentiments naturels, nous paraît quelque chose de bas et de
peuple. Nos mœurs sont qu'un père ou une mère n'élèvent plus
leurs enfants, ne les voient plus, ne les nourrissent plus. Nous ne
sommes plus attendris à leur vue ; ce sont des objets qu'on dérobe à
tous les yeux ; une femme ne serait plus de bel air si elle paraissait
s'en soucier 72. » Ou encore Turgot écrit : « On rougit de ses
enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi,
on les envoie dans quelque collège ou au couvent pour en entendre
parler le moins qu'on peut87. »
Mais cet intérêt soudain pour l'enfance n'est pas seulement lié à
l'émergence des idées démocratiques : l'industrie et ses exigences
commencent à poindre, et le travail n'est plus un mode de fixation
des pauvres parmi d'autres, mais, en lui-même, une source de
revenu et de pouvoir.

163
Protéger les travailleurs

Le Mal n'est plus le pauvre, mais la maladie du pauvre, qui réduit


son rendement. Il faut en protéger à la fois la reproduction et le
fonctionnement : les enfants et les adultes au travail.
A la fin du XVIIIe siècle, la main-d'œuvre enfantine est nombreuse
et recherchée. Au sein de la famille, les enfants participent à un
grand nombre de travaux à domicile ; liés par contrat à un
entrepreneur, ils aident à carder la laine, filer le coton, confectionner
des vêtements. A l'usine, la main-d'œuvre enfantine est très
demandée, dans la mesure où on la sous-paye et où elle est
malléable. Les enfants des hospices fournissent le gros de cette
main-d'œuvre et, parlant d'eux en 1787, De Chamoosser écrit : « Il
ne doit pas être difficile de faire regarder la mort et les dangers avec
indifférence à des gens que l'on élève dans ces sentiments et qui
n'en seront pas distraits par une tendresse réciproque. » Ils seront
également bons à « fournir des matelots, à suppléer des milices ou à
peupler des colonies 13 ». A un moment où la paysannerie peut
encore refuser de travailler en usine, où la main-d'œuvre industrielle
est encore rare et instable, il est essentiel d'entretenir des enfants,
de les aider à vivre, de permettre, grâce à eux, la reproduction de
force de travail.
Dans le même temps, philosophes, économistes, encyclopédistes
et médecins proches de l'esprit des Lumières s'intéressent à la santé
des travailleurs adultes, de plus en plus menacée : la durée du
travail des ouvriers, qui n'est que de 20 semaines par an en 1564,
passe à 48 en 1694, à 52 en 1726.
Les mercantilistes critiquent le gaspillage des hommes au travail,
accusent la maladie de diminuer la productivité, et demandent que
médecins et sages-femmes soient financés par l'État pour lutter
contre les maladies professionnelles. Ces dernières commencent
d'ailleurs à être analysées, par le policier et le médecin. Contre elles,
le thérapeute des corps ne peut rien et une nouvelle signification du
mal apparaît. Bernardino Ramazzini, professeur à Modène, puis à
Pavie, publie son De Morbis Artificum, description clinique de

164
cinquante métiers : « Il est juste que l'acte médical apporte son aide
et s'occupe de la santé des artisans par des études spéciales,
négligées jusqu'ici, pour qu'ils puissent autant que possible exercer
sans danger le métier qu'ils ont choisi. » En 1740, le docteur
Hecquet écrit, dans sa préface à La Médecine, la chirurgie et la
pharmacie des pauvres : « Il y est nécessaire qu'il y ait des pauvres,
mais il ne faut point qu'il y ait des misérables ; ceux-ci ne sont que la
honte de l'humanité, ceux-là au contraire entrent dans l'ordre et
l'économie politique ; par eux l'abondance règne dans les villes [...],
les arts fleurissent. Tant d'avantages qu'on retire des pauvres ne
demandent-ils pas qu'on leur fournisse au moins ce qui est
nécessaire pour supporter patiemment la dureté de leur condition?
48» En 1751, d'Alembert, dans sa préface au premier tome de

l'Encyclopédie, désigne les artisans comme une élite qu'il importe de


protéger. Des médecins commencent à décrire des usines et des
accidents du travail. Mais les facultés françaises n'y sont pas
sensibles, car, pour elles, le mal conserve son sens hippocratique et
les travaux médicaux sur le travail n'ont pas leur aval.
Les praticiens les plus sensibles au mouvement des Lumières
désirent avoir leur propre société, où exprimer leur critique du sens
du mal et de l'Ordre des Corps. Le 29 avril 1776, Turgot, par un arrêt
du conseil, crée une commission de médecins chargée d'étudier les
épidémies et les épizooties qui échappent à l'ancien Ordre. Sous
Necker, cette commission devient la Société Royale de Médecine
qui, en quelques années, enlève aux facultés tout pouvoir sur le
savoir médical. Michel Foucault peut écrire : « La Société Royale de
Médecine, organe de contrôle des épidémies, devient peu à peu un
point de centralisation du savoir, une instance d'enregistrement et de
jugement de toute l'activité médicale 31. »
Tout au long de sa brève existence, la Société Royale prend
médicalement en charge l'épidémie. Calonne écrit en 1787 : « Le
Roi désire que la Société Royale de Médecine continue à se livrer
avec zèle à l'objet principal de son institution qui a pour but de
conserver les hommes en les préservant des épidémies. » Mais, au-
delà de cette mission, on peut y voir le reflet d'un intérêt nouveau du

165
pouvoir pour la santé des travailleurs. A preuve la préface de
Foucroy, traducteur français de Ramazzini : « Il serait souhaitable
que la Société Royale de Médecine, dont les travaux s'étendent sur
tout ce qui est utile, voulût bien charger les médecins de province de
faire des recherches sur les artisans. » Mais cet intérêt pour la santé
et la réparation du capital humain, illustré par quelques analyses des
gestes professionnels et des lieux de travail comme causes de
blessures et de maladies, et par une tentative d'isoler les concepts
d'un mal nouveau, reste à l'état d'ébauche : on ne trouve en effet,
dans les archives de la Société Royale de Médecine, que quatre
rapports traitant de ces sujets.
En 1780, le docteur Colombot, de Besançon, envoie à l'Académie
« quelques pages pour servir de précis historique sur les maladies
des bonnetiers et des horlogers ». La même année, le docteur
Beerenbrock de Montpellier adresse « une contribution rapide sur
les maladies des doreurs » et le docteur Chevalier, de Serre en
Gapençois, un court mémoire « sur les maladies de quelques
artisans » ; enfin, le sous-inspecteur aux manufactures Pajot des
Charmes, quatre mémoires détaillés sur « les dangers auxquels sont
exposés les teinturiers de grand et de petit teint », « les maladies et
incommodités des ouvriers employés dans les manufactures de
grande et petite draperie », « les maladies et incommodités
auxquelles sont exposés les ouvriers de verrerie et particulièrement
ceux de glacerie », et « les maladies et incommodités auxquelles
sont exposés les imprimeurs en taille douce ». Dans la conclusion
de son mémoire sur les ouvriers en draperie, ce dernier écrit : « II n'y
a point de doute qu'il ne soit très possible de trouver des
préservatifs, il serait en conséquence digne de la Société Royale de
Médecine de proposer des prix et autres récompenses aux
personnes auxquelles la noble envie de concourir aux vues
d'humanité qui animent un corps de savants aussi distingués aurait
suggéré des moyens propres à éloigner des maux qui astreignent la
classe nombreuse. » La Société Royale de Médecine lui répond : «
De pareils vœux annoncent une âme sensible et portée au bien de
l'humanité, ces observations nous paraissent devoir être insérées en

166
abrégé dans le volume de la Société, elles seront des matériaux
précieux pour servir à l'histoire des maladies des artisans, à la
collaboration de laquelle la Société s'occupe. »
Les rapports de Pajot des Charmes, dénonçant l'avarice des chefs
d'entreprise, la misère et les conditions de travail désastreuses en
même temps que la saleté, le laisser-aller et la négligence des
ouvriers, annoncent les thèmes privilégiés des maîtres de l'Ordre
suivant, les médecins hygiénistes. Ces thèmes ne préoccupent
guère la Société Royale de Médecine, qui ajoute d'ailleurs à sa
réponse : « Il ne sera pas facile de remédier à leur malpropreté,
parce qu'elle est une suite de leur misère et de leur inconduite. »
Dans leurs rapports, certains de ces médecins vont même jusqu'à
proposer des améliorations des lois du travail, comme la légalisation
de la retraite suggérée par Beerenbrock : « Ce mal n'est pas
absolument incurable lorsque les malades peuvent se résoudre à
quitter de bonne heure leur métier, mais cela est rare, la pauvreté et
l'avidité au gain les engagent communément à le reprendre dès
qu'ils sont soulagés et plus les récidives sont fréquentes, plus les
remèdes perdent de leur efficacité. » On lit dans un autre rapport : «
Les ouvriers doivent changer de postures le plus souvent possible
[...], ils doivent abandonner l'ouvrage de temps en temps, se
promener, aller à cheval, courir ». Pajot des Charmes, annonçant les
futures relations entre médecin et pouvoir industriel, donne aux
directeurs d'établissements des conseils pour que les ouvriers ne
prennent point en haine leur travail : « Il est de l'intérêt des chefs
d'entreprises de conserver la santé de leurs ouvriers », et s'ils
voulaient s'en donner la peine, « avec les précautions indiquées,
peu dispendieuses eu égard à leur importance, on pourrait dans bien
des cas, en conservant les jours précieux d'un chef de famille,
arracher à l'indigence ou à la misère une mère et des enfants
éplorés [...]. On éviterait facilement tout espèce de danger en ayant
l'attention de faire tamiser ces ingrédients au grand air ». Il avance
ainsi l'idée d'une infirmerie sur les lieux de travail : « On ne saurait
donc assez exhorter tous les entrepreneurs d'établissements un peu
considérables, situés à la ville ou à la campagne au milieu des bois,

167
d'avoir auprès d'eux, sinon des personnes de l'art fixées dans leurs
manufactures mêmes, au moins un certain assortiment
d'instruments ou de drogues nécessaires pour pouvoir porter au
moins les premiers secours, toujours les plus utiles, aux ouvriers
noyés, asphyxiés, victimes soit des suites de leurs travaux, soit de
leur imprudence. »
S'organise par là le pouvoir de surveillance et d'éducation de la
classe ouvrière, délégué aux médecins par l'intermédiaire des chefs
d'entreprise : ainsi, le rapporteur devant la Société Royale de
Médecine du mémoire de Pajot des Charmes sur les imprimeurs
déclare : « C'est encore à ceux qui les conduisent et qui les payent
qu'il faut s'adresser, c'est à l'entrepreneur d'une manufacture de
surveiller les salles ; c'est encore à lui à exiger de ses ouvriers qu'ils
seront pourvus de linges et d'habits assez propres pour leurs
travaux, c'est à lui à ordonner qu'on retiendra sur leurs journées de
quoi les entretenir et les renouveler. Les ouvriers se soumettront à
ses règlements, lesquels seront persuadés qu'ils ne peuvent entrer
dans une manufacture et y avoir du travail qu'à ces conditions. »
Quand le mal change de nom, quand le corps cesse d'être un délit
pour devenir un capital, apparaît donc un nouveau thérapeute :
comme le policier a succédé au prêtre impuissant devant le mal
épidémial, le médecin entre dans le monde du travail et l'univers
familial ; dans l'un et l'autre cas, il supplante le médecin de faculté,
pour assurer la conservation du travailleur d'abord enfant, puis
adulte.

Du policier au médecin

Partout le médecin traditionnel est dénoncé. Il ne peut plus


répondre aux nouveaux besoins, il console alors qu'il faut soigner.
On se plaint de ses exploits sanglants, et, déjà, les proverbes
populaires du XVIe siècle les stigmatisent: « Qui fréquente les
prêtres et les médecins se couche hérétique et se lève malade » ; «
Les jeunes médecins font des cimetières bossus » ; « Les fautes du
médecin, la terre les recouvrent »... Molière, Boileau, Madame de

168
Sévigné, Lesage et Goldoni les tournent en dérision : « Je suis
d'avis de m'en tenir toute ma vie à la Médecine. Je trouve que c'est
le Métier le meilleur de tous : car soit qu'on fasse bien, ou soit qu'on
fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante
besogne ne retombe jamais sur notre dos : et nous taillons, comme il
nous plaît, sur l'étoffe où nous travaillons. Un cordonnier en faisant
des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu'il n'en paye les
pots cassés : mais ici, on peut gâter un homme sans qu'il en coûte
rien. Les bévues ne sont point pour tous : et c'est toujours la faute
de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu'il y a parmi
les morts une honnêteté, une discrétion, la plus grande du monde :
et jamais on n'en voit se plaindre du médecin qui l'a tué » 70, dit le
Sganarelle du Médecin malgré lui (acte III, scène 1). Et Madame de
Sévigné d'écrire à sa fille : « Je me sers de ce lavage de M. Delorme
mais cette guérison va si lentement que j'espère beaucoup plus au
beau temps dont nous sommes charmés qu'à toutes les herbes du
bonhomme » (Aux Rochers, dimanche 15 mars 1676).
Le médecin de Voltaire, Tissot, est conscient de ces insuffisances
: « Pendant que nous donnons nos soins à la partie la plus brillante
dans les villes, la moitié la plus utile périt misérablement dans les
campagnes86. »
Le XVIIe siècle voit le déclin des universités les plus anciennes,
tandis que celles des Pays-Bas et d'Autriche, fondées sur un savoir
nouveau, se développent, et que des sociétés scientifiques
regroupent des médecins progressistes : l'Académie de l'abbé
Bourdelot en 1641, l'Académie Royale des Sciences en 1666,
l'Académie G. B. Denis en 1672, organisent conférences et débats.
Parallèlement, se développe une presse médicale, comme le
Journal des Sçavans, fondé par Denis de Sallo, conseiller au
Parlement de Paris, par Privilège du Roi, le 8 août 1664. On peut y
suivre l'évolution du savoir nouveau. En 1667, des articles y
paraissent sur « Un médecin peut-il ordonner à un malade de
s'enivrer pour obtenir la guérison? » ou « Peut-on se servir de
remèdes douteux ? », à côté d'une série de documents sur la
transfusion sanguine, d'abord animale, puis de l'animal à l'homme,

169
puis d'homme à homme. En 1668, on y parle de médicaments
infusés dans les veines et G. B. Denis d'un cas de folie épisodique
guéri par la transfusion de sang de veau. En 1683, le Journal de
Médecine décrit les recherches de Leuvenhoeck sur les muscles, le
cerveau et la moelle épinière, et relate la découverte du microscope.
Parallèlement, on reproche de plus en plus au pouvoir civil de ne
pas s'opposer assez aux faux guérisseurs et de confier la santé à la
seule police ; en fait, de ne pas prendre la responsabilité de désigner
le guérisseur crédible de chaque corps. En 1760, à Montpellier, une
ordonnance municipale conseille de promener les charlatans par la
ville sur un âne « maigre et fâcheux, la tête tournée vers la queue ».
L'accouchement joue un rôle essentiel dans la prise de pouvoir du
corps médical ; il y supplante les sages-femmes et s'impose avec
tout son outillage de force : crochets, tenelles, leviers, forceps. Louis
XIV encourage les chirurgiens à surmonter l'antique répugnance. Il
anoblit J. Clément, appelé pour les couches de ses maîtresses, et
développe une campagne contre l'accouchement par les femmes,
rendant les « matrones » responsables des accidents périnataux. En
1728, une enquête sur ce thème est suscitée par le Procureur
général du Parlement de Paris. En 1730, les statuts et règlements
régentent les chirurgiens de province et le chapitre IX « de la
République des Sages-Femmes » renforce le contrôle de
l'apprentissage et de la réception des matrones. En 1775, un arrêt
du Parlement de Paris qui interdit aux femmes l'exercice de la
chirurgie et de l'art dentaire confirme en outre que l'accouchement
fait partie intégrante de l'art chirurgical. A partir de 1760, se
développent des cours d'accouchement, on écrit partout que « le
pays se dépeuple » et que la « race s'abâtardit ». C'est l'un des
thèmes importants de la polémique des Encyclopédistes. La famille
royale est citée en modèle, des médailles sont frappées à chaque
naissance, des mariages collectifs sont célébrés où des filles du
peuple sont dotées par le Roi. En 1774, le marquis et la marquise de
Croissy assurent la formation et l'entretien d'une sage-femme à
l'Hôtel-Dieu de Sablé.

170
Ces mesures ne regardent que l'élite du royaume : rien de
fondamental n'est encore transformé dans la mentalité populaire.
Seules la noblesse et la bourgeoisie offrent aux médecins un
nouveau marché. Pour ce qui est du peuple, une enquête de 1786
sur les conditions d'accouchement en France, organisée par le
Contrôleur général Calonne, montre que l'entraide des femmes est
encore essentielle et que, malgré les cours d'accouchement
dispensés aux sages-femmes, « la voisine continue d'accoucher la
voisine ». A la suite de ce rapport, Turgot, Necker et Calonne,
définissent une nouvelle politique d'incitation à la natalité et la
formation de sages-femmes en milieu rural est prise en charge par
l'État pour mettre fin à « l'une des causes de la dépopulation ».
Le même mouvement anime l'Europe : en 1787, une clinique
d'accouchement est créée à Copenhague 31. Cette lutte s'avère
parfois efficace et la mortalité infantile anglaise, qui était de 34,4 %
en 1770-1780, tombe à 24,7 % en 1825.
Le pouvoir royal tente de s'attaquer aux fondements de l'Ordre de
vie à venir : la formation des médecins. L'enseignement clinique est
d'abord organisé dans les premiers hôpitaux militaires. Dès 1770 est
créé un corps de santé militaire, dont la principale innovation
consiste à intégrer les médecins à la hiérarchie militaire. Ils montent
en grade comme les autres officiers alors que, dans l'ancien
système, ils restaient des civils appelés lors des urgences ou de
l'imminence d'une campagne. Le règlement de 1775 prévoit au
programme de chaque année un « cours de pratique et clinique des
principales maladies qui règnent parmi les troupes dans les armées
et garnisons7 ». Par ordonnance du 1er janvier 1780, le Roi nomme
de surcroît dans tous les hôpitaux militaires et civils un médecin, un
chirurgien major et un apothicaire à plein temps, appointés par l'État.
Il est défendu d'introduire aucun remède nouveau dans les hôpitaux
militaires avant que le ministre de la Guerre en ait fait examiner la
nature et les propriétés par le conseil d'administration.
En 1772, l'enseignement donné en faculté ne correspond plus aux
réalités de la pratique. La concussion y règne. Une commission de
vingt médecins est nommée par le Roi pour décerner les brevets de

171
médecine, mais cette réforme reste sans effet sur l'opinion populaire
à l'égard des médecins. A l'aube de la Révolution, on lit dans les
Cahiers de doléances : « Avec ces deux remèdes, soigner et purger,
ils se répandent dans les villages qu'ils dévastent par des meurtres
sans nombre », ou : « Les médecins ont obtenu pour cent ans le
droit de tuer impunément. » On ne réclame pas l'élimination des
médecins, mais au contraire qu'ils soient envoyés dans les
campagnes avec une formation plus sérieuse ; on souhaite que la
police cesse d'être le thérapeute privilégié pour devenir le gardien de
la valeur du thérapeute nouveau, on désire un contrôle statistique de
la santé par un registre des naissances et des décès portant
mention des maladies, du genre de vie et de la cause de la mort. On
veut que les raisons détaillées des cas de réforme soient indiquées
par les conseils de révision ; enfin, on exige l'établis se-ment d'une
topographie médicale pour chaque généralité, « avec des aperçus
soignés sur la région, les habitations, les gens, les passions
dominantes, l'habillement, la constitution atmosphérique, les
productions du sol, le temps de leur maturité parfaite et de leur
récolte, ainsi que l'éducation physique et morale des habitants de la
contrée 31 ». On demande d'interdire à quiconque de vendre des
médicaments « s'il n'est homme avoué et reçu ». On critique le coût
de la maladie à l'hôpital, « l'habitude de paresse qu'on y prend, la
détresse financière et la misère morale d'une famille 31 ». On
dénonce les primes touchées sur les économies faites en rationnant
aliments et médicaments des pauvres... Toute l'organisation de la
santé est critiquée, de l'établissement des médecins « aux dépens
du clergé » à leur ignorance, plus lourde à supporter en vies
humaines que dix batailles.
Étrange période révolutionnaire, qui voit se nouer les
contradictions des Signes des Corps, s'essayer les utopies les plus
osées dans la plus grande confusion, se cristalliser les changements
d'ordre déjà conceptualisés. La révolution n'est en fait qu'une
parenthèse, le temps d'un conflit entre un projet d'annulation de
toute gestion du mal et une tentative de sacralisation du médecin,

172
entre supprimer la médecine en la libérant et la revaloriser en la
centralisant.
En 1790, un premier projet de fonctionnarisation des médecins est
proposé par les Annales de Médecine à l'Assemblée des États
Généraux, projet repris la même année par le docteur Guillotin et la
Société Royale de Médecine, tandis que d'aucuns suggèrent dans le
même temps, pour supprimer les malades, de supprimer médecins,
hôpitaux, police et charité. Mais nul ne songe, même parmi les plus
libéraux des Girondins, à libérer totalement la pratique médicale
pour l'ouvrir à un régime de concurrence sans contrôle. Ainsi
Mathieu Géraud, qui demande la suppression de tous les corps
constitués, propose d'établir dans chaque département une cour qui
jugerait « tout particulier se mêlant de médecine sans avoir fait ses
preuves de capacité ». En août 1790, emportées par la tourmente
anti-corporatiste et par la disgrâce de la fonction policière, la Société
Royale de Médecine et la faculté de Paris sont supprimées,
suppression qui ne résout aucun problème, comme le souligne la
pétition du 26 Brumaire An II, adressée à la Convention par un
certain Caron, de la Section Poissonnière, qui dénonce dans les
médecins formés par la faculté de vulgaires « charlatans contre
lesquels le peuple veut être défendu ». Il n'y a simplement plus
d'autorité désignant le savoir et produisant le médecin.
Deux ans après la suppression des facultés de médecine et des
corporations, les chirurgiens font défaut dans les armées de la
République. En dix-huit mois, six cents trouvent la mort sur les
champs de bataille, et l'armée doit recruter elle-même des officiers
de santé et les former. La crainte et le désarroi changent alors de
signe; ce n'est plus la présence pléthorique et inefficace des
médecins qui effraie, mais leur pénurie : grand vide social doublé
d'un manque de dénonciation explicite du mal. Michel Foucault peut
écrire : « Médecins improvisés ou empiriques chevronnés sont
d'autant plus redoutables que l'hospitalisation des malades pauvres
devient de plus en plus difficile. La déshospitalisation de la maladie,
que les faits imposent dans une convergence singulière avec les

173
grandes rêveries révolutionnaires, laisse la population sans
protection ni secours31. »
Mais Thermidor voit revenir de nombreux officiers de santé libérés
de l'armée, qui s'installent en ville ou à la campagne et s'engagent
dans les hôpitaux pour soigner les blessés de guerre. La plupart
d'entre eux n'ont pour seule formation que l'expérience de la guerre,
plus concrète pourtant que celle de la faculté. La bourgeoisie
retrouve alors avec soulagement ses guérisseurs et le médecin son
statut. On peut lire en 1794 dans les journaux de la Révolution : «
Ainsi que nous n'hésitions pas à le dire, les médecins, c'est-à-dire
une des classes d'hommes qui a certainement le plus d'instruction et
de philosophie, forment peut-être aussi celle qui a le plus défendu la
Révolution et contribué à en propager les principes. »
Dès 1794, est créée l'École de Médecine avec les membres de
l'ancienne faculté de Paris. Ainsi, le conflit qui oppose les
thérapeutes pour s'assurer le contrôle du pouvoir se traduit-il par
l'avènement de la science médicale, nouveau mode de légitimation
du pouvoir. En Grande-Bretagne par le seul jeu des forces
économiques, en France par la guerre, le savoir clinique triomphe du
savoir hippocratique et, avec lui, monte sur scène un nouveau
guérisseur et change l'Ordre de vie.

L'Ordre des Corps en pièces

L'Europe des Lumières n'envisage plus la pauvreté et la maladie


comme délit des pauvres mais comme faute du pouvoir. Diderot écrit
à l'article « Faim » de l'Encyclopédie : « Lorsque le peuple se meurt
de faim, ce n'est jamais la faute de la providence, c'est toujours celle
de l'administration 29. »
L'Ordre de vie en crise produit plus de Mal qu'il ne peut en
consommer, et le coût de la mise en ordre des corps dans la charité
et l'hôpital dépasse les possibilités économiques du temps. Nul ne
peut plus dénoncer ni contenir la violence, et la crise des années
1780 tant politique qu'économique, révèle des tensions devenues
insupportables : en Normandie, en Touraine, on se nourrit de l'herbe

174
des champs. Le paysan, « cet animal farouche à la face livide, vivant
dans des tanières, de pain noir, d'eau et de racines », quitte la
campagne et vient errer dans les villes. Au moment de la Révolution,
plus d'un Parisien sur six est un indigent recensé : soit 118 784
pauvres officiels. A Lyon, Rouen, Rennes, Saint-Malo, le nombre
d'indigents semble même atteindre les deux tiers de la population.
La situation anglaise du XVIIIe siècle est identique, mesurée à la
taxe des pauvres qui décuple. Le Parlement anglais réorganise la
gestion des pauvres par le Gilbert's Act qui autorise plusieurs
paroisses assez rapprochées à se réunir pour établir et entretenir
une maison de pauvres, dirigée par des policiers élus chaque année,
qui s'occupent en outre de l'administration des secours paroissiaux.
Mais ces lois restent insuffisantes face à l'ampleur de la pauvreté :
des inspecteurs détournent le produit de la taxe et des secours sont
attribués par faveur à des personnes non nécessiteuses.
Simultanément, commence une nouvelle lutte contre la pauvreté
des travailleurs, et non plus contre les pauvres au chômage. Si,
depuis la loi sur les pauvres, il est théoriquement possible à un juge
de paix local de subventionner les salariés, aucun ne l'a jamais fait,
jusqu'aux juges du Berkshire le 6 mai 1795. A cette date, les
magistrats du Berkshire sont convoqués à Speedhamland, faubourg
septentrional de Newbury, aux fins expresses de fixer et imposer un
salaire minimum pour le comté, en rapport avec le prix du pain.
Mais, au lieu d'indexer le salaire, ils dressent et publient un barème
suivant lequel « toute personne pauvre et industrieuse » recevrait de
la paroisse une certaine somme par semaine en sus de son salaire,
tant pour elle-même et tant pour les autres membres de sa famille,
dès lors que le pain coûterait un shilling. Quand le prix du pain
monterait, l'aumône s'éleverait proportionnellement. Ce barème
commode, connu sous le nom de « Loi de Speedhamland », est
adopté par les magistrats dans de nombreux comtés
successivement, jusqu'à concerner la moitié de l'Angleterre rurale,
particulièrement dans les comtés à clôtures récentes. Les comtés du
Nord demeurent à l'abri de cette mesure, car le voisinage d'usines et

175
de mines tend à maintenir des salaires ruraux assez élevés en
raison de la concurrence.
En France, de la même façon, les hôpitaux sont incapables de
contenir assez de malades pauvres. Durant la seconde moitié du
XVIIIe siècle, le nombre des syphilitiques ne cesse de croître.
L'Hôpital Général s'en décharge sur Bicêtre depuis 1630, mais le
Roi, par lettre patente d'août 1785, les transfère dans l'ancien
couvent des Capucins du faubourg Saint-Jacques. En fait, ce sont
deux cents aliénés de la Salpêtrière qui profitent de ce transfert et ce
n'est qu'en 1792 qu'on y installe les syphilitiques.
A la suite de l'incendie de l'Hôtel-Dieu, une commission est
nommée par l'Académie des Sciences pour visiter les divers
hôpitaux de Paris et signaler les améliorations nécessaires aux
différents services. Le rapporteur de cette commission, Tenon, note
au cours de sa visite à l'Hôtel-Dieu la confusion et la promiscuité qui
règnent entre les malades souffrant de maladies différentes et pose
pour la première fois explicitement le problème de l'usage médical
de l'hôpital : « Les commissaires ont vu les convalescents mêlés
dans les mêmes salles avec les malades, les mourants et les morts.
Ils ont vu les morts mêlés avec les vivants, la salle des fous contiguë
à celle des malheureux qui ont subi les plus cruelles opérations et
qui ne peuvent espérer de repos dans le voisinage de ces insensés
dont les cris frénétiques se font entendre jour et nuit. La salle Saint-
Joseph est consacrée aux femmes enceintes ; légitimes ou de
mauvaises mœurs, elles y sont toutes ensembles, trois ou quatre en
cet état couchant dans le même lit, exposées à l'insomnie, à la
contagion des voisines malsaines et au danger de blesser leurs
enfants. Les femmes accouchées sont ainsi réunies quatre et plus
dans un seul lit, à diverses époques de leurs couches. Le cœur se
soulève à la seule idée de cette situation où elles s'infectent
mutuellement. La plupart périssent ou sortent languissantes. Il y a
plus, chaque salle contient plusieurs lits à la paille pour les
agonisants et pour ceux qui gâtent leurs lits. On les réunit sur cette
paille, quelquefois cinq ou six ; elle est simplement amoncelée sur la
couchette et bridée par un drap. C'est là, parfois, au milieu des

176
agonisants, des malades salis, que l'on met pour un temps ceux qui
arrivent de bonne heure et qu'on ne sait encore où placer. La salle
des opérations, où l'on trépane, où l'on taille, où l'on ampute les
membres, contient également et ceux que l'on opère et ceux qui
doivent être opérés, et ceux qui le sont déjà. Les opérations se font
au milieu de la salle elle-même. On y voit les préparatifs du supplice,
on y entend les cris des suppliciés ; celui qui doit l'être le lendemain
a devant lui le tableau de ses souffrances futures ; et celui qui a
passé par cette terrible épreuve, qu'on juge comme il doit être
profondément remué par ces cris de douleur ! Ces terreurs, ces
émotions, il les reçoit au milieu des accidents de l'inflammation et de
la suppuration, au préjudice de son rétablissement et au hasard de
sa vie... La gale est presque générale à l'Hôtel-Dieu ; les chirurgiens,
les religieux, les infirmiers la contractent ou en soignant les malades,
ou en maniant leurs linges. Les malades guéris qui l'ont contractée
la portent dans leur famille, et l'Hôtel-Dieu est une source
inépuisable d'où cette maladie se répand dans Paris 85. »
Pour la première fois, donc, et de la façon la plus explicite, l'Ordre
des Corps est dénoncé comme produisant lui-même le mal qu'il
devrait contenir. Devant le procès du mode de fonctionnement
pathogène de l'Ordre des Corps, on projette de créer des
établissements d'un modèle nouveau. Pour dégager les ressources
nécessaires, Louis XVI enjoint les hôpitaux, en 1780, de vendre
leurs biens et d'en verser le prix à la Caisse Générale des
Domaines, qui leur en servira les intérêts tous les trois mois : «
L'utilité essentielle et permanente que l'État et Nos finances
retireront ainsi de l'emploi de ces capitaux prêtera une nouvelle force
aux engagements que Nous prendrons envers les maisons
hospitalières. » La même année, le Roi organise les hôpitaux
militaires sur une base clinique.
Le rapport Necker de 1789 montre que la réalité ne suit pas les
intentions : sur 105 000 hospitalisés, les sept cents hôpitaux
existants n'abritent que 25 000 malades.
Pour réduire les coûts et conférer plus d'efficacité à l'Ordre de vie,
économistes et médecins, tant en France qu'en Angleterre,

177
recherchent d'autres formes de gestion. Ils dénoncent les fondations
hospitalières, biens immobilisés, génératrices de pauvreté et
neutralisatrices de force de travail. Ils proposent de vendre ces
biens, de les réunir en une « masse commune » et d'en faire
bénéficier les indigents pour réduire la pauvreté. Avec Quesnay, le
chirurgien devient économiste, l'éliminateur d'excès devient stratège
de l'accumulation.
Sous l'influence de ce courant de pensée et des exigences
économiques nouvelles, la Révolution, en leur gardant la même
appellation, vide police, hôpital et charité de leur contenu
thérapeutique antérieur.
Dès 1790, le lieutenant général de police est remplacé par un
comité permanent composé du prévôt des marchands et des
membres du bureau de la ville. Les attributions de police municipale
passent au bureau municipal, fraction du Conseil général de la
commune ; elles sont ensuite exercées, en vertu de la loi du 7
fructidor an II, par les douze comités révolutionnaires, puis par une
commission administrative formée en exécution des lois des 26
vendémiaire et 28 thermidor an II ; enfin par un bureau central de
trois membres nommés par l'administration du département et
confirmés par le pouvoir exécutif, qui remplace la commission
administrative le 15 frimaire an IV. Mais, les attributions des diverses
autorités n'étant pas nettement déterminées, il en résulte une
certaine confusion, jusqu'à la création de la Préfecture de police, le
28 pluviose an VIII (17 février 1800).
La Révolution approfondit ainsi la réforme entreprise par Louis XVI
et réduit le champ d'action de la police dans le domaine hospitalier
et la charité.
Dès le 27 avril 1789, sur proposition de Mirabeau, les hôpitaux
sont fermés et leurs biens confiés aux communes et à l'Etat, la
gestion de la charité aux départements, ce que confirme la loi du 22
décembre 1789 plaçant tous les hôpitaux sous le contrôle de l'État.
Mais le décret du 20 avril 1790 ajourne cette nationalisation et, le 30
mai 1790, un nouveau texte ordonne aux mendiants étrangers de
quitter la capitale.

178
Comment alors contenir les pauvres et les malades ? Le 12 août
1790 est créé un « comité pour l'extinction de la mendicité » présidé
par le duc de la Rochefoucault Liancourt, dont le rapport propose
que l'État prenne la direction totale de tous les établissements
hospitaliers et d'assistance aux pauvres au sein d'une lutte globale
contre l'indigence. L'exemple anglais lui fait rejeter l'idée d'une taxe
locale en faveur des pauvres, en même temps que le système des
hôpitaux : « Le système qui mettrait les pauvres à la charge des
départements offrirait les mêmes désavantages ; il en aurait alors
encore un autre qu'il faut, sous notre constitution, écarter avec
vigilance, celui d'isoler les départements entre eux et de les rendre
indépendants d'un centre commun, auquel on ne peut trop les
ramener pour l'intérêt de tous. Tous ces inconvénients disparaissent
si l'on fait de cette assistance une charge nationale [...] L'assistance
de la classe infortunée est une charge de l'État, comme le payement
des fonctionnaires publics, comme les frais de culte. Le citoyen, en
acquittant ses impositions, ne distingue pas plus la part de la
pauvreté que celles des routes ou de l'armée, et le malheureux mis
ainsi sous la providence unique de l'Etat échappe aux reproches de
celui qui est expressément imposé pour le secourir [...] Les sommes
nécessaires à l'assistance publique, votées à l'Assemblée Nationale
sur le calcul des besoins et d'après les bases générales et certaines,
ne peuvent s'accroître par l'intrigue d'aucun ambitieux, car ce ne
serait plus pour la municipalité ou pour son département qu'il agirait,
ce serait pour le royaume entier, dont chaque partie aurait droit à ce
supplément d'assistance. 60 »
Ce principe enfin semble le moins coûteux et le moins
inflationniste : il n'y a en effet, « par cet ordre de chose, nul germe
de procès, nul obstacle au développement de l'industrie, du
commerce, de la richesse publique, et au niveau si nécessaire à
établir dans le prix de la main-d'œuvre ; et cependant, possibilité
entière d'intéresser les départements à surveiller l'accroissement du
nombre de leurs pauvres » 60
Ce projet d'assistance généralisée financée par l'impôt et
d'annulation de l'appareil hospitalier, est jugé trop effrayant par la

179
bourgeoisie libérale et n'est jamais voté par l'Assemblée
révolutionnaire. Si, dès ce moment, il l'avait été, les conditions du
déroulement de la Révolution, du développement économique de la
France et de l'insertion du monde rural dans l'économie urbaine
eussent sans doute été toutes différentes. Cet abandon est
probablement l'une des causes du retard pris par le capitalisme
français sur le capitalisme anglais au début du XIXe siècle.
A partir de ce moment, la Révolution ne cesse d'osciller entre les
petites réformes et les grandes utopies jusqu'à ce que,
pragmatiquement, la lutte contre la pauvreté et la maladie ne vienne
remplacer la séparation des pauvres.
Par décret de l'Assemblée Nationale du 20 mai 1791, sanctionné
par le Roi le 25, la charité est enfin réorganisée. La municipalité de
Paris charge des personnes de recevoir les « revenus des pauvres »
et d'en faire la répartition entre les trente-trois paroisses. Un arrêté
du 5 août 1791 crée une commission municipale de bienfaisance et
un décret du 22 août 1791 abolit les privilèges des hôpitaux. La
Constitution du 3 septembre 1791, par une volonté inverse, prévoit
la fondation d'un établissement général de secours publics pour «
élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et
fournir du travail aux pauvres valides qui n'auraient pas pu s'en
procurer ». En réalité, sur ce point, comme sur bien d'autres,
l'Assemblée législative ne fait que revenir du centralisme de la
Constituante à un système plus souple, à l'anglaise. L'administration
centrale paraît trop lourde, trop lointaine, et l'on préfère s'en remettre
aux administrations locales, relais nécessaires.
Ainsi se trouve reposé le principe de la communalisation de
l'assistance, suite logique de celle de la gestion des corps du délit,
principe auquel le Directoire puis le XIXe siècle se rallieront, après
les derniers sursauts d'utopie centralisatrice de la Convention.
Un temps, en effet, la victoire de la Montagne rend force au projet
de la Rochefoucault-Liancourt ; le 23 messidor an II, les hôpitaux,
qui ont déjà perdu leur existence légale, perdent une seconde fois
leurs biens, déclarés biens nationaux par la Convention, qui charge
l'État de pourvoir aux besoins de ceux d'entre eux qui n'ont pas

180
disparu. Nationalisation cette fois effective et brutale, qui va souvent
jusqu'à la confiscation de l'argent liquide. A Toulouse, à Dijon,
certains administrateurs doivent renvoyer leurs pensionnaires et ne
garder que les seuls militaires dont les soins sont payés par l'armée.
A Poitiers, le 15 juillet 1793, deux cents malades de l'Hôtel-Dieu
doivent céder leur place aux blessés militaires. Malades et pauvres
sont chassés des hôpitaux et Saint-Just d'écrire : « Un homme n'est
fait ni pour l'hôpital, ni pour les hospices : tout cela est affreux 11. »
La loi du 22 floréal an II demande la création d'un « Grand livre de
bienfaisance nationale » et d'un système de secours à domicile ne
prévoyant de maisons de santé que pour les « malades qui n'ont
point de domicile ou qui ne pourront y recevoir de secours ».
Ce rêve de l'anéantissement conjoint de la maladie, de la pauvreté
et de la mort est refait à maintes reprises par la Convention, sans
jamais pouvoir être réalisé : le décret du 19 mars 1793 reconnaît
l'assistance aux pauvres comme une dette nationale et demande
que les biens des hôpitaux, les fondations et les dotations soient
vendus au profit de la Nation. La Déclaration des Droits de l'Homme
répète que les secours publics sont « une dette sacrée » et qu'il
appartient à la loi d'en déterminer l'étendue et l'application. Le décret
du 28 juin 1793 décide que les pères et mères n'ayant pour
ressources que le produit de leur travail, ont droit aux secours de la
Nation « toutes les fois que le produit de ce travail n'est pas en
proportion avec les besoins de la famille ». « Plus d'aumônes, plus
d'hôpitaux », s'écrie Barrière dans son magnifique rapport sur le
projet de loi du 24 vendémiaire an II devant le Comité de Salut public
qui interdit la mendicité, « ces deux mots doivent être effacés du
vocabulaire [...] Le comité vient vous parler aujourd'hui des indigents
: ce nom sacré, mais qui sera bientôt inconnu à la République, il
compte sur vos efforts à le faire oublier. Tandis que le canon gronde
sur nos frontières, un fléau redoutable, la lèpre des monarchies, la
mendicité, fait des progrès effrayants dans l'intérieur de la
République. La mendicité est une dénonciation vivante contre le
gouvernement ; c'est une accusation ambulante qui s'élève tous les
jours au milieu des places publiques, du fond des campagnes et du

181
sein de ces tombeaux de l'espèce humaine, décorés par la
monarchie du nom d'Hôtels-Dieu et d'Hôpitaux. Cependant, la
mendicité est incompatible avec le gouvernement populaire. Ce mot
honteux de mendiant ne fut jamais écrit dans le dictionnaire du
républicain et le tableau de la mendicité n'a été jusqu'à présent sur
la terre que l'histoire de la conspiration des grands propriétaires
contre les hommes qui n'ont rien. Laissons à l'insolent despotisme la
fastueuse construction des hôpitaux pour engloutir les malheureux
qu'il a faits et pour soutenir momentanément des esclaves qu'il n'a
pu dévorer. Cette horrible générosité du despotisme aide encore à
tromper les peuples et à les tenir sous le joug. Quand les mendiants
se multiplient chez le despote, quand ils lui choquent la vue, qu'ils lui
donnent quelque inquiétude, des maréchaussées, des édits, des
prisons sont sa réponse aux besoins de l'humanité malheureuse. Ce
n'est pas assez pour le peuple d'abattre les factions ; de saigner le
commerce riche, de démolir les grandes fortunes ; ce n'est pas
assez de renverser les hordes étrangères, de rappeler le règne de la
justice et de la vertu ; il faut encore faire disparaître du sol de la
République la servilité des premiers besoins, l'esclavage de la
misère, et cette trop hideuse inégalité parmi les hommes qui fait que
l'un a toute l'intempérance de la fortune et l'autre toutes les
angoisses du besoin. Qu'ont fait jusqu'à ce moment les législateurs
pour la misère des campagnes ? Quelles institutions ont-ils faites
pour ces laboureurs domestiques, ces ouvriers agricoles, ces
artisans rustiques, parvenus à la vieillesse ? Quelle dette la
République a-t-elle payée à ces créanciers de la nature et de la
société qui ont fertilisé l'une pour enrichir l'autre ? Le silence morne
des campagnes et les larmes stériles de quelques vieillards nous
répondent . »
La loi est votée le jour même, 15 octobre 1793, sans discussion.
D'abord, comme dans l'Ordre des Corps, la mendicité est interdite
s'il y a possibilité d'un travail. A la première récidive, le mendiant est
puni d'un an et à la seconde, de deux ans de détention dans des
maisons de répression où il est assujetti au travail ; à la troisième, il
est déporté, pour huit ans au moins, à Madagascar, où l'on se

182
propose d'établir une colonie pénitentiaire. De plus, la loi interdit aux
citoyens, sous peine d'amende, « toute distribution de pain ou
d'argent aux indigents » : la charité est désormais proscrite ; avec la
liberté de l'individu, le secours et l'emploi deviennent devoirs d'État.
Pour réaliser ce projet, « est ouvert dans chaque département un
registre qui aura pour dénomination : Livre de la bienveillance
nationale. » Dans chaque canton, une agence de secours est
chargée de tous les services hospitaliers ou de secours à domicile,
dirigée sous la surveillance des corps administratifs et du pouvoir
exécutif par une commission composée de citoyens et de citoyennes
nommés par les conseils généraux des communes de
l'arrondissement. Chaque année, une somme est versée par l'État
aux départements pour leurs dépenses d'assistance, puis répartie
entre les districts et les cantons, suivant une grille de répartition.
Mais, bien que le décret du 21 pluviôse an III alloue dix millions
d'assignats à ces agences, la loi n'est jamais appliquée et la
Convention elle-même doit renoncer à son projet : le 9 fructidor an
III, elle surseoit à la vente des biens hospitaliers et le 2 brumaire an
IV, deux jours avant sa séparation, elle rend même aux hôpitaux la
jouissance des revenus sur ce qu'il leur reste de biens.
De pluviôse à germinal an IV, les circulaires émanant du
gouvernement contre l'hospitalisation et pour le développement des
secours à domicile assaillent les administrations locales 52. Mais
quand la misère est trop grande, la guerre trop présente, il n'est plus
temps de rêver d'une société sans hospices, sans hôpitaux, sans
charité, sans médecine. Il y a 60 000 indigents à Paris 83 en l'an II :
on craint trop les mouvements populaires, on se méfie trop de
l'usage politique possible des secours distribués, pour laisser le
système d'assistance reposer sur les comités parisiens. Force est
donc de recréer l'hôpital, la charité et la médecine ; mais dans une
structure nouvelle, compatible avec les principes du libéralisme et la
signification nouvelle du Mal.
La loi du 28 germinal an IV rend aux administrations locales le
contrôle des hôpitaux et suspend la vente de leurs biens. Le décret
du 10 vendémiaire an IV place sous tutelle du ministère de l'Intérieur

183
la direction des hôpitaux. Le Directoire n'a ni le temps ni le désir
d'élaborer un nouveau plan d'ensemble de secours publics, et les
trois lois de l'an V ne font que rétablir à peu de choses près
l'organisation institutionnelle d'avant la Révolution : la loi du 16
vendémiaire recrée hôpitaux et hospices, celle du 7 frimaire restaure
les bureaux de bienfaisance et rétablit les centres hospitaliers dans
la jouissance de leurs biens en confirmant la restitution des biens
non vendus, celle du 16 messidor an VII abroge celles des 22 floréal
et 24 vendémiaire an II.
Les apparences de la mise en scène sont sauves, mais tout est
changé : les hôpitaux sortent bouleversés de la Révolution. En 1798,
ils ne peuvent même pas payer la contribution foncière des quelques
biens qu'on leur a rendus. Les guerres les ont vidés de pauvres et
remplis de blessés. En 1800, de toute la législation révolutionnaire, il
ne reste que les quelques dispositions du décret du 24 vendémiaire
an II relatives aux secours à domicile. Leur rôle de séparateurs des
corps du délit est devenu fantomatique.
Rien n'est plus comme avant : à la croissance du nombre des
pauvres lors des crises de subsistance de l'Ancien Régime succède
la croissance structurelle de la pauvreté liée à l'industrialisation. Au
lourd appareil féodal de la charité se substitue le système capitaliste
de gestion de la pauvreté et de la maladie. L'ennemi à vaincre n'est
plus le pauvre, mais la pauvreté ; ce n'est plus le malade, mais la
maladie.
Aussi, dans l'utopie grandiose et l'humble réalité, le médecin
prend-il la place du policier. L'État ne se veut plus acteur dans le
spectacle de l'Ordre des Corps, il se désire metteur en scène du
spectacle à venir, plus distant, plus sceptique, moins impliqué.
Vision prémonitoire de Louis XV qui, touchant les écrouelles des
pauvres, ne disait plus « Le Roi te touche, Dieu te guérit », mais «
Le Roi te touche, que Dieu te guérisse ».

184
CHAPITRE III
SIGNES DES MACHINES
A l'avènement du capitalisme industriel, l'homme commence à se
regarder comme l'une de ses créations, comme l'outil de sa richesse
nouvelle, comme une machine raisonnante. L'Ordre n'est plus alors
gaspillage mais rendement. Le Mal n'est plus le marginal, mais la
maladie la panne dans la machine : surveiller devient raisonner,
désigner devient déduire, séparer devient réparer. La thérapeutique
ne réside plus dans l'enfermement des pauvres et des malades, mais
dans l'élimination de la pauvreté et de la maladie. L'État n'est plus
charité mais assurance ; les discours économique, politique et
thérapeutique s'unifient et se fondent en un discours disciplinaire
nouveau, l'exposé clinique.
Le guérisseur dominant n'est plus le policier, mais le médecin qui
quitte sa place d'auxiliaire ignoré des thérapeutes antérieurs. Toute la
société peut y lire comme un nouveau spectacle conjuratoire, comme
un nouveau rapport au Mal, comme une nouvelle mise en scène,
héritière des Ordres de vie antérieurs, consommatrice d'un nouveau
Mal : le manque, manque des hommes, manque de force, manque
de travail.

NAISSANCE DES MACHINES

La lèpre et la peste s'éloignent et cesse l'errance des mendiants.


En même temps le corps apparaît en Europe comme
économiquement utile, comme le complément indispensable à l'outil
à défendre et à réparer. Les élites culturelles et industrielles,
révoltées par la mort de leurs enfants, par la tragédie hospitalière,
inquiètes devant la maladie destructrice et non plus devant le malade
dangereux, intéressées par la valeur de la force de travail, n'ont plus
à enfermer les pauvres, mais, au contraire, à les fixer devant les
machines pour faire de leurs vies un instrument du capital. Le corps

185
n'est plus métaphore du cosmos, ou des leviers, mais métaphore de
la machine. Le savoir dominant n'est plus métonymie du savoir
immuable des Dieux, mais métonymie de la nouvelle production
scientifique : la thermodynamique.

Les maux du siècle

Quand il devient possible de conjurer le mal autrement que par la


séparation des corps du délit, une thérapeutique nouvelle se fait jour :
on ne sépare plus tous les corps suspects, mais on aide chaque
corps à éloigner lui-même le mal, non plus par l'interruption des
échanges économiques, mais par l'individualisation du soin.
Considérable mutation, charnière essentielle entre deux Ordres donc,
expression du passage du malade à la maladie, du corps du délit au
microbe.
La variole, maladie essentielle jusqu'à la fin du XVIIIe siècle,
puisqu'un varioleux sur trois est d'avance condamné et que l'hôpital
ne fait que précipiter cette issue, est le modèle de cette mutation.
L'inoculation va réussir là où la quarantaine et l'hôpital ont échoué ;
en individualisant la conjuration du mal, elle contredit l'Ordre des
Dieux et l'Ordre des Corps. Ce n'est pourtant pas une découverte du
XVIIIe siècle : connue en Orient depuis fort longtemps, censurée en
Europe par le pouvoir du prêtre et du policier, elle ne peut y pénétrer
qu'à la chute des Ordres antérieurs.
Dans les classes aisées de l'Europe des Lumières, ce nouveau
rapport à l'épidémie commence avec le traitement par ce moyen du
fils de l'ambassadeur anglais à Constantinople en 1718 ; en 1720,
une expérience, tentée par le Collège Royal de Médecine anglais sur
six condamnés à mort, est couronnée de succès. Deux ans après, la
princesse de Galles et Lady Bathurst font inoculer leurs enfants. Que
le monde anglo-saxon, particulièrement hostile à la quarantaine, ait
été le premier à adopter cette nouvelle stratégie, n'a rien d'étonnant ;
à partir de 1730, cette protection est adoptée en Allemagne puis en
Amérique où, en 1770, toute l'armée de Washington est inoculée.

186
En fait, une telle mutation reste superficielle puisque, dans les
masses populaires, la variole, maladie surtout infantile, reste un
régulateur démographique parfaitement toléré. En France, l'Ordre
des Corps résiste mieux. Ce n'est qu'en 1755 que, dans une thèse
soutenue devant la Faculté de Paris, le docteur Morizot des Landes
préconise l'inoculation et propose de varioliser les pensionnaires des
Enfants Trouvés. Mais il se heurte à l'opposition farouche des
autorités religieuses et policières et à la Faculté. Les théologiens
rappellent que le « Diable lui-même ayant donné à Job la petite
vérole, l'inoculer c'est donner le mal et donc c'est commettre un acte
diabolique ». Le Lieutenant général de police s'oppose à tout ce qui
pourrait signifier une intervention autonome du corps médical sur son
territoire, et la Faculté considère l'inoculation comme aussi «
dangereuse que la variole [...], préservatif très infidèle, souvent suivi
de séquelles fâcheuses ».
Pourtant, les déplacements des élites européennes poussent à
violer ces interdits et, en 1756, sans pour autant déclencher un tollé
général, le docteur Tronchin inocule les enfants du duc d'Orléans,
Turgot et la plupart des grands seigneurs. Le 8 juin 1763, alors
qu'une épidémie fait rage, policiers, religieux et médecins coalisés
obtiennent du Parlement de Paris que toute inoculation soit soumise
à l'accord préalable des facultés de médecine et de théologie. Mais
en 1765, le Lieutenant général de police, lui-même convaincu, fait
inoculer toute sa famille et en 1768, le docteur Gatti, médecin
consultant du Roi, variolise tous les élèves de l'École Royale Militaire
de la Flèche. La même année, l'hôpital Saint-Louis l'expérimente sur
ses malades et le 7 février 1770, le bureau de l'Hôtel-Dieu rapporte,
pour le regretter, que « plusieurs particuliers se permettent de
prendre dans les salles Saint-François et Sainte-Marguerite,
destinées particulièrement à la petite vérole, de la graine de cette
maladie pour servir à la pratique de l'inoculation ».
L'Ordre des Corps défend ses derniers bastions, et Louis XV
envoie en prison le comte de Laurageais pour avoir publié un
pamphlet en faveur de l'inoculation.
Combat d'arrière-garde : la Mort parle, la Mort impose. Quand
Louis le Bien-Aimé meurt de la variole, la famille royale transgresse

187
les interdits du Parlement et de la Faculté : le premier médecin des
camps et armées de Sa Majesté, Inspecteur général des hôpitaux
militaires, injecte au nouveau roi, à Monsieur et au comte et à la
comtesse d'Artois, le même pus varioleux. En 1785, les médecins
des Enfants de France inoculent le Dauphin et Louis XVI décrète qu'il
n'admet plus parmi ses pages, parmi ceux de la Reine, parmi les
élèves des écoles militaires et de la Maison de Saint-Cyr, que des
enfants ayant eu la variole ou ayant été inoculés.
Le reste de l'Europe non protestante oppose pourtant une ferme
résistance et la Grande Catherine ne réussit à introduire l'inoculation
qu'en 1768, en faisant venir un médecin anglais pour sa propre
immunisation et celle du tsarévitch.
Si, à la fin du XVIIIe siècle, l'inoculation est devenue une
thérapeutique banale et acceptée des classes sociales médicalisées,
du corps du pouvoir, elle ne concerne qu'une fraction marginale de la
société urbaine. Il faut attendre la vaccination, prolongement de
l'inoculation, pour que l'Ordre des Corps soit radicalement remis en
cause. Mais cette première façon de séparer et de contenir
individuellement le mal a préparé le terrain pour Jenner : le 14 mai
1796, il peut obtenir une gloire facile dans sa démonstration de
l'efficacité de l'inoculation de la vaccine au lieu de pus humain. La
diffusion de l'innovation, alors culturellement acceptée, est
foudroyante. En 1800, tous les équipages de la Royal Navy, en 1803,
cinq cents personnes au Kentucky, en 1805, les paysans russes à la
frontière chinoise sont vaccinés, et, la même année, un marchand
portugais de Macao introduit le vaccin en Chine du Sud, tandis qu'en
1812, la vaccination atteint l'Ousbékistan par l'intermédiaire de
marchands tartares de Boukhara et de Samarcande. La vaccination
ne deviendra obligatoire en France qu'en 1902, bien après
l'Angleterre et la Prusse. Mais irréversiblement, en Europe, le mal a
changé de signification et la conjuration de lieu : on traque la maladie
et non plus le malade.
Si, par l'inoculation, volontaire ou involontaire, s'affaiblit l'épidémie,
de nouvelles maladies surgissent, nées de l'industrialisation, de
l'entassement du prolétariat dans les villes, du manque d'hygiène et

188
de soins. La cité devient la matrice des maladies infectieuses :
choléra, variole, tuberculose, diphtérie. La ville industrielle du XIXe
siècle est celle de la conscience malheureuse, du déracinement
étourdissant et de l'aliénation assommante, où l'on meurt plus jeune
en 1830 qu'en 1780.
D'intensité et de forme variables, la maladie sévit partout : en
Angleterre, la tuberculose et la jaunisse comptent pour plus de la
moitié des décès en 1820, et les enfants meurent essentiellement de
diphtérie et de paludisme. Plus de deux enfants sur trois meurent
dans l'année de leur naissance et les familles cessent d'avoir cinq
enfants en moyenne.
Ces maladies infectieuses sont la nouvelle peur du siècle, parce
qu'elles affaiblissent les travailleurs potentiels, parce qu'elles
menacent les beaux quartiers des villes, plus proches des ghettos
ouvriers que les corps du pouvoir ne l'étaient des corps du délit.
Partout, rôde le fantôme endémique de la maladie ; tout est suspect,
tout est à craindre : des comportements au-dessus de tout soupçon
sont désormais regardés comme pathologiques, en ce sens qu'ils
pourraient affaiblir l'homme. Par exemple la masturbation, considérée
dans l'Ordre des Corps comme une mauvaise habitude inoffensive,
devient au XIXe siècle une maladie car elle contrevient à la règle de
l'économie, à la nécessité de l'épargne des productions du corps.
Dans son livre à succès Onanisme, le docteur Tissot en vient même
à écrire que toute activité sexuelle « est potentiellement débilitante, et
la débilitation est exagérée dans le cadre de la masturbation [...].
Cette débilitation est provoquée par la perte de fluide séminal » 118. A
la recherche d'équivalence quantitative, il va même jusqu'à attribuer à
une once du liquide séminal la valeur d'une once de sang.
Latent depuis longtemps, préparé par le passage des Dieux aux
Corps, un discours scientifique sur le Mal peut alors se faire
entendre. Il s'installe quand une nouvelle métaphore devient crédible,
non plus celle des Corps, statique, mais celle des Machines,
dynamique : fantasme nouveau du temps, espérance nouvelle
d'éternité et nouvelle consolation devant la culpabilité.

189
Le corps comme Machine

Quand la mort n'est plus totalement imprévisible, quand les


épidémies menacent moins le corps des hommes, quand l'esprit se
permet de se révolter contre le mal, quand on ne peut plus masquer
les causes proprement humaines de la douleur et de la mort, on peut
changer de métaphore et penser l'univers comme une création
humaine, comme une grande machine aux rouages intelligibles, aux
mouvements prévisibles.
Encore une fois, une métaphore fournit des correspondances
théoriques nourrissant le progrès du savoir. Comme les découvertes
astronomiques et mécaniques du XVIIIe siècle annoncent l'intuition
d'une nouvelle vision du monde, l'industrialisation fascine les
théoriciens en quête d'un nouveau paradigme. Certains, comme
Hoffman dans Médecine rationaliste systématique 56 , tentent de
conserver la métaphore du cosmos, mais en le représentant comme
une machine, et appliquent les lois de Kepler au corps humain.
D'autres, suivant le modèle cartésien, voient l'homme au travail
comme une machine, comme un prolongement de l'outil :
« Ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant
combien de divers " automates ", ou machines mouvantes, l'industrie
des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à
comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs,
des artères, des veines et de toutes les autres parties qui sont dans
le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une
machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparable-
ment mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables
qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes [...].
Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle
profère des paroles et même qu'elle en profère quelques-unes à
propos des actions corporelles qui causeront quelques changements
en ses organes ; comme si on la touche en quelque endroit, qu'elle
demande ce qu'on lui veut dire, si en un autre, qu'elle crie qu'on lui
fait mal, et choses semblables 30. »

190
Machine, nouvelle représentation, annonce d'une mise en scène
industrielle de l'Ordre de vie.
Dans le même temps, cette intuition se conforte par la découverte
enfin assurée de l'intérieur du corps et de ses mécanismes. Malgré
l'interdiction de l'Église et la concurrence des bourreaux, les
dissections, commencées chez les Grecs, n'avaient jamais cessé
sous l'Ordre des Corps ; en 1230, par exemple, l'Empereur Frederic
II, influencé par sa connaissance du savoir médical des Arabes,
surbordonne même le droit d'exercer la médecine à l'étude de
l'anatomie. Mais, tolérées, les dissections restent marginales,
officialisées seulement lors de rituels précis et localisés qui ne sont
pas sans rappeler le sparagmos grec : l'Université de Leyde ne
dispose que d'un corps de criminel tous les trois ans et les
chirurgiens de Montpellier et de Paris de quatre cadavres annuels,
choisis parmi les suppliciés. C'est au début du XVIIIe siècle que dans
quelques hôpitaux d'Europe, l'autopsie se généralise et que la
clinique, au sens propre, débute. En 1707, les décrets de Marly, en
structurant la profession médicale, enjoignent « aux magistrats et aux
directeurs des hôpitaux de fournir les cadavres aux professeurs pour
faire les démonstrations d'anatomie et pour enseigner les opérations
de chirurgie ». Au milieu du XVIIIe siècle, Morgagni ne rencontre pas
d'opposition à ses autopsies. A partir de 1754, la clinique de Vienne
et celle de Pavie disposent de salles de dissection et à l'Hôtel-Dieu
de Paris, Desault peut impunément « démontrer sur le corps privé de
vie, les altérations qui avaient rendu l'art inutile 92».
Le corps n'est plus l'atome, entité intouchable, mais une machine
divisible dont la conceptualisation annonce la division économique
des tâches.
La dissection détruit ainsi les savoirs dominants, annule les
discours préexistants et construit une représentation neuve de la vie,
traduisible dans le langage nouveau des ingénieurs, avec le
vocabulaire de la machine et la grammaire de la dynamique. La
théorie des humeurs s'effondre devant les corps disséqués, et
Harvey relègue la saignée au rang des impostures. Le corps ne peut
plus être pensé comme un lieu de forces en équilibre, il se rêve

191
comme une machine en mouvement. Borelli peut décrire les os
comme des leviers mis en mouvement par des forces-muscles autour
d'articulations-points d'appui, analyser la digestion comme une
trituration et la circulation comme un processus hydrodynamique. La
chimie et la physique fondent l'explication médicale des phénomènes
vitaux.
De l'Homme machine de Julien Offroy de La Mettrie à Rousseau
qui écrit : « Nos habits arrêtent le jeu de notre admirable machine »,
sans oublier Nicole : « La machine de notre corps [...] composée de
mille ressorts cachés » ni Montesquieu : « Il n'y a pas de gens au
monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français » – la
théorie mécaniste devient la clef de voûte de l'explication médicale.
Par ce biais, dès la fin du XVIIIe siècle, de sujet du pouvoir, le corps
devient objet du savoir et la médecine, qui le contrôle, se dépouille
d'une aura de prestige pour acquérir le pouvoir de la science. En
1765, l'Encyclopédie distingue la médecine « avant qu'elle eût la
forme d'une science » et « depuis qu'elle est une science », et voit le
moment de cette rupture dans la confirmation par Harvey de
l'hypothèse de la circulation sanguine « qui renversa, par ses
démonstrations, la fausse théorie de ceux qui l'avaient précédé, éleva
sur ces débris une doctrine nouvelle et certaine et jeta glorieusement
la base fondamentale de l'art de guérir 39. Au même moment, le
docteur Perrot écrit : « Laissant de Gallien la science suspecte, le
médecin devient bon architecte. » Dans la métaphore du corps
comme machine, le mal se fait arrêt, obstruction, panne, manque au
regard des exigences de fonctionnement. La maladie se conçoit
comme une entité neutre, objective, analysable en soi et pour soi,
indépendante de la place du malade dans la société et donc
susceptible d'un traitement identique, quel que soit le statut du corps
atteint. Le Mal se distingue alors du corps qui le vit.
Un médecin de la fin du XIXe siècle, Leriche, écrira même : « Si
l'on veut définir la maladie, il faut la déshumaniser. » Le mal se pense
comme le non normal, la rupture d'un état naturel nécessairement
sain ; autrement dit, l'état de nature est l'état de santé et la maladie,

192
la nature déréglée : « La pathologie n'est autre que de la physiologie
dérangée72. »
Dérangée par quoi ? Si la maladie est distincte du malade, si la
cause du mal est extérieure au corps malade, si le mal ne fait que se
manifester dans la maladie et la pauvreté, encore faut-il trouver cette
cause autonome du mal, ce responsable de la panne, ce substitut
des Dieux et des Corps pour le dénoncer, le surveiller, le séparer.
Dès le XVIe siècle, dans les observations du médecin italien
Jérome Frascator, dans celles du Hollandais Antoine van
Leeuwenhoeck et de l'abbé italien Lazare Spallanzani au XVIIIe
siècle, s'annonce le responsable autonome : le germe, puis le
microbe. Intuition qui s'approfondit au XIXe siècle grâce aux travaux
des trois grands maîtres français de cette mutation : Pinel, créateur
de la nosologie et père de la méthode naturelle en médecine ; Bichat,
inventeur de l'histologie ; et Broussais, théoricien des liens entre les
maladies et certaines propriétés spécifiques des tissus. Les
découvertes se confortent les unes les autres : en 1834, celle des
agents de la gale et de la teigne, entre 1857 et 1863, celles de
Pasteur qui démontre que les fermentations chimiques sont des
combinaisons biologiques dues à des êtres microscopiques, enfin,
celle de microbes dont le nom, inventé par Charles Sédillot, approuvé
par Émile Littré, est entériné par l'Académie de Médecine et devient
le Mal du nouvel Ordre.
Alors change la métaphore de l'Ordre cannibale : guérir les
maladies microbiennes, c'est encore séparer le mal du corps mais
c'est chasser le microbe comme on a chassé le parasite social. Et le
Mal peut être désormais pensé indépendamment du malade. La
thérapeutique peut devenir acte objectif et autonome, objet
d'échange économique et le médecin, qui regarde l'intérieur du corps
comme l'intérieur d'une machine, devient le nouveau thérapeute,
débusquant le mal, négociant avec lui, l'éloignant et le séparant
encore, mais cette fois en rendant un service économiquement
évaluable.
Nouveau régisseur de l'individu dans la famille, la cité et le travail, il
devient aussi l'auxiliaire principal du politique, et en 1819, Cabanis

193
parle de lui comme « d'un magistrat surveillant de la morale comme
de la santé publique ». Le maintien de l'Ordre de vie dans le
libéralisme n'exige donc plus un spectacle conjuratoire, désormais
caduc, mais un bien qui s'achète et se vend à la seule victime du mal.
Mais l'Ordre des machines, comme ceux qui l'ont précédé,
continue à devoir conjurer la peur du mal avant que de guérir. Il le fait
de façon économique, en assurant le risque de la douleur, c'est-à-dire
en faisant payer aux bien-portants la certitude d'être soignés si le mal
les touche, c'est-à-dire en leur vendant une place au spectacle de la
thérapeutique appliquée aux autres, dont le prix est la prime
d'assurance.
L'Ordre des machines, comme tout discours sur le mal, s'impose
comme discours sur l'Ordre social. Comme les autres, il ne peut que
mimer, dans sa théâtralité, l'Ordre cannibale; même si, désormais, la
conjuration n'est plus sacrifice mystique, ni charité cynique, mais
assurance pragmatique.
Métaphore de la métaphore, la société tout entière devient elle
aussi une machine qu'il faut faire fonctionner, conduire, réparer, et
Condorcet d'écrire : « En matière de gouvernement, toute
complication est effrayante. Plus il y a de ressorts qui font aller une
machine, plus elle est usée de frottements28. » En effet, les théories
du capitalisme naissant pensent ses lois comme celles qui règlent la
vie et l'ordre naturel : si l'état de nature social est harmonieux, le seul
rôle à conférer au pouvoir est celui du maintien de la protection ou du
rétablissement de cet état, d'assurer contre la panne. C'est ainsi que
pour Quesnay, toutes stratégies du pouvoir ne doivent être que de «
simples commentaires » des lois physiques du monde : « Les lois
naturelles de l'ordre des sociétés sont les lois physiques mêmes de la
reproduction perpétuelle des biens nécessaires à la subsistance, à la
conservation et à la commodité des hommes 94. » C'est au modèle
clinique que se réfère même explicitement l'économie politique
anglaise : « Heureusement que, dans le corps politique, la sagesse
de la nature a placé une abondance de préservatifs propres à
remédier à la plupart des mauvais effets de la folie et de l'injustice
humaines, tout comme elle en a mis dans le corps physique pour

194
remédier à ceux de l'intempérance et de l'oisiveté113.» La propriété
cesse d'être équilibre de pouvoirs multiples pour s'autonomiser,
s'individualiser.
L'état de nature, c'est la liberté de l'échange et de la propriété, c'est
celui où s'organise l'équilibre, où la machine, humaine ou sociale,
trouve à consommer ce qui lui est nécessaire, où chaque individu se
possède lui-même et possède des richesses. Le déséquilibre, la
crise, surviennent quand la société, faute de moyens de consommer
ou parce que son mécanisme intrinsèque est cassé, tombe en panne.
Consommer c'est donc manger, mais plus seulement par la bouche,
ni plus seulement des aliments, mais des vêtements et du logement,
de l'éducation et de la santé, c'est user, détruire un sens pour
produire un autre sens : « La consommation n'est pas une
destruction de matière, mais une destruction d'utilité 107. » Cette
consommation nécessaire au fonctionnement de la machine n'est
donc qu'une nouvelle métaphore globale de l'Ordre cannibale : l'envie
et la nécessité de manger le même pour vivre, pour se reproduire,
pour se perpétuer. Le désir de consommation économique renvoie
ainsi au souvenir de manger le même ; non pas d'imiter l'autre dans
le désir mais de le manger de peur d'être mangé par lui et pour
éloigner un mal nouveau : l'incapacité pour la machine de fonctionner
par manque ou par faiblesse.
Cette métaphore fonctionne collectivement et individuellement : si
on ne mange plus de morts pour vivre, on consomme des
marchandises pour ne pas tomber en panne, pour survivre dans la
destruction de l'identique et l'accumulation des objets.
La machine collective obéit aux mêmes lois que la machine
individuelle. Surveiller, dénoncer, négocier et séparer, restent les
règles du nouvel Ordre de vie, mais se fondent en celles de
l'économie politique de Smith à Marx, de Villeneuve à Fourier.
Pour l'économie politique comme pour l'enseignement clinique, le
mal est la maladie et la pauvreté, qui empêchent la société de
produire et de consommer. Que ce mal vienne du pouvoir d'une
classe, de l'oisiveté ou de l'absence d'hygiène, il faut le séparer, par
l'assistance pour les uns, par le renversement de cette classe pour

195
les autres, par la médecine pour les derniers : les discours de
Villeneuve, de Marx ou de Magendie partent du même diagnostic. Ce
que prouve le texte d'Esquirol dans les Annales d'Hygiène publique
et de Médecine légale, fondées en 1829 : « La médecine n'a pas
seulement pour objet d'étudier et de guérir, elle a des rapports
intimes avec l'organisation sociale. Quelquefois, elle aide le
législateur dans la conception des lois, souvent elle éclaire le
magistrat dans leur application, et toujours elle veille avec
l'administration au maintien de la santé publique2. »
La machine, au XIXe siècle, s'installe donc comme la métaphore
unificatrice de toutes les pensées théoriques. En aidant la société ou
en la renversant, la rentabilité de la machine humaine, son
amortissement suffisent pour que la force de son travail participe de
la valorisation du monde.

L'espérance de vivre

Dans toutes les pensées du XIXe siècle, l'espérance de vivre sous-


tend la mesure du progrès achevant la valorisation de l'enfant,
rendant compte d'un rapport révolté à la mort. L'espérance de vie est
aussi la valeur statistique de la durée d'usage possible de chaque
précieuse machine humaine : l'objectif à atteindre est l'optimisation
de cette espérance et non sa maximisation. En 1746, le statisticien
français Antoine Deparcieux 29 donne sans doute la première version
de ce sens économique de la vie sous le nom de « vie moyenne » en
calculant le montant des rentes viagères. Le but n'est pas à ce
moment de prolonger au maximum la durée de vie individuelle, mais
d'amener chaque individu jusqu'à son âge productif. L'ennemi est
donc à la fois la vie trop brève qui réduit le marché des rentes, et la
vie trop longue qui en diminue la rentabilité.
L'espérance de vivre constitue un concept majeur du capitalisme et
de ses stratégies : en apparence individuel, libéral et humanitaire, il
fonde en réalité un idéal statistique, matérialiste et macro-
économique.

196
Quand s'affermit ce concept, l'espérance de vie reste faible et
diminue même par la croissance urbaine de la mortalité infantile.
Augmenter l'espérance de vie suppose donc la protection de l'enfant,
producteur essentiel, machine potentielle et moyen de reproduction
des machines existantes. Dans toute l'Europe se multiplient les livres
sur l'éducation et les soins à donner aux enfants. Devenus valeurs
suprêmes, leur statut se distingue de celui des autres marginaux
encore enfermés. Ils ne peuvent trouver le lieu de vie et de réussite
que dans la famille qui devient lieu protégé de production de vie.
La mort n'est plus regardée comme dangereuse ou insensée, mais
comme révoltante si elle est trop brutale, sinon, lorsque la vie a été
productive, comme la nécessaire conséquence de la consommation
des corps dans la production, de l'usure de la machine dans le travail.
Elle n'implique alors ni lutte contre des âmes errantes, ni
enfermement des âmes condamnées, mais réparation des corps
abîmés et acceptation sereine de la reconstitution familiale dans la
mort, écoulement calme et rassurant. Quand s'arrête la machine, on
quitte une société imparfaite, une famille démantelée, pour aller
rejoindre une famille plus complète dans l'attente des derniers
survivants. Les âmes en repos ne gênent plus.
Change alors nécessairement la topographie des cimetières : aux
grands charniers terrifiants à l'entour des églises, aux grands
cimetières sous la lune succèdent les lieux de paix méritée après la
fatigue.
Dès 1737, pour des raisons d'hygiène, le Parlement de Paris
ordonne une enquête sur les cimetières. En 1745, l'abbé Porée
propose de déplacer les cimetières hors des villes, « moyen le plus
sûr pour y procurer et y conserver la salubrité de l'air, la propreté des
temples et la santé des habitants, objets de la dernière importance ».
En 1780, le cimetière des Innocents, puis ceux de la chaussée
d'Antin, de l'île Saint-Louis, de Saint-Sulpice, de Saint-Eustache, sont
fermés et les morts regroupés dans de grands cimetières généraux,
calmes et lointains.
L'espérance de vivre pacifie la mort et donne son sens au progrès :
immense mutation qui s'accomplit lentement, dans la traduction

197
inconsciente des Signes des Corps en Signes des Machines.
Lentement, car pour s'installer, les Machines se masquent longtemps
encore derrière les Corps et les Dieux, jouant avec leur propre
pouvoir. Pour séduire et s'imposer, elles prennent le nom et les
attributs des anciennes métaphores.

Machines, Corps et Dieux

Quand le médecin a conquis son pouvoir, prêtres et policiers


continuent de croire qu'ils sont les garants de l'ordre. Pourtant, leur
langue, leur sens de la vie et du mal, leur stratégie ne constituent
plus la métaphore fondatrice, celle dans laquelle se parle le présent
et se rêve l'avenir.
Les lieux saints continuent d'attirer les malades, les policiers
continuent d'imposer la quarantaine et d'enfermer les pauvres. Les
Rois de France et d'Angleterre, de plus en plus rarement certes,
continuent de toucher les malades. Des guérisseurs des Ordres
précédents continuent d'imposer des sacrifices rituels. Chaque
département a sa fontaine sacrée ou son saint thaumaturge. En
1850, on recense cinq cents magnétiseurs à Paris et, malgré l'arrêt
du 24 décembre 1859 par lequel la Cour de Cassation interdit le
magnétisme, ces guérisseurs sont partout demandés. Les religieux,
malgré la loi de 1789 qui les en chasse, gèrent encore les hôpitaux et
ils utilisent, à Lyon en particulier, la main-d'œuvre pauvre et orpheline
dans les ateliers de leurs couvents.
Parmi les médecins, et pendant une grande partie du XIXe siècle,
la théorie hippocratique garde sa vigueur. En 1804, Laennec
consacre sa thèse à Hippocrate. En 1818, le docteur Landre
Beauvais écrit dans Sémiotique : « Hippocrate est celui qui a le
mieux reconnu comment on doit écrire sur la science des symptômes
pathologiques et l'amener peu à peu à son plus haut degré de
perfection. » Le médecin personnel de Napoléon, Corvisart, se dit lui-
même galéniste et parle encore de la « bile noire ». En 1820,
Broussais en France, Rush aux États-Unis, Cullan en Grande-

198
Bretagne, soutiennent que l'inflammation intestinale est à l'origine de
toutes les maladies.
La saignée reste à la mode, mais pratiquée de façon plus
économe, en remplaçant la lancette par les sangsues, et seulement
pour lutter contre les « maladies de la poitrine » (fluxion, pneumonie,
affection catarrhale, coqueluche, pleurésie) et les « coups de sang »
(syncope, congestion, hémorragie cérébrale, apoplexie, paralysie,
insolation, phlébite, éclampsie). Pour doser plus finement la quantité
de sang à retirer, pour ménager « cette précieuse liqueur », ne pas la
gaspiller, on pose des sangsues à certains endroits du corps
précisément définis. Indice économique de la survivance de l'Ordre
des Corps, l'élevage des sangsues est, jusqu'en 1850, une activité
fort rentable dans les marais de la Loire inférieure, en Bohême, en
Belgique, en Algérie, en Espagne, en Toscane. Dans la seule ville de
Nantes, par exemple, aux alentours de 1850, on en consomme
jusqu'à 600 000 par an.
Quand le savoir clinique s'annonce vers 1860, Sir Oliver Wendell
Holmes peut écrire : « Je crois fermement que si tout le matériel
médical aujourd'hui en usage pouvait être envoyé au fond des mers,
ce serait pour le plus grand bienfait de l'humanité et le plus grand
dommage des poissons. »
Pourtant, très avant dans le siècle, l'Ordre des Corps résiste, et on
persiste à observer avec minutie tous ses signes. Les pauvres
continuent d'être surveillés, fichés, incarcérés. Les ministères de
l'Intérieur continuent de surveiller les hôpitaux. Les observations
médicales relèvent encore longtemps de l'Ordre antérieur, comme en
témoigne en 1897 l'ouvrage du docteur Veillard, L'Urine humaine,
dans la préface duquel on lit : « On ne saurait trop étudier l'état des
urines pendant les maladies. » Rien n'a changé, même si on masque
cette permanence par le langage encore naïf de l'économie politique :
« De ces deux actes extrêmes, l'ingestion d'un côté, l'excrétion de
l'autre, découle une comparaison toute naturelle, bien que d'une
vulgarité un peu audacieuse : s'il est vrai qu'on ne puisse juger de
l'activité d'une maison de commerce manufacturière que par la
connaissance des entrées des produits bruts et des sorties en
marchandises, ne peut-on de même, des ingesta et des excreta,

199
déduire le degré d'activité organique ? », écrit en 1906 le docteur
Brandeis.
Pilier de l'Ordre des Corps, le policier persiste à conduire le
traitement des maladies mentales. Ainsi, en 1840, le docteur Leuret
explique qu'il « faut attacher les malades mentaux sur des planches
de bois et les arroser d'eau...69 ». En 1850, Raspail, dans son
Histoire naturelle de la Santé et de la Maladie, recommande l'usage
du camphre comme panacée universelle.
Pourtant, certains droits sur les malades et sur les pauvres
échappent d'ores et déjà à la police. L'usage généralisé de
l'inoculation, qui permet au médecin une intervention préventive,
chasse le policier de l'épidémie. Partout en Europe, la loi fait de
l'hôpital un lieu réservé aux malades et en élimine les pauvres, déjà
chassés par les blessés des guerres révolutionnaires et impériales.
La mutation n'est encore que naissante ; l'ampleur de la misère est
telle que les maisons des pauvres, les chambres de voyageurs, les
dépôts de mendiants, les asiles de nuit, en principe réservés à des
chemineaux de passage pour moins de trois nuits, sont encore dans
les mains du pouvoir policier. De plus, malgré les interdictions du
Code civil, la mendicité est omniprésente et, en 1833, on recense
plus de 150 000 pauvres dans les quelque 1329 hôpitaux et hospices
de France.
Mais le principe nouveau est défini, et la police s'efface derrière le
médecin pour gérer le mal.
En 1830, le policier perd même le droit de contraindre le
thérapeute à dénoncer les blessés et Dupuytren, sans être inquiété,
peut déclarer à la police en 1834 : « Je n'ai pas vu d'insurgés dans
mes salles d'hôpital, je n'ai vu que des blessés. » La loi Pinel de 1838
donne aux médecins le pouvoir de dénoncer le fou ; à partir de 1851,
la Convention internationale de Londres attribue au médecin le
pouvoir de dénoncer le contagieux et de le séparer.
Bientôt les médecins prennent même à leur charge les fonctions du
prêtre et du policier. Si, le 18 février 1809, les congrégations
hospitalières de femmes sont reconnues, dès le 5 août 1879, les
autorités religieuses sont en principe exclues de l'administration des

200
hôpitaux et, la même année, à la demande expresse de l'Église à la
recherche d'une légitimité clinique, des médecins constituent à
Lourdes un bureau d'authentification des miracles. Alors qu'en 1904
et en 1912, des thèses médicales portant sur des guérisons
survenues à Lourdes sont encore refusées, en 1930, le docteur
Monnier fait accepter la sienne sur un tel sujet, et en 1936, le docteur
Delore demande la création d'un « Institut national de
l'authentification et l'étude scientifique des pratiques empiriques et
traditionnelles ». Le pouvoir médical est bel et bien en place jusque
dans l'Église.
Ainsi le médecin prend désormais en charge le mal des Corps et le
mal des Dieux, la culpabilité à l'égard de l'Humain et la culpabilité à
l'égard du Divin, à l'égard des Lois, à l'égard de la Loi : le
confessionnal et la salle de torture se fondent dans le seul cabinet
médical, aveu et question dans le diagnostic et l'ordonnance.
On peut lire à cette lumière l'émergence de la psychanalyse au
début du XXe siècle, comme prise du pouvoir par le médecin sur les
formes diverses de la culpabilité et du manque : Il appartient
désormais au médecin, en lieu et place du shaman ou du bourreau,
de faire avouer les fautes, d'interpréter les rêves, de révéler la
culpabilité, de désigner les tabous transgressés, d'expulser le mal. Le
discours psychanalytique constitue alors la traduction clinique des
stratégies religieuses et policière devant le Mal.
Devant ce lourd héritage, devant l'ambiguïté entre maintien de
l'ordre et guérison, devant le risque de glissement entre les diverses
formes du mal, le médecin ne peut qu'hésiter entre la dénonciation
subversive et la séparation ordonnatrice. En 1872, quand il décrit
dans Erehwon une société où les tuberculeux sont jugés par un
tribunal et condamnés à la prison à vie alors que les incendiaires, les
voleurs, les meurtriers sont soignés gratuitement dans les hôpitaux,
Samuel Butler a eu le premier la prémonition de cet équilibre instable.
Un peu plus tard le médecin choisit son camp. Cette stratification des
significations successives du mal fait des thérapeutes des machines
les auxiliaires du nouvel Ordre.

201
Dans le même temps où ce pouvoir devient temporellement
absolu, il tente de l'être spatialement : à l'internationale religieuse et
policière succède l'internationale médicale, avec, en 1909, la création
à Paris d'un Bureau international d'hygiène publique, chargé de
signaler les épidémies et de définir des règles d'hygiène et de
quarantaine valables pour tous les pays d'Europe. Les signes des
machines s'universalisent et s'installent.

Et déjà la prothèse

Compléter le corps amputé au moyen de jambes de bois ou de


métal précieux, substituts de membres misérables, était déjà possible
au temps des Corps. Avant de devenir, dans le temps futur, celui des
Codes, le guérisseur essentiel, la copie du corps, la prothèse est déjà
présente dans l'Ordre des Machines, dérisoire métaphore de
métaphore, tout comme le médecin de Faculté l'est dans l'Ordre des
Corps pour le policier de l'Hôpital Général.
La prothèse des machines mime le savoir de la machine :
maintenant qu'on sait disséquer, que le travail se divise, la prothèse
s'articule. Comme le thérapeute contemporain, elle ne contient plus le
corps, mais elle le soutient, elle aide à rendre aux travailleurs leur
force de travail, elle élimine la difformité et non plus le difforme.
Comme le thérapeute nouveau, elle repère, canalise et oriente.
En 1815, un certain Lechaix met au point un correcteur musculaire
et en 1820, Martin invente une prothèse du genou avec des ressorts
différentiels. Quand s'impose l'Ordre des Machines, le médecin
trouve une place essentielle auprès du pouvoir, évinçant le prêtre et
le policier, inscrivant son travail dans la nouvelle production sociale.
Si beaucoup de médecins, surtout militaires, s'intéressent à la
mécanique, ils n'ont pas le monopole des prothèses ; l'invention en
1844 de la narcose, puis en 1863 des antiseptiques rendant
possibles les amputations sans douleur, les prothèses vont se
multiplier et se spécialiser jusqu'à l'outil de travail, comme nous le
montre le texte du docteur A. Gripouilleau, médecin à Mont-Louis, en
1873 :

202
« Comme le dit fort bien M. le docteur Broca dans un rapport
présenté à l'Académie impériale de Médecine, un bras artificiel
destiné aux agriculteurs doit réunir deux choses essentielles : " une
efficacité parfaite et un extrême bon marché ". Or, mon bras artificiel,
je crois pouvoir l'affirmer toujours avec le docteur Broca, répond
parfaitement à ces deux conditions [...] Mon bras artificiel agricole
n'est point un objet de luxe destiné à orner plus ou moins richement
la vitrine d'un orthopédiste ou à simuler plus ou moins exactement,
peut-être même jusqu'à s'y méprendre, une main, un bras ou un
avant-bras soumis à l'amputation. Je n'ai jamais eu cette pensée. Je
n'ai pas cherché seulement à reproduire un nombre limité de
mouvements exécutés avec une certaine grâce, comme ceux de
saluer une personne, de tenir à la main un cigare ou une fourchette,
de porter un verre aux lèvres, etc. ; d'autres l'ont fait avec autant de
succès que de mérite ; ce que j'ai voulu et cherché avant tout, c'est la
force unie à la facilité de réaliser tous les mouvements qu'un ouvrier
des champs, un terrassier exécute dans l'exercice de son rude et
pénible métier. Là, il faut manier tour à tour la pelle et la pioche, le
râteau et la faux, diriger la charrue, rouler la brouette, tailler la vigne,
tourner la terre, la retourner, la lancer au loin ; couper, fendre, scier le
bois, toute une série de travaux nécessitant de la part de l'ouvrier des
mouvements multiples, variés pour ainsi dire à l'infini, se succédant
sans cesse avec une étonnante rapidité. Permettre de reproduire ces
mouvements au moyen d'un mécanisme simple, léger, sans rien
enlever à la force au profit de l'aisance, tel a été mon but [...].
« Comme j'ai déjà eu l'honneur de le dire, je veux uniquement faire
une œuvre utile aux mutilés pauvres de nos villes et de nos
campagnes en leur procurant le moyen de subvenir honnêtement à
leur existence. Aussi n'ai-je rien négligé pour donner à mon appareil
la plus grande simplicité et le débarrasser d'une trop grande
complication dans le mécanisme. Construit d'après les indications
que je ferai connaître, il est à la portée de toutes les bourses, puisque
son prix ne dépasse pas la modique somme de 25 francs [...].
« Je ferai un dernier appel à la charité bienveillante de tous ceux
qui par leur position dans la société sont le plus souvent appelés à
constater et en même temps à soulager l'infortune des pauvres

203
mutilés du bras ou de l'avant-bras. Le nombre de ces malheureux est
déjà bien grand. Loin de diminuer, il augmente de jour en jour, avec le
développement toujours croissant et la multiplication si rapide des
machines à vapeur, causes trop fréquentes de déplorables accidents.
« C'est donc un devoir pour tout homme de cœur, sensible au
malheur de ses semblables, de venir en aide à ceux que leur infirmité
fait désigner sous le nom de Manchots.
« Ainsi, en plaçant mon bras artificiel agricole sous la haute
protection de mes honorables confrères, des administrations de
bienfaisance, de tous ceux, en un mot, que guident et inspirent un
noble dévouement et une inépuisable charité, je suis assuré d'obtenir
le but que je me suis proposé. Ce sera pour moi, je le répète, la plus
enviée des récompenses51. »
Mais la prothèse n'est encore que le reflet secondaire du corps
dans l'objet, l'annonce du guérisseur futur, copie du corps, prothèse
programmée.
Le guérisseur essentiel est le médecin. Il n'est plus un auxiliaire de
guerre, de cour ou de police, il est l'auteur, supposé libre, d'un
échange sur un marché supposé parfait. Il est le garant de l'ordre
libéral, qui rêve d'une société sans mal et sans peur du mal et donc
sans conjuration, sans spectacle de l'Ordre cannibale.

L'ÉCHANGE MÉDICAL : LE RÊVE DU LIBÉRALISME SANS


MAL

Le nouveau thérapeute trouve ses premiers clients dans la


bourgeoisie pragmatique et commerçante, sa classe d'origine. Mais
les lois du marché naissant ne suffisant pas à lui ouvrir une clientèle,
il lui faut bien trouver une pratique dans d'autres classes sociales ; il
faut pour cela que les ouvriers soient mis au travail et deviennent
demandeurs solvables de soin. Le nouveau pouvoir désigne le
médecin comme le détenteur du savoir utile, le vrai savoir de vie, et
lui donne les moyens de l'exercer dans l'hôpital. En échange, le
médecin surveille et dénonce le mal pour le compte du pouvoir,

204
traque la maladie et la pauvreté et les sépare pour le compte de
l'Ordre.
Cette connivence trouve son terrain d'élection au sein du
libéralisme pur, pour qui le mal nouveau ne nécessite plus d'être
conjuré, pour qui il faut vider la scène.
L'utopie de l'échange médical coïncide donc chronologiquement
avec l'utopie du marché libéral. En réalité, l'Ordre des Machines
n'échappe pas aussi facilement aux nécessités des Ordres
précédents : le thérapeute dénonce un Mal si effrayant que le marché
médical ne peut à lui seul l'annihiler : il faudra, une fois de plus,
donner un spectacle conjuratoire. Mais la mise en scène n'en est plus
réservée aux seuls riches, elle s'adresse à tous les bien-portants,
qu'il faut rassurer, qu'il faut faire s'assurer.
On passe alors de la Charité à l'Assurance. Pour organiser ce
nouveau spectacle, un siècle est nécessaire, pendant lequel est
dénoncé le mal nouveau ; les masses applaudissent au nouveau
discours et s'imprègnent de la nouvelle terreur, médecine et
bourgeoisie aménagent la connivence de leur double stratégie et
chacun se met au service de l'autre : l'État assureur désigne le
médecin comme le vrai thérapeute, le praticien désigne l'économie
libérale comme le système économique le plus sain.

La production de réparateurs de Machines

Quand change le pouvoir, change le sens du vrai. Dès la première


moitié du XIXe siècle, les États, investis par la bourgeoisie, donnent
au médecin le primat sur les autres guérisseurs. Ils reconnaissent
son savoir comme vrai, ils lui donnent le pouvoir dans l'hôpital pour
s'y former et y faire progresser ses connaissances ; ils font du
médecin le producteur d'un service et un agent économique sur le
marché. En 1827, le ministre Charles Dunoyer peut écrire sans être
démenti : « Le médecin est producteur d'hommes bien portants ou, si
l'on veut, producteur de santé. »
Trois pays organisent cette mutation du vrai, dans trois intentions
différentes : l'Angleterre pour sa commodité, la France pour sa

205
cohérence, les États-Unis pour sa nécessité.
Le nouveau guérisseur est d'abord désigné comme porteur du vrai
en Angleterre. Les parlementaires libéraux, soutenus par le corps
médical et contrecarrés par le Collège Royal de Médecine et les
Conservateurs, demandent que l'État délivre ces diplômes et
garantisse le droit d'exercer. En 1815, un compromis est trouvé : un
Conseil médical général, dépendant de l'État, mais où siègent les
deux Collèges royaux, est chargé d'élaborer le programme et de fixer
les conditions d'exercice de la profession. Le contrôle absolu de la
délivrance des diplômes demeure aux mains des Collèges royaux.
Autrement dit, soigner devient affaire politique et apprendre reste
affaire privée. Mais, pour faire acte d'allégeance au savoir nouveau,
pour accepter, sans qu'on les y contraigne, les conséquences de la
clinique, les Collèges royaux créent un diplôme commun de
médecine et de chirurgie : une hiérarchie nouvelle s'instaure, où ne
s'opposent plus les chirurgiens et les médecins, mais les praticiens
entre eux selon leur niveau de savoir clinique et leur place dans
l'appareil institutionnel des collèges.
C'est de la création en 1827 de la première école de médecine
clinique, l'University College de Londres, qui refuse de soumettre les
diplômes qu'elle délivre au contrôle des Collèges royaux, qu'on peut
dater la naissance réelle du nouveau thérapeute, auxiliaire d'un seul
pouvoir, détenteur d'un seul savoir, réparateur des machines.
En France, contrairement aux espérances des dirigeants les plus
radicaux de la parenthèse utopique de la Révolution Française qui
pensaient éliminer tout ensemble policiers et docteurs, l'effondrement
de l'Ordre des Corps donne aux médecins tout le pouvoir : en
détruisant les anciennes hiérarchies, en niant le pouvoir du
thérapeute policier, en idéalisant l'individu et, avec lui, la propriété
privée sur les choses, en dissociant la maladie du malade, en
enrichissant la bourgeoisie, la Révolution produit une faim de vérité
objective, une soif de certitude, et canalise les ambitieux vers ces
nouveaux métiers libéraux où la fortune dépend du sens commercial
et non plus de la faveur du Prince. Le docteur Richerand écrit : « En
fermant plus d'une carrière jadis ouverte, la Révolution dirigea vers la
médecine un grand nombre d'individus séduits par l'attrait d'une

206
profession libérale indépendante et sur laquelle les changements
politiques n'ont aucune influence100. »
Quelques années durant, cette ambition s'exerce sans limites ou
presque. En dix ans, le nombre de médecins décuple dans les villes,
soit qu'ils s'en décernent eux-mêmes le titre, ne sollicitant l'accord
des autorités qu'a posteriori, soit que l'armée les recrute sous le nom
d'officiers de santé parmi les anciens chirurgiens et barbiers ou au
hasard des ambitions.
Mais le Directoire, puis l'Empire, ne peuvent plus tolérer cette
situation et reprend alors la mutation commencée avec les décrets de
Marly. L'État prend en charge la formation médicale, reconnaît le
caractère libéral de la profession et recrée dès 1796 les facultés,
sous le nom d'École de Médecine. Le Code civil protège dorénavant
les médecins contre les mauvais payeurs et reprend, en matière de
rétribution, le délai de prescription d'un an de l'ancienne faculté de
Paris. Le 24 mars 1803, le Tribunal d'Appel de Paris condamne
Tallien à payer 2833 livres, majorées des intérêts, à la veuve de son
médecin.
Comme en Angleterre, commence en France une période de
transition au cours de laquelle se cherche et s'affirme le statut du
médecin. Une des premières lois de l'Empire, celle du 13 fructidor an
XI, institue une distinction, clinique cette fois, entre officiers de santé
et médecins, non plus entre dénonciateurs et séparateurs, mais selon
la durée de leur formation : nouvelle division du travail fondée sur une
hiérarchie de compétences. Une loi du 19 ventôse an XI organise en
droit le statut des praticiens de fait, confirmant les certificats accordés
par les pouvoirs de police révolutionnaire, conférant le titre de
médecins aux « docteurs des Facultés » et aux chirurgiens de Saint
Côme, et le titre d'« officiers de santé » aux licenciés en médecine,
aux chirurgiens militaires et aux barbiers. La loi exige des futurs
médecins quatre années d'études dans une faculté de médecine, des
futurs officiers de santé soit trois ans d'études, soit cinq ans de
pratique hospitalière, soit six ans de stage chez un docteur. Les
diplômes sont délivrés par un jury national, nommé par l'État pour les
médecins, par un jury départemental composé d'un professeur de

207
faculté et de deux médecins du département pour les officiers de
santé. Le médecin, assujetti à une patente, peut s'installer n'importe
où en France, alors que l'officier de santé est lié au département où il
a été reçu. Ainsi s'affinent les frontières de compétence et seul le
médecin est dorénavant autorisé à amputer ou à césariser, alors que
les officiers de santé s'occupent des opérations légères.
Quand les États-Unis entrent sur la scène de l'Ordre, c'est
naturellement sans la mémoire des Ordres de vie antérieurs. L'Ordre
des Machines y domine seul. Même si, en 1800, sur le modèle des
écoles de médecine d'Angleterre et de France, les Universités de
Columbia, de Darmouth et d'Harvard créent des départements de
médecine clinique, les quelques médecins qui en sont issus ne
soignent que la grande bourgeoisie des villes. La majorité des
thérapeutes du Nouveau Monde sont soumis, comme tout
entrepreneur, à la concurrence la plus sauvage : dans le seul État du
Missouri, aux douze écoles existant en 1800, quarante-deux autres
s'ajoutent en cinquante ans. En 1850, les États-Unis comptent quatre
cents écoles de médecine, la plupart d'entre elles n'étant que des
affaires commerciales, certaines mêmes ne dispensant aucune
formation médicale, ni théorique ni pratique. L'enseignement y dure
entre trois mois et cinq ans, nullement contrôlé ; barbiers, bouchers
ou cordonniers, au gré des besoins et des aspirations, s'installent
médecins. En 1830, treize États, conscients du danger d'une telle
prolifération, prohibent l'exercice de la médecine sans diplômes, sans
pour autant contrôler la valeur de ces diplômes. De toute façon, le
gouvernement fédéral n'élargit pas ces lois à l'ensemble du pays et,
pendant tout le XIXe siècle, plus du tiers des médecins américains
exercent sans diplômes et la plupart des autres sans aucune
formation.
L'absence de l'État renvoie la première désignation de la vérité
clinique au corps médical lui-même. Quelques cliniciens, venus
d'Europe, fondent les premières associations locales de médecins,
groupées en 1848 en une Association des Médecins Américains
(AMA). Elle exige un minimum de deux ans de formation et propose
en 1860 au gouvernement fédéral une modification des études
médicales, puis, en 1880, un contrôle national des écoles de

208
médecine. L'effet en est presque nul et ce n'est que progressivement,
État après État, conflit après conflit, qu'une législation est obtenue
contre les thérapeutes non diplômés.
Pendant que s'imposent le nouveau savoir et la nouvelle vérité, se
dessine une frontière nouvelle, de plus en plus étanche, entre le
médecin et le vendeur de remèdes. En Angleterre, les apothicaires
sont exclus du diplôme commun aux deux Collèges royaux, bien
qu'ils continuent de pratiquer la médecine générale jusqu'à soigner
l'essentiel de la clientèle populaire. En France, une loi de germinal an
XI autorise les médecins à être pharmaciens, mais interdit aux
pharmaciens l'exercice de la médecine ; il faudra plus de cinquante
ans pour qu'elle soit effectivement appliquée. Aux États-Unis, où les
rapports de force sont aussi tendus, l'Association médicale de New
York doit ordonner en 1867 le boycott des pharmaciens qui exercent
la médecine.
Cette lente cristallisation d'un nouveau label du thérapeute comme
porteur du vrai savoir n'a de sens que si l'on donne aux médecins les
moyens de produire ce savoir, si l'on unifie le lieu d'apprentissage, le
lieu de la pratique, de la découverte et de la clinique.
Le savoir clinique suppose l'expérimentation sur des malades en
nombre suffisant ; l'hôpital devient donc le lieu nécessaire et privilégié
de la recherche. En 1802, on ouvre le premier hôpital payant à Paris,
la Maison de la Santé. En 1804, en instituant l'Internat de médecine,
la France est le premier pays au monde à donner aux médecins le
pouvoir dans l'hôpital, et sans doute peut-on y voir l'explication
essentielle du grand nombre de découvertes cliniques françaises au
XIXe siècle.
L'hôpital s'organise autour du malade, matériau de choix pour
l'expérimentation médicale. Le décret du 28 mars 1805 confirme
l'exclusion des pauvres, des vieillards et des incurables, réservant
l'hôpital aux malades indigents supposés curables. L'hospitalisation
reste donc un lieu de leurre : de lieu d'enfermement, l'hôpital devient
lieu d'expérimentation ; le corps du pauvre y servira le corps du riche.
Partout en Europe, le pouvoir à l'hôpital passe des mains du policier
aux mains du médecin ; cette évolution est ratifiée le 10 janvier 1849

209
en France, quand est créée l'Assistance Publique de Paris où sont
regroupés tous les établissements parisiens ayant vocation unique de
soigner les malades. Une loi du 7 août 1851 complète cette évolution
en transformant les hôpitaux en établissements publics autonomes
ayant vocation « à guérir tous les pauvres malades de passage ».
Comme si elle voulait chasser l'ultime souvenir de l'hôpital séparateur
de corps du délit, la loi précise : « Lorsqu'un individu privé de
ressources tombe malade dans une commune, aucune condition de
domicile ne peut être exigée pour son admission dans l'hôpital
existant dans la commune. » En 1853 est créé l'hôpital Lariboisière,
premier hôpital conforme aux objectifs de la clinique : les
pensionnaires y sont répartis en pavillons, classés selon la nature de
leur affection.
Plus pragmatique est la prise du pouvoir par le médecin dans
l'hôpital en Angleterre. Tout au long du siècle, dans la plupart des
quelque mille établissements hospitaliers hérités de l'Ordre des
Corps, fondations ou maisons des pauvres, l'admission devient du
ressort des médecins.
Aux États-Unis, dès 1786, le libéralisme conçoit et produit des lieux
de soin parfaitement adaptés aux besoins de l'échange médical, et le
dispensaire est financé par une assistance, publique ou privée.
Quelques infirmiers, un pharmacien et un médecin à plein temps y
prodiguent soins et vaccins. Des écoles de médecine clinique
protègent les villes des épidémies et tous les établissements
hospitaliers se développent dans des proportions considérables : à
New York, on y soigne 134 000 personnes en 1860 et 876 000 en
1900
Un médecin nouveau monte sur la scène de l'Ordre cannibale,
officiellement investi par l'Ordre nouveau et légitimé dans sa fonction
par le contrôle de la manière première de son progrès. Il est le point
de convergence de toutes les fonctions des thérapeutes antérieurs :
surveillant et dénonciateur, il est le guide assuré du pouvoir politique
dans sa mise en scène du capitalisme.

Surveillance et dénonciation

210
Tel est le nouveau guérisseur légitime, le successeur accepté du
confesseur et du bourreau : « Qui devra donc dénoncer au genre
humain les tyrans, si ce n'est les médecins qui font de l'homme leur
étude unique et qui tous les jours, chez le pauvre ou le riche, chez le
citoyen et chez le plus puissant, sous le chaume et les lambris,
contemplent les misères humaines qui n'ont d'autre origine que la
tyrannie et l'esclavage? 44 » écrit un journal révolutionnaire.
Dans la connivence involontaire du libéralisme et de ses
adversaires, le médecin, en dénonçant le Mal et révélant les
scandales, aide l'Ordre des Machines à le prévenir. Utilisable aussi
bien par Guizot que par Marx, par Hausmann que par Hitler, il choisit
vite, comme les thérapeutes antérieurs, le parti du pouvoir : en le
protégeant, il se renforce lui-même.
Pour le compte du nouveau pouvoir, il observe le nouveau mal, la
panne de la machine. A cette fin, il lui faut des outils nouveaux.
Comme le prêtre décryptait le message divin dans les entrailles des
victimes sacrificielles, comme le policier extorquait l'aveu dans les
salles de torture, le médecin ausculte les machines.
A sa disposition, le thermomètre pour la fièvre, le stéthoscope pour
la tuberculose et l'enquête statistique pour la pauvreté et les
conditions de logement et de travail.
Le thermomètre, inventé sans doute dès 1592 par Galilée,
amélioré au XVIIe siècle par Santario et au début du XVIIIe siècle par
Borhaeve, théorisé en 1798 par James Currie, est l'outil même de
contrôle de l'équilibre de la machine humaine. Il faut attendre la fin du
XIXe siècle pour qu'il soit utilisé par les médecins.
Plus facilement est accepté le stéthoscope inventé par Laennec
qui, dès 1810, pense que l'écoute directe est impossible : « Le
dégoût seul la rend à peu près impraticable dans les hôpitaux, elle
est à peine probable chez la plupart des femmes et chez quelques-
unes même, le volume des mamelles est un obstacle physique à ce
qu'on puisse l'employer 2. » Encore plus vite, le tensiomètre, inventé
par Potain en 1850, se généralise en dix ans et il suffira de deux ans
pour que la découverte des rayons X par Roentgen aboutisse à la
création, le 8 novembre 1895, du premier service de radiologie.

211
S'il surveille la machine humaine, le médecin épie aussi la machine
sociale et pour ce faire, il lui faut aussi de nouveaux outils, de
nouveaux modes d'observation de la réalité sociale.
Les premiers, les officiers de santé de l'armée prussienne
dénoncent les eaux stagnantes comme causes des maux du siècle et
proposent de surveiller les eaux destinées à la consommation
humaine. L'idée ne se traduit dans les faits qu'après que 8000
habitants de Hambourg meurent d'une épidémie de choléra due à
une pollution de l'eau.
L'Angleterre, par pragmatisme, entend très vite les leçons de
l'armée prussienne et se met à l'écoute des maux sociaux. D'abord,
les médecins sont chargés de surveiller le travail des enfants qui, en
réduisant l'espérance de vie, met en cause la rentabilité de la
machine sociale. Une loi de 1834 prescrit qu'aucun enfant au-
dessous de onze ans, puis, le 1er mars 1836, qu'aucun enfant au-
dessous de treize ans, ne devrait travailler plus de huit heures par
jour dans une fabrique. Puis deux organismes deviennent les
nouveaux outils de surveillance médicale exemplaire de l'Ordre qui
se met en place : chargé de rassembler et de dépouiller les
matériaux d'une statistique médicale générale, le Register Office est
créé en 1848, ainsi que le Conseil général de Santé, qui dépêche des
médecins inspecteurs dans les villes où les décès sont supérieurs à
23 ‰, afin d'y prescrire des mesures médicales provisoires soumises
ensuite au Parlement.
L'analyse de Marx de la paupérisation des travailleurs et de
l'épuisement de la force de travail met bien en lumière les rapports
qu'entretiennent la maladie et le social et comment la dénonciation du
Mal est réversible, utile au pouvoir au moins autant qu'à ses
adversaires : « Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin
de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre
cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des
logements malpropres. » Le docteur Hunter écrit : « Newcastle-upon-
Tyne nous offre l'exemple d'une des plus belle race de nos
compatriotes tombée dans une dégradation presque sauvage, sous
l'influence de ces circonstances purement externes, l'habitation et la

212
rue. » Ces rapports qui servent de base à l'analyse du Livre I du
Capital78 ne cessent de se multiplier. C'est ainsi qu'on trouve dans le
quatrième rapport sur la Santé publique de 1861, et dans le sixième
de 1864, « les renseignements officiels les plus détaillés sur la
manière dont le capital use les machines humaines dans la
manufacture. La description des ateliers, en particulier ceux des
imprimeurs et des tailleurs londoniens, dépasse tout ce que les
romanciers du temps ont imaginé » 78. Le docteur Simon, employé
médical supérieur du Privy et éditeur officiel des « Rapports sur la
Santé publique », écrit : « J'ai montré dans mon quatrième rapport
(1863) comment il est pratiquement impossible aux travailleurs de
faire valoir ce qu'on peut appeler leur droit à la santé, c'est-à-dire
d'obtenir que quel que soit l'ouvrage pour lequel on les rassemble,
l'entrepreneur débarrasse leur travail, autant que cela est en lui, de
toutes les conditions insalubres qui peuvent être évitées. J'ai
démontré que les travailleurs, pratiquement incapables de se
procurer par eux-mêmes cette justice sanitaire, n'ont aucune aide
efficace à attendre des administrateurs de la police sanitaire [...].
« Quiconque est habitué à traiter les malades pauvres ou ceux des
hôpitaux, résidents ou non, ne craindra pas d'affirmer que les cas
dans lesquels l'insuffisance de nourriture produit des maladies ou les
aggrave, sont pour ainsi dire innombrables [...]. Sur une très grande
échelle, ce n'est qu'un acheminement plus ou moins long vers le
paupérisme. »
Si Marx déduit de ces données une dénonciation du capitalisme
comme cause du Mal, les médecins fournissent dans le même temps
aux libéraux anglais les moyens de l'organisation sociale victorienne
de la surveillance de la maladie, du travail et de la pauvreté. Pour les
autorités locales, détentrices jusque-là du contrôle sanitaire, cette
mutation centralisatrice est difficile à admettre et n'est acceptée que
dans la révélation du danger du Mal. Le Medical Times écrit en 1865
: « Nous préférerions vivre sous une commission législative plutôt
que de mourir prématurément dans la douleur sous la pure loi
démocratique d'une commune. » Et la loi de 1875 sur la santé
publique peut sans réticence excessive placer à la tête de chaque

213
district des médecins sanitaires chargés de toute la surveillance
sociale. Il y en a cinquante-deux pour la seule ville de Londres.
Très sensibles à l'évolution anglaise, les grandes villes des États-
Unis réclament dès 1844 une réforme sanitaire du logement. Des
médecins de New York, de Boston, de Philadelphie, de Chicago, ont
mission de surveiller et de dénoncer les maladies de la classe
ouvrière et, en 1850, Shattuck crée dans le Massachusetts la
première commission de surveillance sanitaire américaine. En 1859,
une association sanitaire est chargée d'élaborer une législation
sanitaire à New York. Le 26 février 1866, dans l'État de New York, un
district sanitaire et un bureau de santé transfèrent définitivement
l'hygiène publique du pouvoir policier au contrôle médical.
A Paris, la surveillance du mal nouveau commence dès 1802, avec
la mise en place d'un Conseil de Salubrité. Composé à l'origine de
quatre membres, chargé d'inspecter les débits de boissons, les
manufactures, les ateliers, les prisons, il est formé ensuite de dix-huit
membres titulaires et peut commander des enquêtes sur l'hygiène
publique (examen sanitaire des halles, marchés, cimetières,
abattoirs, fosses d'aisance, bains publics, etc), des statistiques
médicales. L'exemple est rapidement suivi par les principales villes
françaises et la création du Conseil de Santé, sur ordonnance royale
du 7 août 1822, donne au médecin son titre définitif de surveillant de
la pauvreté, de dénonciateur de la saleté et de la maladie.
En 1836, l'Académie de médecine est chargée par le
gouvernement de mettre en place des conseils de salubrité
départementaux. En 1837, les Chambres de Commerce et les
Conseils de Prud'hommes ont mission d'enquêter sur la santé des
pauvres. La plupart de ces rapports sont confiés à des médecins qui,
dans des termes semblables à ceux de leurs collègues anglais,
dénoncent les mêmes maux, les mêmes risques des machines, et
d'abord le travail des enfants : « Tout en reconnaissant les nombreux
bienfaits que répand à pleines mains l'industrie dans tous les lieux où
elle s'acclimate, l'observateur déplore d'avoir à lui reprocher de
fâcheux abus dont quelques-uns trouvent leur cause dans un excès
d'activité et qui, déjà malheureusement trop sensibles, pourront
amener un jour les résultats les plus funestes, si on ne se hâte d'y

214
apporter un remède prompt et efficace. Parmi ces abus, il en est un
plus grave, parce qu'il engage l'avenir en altérant dans leur source
les populations ouvrières, et plus coupable à la fois parce qu'il tend à
constituer l'exploitation du faible par le fort ; de l'enfant sans soutien
par un père sans pitié. Je veux parler du travail forcé des enfants
dans certains ateliers », écrit le docteur Penot de Mulhouse. Ce
rappport s'accompagne d'une pétition de la Société industrielle de
Mulhouse au ministre de l'Intérieur, à celui du Commerce et à celui de
l'Instruction publique, contre le travail forcé des enfants : « Leur santé
se trouve altérée par ce travail monotone et forcé qui s'oppose chez
eux à un développement physique convenable et tend à rabougrir et
à détériorer l'espèce. Cette absence de repos dans une si longue
journée ne permet pas non plus de donner à ces malheureux enfants
la moindre instruction intellectuelle et morale, et la société se trouve
ainsi menacée d'une population à venir chétive et sans principes 90. »
Dans le même esprit, le rapport de 1837 fait devant la Chambre de
Commerce de Lille « sur l'état physique et moral des ouvriers
employés dans les filatures », confirme : « Le travail de nuit est un
choix bien inutile, parce que cela coûte beaucoup de frais d'éclairage
et que l'expérience a prouvé qu'on n'obtenait ainsi des ouvriers
fatigués que peu de travail mal fait et, enfin, que cela était contraire
aux intérêts des filateurs qui ne peuvent faire du bon ouvrage qu'au
moyen d'ouvriers en bonne santé. » Plus loin, il propose comme
remède à l'alcoolisme « de diminuer le salaire de ceux qui s'y livrent
jusqu'à ce qu'ils soient corrigés ».
Le « Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les
fabriques de coton de laine et de soie », du docteur Villermé121,
réquisitoire intelligent et subtil contre l'exploitation de la force de
travail en même temps que pamphlet politique, écrit à la demande de
l'Académie des Sciences Morales et Politiques, a un retentissement
considérable en 1840.
C'est finalement en 1841, sept ans après l'Angleterre, que la loi
française interdit le travail des enfants de moins de huit ans et limite à
huit heures par jour celui des enfants de moins de dix ans ; mais
cette loi n'est appliquée que tardivement et sera violée maintes fois.

215
Les médecins s'intéressent aussi aux machines adultes et, dans
une brochure de 1847 intitulée « Des accidents produits dans les
ateliers industriels par les appareils mécaniques », Villermé écrit : «
Les victimes soignées pour ces seuls accidents dans les hôpitaux de
Lille ont été au nombre moyen annuel (de 1844 à 1846) de 53, 25,
dont 40, 50 ont pu guérir 121. » En 1847, le docteur Penot dénonce la
durée du travail : « Même en admettant que des ouvriers ne passent
pas vingt-quatre heures de suite dans des ateliers (et cependant,
d'après des renseignements fournis par un membre de la
commission, ce fait se serait présenté dans un département du
Nord), il est certain que la santé de l'homme s'use à travailler la nuit
[...]. Peut-être serait-il aussi dans l'intérêt bien entendu de beaucoup
de nos manufactures de voir limiter le travail généralement à douze
heures. »
En 1848, la République confirme le médecin dans son rôle de
surveillant et de dénonciateur du mal : « Qu'était le médecin hier?
Rien. Que doit-il être? Tout », écrit Jules Beclarc dans la Gazette
Médicale de Paris. Et de poursuivre : « N'est-ce pas le médecin qui
est le plus apte à comprendre tous les milieux sociaux, parce qu'il
pénètre partout. » Dans le même journal, on peut lire : « Il faut qu'il y
ait des médecins dans les ateliers nationaux, dans les manufactures,
dans les institutions d'instruction publique, dans les œuvres de
bienfaisance, les crèches, les salles d'asiles, à l'inspection des
hôpitaux, des hospices, des maisons d'aliénés, des prisons et des
bagnes ; chaque ambassade, chaque consulat doit avoir son attaché
médical. » Dans la Gazette des hôpitaux de 1848, Hegesippe Benoit
écrit au sujet des quartiers ouvriers : « C'est un terrain vierge. Tout
est à créer. La société doit aux prolétaires du travail, des aliments, de
l'instruction, de l'honneur, de l'air et du jour. » Dans un article de
Boudin, un médecin traduit le discours policier du XVIIe siècle : « La
lutte contre la hausse de la mortalité est le premier des devoirs [...].
Partout, la mortalité augmente avec l'agglomération des populations,
avec le défaut d'aération. Il faut de l'air respirable, l'alimentation
abondante, en particulier la viande à bon marché. Le travailleur est
aujourd'hui décimé par une foule de maladies qu'engendre la
négligence à son égard de toutes les règles de l'hygiène publique, de

216
cette branche de la médecine que nous nous obstinons à ranger
parmi les branches accessoires. »
Fourier, comme Marx, s'appuie sur ce type de rapports pour
dénoncer l'ordre social : « Dans les villes, [les enfants] sont tellement
assassinés par l'insalubrité qu'il en meurt sept fois plus que dans les
campagnes insalubres. Il est prouvé que dans les quartiers de Paris
où l'air circule peu, la mortalité pour les enfants jusqu'à l'âge de un an
est de neuf sur dix, tandis qu'elle n'est que de un sur huit dans les
campagnes de Normandie46. »
En 1848, la création des Conseils d'hygiène publique et de
salubrité ratifie la prise de pouvoir du médecin dans le contrôle du
Mal. Entrés par ce biais au service des différentes administrations,
les médecins supplantent peu à peu les policiers et deviennent
agents du pouvoir.
Parallèlement, de 1840 à 1870, le nombre de médecins élus
conseillers généraux double, puis la Troisième République envoie au
Parlement trente-trois médecins en 1871 et soixante-deux en 1881.
Leur projet domine, comme en témoigne le Traité de salubrité dans
les grandes villes où il est dit : « En matière de santé, il faut
contraindre les hommes à faire ce qui leur est utile et à éviter ce qui
peut leur nuire. Sous ce rapport, les habitants d'une grande ville
doivent être traités en mineurs ; c'est à l'administration d'ordonner85.
» Et les lois abondent pour renforcer leur pouvoir de surveillance sur
les crèches, sur les théâtres, sur les prisons, sur l'hygiène scolaire,
etc.
Cette surveillance collective du mal entraîne, à la fin du XIXe siècle,
une demande de surveillance privée : surveiller les corps pour éviter
la maladie, c'est exiger aussi de chacun qu'il surveille son propre
corps, pour y déceler la présence du mal. Pour ce projet la famille,
l'éducation, l'armée, se mettent au service du pouvoir médical. En
1880, la gymnastique devient obligatoire à l'école pour domestiquer
les corps et discerner l'anomalie. L'instituteur devient l'auxiliaire du
médecin dans la surveillance de la maladie (vaccination, dépistage,
éducation sanitaire), tout comme il est auxiliaire du politique, puisqu'il
est souvent en même temps secrétaire de mairie. L'hygiène

217
conjuratoire du mal devient le thème favori du politique et, à partir de
1890, la France se couvre d'affiches : « Dormez la fenêtre ouverte »,
« Brossez-vous les dents avant de vous coucher », « Ne crachez
jamais à terre », etc, conseils maintes fois répétés à l'école : « Quand
vous rongez votre porte-plume, votre crayon ou votre gomme, quand
vous léchez votre ardoise pour l'effacer [...], non seulement vous
vous livrez à des actes qui ne sont pas conformes aux règles de la
bienséance, mais encore vous risquez de contracter la tuberculose
58. » Recommandations qui sont reprises au sein de la famille ; la

surveillance devient sa fonction majeure : surveillance des


promenades des enfants, interdiction d'embrasser les inconnus,
vacances à la campagne, bains chauds..., véritable prophylaxie
contre la tuberculose héréditaire. L'armée, à cet égard, n'est que le
prolongement de la famille et de l'école. Ainsi, un petit livret, édité par
le ministère de la Guerre et distribué en 1916, explique aux recrues :
« Les armées d'autrefois étaient suivies d'une horde de filles. Or,
toute femme qui s'offre au premier venu ne manque pas d'être
rapidement contaminée et transmet fatalement la maladie vénérienne
dont elle est atteinte à tout homme qui a des rapports avec elle [...].
Gardez-vous donc intacts et sains pour créer une famille ou
l'augmenter à votre retour. Pensez à votre femme, à votre fiancée et
aux beaux enfants qui feront la joie de votre foyer et la force de la
patrie. Ils seront les remplaçants de vos glorieux camarades tombés
au champ d'honneur. Faites-les nombreux, sains et vigoureux 58. »

L'obsession de la propreté des machines : séparer les germes

Les règles de quarantaine, « entorse traditionnelle au principe de


libre échange, vestige de la tyrannie et de la déraison papiste78 »,
sont inefficaces devant l'épidémie urbaine. La séparation clinique
devient une lutte quotidienne contre les germes et les projets qui vont
en ce sens abondent dans toute l'Europe.
Ainsi, au moment où l'Angleterre organise le libre échange et
l'adopte comme guide de la législation commerciale, quand, « en un
mot, le règne millénaire commence à poindre78 », au même moment,

218
le droit de propriété est limité par le passage des tuyaux d'égout
destinés à chasser les excréments porteurs de germes. La nouvelle
séparation du mal s'organise, dont la lutte contre l'infection est le fer
de lance. « Faites circuler l'eau à grands flots dans ces tristes
quartiers, ménagez un écoulement à ces eaux putrides qui
transforment le ruisseau en égout découvert [...] L'assainissement du
ruisseau et du grabat a eu son heureux contrecoup dans l'ordre moral
et a réagi sur la tenue des habitants et des maisons. Il a rendu la
dignité à la famille et le charme au foyer qui sait désormais retenir le
père à son retour du travail et le dispute victorieusement au
cabaret26. »
Détruire les germes pathogènes, telle devient l'opération
fondamentale de l'organisation de la séparation médicale, appuyée
par une législation qui ne cesse de se corriger et de se perfectionner.
Car « la loi est un précieux instrument de combat contre quelques-
uns de ces fléaux qu'il est possible et facile de réduire. Elle rend à
l'État la puissance souveraine dont il doit être investi dans l'intérêt de
la communauté, pour la préserver des redoutables atteintes des
affections et des épidémies véritables. La solidarité sanitaire, telle
qu'elle résulte des découvertes de Pasteur, est le gage et le prélude
de cette solidarité plus haute et plus simple qui doit rassembler, dans
un effort commun contre la maladie, contre la misère et contre
l'ignorance, c'est-à-dire contre toutes les nuisances, les citoyens d'un
même pays, pour ne pas dire du globe entier; à ce titre, elle est une
nécessité immédiate et une promesse d'avenir 67 ».
Dès lors, la séparation policière du Mal devient intolérable, et l'on
voit une foule armée détruire à New York l'immeuble de quarantaine
que la police avait voulu installer. Mais la séparation médicale semble
acceptée, sinon souhaitée, par l'ensemble de la population.
En surveillant le nouveau mal de la machine sociale et en le
séparant par l'hygiène, le médecin produit la demande de ses
services pour la machine individuelle. Sa dénonciation des scandales
de l'ordre libéral, alliée à ses succès dans la mise en ordre collective,
lui ouvre les portes de la famille bourgeoise.

219
L'utopie de la médecine libérale : vider la scène

Le médecin du XIXe siècle, dans sa volonté pragmatique, ne


soigne ni un malade, ni une maladie, mais une famille. Il est l'idéal de
l'économie de concurrence parfaite : son métier n'exige que des
gestes simples et un outillage restreint (pinces, crochets, aiguilles,
daviers pour séparer, cylindre de Laennec ou spéculum de Récamier
pour surveiller). Le forgeron aiguise ses couteaux, le bourrelier
confectionne ses bandages, lui-même fabrique des prothèses et,
jusqu'en 1880, vend et produit purgatifs, narcotiques et émétiques. A
la campagne, la division du travail reste floue et le médecin est aussi
un paysan : « Au début du XIXe siècle, rares sont les chirurgiens ou
officiers de santé qui n'ont autour de leur maison un grand jardin ou
un beau verger, quelques prés, voire quelques champs, un peu
d'élevage de volailles et de petit bétail67 ». Benassis ou Charles
Bovary deviennent les personnages familiers du décor campagnard.
Le « Médecin de campagne » se sent investi d'une mission à la fois
utilitaire, économique et philanthropique : « Voilà Monsieur comment
nous sommes arrivés à avoir dix-neuf cents feux au lieu de cent
trente-sept, trois mille bêtes à cornes au lieu de huit cents et, au lieu
de sept cents âmes, deux mille personnes dans le bourg, trois mille
en comptant les habitants de la vallée. Il existe dans la commune
douze maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui
prospèrent. Le reste travaille. Tout le monde sait lire et écrire. Enfin,
nous avons dix-sept abonnements à différents journaux. Vous
rencontrerez bien encore des malheureux dans notre canton, j'en
vois certes beaucoup trop ; mais personne n'y mendie, il s'y trouve de
l'ouvrage pour tout le monde. Je lasse maintenant deux chevaux par
jour pour soigner les malades; je puis me promener sans danger à
toute heure dans un rayon de cinq lieues, et qui voudrait me tirer un
coup de fusil ne resterait pas dix minutes en vie. L'affection tacite des
habitants est tout ce que j'ai personnellement gagné à ces
changements, outre le plaisir de m'entendre dire par tout le monde
d'un air joyeux quand je passe : Bonjour Monsieur Benassis ! 5 »
Le médecin provincial mène une vie semblable à celle des
habitants du village où il exerce, dans une rustique simplicité que

220
décrit Flaubert : « La façade de brique était juste à l'alignement de la
rue, ou de la route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un
manteau à petit collet, une bride, une casquette de cuir noir, et, dans
un coin, à terre, une paire de houseaux encore couverts de boue
sèche.
« De l'autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce
de six pas de large environ, avec une table, trois chaises et un
fauteuil de bureau. Les tomes du Dictionnaire des Sciences
médicales, non coupés, mais dont la brochure avait souffert dans
toutes les ventes successives par où ils avaient passé, garnissaient
presque à eux seuls les six rayons d'une bibliothèque en bois de
sapin. L'odeur des roux pénétrait à travers la muraille, pendant les
consultations, de même que l'on entendait de la cuisine les malades
tousser dans le cabinet et débiter toute leur histoire 43. »
En ville, il soigne toutes les familles d'un quartier et son cabinet
tient dans une pièce de son appartement. Omniprésent dans toute la
littérature du XIXe siècle, il appartient à la petite bourgeoisie,
confident des dames et interlocuteur politique privilégié des
messieurs. Son chapeau haut de forme et sa redingote austère
traversent l'œuvre de Maupassant comme celle de Zola. Travailler à
l'hôpital devient pour lui un accessoire honorable en province et une
distinction éminente à Paris. En 1830, il y a environ mille cinq cents
médecins dans la capitale, soit dix fois plus que quarante ans
auparavant. Les temps ont bien changé depuis 1825 où Chaptal
disait encore devant la Chambre des Pairs : « Cette organisation
vicieuse de l'enseignement médical a, pendant trente ans, peuplé nos
campagnes d'hommes inhabiles, sans éducation et comme sans
connaissances et qui compromettent partout ce que la société a de
plus cher, la vie et la santé des habitants. »
Pendant cinquante ans, par tous les moyens, les médecins eux-
mêmes réduisent leur nombre. Le docteur Reveille-Pause écrit en
1846 : « Nous sommes en aussi grand nombre que les malades.
Bientôt même, il y aura plus de chats que de souris [...] Si l'on
défendait pendant dix ans toute réception de docteurs, il en resterait
encore assez. »

221
La concurrence interne prend alors les formes les plus sauvages,
appuyée sur la compétitivité des honoraires. Mais là, les lois du
marché ne fonctionnent pas : aussi longtemps que la médecine reste
libérale et la valeur thérapeutique incertaine, les tarifs médicaux
varient non seulement avec le statut du médecin et la nature de la
visite, mais encore avec le statut social du malade: dans le Morbihan,
en 1849, le même médecin demande cinq francs pour un
accouchement à une femme pauvre, treize à la femme d'un artisan,
et quarante à une femme de notaire.
Il ressort de ces exemples que le médecin est, au xixe siècle, la
charnière entre l'idéologie charitable et l'idéologie capitaliste : il ne
pense pas déjà son acte comme purement commercial, mais encore
comme charitable : « C'est à ce sentiment complexe de gratitude
obligatoire qu'obéit le client en remerciant le médecin. C'est à cette
dette particulière, où l'honneur se trouve mêlé à l'argent, que
correspond le terme d'honoraires appliqué à la rémunération
médicale68. » La gratitude fait encore partie de la thérapeutique
consolatrice.
A l'ambiguïté du vocabulaire se mêle celle de la pratique : rabais,
règlements en nature, fluctuations selon le calendrier des foires, des
moissons et des vendanges, variations selon le statut social du
malade, font dire au docteur Benassis : «Je n'ai jamais demandé un
denier à personne pour mes soins; excepté à ceux qui sont
visiblement riches; mais je n'ai point laissé ignorer le prix de mes
peines. Je ne fais point grâce des médicaments, à moins d'indigence
chez le malade. Si mes paysans ne me payent pas, ils connaissent
leurs dettes : parfois ils apaisent leur conscience en m'apportant de
l'avoine pour mes chevaux, du blé quand il n'est pas cher 5. »
Miroir de leur clientèle, les médecins sont au début du siècle issus
de familles de la bourgeoisie commerçante, d'artisans ou de
propriétaires agricoles. Beaucoup ne font pas fortune. Un officier de
santé, en 1840, gagne moitié moins qu'un curé de première chaire et
en 1842, dans son Guide des carrières, Charton écrit: « Certains
obtiendront de l'exercice de la médecine un niveau de vie honnête,
mais la plupart resteront dans des situations dont la médiocrité n'est

222
guère encourageante »23, ce que d'ailleurs les médecins sont les
premiers à admettre lorsqu'ils disent : « Nous ne disputons pas la
première place à la magistrature, au clergé ou à l'armée. Pas plus
que nous n'ambitionnons le même rang que les ingénieurs, les
acteurs, les peintres, les architectes ou les sculpteurs. Nous ne
sollicitons qu'une position tout juste moyenne: par exemple, entre le
photographe et l'avoué, non pas tant sous l'angle du respect que
sous l'angle financier2. »
Le respect constitue pour le médecin la valeur privilégiée. A travers
son savoir, son mode de vie, il est considéré par les gens de la
bourgeoisie, même s'il leur est inférieur par le revenu, comme un égal
et un rival « qui a accès aux secrets les plus intimes des familles ».
Balzac fait dire au docteur Bénassis: « J'étais un bourgeois et pour
eux [les paysans] un bourgeois est un ennemi 5. »
Au milieu du siècle, quand la société européenne s'urbanise,
l'exode rural, puis le téléphone et l'automobile poussent citadins et
ruraux à consulter des médecins en ville. A des degrés divers, la
classe moyenne s'enrichit, elle est mieux nourrie et plus instruite; par
conséquent, plus tentée de se rendre chez le médecin. Les cabinets
se séparent des domiciles et s'installent à proximité de l'hôpital local,
où les malades commencent à payer les soins et le séjour.
Les transformations sociales, les découvertes techniques et la
diffusion grandissante de l'instruction dans les masses, précisent
donc le statut du nouveau thérapeute en le vulgarisant auprès d'une
population qui a vaincu sa peur. Une spécialisation se fait d'abord
selon les parties du corps humain (cardiologie), ou selon les
catégories du corps social (pédiatrie), puis par domaine de
surveillance (chimie ou radiologie).
En même temps que s'affine son exercice, l'hôpital, site essentiel
d'observation, devient lieu primordial de soins. De «saint laïc », le
médecin devient homme de science. Cette objectivation du rapport
au mal, cette extension du nombre de malades ne permet plus de
faire reposer les honoraires sur la fortune des patients devenus
anonymes, et les tarifs ne peuvent plus rester anarchiques.

223
En Angleterre d'abord, puis partout ailleurs, la profession organise
son marché et ses honoraires. Facultés et Collèges Royaux, en
Angleterre, n'ont plus de pouvoir que sur la délivrance du diplôme.
Carrières et tarifs sont libres et le monopole accordé par l'État n'est
pas respecté. En 1822, les médecins anglais fondent la British
Medical Association pour régulariser le système. En France
s'organise en 1833 l'Association des Médecins de France. Jusqu'au
milieu du xixe siècle, ces associations restent très faibles; combattues
par les Collèges royaux et les facultés, elle ne peuvent rien imposer
sur le marché du service médical. En 1900, l'AMA ne regroupe
encore qu'un dixième des médecins américains.
La première tentative sérieuse d'organisation a lieu en 1845 quand
l'Association des Médecins de France réunit un millier de délégués
des pharmaciens, médecins et vétérinaires en de véritables États
Généraux de la médecine. L'objectif est d'organiser la lutte contre
l'exercice de la médecine par les guérisseurs, les médecins militaires
et les officiers de santé, d'allonger les études et d'harmoniser les
tarifs. Le docteur Cerisay propose même à ce congrès de
réinstitutionnaliser, sous le nom d'Ordre des médecins, un monopole
complet des médecins comme celui qu'exerçaient les facultés.
Pour lutter contre les tentations républicaines de nombreux
médecins et de l'AMF, une Association Générale de Prévoyance et
de Secours mutuel des Médecins de France est créée en 1858. Au
début, en 1859, elle ne compte que 1500 membres, mais en 1870
elle regroupe environ la moitié du corps médical français, soit 8000
personnes. Elle se déclare radicalement hostile à l'uniformisation des
tarifs, qui aboutirait selon elle à renoncer à « ce pouvoir arbitraire qui
autorise le médecin, selon le temps, le lieu, la nature, la spécificité
des services rendus et bien d'autres variables, à augmenter ou
réduire le prix de ses services».
L'action de ces associations contribue à réduire le nombre de
médecins. Alors qu'en 1840, on délivre 300 diplômes d'officiers de
santé, soit autant que de diplômes de médecins, jusqu'en 1880, on
ne crée plus que 100 officiers de santé pour 500 médecins et, à partir
de 1892, 960 médecins par an et plus aucun officier. Certes, on

224
compte en France 8 médecins pour 100 000 habitants, soit 5 fois plus
que sous Henri IV. Mais, là comme dans le reste de l'Europe et en
comparaison avec le début du siècle, le nombre de médecins
diminue sous le contrôle de la profession. En France, il passe de
18.099 en 1847 à 14538 en 1896, puis à 13412 à la fin du siècle.
Les premiers syndicats se créent en France en 1881 afin d'œuvrer
à l'amélioration et à l'uniformisation des tarifs de la profession. Le 30
novembre 1892, la loi Chavandier (du nom d'un médecin, député de
la Drôme), harmonise le droit et le fait: elle unifie médecine et officiat
de santé et légalise les syndicats, malgré les craintes du Sénat de les
voir provoquer des grèves de médecins.
Mais le syndicalisme médical ne deviendra jamais un syndicalisme
de salariés. Il n'est qu'une forme d'association chargée de faire
respecter la désignation officielle du vrai, la concurrence, l'échange
médical et la déontologie. En 1897, le premier tarif quasi uniformisé
est proposé en France par un syndicat de Haute-Saône.
La période 1880-1910 constitue ainsi sans doute l'âge d'or de
l'échange médical. Le revenu des médecins augmente. C'est la fin de
la mise en place des acteurs de l'Ordre des Machines, le dernier
moment avant que la nouvelle conjuration ne se généralise.
Même si l'hôpital n'y tient encore qu'une faible part, il a déjà
changé dans son essence et dans sa fonction. Même si le coût de la
santé reste encore limité pour les malades et presque nul pour l'État,
il commence à être réglementé. Même si le médecin bute encore sur
des hostilités à sa personne, des hésitations sur son statut, il devient
réellement utile par ses conseils d'hygiène, son ordonnance et ses
soins.
L'historien américain Henderson note à juste titre: « C'est au début
du xxe siècle, quelque part entre 1910 et 1912, qu'un malade pris au
hasard a, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, plus
d'une chance sur deux d'en tirer profit. »
Le médecin a à peu près assuré son monopole sur la guérison. Il
soigne sur le marché, mais il est aussi l'acteur d'un spectacle en
gestation: il recourt encore aux accessoires de la Charité, lutte contre
les pauvres, mais il use déjà de ceux de l'Assurance, lutte contre la

225
pauvreté. Il lui faut obtenir la confiance d'un public de plus en plus
large qui paie la certitude que la maladie ne le rendra pas pauvre, et
pour avoir le sentiment que les pauvres seront soignés.
Alors s'organise une nouvelle représentation de l'Ordre de vie,
cette fois-ci financée par tous les agents économiques et non plus
par les riches, par l'Assurance et non plus par la charité.

Charité, Assistance, Assurance

Le bouleversement de l'industrie a pour corollaire la transformation


de la pauvreté. L'indigence n'est plus rurale, vagabonde, révoltée,
mais urbaine, entassée, menaçante. Elle n'est plus excès de corps à
éliminer, mais réserve de main-d'œuvre à employer; il ne faut pas la
contenir hors la société, mais la maintenir dans le travail, donner à
chacun les moyens, en n'étant pas malade, de travailler pour ne pas
devenir pauvre.
En 1850, Marbeau écrit : « L'indigence n'est pas un délit, et quand
un indigent honnête vient dire au magistrat: " Je suis sans asile et
sans pain; je ne puis mendier, la loi me le défend; je ne puis me
laisser mourir de faim, le suicide est contraire à la morale... ", il faut
que le magistrat puisse lui donner un abri convenable. A ces
hospitaliers (c'est le titre qu'on leur donne), ce n'est pas une
correction qu'il faudrait, mais un secours, un asile momentané, un
refuge contre le froid et la faim74. » Le lourd appareil de la charité ne
lui convient plus, et au droit des pauvres se substitue une économie
de la pauvreté. Économistes, médecins et hommes politiques
demandent la disparition des institutions de charité qui freinent la
croissance industrielle, qui portent en elles maladie et révolte. Pour le
libéralisme, il s'agit donc de définir une stratégie visant à l'intégration
des travailleurs dans l'Ordre nouveau: c'est d'abord l'Assistance
sociale, puis l'Assurance.
Dorénavant, le « paupérisme » va être pensé dans l'absolu, en soi,
indépendamment des pauvres, comme un Mal qui ne menace plus
de déséquilibre le corps social, mais de panne la machine sociale.
On passe du contrôle policier des pauvres et des malades à une

226
analyse scientifique de la pauvreté et de la maladie, devenues
métaphores et implications réciproques – la maladie, image et cause
de la misère, et la misère, image et cause de la maladie –, illustrée
en 1900 par ce texte du Professeur Barthélémy: «Le paupérisme est
un phénomène naturel. C'est une infirmité de l'organisme social,
comme la goutte est une infirmité du corps humain. On peut en
combattre les causes; on peut en arrêter le développement et en
affaiblir l'intensité. L'hygiène peut ainsi réduire le nombre de goutteux,
et la thérapeutique peut atténuer leurs souffrances. Mais personne
n'a l'illusion qu'un jour viendra où la goutte aura disparu de
l'humanité. Il n'est pas moins chimérique d'attendre l'aurore qui se
lèvera sur une société à jamais délivrée du fléau de l'indigence7. »
Cette lutte contre la pauvreté doit passer par une assistance
financière aux revenus les plus bas.
Trois écoles s'affrontent au nom de trois conceptions de la
séparation du Mal: soit arrêter le progrès industriel parce qu'il produit
la pauvreté, soit accélérer ce progrès pour l'éliminer, soit vivre avec
elle en la réduisant au tolérable. Conservatisme, Économie politique,
Philanthropisme.
Le catholicisme social conservateur fait du capitalisme industriel la
cause de la pauvreté. Pour lui, la liberté engendre une concurrence
anarchique, la baisse des salaires, le chômage et la misère. C'est
pourquoi l'élimination de la pauvreté exige d'arrêter le progrès. Avec
Louis Blanc, Saint-Simon ou Fourier, on trouve les aspects les plus
révolutionnaires d'une telle doctrine. Ainsi Louis Blanc, dans
l'Organisation du travail, propose-t-il de détruire « le monstre hideux
de la concurrence » et de créer « dans les branches essentielles de
l'économie des ateliers sociaux dont les profits serviront à l'entretien
des vieillards, des malades, des infirmes et à l'allégement des crises
qui pèsent sur d'autres industries 13 ». Et Fourier va même jusqu'à
proposer une médecine gratuite pour les salariés, imitée de la
médecine militaire. Il invente explicitement, par ce biais, le concept
d'Assurance publique: « La médecine sera rétribuée par la
collectivité, non pas pour entretenir la maladie, mais conserver la
santé. Le médecin gagne aujourd'hui en proportion du nombre de

227
malades qu'il a traités; il lui convient donc que les maladies soient
nombreuses, principalement dans la classe riche. Le contraire a lieu
en Harmonie; les médecins y sont rétribués par un dividende sur le
produit général de la phalange. Ce dividende est conditionné par le
taux: il s'accroît de 1, 2, 3, 4, 5, 6, dix millièmes, ou décroît en raison
de la santé collective et comparative de la phalange entière. Moins
elle aura eu de malades et de morts dans le cours de l'année, plus le
dividende alloué aux médecins sera fort 46. »
L'intérêt des médecins se confond, pour Fourier, avec celui des
assureurs sur la vie: « Ils sont intéressés à prévenir et non à traiter le
mal, aussi veillent-ils activement à ce que rien ne compromette: la
santé d'aucune classe; que la phalange ait de beaux vieillards, des
enfants robustes et que la mortalité s'y réduise au minimum46. ».
Le courant de l'économie politique, en revanche, attend du jeu de
la dynamique industrielle, et des luttes sociales qui en découlent, le
dépassement de la pauvreté. D'un côté, l'économie politique marxiste
propose d'organiser au sein du capitalisme le développement de la
lutte des classes et d'attendre de l'instauration de la société
communiste le dépassement de la misère; de l'autre, l'économie
politique anglaise, de Smith à Ricardo, considère que la pauvreté
n'est que la conséquence des entraves faites à l'épanouissement des
forces productives.
Enfin, le philanthropisme, à mi-chemin des deux premiers courants,
tente d'avancer un compromis conçu par la bourgeoisie libérale. Ce
moyen terme condamne à la fois « la vision catastrophique des
conservateurs » et « l'ignorance des contradictions de la société
industrielle des économistes ». La paupérisme étant un fait
scientifique, clinique, susceptible des mêmes remèdes que la
maladie, on propose d'établir «une prévoyance éclairée qui cherche à
prévenir les misères dans leur source». Le philanthropisme n'est pas
une lutte idéaliste contre la misère alimentée par la culpabilité des
notables, mais une médicalisation de la charité policière de l'Ordre
précédent, ou, selon le mot de Villeneuve-Bargemont, « une froide
bienfaisance ». Ainsi, quand le courant philanthropique critique le
capitalisme, c'est pour le protéger, et quand il s'explique sur la

228
pauvreté, c'est pour y voir un mal nécessaire: « Un régime qui, en
donnant à chaque travailleur la liberté de choisir sa profession, d'en
changer à volonté, d'offrir son travail à qui il veut et au prix qu'il veut y
mettre, le laisse exposé en même temps à tous les effets de la
concurrence et à toutes les chances, bonnes ou mauvaises, de la vie,
devait tôt ou tard, sous l'empire de certaines circonstances, amener
dans la situation générale des travailleurs les plus pauvres de telle
contrée ou de telle industrie, des crises fâcheuses, signalées par une
interruption temporaire de la demande de travail ou par un
abaissement exceptionnel des salaires25. »
De ces trois courants, le pouvoir libéral européen tire une
synthèse, fait siennes les critiques et accepte la dénonciation du mal
pour le séparer. Le secours aux pauvres devient une façon de
maintenir les machines en marche, de rentabiliser la force de travail.
Il n'est plus question de tolérer l'enfermement et il faut créer
l'assistance au sein même de l'entreprise. Ce sera le rôle des
mutuelles qui, inventées au xvie siècle par les corporations ouvrières,
puis supprimées en France par la loi Le Chapelier de 1791 (qui faisait
défense « aux citoyens d'un même état ou profession » de s'associer
ou de «former des règlements sur leurs prétendus intérêts
communs»), sont réintroduites sous la Monarchie de Juillet. Malgré le
dogme de la non-intervention de l'État dans les rapports entre
patrons et ouvriers, celui-ci est ainsi amené à légiférer en matière
sociale.
Les mutuelles sont financées par des cotisations annuelles
ouvrières et des subventions patronales. Elles assurent le
remboursement des frais médicaux et pharmaceutiques, le
versement d'indemnités journalières aux malades, les frais
d'enterrement et les pensions des veuves. Comme les bureaux de
bienfaisance, et sous la même pression des associations de
médecins, les mutuelles maintiennent le principe de l'échange
médical: libre choix du praticien et paiement à l'acte. On peut lire une
description assez précise d'une de ces mutuelles dans le rapport de
1837 présenté à la Chambre de commerce de Lille: « Dans une
filature, on tient un registre exact des ouvriers malades qui reçoivent

229
un secours d'une caisse commune et [...] celui qui, par suite d'une
blessure, d'une infirmité ou d'un mal local quelconque, ne peut
travailler, compte pour malade; les vieillards et les infirmes ne sont
jamais congédiés pour cause de leurs maladies. Les femmes sont en
plus grand nombre que les hommes et sont beaucoup plus souvent
malades, tant pour l'état de faiblesse de leur constitution que par
celui de leurs grossesses, de leurs couches fréquentes. Les enfants
sont moins souvent malades que les adultes97 . »
Dans son rapport présenté le 20 mai 1855 au « Comité d'Économie
sociale », le Docteur Penot décrit les pratiques mutualistes en
Alsace, région d'Europe, avec le Nord de la France, la Prusse et les
Midlands, où elles sont le plus tôt mises en place: « Depuis un grand
nombre d'années, on voit fonctionner dans toutes les fabriques du
Haut-Rhin des caisses de secours mutuels, en cas de maladie, qui
s'alimentent d'un prélèvement fait sur les salaires et qui fournissent
gratuitement en retour aux associés malades les visites d'un
médecin, les médicaments ordonnés par l'homme de l'art et une
certaine somme journalière pour subvenir à leurs autres besoins. En
cas de décès, la caisse acquitte aussi tous les frais de sépulture, au
moyen d'une somme fixée d'avance par un règlement. » Mais,
poursuit le Docteur Penot, « dans quelques fabriques isolées où la
plupart des ouvriers passent à peu près leur vie entière dans le
même établissement, les chefs ont su faire encore de plus grands
sacrifices, parce qu'ils avaient à récompenser des services plus
grands. A Wesserling [...], un médecin est spécialement attaché au
service de l'établissement. Ses soins sont entièrement gratuits et
s'appliquent non seulement aux ouvriers, mais encore à tous les
membres de leur famille : père, mère et enfants. Les médicaments
sont aussi entièrement fournis au compte de la maison, sur le simple
vu de l'ordonnance [...]. Les établissements de MM. Boigeol-Hapy se
font aussi très honorablement remarquer à cet égard [...]. Les
ouvriers malades les plus pauvres reçoivent, sur un certificat de
médecin et suivant leurs besoins, des aliments, du bois, des
vêtements, du linge; ou on acquitte les termes arriérés de leur loyer.
Si l'ouvrier est attaché depuis longtemps à la maison, et s'il s'est
rendu recommandable par sa conduite, si surtout sa maladie est

230
survenue à la suite de son travail, il est mis ordinairement à la demi-
solde pendant toute la durée de son chômage obligé. Enfin, un repas
de douze couverts est préparé journellement et servi à des ouvriers
convalescents, qui réparent ainsi plus promptement et plus sûrement
leurs forces, par une nourriture plus succulente qu'ils ne pourraient la
trouver chez eux [...]. A Mulhouse, la maison Dolfus-Mieg et Cie vient
aussi efficacement au secours des associations mutuelles de ses
divers établissements en payant à deux médecins des honoraires
s'élevant ensemble à trois mille francs environ, et en se chargeant
des frais occasionnés par des maladies graves, lorsque les
cotisations trop faibles de ceux qui en sont atteints ne leur donnent
pas droit à des secours suffisants».
Pendant tout le Second Empire, sous couvert de l'Assistance
Publique, philanthropie publique et privée, assistance et mutualisme
structurent l'assurance naissante. Des médecins pour les pauvres
sont financés par les communes et par des « bienfaiteurs »
établissant chacun leur liste et distribuant leurs tickets de soins. Par
une loi de 1855, Napoléon III réorganise la philanthropie publique en
faisant nommer par les préfets un médecin des pauvres par
commune, rémunéré à l'acte. Mais ce système n'est pas généralisé,
les notables ruraux préférant maintenir l'ancienne philanthropie et le
principe de la liberté pour le malade de choisir son praticien.
La Commune de Paris tente, encore une fois, de démanteler
l'organisation centrale de séparation de la pauvreté, et le
gouvernement de Défense nationale, imitant en cela le législateur
anglais, remet la gestion des secours aux autorités municipales. Dès
le 10 juin 1871, le gouvernement Thiers reprend le texte de 1849 en
lui donnant force de loi et annonce qu'un décret réorganisera dans
son ensemble les conditions de l'assistance aux pauvres, décret qui
n'est publié que le 12 août 1886.
Entre-temps, la République organise l'uniformisation et la
généralisation du principe philanthropique. En novembre 1876, le
député Waddington propose à l'Assemblée nationale l'extension à
tout le territoire des bureaux de bienfaisance dispensant une
médecine gratuite aux indigents et financés par les communes. Bien

231
que votée par l'Assemblée nationale le 16 janvier 1877, cette loi ne
peut néanmoins être appliquée partout, en raison des réticences du
pouvoir municipal à dénoncer lui-même la pauvreté dans un régime
de suffrage universel, et du manque de médecins dans les
départements les plus pauvres.
Une loi du 15 juillet 1893 ne fait qu'entériner les pratiques de
médecine gratuite élaborées durant tout le siècle: ainsi, le système
varie selon les régions et celui du Second Empire côtoie des
systèmes plus anciens de médecine de bienfaisance. L'esprit qui les
sous-tend varie de même, entre l'Ordre ancien et sa Charité, l'Ordre
nouveau et son Assistance.
Aux États-Unis, où les Ordres des Dieux et des Corps sont absents
de la mémoire collective, la séparation de la pauvreté et de la
maladie par l'assurance n'a nul besoin du masque de la charité pour
se développer. Dès 1850, la bourgeoisie américaine urbaine
contracte des assurances contre les maux du siècle: tuberculose et
accidents de chemin de fer. Les premières assurances américaines
garantissent en général un revenu en cas de maladie, et, plus
rarement, remboursent les dépenses médicales. Bientôt, certaines
entreprises organisent elles-mêmes la couverture des risques du Mal,
et quelques compagnies minières vont jusqu'à salarier des médecins
pour soigner leurs employés. Comme ses homologues européennes,
l'American Medical Association, dans le souci de protéger l'échange
médical contre l'assurance, exclut tous les médecins qui acceptent un
forfait annuel, et elle ne se résout à accepter le principe même de
l'assurance privée que vers la fin du siècle, lorsque beaucoup de ses
membres y voient un moyen d'échapper à la misère.
Ces régimes restent toutefois embryonnaires. L'assurance sociale
ne se généralise à la fin du siècle qu'en Prusse, puis dans le reste de
l'Allemagne.
Bien qu'elle n'ait pas joué jusqu'alors de rôle novateur dans
l'organisation des Ordres de vie, la Prusse entre aussi brutalement
dans l'Ordre des Machines, passant sans transition d'une médecine
essentiellement militaire à une médecine essentiellement ouvrière,
d'un salariat policier à un salariat médical. Pour conjurer le risque de

232
rupture de l'économie capitaliste, Lassalle, fondateur de l' «
Association générale des Travailleurs allemands » à Leipzig en 1863,
réalise l'union sacrée entre ouvriers et soldats pour la guerre de 1866
contre l'Autriche, et par là précipite le passage d'un fonctionnariat
féodal à un salariat d'État capitaliste. En 1876 est instauré un Office
national de la Santé et en 1879 l'Association professionnelle des
imprimeurs crée la première assurance-chômage. Avec la grande
crise économique des années 1880, la violence syndicale et
l'existence d'une réelle menace socialiste poussent Bismark à
intégrer les travailleurs dans l'Ordre des Machines; à manger le Mal
pour en faire de l'Ordre. Ce projet est explicite dans le message
impérial du 17 octobre 1881 : « Le remède au malaise social est tout
autant à rechercher dans la coordination des efforts en vue de
réaliser le bien-être des travailleurs que dans la répression des abus
dus à l'incompréhension des principes sociaux des démocraties. »
Une loi du 15 juin 1883 étend les caisses maladies à 9 % de la
population environ, soit la fraction la plus pauvre de la classe
ouvrière: ouvriers de l'industrie et de l'artisanat, employés, salariés
des chemins de fer, de la navigation, et même, à partir de 1886,
ouvriers agricoles et forestiers. Dès le premier jour de maladie ou
d'arrêt de travail, ils bénéficient d'une assurance complète. Parmi les
prestations figurent le traitement médical et les médicaments, des
versements journaliers correspondant à la moitié du salaire,
l'hospitalisation gratuite, des allocations de maternité pour trois
semaines. La durée des prestations maladies est de treize semaines,
mais peut être étendue à un an. Les médecins sont directement
rémunérés par les caisses. L'assurance maladie entraîne un
développement foudroyant des dépenses de santé et de 1887 à
1898, pour un accroissement de 4 % de la population, le nombre des
médecins allemands augmente de moitié et les dépenses de santé
doublent.
A la fin du XIXe siècle, l'idée d'une assurance contre la pauvreté, le
chômage et la maladie a progressé et dans l'Encyclique Rerum
novarum (1881), le pape Léon XIII demande aux États de « pourvoir
d'une manière toute spéciale à ce qu'en aucun temps l'ouvrier ne
manque de travail, qu'il ait un fond de réserve, destiné à faire face

233
non seulement aux accidents soudains et fortuits, inséparables du
travail industriel, mais encore à la maladie, à la vieillesse et aux
coups de mauvaise fortune».
Le système allemand d'assurance publique, le premier à avoir
poussé jusqu'au bout la logique de l'Ordre des Machines, va servir de
référence à tous les systèmes d'assurances du xxe siècle: modèle
parfaitement imité en Angleterre, à demi copié en France et combattu
aux États-Unis. Symptôme de la mise en place de l'État nouveau, il
met en scène l'Ordre nouveau en gérant une nouvelle forme
conjuratoire de violence: contenir devient assurer. L'État libéral n'est
plus ni absent ni inutile, il est assureur.

L'État des Machines : assurer la vie

L'État assureur, conjurateur du mal par l'impôt, est désormais


construit. En Angleterre, en Prusse ou en France, le fantasme libéral
et révolutionnaire d'une mort de l'État n'aura duré qu'un instant: la
santé devient un élément économique et politique essentiel.
Auxiliaire du pouvoir, le médecin s'enrichit quand le pouvoir devient
assureur. La thérapeutique devient un service économiquement utile
à l'économie libérale. En 1889, M. Rochard peut écrire que, malgré
les deux milliards annuels que coûte la maladie à la France, « toute
dépense faite concernant l'hygiène est une économie, il n'y a rien de
plus dispendieux que la maladie si ce n'est la mort, le gaspillage de la
vie humaine est le plus ruineux de tous »101. Dans le même temps, il
convient d'intégrer les ouvriers et leur donner les miettes de ce qu'on
leur fait produire. Là encore, pour canaliser leur violence dans la
consommation, il faut les assurer.
L'État des machines ne peut donc fonctionner efficacement que
dans la simultanéité de l'augmentation de l'espérance de vie et de
l'assurance de la réparation.
L'espérance de vie s'allonge donc grâce à la surveillance, à la
dénonciation et à la séparation médicale du mal par l'hygiène,
cependant que se réduit la mortalité infantile.

234
Mais si on meurt moins, on ne naît plus autant; partie de France
peu avant la Révolution, la baisse de fécondité gagne l'Europe de
l'Ouest et les États-Unis : deux enfants par famille en France pour la
génération de 1896, 1,8 en Suède pour la génération de 1904, 2,3
aux États-Unis pour la génération de 1909. Le progrès de l'espérance
de vie est accéléré par l'assurance: ainsi, après la création d'une
mutuelle par la Compagnie de Baccarat en 1867, l'espérance de vie
des ouvriers passe de trente à quarante-neuf ans en 1878. Vers
1900, les cinquante ans de vie moyenne sont dépassés dans la
plupart des pays où l'assurance s'installe. En même temps, l'hygiène
et les conditions de vie amènent, pour la première fois dans l'histoire,
un déclin de la mortalité urbaine, surtout infantile, assez fort pour
qu'en 1900 les villes soient capables de maintenir, voire même
d'augmenter leur population sans recourir à l'immigration rurale.
Ainsi, le médecin aura servi, dans cette première période de l'Ordre
des Machines, à faire vivre jusqu'à l'âge de production.
Simultanément, en un même siècle, le nouvel État cesse de
donner le spectacle menaçant du contrôle policier des corps pour
financer la représentation rassurante de la réduction de la pauvreté et
de la maladie.
L'État du capital cesse de parler d'enfer ou de prison, pour compter
en lits d'hôpitaux et en dépenses de santé. Le libre échange construit
un État nouveau qui désigne le savoir médical comme vrai, le
médecin comme thérapeute, l'hygiène comme séparatrice et
l'assurance comme conjuratrice.
La pensée libérale doit s'appuyer sur un État assureur pour réparer
les pannes de la machine sociale: comme le notait Adam Smith, si la
concurrence assure spontanément l'équilibre en égalisant les
quantités offertes et les quantités demandées, l'État a « trois devoirs
de grande importance» : protéger la société contre la violence
intérieure ou extérieure, protéger chaque membre de la société
contre la violence et l'oppression, enfin, « entreprendre et faire
fonctionner certains services publics et certaines institutions sociales
que l'intérêt de l'individu ou d'un petit nombre d'individus ne saurait
jamais faire entreprendre et faire fonctionner ».

235
Protéger: autrement dit conjurer économiquement, autrement dit
assurer. Le premier État assureur est sans doute le régime victorien,
où les économistes Nassau Senior, John Ramsay Mc Cul-loch et
John Stuart Mill démontrent qu'un bon Ordre des Machines suppose
que l'État lui-même soit une bonne machine, ni plus forte ni moins
forte qu'avant, mais différente. De 1832 à 1854, seize départements
d'Etat sont créés pour superviser l'action des autorités locales et
privées en matière de santé, et l'assurance devient constitutive de
l'idéologie de l'État régulateur du marché, d'un État qui assure contre
les conséquences du libre jeu du marché. Malgré tous les discours
sur le libéralisme sans État, le marché exige cet État absolu nouveau,
annonciateur de dictatures à venir. Ce qui est clairement perçu par
les adversaires politiques de l'Ordre nouveau qui écrivent dans le
Times en 1854 : « Nous préférons prendre le risque d'attraper le
choléra et la peste, plutôt que d'être brutalisés et contraints par l'État.
»
Sous la Seconde République, certains vont même en France
jusqu'à demander que soit accordée l'autonomie du contrôle de la
santé. En 1848, la Gazette médicale écrit: « Pour réaliser d'aussi
vastes desseins, il faudrait tout d'abord un ministère du progrès ou de
la santé publique, que la Société des médecins de Strasbourg,
l'Union médicale, la Gazette médicale de Paris réclament sans être
entendues. » Tout au long du Second Empire, l'État assureur
s'organise. Bureaux, services, institutions se mettent en place au
ministère de l'Intérieur et au ministère du Commerce pour contrôler
l'assistance et l'hygiène; la Troisième République regroupe en une
direction unique, au ministère de l'Intérieur, la protection de la santé
et l'application des lois d'assistance. L'hygiène suscite, à la fin du xixe
siècle, un grand débat relatif au rôle de l'État à son égard. D'une part,
ayant pour mission de veiller sur le patrimoine commun, il doit
contribuer à l'accroissement de la classe productive et donc à sa
santé; d'autre part, la population ouvrière étant plus menacée que les
autres, en raison de son entassement dans des ateliers insalubres et
des logements exigus, par la contagion et l'épidémie, l'État, en
intervenant, remplit un devoir de « solidarité humaine». Il est
l'assureur contre le Mal.

236
Partout, le capitalisme libéral produit donc un État à la fois
organisateur du marché et assureur contre les conséquences de son
jeu, et il y a coïncidence entre l'apparition des premiers États de
l'Ordre nouveau et la généralisation de l'assurance publique.
Ainsi renaît le spectacle et se remplit la scène. Ce n'est plus le
malade qui est le véritable consommateur de l'échange médical, mais
les bien-portants, rassurés par le spectacle des soins financés par
leurs cotisations.

LE SPECTACLE DE L'ORDRE DES MACHINES

Même si l'hôpital conserve en partie son rôle religieux et policier et


que le malade demande encore pardon et absolution, pour l'essentiel
le spectacle de l'Ordre cannibale est devenu marchand: on
consomme toujours le mal pour l'éliminer, mais l'ingestion n'est plus
symbolique ni administrative, elle est économique: le spectacle de la
guérison, au xxe siècle, devient élément constitutif de la
consommation industrielle. Spectacle de mise en ordre, spectacle de
vie et de mort où la démocratie libérale canalise les révolutions,
mange ce qui la menace, ingère des désirs de socialisme, et où la
dictature fourbit les outils de sa barbarie.

La conjuration des machines: assurances privées ou publiques

Le xxe siècle marque le retour du spectacle. L'extension du


marché, à une fraction de la population d'autant plus large que la
conjuration du mal est plus nécessaire, le finance. Au rythme des
luttes sociales et de leur écrasement, l'Allemagne, puis l'Angleterre,
les États-Unis et la France inventent les formes diverses de leurs
spectacles.
En Allemagne, le système prussien se généralise à partir de 1913.
Les caisses n'ont plus liberté de choisir leurs médecins et ont
obligation de compter un praticien pour mille à mille trois cent
cinquante assurés. En 1928, 33 % de la population est assurée. Puis

237
cet appareil devient l'outil essentiel de la stratégie politique nazie,
archétype de l'Ordre des Machines, nouvel ordre absolu.
Sortie du pragmatisme victorien, la Grande-Bretagne laisse
l'assurance des travailleurs sous la responsabilité individuelle de
l'employeur; puis, avec la naissance du Parti Travailliste et la
conquête de la majorité parlementaire par les libéraux en 1905, rend
obligatoire l'assurance publique, en particulier l'assurance chômage,
assurance contre la pauvreté. C'est elle, en effet, sans doute
poussée par l'extrême sensibilité de son marché du travail aux
risques de chômage, et peut-être par la mémoire de l'Ordre des
Corps, qui, la première, organise un tel type de système, un tel
spectacle de l'Ordre focalisé sur une forme essentielle du manque: le
chômage. En 1910, l'assurance est généralisée à l'assistance aux
vieillards, à la gratuité des médicaments et de l'hospitalisation. En
1912, le système touche douze millions de personnes; en 1937, vingt
et un millions. Il croît et s'affermit, malgré les réticences des
associations de médecins, qui tentent de maintenir la fiction de
l'échange médical, mais qui n'y parviennent pas; et bientôt le tiers
payant est reconnu juridiquement conforme à l'éthique médicale. La
logique de la mise en scène est complète: les médecins sont payés
non plus en fonction des soins qu'ils donnent, mais du nombre de
leurs clients potentiels. En 1942, le plan Beveridge étend l'assurance
sociale à la famille, augmente les indemnités journalières et
généralise à tout le pays le Service national de Santé. Puis, à partir
de 1974, l'assurance anglaise prend toute son autonomie en
contrôlant désormais tous les acteurs du spectacle : malades,
médecins et assurés.
Aux États-Unis, l'assurance privée l'emporte sur l'assurance
publique et le mal à conjurer devient la maladie et non la pauvreté.
Au début du siècle, des tensions sociales considérables et l'influence
des événements européens amènent l'Association américaine pour le
Droit du Travail à proposer d'assurer, à tous les ouvriers gagnant
moins de cent dollars par mois, la garantie de leurs revenus et des
soins en cas de maladie. Ce projet rencontre la faveur de
l'Association des Médecins Américains qui, dans son Journal, estime
en 1915 qu'il inaugure « un grand moment qui doit conduire à une

238
amélioration de la santé de la population ouvrière et des conditions
de vie des salariés». Il représente surtout une perspective de
clientèle nouvelle pour les médecins de petites villes. Aussi, quand,
en 1917, les médecins des grandes villes prennent le pouvoir dans
l'Association, celle-ci change de position, car le risque de voir
disparaître le caractère libéral de la profession l'emporte sur
l'opportunité d'une extension de la clientèle. Image idéalisée de
libéralisme, la médecine privée devient dès lors la clef de voûte du
capitalisme libéral, la preuve administrée au peuple qu'il est l'unique
issue et le meilleur gestionnaire. La guerre contre l'Allemagne permet
de présenter l'assurance publique comme un « concept anti-
américain », une « menace de prussification » des États-Unis. En
1924, la Société médicale de l'État de New-York peut se féliciter que
la sécurité sociale soit « une idée morte aux États-Unis ».
La santé des travailleurs devient un moyen essentiel d'assurer la
rentabilisation du capital humain et en 1925, le Docteur Hacket écrit
en introduction à son livre sur la médecine du travail: « La santé des
travailleurs doit être maintenue et améliorée en tant que moyen de
production [...]. Poulets, chevaux de course, singes de cirque sont
nourris, logés, entraînés et maintenus au plus haut niveau de force
physique pour assurer un rendement maximum dans leurs fonctions
respectives. Le même principe s'applique aux êtres humains. Une
production accrue ne peut être attendue des travailleurs à moins
d'attacher une grande attention à leur environnement physique et à
leurs besoins52. »
La récession des années 1929-30 bouleverse les services
médicaux restés tous privés: en un an, les recettes des hôpitaux
baissent des trois quarts, le taux d'occupation d'un tiers et les
subventions philanthropiques des deux tiers, tandis que quadruplent
les charges d'assistance aux chômeurs et aux pauvres.
Alors le nouveau contexte affine et précise le rôle de l'État
assureur: avec Keynes, l'État assure au capitalisme un débouché à
ses marchandises. Dans le désir de produire une demande solvable
de soins et d'avoir l'assurance d'être payés pour leurs services,
plusieurs hôpitaux organisent des systèmes d'assurance, qu'ils

239
proposent aux catégories sociales dont ils veulent obtenir la clientèle:
l'assurance pour les malades d'être soignés devient un moyen pour
les médecins d'être payés. En 1929, le Baylors University Hospital de
Dallas organise la première assurance maladie pour des professeurs
d'écoles secondaires, tandis qu'en 1932, les premiers programmes
d'assurance destinés à tous les habitants d'une même ville sont mis
au point par les hôpitaux de Sacramento en Californie.
Les médecins les plus libéraux commencent à avoir une claire
conscience de la nécessité de ce financement de leurs gains. En
1932, M. Fishbein écrit dans le journal de l'A.M.A. : « Le choix est
entre les forces représentant les grandes fondations ou la
bureaucratie de la santé publique, les théories sociales (jusqu'au
socialisme et au communisme) incitant à la Révolution, et la
profession médicale de ce pays poussant à une évolution organisée,
guidée par une expérimentation contrôlée. »
Les syndicats ouvriers, dans le même temps, tentent d'organiser
l'assurance sous leur contrôle. D'abord avec le Kayser Permanente,
mutuelle d'assurance maladie dotée de médecins salariés et financée
par des cotisations ouvrières, créé en 1933 par les syndicats ouvriers
des chantiers navals de San Francisco. Dans la connivence de tous
les pouvoirs, s'installe donc le premier exemple de la forme la plus
moderne de l'assurance privée.
Mais avec la pauvreté croissante et la crise des années trente, le
pouvoir veut généraliser l'État assureur et prendre en main le
spectacle. Pour étudier la généralisation de la sécurité sociale,
Roosevelt nomme une nouvelle commission qui conclut: « Les États-
Unis ont les ressources économiques, la capacité d'organisation et
l'expérience technique pour résoudre ce problème. » Mais les
pressions des médecins et de l'establishment contraignent le
Président à réduire son projet au versement aux États d'une
subvention fédérale, correspondant aux dépenses de santé des
familles les plus pauvres et à l'autorisation de considérer les
dépenses d'assurances privées comme fiscalement déductibles :
l'État assure les assureurs. En 1937, pour conjurer encore le risque
d'une nouvelle extension publique de l'assurance, l'A.M.A. ne
ménage aucun effort, accélère le développement de l'assurance

240
privée et donne son aval aux vingt-six expériences d'assurances déjà
en place, les regroupant sous son égide dans la Blue Cross » pour
les dépenses hospitalières, et dans le « Blue Shield » pour les
honoraires médicaux. Les Blues reçoivent des cotisations et paient
directement hôpitaux et médecins, mais ils ne concernent à ce
moment qu'un cinquième des Américains. En 1939, le projet d'une
sécurité sociale générale resurgit avec la proposition Wagner Murray;
mais, dénoncée comme « premier pas vers un système totalitaire de
type soviétique dont les médecins seraient les surveillants et les
esclaves », elle est rejetée par le Congrès.
Ces luttes idéologiques entre partisans d'une assurance privée et
tenants de l'assurance publique vont continuer après la guerre et
conduisent au développement de subventions publiques aux hôpitaux
et aux assurances privées. En 1952, la moitié des Américains sont
ainsi assurés, pour partie au moins de leurs dépenses, soit
personnellement, soit par leur entreprise. On peut d'ailleurs noter que
les assurés les mieux couverts sont ceux des secteurs qui
connaissent la meilleure organisation syndicale, alors qu'en revanche
les citoyens non syndiqués ou sans travail ne sont pratiquement pas
couverts: ou ils sont trop pauvres, ou ils sont trop peu cultivés pour
débrouiller l'écheveau complexe des formalités des polices
d'assurances.
La violence urbaine, la pauvreté, l'inégalité devant la mort révèlent
les limites de l'assurance privée; une grande partie des citoyens
américains ne peut participer au spectacle de l'Ordre nouveau, et,
malgré les efforts des gouvernements successifs (en particulier
l'administration démocrate qui obtient enfin du Congrès, en 1965, le
financement de deux programmes d'assurances publiques, le «
Medicaid » pour les plus pauvres et le « Medicare » pour tous les
vieux), aujourd'hui encore 20 % des Américains ne sont pas du tout
couverts, 28 % paient eux-mêmes leurs frais d'hospitalisation, 48 %
les produits pharmaceutiques et 55 % les honoraires médicaux qu'ils
consomment.
Les Blues et les compagnies privées ont le contrôle quasi absolu
de l'appareil de production de soins; ils draînent assurés et médecins
vers les hôpitaux et les cabinets qui sont leurs et gèrent même les

241
programmes publics, Medicare et Medicaid. Aujourd'hui largement
subventionné par l'État, assureur masqué, le spectacle américain se
joue donc dans des salles privées et concurrentielles.
Au contraire, malgré l'opposition des médecins, la France choisit la
voie de l'assurance publique.
Dès le début du siècle, l'assistance sociale, puis l'assurance,
entrent dans une phase de légitimation et d'implantation. A la
confrontation policée des classes sociales d'avant 1900 succède
l'affrontement direct et se multiplient les instituts de surveillance et de
contrôle de la pauvreté et de la maladie: services sociaux
d'entreprise, infirmières visiteuses, surintendants d'usine, contrôleurs
d'assurances sociales, etc. En 1915, le syndicalisme médical se
divise sur un projet d'assurance maladie, violemment refusé par ceux
qui y voient la menace du salariat, approuvé par ceux qui en
attendent une clientèle renouvelée. La Première Guerre mondiale
montre l'importance de l'entretien des machines humaines et, dans
une nation décimée où la natalité continue de décroître, la gestion de
la maladie devient préoccupation première et pour la bourgeoisie
dominante efface celle de la pauvreté.
La nécessité de mettre en valeur le capital humain, la hantise du
déclin démographique, la volonté de faire accepter la nouvelle
discipline du travail à la chaîne, poussent l'Assemblée nationale,
pourtant conservatrice, à imiter en 1924 le système allemand de
l'assurance, hantise et référence absolue, avec un projet de tiers
payant et de médecine de caisse. Mais le Sénat refuse même
d'examiner ce projet et les médecins peuvent organiser leur contre-
offensive. En 1927, le congrès des Syndicats médicaux adopte la
Charte médicale, résumé et code des principes de l'échange médical:
libre choix, libre prescription, entente directe, paiement direct. Une
série de luttes entre le Sénat, partisan de l'échange médical, et le
gouvernement, soucieux d'imposer son contrôle, scande cette
période. La loi du 30 avril 1930 renonce à mettre les médecins sous
contrôle de l'État assureur et ne finance, dans le respect de la charte,
que le remboursement des dépenses des plus pauvres.

242
Le président de la C.S.M.F. durant vingt-huit ans, le Docteur Cibrie,
peut légitimement écrire en 1932 : « L'établissement de la loi de
1930, telle qu'elle fut votée et promulguée, représente une victoire
incontestable et considérable du syndicalisme médical. »
L'État des machines se structure : toute l'organisation de
l'assurance maladie est rattachée au ministère du Travail, qui devient
aussi celui de l'hygiène, de l'assistance et de la prévoyance sociale.
De 1940 à 1944 s'impose le modèle allemand. Santé et famille
deviennent indissociables, mais la fiction de l'échange médical est
préservée. Il faut attendre 1960 pour que l'État impose des tarifs aux
médecins et 1967 pour que, n'acceptant plus de partager le pouvoir
avec les syndicats, il prenne le contrôle total du pouvoir d'assurance
et renonce au principe posé en 1930 et confirmé en 1945.
Organisation étonnante, qui maintient la double fiction d'une
médecine libérale et de l'assurance alors qu'elle couvre la quasi-
totalité de la population et qu'elle est financée par des cotisations
obligatoires.
Le Japon, où se dessine aujourd'hui l'Ordre de vie nouveau, n'entre
dans l'Ordre des Machines qu'à la fin du xixe siècle. La prolétarisation
des paysans pauvres et leur entassement dans des villes insalubres
provoquent alors la prise de conscience des problèmes d'hygiène,
puis d'assurance. Les premières lois, inspirées du système de
Bismark, mettent en place des caisses mutuelles pour les salariés,
puis, en 1937, l'assurance médicale s'étend aux collectivités locales.
Avec la guerre, l'effondrement économique et les épidémies qui en
découlent, ressurgit un temps l'Ordre des Corps; mais le relèvement
économique de 1947 et son exigence de travailleurs en bonne santé
incitent les entreprises à veiller sur le capital santé de leur personnel,
donc à développer l'assurance. C'est ainsi qu'une loi de 1961 établit
en principe l'assurance totale des soins médicaux pour toute la
population. En réalité, ce système ne concerne encore que les trente-
deux millions de Japonais effectivement productifs au sein
d'entreprises florissantes qui les assurent, eux et leurs familles. Les
quatre-vingts autres millions n'ont qu'une assurance très faible et,
pour pallier les carences du système, se multiplient les initiatives
privées, dans une anarchie considérable.

243
Dans le reste du monde, la bourgeoisie entend se donner à elle-
même le spectacle de l'Ordre des Machines: au Brésil et dans la
plupart des pays en voie de développement, quelques fractions de la
population ont accès à la clinique, dans l'immense misère du peuple.
En Union Soviétique, le mal à conjurer est encore celui des Ordres
antérieurs, davantage que le mal des Machines. Dans la Russie
impériale, le système d'assurance était à peu près inexistant et la
pauvreté, l'épidémie, constituaient un lourd héritage pour la
révolution. Malgré les tentatives de la Douma, malgré les efforts de
Lénine pour élaborer des programmes de lutte contre l'insalubrité et
pour une meilleure hygiène de l'alimentation, malgré certaines
tentatives de l'époque stalinienne pour rattraper le retard dans le
domaine médical, il faut attendre 1938 pour que soient à peu près
enrayées les épidémies, et l'après-guerre pour que l'essentiel de la
surveillance du mal et de sa gestion soit organisé dans des centres
de santé. Encore, semble-t-il, la solvabilisation reste-t-elle partielle et
les soins prénataux rudimentaires. Le mal est néanmoins aujourd'hui
à peu près conjuré et la peur évanouie: l'Ordre soviétique peut
dorénavant utiliser le thérapeute comme un auxiliaire fondamental de
son pouvoir.

Les acteurs du spectacle

Le financement assuré, la mise en scène au point, les acteurs du


spectacle s'organisent; dans l'invariance des opérations de la mise
en ordre, ils constituent une hiérarchie interne, qui gomme l'ancienne
hiérarchie entre docteurs, barbiers et chirurgiens. Le nombre et le
revenu des médecins s'élèvent. Et d'abord aux États-Unis, où le
souci de maintenir la valeur du capital humain préoccupe les grandes
forces du capitalisme. La médecine devient l'affaire de tous, de l'État
mais aussi des grandes fondations privées, telle la fondation
Rockfeller à partir de 1907.
Avec l'accélération de la concurrence et de la division du travail se
modifie la nature de l'acte thérapeutique. Le cabinet remplace les
visites à domicile et devient lieu d'auscultation du mal, d'orientation

244
du malade et, par là, de surveillance et de dénonciation. Ce qui ne
change pas, c'est la domination du thérapeute sur le malade qui, en
Occident, ne connaît guère plus son corps aujourd'hui qu'il ne le
connaissait à l'aube du xxe siècle ; enfermé dans son ignorance, il est
conforté dans sa soumission au langage impératif du thérapeute.
Ne pas payer devient normal, payer devient un luxe qui fait resurgir
l'origine sacrificielle de la thérapeutique. Le rapport à l'argent reste
toutefois ambigu, contradictoire même, puisque à la fois fixé par
l'assureur et par l'échange médical, par l'objectivité et par la charité.
On peut y voir une trace des Ordres antérieurs, en arrière-plan du
spectacle de l'Ordre des Machines, que tente d'éliminer
définitivement l'État-assureur, garant du nouvel Ordre où l'offrande et
l'excès n'ont plus de place.
Tentative sans objet pour qui regarde la psychanalyse dans ses
rapports à l'argent, ainsi que le montre Mélanie Klein61 :
« Voici un rêve typique fait par une patiente qui se sentait menacée
par un désespoir dépressif. Il s'agit d'une personne maniaco-
dépressive, et ce rêve se situe à un moment où elle traversait un
intervalle passablement libre de dépression aussi bien que de toute
manie. La veille du rêve, il était devenu clair que la poursuite de son
analyse était menacée par des difficultés financières et elle m'avait
demandé si je continuerais le traitement au cas où elle serait dans
l'impossibilité de me payer pendant quelque temps. Comme ses
difficultés me semblaient réelles, je lui laissai entrevoir que je ne
pensais pas terminer son traitement au point où j'en étais.
« Le lendemain, la patiente commence sa séance en se plaignant
du froid de ma salle d'attente. Elle pense aussi, pour la première fois,
que cette pièce est terne et lugubre et elle y regrette l'absence de
rideaux. Après ces déclarations, elle raconte son rêve. Elle affirme
qu'il est très simple. Elle n'a rêvé que d'une mer d'icebergs, ceux-ci
venaient par vagues interminables de sorte qu'on ne pouvait pas voir
la mer, la mer bleue elle-même, mais uniquement ces énormes
montagnes blanches arrivant en grandes vagues, l'une après l'autre.
[...] Elle associe alors ces icebergs à un poème sur d'anciens navires
abandonnés ressemblant à des cygnes endormis. Ils lui rappellent

245
aussi les cheveux blancs et ondulés d'une vieille amie, Madame A.,
qui était gentille envers elle, qui l'avait aidée et qu'elle avait laissé
tomber, ce qui lui avait causé beaucoup de culpabilité et de chagrin.
« Après ces associations, j'interprète que la salle d'attente froide
est identique aux icebergs de son rêve; elle doit sentir que son
exigence de payer des honoraires réduits ou de ne pas en payer du
tout m'a complètement épuisée et appauvrie – la salle d'attente, terne
et lugubre, sans rideaux – qu'en fait elle m'a tuée, si bien que je suis
devenue froide comme un iceberg, la remplissant de sentiments de
culpabilité et de persécution. »
Les trois Ordres sont présents et convergent dans l'argent :
l'offrande sacrificielle, la présence des morts, la culpabilité comme
source du Mal, l'interprétation des rêves, les déséquilibres structurels,
tout y est. Alors dans le tiers payant et l'assurance tout cela disparaît
et se vit comme frustration, productrice de manque.

Le complexe médico-industriel

Le monde médical et para-médical emploie de nos jours, dans les


pays développés, environ 5 % de la population active, et la santé est
devenue depuis 1965 le marché le plus important de l'économie
américaine, devant les secteurs de l'automobile et de l'acier. Les
découvertes de la bactériologie, de la chimie biologique, de
l'endocrinologie, de la clinique réparatrice, et le rythme de l'innovation
pharmaceutique expliquent cette révolution médicale. La séparation
du mal est par là de plus en plus spécialisée et l'hôpital devient le lieu
essentiel du spectacle. Le marché concurrentiel cède la place à une
économie concentrée, industrialisée.
L'hôpital devient le lieu majeur de la recherche et du soin et le
médecin s'intègre de plus en plus à lui, soit qu'un intérêt économique
l'y attire comme aux États-Unis ou au Japon, soit qu'un souci de
pouvoir identifie sa réussite professionnelle au nombre d'actes qu'il y
réalise comme en Europe.
L'hôpital regroupe de plus en plus de malades et si, en 1962, un
Français sur douze seulement y allait une fois par an, en 1978 la

246
proportion a doublé; chaque citoyen de pays développés a plus de
trois chances sur quatre d'effectuer au moins un séjour dans sa vie à
l'hôpital.
Mais le spectre des maladies est de plus en plus différencié et
certains progrès pharmaceutiques enrayent la croissance
hospitalière. Ainsi, dans l'État de New York, on compte en 1954 93
000 malades mentaux hospitalisés pour une population de 16 millions
d'habitants, soit un pourcentage de six pour mille. Or, en 1955, huit
mois après l'introduction de la chloropromazine, deux millions
d'Américains y sont soumis et à New York seulement, on enregistre
une diminution de la population hospitalisée de trois mille malades,
alors qu'une augmentation de huit mille était prévue.
Parallèlement, la croissance de l'industrie pharmaceutique, surtout
après 1945, développe l'imbrication des médecins dans les
complexes pharmaco-industriels. De plus en plus de médecins
travaillent dans ou pour ces entreprises, en y innovant ou en y
ratifiant des innovations par leur témoignage. Les institutions
d'assurances déterminent, par leurs tarifs, l'avenir d'un appareil ou
d'un produit. Imbrication ambiguë et artisanale, toujours suspecte,
lieu de corruption et de connivence.
L'intégration par le salariat, la conception des produits et la
recherche des médecins dans les laboratoires pharmaceutiques
annoncent la fusion des thérapeutes et des producteurs, du soin et
de l'économie, de l'Ordre de vie et de l'Ordre des Machines, du
cannibalisme oublié et du capitalisme triomphant.

Capitalisme et cannibalisme

Et le cannibalisme? Quand le Mal n'est plus qu'une réalité


physique, toute stratégie envers lui paraît perdre son sens inaugural.
Mais, en réalité, le capitalisme n'est que sa troisième mise en scène,
traduction d'une traduction d'une traduction, qui permet de donner à
la conjuration cannibale un masque moins transparent que celui offert
par les Ordres précédents.

247
Tous les acteurs et tous les accessoires sont encore présents: un
thérapeute, une conjuration et, surtout, une promesse d'éternité par
l'appropriation de la vie. Bien sûr, la distance paraît immense de la
surveillance du ciel aux rayons X, du sacrifice à la chirurgie, de
l'offrande à l'assurance, de la chasse aux cadavres à l'accumulation
du profit. Pourtant, seul diffère le langage dans lequel se joue le
spectacle: dans l'Ordre des Machines, c'est la langue de l'économie.
Et point n'est besoin alors d'une longue analyse pour retrouver le
substrat originel et le rôle fondateur de l'Ordre cannibale. En effet, en
même temps que le rêve libéral prétend remplacer la mise en ordre
par l'échange et la violence par la concurrence, on retrouve dans
cette traduction économique les formes invariantes du cannibalisme:
l'accumulation de capital, c'est la traduction économique des
cadavres à manger; l'argent, c'est cette nourriture qui circule et
s'accumule.
Aussi les lois pérennes du cannibalisme gèrent aujourd'hui le
capitalisme: il faut engloutir l'émeute pour maintenir l'Ordre, il faut
éliminer les activités non rentables pour produire de la valeur et du
capital, il faut remplacer les produits obsolètes, en putréfaction, par
des produits nouveaux susceptibles de créer de la valeur nouvelle,
outils d'éternité.
Surgissent des objets fabriqués en série, prolongement matériel de
l'humain ou complément mécanique de ses formes, machines pour
aider la machine. Les objets de consommation sont au cœur du
capitalisme et relèvent pourtant des lois du cannibalisme: on les
pense et on en parle comme l'anthropophage parlait des vies. Ils se
mangent entre eux dès que le marché de l'un est en déclin. Pour
survivre, il faut que chacun consomme pour le moins autant que
l'autre. Si on ne désire plus manger le semblable, le même, on désire
consommer économiquement les objets que le semblable, le même,
pourrait désirer: ainsi, au lieu de s'approprier l'autre directement, au
lieu de l'ingérer, on s'approprie, on ingère, ce que l'autre désire. Le
mal est donc toujours l'empreinte du désir, de la culpabilité et du
danger que l'autre représente, la marque en creux du besoin et le
mimétisme fonde le désir, comme souvenir du cannibalisme.

248
Le capitalisme fonctionne dans cet espace quasi-cannibale: des
marchandises à consommer, des hommes en état de produire et de
manger. Ainsi le rythme de croissance économique s'accélère avec la
capacité de consommer et de produire, c'est-à-dire avec l'angoisse
du manque – arme capitaliste, peur d'être mangé.
Le triomphe du capitalisme industriel coïncide donc exactement
avec la croissance de l'espérance de vie qui fait de chacun une
machine à produire et à consommer efficace, un cannibale rentable.
Quand commence le xxe siècle s'estompent les maladies
infectieuses et en 1920, la tuberculose tue en France trois fois moins
qu'en 1870 et cinq fois moins qu'en 1770. Grâce au BCG, rendu
obligatoire en 1950, grâce à la généralisation des antibiotiques, le
nombre de décès décroît dans la proportion de trois à un, tandis que
la mortalité infantile par paludisme ou diphtérie est divisée par sept,
en France, de 1920 à 1978. De 1968 à 1978, aux États-Unis, la
mortalité par accidents cardiaques baisse d'un tiers, et de moitié celle
due aux accidents cérébraux vasculaires.
La réduction de la mortalité infantile, objectif primordial de l'Ordre
des Machines, est considérable à partir de 1920 en France, tandis
que la fécondité diminue. Ces deux facteurs permettent aux
machines humaines les plus solvables d'atteindre la durée optimale
de fonctionnement, en tous cas dans tous les pays capitalistes
occidentaux.
Mais la mesure quantitative des effets de la santé sur l'économie
est impossible à déterminer et toute tentative locale est dérisoire.
Ainsi a-t-on tenté d'évaluer aux USA la valeur de la santé accumulée
chez les travailleurs à 200 milliards de dollars, contre 500 milliards
dépensés pour l'éducation110. On a évalué à un dixième de la
croissance économique américaine la part due à ce capital santé. Un
tel calcul ne peut rendre compte de la réalité: l'effet de la baisse de la
mortalité infantile, qui augmente la force de travail potentielle mais
pèse sur les salaires, et la valeur idéologique du discours médical ne
sont pas mesurables. L'Ordre des Machines organise en fait une
cohérence interne efficace entre tous les éléments de l'idéologie
industrielle, assimilant les critiques les plus radicales pour en faire

249
ses principaux auxiliaires : les socialistes du xixe siècle, comme les
dictatures du xxe, lui empruntent ses règles et son discours, son
vocabulaire et sa syntaxe, ses invariances et ses apparences.

L'ordre absolu des machines

La société léniniste puis stalinienne est moins le premier modèle


de l'Ordre absolu des machines, qu'une forme ressurgie d'un ordre
absolu antérieur. La théorie des « ennemis du Peuple » de 1918, la
mise en place des camps de travail en 1920, la multiplication des
victimes de l'Ordre, comme plus récemment le massacre cambodgien
renvoient explicitement à l'Ordre des Corps: ceux qu'on enferme sont
surtout les paysans devenus sans terre, corps du délit du féodalisme
d'État. Bien qu'à côté d'eux, on sépare et sacrifie aussi des membres
du Parti, des élites intellectuelles pour l'essentiel, les corps des
masses pauvres sont de même dénoncés et séparés. En déportant
un minimum de dix millions de paysans, on épure la société non pas
de la maladie mais du corps malade, du corps du délit social, afin de
créer l'ordre absolu de la société communiste. Comme les procès en
sorcellerie, les procès de Moscou séparent le mal par l'aveu et
organisent la conjuration par le spectacle.
Quand la société devient stable et la propriété se veut collective,
donc quand l'organisation se pense comme en voie de devenir
parfaite, le mal ne peut être qu'objectif clinique. Être voleur, hostile au
régime, désirer posséder, c'est être cliniquement malade et donc
justiciable de soins de médecins. Le policier peut alors être remplacé
par le médecin. Ainsi dans toute société totalitaire, seul le
changement de tortionnaire marque le passage à un ordre nouveau.
L'Ordre des Machines commence avec la guerre qui vide les
camps pour peupler les tranchées et organise le modèle industriel.
Certes, dès 1930, on enferme dans les hôpitaux psychiatriques ceux
qui refusent d'avouer; mais ce n'est qu'à partir de Khrouchtchev que
la clinique s'instaure en nouvelle stratégie devant le mal nouveau, le
dissident et non plus la classe expropriée.

250
Les médecins psychiatres décident de l'internement des malades
après enquête policière sur leur vie privée, et cette étrange
connivence entre le médical et le policier fonde un nouveau
spectacle, mise en scène de l'ancien Ordre cannibale ressurgissant
de la nuit des temps pour être donnée à la seule élite, celle du
pouvoir.
Mais le khrouchtchévisme et le brejnevisme ne sont que la forme
embryonnaire de l'Ordre absolu des Machines que la société
soviétique ne réalise pas encore. Sa forme totale s'est en fait réalisée
dans l'Ordre nazi.
Comme l'Empire aztèque, exemple parfait de l'Ordre absolu des
Dieux, comme la France de Louis XIV, forme totale de l'Ordre absolu
des Corps, l'Allemagne nazie annonce l'Ordre absolu des Machines:
tous les discours politiques y sont médicaux, les thérapeutes y sont
les auxiliaires indispensables du dictateur. Guérir, c'est désinfecter le
corps social, en éliminer le microbe, mettre en scène la destruction
du mal pour conjurer la contagion raciale selon la stratégie invariable
de l'Ordre cannibale.
C'est d'abord la sélection des signes du Bien et du Mal. Déjà, dans
l'Allemagne en crise des années 20, le discours médical constitue la
trame du débat social sur le Bien et le Mal, sur l'ordre et le désordre,
comme le montre le livre du juriste Karl Binding publié en 1922,
l'Autorisation de supprimer la vie sans valeur de vie : « Y a-t-il des
vies humaines qui ont perdu de façon si aiguë leur qualité que la
poursuite de leur existence, pour elles comme pour la société,
devient sans valeur13 ? » Parmi ces vies humaines dévaluées, K.
Binding range les idiots incurables: « Ils n'ont ni le désir de vivre, ni
celui de mourir. Ils ne peuvent avoir ni consentement valable, ni
volonté de vivre. Leur vie est absolument sans but; mais cela ne leur
est pas insupportable. Pour leurs parents comme pour la société, ils
sont une lourde charge. Leur mort ne créerait pas le moindre vide,
sauf dans le cœur d'une mère ou d'une infirmière dévouée [...]. En
des temps de plus haute moralité, on aurait officiellement libéré ces
pauvres hommes d'eux-mêmes 13. » K. Binding ajoute à ces
arguments des raisons économiques explicites qui font de l'homme,

251
explicitement, une machine: « Prenons le cas d'une durée de vie de
cinquante ans, il est facile de calculer quel capital énorme sous forme
d'alimentation, de vêtements et de chauffage on soustrait à la
richesse nationale dans un but improductif. Un personnel infirmier de
plusieurs milliers de personnes est nécessaire à cette tâche
totalement improductive et est soustrait au travail productif; il est
pénible de constater que toutes ces générations d'infirmiers
vieillissent à côté de ces enveloppes humaines vides 13. » Binding
demande alors qu'une législation soit établie et qu'une commission
de deux médecins et d'un juriste décide de la suppression des
malades incurables. Un peu plus tard, le psychiatre Alfred Hoche
écrit: « Éprouver de la pitié, c'est ressentir une émotion profonde
devant la mort de l'esprit, aussi bien pendant la vie qu'au moment de
la mort. Quand l'esprit est mort, il n'y a pas lieu d'avoir pitié. Peu
importe que le malade soit vivant ou mort. Là où il n'y a pas de
souffrance, il ne peut y avoir de pitié. »
Puis, avec l'hérédité, à la liste des maladies peut s'ajouter la
judéité: le Juif, déjà dénoncé comme le Mal dans les Ordres
précédents, devient le mal absolu. Race et mal clinique s'identifient
quand on accepte le caractère héréditaire de la reproduction des
maladies: bouc émissaire de l'Ordre des Dieux parce que « déicide »,
corps du délit dans l'Ordre des Corps parce que « Juif errant », il
devient, dans l'Ordre des Machines, maladie absolue parce qu'il
enraye la machine sociale en « détournant le capital national ».
Cette conception est acceptée par des médecins dont elle étend le
champ de pouvoir, non seulement en Allemagne mais dans toute
l'Europe, bien avant l'arrivée au pouvoir des nazis. Ainsi, en
novembre 1932, la Chambre des Médecins du Wurtemberg se
prononce pour une stérilisation légale des «gens de valeur inférieure
». Le parti nazi, qui avait déjà perçu l'importance du discours médical
dans une stratégie moderne de prise du pouvoir, organise, dès août
1929, la pénétration du corps médical allemand par des médecins du
parti, de sorte qu'en 1933 celui-ci devient son auxiliaire majeur.
De fait, le parti nazi fait du corps médical son principal outil de
surveillance, de dénonciation et de séparation. Outil bicéphale

252
apparemment, pour séparer le microbe biologique et le microbe
social, mais, en réalité, outil unique servant le même objectif:
produire une race pure et saine, la race aryenne, en sélectionnant les
géniteurs, en contrôlant la croissance des produits, en éliminant les
déchets.
Le nazisme a compris dès ses premiers jours l'importance pour
l'Ordre de la thérapeutique. Une loi sur l'unification de la santé du 3
juillet 1934 place les médecins sous le contrôle du ministère de
l'Intérieur du Reich et la surveillance du peuple par le médecin est
contrôlée par le Département IV – dit « de la Santé et de la Protection
du Peuple » – du ministère de l'Intérieur et à des bureaux de santé
locaux.
Le Bureau de santé du Reich, fondé en 1876 et directement
rattaché au secrétariat à la Santé du ministère de l'Intérieur,
coordonne les travaux scientifiques médicaux, tandis que chaque
bureau de santé local, sous l'autorité d'un médecin fonctionnaire
d'État, collabore avec la police, les administrations du district et des
communes. Son directeur a tout pouvoir sur les médecins.
Cette organisation de la santé, mise en place en moins de trois
ans, est considérée jusqu'en 1939 comme un exemple par toutes les
démocraties. En fait, son unique but, sous le masque de l'Ordre des
Machines, est de faire accepter l'ordre politique nazi; aucune loi,
aucun décret, aucune ordonnance en matière de santé ne s'écarte de
cette ligne de conduite prioritaire: unifier le mal social et biologique et
en confier la gestion aux médecins. D'ailleurs, ceux d'entre eux qui
veulent demeurer apolitiques se trouvent isolés, leurs activités
soigneusement contrôlées par les fonctionnaires du parti, puis ils sont
éliminés. Le Service de santé civil, de ce fait, est « étroitement
étatisé, politisé, centralisé, sans indépendance ni liberté ».
Dès le 24 mars 1933, toute la profession médicale passe sous
l'autorité de l'État ; la Chambre des médecins, créée en 1870, est
prise en main par les médecins nazis. Au cours de l'été 1933,
l'Association des médecins allemands est supprimée et le 13
décembre 1935, une loi contrôlant les règles d'installation et
d'exercice des praticiens décrète que « le médecin est au service de

253
la santé de chacun et de l'ensemble du Peuple. Il remplit un devoir
officiel réglé par la loi. La profession médicale n'est pas un métier ».
Cette loi concerne les médecins chargés de la surveillance
générale, mais pas encore de la séparation du microbe social. Aussi
les officiers de santé de la Wehrmacht, de la Waffen SS, de la police
et du Service du travail du Reich, qui en seront chargés, n'y sont-ils
pas inscrits. La Chambre des médecins, en supprimant toutes les
représentations professionnelles antérieures, officielles comme
privées, enchaîne ainsi tout le corps médical en un corps de
dénonciateurs professionnels, rigide et autoritaire.
Le national-socialisme donne aussi sa forme absolue à l'État-
assureur. Puisqu'il est là pour mille ans, il garantit l'éternité. Les
caisses d'assurance-maladie sont prises en main et regroupées dès
le 2 août 1933 en une « Union des Caisses médicales allemandes »
(KVD). Son chef est celui de la Chambre des médecins. Placé sous
contrôle du ministère du Travail, le KVD a la charge de toutes les
assurances-maladies d'État, de toutes les caisses des entreprises,
des corporations, des employés et des fonctionnaires, ainsi que les
caisses agricoles. Grâce aux cotisations qui lui sont versées, le KVD
assure le règlement des frais médicaux et le versement des
prestations. Les organismes professionnels et d'assurance sont en
parfaite connivence. L'assurance est un mode de financement de la
surveillance: un médecin ne peut soigner des assurés sociaux
qu'avec l'accord du Conseil de la caisse-maladie locale. Après
l'autorisation de celle-ci, il est tenu de recevoir les assurés inscrits qui
ont le libre choix de leur thérapeute sur la liste proposée. « Pour
protéger les intérêts de l'État », le médecin doit limiter les abus d'arrêt
de travail, refuser les traitements superflus et faire un rapport
explicatif toutes les fois qu'il dépasse la somme des frais
pharmaceutiques fixée par l'État. Il lui est en outre conseillé de se «
libérer de la mauvaise habitude de prescrire des spécialités
pharmaceutiques, et de revenir à la bonne vieille prescription
magistrale 95 ». Le KVD peut refuser l'admission ou proposer
l'exclusion d'un médecin, le privant ainsi de ses moyens d'existence.

254
En même temps, pour fournir les cadres des organisations d'État,
le parti développe ses propres organisations médicales et le 14 juin
1934, il crée un Office Principal pour la Santé du Peuple. Le 15 mai
1934, le Docteur Wagner est nommé « homme de confiance du Parti
» pour toutes les questions de santé, et devient le président de
l'Office.
Cet Office est l'organe réel de diffusion de l'idéologie nazie dans le
corps médical et, très vite, il rencontre un grand succès, fondé sur la
séduction et la crainte: en 1937, 25 000 des 60 000 médecins
allemands sont membres du Parti et les médecins du travail qui, dans
les entreprises, soignent les membres du Parti, sont regroupés dans
un Office de Santé et de Protection du Peuple du Front Allemand du
Travail, dont la tâche essentielle est d'améliorer la production
industrielle en protégeant et en développant la capacité de travail des
ouvriers. Pour ce faire, ils vérifient les conditions d'hygiène, ils
étudient l'environnement, l'habitat, l'alimentation et les loisirs, ils fixent
l'âge d'entrée dans l'entreprise et surveillent le « vieillissement
physiologique » des ouvriers.
Dans un discours du 25 septembre 1937, le Docteur Grote affirme:
« Notre idéal est que le médecin ne soigne pas seulement les
malades, mais qu'il reste le secours de chaque homme en bonne
santé. » D'où une lutte contre la tuberculose, les maladies
vénériennes « qui souillent la race et coûtent cher », le tabac et
l'alcool. Le rôle essentiel du médecin nazi se fait jour: maintenir la
pureté de la race. Pour cela, il doit empêcher toute contamination
biologique ou raciale. Aussi une vie « saine » devient-elle le meilleur
garant du bon état sanitaire de la population et outre son action
hygiéniste, le thérapeute devient un « économiste biologique», car,
comme le note le professeur Reiter, « de même que l'économiste et
le commerçant sont responsables de l'économie des valeurs
matérielles, de même le médecin est responsable de l'économie des
valeurs humaines ». Ce discours s'inscrit bien dans une conception
de la santé humaine comme « potentiel biologique d'un peuple »,
dans une considération de « l'homme comme partie de la
communauté nationale, de la santé de chacun comme partie de la

255
santé nationale, du rendement de chacun comme rendement partiel
de la communauté ».
Et le Docteur Grote, adjoint du Docteur Wagner, peut, dès 1937,
déclarer: « Autrefois, le médecin s'occupait de l'individu. Aujourd'hui,
il est au service du peuple allemand tout entier. Il est devenu le guide
de sa santé. Le but des ordonnances des dirigeants médicaux est de
faire du médecin en charge de l'individu un médecin en charge du
peuple allemand62. »
Le véhicule essentiel de l'idéologie est le corps de santé de la
Hitler-Jugend institué le 1er mai 1939 pour sélectionner les nouveaux
membres des Jeunesses hitlériennes. Il emploie quatre mille
médecins et s'adjoint la collaboration de trente mille médecins civils.
Chaque année au printemps, il examine tous les garçons et filles
entrant dans leur dixième année, à qui, à l'issue de cet examen, est
distribué un livret médical à conserver toute leur vie et dans lequel
sont consignées toutes les règles d'une vie hygiénique. En 1939,
année consacrée à l'amélioration de la santé, le médecin général des
Jeunesses hitlériennes rédige les dix commandements de la santé,
forme exemplaire et absolue de l'idéologie clinique nazie:
« 1) Ton corps appartient à la nation, ton devoir est de veiller sur
toi-même.
« 2) Tu dois rester propre, être en bonne santé et « en forme». Le
soleil, l'air pur et l'eau t'aideront.
« 3) Soigne tes dents. Une denture saine et éclatante sera ta fierté.
« 4) Mange souvent des légumes, des salades et des fruits crus
bien lavés. Ils contiennent tous les principes nécessaires à la santé.
« 5) Bois des jus de fruit. Évite le café et les excitants.
« 6) Évite l'alcool et le tabac. Ce sont des poisons.
« 7) Pratique la culture physique. Tu resteras toujours dynamique.
« 8) Tu dormiras neuf heures chaque nuit.
« 9) Aide-toi d'abord toi-même. En cas d'accident, tu seras toujours
utile à un camarade plus touché que toi.
« 10) N'oublie pas, avant toute chose, que ton devoir est de veiller
à ta santé.

256
« Jeunesse allemande, maintiens ton corps et ton esprit sains; ils
n'appartiennent pas à toi, mais à ton Peuple. »
En même temps que s'installent les dénonciateurs du nouveau
microbe, sont éliminés les anciens thérapeutes contaminés, c'est-à-
dire les médecins juifs, soit 5990 sur les 52217 médecins allemands
exerçant en 1932. Dès 1933, certains hôpitaux les licencient et les
Conseils de médecins préconisent de ne pas les consulter. Le mois
d'avril 1933 est décisif: une loi du 4 avril impose aux enseignants de
prouver leur origine aryenne, une loi du 7 avril fixe la liste des postes
de médecins fonctionnaires dont les titulaires ont à justifier leur
origine aryenne sous peine d'être licenciés, une ordonnance du 12
avril oblige tout étudiant en médecine à prouver son origine aryenne,
le 22 avril, tous les médecins non aryens sont exclus des caisses-
maladie publiques. Le 15 septembre de la même année, une série de
lois retire leur citoyenneté aux médecins juifs et enfin, au début de
l'hiver de 1933, tous les juifs sont expulsés de l'Université.
En réalité, les textes ne sont appliqués qu'avec lenteur et réticence,
et c'est seulement le 21 décembre 1935 que les médecins juifs sont
exclus pratiquement de toutes les Caisses d'assurances-maladie
publiques ou privées, puis, le 31 mars 1936, de tous les postes
hospitaliers. Malgré ces lois, en avril 1937, il reste encore 4121
médecins juifs en Allemagne, dont 1471 à Berlin, et ce n'est qu'en
1938 que tous les médecins juifs sont effectivement expulsés de
toutes les fonctions administratives. L'outil de surveillance et de
dénonciation est alors en place et peut commencer la séparation en
masse.
La séparation du microbe racial a cependant commencé dès 1933,
de façon mineure, par celle des malades jugés atteints de maux
héréditaires. Tout d'abord est promulguée une loi de stérilisation: «
Toute personne héréditairement malade doit être rendue incapable
de procréer, si d'après les expériences de la science médicale on
peut s'attendre, avec une forte probabilité, à ce que ses descendants
soient atteints d'une tare héréditaire physique ou mentale grave. »
Aux termes de cette loi, sont considérées comme héréditairement
malades toutes personnes atteintes de «faiblesse mentale
congénitale, schizophrénie, folie circulaire, épilepsie héréditaire,

257
danse de Saint-Guy héréditaire, cécité héréditaire, surdité héréditaire,
toute difformité héréditaire grave ». La décision est prise par le
tribunal de santé héréditaire, rattaché à un tribunal de première
instance et constitué d'un juge de première instance comme
président, d'un médecin fonctionnaire et d'un médecin spécialiste des
maladies héréditaires agréé par l'État. « Si le tribunal a ordonné la
stérilisation, celle-ci doit être exécutée même contre la volonté de la
personne intéressée, dans la mesure où la demande n'a pas été faite
uniquement par elle. Le médecin fonctionnaire doit demander aux
autorités de police de faire les démarches nécessaires. Si plusieurs
démarches n'aboutissent pas, le recours à la force est autorisé. »
Les critères sont tels qu'en 1933, le professeur Lenz considère
qu'ils devraient conduire à la stérilisation de treize millions huit cent
quatre-vingt-six mille Allemands. En 1934, cinquante mille
stérilisations sont effectuées, qui se traduisent au moins par deux
mille morts. Cette pratique ne fait pourtant que reprendre certaines
lois américaines ou danoises et le grand patron de la médecine
nazie, le Docteur Brandt, déclarera au procès de Nuremberg: « Ce
prétendu jugement d'un tribunal militaire est l'expression formelle d'un
acte de vengeance politique. [...] Comment la nation qui se trouve à
la pointe de toutes les expériences humaines imaginables peut-elle
oser accuser et juger des gens qui l'ont tout au plus imitée? »
Mais, quand le corps de dénonciateurs est en place, l'Allemagne
étend très vite son champ de séparation au-delà des maladies
héréditaires; une loi du 18 avril 1937 exige la stérilisation de tous les
« bâtards nègres », et celle de janvier 1938 de tous les tziganes. Puis
la séparation s'installe triomphalement: les camps, formes cliniques
de l'Hôpital Général, réunissent tous les corps à séparer. Dès 1937,
Himmler écrit: « Il n'y a pas de meilleure illustration des lois de
l'hérédité et de la race, telles qu'elles ont été exposées par le Docteur
Gütt, qu'un camp de concentration. On y trouve des hydrocéphales,
des gens qui louchent, qui sont contrefaits, des demi-juifs et un
nombre incalculable de produits de races inférieures. » L'objectif n'est
encore que de séparer les corps pour les empêcher de se reproduire;
bientôt le concept de maladie héréditaire s'élargit à la déviation
idéologique et, dans une lettre à Himmler, le Docteur Pokorny écrit: «

258
Si nous pouvons produire le plus rapidement possible, à la suite de
ces recherches, un médicament qui, après une période relativement
courte, amènerait une stérilisation des individus, nous aurions à notre
disposition une arme nouvelle et très efficace. La seule pensée que
trois millions de bolcheviks se trouvant actuellement en captivité
pourraient être stérilisés, tout en restant disponibles pour le travail,
mais que leur propagation serait arrêtée, ouvre les plus vastes
perspectives. » Et Hitler d'ajouter : « la partie dégénérée de
l'humanité à amputer, c'est le prolétariat révolutionnaire ».
Il faut alors accélérer la séparation pour conjurer le Mal et la
stérilisation dans les camps tourne au meurtre en série. Un décret
resté secret du 1er septembre 1939 ordonne d'abord l'euthanasie des
enfants inaptes. Une menace pèse alors sur toute l'Allemagne,
et ces mesures doivent être rapportées: lorsque le peuple lui-
même se sent menacé de monter sur la scène sacrificielle, le
spectacle cesse d'être conjuratoire. Aussi la mise en scène se
concentre-t-elle désormais sur des critères raciaux et non plus
cliniques, et concerne-t-elle non plus les microbes biologiques, mais
les Juifs et les Tziganes. Millions de maux héréditaires, déjà séparés
du monde par les barbelés du camp, il faut les détruire pour maintenir
l'Ordre absolu des Machines, pour avoir un Mal à combattre. Le choix
des moyens du meurtre oscille entre la stérilisation, le travail et le
meurtre collectif. Et c'est la troisième méthode, la plus efficace, la
plus rapide aussi, que choisira le nazisme quand son ordre interne
sera menacé par les agressions externes.
Mais, au début, comme celle de l'Hôpital Général, cette foule
enfermée fascine l'industrie; rapidement sont construites à proximité
des camps des usines alimentées par ce gigantesque marché de
main-d'œuvre, telle l'IG-Farben dès 1935.
Dans les camps, deux stratégies s'opposent : la WVHA, avec les
SS, veut valoriser au maximum le travail des prisonniers, alors que le
RUSHA (Service de santé), avec la Gestapo, est partisan de la
solution finale. Reprenant les calculs des théoriciens du nazisme, la
WVHA compare la rentabilité économique des deux méthodes pour

259
démontrer l'intérêt de prolonger de six à neuf mois la vie des
déportés. Bruno Bettelheim rapporte le calcul suivant 11 :

Revenu moyen quotidien en louant un détenu .... 6,00


RM
Nourriture..... 0,60
RM
Amortissement ..... 0,10
RM
Revenu moyen quotidien ..... 5,30
RM
Vie moyenne : neuf mois
Revenu moyen total : 270 x 5,30 = ..... 1431
RM
Revenu net de l'utilisation du cadavre (or dentaire, vêtement, valeurs, argent, 200 RM
incinération) .....
Bénéfice net moyen en neuf mois ..... 1631
RM

260
261
Dans un premier temps, la rareté de la main-d'œuvre en Allemagne
pousse à se servir de la force de ces machines, et une circulaire du
28 décembre 1942, signée de Gluck, se plaint de ce qu' « avec un
nombre aussi élevé de morts parmi les détenus, le nombre de
détenus ne pourra jamais être celui demandé par le Reich Führer SS.
Avec tous les moyens à leur disposition, les médecins chefs de
camps pourront intervenir afin que la mortalité dans les différents
camps diminue sensiblement. Le meilleur médecin de camp de
concentration n'est pas celui qui croit qu'il doit se faire remarquer par
une rigueur déplacée envers les malades, mais celui qui, par une
surveillance et des échanges entre les différents chantiers, maintient
la capacité de travail aussi élevée que possible. Plus souvent que
cela n'a été fait jusqu'ici, les médecins dans les camps doivent
surveiller l'alimentation des prisonniers et, avec l'autorisation de
l'administration, ils doivent faire des propositions aux commandants
des camps».
Mais l'ordre nazi devenant fragile et menacé, sa logique veut qu'il
conjure sa peur du Mal par la destruction rapide du Mal dénoncé. La
séparation des machines par des machines s'explique alors,
exacerbation de la forme capitaliste du cannibalisme; le camp cesse
d'être Hôpital Général pour devenir hôpital clinique en même temps
que le corps cesse d'être objet de police pour devenir objet de
médecine.
On expérimente sur les corps le vaccin du typhus à Buchenwald,
l'influence du vide et du froid sur le corps humain à Schirmeck. Le
Docteur Kremer étudie l'atrophie brune du foie, le Docteur Heinz-
Thilo la hernie et le fibrome, et le Docteur Kônig l'amputation Le
professeur Clauberg, en expérimentant la stérilisation pour le compte
des usines Schering-Kalhbaum, montre qu'il ne s'agit pas de
préoccupations personnelles ou de fantasmes locaux, mais que ces
expériences correspondent à une réalité profonde qui réunit tout le
complexe médico-industriel. A preuve la correspondance «
commerciale » qu'entretient l'IG-Farben avec Auschwitz, dans
laquelle on peut relever cette correspondance de 1943 : « En vue
d'expérimenter un nouveau somnifère, nous aimerions que vous nous
fournissiez un certain nombre de femmes » [...] Nous avons bien reçu

262
votre offre, mais nous estimons que deux cents marks par femme est
un prix excessif. Nous n'avons pas l'intention de payer plus de cent
soixante-dix marks par tête. Si cela vous convient, nous sommes
prêts à entrer en possession des femmes. Il nous en faut
approximativement cent cinquante » [...] « Nous prenons bonne note
de votre accord. Préparez-nous cent cinquante femmes dans les
meilleures conditions de santé possible et sitôt que cela vous
conviendra, nous viendrons les chercher » [...] « Nous avons bien
reçu la commande de cent cinquante femmes. En dépit de leur
maigreur, nous avons trouvé leur état satisfaisant. Nous vous
tiendrons au courant de la suite de l'expérience. » [...] « Les
expériences ont été faites. Tous les sujets sont morts. Nous nous
mettrons en rapport sous peu pour un nouvel envoi 10. »
L'Ordre nazi mange les races « inférieures » de peur d'être mangé
par eux. Il détruit d'autant plus vite le mal qu'il dénonce qu'il a peur de
mourir. La folie nazie, barbarie clinique absolue, cannibalisme
capitaliste, porte ainsi en germe la crise de l'Ordre des Machines et
annonce les barbaries à venir. Aujourd'hui l'Ordre est en place et la
clinique ne peut plus rien pour réparer la panne de la machine. Avec
la fin du pouvoir absolu du médecin, dont le nazisme marque
l'apogée en Europe, avec les failles du pouvoir médical du
khroutchévisme, s'annonce un déclin de l'Ordre des Machines qui
structure la grande crise économique qui a aujourd'hui commencé.

CRISE DES MACHINES

Une peur nouvelle avait détruit l'Ordre des Dieux, un mal inconnu
avait anéanti l'Ordre des Corps, c'est un mal inouï qui va révéler
l'impuissance de l'Ordre des Machines. Semble recommencer le
processus qui avait bouleversé les trois premiers spectacles de
l'Ordre cannibale originel.
Est-ce encore cette fois l'annonce d'un nouvel ordre avec son
nouveau sens du mal et son nouveau guérisseur, ou n'est-ce qu'un
trouble mineur, passager et surmontable? L'Ordre nouveau, s'il se

263
prépare, est-il inéluctable? Peut-on lui résister? Met-il fin à l'Ordre
cannibale ou n'est-il qu'un nouvel avatar de cet Ordre éternel?
Au-delà des critiques ponctuelles de la médecine et des injustices
de l'assurance, au-delà du gaspillage pharmaceutique et de l'abus de
pouvoir des médecins, s'annonce le bouleversement de l'hôpital, de
l'assurance, du complexe médico-industriel, s'amorcent la mort de la
médecine et la naissance de nouveaux signes de vie. Parachevant la
traduction de l'acte de guérison en objet de consommation, cette
mutation ne peut qu'être refusée par les médecins, accrochés à leurs
privilèges, anxieux des critiques dont ils font l'objet, conscients du
déclin des formes de leur omnipotence. Et pourtant, elle aura lieu si
on ne sort pas de logique économique.

Le profit par l'échec

La vie devient de plus en plus chère: l'aphorisme de l'inflation se


vérifie aussi dans l'augmentation dans tous les pays du coût du
spectacle de la santé, que l'assurance soit publique ou privée, totale
ou partielle.
Aux États-Unis, la part des dépenses de santé dans le produit
national passe de 4,1 % en 1940 à 8,8 % en 1977. En Grande-
Bretagne, elle augmente de 1 % par an de 1950 à 1960, de 2 % de
1970 à 1980. En France, elle passe de 2,8 % du PNB en 1950 à 7 %
en 1978. Il en va de même dans tous les autres pays industrialisés. A
partir de 1967, General Motors et Ford consacrent plus d'argent à la
santé de leurs ouvriers qu'à l'acier de leurs voitures. Alors qu'en
1950, un Américain consacrait en moyenne, sous forme d'assurances
ou de dépenses non assurées, deux semaines et demie de son
salaire à la santé, en 1978, il y consacre au moins un mois, et sept
millions d'Américains plus de deux mois. En France, la santé coûte
dix fois plus cher qu'il y a vingt ans, pour seulement deux fois plus de
personnes soignées.
Les structures de dépenses évoluent de la même façon: partout,
dans le monde industrialisé, la santé se concentre à l'hôpital. En
France, il représente la moitié des dépenses, en Grande-Bretagne,

264
les deux tiers et aux États-Unis, la moitié également, tandis que le
médicament représente une part de plus en plus réduite du budget
(un cinquième en France, un dixième aux Etats-Unis).
Cette concentration des dépenses à l'hôpital s'explique plus par la
croissance du prix de journée que par celle du nombre des malades.
L'hôpital est en effet un des lieux du spectacle et non celui de
productions en série, comme la pharmacie. Or, en raison de la
technique et de la qualification du personnel, le coût des services
augmente partout très rapidement.
Sans doute cela s'explique-t-il d'abord par le fait que l'espérance
de vie a dépassé dans certains pays la norme de la rentabilité et que
le pourcentage de la population active diminue. Or, le coût de la
santé pour un individu de plus de 75 ans est égal à huit fois le coût
de la santé d'un individu actif. En Suède, 10 % de la population
dépasse 70 ans et utilise 50 % des dépenses hospitalières, alors que
les 2,5 % dépassant les 80 ans en utilisent 25 %. Ainsi les plus vieux
coûtent de plus en plus cher à l'hôpital, alors que nul n'en veut
ailleurs. Près de la moitié des dépenses de santé sert à leur donner
quelques semaines de vie supplémentaires.
Sans doute est-ce dû aussi au fait que l'assurance solvabilise le
soin et laisse l'un des acteurs, le médecin, fixer le coût de la
thérapeutique. Ainsi, le coût et le nombre des appareils utilisés dans
les hôpitaux américains s'est considérablement accru avec la
création du Medicare en 1966. De même, quand le gouvernement
américain décide en 1972 d'assurer le traitement gratuit de toutes les
maladies rénales (greffes ou dialises), les dépenses, prévues à 135
millions de dollars par an pour 100 000 malades, atteignent en réalité
en 1975 un milliard de dollars par an pour 200 000 malades. Dans
tous les pays, le lien entre le nombre de médecins et le nombre des
actes est établi, et on a pu calculer qu'il y a deux fois plus de
chirurgiens et deux fois plus d'opérations chirurgicales par habitant
aux Etats-Unis qu'en Grande-Bretagne 110. D'autre part, chaque
nouveau médecin, par ses prescriptions, ajoute à la facture médicale
nationale 250 000 dollars aux États-Unis et 75 000 livres en Grande-
Bretagne 112.

265
Or, pour sa rentabilité et le prestige de ses chirurgiens, l'hôpital doit
pratiquer de nombreuses interventions chirurgicales: c'est ainsi que la
chirurgie à cœur ouvert nécessite un minimum de deux cents
opérations par an pour rentabiliser un service. Enfin, Gaspard
Weinberger, secrétaire du Health, Education and Welfare, estime en
1975 à environ quatre milliards de dollars le coût des analyses et
examens radiologiques excessifs ordonnés aux USA par les
médecins.
Mais, plus grave encore, c'est une fois la solvabilisation assurée
que s'accélèrent les dépenses : le spectateur, pour conjurer sa peur,
est prêt à payer cher le droit d'assister à la mise en scène de la
réparation; et pour conquérir et garder leur clientèle, les
organisateurs se veulent les agents du meilleur spectacle possible,
c'est-à-dire aussi du plus coûteux.
Ainsi s'annonce une croissance exponentielle des coûts : plus le
spectacle est fascinant, plus nombreux sont les spectateurs désireux
de monter sur scène. Plus la société produit d'inquiétude, plus la
maladie devient le moyen d'entrer dans un groupe protégé, pris en
main, une façon digne de s'exclure du travail et des responsabilités.
Comme les pauvres bien portants choisissaient d'entrer dans les
léproseries, comme les paysans souhaitaient vivre à l'Hôpital
Général, on veut aujourd'hui être opéré, avoir mal pour être plaint.
Étrange Ordre de vie où le spectacle de la guérison pousse à se
dire malade, où la représentation est d'autant plus coûteuse en
médicaments et en hospitalisation qu'elle est inefficace. Et cela ne
fait que commencer car les limites de cet Ordre de vie ne sont pas
atteintes: tout le monde n'atteint pas encore l'âge des soins coûteux,
l'assurance n'est pas généralisée et bien des spectateurs restent
encore à rêver de monter sur une scène dont ils sont exclus, d'être,
eux aussi, un jour les vedettes de cet Ordre en déclin.

Les potentialités du spectacle des machines

Dans bien des pays, la scène est encore vide et les spectateurs
exclus du jeu. Les quatre cinquièmes du monde n'ont accès à aucun

266
soin clinique et l'espérance de vie (45 ans en Afrique, 56 en Asie) y
est loin d'atteindre le seuil de la rentabilité, faute d'hygiène
individuelle et collective, faute d'une nutrition correcte pour un demi-
milliard d'enfants. Cinq millions d'enfants du Tiers Monde meurent de
maladies contre lesquelles il existe des vaccins efficaces depuis déjà
cinquante ans (diphtérie, coqueluche, tétanos, poliomyélite,
tuberculose, rougeole). En Inde, un cinquième seulement de la
population a accès à un médicament. 80 % des produits utilisés
viennent des pays développés: quarante-trois pays du Tiers Monde
n'ont que des usines de conditionnement, quarante-cinq autres n'ont
rien et sont sous contrôle des multinationales pharmaceutiques.
Ainsi, le Sri Lanka, qui a tenté de nationaliser la production
pharmaceutique, s'est vu refuser par les producteurs américains des
vaccins contre le choléra en pleine épidémie. De même l'Afrique, qui
dépend de la France pour 70 % de son approvisionnement, est-elle
totalement sous le contrôle des multinationales. Celles-ci ne
consacrent aux recherches sur les maladies tropicales infectieuses
accessibles à la clinique (paludisme, filariose, bilharziose, maladie du
sommeil, lèpre, leshmanisse) qu'un cinquième de leur budget de
recherche.
Entre pays développés, les variations d'accès à la clinique sont tout
aussi considérables. Ainsi, la France est loin d'être un pays où la
clinique a atteint ses limites, où l'organisation de la santé est la
meilleure: la longévité des Français est celle des Suédois d'il y a
vingt-cinq ans. A l'intérieur même des pays développés, les inégalités
devant la mort restent considérables, et la maladie et la pauvreté non
assurées concernent encore 10 à 20 % de la population.
Bien des machines humaines n'atteignent pas encore leur seuil de
rentabilité, pour plusieurs raisons: si les classes aisées ont avec les
médecins des rapports plus égalitaires, les classes populaires ne
disposent pas d'une même connaissance du corps, des mêmes
ressources médicales et elles ressentent encore la maladie comme
un état de faiblesse, une inaptitude à user de sa force de travail, un
risque d'aller à l'hôpital 15.

267
Ainsi, la mortalité infantile en France est encore en 1970 de 28,3 ‰
parmi les enfants de mineurs, alors qu'elle n'est que de 12,2 ‰ chez
les enfants de cadres supérieurs. Dans les ghettos noirs américains,
elle est de 35 ‰, contre 10 ‰ et moins dans les quartiers blancs des
grandes villes. Aussi l'espérance de vie des enfants des plus riches
est-elle supérieure de 10 ans à celle des enfants des plus pauvres.
Les potentialités de la clinique restent donc considérables. Mais,
au-delà, le spectacle est d'ores et déjà remis en cause. Dans tout
ordre, une représentation n'est en effet acceptée et efficace qu'aussi
longtemps que nul ne sait qu'elle est simple mise en scène, que tous
pensent qu'elle est vérité et non travestissement. Or, aujourd'hui, le
spectacle des machines se démasque, et les spectateurs perçoivent
qu'il ne guérit pas; pire, qu'il tue.
Voici sans doute venu le temps où le spectacle se dissout, où la
représentation s'achève, où l'unité de l'acteur, de l'auteur et du
spectateur se recompose.
Il s'annonce avec la publicité faite aux échecs de la clinique, qui
met fin à la conjuration du Mal. Aussi les censure-t-on partout.
D'une part, on cache la mort, on dissimule le fait que tous nous
montons un jour sur scène pour y jouer notre dernier drame. On
dissimule le fait que l'hôpital est devenu un passage obligé de la vie,
un lieu de mort, c'est-à-dire l'endroit manifeste de l'échec de la
clinique. C'est pourquoi la mort se doit d'avoir lieu hors de la scène,
soit au domicile du malade, soit à l'hôpital mais sans spectateur.
De même, on masque les dangers que représente le fait de monter
sur scène. Mais aujourd'hui, comme dans les crises antérieures, cette
censure ne fonctionne plus guère: avec le savoir, la conjuration
s'avère inefficace. De nouvelles luttes, de nouveaux dénonciateurs
surgissent. Non que les médecins tuent plus qu'avant, non que la
société soit plus destructrice, mais parce que commence à naître une
information sur le mal, énonciatrice d'un autre rapport de force et d'un
Ordre de vie nouveau.
Cette révélation des dangers de la médecine, même
soigneusement dissimulée, annonce un nouvel Ordre encore plus

268
marchand, encore plus capitaliste, la naissance d'une nouvelle
thérapeutique, la prothèse absolue.

La mort par l'Ordre

Au lieu d'être possédés par les Dieux, atteints par la peste ou les
microbes urbains, les hommes des pays industriels souffrent de
maladies produites par les usines, de la prolifération de la déviance,
de la solitude. Quand diminue la mortalité infantile, quand s'accélère
la guérison des cas difficiles, quand s'assainit l'hygiène alimentaire,
dans le même temps, l'alcool, le tabac, l'automobile, les
conservateurs et colorants, fournissent des modes de production de
la douleur, des façons de se rendre malade, de monter sur scène par
un suicide souvent inconscient.
On pressent que l'espérance de vivre ne dépend plus du seul
niveau de vie, ni de la seule quantité de soins cliniques, mais que
l'Ordre produit lui-même un mal qu'il ne sait plus séparer.
On mesure d'abord que le niveau de vie n'explique plus
l'espérance de vie: à Cuba, l'espérance est de 70 ans pour un revenu
par tête de 540 dollars, à Ceylan de 66 ans pour un revenu de 200,
en Jamaïque de 69 ans avec des dépenses de santé de 9 dollars par
personne, alors qu'aux États-Unis, où elle est d'un an supérieure, les
dépenses de santé par personne sont trente fois plus élevées.
A l'heure actuelle, il meurt du cancer deux fois plus d'hommes en
France qu'en Suède, alors que cet écart n'était que de 1,5 il y a vingt
ans.
On commence à admettre que les différences d'état de santé dans
chaque classe ne sont pas liées à la seule hygiène médicale: si les
enfants d'employés et d'ouvriers sont plus vulnérables aux maladies
infectieuses et aux troubles psychologiques, si l'homme meurt plus
tôt que la femme, c'est pour des raisons différentes, hors de la
pathologie clinique. Ainsi, aux États-Unis, la mortalité des célibataires
entre 45 et 54 ans est 2,23 fois plus élevée que celle des gens
mariés du même âge, ce qui reste inexplicable par le système
habituel de références de la seule clinique 110.

269
De la même façon, il est aujourd'hui établi que la quasi-totalité des
cancers ne relèvent pas de la clinique, ni dans leurs causes ni dans
leur thérapeutique. Par exemple, la comparaison entre la fréquence
des cancers aux États-Unis et au Japon montre qu'au Japon, c'est le
cancer de l'estomac qui est le plus répandu, tandis qu'aux États-Unis
c'est celui du sein ; que les cancers de la prostate, du colon, de la
vessie et de la cavité buccale sont rares au Japon et fréquents aux
États-Unis. Il semble que les raisons soient liées au mode de vie de
ces deux pays, ce qui est confirmé par le taux, dix sept fois plus
élevé en France qu'en Suède et cinq fois plus aux États-Unis, de la
mortalité par cancer de la cavité buccale. Or, le cancer atteignant la
cavité buccale et le larynx, l'œsophage, semble être lié à l'alcool,
alors que le cancer du poumon dépend essentiellement du tabac.
Il faut donc commencer à étudier l'influence de ces deux facteurs
sur les maux nouveaux du nouvel Ordre 126.
Un mal nouveau est produit par certaines tensions qui lui sont
intrinsèques. L'argent est pathogène, producteur de solitude et
d'anxiété: actuellement, on vend des neuroleptiques, des
antidépresseurs et des somnifères par doses massives et plusieurs
millions d'enfants du monde industriel sont élevés au téralène (sirop
calmant). Le chômage et la crise économique ont une influence
certaine sur le taux des suicides et sur celui des maladies
mentales18. Nos sociétés de compétition provoquent le stress, le
suicide, l'homicide et les accidents cardiaques à tous âges. La
mortalité des divorcés (phénomène surtout urbain) est de deux à
quatre fois plus élevée que celle des gens mariés. Un million et demi
d'habitants sont atteints de dépression chaque année en Grande-
Bretagne. 10 % de la population japonaise souffre d'hypertension et
en 1977, 160 000 Japonais sont morts d'apoplexie. Aux États-Unis,
50 % des lits d'hôpitaux sont occupés par des malades souffrant de
troubles émotionnels et mentaux, et la baisse de natalité est aussi un
signe: au lieu de laisser mourir, on ne laisse pas naître. C'est ainsi
que le taux de reproduction est passé en dix ans en Allemagne de
101 à 78, au Danemark de 126 à 95, aux États-Unis de 151 à 110, en
France de 143 à 100.

270
Par des mesures lentes, difficiles et qui réclament plusieurs
années27, on a tenté d'analyser aux États-Unis les séquelles sur les
cancers des 50 000 produits cliniques existants et des 1000 produits
nouveaux introduits chaque année. On sait maintenant que sont
cancérigènes et mutagènes le chlorure de vinyl et le dichloroethane
qui se diffusent dans la graisse humaine 83 et dans le lait maternel 54.
On sait aussi que sont cancérigènes le furyl-furamyde utilisé au
Japon depuis 1965 comme additif anti-bactérique dans les produits
alimentaires comme le soja ou le poisson60 et interdit en 1974,
comme le dibromide éthylène 96 utilisé comme additif dans l'essence,
comme le tris, utilisé comme ignifugeant des pyjamas d'enfants et
absorbable par la peau93, comme 90 % des teintures pour cheveux
utilisées par 25 millions d'Américaines1. On sait aussi que
l'acétyléthyl, utilisé dans les savons, déodorants et cosmétiques, est
neurotoxique. Et il n'est plus possible de nier le rôle cancérigène des
fours à coke, déjà connu depuis 1936.
En 1968, le Docteur W. H. Stewart établit devant le Sénat que les
deux tiers des travailleurs américains sont exposés à des risques de
cancers et on admet aujourd'hui qu'un tiers au moins des cancers
sont dûs à l'environnement professionnel. Par exemple, une étude
publiée le 12 septembre 1978 par le gouvernement fédéral des États-
Unis prouve que parmi les deux millions de travailleurs en contact
avec l'amiante, 67 000 par an sont atteints de cancer, et que deux
millions sont susceptibles d'en être victimes dans les trente
prochaines années, soit le sixième du total des morts par cancer
attendus pour cette période.
Les transformations alimentaires ont aussi aggravé les risques
cancérigènes. On est passé des protéines végétales aux protéines
animales, accroissant par là l'apport en matières grasses saturées.
Entre 1963 et 1975, la consommation de lait et de crème a augmenté
de 20 % aux États-Unis, celle de beurre d'un tiers, celle des graisses
animales de moitié. Ainsi, les hydrates de carbone complexes (que
l'on trouve dans les fruits, légumes et céréales) se sont réduits au
profit des hydrates de carbone simples (que l'on trouve dans le sucre
raffiné) moins riches en vitamines et sels minéraux.

271
Ce type d'alimentation a plusieurs conséquences : d'abord, 20 à 30
% des adultes du monde industriel souffrent d'un excès de poids
d'environ 20 %, avec les conséquences fâcheuses que cela entraîne.
Ensuite, certaines carences sont une des causes de la fréquence
accrue des cancers de l'œsophage, tandis que la consommation de
viande hachée et cuite, la suralimentation, l'excès de graisses
animales, sont à l'origine de nombreux cancers glandulaires (sein,
prostate) et digestifs (colon, rectum). Enfin, 25 millions d'Américains
souffrent d'hypertension et 850 000 meurent chaque année de
maladies cardiaques ou cardio-vasculaires. De même, cinq millions
d'Américains souffrent de diabète, aujourd'hui cinquième cause de
mortalité alors qu'il n'était que 27e en 1900.
Si l'information médicale devient plus claire, plus précise et surtout
plus divulguée, le mal ne disparaît pas avec cette levée de la
censure. Il semble au contraire que l'on veuille être malade,
puisqu'on continue de boire, de fumer et de conduire, non plus pour
être guéri, mais pour se détruire, comme si les maux révélés et
connus devenaient des formes de suicide.
C'est ainsi que le rôle du tabac dans les cancers du poumon et du
larynx est parfaitement connu, même s'il ne l'a été que tardivement.
Alors que la consommation massive de tabac commence vers 1900,
le cancer du poumon n'apparaît que 25 ans après, et de même, pour
les femmes qui ne fument de façon importante que depuis 1950, il
n'apparaît que vers 1970. L'association fréquente du tabac et de
l'alcool rendait difficile l'identification du rôle respectif de ces deux
facteurs. On sait maintenant qu'il y a non pas addition, mais
multiplication des risques causés par le tabac et l'alcool, puisque la
fréquence des cancers de la bouche est environ cent fois plus grande
chez ceux qui boivent un litre de vin et fument 20 cigarettes par jour
que chez ceux qui ne fument ni ne boivent. La tabagie et l'alcoolisme
sont donc deux formes explicites de suicide: en France, la
consommation d'alcool par adulte est en 1966 de 40 % supérieure à
ce qu'elle est en Italie, de 50 % à ce qu'elle est en Allemagne. Elle
est près du triple de celle des Belges, Américains ou Britanniques, et
quadruple de celle des Suédois. En Angleterre et au Pays de Galles,
les admissions à l'hôpital pour alcoolisme se sont multipliées par

272
vingt environ en 25 ans. Au Chili, environ 30 % du budget des
services médicaux et psychiatriques sont consacrés aux maladies
dues à l'alcool et aux États-Unis, le coût médical psychiatrique et
social des conséquences de l'éthylisme est estimé à 43 milliards de
dollars par an. Il en va de même pour tous les pays de l'Ordre des
Machines.
Depuis les travaux de deux épidémiologistes anglais, Richard Doll
et Bradford Hill, on sait que les habitudes tabagiques sont
cancérigènes. S'il fallait une dernière preuve, on la trouverait chez les
Mormons et les Adventistes du Septième Jour, dont les prescriptions
religieuses interdisent l'usage du tabac et de l'alcool, et qui ont une
fréquence cancéreuse inférieure de moitié à celle des autres
Américains, bien qu'ils vivent dans les mêmes quartiers et exercent
les mêmes professions.
L'effet pathogène du mode de vie n'est pas le propre des pays
développés: l'industrialisation généralise le cancer du poumon, mais
la nourriture imposée par les multinationales dans le Tiers Monde
provoque chaque année bien plus de morts. L'irrigation elle-même
multiplie les maladies: la bilharziose, devenue l'une des plus grandes
calamités mondiales, menace 600 millions d'habitants et en touche
déjà 200 millions, dont 100 millions d'Africains. Due à un parasite
aquatique, la bilharziose est multipliée par la prolifération des
barrages et des réseaux d'irrigation, qui fournissent aux mollusques
porteurs du parasite de vastes et nouveaux terrains d'élevage. La
seule arme efficace, le vaccin, fait encore défaut, et les recherches
ne sont guère assurées d'aboutir avant l'an 2000.
L'Ordre des Machines produit donc partout, du Tiers Monde aux
pays les plus industrialisés, un mal qu'il secrète lui-même et qu'il ne
sait ni manger, ni digérer, ni même mettre en ordre.

La mort par la mise en scène

Non seulement l'Ordre des Machines est producteur de maladies et


de demandes de spectacle, mais encore le spectacle lui-même est
pathogène. Comme les croisades augmentaient les risques

273
épidémiques, comme l'Hôpital Général multipliait les risques de
maladies infectieuses, la médecine des machines devient aujourd'hui
productrice et multiplicatrice de son propre mal.
C'est d'abord la misère des hôpitaux et les limites des ressources
médicales qu'il faut accuser. En Angleterre, il faut parfois attendre
trois mois pour être opéré et la mort est souvent là avant le
chirurgien. En Italie, on doit amener ses draps avec soi si l'on veut
éviter les dangers de contagion. Partout l'hôpital reste révélateur de
pauvreté et producteur de maladies. Empire clos de sommités qui se
jalousent, l'hôpital, par la démesure de ses exigences
concurrentielles internes, produit aussi le mal. Depuis 1965, plus d'un
entrant sur cinq, dans les hôpitaux américains, y est victime d'un
accident73. Quel que soit le statut de l'hôpital, public ou privé, la
nécessité de rentabiliser les hôpitaux par le nombre d'opérations,
pour maintenir le revenu et le prestige des équipes, est elle-même
génératrice d'accidents. En Grande Bretagne, chaque année, 20000
patients meurent d'accidents opératoires et les abus le plus souvent
relevés concernent l'inutile multiplication d'actes chirurgicaux
particulièrement lucratifs. Aux États-Unis, les radiographies causent
chaque année au moins 13 500 troubles sérieux et 7 500 cancers
mortels. 20 000 patients, chaque année, contractent une hépatite à la
suite d'une transfusion sanguine112. Au moins 80000 Américains ont
subi d'inutiles opérations cardiaques en 1978 et, selon l'O.M.S., la
chirurgie à cœur ouvert, qui connaît un tel retentissement, n'a de
réelle utilité que dans 5 % des cas.
Paradoxalement, ce sont les Pays-Bas, où pratiquement aucun
accouchement n'a lieu à l'hôpital, qui ont la mortalité infantile la plus
basse.
L'Association des anesthésistes français a révélé en décembre
1978 que 15 % seulement du personnel des services de réanimation
savaient prendre les précautions aseptiques nécessaires, ce qui,
outre les souffrances et les risques infligés aux patients, allonge le
temps d'hospitalisation d'un million de journées par an.
Un autre risque notoire de l'Ordre des Machines est le risque
pharmaceutique. La prise anarchique de médicaments envoie

274
chaque année 300 000 Américains à l'hôpital et en tue 150 000 ; on
peut accuser la moitié des antibiotiques prescrits dans les hôpitaux
américains de superfluité, quand ce n'est pas de meurtre. De la
même façon, certains médicaments pris par les femmes enceintes au
moment de l'accouchement ont, à long terme, des effets néfastes sur
les enfants: des enfants de sept ans présentent des retards dans leur
évolution intellectuelle proportionnels à l'utilisation de certains
médicaments pendant le travail de la délivrance. Or, les femmes
américaines ont pris en moyenne quinze médicaments durant le
temps de leur grossesse et de leur accouchement en 1977, contre
dix en 1970.
Le nombre de médecins, curieusement, n'est pas un facteur
d'amélioration de la santé. Même, selon une étude non publiée de
l'O.M.S., une forte corrélation peut s'établir entre le nombre de
médecins par habitant et la mortalité infantile, après correction de
l'effet du niveau de développement économique. Pareillement, il a été
établi sur un échantillonnage de soixante-quatre pays que si
l'espérance de vie augmente avec une densité médicale de quatre
vingt-dix médecins pour cent mille habitants, au-delà de ce taux, les
deux variations sont indépendantes. Il est davantage de médecins
par habitant aux Etats-Unis qu'en Australie ou en Suède, par
exemple, où l'espérance de vie est plus élevée, et de 1940 à 1975,
l'espérance de vie n'a augmenté aux États-Unis que de 15 %, alors
que les dépenses de santé ont crû de 314 %.
Au total, la mortalité est en constante augmentation depuis 1960
dans la moitié des pays industriels et, sauf découverte médicale
majeure, notamment dans le domaine des maladies de
dégénérescence et du cancer, on ne peut guère escompter
d'allongement notable de l'espérance de vie au cours des prochaines
décennies: on sait produire le mal, on ne sait plus l'enrayer.
Depuis dix ans, le nombre de nouveautés pharmaceutiques réelles
diminue. Sur dix mille molécules synthétisées en 1979, une seule
parvient à la prescription médicale, contre une vingtaine il y a dix ans.
La chimiothérapie, efficace devant les maladies analysables en
termes de pannes infectieuses, se révèle impuissante devant les
maladies chroniques, et la méthode même de la pharmacologie

275
classique exclut les aspects pathogènes redevables à
l'environnement spécifiquement humain.
L'Ordre se crispe, s'essouffle et s'affaiblit. L'exemple éclatant de
son échec est le cas du cancer: le programme de recherches
américain lancé le 23 décembre 1971 par le vote du National Cancer
Act a déjà coûté sept milliards de dollars, des dizaines de recherches
éparses ont été lancées, et le seul progrès constaté est une légère
augmentation de la survie dans le cas de cancer du colon, de
l'œsophage et du pancréas.
Quand l'Ordre ne sépare plus le Mal, dénonciateurs et séparateurs
sont hués: quand meurt la médecine, agonise le médecin.

La mort du médecin

S'il est des pays, comme les États-Unis en particulier, qui comptent
toujours trois fois plus de candidats que de places en première année
de médecine, et où le statut du médecin demeure élevé, celui-ci,
comme avant lui le prêtre et le policier, cesse d'être l'absolu recours
devant le mal. Les médecins sont de moins en moins capables de
maintenir l'Ordre, de moins en moins capables de donner un sens à
la mort, de contenir la maladie ou d'augmenter l'espérance de vie.
Partout, leur domination et leur prestige connaissent un discrédit
croissant, dû aux accidents opératoires, aux erreurs de diagnostic,
aux luttes d'influence intestines. Un sondage régulier fait aux États-
Unis sur la confiance accordée aux médecins permet de situer la
zone de fracture au début des années 1970: à la question «Avez-
vous confiance en votre médecin? », 73 % des Américains ont
répondu oui en 1966 et 42 % en 1976. Dans le même temps, dans
les pays du Tiers Monde, les médecins sont mal répartis, nombreux
surtout à soigner les classes riches: 20 % des médecins y sont des
chirurgiens et seulement 8 % des pédiatres, alors que les enfants
constituent 50 % de la population de ces pays.
Pourtant le malade, privé de relations, seul devant un médecin
anonyme, voit encore en lui un dénonciateur du mal. De plus en plus,
il lui demande des analyses, des médicaments et non plus des

276
explications. La formation médicale est aujourd'hui de plus en plus
vite obsolète: 50 % du savoir médical est caduc cinq ans après le
diplôme. Mais comment se tenir à jour? Au lieu des trois mille
maladies et syndromes identifiés en 1900, il y en a aujourd'hui
quelque trente mille. Le nombre des examens et des médicaments
ne cesse d'augmenter avec, pour chacun d'eux, le devoir
déontologique de connaître les limites et les normes d'interprétation.
Aussi le diagnostic médical est-il ressenti dans le public comme une
fiction de moins en moins crédible. Aussi l'acteur du spectacle
devient-il sujet à caution. Nombre d'enquêtes le démontrent, telle
cette étude menée au Québec, selon laquelle il a été estimé que 58,5
% des médecins menaient un protocole incomplet d'investigation
diagnostique et que 44,1 % recommandaient une thérapie
inadéquate. Ce qui compte ici, ce n'est point tant les résultats que le
fait même qu'une telle enquête ait pu être menée.
Alors s'inversent les rôles: le spectateur ne reconnaît plus l'autorité
de l'acteur et du metteur en scène, il n'accepte plus ni sa
dénonciation ni sa séparation; et il en appelle aux juges pour le
protéger, comme il en appela à la loi pour le défendre du prêtre
contesté, puis du policier remis en cause. Quand un pouvoir peut être
jugé, il n'est plus un pouvoir. Le développement des procès contre les
médecins annonce donc la fin de leur omnipotence. Le nombre de
ces procès passe à New York de 564 en 1970 à 1200 en 1974 et en
1978, on en recense 20000 dans l'ensemble des États-Unis. En
Californie, un médecin sur treize a été attaqué pour faute
professionnelle, et la prime d'assurance payée par les médecins
contre le risque de procès passe de 60 millions de dollars en 1960 à
un milliard en 1978, grevant d'autant le coût de la santé. Certains
chirurgiens esthétiques payent même jusqu'à quarante mille dollars
par an de prime110. Mais les effets restent dérisoires. Peu de malades
touchent une indemnité et, de plus, les institutions professionnelles
ont tant de puissance que rarissimes sont les annulations du droit
d'exercer des médecins fautifs (six cas au États-Unis en 1975).
En revanche, la sévérité des juges augmente. Ainsi, la Cour
d'Appel de l'État de New York a décidé en 1979 que si un médecin ne
prévient pas une femme enceinte qui le consulte des risques qu'elle

277
court d'avoir un enfant anormal, il peut être condamné, en cas
d'anomalie vérifiée, à payer à vie les soins qu'exige le handicap.
La dynamique est alors cumulative: devant ces critiques, les
médecins en viennent à pratiquer une médecine défensive, moins
risquée pour eux, mais plus lourde et plus onéreuse pour la société.
C'est pour ces raisons sans doute qu'en dix ans, le nombre de
césariennes a doublé aux États-Unis et qu'a triplé le coût des
examens exigés par les médecins pour limiter les risques
opératoires.
Ce contexte ne peut manquer d'avoir un effet sur le revenu et sur le
statut social du médecin: son revenu connaît une augmentation
moindre que les autres, et dans les pays où l'assureur public,
promoteur du spectacle, salarie les acteurs le même phénomène se
retrouve. En France, le prix de la visite n'a été multiplié que par 2,88
de 1962 à 1975, contre 3,72 pour les autres salaires. De plus, l'entrée
des médecins du Tiers Monde pèse sur les tarifs médicaux. Depuis
1965, 2000 praticiens Indiens et Pakistanais exercent dans les
services de santé britanniques étatisés et sur 150000 nouveaux
médecins aux États-Unis, de 1962 à 1971, la moitié vient du Tiers
Monde. Enfin, la généralisation de la rémunération de l'acteur par le
promoteur, le tiers-payant, en supprimant l'échange direct et en
rendant le praticien interchangeable, en réduit le prestige et la
crédibilité spécifique.
Comme à chaque période de changement de signes, la perte de
crédibilité dans le guérisseur se mesure à l'engouement pour les
livres d'automédication, pour les médecines non prescrites par le
thérapeute officiel, pour les produits lancés par les medias. Le
spectacle de l'Ordre devient de plus en plus coûteux, de plus en plus
fascinant et, dans le même temps, de moins en moins conjuratoire du
mal. Une violence nouvelle réapparaît que l'Ordre de vie ne sait plus
séparer; auto-destructeur, il n'est plus capable de canaliser la
violence qu'il a lui-même produite. Il faut alors que naisse une
nouvelle classification qui rende enfin compte de la crise,
qu'apparaisse un nouveau champ des signes de vie, remplaçant les
anciens par une nouvelle analyse du mal, défini comme l'anormalité
du comportement et de l'environnement: il n'est plus loisible d'agir sur

278
la pathologie pulmonaire sans tenir compte du tabac, sur le cancer
sans agir sur la nourriture et les prédispositions génétiques ; le mal
n'est plus panne, le corps n'est plus machine.
Aujourd'hui, les signes des machines se brouillent et, avec eux,
s'annonce un nouveau rapport au Bien et au Mal; s'annoncent un
nouveau thérapeute, une nouvelle signification de l'existence. S'il
s'enracine dans les signes des Dieux, des Corps et des Machines, et
s'il y puise sa légitimité, cet Ordre à venir n'est pas seulement un
nouvel avatar de l'Ordre cannibale, mais bien l'achèvement de la
traduction de la vie en marchandise, de l'éternité en stockage, du
guérisseur en copie du corps à consommer, de l'homme en objet, en
l'objet-vie.

279
CHAPITRE IV
SIGNES DES CODES
« Il s'est trouvé en Italie un chirurgien qui, par son artifice, refaisait
des nez de chair à cette manière. C'est qu'il coupait entièrement les
bords cailleux ou cicatricés du nez perdu, comme l'on fait aux becs
de lièvre, puis faisait une incision tant grande et profonde qu'il estait
nécessaire, au milieu du muscle dit biceps, qui est l'un de ceux qui
fléchit le bras : puis subit faisait poser le nez en ladite incision, et
bandait si bien la tête avec le bras, qu'il ne pouvait vaciller ça ne là :
et certains jours après, qui est ordinairement sur le quarantiesme
jour, cognoisant l'agglutination du nez avec la chair dudit muscle, en
coupait tant qu'il en falloit pour la portion du nez qui manquait : en
après le façonnait de sorte qu'il rendait le nez en figure, grandeur et
grosseur qu'il estait requis, et traittait cependant la playe du bras,
comme les autres lorsqu'il y a déperdition de substance : et durant
lesdits quarante jours faisait user à son malade de formules, pressis
et autres viandes faciles à transgloutir, et quant aux remèdes
desquels il usait, estoient de quelques beaumes agglutimatifs. Nous
avons de ce tesmoignage d'un gentilhomme nommé le Cadet de
Jaivet Thoan, lequel ayant perdu le nez, et porté longtemps un
d'argent, se fasha pour la remarque, qui n'estoit sans une risée,
lorsqu'il estoit en compagnie. Et ayant ouy dire qu'il y avait en Italie
un maistre refaiseur de nez perdus, s'en alla le trouver, qui le luy
refaçonna en la manière de dessus, comme une infinité de gens l'ont
veu desfois non sans grande admiration de ceux qui l'avoyant
cogneu auparavant un nez d'argent. Telle chose n'est impossible ;
toutesfois me semble fort difficile et onéreuse au malade, tant par la
peine de tenir la tête liée long temps avec le bras, quie pour la
douleur des incisions faictes aux parties saines, coupant et eslevant
portion de la chair du bras pour former le nez : joinct aussi qu'icelle
chair n'est de telle température ny semblable à celle du nez, et
pareillement tant agglutinée et reprise, ne peut jamais estre de telle
figure et couleur que celle qui estoit auparavant à la portion du nez

280
perdu : aussi les creux des narines ne peuvent estre tels comme ils
estoient premièrement 38. »
Éternel fantasme de l'homme recomposé, de l'homme guéri par sa
propre chair proliférante, de l'homme mangeant sa propre vie pour
vivre. Éternelle utopie du guérir par le produire, du laisser-faire en
lieu et place du réparer. Aujourd'hui, le moment est venu où cette
utopie devient nécessité, où le savoir de vie rend productible le
fantasme du XVIIe siècle.
Étrange ? Faux ? Probable. Parce qu'à la rencontre de
l'économiquement nécessaire, du politiquement pensable, du
scientifiquement disponible. Achevant l'évolution des Ordres de vie
vers le règne de la marchandise. Un autre mal s'annonce :
Anormalité ; une autre forme de guérison s'esquisse : Substitution ;
un autre guérisseur prend le pouvoir : Prothèse, copie du corps
normalisée, codifiée, consommable.
Si la logique de la marchandise l'emporte, si la succession des
Ordres de vie a un sens, la crise économique ne peut être dépassée
qu'en un Ordre des Codes transformant la production de soins,
charge sociale, en production de prothèses, source de profit ; la
Machine à réparer en Code à produire. Au-delà de la logique
nécessaire d'un discours de raison, par-delà les limites. mutilantes
de l'expression écrite d'une intuition, il ne s'agit pas ici de désigner
quelque invariable mécanique de l'histoire, une dynamique
irréversible de l'avenir, mais de décrire la figure la plus probable du
futur, impliquée par la mise au jour d'un sens du passé. Probable au
sens où l'entend la physique moderne : même s'il ne se réalise pas
partout, cet ordre est le point moyen de tous les futurs réalisables.
Cruel cauchemar, il annonce au loin une marchandise insensée.
Intolérable mémoire, il renvoie de loin au cannibalisme oublié : la vie
devient artefact, non plus consommatrice, mais consommable ;
l'anthropophagie revient, non plus pour détruire des cadavres,
supports du mal, mais pour faire circuler des marchandises,
supports de l'argent. Ainsi, en une architecture simple, implacable et
peut-être trop pure, s'achève l'histoire des avatars de l'Ordre

281
cannibale : du Péché à l'Anormalité; de l'Offrande à la Norme; du
Sacrifice à la Substitution.
Sans doute ne verrons-nous jamais l'aboutissement ultime de
cette dissolution économique du Mal, de cet impérialisme absolu de
l'argent. Sans doute ne percevrons-nous pendant longtemps que les
premiers signes de cet Ordre de vie, à peine sensibles sous le
masque de ses prédécesseurs. Comme l'écrit René Char : « des
flots où nous nous trouvions, nous lancions des ponts et fondions
des îles dont nous ne serions ni l'invité ni l'habitant ». Pourtant, ce
futur insensé est déjà présent dans nos peurs et dans nos
espérances, dans nos savoirs et dans nos armes. Déjà, les plans de
ces ponts sont rangés dans nos mémoires et les emplacements de
ces îles se dessinent sur nos cartes. Peut-être nous reste-t-il encore
le pouvoir d'empêcher de construire ces ponts ou celui de les miner,
ou encore de faire de ces îles autre chose que des camps de la
mort, enfers pour des hommes, devenus des Ugolin et Ruggieri
produits en série, ou enfin de refuser l'invitation de leurs habitants.
Mais nous n'avons plus, nous n'avons même jamais eu le pouvoir
de détruire les plans ni les cartes de l'avenir. Aussi nous faut-il les
étudier en détail, pour éviter de nous y rendre sans l'avoir voulu ou
pour apprendre à nous y mouvoir.
Difficile travail, car ces signes sont encore flous, ces cartes sont à
peine ébauchées ; longtemps encore, prêtres, policiers et médecins
se disputeront le pouvoir de gérer le mal ; longtemps encore, les
problèmes économiques de la santé resteront ceux des Machines et
l'on refusera de penser en termes de cannibalisme marchand.
Pourtant, quelle que soit la valeur donnée à chaque vie humaine
et la forme du spectacle, aucune solution à la crise des Machines
n'est possible sans un nouveau changement des signes de vie. On
ne peut en effet espérer que, par une mystérieuse régulation
naturelle, intérieure à l'Ordre des Machines, la part des dépenses de
santé décroisse dans la consommation d'une nation : d'une part, la
productivité du spectacle des machines ne peut que rester
notablement inférieure à celle de l'économie dans son ensemble.
D'autre part, en raison même du progrès dans la lutte contre les

282
maladies infectieuses et de la baisse de la natalité, la demande de
soins chroniques des personnes de plus de soixante ans
augmentera dans les pays développés ; à la fin du siècle, leur
nombre atteindra en moyenne 1 pour 3 actifs, contre 1 pour 6
aujourd'hui. En conséquence, il est vraisemblable que 85 individus
sur 100 nés aux USA en 1979 parviendront à l'âge où ils sont
atteints de maladies chroniques, contre seulement 50 en 1900, et
que le nombre de cancers à soigner dans les pays développés
doublera d'ici l'an 2000. Un peu plus tard, ceci deviendra aussi vrai
dans le Tiers Monde, touché, avec l'avancée du mode de vie
industriel et clinique, par les mêmes maladies dites de structures : le
cancer du poumon, autrefois rarissime chez les Noirs, devient une
maladie courante avec la demande de cigarettes occidentales. Le
diabète se développe en Chine avec la disparition de la famine.
Il n'y a plus de frontières au Mal et les vies se normalisent, dans la
même espérance de forme et de durée. Or, le coût des soins
accordés à chaque personne âgée est quatre fois supérieur à ce
qu'il en est pour un autre adulte. En conséquence, et quel que soit le
mode d'assurance de l'Ordre des machines, le dernier acte du
spectacle devient ainsi de plus en plus cher dans l'état prévisible du
savoir.
Au total, la part des coûts de santé dans le revenu national ne
peut que continuer d'augmenter. Symétriquement, pour les financer,
à partir de 1980 les cotisations d'assurance de santé devraient
croître en France de 1 point au moins chaque année. Dans tous les
pays développés, les assurances de santé ne pourront représenter
moins de 11 % à 15 % du PNB en 1985, et pourront atteindre jusqu'à
la moitié de la charge fiscale totale des principales nations en l'an
2000.
En elle-même, cette évolution ne pose pas de problèmes : si tel
était son choix, comme cela semble l'être pour la seule Finlande, les
dépenses en soins cliniques d'un pays pourraient même augmenter
jusqu'à représenter la quasi-totalité des revenus des ménages, sans
rompre les circuits d'échange. Cette croissance n'est un facteur de
crise économique que dans la mesure où l'appareil industriel ne

283
tolère pas qu'une part croissante des revenus soit utilisée à acheter
des services et non pas des marchandises, à créer des salaires et
non pas des profits. Contre cette tendance à l'aggravation de leur
crise, la première réaction des forces économiques est de chercher
à limiter les ressources financières consacrées au fonctionnement
du spectacle des machines, à contenir la réparation en réduisant la
valeur du spectacle et le nombre de ceux qui y ont accès. On peut
s'attendre alors à la multiplication des pénuries d'équipement et des
contingentements de soins, à la généralisation des déficits de
sécurité sociale, au déclin de beaucoup d'hôpitaux, à l'exacerbation
de leurs concurrences et de leurs conflits, au manque chronique de
personnel. La phase à venir de la crise économique est une crise
des appareils de santé et de leur financement.
On va assister au déplacement vers les hôpitaux les mieux
équipés des malades les mieux informés, les autres étant délaissés.
Vont se mettre en place des circuits parallèles de décision, des files
d'attente pré-opératoire, un marché noir des soins et, ultime signe de
pénurie, l'euthanasie pré ou post-opératoire.
Dans la logique des machines en effet, le contingentement ne livre
accès aux soins qu'à ceux dont le rendement social, une fois guéris,
peut être encore important. Un exemple spectaculaire de gestion de
la pénurie, sans doute annonciateur, est donné par la politique du
Centre du Rein artificiel de Seattle. En 196848, un comité consultatif
composé de médecins et de citoyens ordinaires a défini des normes
d'usage du rein artificiel, exerçant en fait un droit de vie ou de mort,
à cette époque où le rein artificiel et la dialyse étaient encore rares :
« Les décisions du comité constituent l'une des premières
décisions pour répartir en temps de paix des ressources médicales
entre individus [...] Le centre a mis au point une série de critères
auxquels il obéit fermement : détérioration des fonctions rénales,
absence d'hypertension durable, responsabilité et maturité
émotionnelle du patient, son désir de coopérer, âge compris entre 17
et 50 ans, 6 mois de résidence dans la région de Seattle ; un niveau
minimum de ressources financières, une certaine valeur pour la
communauté, un potentiel de récupération, un équilibre

284
psychologique et psychiatrique [...] Selon un médecin du centre,
parmi les candidats rejetés, il y avait un beatnik entre 20 et 30 ans,
mauvais élève au lycée, ayant eu des emplois de bas niveau et
apparemment sans argent ni plan d'avenir. Il ne remplissait pas le
critère de valeur pour la communauté, ni celui du potentiel de
récupération. De même fut refusée, bien qu'elle ait eu beaucoup
d'argent, une dame de mauvaise réputation, car on pense qu'elle ne
pouvait être considérée comme citoyen responsable et récupérable.
Dernier exemple, celui d'un bûcheron, qualifié à tous égards, sauf
que nul n'a pu payer son traitement. Il est mort le jour où sa femme
reçut la lettre de refus 48. »
Il ne s'agit pas là d'un cas isolé : tous les jours, bien d'autres
décisions de ce genre sont prises dans tous les hôpitaux du monde,
où infirmiers et médecins gèrent, au gré de leur conscience, la
pénurie de lits et d'équipements. Certains établissements américains
confient même aujourd'hui la décision de réanimation de comateux à
un protocole informatique intégrant un certain nombre de paramètres
pathologiques et sociaux, tout comme d'autres, en France, confient
à un ordinateur la gestion de la file d'attente des demandeurs de
greffe rénale.
A terme, et plus ouvertement, le contingentement débouche sur
l'euthanasie économique, explicite sur une limitation affichée des
moyens de réparation mis à la disposition de chaque machine
humaine. Si les lois les plus récentes sur l'euthanasie volontaire ont
apparemment pour fondement le souci d'abréger la douleur, elles
constituent en fait l'annonce timide d'un droit à l'arrêt de la vie pour
des raisons économiques : depuis qu'en janvier 1978 le Natural
Death Act a pris force de loi en Californie, peu de malades ont
demandé qu'on suspende les moyens artificiels de leur survie.
Pourtant, suivant l'exemple californien, 7 autres États ont adopté des
lois reconnaissant le droit de mourir : l'Idaho, l'Oregon, le Nouveau-
Mexique, le Nevada, le Texas, la Caroline du Nord et l'Arkansas. 25
autres envisagent de promulguer une législation sur ce droit de
mourir. Il est vraisemblable que ces textes pourront ensuite
s'appliquer à un usage plus étendu de l'euthanasie. Parallèlement,

285
en effet, certains théoriciens réfléchissent au retour à un marché
destiné à gérer la rareté en donnant à chacun, à sa naissance, le
contrôle d'une somme déterminée, fixée socialement, à répartir entre
les différents moments possibles de soins, entre de l'argent
consacré à vivre plus et de l'argent consacré à vivre mieux, entre
une vie plus longue et une vie plus pleine. Une fois la somme
atteinte, s'imposerait l'acceptation de la mort, l'euthanasie volontaire
faute de moyens de vie que les lois actuelles proposent.
Dans la démence des fantasmes produits par la conscience des
limites, on pressent que cette crise des machines doit déboucher sur
une prise de conscience de la valeur économique de la vie, sur
l'inégalité devant le mal, et la multiplication des morts insensées. Il
va devenir tout à la fois inacceptable de ne pas donner à tous les
mêmes droits de vie, et intolérable d'organiser l'égalité de toutes les
vies par un contingentement explicite des moyens de soins. Dans
cette impuissance face à la maladie, le développement des
échanges économiques, culturels et pathologiques internationaux,
va faire ressurgir les Maux anciens, péchés et délits. Dans
l'effacement de l'Ordre des Dieux et de l'Ordre des Corps vont
proliférer toutes les hystéries et toutes les épidémies qu'ils avaient
fonction de réduire, toutes les sectes et toutes les milices qu'ils
avaient mission de combattre.
Dans la pénurie de vie et l'absence de sens de la mort, les Ordres
de vie vont se télescoper : on échange les peurs et les fanatismes,
les virus et les boucs émissaires, on assiste à la renaissance des
prêtres et des policiers. Encore une fois, quand un Ordre se dissout,
le Mal qu'il produit et met en scène devient plus fort que le
thérapeute qui le combat : l'Ordre n'a plus les moyens de manger le
Mal. Tous les maux antérieurs reviennent sur scène, on sacrifie, on
contient, on répare tout à la fois, en attendant que naisse dans la
crise un nouveau signe de vie : c'est dans la pénurie que naît
l'artefact, qui la dissout.
On ne peut donc penser le dépassement de la crise actuelle
comme une évolution continue, lente, invisible, localisée. Au
contraire, comme les deux précédents changements d'Ordre, celui-ci

286
va sans doute s'accompagner d'un bouleversement systématique de
l'ordre politique et culturel. L'installation d'un autre sens de la vie et
de la mort n'est pas parallèle à la crise économique, mais liée à elle.
Elle est la condition de son dépassement.
Cette mutation, où la représentation du vivant passe de la
métaphore de la machine à celle du code et où la consommation
trouve un nouveau champ d'expansion, s'organise, dans le discours
qui la décrit, en trois phases :
L'Ordre des Machines tente d'abord de se maintenir en réduisant
ses coûts non plus par la pénurie, mais par une surveillance du
spectacle placé sous le contrôle absolu de l'assureur : on surveille
guérisseurs et spectateurs ; on codifie les thérapeutiques efficaces
et les profils de vie économe en soins ; on définit un modèle de vie à
imiter, à copier ; on organise la Naissance d'une Copie idéalisée de
soi-même, modèle mondial de norme.
La demande de conformité au modèle produit alors le besoin de
Miroirs du corps, capables d'aider à copier le modèle, à surveiller
individuellement le profil de vie. Avec ces outils de la norme,
informatiques et génétiques, chacun autosurveille sa conformité et
autodénonce l'écart. Alors commencent, dans la prévention, à se
réduire les dépenses d'hospitalisation et de consultation médicale,
en même temps que se développe le marché de ces outils. Naît la
conscience d'un nouveau mal, prédisposition à la maladie, profil de
vie coûteux, anormalité, non-ressemblance à la copie.
Puis le savoir sur les Codes du vivant rend pensable la production
et la vente d'outils de négociation et de séparation du mal,
consommation économique du même, cannibalisme marchand,
réunifiant les fonctions du vivant en copies de fractions du corps,
prothèses d'organes ou de membres, imitations du corps,
semblables artificiels de plus en plus parfaits, jusqu'à la production
de copies génétiques du vivant.
Aujourd'hui, la copie, le miroir et la marchandise cannibale
s'insinuent tous ensemble dans le discours économique et politique
sur le Mal et dans la pratique de l'appareil de soins. Ce qui suit, récit
chronologique en trois phases de la mutation probable et non

287
souhaitée, n'est là que pour en éclairer le mouvement, et non pour
pronostiquer une succession historique. En réalité, le futur est à la
fois utopie et uchronie ; les phases de son instauration
s'interpénètrent dans l'espace et le temps, entre elles et avec les
ordres antérieurs.
Comme les Dieux et les Corps vivent encore dans la Machine, les
Codes parleront avant que les Machines ne se taisent, des hommes
achèteront et mangeront des copies d'eux-mêmes à l'infini quand
d'autres continueront de mourir de faim.

NAISSANCE DE LA COPIE

Quand se dessinent les frontières d'un spectacle trop coûteux,


trop risqué, trop grandiose, quand s'annonce le désir d'un rapport
autonome à la conjuration du mal et à sa guérison, les grandes
organisations du spectacle des machines tentent de gérer au mieux
leur système, de réduire au minimum la machinerie, les décors et les
figurants, de surveiller guérisseurs et spectateurs en inventant des
modèles idéaux à imiter, des copies à assimiler et à consommer
dans le quotidien, sans plus passer par la scène.

Hypersurveillance des guérisseurs

On peut d'abord s'attendre que le poids du financement de la


santé sur le coût du travail soit de plus en plus souvent dénoncé
comme une des causes essentielles de la crise économique
actuelle, aussi bien par les dirigeants d'entreprises que par les États.
Syndicats et consommateurs, conscients du risque de payer plus
cher un service identique, se joignent alors aux défenseurs de la
rentabilité. Ainsi se crée un consensus général ambigu et conflictuel,
autour de la nécessité de contrôler les dépenses de santé, de
surmonter la pénurie et d'éviter le contingentement par
l'autodiscipline.

288
Pour rendre plus rares les pannes et moins coûteuses leurs
réparations, le contrôle du coût des soins devient un élément
essentiel des politiques économiques de lutte contre la crise, un
enjeu essentiel des débats politiques. Faute d'une théorie
économique de rentabilisation des dépenses publiques, faute d'une
explicitation claire du rôle du spectacle des machines dans la
croissance des coûts, on peut s'attendre à ce qu'au gré des rapports
de forces et des institutions, les mesures les plus contradictoires
soient prises pour limiter les dépenses.
On limite le prix de chaque type d'actes médicaux pour en réduire
le coût ou, au contraire, on l'augmente pour en réduire le nombre.
On augmente le nombre des médecins pour peser sur leurs
honoraires ou bien on le réduit pour les affaiblir en tant
qu'ordonnateurs. On assure toutes les dépenses de santé pour
mieux les contrôler ou l'on privatise le risque d'une partie d'entre
elles pour inciter les consommateurs à réduire leur demande. On
standardise les prescriptions pour en contrôler le coût, ou l'on
supprime toute limite à la concurrence des médecins et des hôpitaux
pour peser sur les prix. On fonctionnarise les médecins pour
contrôler leur revenu, ou on leur rend la liberté d'honoraires pour
faire baisser leur coût. On développe la prévention pour réduire les
soins ou bien on la réduit pour diminuer les dépenses en santé.
Tout cela est possible et est en passe d'être essayé. Sans succès,
sinon d'organiser la prise en main directe ou indirecte des
thérapeutes par les assureurs : après tout, il est normal que le
payeur surveille, puis salarie l'ordonnateur pour en faire son
employé, que le promoteur du spectacle fasse de certains acteurs
ses salariés et les soumette à ses consignes.
Les principales expériences de contrôle direct des dépenses de
santé montrent clairement cette évolution. Elles annoncent partout le
renoncement à venir à la fiction de l'honoraire, le développement
prévisible de la médecine par abonnement, du salariat médical, du
Tiers Payant, des centres de soins intégrés, du contrôle des
prescriptions médicales, de la politique hospitalière en même temps,

289
et c'est là l'essentiel, que la normalisation des comportements
thérapeutiques.
Aux USA, certaines expériences réunissent déjà dans la même
institution médecins et assureurs. Comme dans le système
britannique, l'assurance-maladie et les ordonnateurs s'y trouvent
confondus en un seul et même organisme, réduisant ainsi les frais
de gestion à leur minimum et supprimant de nombreux conflits
d'intérêts ; mais, c'est aux praticiens qu'est confiée la gestion de
l'assurance maladie, alors que c'est l'institution publique d'assurance
qui, dans le cas anglais, gère les médecins. Cette intégration des
médecins et des assureurs n'a conduit à des économies de
dépenses qu'au moment de sa mise en place, quand le spectacle
des machines n'était pas aussi producteur de demande
qu'aujourd'hui. L'expérience de la Kayser Permamente Company,
créée en 1933 par les travailleurs des chantiers navals de Californie
et gérée en concert avec les médecins, est la plus significative.
Chaque abonné, étant soigné gratuitement, contre une cotisation
annuelle, par des médecins salariés dans des hôpitaux appartenant
au groupe Kayser, celui-ci a intérêt à réduire les dépenses afin de ne
pas augmenter les cotisations et garder ses abonnés. De fait, la
Kayser Permanente a aujourd'hui trois fois moins de lits d'hôpital
que le reste des USA et les dépenses d'hospitalisation y sont d'un
tiers inférieures à la moyenne américaine. Mais on ne peut, de ce
seul exemple, tirer de conclusions générales, car l'efficacité de la
Kayser Permanente tient en partie à la nature exceptionnelle de la
population couverte au moment de sa mise en place. Preuve en est
que la généralisation, en 1974, du principe à d'autres groupes
professionnels, sous le nom de Health Maintenance Organisation,
n'a pas, jusqu'ici, réduit significativement les dépenses de soins par
individu; certes, les quelques centaines d'organisations de ce type
intégrant, avec un minimum de 25 000 adhérents, assurance et
thérapeutes, ont, dans les premières années de leur fonctionnement,
réduit sensiblement les dépenses et les soins : les assurés d'un
HMO sont deux fois moins opérés que les autres Américains, et leur
séjour moyen à l'hôpital est d'un tiers inférieur 33 ; à New York, les

290
dépenses de santé par assuré du HMO sont même inférieures du
tiers à la moyenne de celles des autres habitants de la ville. Mais,
face à la crise, les HMO se sont révélés très décevants : d'une part,
la concurrence entre eux revêt des formes extrêmes qui influent sur
la nature du service rendu et augmentent la production de
demandes de soins ; d'autre part, à partir de 1976, de nombreuses
enquêtes ont démontré que l'économie de dépenses se fait au
détriment de la qualité des soins. Des contrôles sévères ont alors
été mis en place et le nombre d'inscrits a diminué : alors qu'en 1974,
en Californie, 237 000 assurés de Medicaid sont inscrits dans 55
HMO, en 1979, le nombre de centres de HMO habilités à soigner les
assurés sociaux est tombé à 18 et ne couvre plus que 150000
personnes.
En d'autres pays où l'assurance est publique, des solutions
intégratrices de même type sont en cours de généralisation, mais
selon une logique différente. Au Québec, par exemple, des «
Centres locaux de services communautaires », établissements
publics indépendants, sont chargés de l'ensemble de services
sociaux et des soins de première ligne, depuis les consultations et
visites de médecine générale jusqu'à la protection maternelle et
infantile, la surveillance des écoliers, les soins aux personnes
âgées... Médecins, infirmières, travailleurs sociaux et
administrateurs y sont tous salariés. Ces centres sont financés par
des ressources publiques d'assurances autonomes, évaluées
chaque année en fonction du nombre de leurs usagers. En 1979,
une centaine de ces centres fonctionnent de manière satisfaisante,
avec une grande variété de modes d'intervention et de niveaux
d'activité, simplifiant considérablement les procédures d'accès au
soin. Mais, là encore, leur mise en place n'a pas réduit le rythme de
croissance des dépenses de santé ; au contraire, elle a produit une
demande nouvelle dans des classes sociales jusqu'ici écartées des
soins faute de connaissance des réseaux hospitaliers. Dans une
telle logique de contrôle direct, les institutions d'assurance et les
appareils de soins (en France, la Sécurité Sociale et les diverses
Assistances Publiques) ont vocation à fusionner dans une institution

291
unique centralisée faisant de l'État assureur le patron de l'ensemble
des thérapeutes.
Sans aller jusqu'à cette intégration totale, peu probable dans les
pays d'assurance privée, l'hypersurveillance pousse partout au
contrôle indirect des acteurs du spectacle – hôpitaux, médecins,
pharmaciens – par ceux qui le financent : États et entreprises.
Ainsi s'accélère la mise sous tutelle des dépenses d'équipement
hospitalier, principal facteur de hausse des coûts du spectacle. En
Europe, les hôpitaux publics et les cliniques privées sont de plus en
plus contrôlés par l'Etat. Chaque établissement est rendu
responsable de l'exécution de son budget global et soumis à la
logique d'une planification des investissements hospitaliers qui
détermine l'organisation des soins et des services sur la base de
normes nationales. Aux USA, le contrôle public des hôpitaux
commence à s'organiser : le National Health Planning and
Ressources Development Agency, créé en 1974, représenté
localement par des « Health System Agencies », contrôle la mise en
place des nouveaux équipements hospitaliers. Aujourd'hui, 200 de
ces agences vérifient le bien-fondé de tout projet, public ou privé, sur
la base d'une enquête de marché faite auprès de la population, et
non sur des normes préétablies comme dans la planification
européenne. Moins contraignant que l'intégration de l'hôpital et de
l'assurance, le contrôle indirect de l'équipement hospitalier a encore
moins de chances que lui de parvenir à modérer la croissance des
dépenses de santé et l'hôpital reste le lieu majeur du spectacle, le
lieu essentiel de la conjuration, produisant, par la fascination qu'il
exerce, malades et demandes de soins.
Enfin, même hors des systèmes intégrant directement assurances
et thérapeutes, les guérisseurs, salariés ou non, sont de plus en plus
contrôlés par des institutions qui normalisent leurs prescriptions afin
d'en réduire le coût. Le modèle le plus avancé de ces institutions est
celui qu'ont adopté les USA : la Professional Standard Review
Organisation, créée en 1972, organise le contrôle a posteriori du
respect des normes thérapeutiques dans les soins dispensés aux
assurés sociaux. Si un praticien s'éloigne par trop, dans ses

292
prescriptions, des normes édictées par des médecins experts de
l'État ou fédéraux, il n'est pas payé par Medicare ou Medicaid. Pour
vérifier la conformité de son ordonnance aux normes, chaque
médecin doit pouvoir, après coup, interroger une banque de
données informatiques regroupant les éléments standardisés de
diagnostic et de prescription. Un tel système est encore aujourd'hui
si contraire à l'échange médical qu'il a été difficile de le faire
accepter dans la plupart des États, et encore ne concerne-t-il que les
prescriptions hospitalières des assurés publics. De plus, il n'est
toléré que parce qu'il reste placé sous le contrôle de la profession
elle-même et qu'il l'aide, en fournissant un diagnostic standard, à
réduire les risques de procès et donc à diminuer les primes
d'assurance. Ce contrôle du comportement des médecins s'organise
aussi, dans le cadre d'assurances publiques, par la mise en place de
normes de comportement médical : profil médical en Allemagne,
contrôle par des médecins fonctionnaires en France, contrôleurs
régionaux en Angleterre. Comme les autres modes
d'hypersurveillance des thérapeutes, ce contrôle, quelle que soit sa
forme, ne peut avoir d'effet sensible sur le rythme d'évolution des
dépenses de santé : d'abord parce qu'il incite les médecins à
prescrire le maximum prévu par la norme, ce qui, dans beaucoup de
cas, augmente les coûts au lieu de les réduire ; ensuite parce que, là
encore, on n'agit en rien sur la dynamique de la demande de
spectacle ou sur l'efficacité de sa production.
Dans le même sens, et avec un effet plus marginal encore sur les
coûts, on peut s'attendre à une hypersurveillance des
comportements des pharmaciens. Déjà, aux USA, Medicare et
Medicaid ne sont autorisés à rembourser aux assurés que le
médicament le moins coûteux équivalant à celui prescrit par le
médecin. De même, quarante Etats américains exigent des
pharmaciens qu'ils délivrent, lorsque c'est possible, des
médicaments sans marque, et des médecins qu'ils justifient leur
prescription d'un médicament de marque. Mais, jusqu'à présent, la
promotion des médicaments sans marque n'a même pas économisé
aux USA l'équivalent de 1 % de la valeur des ordonnances, ou

293
encore d'1 ‰ du budget de la santé. Là n'est sans doute pas non
plus la solution à la crise de l'ordre des machines.
En définitive, le contrôle public des guérisseurs n'est pas
financièrement efficace, dans la mesure où il ne s'intéresse pas à la
dynamique même du spectacle ni aux comportements des
spectateurs.
De même, les tentatives d'hypersurveillance des thérapeutes
menées par les entreprises – soit, comme au Japon et aux USA,
lorsqu'elles supportent directement une part importante des
assurances de santé de leurs propres travailleurs, soit comme en
Europe dans le cadre de l'assurance publique – sont d'une efficacité
limitée. Cependant, s'agissant du lieu immédiat de décision
économique, l'action de l'entreprise annonce beaucoup plus
nettement que celle de l'État l'évolution générale du rapport au mal,
dans la logique du capital.
Comme les sociétés Norton et Worchester aux USA, de plus en
plus d'entreprises américaines organisent elles-mêmes des HMO
employant des médecins salariés et possédant leurs propres
hôpitaux, internes à l'entreprise si celle-ci est assez grande, ou
collectifs si elle ne l'est pas. Au Japon, c'est déjà le cas de la plupart
des grandes entreprises. Matsushita en est le modèle : le budget
santé du personnel de la firme est géré par une compagnie
d'assurance du groupe, Matsushita Health Insurance Union. Bien
que les employés et la firme y cotisent à un taux inférieur à celui
prévu par la loi, l'assurance de Matsushita est bénéficiaire, ce qui lui
permet de réinvestir dans les équipements sanitaires du groupe. Les
dépenses annuelles de santé par employé sont de 20 % inférieures
à ce qu'elles sont en moyenne dans les autres grandes entreprises
et de 30 % inférieures à celles des petites entreprises.
D'autre part, comme les États assureurs en Europe, les grandes
entreprises américaines intègrent l'appareil de soins à l'appareil de
production, et l'analyse des maladies du travail influe sur la
conception des machines qu'elles utilisent : il est moins coûteux de
robotiser une chaîne que de soigner ceux qui la servent, d'éliminer
l'homme des lieux pathogènes que d'éliminer les facteurs dangereux

294
de son travail. Le médecin de l'entreprise devient ainsi conseiller en
division du travail, non plus producteur de congé maladie ou de
soins, mais travailleur directement productif.
Lorsque l'assurance est publique, les entreprises ne peuvent agir
sur le coût de santé que par la pression des associations patronales
sur les primes d'assurance. Elles s'efforcent alors de faire payer aux
salariés une part croissante des cotisations sociales ; il est prévisible
que dans les pays d'assurances publiques, en particulier en France,
la lutte pour le partage des cotisations de santé entre travailleurs et
employeurs, les uns comme les autres étant ici des fictions
juridiques, masque de la fiscalité, se traduira par un accroissement
de la part salariale, transformant toute l'assurance maladie en impôt
direct sur les salaires et accélérant la transformation des médecins
en fonctionnaires d'État comme c'est le cas ailleurs en Europe. Mais,
en se comportant ainsi, les entreprises agissent contre l'idéologie
libérale elle-même : elles ont économiquement intérêt à la
transformation du médecin en salarié, même si cela remet en cause
une des bases idéologiques de l'économie de marché.
État et entreprise ne peuvent donc, seulement en contrôlant les
thérapeutes, enrayer la crise des Machines. Il ne suffit pas, pour
contenir les dépenses de santé, de normaliser les comportements
des guérisseurs. Il faudrait également réduire la production du Mal,
la fascination pour le soin, le gaspillage de spectacle, c'est-à-dire
prévenir tous les comportements qui peuvent conduire à monter sur
scène.

Hypersurveillance des spectateurs

Dans chaque ordre de vie, le guérisseur édicte des interdits pour


aider chacun à contrôler la douleur et à prévenir le mal. Dans la crise
des Machines, s'explicite la normalisation économique des interdits
de la clinique, et apparaît un modèle nouveau de comportement des
spectateurs où chacun est incité à réduire au maximum ses
dépenses de santé et à produire le moins de mal possible.
Compagnies d'assurances et institutions publiques de sécurité

295
sociale ont intérêt à une telle normalisation. De même, tous les
spectateurs du système de santé acceptent de s'y conformer sans
réticence excessive, tout comme les médecins acceptent les
contrôles pour éviter des procès pour soins abusifs et comme les
laboratoires pharmaceutiques s'y plient pour éviter des mesures plus
sévères. Seuls s'y opposent ceux des spectateurs qui produisent le
mal et en tirent profit : industrie pathogène ou bureaucratie
d'assurance tentent de reporter sur les seuls acteurs individuels,
spectateurs de l'Ordre, le poids de la normalisation.
L'émergence de cette hypersurveillance dépend donc de
l'arbitrage des conflits entre les uns et les autres. Il semble qu'ils se
résolvent par le transfert sur chaque individu – et non sur les
entreprises – du poids de l'obéissance à la norme, de la fidélité à la
copie.
Là où l'assurance est publique, le profil de vie à copier apparaît
par la norme, alors que là où elle est privée, il s'élabore sur le
marché. Par exemple, la Suède s'efforce déjà de réduire la
consommation de certaines graisses et du sucre par des normes
impératives d'alimentation imposées aux consommateurs. De même
en Norvège, une réglementation permet d'imposer à certaines
personnes un régime alimentaire en fonction de leur état de santé.
Dans beaucoup de pays, la consommation de cigarettes ou d'alcool
est déconseillée. Plus tard, ce type de comportement peut-être
généralisé : soit qu'on impose à l'industrie chimique des modes de
production moins pathogènes afin de réduire la production de
mutagènes et de cancérigènes (tel le furyl-furamide de la nourriture,
le dichlorure d'éthylène de l'essence, les teintures ou les textiles
cancérigènes) en édictant des normes industrielles avec un coût de
transgression élevé ; soit qu'on conseille explicitement au
consommateur de ne pas les utiliser, avec les menaces éternelles :
changer de vie ou garder la mort.
Comme les États, les entreprises peuvent contrôler les
comportements de leurs travailleurs en les payant, comme le font
déjà Worchester ou Norton aux USA, pour qu'ils utilisent les services
de prévention de l'entreprise, ou, comme Matsushita, pour qu'ils

296
entretiennent leur forme physique : surveiller sa santé devient un
travail rémunéré.
Pour mettre en œuvre cette surveillance des spectateurs de
l'Ordre, pour produire à coût réduit l'ensemble des informations
nécessaires reliant comportements et soins, prédispositions et
incitations externes, pour définir le profil de vie économe de chacun,
il faut que l'appareil social dispose de moyens radicalement
nouveaux. Ni le pouvoir religieux, ni le pouvoir policier, ni le pouvoir
médical ne sont à l'échelle de cette surveillance, à la fois générale et
individualisée, totale et différenciée. Il faut déterminer et analyser
des relations statistiques entre facteurs et non plus seulement relier
certaines causes et certaines lésions. L'informatique, utilisée déjà
dans les hôpitaux aux USA et en Europe, constitue le savoir
indispensable à cette hypersurveillance des spectateurs, avec la
génétique.
L'une élabore des concepts sur les structures fondamentales du
vivant ; l'autre les relie statistiquement au comportement.
Par exemple, la mesure de la corrélation de la présence des
antigènes d'histocompatibilité avec celles de certaines affections
permet de définir une probabilité de prédisposition à certains types
de pathologie rhumatologique, dermatologique, gastroentérologique,
endocrinologique, neurologique, immunopathologique,
allergologique et cancérologique. Ainsi, il semble9 que 90 % des
personnes atteintes de spondylarthrite ankylosante possèdent un
antigène spécifique et détectable nommé B 27 ; que 80 % des
personnes atteintes d'une maladie d'Addison en possèdent un autre
nommé B 8 ; que 54 % des malades atteints de diabète juvénile
insulino-dépendant ont l'antigène B 8 ; que 42 % des personnes
atteintes de sclérose en plaques recèlent l'antigène B 7 ; etc.
Dans le même sens, on peut estimer qu'il est possible d'observer
des fragments d'ADN prélevés sur les cellules d'un fœtus ou dans
celles qui passent dans le sang de la mère afin d'y détecter la
drépanocytose ou d'autres maladies génétiques plus courantes,
comme la thalassémie et la mucoviscidose, ou encore, dans les cas
de grossesses des femmes de plus de 39 ans (soit 2 % à 3 % des

297
naissances suivant les pays), les risques de trisomie 21. De même,
la drépanocytose est liée à la présence d'un gène décelable par
prélèvement amniotique, et dont sont porteurs 50 % des Noirs
d'Afrique et 2 millions de Noirs américains.
Enfin, il semble que la prédisposition à l'hypertension dépende de
la perméabilité aux ions calcium et potassium de la membrane
cellulaire, mesurable dès la naissance par analyse chimique.
La mise en évidence de ces anomalies implique des
comportements nouveaux pour éviter le mal : du refus de la
grossesse pour les femmes âgées de plus de 39 ans à une
restriction de la consommation de sel alimentaire pour les
hypertendus. Ainsi, apparaît un profil de vie nouveau à surveiller, un
modèle de vie à copier, pour ne pas monter sur scène plus que
nécessaire.

Le profil de vie normal : la vie à copier

Au lieu de tabous érigés sous le contrôle du prêtre, d'interdits


édictés par la police, d'ordonnances délivrées par le médecin,
l'informaticien et le généticien confèrent un sens nouveau au normal,
une nouvelle façon d'être juste, d'être honnête, d'être sain : devient
normal le profil de vie qui permet de minimiser le coût de santé. Le
profil de vie économe n'est pas nécessairement le profil moyen, car
la moyenne statistique peut correspondre à un comportement
thérapeutiquement coûteux. Mais c'est un profil de vie enserré dans
des normes de plus en plus précises par l'explicitation des
comportements et des prédispositions au Mal.
Dans un premier temps, les profils de vie à copier sont ceux qui
conduisent à être plus productif; l'homme est encore pensé comme
machine et on évalue la normalité par le rendement, acceptant de
dépenser plus pour un homme en âge de travailler que pour un
autre. Tel est le sens de la plupart des travaux d'économie de la
santé sur le prix de la vie humaine.
Puis, dans un second temps, comme il est impossible d'isoler la
production individuelle de chacun dans la société, comme

298
consommer devient au moins aussi important que produire, le profil
de vie normal n'est plus que celui qui économise les dépenses
globales de santé, sans plus de référence à la valeur productive de
l'individu, il est le même pour tous.
Comme dans les ordres antérieurs, être malade est alors vécu
comme un refus du comportement normal, à la fois comme un
péché, un délit et une faute qu'on ne saurait éliminer qu'en imitant le
profil optimal, en consommant symboliquement une copie idéale de
soi-même. Première forme du cannibalisme marchand : on ne
consomme plus le même pour séparer le malin ; mais on
consomme, en l'imitant, une copie idéalisée de soi-même pour
éloigner un mal nouveau.
La vie à copier s'avère alors d'autant plus économe que la
production du mal par l'appareil industriel est réduite.
S'il est probable que de telles mesures peuvent avoir des effets
sensibles sur l'espérance de vie après trente ans, en réduisant les
comportements qui augmentent la probabilité d'avènement des
maladies de structure, tel n'est pourtant plus l'objectif de l'Ordre. Il ne
s'agit plus d'augmenter sans limite l'espérance de vie, mais de
réduire le temps de dépendance engendré par la maladie, de réduire
le temps passé à être soigné : non plus de vivre plus, mais de vivre
mieux et pour moins cher.
Déjà, à côté des indicateurs de morbidité et de mortalité,
apparaissent des indicateurs de vulnérabilité tenant compte des
risques pathologiques et de leur répartition dans une population
donnée. Ainsi l'indicateur de Chiang exprime le temps perdu chaque
année par un individu pour cause de maladie ; l'indicateur d'Olson
mesure l'espérance de vie en bonne santé pour un individu donné ;
l'indicateur du ministère de la Santé de l'Inde relève le nombre de
jours perdus pour raisons de maladie ; les indicateurs de Sanders,
de Katz, de Sullivan mesurent le niveau de validité par des échelles
de séquelles et de handicaps. Ces indicateurs peuvent s'améliorer
quand décroît l'espérance de vie, si cette baisse résulte de la
réduction de la durée de vie des personnes âgées hospitalisées ou,

299
plus généralement, d'une plus grande brièveté de dénouement des
maladies mortelles.
Ainsi, comme toujours, un nouveau miroir de vie renvoie à une
nouvelle image de la mort : si vivre, c'est ne pas tomber malade,
mourir, c'est accepter de ne pas rester malade. La mort devient alors
normale, irrésistible, tolérable sans rébellion statistique. Inscrite dans
la vie et indiscernable d'elle. L'épidémiologie nouvelle de la vie
construit l'idéologie nouvelle de la mort : par exemple, la statistique
enseigne qu'un Américain de 35 ans dont la tension est supérieure à
la normale de 15 % a une espérance de vie inférieure à la moyenne
de 9 ans ; si, à 45 ans, sa tension est supérieure à la normale de 17
%, il risque deux fois plus une crise cardiaque. Autrement dit, si le
comportement et la prédisposition y conduisent, la mort devient
prévue, acceptable, déterminée.
Ainsi, l'homme se mire à tous les instants dans un copie sage et
tolérable : au moment de la naissance, où s'évaluent les dangers
encourus, pendant la vie, où se définissent les comportements
pathogènes, à l'heure de la maladie, où s'annonce l'inévitable.
L'homme imite une copie de lui-même qui converge de plus en plus
vers un modèle unique à copier, vers une standardisation du même.

Mondialisation de la copie

Quand le spectacle se normalise sur scène et dans la salle, il se


mondialise. La baisse de coût des transports internationalise les
maladies ; la résistance des microbes généralise les pathologies ; la
division mondiale du travail inocule aux pauvres les comportements
pathogènes des riches, à défaut de leur en procurer les soins.
Certes, l'hystérie, le choléra et la tuberculose existent encore, mais il
n'y a presque plus de maladies spécifiques à un niveau donné de
développement. On assiste au commencement de
l'internationalisation de la production de santé. Déjà, certaines
analyses sont faites en série aux USA pour être distribuées à travers
le monde et certains pays, tels les Pays-Bas, renoncent à avoir chez
eux une cardiologie de pointe pour envoyer leurs malades au Texas.

300
Aussi, malgré des différences apparentes de pays à pays, au gré
des rapports de force et des mémoires des institutions, les systèmes
de soins génèrent la même copie à imiter, la même vie économe. Il
est hors de question de faire ici un pronostic détaillé de l'évolution
des systèmes de santé de chacun des pays dont on a raconté le
passé ; mais seulement de déceler, dans l'universalité de la copie,
les nuances de la forme et les rythmes de mise en place des
institutions, selon la force des groupes de pression.
Aux USA, à moins qu'un renversement peu prévisible des rapports
sociaux fasse passer ce pays à l'assurance explicitement publique,
les compagnies d'assurance privées conservent le contrôle de
l'appareil de soins et en font payer un prix croissant à l'État par des
déductions fiscales. Elles intègrent hôpitaux et médecins, ceux-ci
devenus salariés de « compagnies de santé » productrices de la
norme, subventionnant ceux qui les suivent et refusant d'assurer
ceux qui s'en écartent. Les provinces anglaises du Canada
s'intègrent dans le système américain d'assurance privée, alors
qu'au Québec, l'hypersurveillance est de plus en plus contrôlée par
une technocratie de l'assurance publique décentralisée.
Au Japon s'unifient les différents systèmes d'assurance privées.
Déjà, en 1974, le Premier Ministre Miki avait lancé l'idée d'un « plan
de cycle de vie » intégrant toute l'hypersurveillance. Ce projet s'est
heurté à une très vive opposition de la part des grandes entreprises
qui profitent largement de l'actuelle situation puisque les salariés
qu'elles emploient et assurent de seize à soixante-cinq ans posent
relativement peu de problèmes médicaux.
En Grande-Bretagne, l'avènement de l'hypersurveillance est
retardé par les conflits existant à l'intérieur du service de santé entre
les médecins, les autres travailleurs de santé, les assurés et l'État.
S'ils se soldent par la victoire des travailleurs de santé, une hausse
des coûts peut créer une contradiction entre le profil de vie normal et
l'exigence de rentabilité économique, dont les conséquences sur le
modèle de développement peuvent être considérables.
En France, la mise en place de l'hypersurveillance est retardée,
davantage encore, par le conservatisme exceptionnel du corps

301
médical, par son goût du secret, par la défense des chasses
gardées et la faiblesse du pouvoir administratif. Il semble que, de
tous les pays modernes, la France doive même être l'un des
derniers à accepter l'explicitation du profil de vie et la mutation du
rapport à la mort qu'il implique, un des derniers à entrer dans la
norme mondiale de la copie.
Les autres pays, plus pauvres, encore enserrés dans les Ordres
antérieurs, feront de la copie la nouvelle consommation de luxe des
seules élites.
L'hypersurveillance constitue ainsi l'ultime défense de l'Ordre des
Machines. Les institutions d'assurance y deviennent des lieux de
production et de gestion des profils de vie normaux, assurant
l'homogénéisation des systèmes hospitaliers et d'assurance.
L'hôpital continue de soigner. Hors des cas d'opération ou de gravité
extrême, il n'héberge plus les malades, qui sont reçus dans des
maisons spécialisées dont le prix de journée est moins élevé ou
surveillés à domicile par les réseaux informatiques. L'hôpital devient
le lieu de la décision de mort, décrétée, pour les malades
chroniques, par des protocoles automatiques, et une partie du
personnel soignant se consacre à préparer les malades, aidée en
cela par des entreprises privées spécialisées dans le « conseil de
bonne mort ».
Le médecin perd l'essentiel de son autonomie de décision
thérapeutique. Certes, certains praticiens fixent encore les normes.
de prescription et de comportement et participent à l'écriture des
protocoles informatiques, mais tous les autres perdent une part
décisive de leur indépendance de diagnostic et de prescription.
Certes, des médecins participent à l'élaboration du savoir de
surveillance, mais tous ne disposent plus du monopole du savoir
clinique. Certes, les médecins les plus prestigieux contribuent à la
détermination des profils thérapeutiques normaux, mais tous les
autres s'y soumettent dans leur diagnostic.
A la limite, tout cabinet de médecin de ville peut être branché sur
une banque nationale, puis mondiale, de données thérapeutiques
qui oriente ses décisions. Déjà, les médecins de l'Alabama

302
contrôlent la valeur de leurs prescriptions en consultant un thesaurus
appelé MIST (Medical Information Service via Telephone) mis à jour
par les patrons de l'université de l'État. En France, quelques
médecins peuvent déjà se brancher sur une banque d'informations
sur les médicaments, BIAM, encore sommaire mais mieux tenue à
jour que les livres existants. Dans le même sens, des protocoles de
traitements spécifiques, normalisant la thérapeutique, sont élaborés
à la Harvard School : le premier concerne les affections respiratoires
très fréquentes et permet à un généraliste, dans les 3/4 des cas, de
les soigner sans qu'il soit recouru à un spécialiste. Allant plus loin
encore, un protocole pour les douleurs dorsales permet à des non-
médecins de traiter la moitié des cas ; d'autres sont en cours
d'élaboration pour les maladies de peau et d'estomac. A San
Bernardino (Californie), tout médecin peut entendre sur une des
cassettes préparées par des spécialistes l'analyse de certains
problèmes cliniques difficiles. Rien ne s'oppose à ce qu'à terme,
l'ensemble de ces protocoles ait valeur mondiale et devienne
accessible par le réseau de satellites.
Le médecin se trouve alors soumis à une autorité nouvelle,
abstraite, rationalisée. Il devient l'acteur interchangeable d'un
spectacle normalisé. Il cesse d'être détenteur d'un savoir, guérisseur
nécessaire, pour n'être qu'un dépositaire sans mystère d'un savoir
centralisé. Il n'est plus que le médiateur normalisé entre le malade et
des programmes guidant impérativement son comportement, l'agent
automatisé d'une télésurveillance de l'hygiène, de la diététique, du
comportement. Son ordonnance cesse d'être pharmaceutique pour
devenir globale, civile, culturelle. La croissance mondiale du nombre
des médecins, qui peut atteindre dans trente ans les 8 à 10 millions,
– jusqu'à 1 pour 300 habitants dans les pays développés –, annonce
la multiplication des lieux de son travail, des formes de la délivrance
de la copie. Les critiques dont il est l'objet et la féminisation
croissante du corps médical annoncent cette dévalorisation du
statut. Dans tous les pays où il n'est pas encore la règle, le salariat
sous contrôle des assureurs devient une revendication des syndicats
de médecins parce qu'il est la garantie d'une relative conservation

303
de leur statut social. Le médecin entre alors dans la logique
inévitable du capital : salarié, il s'avère remplaçable par la machine.
A côté d'eux, à l'hôpital et dans la société, apparaissent de
nouveaux acteurs du rapport au mal, eux aussi salariés : ce sont les
concepteurs des outils de surveillance et des protocoles de
traitement, informaticiens, généticiens, bio-ingénieurs.
La majorité des patients perdent le choix de leur médecin traitant.
Ils sont triés et filtrés par un personnel d'auxiliaires
paraprofessionnels et aiguillés vers les dispensaires de première
urgence ou de traitement à long terme. Être malade, ce n'est plus
souffrir d'une panne, c'est se savoir prédisposé à la douleur ; c'est
n'avoir pas respecté le profil de vie économe, volontairement ou par
ignorance. C'est ne pas connaître ses prédispositions ou refuser de
copier le modèle qui en découle. Pour éloigner la matérialisation en
maladie du mal annoncé, chacun apprend à suivre certains éléments
essentiels de son corps, à comparer à la norme de nombreuses
variables : sanguines, cardiaques, artérielles. Lorsque les barrières
des spécialistes sont renversées, chacun détient, sous forme
matérielle ou magnétique, un dossier médical tenu à jour et
normalisé, son passeport de vie. Aux USA, déjà, 2500 enfants sont
dotés depuis 1973 d'un passeport contenant certaines des normes
simples de profil de vie (régime, tension, forme physique) faciles à
mesurer et à suivre.
Être malade devient ainsi parfois la conséquence d'une décision
volontaire : Fumer, conduire mal, boire, ne pas se soigner, ne pas
faire de sport ou prendre trop de risques, c'est consommer la
probabilité d'être malade. On paie alors des primes d'assurance plus
élevées : chacun devient producteur rémunéré de sa propre santé et
consommateur payant de la maladie.
Ainsi, quand son coût devient insupportable, le spectacle s'inverse
: on paie le droit de monter sur scène et on est payé pour rester
dans la salle. La maladie cesse d'être statut social et mode de
communication. Le savoir sur le corps devient un lieu du politique.
On publie régulièrement les causes détaillées de la mortalité, les
paramètres fondamentaux de la copie et l'évaluation chiffrée du coût

304
social et individuel de comportements anormaux, et ces variables
sont aussi suivies et discutées que le sont aujourd'hui les grandeurs
macro-économiques sur la croissance de l'inflation.
Dans le discours social, les comportements idéaux, économes en
soins et producteurs de richesses, les modèles à copier sont
valorisés : symétriquement, les marchandises pathogènes sont
vendues explicitement comme porteuses de risques, comme formes
mineures de suicide, transgressions fascinantes.
La politique économique ne réside plus alors dans la gestion de
grands équipements collectifs, ni dans le maniement de grands
agrégats, mais dans la production explicite de normes de
comportement de tous les agents économiques, régulée par
variation des primes d'assurances ou des amendes : l'État du capital
achète aux individus leur conformité à la norme, paie les individus
pour qu'ils consomment de la copie et produit une demande du
même.
Au-delà de la santé, l'hypersurveillance annonce donc le point
culminant de la crise du politique et de l'économie ; au lieu de
masquer le caractère pathogène de l'appareil économique pour
maintenir l'efficacité conjuratoire du spectacle, elle exige au contraire
sa révélation pour réduire la production du mal et modifier les
comportements. Le dépassement de la crise économique exige ainsi
son exaspération. Le capitalisme exige de laisser dire et entendre
tout ce qui est dans sa nature producteur de mal, afin de tenter d'en
faire porter la responsabilité à chacun de nous et d'en déduire un
modèle à copier, une marchandise nouvelle à consommer. Pour
échapper à l'accusation qui le détruirait, il interpose entre lui et les
spectateurs un miroir où chacun s'inquiète de ce qu'il est devenu.
Moment essentiel de la mutation, où se profile le nouveau rituel
cannibale, où s'annonce une consommation matérielle de moyens
du même, matérialisation progressive de la copie.

Vers l'autodénonciation

305
Même si l'hypersurveillance parvient à produire la copie, même si
elle réussit à déceler le mal en chacun des spectateurs, elle ne
redonne pas sens aux Signes des Machines, ni ne rend à la clinique
son efficacité, ni ne réduit le coût de son spectacle.
Certes, normaliser les spectateurs, leur rendre le désir de rester
dans la salle, n'est pas sans effet : la prévention prénatale, la
normalisation du comportement médical, le contrôle de l'usage
industriel de substances cancérigènes, révèlent certaines maladies
et diminuent la consommation hospitalière tout en augmentant
l'espérance de vie. Par exemple, le contrôle des vitesses-limites
réduit considérablement les accidents de la route : de février 1973 à
févier 1974, le nombre de morts par accident a été réduit de 40 % en
Californie et de 20 % dans le New Jersey à la suite d'un
abaissement des vitesses-limites. De même, une diminution de
moitié de la pollution atmosphérique réduit d'un quart la mortalité par
cancer du poumon. Par ailleurs, les progrès dans la surveillance du
comportement alimentaire des Américains ont, depuis 3 ans, fait
sensiblement baisser le rythme de croissance des maladies
cardiaques.
Au total, l'hypersurveillance peut réussir à stabiliser le nombre
moyen d'actes réparateurs par habitant à un niveau plus bas
qu'aujourd'hui. Mais, pour autant, elle n'augmente pas la productivité
relative du système de soins, ni ne transforme le spectacle en un
lieu d'accumulation de valeur.
Au contraire même, en produisant, par la prévention et la mesure
de prédéterminations, une prise de conscience de liens nouveaux
entre vie urbaine, nourriture, travail et maladie, en laissant émerger
toutes les corrélations pathogènes, l'hypersurveillance des signes
des machines met à jour de nouvelles pathologies, de nouvelles
anormalités et entraîne donc de nouvelles demandes de soins. Elle
risque, enfin, pour produire les nouvelles normes, d'augmenter la
bureaucratisation du système, les frais de gestion et les conflits
entre ceux qui y travaillent.
Au total, même si, dans un premier temps, l'hypersurveillance peut
faire diminuer la part des dépenses de santé dans le produit

306
national, celle-ci ne peut ensuite que recommencer à augmenter. La
seule prévision quantifiée des effets d'une hypersurveillance
absolue, faite sur le cas des États-Unis, montre même qu'elle ne
pourrait élever l'espérance de vie que de 10 % d'ici l'an 2000, mais
qu'elle augmenterait les dépenses de santé des entreprises de façon
telle qu'elle les conduirait, pour maintenir leur rentabilité, à mettre au
chômage 2 à 3 millions de personnes de plus, et créerait au niveau
de l'État, pour financer les dépenses à fiscalité inchangée, un déficit
de 65 milliards de dollars 21.
Au total, l'hypersurveillance ne modifie pas la dynamique des
dépenses de santé, mais amorce un dépassement de la crise en
créant les conditions de naissance d'un nouveau rapport au mal par
le désir individuel de conformité à la norme, donc par une demande
d'outils individualisés capables de contrôler cette conformité : outils
de sélection des signes de vie, de surveillance et de dénonciation du
mal nouveau, miroir du normal, reflet de la copie, autosurveillance et
autodénonciation.
Le rythme et les formes de la transition de l'hypersurveillance,
dernière défense de l'Ordre des Machines, à l'autosurveillance puis
à l'autodénonciation, première phase de la mise en place de l'Ordre
des Codes, dépendent très largement des conditions
technologiques, économiques et culturelles dans lesquelles peuvent
être produits et consommés ces outils individualisés d'analyse des
signes de vie.
Logiquement impliqués par les nécessités de la rentabilite
économique, aboutissement naturel du stockage des savoirs
médicaux dans les mémoires de l'hypersurveillance et de
l'élaboration, à travers les profils de vie économes, d'un nouveau
sens du Bien et du Mal, ces outils d'autosurveillance et
d'autodénonciation créent un nouveau champ de consommation
nécessaire, transformant des désirs de vie en besoins de
marchandises, et renvoient dans la salle une partie des spectateurs :
ils organisent un nouvel Ordre de vie.

307
AUTOSURVEILLANCE ET AUTODÉNONCIATION : LES
MIROIRS DU CORPS

La copie produit un besoin de miroir. Le modèle fait désirer la


vérification de sa conformité. Deux des opérations de mise en ordre,
jusqu'ici prise en charge par le médecin, deviennent des objets de
consommation, outils de surveillance de la conformité au profil de vie
économe et de dénonciation du nouveau mal.
Ce rêve d'une autodénonciation du mal n'est pas propre à l'ordre
en gestation ; dans chaque Ordre de vie, on a voulu se débarrasser
des médiateurs, surveiller soi-même sa santé et détecter le mal, par
l'angoisse, la douleur ou le symptôme, juger de l'écart à la norme par
le péché, le délit ou la maladie : lire les Signes des Dieux dans le
rythme de l'orage ou le mouvement d'un animal pour prévoir le
moment de sa mort, deviner les corps du délit en espionnant les
pauvres et les difformes pour en éloigner la menace, écouter la
machine pour en éviter la panne par le stéthoscope ou le
thermomètre. Mais jamais on n'avait pu faire ainsi l'économie du
thérapeute. La copie situe l'autosurveillance comme un contrôle des
prédispositions à différentes maladies. Elle demande des moyens de
mesure de la conformité à la copie, de conformité des signes de vie
à des signes normalisés, et de mesure de l'écart. Il semble bien,
cette fois-ci, que le rejet du thérapeute derrière le miroir soit devenu
de l'ordre du possible

Les miroirs du normal

Les miroirs des signes de vie peuvent être extérieurs au corps ou


implantables. Les uns et les autres sont en voie d'être mis au point,
en général par miniaturisation et banalisation du matériel médical
des hôpitaux. Les premiers sont surtout un miroir de l'état psychique,
les seconds de l'état somatique.
Aujourd'hui, presque aucune fraction du corps n'échappe à ce
regard.

308
Les signes cardiaques et nerveux peuvent être suivis par des
électrocardiographes ou des électroencéphalographes miniaturisés,
assurant la comparaison automatique de leurs résultats à des
normes, en tenant compte de paramètres spécifiques de chaque
individu. De tels objets peuvent désigner en langage clair
l'anormalité éventuelle avec un taux de fiabilité des résultats
beaucoup plus élevé que celui de la plupart des cardiologues
actuels, et sans aucune omission de paramètres. Le système Holter
permet de construire un microprocesseur ambulatoire non implanté
qui analyse en permanence les rythmes cardiaques d'un individu et
relate de façon quantifiée et graphique toutes les situations
anormales. De tels appareils permettent de contrôler l'état nerveux
et de suivre l'activité d'un travailleur manuel ou d'un sportif. Ils
permettent aussi, à ceux à qui une prédisposition ou une alerte ont
révélé l'existence d'un risque cardiaque, de modeler leur
comportement sur la copie idéale d'eux-mêmes.
Les états mentaux peuvent eux aussi être autosurveillés, d'abord
par la surveillance des ondes émises par le cerveau, découvertes
par Berger en 1935. Dès maintenant des appareils de mesure de
l'intensité de ces ondes, biofeedback aux États-Unis et brainmirror
en Grande-Bretagne, sont commercialisés avec succès sans que
leur validité scientifique soit établie. Par ailleurs, l'autosurveillance
informatique de la conformité à un profil de normalité mentale
constitue un des usages essentiels dans l'avenir de l'ordinateur à
domicile. L'expérience en cours au « Veteran's Administration
Hospital » de Salt Lake City (Utah, USA) montre très clairement ce
que peut être un tel miroir du mental 39 : des protocoles
d'interrogatoires psychiatriques programmés ont été mis en place ;
chaque patient passe pendant cinq heures six tests devant un
terminal d'ordinateur : tests de vérité, d'inventaire de la personnalité,
de QI, de dépression, d'antécédents physiques. Lorsque leurs
résultats indiquent la nécessité d'aller plus loin pour arriver à un
diagnostic, l'ordinateur propose jusqu'à onze autres tests plus
spécialisés. Vingt secondes après la fin du dernier test, les résultats
sont imprimés sous forme d'un diagnostic mental sophistiqué. Le

309
coût de chaque diagnostic est en moyenne de 120 dollars, contre
environ 500 dollars pour celui d'un psychiatre. Cette expérience a
montré que l'ordinateur peut être un interlocuteur plus apprécié des
malades que le psychanalyste : 89 % des patients testés par
l'ordinateur de Salt Lake City ont déclaré qu'ils préféraient cette
méthode aux procédures conventionnelles de diagnostic, et 56 %
ont déclaré répondre plus sincèrement à la machine qu'au médecin.
Le robot est en effet gratifiant pour les patients. Ils ont la
responsabilité de programmer eux-mêmes les questions, n'attendent
pas les réponses qui clignotent rapidement sur l'écran, et l'étendue
des tests proposés et disponibles leur donne le sentiment que
quelqu'un s'occupe réellement d'eux, en prenant tout son temps. Cet
interrogatoire sur ordinateur a même un effet thérapeutique : il aide,
de façon aussi neutre et masquée que possible, à se remémorer des
événements importants du passé, oubliés depuis longtemps, à aller
au bout de soi-même. En sortant de l'hôpital, certains malades
souhaitent même installer chez eux un de ces outils afin de pouvoir
converser avec lui en cas de dépression. De tels programmes
peuvent être aisément construits et inscrits dans tout ordinateur à
domicile. Ils ouvrent des perspectives infinies d'autosurveillance de
l'état mental et du comportement social.
D'autres types d'autosurveilleurs permettent de suivre la
conformité d'autres comportements au profil de vie optimal. Par
exemple, la nourriture peut être contrôlée par un microprocesseur,
programmé pour vérifier la valeur thérapeutique des repas en
fonction des contraintes diététiques imposées par les prédispositions
individuelles au diabète, à l'embonpoint ou à l'hypertension.
Certains intermédiaires entre l'implantable et l'externe, autres
parce qu'avalables, sont en cours de mise au point : ainsi
l'endoscopie, qui permet aujourd'hui à un médecin de voir sur un
écran de télévision certains éléments du corps et d'en suivre les
mouvements, est suffisamment miniaturisable pour qu'il soit
pensable de la commercialiser un jour sur un marché plus large que
celui des hôpitaux, et de donner ainsi à chacun accès à cette
individualisation du spectacle de son corps.

310
Par ailleurs, on voit se généraliser des tests n'exigeant qu'une
agression légère du corps, pour des dyslepsies cervicales, des
vaginites ou pour détecter l'enzyme A, signal de danger de cancer
du poumon.
Les autres techniques d'autosurveillance exigent une implantation
du miroir dans le corps : là, la consommation devient plus difficile,
moins immédiate. Elle ne peut naître que dans la peur du mal, c'est-
à-dire pour des prédispositions plus graves ou de plus haute
probabilité. On peut ainsi prévoir la possibilité prochaine d'implanter,
par un acte chirurgical léger, un microprocesseur fabriqué en métaux
tolérables ou enrobé de biomatériaux, pour suivre l'évolution du mal
déclaré ou de prédispositions importantes par le contrôle de certains
équilibres chimiques fondamentaux, tel le taux de glycémie dans le
sang pour les diabétiques. De même, un récepteur implanté dans le
bras peut permettre de suivre la composition ionique du sang et son
contenu en protéines sériques ; composé de membranes réagissant
à une molécule spécifique et reliées à des microprocesseurs, il
analyse jusqu'à dix composants du sang en même temps et prévient
d'une anormalité.
Internes ou externes, de tels miroirs donnent à chacun accès à
une connaissance encore impensée du corps, bien au-delà de ce
que permettent aujourd'hui les niveaux les plus avancés de
méditation et d'intériorisation. Ils permettent une anticipation
nouvelle du mal, comme écart par rapport à la copie, anormalité
génétique.

La naissance d'un nouveau Mal, bruit du Code

La surveillance implique la mesure d'un écart à la normalité, une


dénonciation du mal. C'est donc le lieu de l'élaboration d'un nouveau
mal. Jusqu'ici, le normal est flou, intuitif, subjectif; il devient
quantitatif, déductif, objectif. Quand le profil de vie normal s'insinue
dans les protocoles d'interprétation des autosurveilleurs, il définit le
mal comme un écart aux normes de comportement – nourriture,

311
travail, sexualité – un écart aux normes de la physiologie, voire un
écart aux normes génétiques.
Le Bien n'est plus l'harmonie avec les Dieux, ni l'équilibre des
forces, ni la propreté, mais le comportement normalisé. Le Mal n'est
plus le péché, le pauvre ou le microbe, mais le comportement
anormal au regard de la prédisposition à la maladie.
L'autosurveillance déplace ainsi le mal vers l'avant-maladie
comme la maladie anticipait sur l'épidémie et l'épidémie sur la
terreur de l'hystérie. Mais ce mal nouveau est réel : l'imminence
d'une diversité paramétrique annonce le danger, l'angoisse de la
maladie, et crée une douleur physique certaine.
A la fois produit par la société et par l'héritage génétique, ce mal
ouvre, comme les maux antérieurs sur un choix entre deux
stratégies en apparence contradictoires : pour l'éliminer, faut-il
changer la société, qui l'exacerbe, ou bien l'individu, qui le recèle ?
La logique de la mise en ordre implique, là encore, de changer
successivement l'un et l'autre. La société, d'abord, en éloignant
collectivement le mal du code : nouvelle hygiène, hygiène du code ;
puis l'individu en produisant la demande d'autosurveillance
individuelle des comportements et d'autoséparation du mal.

Au-delà de la crise des Machines

C'est par cette marchandisation des miroirs du corps, par la


révélation du Mal du Code, que la crise du capitalisme peut être
dépassée : maintenir l'ordre en mangeant plus de désordre. Quand
la surveillance et la dénonciation du Mal deviennent productibles en
série, l'une et l'autre cessent d'être des éléments du spectacle pour
devenir des objets répétables, privatisables, un aspect nouveau du
rapport au Mal devient source de valeur et de profit.
Les champs successifs d'introduction de ces outils dans le
diagnostic sont assez faciles à prévoir. Les marchés les plus
accessibles sont sans doute ceux de la diététique, de la sexualité,
de la forme physique et mentale, c'est-à-dire ceux auxquels
répondent les autosurveilleurs non implantables. D'abord utilisés par

312
les généralistes ou à l'hôpital, ils sont ensuite proposés à tous les
consommateurs par des médecins ou par des commerçants.
Déjà, les principales entreprises informatiques et pharmaceutiques
s'orientent vers ce marché et mettent au point des
électrocardiographes et des électroencéphalographes enregistreurs
portatifs, outils de contrôle du jogging ou du calme mental. Alors
qu'une partie du complexe médico-industriel y trouve de nouvelles
sources de profit, compagnies d'assurances, médecins et hôpitaux y
voient à juste titre la remise en cause de leur rôle dans le spectacle
de l'ordre. Pour tenter de s'opposer à cette individualisation du
diagnostic, ils dénoncent les dangers de ces machines et prétendent
qu'il est impossible de codifier le savoir thérapeutique, que
l'implantation est dangereuse, qu'un regard humain sur la globalité
des symptômes est nécessaire à tout diagnostic.
Un combat s'engage alors, difficile et coûteux, dont l'issue ne me
semble pourtant faire aucun doute : quand l'hypersurveillance
dessine la copie et annonce le manque, le désir de la norme et la
peur de l'écart, le miroir ne peut que l'emporter sur le regard, le
dénonciateur automatique sur le dénonciateur vivant.
On peut même prévoir que les USA et le Japon seront les
marchés les plus prometteurs pour ces objets. D'une part, chaque
malade y est un client et tout produit nouveau un élément de
concurrence, remboursé s'il est prescrit ; d'autre part, les médecins y
ont un rapport à l'argent beaucoup plus direct qu'en Europe,
n'hésitant pas à breveter leurs inventions et à passer des accords de
commercialisation avec les entreprises de matériel médical ; enfin, le
corps y est beaucoup mieux connu, mieux étudié, mieux perçu qu'en
Europe et ces produits, qui aident à en maintenir la plénitude, y sont
vite acceptés.
Au Japon, le souci de la maîtrise de soi rend ces objets
particulièrement plus faciles à comprendre, et aux USA l'ensemble
des réflexions sur l'autonomie nécessaire de la prise en charge du
mal conduisent à une acceptation facile de ces nouveaux débouchés
industriels.

313
Depuis Thomson, qui voulait, à l'époque jacksonienne, convaincre
les Américains de devenir leurs propres médecins, le slogan « que
chacun soit son médecin » rencontre un écho favorable tant auprès
d'élites devenues méfiantes vis-à-vis de l'Ordre des Machines,
qu'auprès du chef de famille moyen, seul maître de ses idées, de
ses actes, en médecine comme en religion ou en politique.
L'individualisme fonde l'idéologie nécessaire à l'acceptation de
l'autosurveillance, à la recherche de miroirs du corps. On en
retrouve de nombreuses versions dans le savoir américain : quand
l'économiste Arrow1 souhaite que soient équilibrés les moyens
d'information des médecins et des malades, quand le marxiste
Novaro35 conteste un système qui ne cherche qu'à soigner sans
s'occuper de prendre soin des malades, ils contribuent l'un comme
l'autre à produire une demande d'autosurveilleurs. De même, quand
Illitch26 reproche à l'Ordre des Machines d'empêcher chacun
d'assumer la responsabilité de son propre corps, quand il projette de
redonner son autonomie à l'individu par une déprofessionnalisation
des activités de santé, il tient un discours interne à la logique de
l'extension du capitalisme à la désignation du mal. Lorsqu'il écrit : «
la connaissance requise pour diagnostiquer les affections les plus
généralement répandues et déterminer le traitement adéquat sont si
élémentaires que toute personne ayant à cœur d'observer
soigneusement les instructions qui seraient fournies, obtiendrait
probablement au niveau de l'efficacité curative des résultats
auxquels aucune pratique médicale patentée ne peut prétendre26 »,
il produit même une demande explicite d'autosurveillance, et son
texte constitue sans doute la base des publicités de demain pour les
miroirs du corps. Tout se passe comme si toutes les pensées et
actions critiques visant l'Ordre des Machines participaient à la mise
en place des Signes des Codes.
Certes, le radicalisme autonome se différencie de
l'autosurveillance qui le récupère. Certes, il rêve d'un refus de la
norme, apologie de la vie sans prix. Mais, en réalité, il n'est entendu
que comme un bruit créateur de l'Ordre nouveau, comme un soutien
idéologique à l'autosurveillance.

314
Une fois les USA et le Japon saisis par la logique des signes de
vie nouveaux, l'industrie s'y développe et les miroirs s'exportent. Les
autres pays s'y résolvent avec plus de difficultés, bloqués par la
méfiance intéressée des médecins, des entreprises et des
institutions sociales. Mais l'existence de machines exportables
balaie toutes les résistances : nul ne peut empêcher, quand la copie
est mondialisée, que les miroirs le soient.
L'autosurveillance organise alors le dépassement de la crise
économique des Machines. Si, dans un premier temps, il est
possible qu'elle conduise à plus de consultations de médecins et
d'hôpitaux, inspirées par l'angoisse de l'anormalité et par la
révélation de formes inconnues du Mal par les autosurveilleurs, cette
croissance de dépenses n'est pas durable, si l'on se souvient que
c'est justement la perte de crédibilité du médecin qui a entraîné le
développement de l'analyse quantifiée des symptômes et ouvert la
voie à l'autosurveillance.
Dans un second temps, l'autosurveillance transforme donc une
part croissante du spectacle en objets produits en série, donc en
source de profit. Quand la peur de l'anormalité sécrète de
formidables marchés pour tous ces objets, le désir de constituer
l'infinie bibliothèque du contrôle d'éternité et la vertigineuse
collections des miroirs menaçants de la vie fournit un substitut à
l'assurance dans la conjuration. L'Ordre des Codes prend le pouvoir
de vie.

Matriceurs, implanteurs, séparateurs

Peu à peu, secteur après secteur, des outils s'insinuent entre le


médecin et l'homme : la surveillance et la dénonciation sont
industrialisées avant que la séparation ne le soit. Au médecin isolé,
à l'hôpital bureaucratique, à l'État des Machines, s'ajoute, au fil du
temps, un réseau marchand où chacun produit et consomme du
diagnostic.
Toute l'organisation de l'ordre de vie en est comme bouleversée :
consommer le Mal prend un sens différent. Puisque

315
l'autosurveillance permet de produire et de consommer du
diagnostic, la connaissance de soi annonce une distance
radicalement neuve entre l'homme et son corps : il devient possible
d'assister au spectacle du fonctionnement de ses organes, de sa
digestion, des battements de son cœur, de connaître les réactions
de ses muqueuses à la fumée de cigarette, de suivre le trajet d'une
goutte d'alcool jusqu'à son foie, de suivre en permanence les effets
de l'activité physique et intellectuelle sur la tension, le rythme
cardiaque ou le système nerveux. Le corps devient, par fractions, un
des acteurs du spectacle offert, avant de devenir, par fractions, on
va le voir, un objet de consommation, substitut au spectacle lui-
même.
Guérir reste séparer : non plus seulement séparer la pauvreté ou
la maladie, mais encore l'anormalité, en éliminant le mal du code, du
comportement ou de la structure génétique. Guérir, c'est retrouver la
normalité, recours ultime en cas d'échec dans sa conservation, en
cas de réalisation de la prédestination.
La mort n'a plus à être ni sensée, ni contenue, ni retardée, mais
détectée et déterminée comme le moment où les miroirs de vie
indiquent sa plus grande probabilité.
La conjuration du Mal devient alors de plus en plus économique :
pour avoir peur, on consomme de plus en plus. On stocke des
autosurveilleurs, on consomme des programmes de discussions
psychanalytiques et des doses de plus en plus massives
d'hallucinogènes. De fait, le discours sur la prospective des marchés
de médicaments est là pour convaincre de cet avenir : anxiété,
tension, conscience du beau, crainte, culpabilité, dépression,
hallucinations, mémoire, contrôle des troubles neurologiques, tels
sont les projets qui fascinent désormais les laboratoires.
L'organisation de la santé s'industrialise. Certains thérapeutes
participent encore à la construction des protocoles-mères et
dessinent les machines. Ces matriceurs, nouveaux maîtres des
signes de vie, non plus investis du contrôle d'un territoire hospitalier,
mais producteurs de la dénonciation automatique du mal, sont bio-
ingénieurs plus souvent que médecins. Déjà, certaines universités

316
américaines forment de tels spécialistes concurremment aux
médecins. Ils reçoivent des droits d'auteur sur les programmes qu'ils
ont conçus ou sur ceux qu'ils signent. Ils jouent un rôle à la fois dans
le spectacle des machines et dans celui des marchandises : le
spectacle des machines devient en effet un auxiliaire de l'industrie
des autosurveilleurs, une vitrine des miroirs, un moyen de les faire
connaître et de les faire vendre. Les matriceurs continuent d'exercer
à l'hôpital mais presque uniquement pour expérimenter leurs objets
et les faire valoir, comme ces chanteurs qui donnent des récitals
pour annoncer leurs disques.
Ils ne constituent qu'une partie très minoritaire des travailleurs de
l'industrie du diagnostic que contrôlent bio-ingénieurs,
informaticiens, électroniciens et financiers. La prescription de
prothèses peut être confiée à des médecins de formation plus
courte, donc de statut et de rémunération moins élevés,
interlocuteurs plus familiers du malade avec qui il peut discuter des
résultats affichés par les autosurveilleurs et débattre de son propre
diagnostic.
Comme le souhaitent les théoriciens critiques, mais bien
autrement qu'ils ne prévoient, l'équilibre informationnel se rétablit
entre médecin et malade. L'autonomie face au mal ou le médecin
prend un sens marchand.
L'hôpital devient un lieu d'expérimentation des prototypes
d'implantation les plus lourds et d'apprentissage de leur
consommation. Il reste encore le lieu de la séparation, monopole des
chirurgiens. Mais, comme les guérisseurs antérieurs, prêtres et
policiers, le médecin commence à se retirer lui-même de la scène :
inquiète des procès qu'on lui fait, soucieuse de préserver son
revenu, attirée par la dynamique de la bio-industrie, une fraction au
moins du corps médical souhaite sortir d'un artisanat risqué et d'un
libéralisme bureaucratique, pour devenir, comme salariée ou
entrepreneur, à l'hôpital ou dans l'industrie des prothèses, membre à
part entière de la société industrielle.
Autosurveilleurs ou autodénonciateurs, les miroirs du corps ont
des statuts économiques différents selon qu'ils sont acceptés par les

317
médecins comme éléments de leur prescription, rejetés par eux
comme des gadgets inutiles mais inoffensifs, ou enfin condamnés
absolument par eux parce qu'ils remettent en cause leur monopole
de la dénonciation du Mal. Il est probable que, dans les deux
derniers cas, ils ne seront pas financées par l'assurance privée ou
publique, et que les autosurveilleurs non implantables, prescriptibles
ou non, seront simplement vendus en pharmacie.
Ainsi, il n'est plus nécessaire de financer collectivement la fraction
de la représentation à laquelle chacun peut accéder sur le marché,
et une partie du spectacle de l'Ordre des Machines se dissout. Les
organismes d'assurance perdent une fraction de leur rôle
d'organisateurs des spectacles : s'ils financent encore la séparation,
le reste n'est plus un spectacle. Ils délivrent les labels des outils
d'autosurveillance qu'ils remboursent et, sans doute même, dans
certains cas, sont tentés de produire eux-mêmes ces objets,
promoteurs de spectacle devenus promoteurs des objets qui le
remplacent.
En définitive, si l'autosurveillance ne constitue en apparence qu'un
léger déplacement des conditions d'exercice de l'hypersurveillance,
elle amorce en réalité un nouveau basculement de l'ordre de vie, un
changement complet de paradigme : des Machines à réparer aux
Codes à produire. Il ne s'agit plus ni de donner un sens au Mal, ni de
le contenir, ni de réparer ses effets, mais de se maintenir normal,
c'est-à-dire rentable, en mimant la copie, en consommant les miroirs
de la normalité, avant de consommer la normalité elle-même.
Subtile et totale mutation, usant encore, comme les ordres
précédents à leur naissance, de l'argument péremptoire : changer la
vie ou garder la mort. Comme la séparation des lépreux au XIe
siècle, ou l'inoculation au XVIIIe siècle, l'autodénonciation du mal
annonce un nouvel ordre économique, culturel, politique : par peur
du mal nouveau, chacun souhaite s'imposer la norme, intérioriser le
comportement ordonné.
Mais le basculement n'est pas complet puisqu'il ne concerne pas
encore tout l'ordre de vie : surveillance et dénonciation, devenues
marchandises codifiées, annoncent la codification à venir de la

318
séparation elle-même par des prothèses codées, réunissant toutes
les fonctions de la thérapeutique, donc du corps lui-même dans sa
défense contre le mal.
La prothèse n'est plus alors un auxiliaire marginal et sans
importance des policiers et des médecins ; extension du corps, elle
devient le thérapeute véritable, le rapport majeur au Mal du Code,
copie à consommer : marchandise cannibale.

LA MARCHANDISE CANNIBALE

Comme le policier enferme après avoir interrogé, comme le


médecin prescrit après son diagnostic, l'outil remplace après avoir
analysé. L'autodénonciateur conduit à l'autoséparateur du Mal, puis
à la vie produite comme un objet. La prothèse, métaphore de
machine auxiliaire du médecin, cède peu à peu la place à un mime
nouveau, l'organe artificiel.
Certes, les prothèses mécaniques, auxiliaires du médecin,
substituts mécaniques à tel mécanisme détruit dans la machine,
représentent encore un marché de plusieurs milliards de dollars. Des
sociétés pharmaceutiques, pétrolières, chimiques, voire même
automobiles, fabriquent des implants chirurgicaux, des articulations
des doigts en gomme de silicone, des cristallins artificiels, des
genoux, des oreilles, des os, des valves, des ballons intra-aortiques,
des membres artificiels, souvent sur mesure à la demande des
chirurgiens. Mais, en raison même du progrès de la clinique et de
l'autosurveillance, anticipant sur les conséquences destructives de la
maladie, le marché de telles prothèses ne peut que régresser. Par
exemple, avec les progrès de la dentisterie préventive, le nombre
d'Américains porteurs d'une prothèse dentaire complète est passé
de 35,2 % en 1960 à 24,7 % en 1975. De même, les victimes de la
poliomyélite, qu'il fallait soulager par des prothèses mécaniques,
sont beaucoup moins nombreuses depuis l'usage des vaccins de
Salk et Sabin.
De même, les prothèses cardiaques mécaniques, à bille ou à
clapet (qui présentaient d'ailleurs un risque important de thrombose),

319
ont quasiment disparu : en France, elles ne constituent plus que 15
% de la chirurgie cardio-vasculaire, contre 98 % il y a seulement 15
ans.
Enfin, la prothèse mécanique pour les para ou tétraplégies
accidentelles est dépassée par les copies plus fines des fonctions du
corps, assurant une régulation programmée des fonctions perdues :
préhension, mouvement, écriture, etc.
De métaphore de machine, la prothèse nouvelle devient peu à peu
métaphore de code, système programmé capable de s'insinuer de
façon aussi discrète que possible dans le processus de vie et de
séparer le bruit du code, c'est-à-dire de rétablir la circulation normale
des informations nécessaires au fonctionnement du programme de
vie.
La probabilité considérable de cette extension du champ de la
marchandise tient à ce que le nouveau savoir de vie dominant,
génétique, rencontre la logique dominante de la crise actuelle en
permettant une plus grande valorisation du capital.
En effet, si tout l'appareillage de santé de la clinique, de l'hôpital et
du cabinet de médecin pouvait être remplacé par des copies
produites en série, implantables ou non, remplissant les différentes
fonctions de l'ordre de vie, la santé cesserait définitivement d'être
une cause de la crise pour en devenir une solution. Il n'y aurait plus
de spectacle, mais des marchandises. La conjuration ne tiendrait
plus à la qualité du spectacle, mais au stockage des prothèses.
Quels que soient alors le taux de croissance de la demande et la
nature de son financement, les dépenses de santé ne pèseraient
plus au débit du compte de toutes les entreprises mais passeraient
au crédit de certaines, comme source de profit.
Une telle généralisation de l'objet-vie, nouvel avatar du grand rêve
révolutionnaire de déshospitalisation et de démédicalisation de la
société, n'est ni pour demain ni même pour la fin du siècle. Il est
cependant largement à l'œuvre dans la crise actuelle : l'acceptation
de la prothèse à consommer conditionne la sortie de la crise du
capitalisme.

320
Mais elle exige un savoir sur la vie et une transformation
idéologique du rapport à la vie et à la mort qui ouvre à toutes les
réticences, à toutes les barbaries, à toutes les rébellions.

Code et langue

La médecine d'aujourd'hui n'est pas plus la « vraie »


thérapeutique que ne l'étaient celles de Dyonisos ou de Delamare.
Chacune correspond à la structure idéologique et à la pratique
technologique d'un temps. Aujourd'hui, informatique, génétique et
linguistique structurent un savoir nouveau sur la vie, non plus
machine mais code, et semblent, encore une fois, par une alchimie
étrange, être au rendez-vous de leur nécessité sociale, constituer les
technologies utiles au dépassement de la crise financière.
Déjà, les miroirs du corps annoncent le besoin d'une explicitation
d'un code du vivant, d'une nouvelle représentation des phénomènes
de la vie. En effet, l'information sur le corps ne peut être saisie par
une machine sans un code pour la représenter. Or, on ne peut coder
la clinique. Ainsi la technologie de la surveillance autonomisée exige
un savoir nouveau sur le corps, codifiable.
Il se trouve que l'informatique, dernière machine et premier code,
déjà présente dans l'hypersurveillance, constitue un outil de
représentation codifié, qui annonce ce savoir que la génétique
élabore.
La découverte du code du vivant commence en 1902, quand
Alfred Benjamin Garret met au jour les causes congénitales de
certaines erreurs de métabolisme, et en 1903, quand Wilhem Ludwig
Johanssen conçoit les gènes. Elle continue en 1926, quand Griffith
communique la virulence de pneumocoques morts à des
pneumocoques vivants, et avec la découverte par Muller, en 1927,
de l'impact des rayons X sur les mutations génétiques des
drosophiles.
En 1944, Avery et Mac Leod font le pas décisif en attribuant à
l'ADN le rôle d'informateur génétique. La découverte de la structure
de la molécule support du code génétique, l'ADN, par Watson, Crick

321
et Wilkins, en 1953, démontre l'universalité et l'invariabilité des
éléments de ce code. En 1960, Baski réalise les premières
hybridations de cellules. En 1960, Monod et Jacob découvrent les
principes de la synthèse des protéines dans les cellules.
En 1973, Herbert Boyer et Stanley Cohen mettent au point une
méthode permettant de recomposer des molécules d'ADN dans un
tube à essai afin de créer des molécules hybrides (« l'ADN
recombinant ») pouvant dériver, par exemple, à la fois de l'ADN de la
souris et de l'ADN bactérien. En prouvant qu'ils sont capables de
réintroduire ces molécules recombinées dans des cellules où elles
peuvent jouer un rôle fonctionnel, ils ouvrent la voie à la création de
nouvelles formes de vie, susceptibles de modifier profondément le
cours de l'évolution.
En 1975, Kholer et Milstein parviennent à faire fusionner des
cellules tumorales de souris productrices d'un anticorps spécifique
(lymphocytes) avec des cellules provenant d'un cancer de souris. Ils
obtiennent ainsi des hybridomes, dont l'union des caractères a
permis d'obtenir l'anticorps spécifique. En 1976, Khorana parvient à
reconstituer un gène particulier contenant environ 200 éléments de
codage.
A regarder ce savoir en cours d'élaboration, il semble que la
métaphore majeure, qui joue le rôle de la cosmologie pour l'Ordre
des Dieux, de la statique pour l'Ordre des Corps, ou de la
thermodynamique pour celui des Machines, soit, pour celui des
Codes, la linguistique. Comme les précédentes, elle s'inscrit dans
l'exigence globale de la société qui regarde plus que jamais
maintenant l'homme comme un élément de sa propre production,
comme un élément de son discours sur elle-même. La vie, c'est tout
ce qui fait sens, c'est comme l'ensemble des langues. Une espèce
vivante est comme une langue, et un être vivant comme une phrase
ou un livre. Toute langue utilise l'alphabet universel de quatre
radicaux chimiques. Toute phrase s'inscrit dans les chromosomes
d'un être vivant. Elle doit contenir toutes les informations
nécessaires d'une part pour produire l'être à partir d'une cellule, et,

322
d'autre part, pour faire fonctionner les différents programmes
nécessaires à sa survie.
Dans cette métaphore, le Mal devient le non-sens, ou la faute
d'orthographe, ou le bruit empêchant d'exprimer ou d'entendre la
phrase.
Le savoir génétique commence à élucider quelques mots de
quelques langues génétiques. D'une part, on commence à
comprendre ceux des mots – fractions de programme de vie,
fragments d'ADN isolés dans une cellule – qui parlent de
différenciation et, d'autre part, ceux qui décrivent les processus de
rejet du non-soi. On les étudie de deux façons : soit en produisant un
élément de la phrase de façon artificielle dans une matrice de
location, soit en étudiant la différenciation naturelle des êtres vivants
au cours du processus de reproduction, soit enfin en étudiant le
fonctionnement du code dans certaines parties du corps.
La première technique utilise le fait que des bactéries sont
capables, en raison de l'universalité de l'alphabet génétique, de se
dupliquer avec un implant étranger. Des morceaux d'ADN d'une
cellule quelconque sont tranférés sur une bactérie. En se
reproduisant, la bactérie produit un clone, c'est-à-dire une colonie de
bactéries possédant chacune une copie du fragment inital d'ADN
transféré. Ces programmes-copies, codant l'information par des
enzymes, sont ensuite détectés ou extraits de la bactérie, matrice de
location, par des techniques bio-chimiques.
Par ailleurs, au cours de l'embryogenèse il semble que le
processus de différenciation dépende de la position relative dans
l'espace de cellules élémentaires, qui restent identiques jusqu'à un
certain stade de division et de localisation spatiale ; la
reconnaissance de la position dans l'espace de chaque cellule est
probablement faite par contact des membranes.
Dans la seconde technique, on étudie la procréation en
intervenant sur son déroulement. Autrement dit, la manipulation
d'embryons, animaux et humains, est une technique d'analyse des
langues génétiques. En étudiant d'abord la fécondation, on est

323
conduit à penser qu'elle n'est pas nécessaire à la différenciation
cellulaire. Trois axes de recherches se développent :
– On constate d'abord que des manipulations électriques ou
chimiques peuvent activer de la même façon des ovules non
fécondés de mammifères et initier ainsi le processus de division
cellulaire. Des embryons de ce type, parthénogénotes, obtenus à
partir d'une cellule de souris, se sont développés hors de l'utérus
pendant dix jours, soit la moitié de la période normale de gestation.
Par ailleurs, un tiers de ces parténogénotes ont survécu assez
longtemps pour pouvoir être réimplantés et atteindre un stade de
viabilité 25. Autrement dit, il existe aujourd'hui des souris sans père,
produites par simple réplication à l'identique de la mère.
– On tente ensuite, pour comprendre le rôle de la fécondation et
élucider le rôle dans la différenciation, de l'interaction entre le noyau
et le cytoplasme environnant la cellule, de réaliser, par le transfert
d'un noyau d'une cellule sur un œuf énuclé, un équivalent
fonctionnel de la fécondation ou clonage. Il fournit un corps, copie de
celui du programme de la cellule dont est issu le noyau29 . Quand la
cellule accepte le nouveau noyau, le développement embryonnaire
peut aller à son terme. Une telle substitution a déjà3 été réussie en
1950 avec des grenouilles et avec des souris en 196020. Pour
l'instant, on n'a pas réussi le transfert d'un noyau de cellule humaine
dans un œuf de mammifère29.
– Enfin, on étudie le transfert du noyau sur un œuf non fécondé.
L'expérience, réussie en 1975 par Brommac sur une lapine, montre
que le noyau d'une cellule somatique peut remplacer une cellule
fécondée. On peut alors étudier les conditions de la fécondation par
des tentatives de reproduction d'hybrides, chimères, phrases non
retenues comme signifiantes par la sélection naturelle. Pour cela, on
combine une cellule somatique avec un ovule22, des
spermatozoïdes humains avec des ovules de hamsters53, on injecte
des cellules d'un embryon dans un autre, on fusionne deux ou
plusieurs embryons, obtenus par fécondation naturelle45, par
parthénogenèse et/ou par réplication des chromosomes d'une

324
cellule avec de la cytocholasine B25, appartenant à la même espèce
animale 15 ou à des espèces différentes54.
Au-delà de la fécondation, l'étude des langues de la vie se
poursuit par celle des conditions de survie des embryons de toute
nature hors de la matrice naturelle, dans des lieux très divers : in
vitro, dans l'utérus d'un animal autre que la mère, ou même dans
plusieurs successivement. Le docteur Yu-Chih Hsu, de l'université
John Hopkins, a réussi à cultiver dans un récipient de laboratoire 36
des embryons de souris jusqu'au stade des battements cardiaques.
Ces recherches butent aujourd'hui sur le rôle du placenta, dont la
fonction n'a pas pu jusqu'ici être simulée in vitro. Mais il n'est pas
exclu que des progrès rendent possible un développement de ce
type, jusqu'au stade de viabilité du fœtus, animal ou humain,
élucidant ainsi l'influence de la matrice sur le développement du
génome7.
Par ailleurs, se développent des recherches sur les programmes
spécifiques de certaines fractions du corps, en particulier sur le
cerveau : le cerveau, en effet, n'est plus représenté comme une
machine électrique mais comme un réseau où circulent des
informations codifiées exprimées en particulier par des peptides
spécifiques. En décembre ,1975, le docteur John Hughes, de
l'Université d'Aberdeen en Écosse, à réussi, à partir du cerveau de
porc, à isoler une substance qui, injectée dans le cerveau d'un rat ou
d'une souris, annihilait leur douleur beaucoup plus rapidement et
efficacement que la morphine ; en février 1977, on a démontré que
cette substance, baptisée encéphaline, existe aussi dans le cerveau
humain. Tout se passe comme si le cerveau de l'homme produisait
sa propre morphine, d'où le nom d'endorphine. Cette découverte
laisse penser qu'il existe un grand nombre de centres aux fonctions
très précises reliés informationnellement entre eux selon des codes
rigoureux.
Au total, l'ensemble de cette réflexion aide à préciser le nouveau
concept de Mal du Code, bruit dans l'ordre, et, en particulier, à
représenter les maladies de structure, comme le cancer : le Mal est
l'anormalité, la non-conformité à la copie, et plus loin, génétiquement

325
dit, le non compatible, le non-soi, ce qui fait bruit dans le code. Dans
la représentation des codes, certains mots de la phrase de vie
décrivent les opérations d'analyse des informations extérieures et
d'évaluation de leur compatibilité avec le « soi » ; ils surveillent et
dénoncent l'incompatible qui détruit le sens de la phase de vie et ils
organisent sa séparation. Le programme de vie tolère certains non-
soi, dans la mesure où ils sont sans conséquence destructurante. Il
en rejette d'autres qui sont destructeurs; mais d'autres encore sont
acceptés bien qu'ils désorganisent la phrase de vie.
Selon certains auteurs, il semble en particulier que le processus
de cancérisation résulterait d'un bruit désorganisant le programme
de différenciation cellulaire : alors que dans le développement
normal de l'embryon l'œuf se divise en créant des cellules
différenciées qui acquièrent au fur et à mesure leur spécialisation,
dans la majorité des tumeurs, une même cellule prolifère sans se
spécialiser. Certaines autres tumeurs, telles que le tératome,
conduisent à la différenciation des cellules en tissus anarchiques. Il
semble que des facteurs externes, des incitateurs (virus, tabac,
régime alimentaire, produits chimiques), activés par des agents
promoteurs (tels la saccharine, les hormones ou les barbituriques),
altèrent, provoquent ce genre de lésion du programme de vie. Le
cancer serait donc un tragique bégaiement du discours.
De même, on a pu un moment penser que le transfert d'un « ADN
recombinant de E. Coli », supposé inoffensif, à une cellule humaine,
pourrait agir aussi comme interrupteur du mécanisme régulateur qui
contrôle les gènes cancéreux inactifs des cellules.
Guérir, ce serait donc éliminer le bruit dans le code, l'erreur dans
le programme du codage. Réduire le cancer, ce serait supprimer le
bruit inhibiteur de la différenciation.
Dans la plupart des cas, ces recherches ne sont en général pas
explicitement présentées pour ce qu'elles sont : fascination de
l'imitation de la vie. Comme chaque fois qu'un Ordre naît, le nouveau
signe de vie se masque derrière l'ancien; ainsi les découvertes
génétiques se camouflent derrière les prétextes cliniques, comme si
la réparation de machines restait une justification nécessaire à toute

326
réflexion sur le Mal. Par exemple, on vante l' « ADN recombinant »
comme « un moyen pratique de fabriquer des vaccins contre des
virus difficiles à cultiver, tel celui de l'hépatite, et de permettre la
production de quantités illimitées de produits pharmaceutiques
actuellement rarissimes » 50. De même, on fait comme si l'étude de
la parthénogénèse servait à trouver une façon de guérir les
malformations congénitales et non à comprendre le rôle du
spermatozoïde dans les développements embryonnaires
élémentaires ; comme si l'étude des matrices de location servait à
réduire les effets du traumatisme de la naissance, et non à élucider
le rôle de la matrice dans le développement du fœtus. De même
encore, l'expérimentation de l'interaction génétique entre des
cellules d'espèces différentes n'est pas supposée servir à l'étude des
concepts de soi et de non-soi, mais à réparer les malformations de
certains organes.
On étudie des langues en faisant croire qu'on apprend à réparer
des machines. En réalité, on découvre les langues de la vie, non
pour faire parler des machines mais pour parler ces langues et
corriger les textes existants, c'est-à-dire pour produire la vie comme
un objet.
Pour s'en convaincre, il suffit de regarder le parcours de la
recherche génétique sur les plantes et les animaux, partie d'une
réflexion sur la clinique et conduisant, pour des raisons
économiques, à la normalisation de la copie, à produire du normal,
du nécessaire, du consommable.
Dans la quasi-totalité des cas, cette naïveté épistémologique de
nombreux généticiens et biochimistes s'accompagne d'une grande
bonne foi. Mais cette confusion des signes ne saurait être durable, et
les questions majeures que posent ces recherches finissent par en
révéler la vraie nature : elles conduisent à se demander quel est le
nouveau sens de la Vie et de la Mort, s'il existe une frontière entre la
vie et l'artefact, entre l'organe et la prothèse. Quand des états
embryonnaires avancés de fœtus artificiels sont réalisés, on ne peut
plus censurer longtemps la mutation de l'Ordre de vie.

327
Tout se passe même comme si, pour préserver leurs recherches
en conjurant leurs succès, les généticiens s'efforçaient de ne pas
réussir trop tôt à produire de la vie, pour ne pas avoir à se poser la
question de son statut ; à rester dans le non-sens pour ne pas
entendre la phrase.
Ils n'y réussissent plus : par exemple, la question est posée de
savoir si le travail sur un fœtus, même a priori non viable, ne doit pas
être protégé par les mêmes règles que celles qui s'appliquent aux
embryons humains développés ; autrement dit, si quelques mots
déjà balbutiés ne méritent pas autant d'attention qu'un texte littéraire
encore inaccessible. (L'OMS situe la frontière de viabilité au fœtus
de 500 g et de 22 semaines.)
S'il devient possible de s'interroger sur cette recherche,
d'envisager de mettre une frontière entre vie et objet, de contenir ce
savoir, tout cela à moyen terme paraît bien illusoire ; l'échec du
moratoire d'Asilomar, réclamé au printemps 1974 par quelque onze
biologistes américains, sur les expériences impliquant soit des
génomes de virus tumoraux, soit le transfert de gènes d'un groupe
de bactéries à un autre, en constitue une première démonstration :
rien ne retient un savoir dont le prétexte est la lutte contre le mal.
De même, le droit américain a déjà refusé de mettre une frontière
entre la vie et l'objet, de fixer la limite entre ce qui obéit à la morale
et ce qui est soumis à l'économie. Pour lui, toute phrase reproduite
ou imaginée est une invention, non une découverte ; en particulier,
les formes de vie créées par le génie génétique sont des inventions
économiques, donc brevetables et appropriables : la Cour d'Appel
des Douanes et des Brevets a estimé en mars 1979 que le fait que
ces micro-organismes inventés soient des êtres vivants, n'interdit
pas de les considérer comme des innovations industrielles. La cour
a pris cette décision après avoir étudié deux demandes
indépendantes, initialement repoussées par l'Office des brevets
américains, émanant l'une de General Electric à propos d'une
souche bactérienne de Pseudomonas créée par manipulation
génétique, et l'autre, des laboratoires Upjohn, pour une bactérie
naturelle, streptomyces vellosus, utilisée dans la préparation d'un

328
antibiotique, la lyncomycine. Cette décision ouvre à l'exploitation
commerciale du génie génétique et constitue une date fondamentale
de l'histoire économique : pour la première fois, en effet, une vie
produite artificiellement est considérée comme appropriable et
échangeable, s'achète et se vend comme un objet. Non pas une vie,
qui déjà, depuis qu'il existe une société, s'achète et se vend comme
force de travail ; mais une espèce de vie, une tribu, une langue.

Guérir la vie comme un objet

Puisque le mal n'est plus pensé comme une panne mais comme
une erreur de codage, guérir ne revient plus à séparer le microbe,
cause de la panne, mais le bruit du code ; d'abord en suppléant les
fractions parasitées du programme de vie par des prothèses
normalisantes, puis, au-delà, en produisant des génotypes sans
erreur de codage, normalisés organes artificiels.
Le profil de vie économe invente le modèle, imagine la copie, puis
produit le « même », le double. Le passage se fait insensiblement,
naturellement, dans le savoir et la pratique. D'autre part,
l'autodénonciation du mal conduit à imaginer des machines capables
de le séparer. La découverte des langues du vivant conduit à
produire des mots ou des phrases sans faute.
L'une conduit à produire le normalisant, l'autre à produire le
normalisé, et leur convergence conduit à penser à produire l'homme
par fractions ou en totalité, comme une copie de lui-même : à lutter
contre la mort par sa négation.
Codées, les nouvelles prothèses deviennent donc l'axe de la
thérapeutique. Produites industriellement, elles achèvent la
transformation du bien, laïcisé dans le Corps, autonomisé dans la
Machine, en une marchandise réplicable en série, libérant le
capitalisme de sa crise et l'homme du souci de la vie.
Il ne faut pas voir là ni une utopie, ni un fantasme, ni un rêve
théorique : l'existence de prothèses codées, normalisantes ou
normalisées, déjà arrivées, au stade de prototypes industriels ou
même de produits commercialisés, est un fait assez considérable

329
pour que l'hypothèse s'impose, indépendamment même du passé et
de l'analyse théorique qui la fonde.
Ce qui suit ne vise donc qu'à donner une idée de l'immense
industrie en train de se constituer pour la vente de copies du corps
humain par morceaux, nouveau ressort de la consommation, au-delà
de la crise, organes artificiels reproduisant une à une chaque
fonction des organes naturels.
D'abord prolongements des prothèses mécaniques, les toutes
premières prothèses codées complètent les prothèses de membres
par certains outils fonctionnels, copies informationnelles de l'écriture,
de la parole, outils électroniques du geste.
Au-delà, la première prothèse normalisante d'un organe est le
stimulateur, outil de régulation du rythme cardiaque. Inventé en
1935, il a aujourd'hui atteint sa maturité technologique : en 20 ans,
son poids a été divisé par 100 et sa durée de vie atteint 8 ans avec
les piles au lithium et peut dépasser 10 ans si le nucléaire est admis.
Près d'un million de personnes dans le monde en portent aujourd'hui
et le marché continue d'augmenter de 15 % par an. Au lieu d'ouvrir
le cœur, une nouvelle technique permet de ne faire qu'une
anesthésie locale et de placer l'appareil sous la clavicule. De plus en
plus, ce sont des autosurveilleurs qui ne stimulent qu'en cas de
défaillance. Des autosurveilleurs permettent par ailleurs à chaque
malade de contrôler le stimulateur et d'en prévenir la panne. C'est le
modèle achevé de la prothèse normalisante et des formes de sa
banalisation. Il a même déjà un marché de l'occasion : dans certains
hôpitaux, français et italiens en particulier, on retire des pace-makers
des cadavres pour les réimplanter chez d'autres malades. Ailleurs,
attirés par les commissions des vendeurs, des chirurgiens et des
médecins en prescrivent et en implantent au-delà du nécessaire. «
Dans la même ligne on conçoit des stimulateurs diaphragmatiques
pour certaines formes de paralysie respiratoire, des stimulateurs de
sinus carotidien pour soigner l'hypertension artérielle, des
stimulateurs de vessie pour contrôler une mécanique sphinctérienne
déficiente [...] L'assistance ventriculaire gauche par un cœur artificiel
paracorporel a été reconnue fiable. Aux États-Unis, un essai clinique

330
récent portant sur des assistances continues de 2 à 5 jours a sauvé
quelques patients dans un groupe reconnu pour insuffisance
cardiocirculatoire irréductible, et qui de ce fait ne pouvaient être
sevrés, après chirurgie cardiaque, du cœur-poumon artificiel
standard en dépit de tous les procédés mécaniques et
pharmacologiques connus. [...] Un assemblage de pompes,
d'échangeurs de gaz et d'échangeurs thermiques dont le but est
d'oxygéner le sang et d'en assurer la circulation pendant une
intervention chirurgicale sur le cœur, est entré dans la routine. On
estime que dans le monde entier, il se fait chaque année plus de
200000 circulations extracorporelles à l'aide de ce type de prothèse
transitoire. Dans certains pays, le pontage coronarien, c'est-à-dire
l'insertion de greffes vasculaires entre l'aorte et le muscle cardiaque,
une opération qui ne peut se faire que sous le couvert d'un cœur-
poumon artificiel, est en passe de devenir l'intervention chirurgicale
la plus fréquente après l'appendectomie 18. »
Plus avant, on substitue à des valvules du cœur humain des
valvules animales, copies de fractions normalisées. Traitées
chimiquement pour être rendues compatibles et montées sur un
cadre synthétique, elles ne représentent aucun risque thrombogène
et permettent donc une vie normale. Mais dans 20 % des cas, au
bout de dix ans, elles se dégradent par usure et calcification, et une
ré-intervention est alors nécessaire. Le marché potentiel du cœur
artificiel, prothèse normalisée absolue de l'organe, est évalué aux
USA à au moins 200000 exemplaires par an. Les greffes, forme
particulière de ces prothèses, représentent une opération très
lourde, très coûteuse et de fiabilité très réduite. Aussi un cœur
électronique semble-t-il la solution à terme. En 1979, un veau a vécu
pendant six mois avec un prototype de ce genre, mais la pompe qui
l'anime n'est pas encore au point et les problèmes de source
d'énergie ne sont pas résolus. Il semble en effet à la fois impossible
de trouver une autre source que l'énergie nucléaire, et difficile de
l'utiliser.
La puissance nécessaire est de l'ordre de 20 Watts, soit, pour un
cœur artificiel nucléaire environ 50 g de plutonium. Il pourrait exister

331
ainsi des centrales nucléaires implantables de moins de 2 kg, dont la
durée de vie de 10 ans serait très supérieure à celle des parties
mobiles de l'organe.
La première prothèse normalisante du rein a été réalisée en 1943
par le Hollandais Willem Kolff. Depuis, les progrès techniques ont
été considérables. Le rein artificiel a aujourd'hui la taille d'une valise
et pèse dans les 4 kilos. Le coût de sa mise en place et de son
fonctionnement a considérablement diminué et il fait vivre 100.000
personnes dont 40000 Américains.
La prothèse du foie est moins accessible. Des essais ont eu lieu
sur des moutons. Mais il est très peu probable que cet organe
puisse avant longtemps être remplacé fonctionnellement par une
prothèse électronique.
Les futures prothèses codées normalisantes d'autres organes
dérivent d'auto-dénonciateurs du mal, en y ajoutant des systèmes de
séparation du mal dénoncé. La plus importante, économiquement,
en raison de la croissance des cas de diabète dans les pays
développés et dans ceux qui sortent de la famine comme la Chine,
est une prothèse électronique partielle du pancréas dérivant de la
surveillance du niveau de glucose ; son principe est simple : quand
l'écart à la normale du niveau de glucose dans le sang approche du
seuil critique, un microprocesseur, implanté dans le péritoine, libère
de l'insuline. Un tel pancréas artificiel fonctionne déjà avec succès
sur des chiens diabétiques. Il est actuellement en cours de mise au
point à l'Université de Californie de Los Angelès.
Ce type de prothèse normalisante, cybernétique, permet toute
autre régulation ; par exemple pour prévenir le glaucome par
libération régulière de pilocarpine dans l'œil. La prothèse
normalisante totale de l'œil est très loin d'être réalisée. L'Université
d'Utah, sans doute la plus avancée au monde en ce domaine, a
réussi à produire directement dans le cortex l'image de lettres et de
formes géométriques simples, en recevant les images externes sur
64 électrodes implantées de façon permanente et en les traduisant
en informations dans le cerveau, nommées phosphènes. La
prothèse connecterait une caméra de télévision et un micro-

332
ordinateur traduisant les messages optiques en stimuli compatibles
avec le code des phosphènes. Restent à régler les problèmes de
miniaturisation.
Le même principe est applicable, mais encore plus difficile, avec
l'audition, car la localisation même de la fonction auditive dans le
cortex n'est pas encore connue.
On travaille aussi sur des prothèses de trompes de Fallope et de
pénisérectables.
Enfin, certains miroirs mentaux d'autosurveillance peuvent devenir
des prothèses normalisantes du cerveau. Ainsi, le biofeedback
permet à chaque utilisateur d'apprendre à rétablir l'équilibre nerveux,
et, par exemple, de réduire son rythme cardiaque de 110 à 70 en 3
minutes. De même, en transformant en son le courant électrique
produit par les muscles faciaux il peut agir sur les centres de douleur
du cerveau : on apprend à diminuer l'intensité sonore en relâchant
les contractions.
Par ailleurs, on a mis au point un autre analgésique électronique,
stimulateur de la colonne vertébrale, le « Dorsal Column Stimulater »
(DCS), qui consiste en une bande de plastique contenant de
minuscules électrodes reliés à un récepteur radio miniaturisé. Le
DCS est implanté au-dessus de la moelle épinière. Quand le malade
ressent une douleur, il pose au-dessus du DCS une minuscule
antenne ; un petit émetteur à piles, glissé dans la ceinture, envoie
alors dans l'épine dorsale une série d'impulsions électriques
annulant les signaux douloureux. Le premier DCS a été implanté en
1970. Aujourd'hui, il en existe 9000 de par le monde. Il agit dans un
sens contre la douleur et en sens inverse pour exciter des voies
motrices mutilées lors d'un accident. Dans l'avenir, l'appareil externe
sera supprimé et la normalisation automatisée.
Le TENS (Transcutaneous Electronic Nerve Stimulater) permet
d'atteindre les mêmes résultats sans implantation, pour des douleurs
moins localisées. Il constitue la première généralisation
technologique réelle de l'acupuncture et renvoie à l'analyse
d'ensemble du corps qui la sous-tend. Ceci explique sans doute qu'il

333
en existe aujourd'hui 26 marques au Japon et que son prix de vente
y est dix fois plus bas qu'en Europe.
Au-delà, on peut utiliser ces prothèses normalisantes du système
nerveux comme mémoires annexes de sensations diverses et
comme programmes de douleur, de plaisir ou de toute jouissance
dont l'analyse serait possible, créant ainsi la sensation sans l'acte,
l'orgasme sans la sexualité, la jouissance artistique sans spectacle
ni création, ouvrant, en somme, à une technologie absolue de
l'onanisme.
Au-delà de ces prothèses codées, électroniques et informatiques,
la génétique ouvre un champ immense de copies de vie, de même à
consommer.
D'abord la pharmacopée elle-même ne vise plus, dans l'Ordre des
Codes, à détruire le support du mal en le pilonnant à haute dose,
mais à éliminer le bruit du code en se substituant avec précision aux
fonctions élémentaires lésées, pour normaliser le comportement
cellulaire. Par exemple, l'enképhaline, formée de 5 à 6 acides
aminés, constitue probablement un des médiateurs essentiels anti-
douleurs de notre cerveau et l'interféron, protéine à action anti-virale
et anti-tumorale, agit sur certains cancers comme l'ostéosarcome.
De même, le marché mondial des contraceptifs, qui est
aujourd'hui de 3 milliards de dollars, devrait doubler d'ici dix ans et
utiliser des techniques de régulation naturelle : les prostagandines
qui, prises une fois par mois, empêchent la conception en bloquant
la nidation de l'œuf. Les savants chinois ont découvert les propriétés
contraceptives (à 99,98 %) du gossypol, produit naturel contenu
dans l'huile de graines de coton. L'Organisation mondiale de la
Santé des Nations Unies étudie, de son côté, des rapports sur 4000
espèces végétales en provenance de 120 pays, des petits pois
tibétains aux feuilles de steva rebaudian paraguayennes.
La prochaine étape est la mise au point d'un stérilet porteur d'un
contraceptif immunologique. Il s'agit de molécules synthétiques, qui
se fixent sur les spermatozoïdes et les immobilisent. A plus long
terme, des matériaux biodégradables fondent progressivement au
contact et des tissus vivants en libèrent les hormones

334
contraceptives. Des capsules de 3 mm de diamètre, placées sous la
peau, empêchent l'ovulation pendant six mois. Des chercheurs de
l'Université d'Alabama expérimentent l'injection de microsphères
chargées d'hormones, progressivement libérées dans le sang, ce qui
permet de doser la quantité d'hormones selon les besoins de
chaque personne.
Des centaines d'oligopeptides sont synthétisables et peuvent ainsi
fournir des produits analogues ou « antagoniques » à certaines
hormones récemment isolées aux confins de l'hypophyse et de
l'hypothalamus, qui jouent un rôle dans la mémoire et l'affectivité.
Des êtres vivants peuvent aussi servir de prothèses. Par exemple
certains pensent que la galactosémie, déficience enzymatique, peut
être réparée par le rajout d'un enzyme correcteur inoculé par un
virus : le virus sert là de prothèse.
Pour d'autres déficiences enzymatiques, on travaille à d'autres
prothèses chimiques implantables : par exemple, des liposomes,
micro-capsules où l'on peut enfermer des enzymes, des hormones
ou des agents chimiques, peuvent être phagocytées par les cellules
et se retrouver à l'intérieur, où elles libèrent les substances qu'on y a
introduites. On peut, par cette voie, envoyer à des cellules qui en
manquent de l'enzyme N Acétyl Hexosaminidase A, dont le manque
est caractéristique de la maladie de Tay Sachs. On peut aussi
débarrasser des cellules d'un poison métallique (plomb, plutonium)
en y envoyant des liposomes chargés d'EDTA, agent complexant.
Les organes artificiels hybrides sont une sorte de croisement entre
la prothèse et la transplantation, dans lesquels des cellules ou des
tissus vivants, obtenus de donneurs, sont attachés à un support de
tubes ou d'éponges, pour être ensuite implantés dans le corps d'un
receveur, tout en restant séparés de lui par une membrane semi-
perméable dont la capacité d'échange est choisie de telle façon que
ces signaux chimiques de poids moléculaire puissent être transmis
tout en maintenant une barrière immunitaire contre les protéines et
cellules étrangères 18.
Au-delà, le prolongement est la prothèse génétique codée,
production de vie sans bruit, d'abord substituable à une fraction de la

335
vie, puis production de copie totale de vie. En effet, produire la vie
comme un objet aussi proche que possible de la vie sans mal du
Code, devient possible si l'on sait en maîtriser la langue ou, pour le
moins, si l'on sait reproduire sans faute des phrases ou des mots,
sans nécessairement les comprendre. Tout est alors pensable et tout
est déjà dans les plans des chercheurs. Non que leurs discours
annoncent le savoir à venir, en réalité toujours inattendu, mais parce
qu'ils annoncent une technologie qui est le prolongement probable
d'un savoir déjà acquis.
Voici quelques-uns des axes essentiels des prothèses génétiques
normalisées à venir, classées d'après leur date d'intervention dans le
processus de production de la vie :
D'abord la fécondation in vitro, dont l'une des premières
applications consiste à donner le choix du sexe des enfants. Une
autre permet, après avoir décelé des anomalies chromosomiques ou
des défauts génétiques sur les embryons au premier stade de leur
développement, d'éliminer ces défauts sans attendre d'avoir à
réparer le corps, par prothèse enzymatique ou en combinant des
éléments multiples d'embryons humains pour créer un composite
moins atteint.
On peut aussi envisager de produire, soit in vitro, soit dans une
matrice humaine, des hommes de qualité sélectionnée avec une
précision croissante, soit par enrichissement de la semence sur un
marché du sperme, soit par modification génétique des embryons,
soit, encore plus tard, par réplication clonée d'un génotype
spécifique, réplication d'une copie. On peut aussi, in vitro ou dans
une matrice quelconque, produire des chimères à partir d'un nombre
quelconque de pères ou de mères, d'un jusqu'à plus d'une dizaine,
humains ou animaux, et faire passer le même embryon dans
plusieurs matrices-supports successives, humaines ou animales.
Cette technique est déjà utilisée pour le transport, entre l'Europe et
les USA, d'embryons de veaux charolais dans des lapines.
Au-delà de la naissance, le clonage ouvre des perspectives
multiples dans la production de prothèses génétiques normalisées,
en particulier pour les réserves d'organes destinés aux greffes :

336
banque de clones ou banque de gènes, réglant ainsi le problème de
la compatibilité 14. Mais ce n'est vrai qu'en partie : le clonage ne
garantit pas des copies parfaites à l'infini, des mutations somatiques
pouvant modifier le noyau du donneur et l'environnement
cytoplasmique affectant le code génétique.
Avec une terrible naïveté culturelle, les théoriciens de la génétique
dévoilent parfois la réalité de ces ambitions : pour réparer la
machine, produire la vie, puis l'inventer. Par exemple, J. Fletcher
soutient que « le clonage peut devenir un complément nécessaire à
la reproduction, pour empêcher des détériorations du matériel
génétique 17 » et R. G. Edwards écrit, à propos de l'utilisation de
chimères pour les greffes d'organes, que « la création d'hybrides
n'est éthiquement problématique que parce que la fraction humaine
serait condamnée à une situation indigne d'elle 15».
Les frontières du savoir une fois tombées, celles de la
thérapeutique s'avèrent encore plus fragiles ; l'Ordre des Codes peut
se mettre en place avec ses guérisseurs, ses vies et ses morts.

Vies et morts du Code

Encore une fois, une crise de l'Ordre de vie sécrète une


mystérieuse rencontre entre un savoir et un pouvoir naissants :
après la surveillance et la dénonciation du mal, la négociation et la
séparation deviennent elles-mêmes marchandises produites en
série, sous forme de prothèses codées.
Quand la totalité des opérations de rapport au mal se regroupe en
un lieu unique, la thérapeutique retrouve l'unité des organes du
corps, la prothèse totale.
On ne cherche plus alors à guérir les maladies de la clinique mais
à produire des hommes normaux, conformes à la copie, et à leur
faire consommer une normalité génétique industriellement produite.
On laisse même entendre les bruits qui ouvriront des marchés : on
peut manger du sucre s'il existe des pancréas artificiels, fumer si l'on
dispose de prothèses du poumon.

337
Donner à consommer redevient thérapie.
Comme les vieillards incas distribuaient les corps des sacrifiés,
comme les apothicaires flamands achetaient des corps aux
bourreaux, aujourd'hui le département de pathologie du General
Hospital de Columbia vend des fœtus aux laboratoires pour mener
des recherches sur les maladies héréditaires, sur certains cancers et
sur des malformations congénitales. Des cellules fœtales humaines
sont utilisées pour la culture de certains virus qui ne se développent
pas sur des cellules animales, pour la mise au point de certains
vaccins, pour des études de toxicité ou pour des recherches de
génétique ou d'immunologie. Des centres de recherche, notamment
en Scandinavie et aux États-Unis, recourent à des foetus non
viables mais temporairement vivants au moment de l'interruption de
grossesse ou de l'avortement spontané. Des extraits cellulaires
foetaux et animaux sont préparés et injectés par des médecins, «
thérapies cellulaires fraîches », et cette thérapeutique, illégale en
France, se poursuit avec un regain de publicité en Suisse. Des
hommes vendent leur semence et plusieurs milliers d'enfants sont
déjà nés de sperme congelé.
Quand le mal est le bruit du code, le non-sens et le non-soi, guérir
devient faire taire, produire du sens, du quasi-soi. Acheté, utilisé,
l'organe artificiel s'inscrit dans la logique économique, détruit par son
usage ou par son obsolescence technologique. Consommée, au
sens économique du mot, la Vie est mangée par la vie, le corps
consommé par le corps, le robot mangé par le robot. La
thérapeutique se résume alors dans la prothèse généralisée.
Prothèse de surveillance, de dénonciation, de négociation, de
séparation, elle unifie toutes les fonctions du corps et des
guérisseurs. Discrète ou visible, copie ou prolongement du corps,
elle réduit les différences, infinies, du vivant à celles, limitées, de la
marchandise.
La prothèse est implantée en cas de mal-être, Mal du Code,
prévision génétique ou clinique de la prédisposition. Sa mise en
place ne relève pas d'une décision d'urgence, traumatisante, sauf en

338
cas d'accident, de mal non prévu ou de pannes de prothèses en
place.
Toute l'organisation thérapeutique se modifie : le séparateur rejoint
les désignateurs dans le spectacle des matriceurs. Le guérisseur
redevient le dénonciateur du consommable, non plus shaman,
chasseur d'âme, mais bio-ingénieur prescripteur de prothèses.
L'hôpital, théâtre de guérison où la mort se masque, devient lieu
de mort où la vie s'oublie ; les vieux et les mourants y deviennent la
matière première de l'élaboration des prototypes de prothèses
nouvelles et on rentabilise leur hébergement en les utilisant dans
l'expérimentation des prothèses. Dans la connivence de l'argent, de
la vie et de la mort, le mouroir s'intègre à l'industrie, l'hôpital à
l'usine, comme jadis l'Hôpital Général à la fabrique, ou plus
récemment les camps au Konzern.
Le malade devient à la fois surveilleur et surveillé, mangeur et
mangé, bourreau et victime, médecin et malade, acteur et spectateur
de l'avatar nouveau de l'Ordre de vie.
Les bio-ingénieurs, salariés privés ou publics, organisent la vente
et l'installation des prothèses. Un ensemble de professions et
d'entreprises se disputent l'invention, la production, l'exploitation, le
service après-vente des prothèses.
Il n'y a plus de spectacle de l'Ordre : les institutions d'assurance,
privées ou publiques, couvrent ceux des actes de la clinique qui
durent encore et paient les prescripteurs de prothèses.
L'efficacité de l'Ordre de vie ne se juge plus à l'espérance de vie,
ni même à la capacité économique de la copie, mais à la valeur
marchande de l'objet vie lui-même, partiel ou total. L'efficacité est
atteinte quand le coût du travail humain dans la santé se réduit avec
l'élimination, par la prothèse biologique, d'une partie de la chirurgie,
et, avec elle, d'une fraction des dépenses de l'hôpital : comme les
médicaments chimiques ont éliminé le sanatorium, comme le L.
Dopa remplace la chirurgie stéréotaxique de la maladie de
Parkinson, le pancréas artificiel réduit l'hospitalisation des
diabétiques.

339
Le débat sur la santé ne porte plus sur le prix et la qualité des
prothèses, ni sur la couverture des soins, mais sur la plus ou moins
grande égalité de leur accès et de leur fiabilité. Avec la
thérapeutique change ainsi le sens de la vie et de la mort. L'Ordre
des Codes renvoie la démographie humaine à celle des objets,
aujourd'hui maîtrisée. Alors que la reproduction des hommes est
proliférante dans la mesure où leur durée de vie n'est pas contrôlée,
celle des objets l'est par l'obsolescence. La stabilisation du rythme
démographique et la modulation de la durée de la vie est donc
pensable, non plus par le cannibalisme, l'infanticide, le travail forcé
ou le contrôle des naissances, mais par une pure régulation de
marché, à l'image des « chèvre-pieds » dont rêvait Diderot. La
famille n'est plus alors qu'un des lieux de production, parmi d'autres
matrices, à la demande d'entreprises ou d'États, de certains types
d'enfants ou d'hybrides de qualité spécifiée. L'objet-vie n'est plus un
capital à valoriser, ni une force de travail à entretenir, mais un objet
de consommation. Il se réduit à l'échelle unique de l'équivalent
universel, la monnaie, et l'insaisissable diversité des hommes aux
quelques pauvres nombres de marchandises.
On produit plus d'angoissés demandant à se consommer, à se
consumer, que de chimères productives, industrieuses. La
dégénerescence physique ou la mutilation du corps, si elles ne
privent pas l'individu de ses moyens de consommer, ne sont pas des
tares contre-sélectionnées, et dans le cannibalisme marchand, les
athlètes puissants ne sont pas nécessairement précieux.
Le recul de la mort par la substitution de prothèses aux organes
défaillants et la multiplication des copies d'un même moule
transforment les conditions de la mort : quand la vie devient un objet,
la mort n'est plus de l'autre côté du miroir, mais le reflet dans le
miroir de la vie-marchandise.
On verra se succéder, dans le fantasme et le drame, trois idées de
morts avant que ne s'impose une mort en trois phases. Trois idées
de morts :
D'abord la mort imposée, un pouvoir planificateur interdisant à
quiconque de survivre au-delà d'une certaine durée

340
économiquement décidée, la vie programmée. Puis la mort refusée,
l'Ordre des Codes autorisant l'infinie substitution des prothèses
d'une même matrice, la vie éternelle. Enfin, la mort niée, l'intégration
économique de la vie et de la mort en un continuum, sans passage
brutal de la vie à la mort, la vie morte.
La première idée de mort, euthanasie sociale, rôde déjà dans
l'hypersurveillance. Machines de protocoles de mort, lois de mort
volontaire contre l'acharnement thérapeutique et le gaspillage
financier, mort normalisée, annoncée, probabiliste. Fantasme absolu
de la démographie des objets, cette forme de mort heurte trop de
front la conscience de crise pour s'installer et devenir explicite : une
société ne peut survivre que si elle fait croire à l'existence d'une
certaine éternité et elle ne peut porter trop longtemps elle-même le
poids du verdict de mort.
Une seconde idée de mort paraît alors possible, refus absolu des
limites, fantasme de la génétique, éternité. Quand le Mal du Code
est éliminé, la vie n'est plus confondue avec un exemplaire unique,
un phénotype, mais elle se réfugie dans le moule, le génotype. Elle
est la phrase écrite et non la phrase lue. Alors, dans la peur de la
panne et la folie d'accumuler, vivre devient avoir plusieurs destins,
plusieurs avatars, de phénotype en phénotype, un peu comme
Helène H., morte en 1939, existe encore aujourd'hui, dans tous les
laboratoires du monde, sous forme de cellules Hela en culture.
L'exemplaire craint de mourir de la panne, inquiétude majeure,
faille essentielle de l'artefact, obsession de l'utilisateur. Ce risque
conduit à la redondance des circuits et au stockage des substituts :
membres, organes, circuits, enzymes sont remplacés, redoublés,
complétés, amplifiés. On conjure en accumulant. Support de ces
prothèses, le corps exemplaire vit aussi longtemps que la
dégénérescence de l'ensemble peut être retardée, jusqu'à l'extrême
de l'usure du phénotype par la marche du temps génétique. Alors
intervient une première phase de mort, mort d'un corps, mort
mineure, qui peut aussi être confiée à une prothèse spécifique
évaluant tous les paramètres de la normalité et arrêtant la vie
lorsque leur valeur annonce l'irréversible douloureux. Au-delà du

341
phénotype mort, le génotype, déjà répliqué en un clone et conservé
en attendant de vivre, jusqu'à d'autres morts mineures de copies.
Mais le génotype lui-même n'est pas éternel : au bout d'un certain
temps, par usure du codage, le moule se transforme, la phrase
écrite se dissout, ou, en tout cas, change de sens. Deuxième phase
de mort : la mort majeure.
La troisième idée de mort, ni mort refusée, ni mort imposée, mais
vie morte, quasi-indifférente entre la vie et la mort, annonce une
troisième phase de mort : la mort absolue. A regarder les objets
produits en série se dévoile le sort des marchandises : certains
objets sont longtemps entretenus, d'autres vite jetés, d'autres enfin,
un temps délaissés, retrouvent usage et sens avec une mode ou
une nostalgie, jusqu'à un oubli total, mort absolue.
Ainsi va la vie des objets, ainsi ira l'objet-vie ; mort mineure d'un
phénotype, mort majeure du génotype, mort absolue du souvenir
génétique dans le message même des autres génotypes.
Dans chacune de ces phases, l'inégalité devant la mort sera celle
de vivants devenus marchandises : purement monétaire et non plus,
comme aujourd'hui, culturelle. L'égalité devant la mort deviendra
alors son uniformité.
La vie-morte gère autrement les cadavres. Maintenus dans leur
environnement quotidien, les cadavres deviennent eux aussi, pour
les vivants, des objets à consommer, à user : embaumés et animés
par des prothèses codes, copies absolues, on leur parle chez soi ou
dans des maisons de morts, rivaux des clones dans la mémoire des
vivants. Les morts deviennent bientôt les nouveaux confesseurs à
qui l'on peut dire son angoisse et avec qui l'on peut rechercher du
sens. Cadavres écouteurs, prothèses de sens qui s'ajoutent aux
autres miroirs du corps, aux autres extirpeurs d'aveux, substituts du
prêtre, du policier, du médecin.
Souvenirs de tous les phénotypes d'un même moule, jusqu'à leur
mort définitive dans la mémoire de tous les vivants. Alors le
brouillage de la phrase de vie dans le programme des autres vies
marque la fin du reflet sensible d'une vie dans le vivant.

342
Déjà, la mutation des cimetières et leur position nouvelle dans la
ville, de moins en moins différenciée de celle des vivants, annonce
ce nouveau rôle social des morts. Partout dans les grandes villes,
les cimetières s'avèrent insuffisants, se construisent des immeubles
de haute taille pour loger les cadavres, « ceme-towers » de vingt
étages à Rozano en Italie, où habitent 14480 morts, tour de douze
étages pour recevoir 24000 résidents à Rio de Janeiro, d'autres à
Marseille et à Nantes. Dans ces villes de mort, la surface réservée à
chaque corps est réduite au minimum et la topographie intérieure est
identique à celle d'un immeuble de vivants.
Ainsi s'achève l'histoire de la recherche terrifiée des sens de la
mort et de la vie, de la tentative insensée de faire reculer la mort en
changeant le sens du mal, en inventant des morts secondes, des
étapes de mort.

La marchandise cannibale

Cet achèvement n'est pas seulement celui de toute la pensée


clinique, des médecins, des hôpitaux, de la maladie. C'est aussi la
mutation radicale de l'Ordre de vie, l'achèvement de la
transformation de toute l'activité humaine en marchandise replicable.
Telle est ambition de l'histoire industrielle, le sens du combat du
capitalisme et l'enjeu absurde de sa crise : dissoudre la vie pour
retarder la mort. La peur de cet avènement ne sera pas conjurée par
la seule distance qui sépare aujourd'hui ce fantasme du réel, qui le
fait croire invraisemblable : cet éloignement ne marque que
l'immensité du bouleversement qu'il implique et de la barbarie qui
peut accompagner sa mise en place.
Les copies de vie, prothèses programmées, constituent la
marchandise de l'avenir. Ce n'est pas une rupture, mais un
approfondissement. Déjà, bien des rapports sociaux ont été
remplacés par des prothèses : automobile, prothèse du
déplacement, machine à laver, prothèse de l'entretien. Voici les
copies de vie, prothèses de reproduction, extension absolue de la
marchandise à l'homme lui-même, déjà vendeur de sa force de

343
travail consommée par la classe capitaliste, futur consommateur de
copies de l'homme vendues par le capital.
L'objet-vie est donc le marché et le fantasme du capitalisme à
venir, le rêve de marchandise impériale. Quand il se met en place,
l'économie en est complètement transformée. L'énergie n'est plus
l'essentiel, l'information devient le pouvoir majeur. Une grande partie
du travail vivant peut être fait non par des hommes, mais par des
fractions élémentaires de vivant, par de la vie-outil.
Le premier résultat de la recherche génétique industrielle a été
obtenu à l'automne 1978 par Genertech : la production d'une
insuline identique à l'insuline humaine, dont les laboratoires Eli Lily
étudient actuellement les possibilités de production industrielle. De
même, la compagnie pharmaceutique Upjohn après l'Institut Pasteur
a réussi la production d'ovalbumine par une bactérie.
Le génie génétique peut aussi produire en série des hormones,
des protéines simples, des vaccins, des composés anti-viraux, des
anticorps, des enzymes « industriels » qui pourraient être utilisés
pour la production chimique ou pour la dégradation des déchets
industriels.
Cetus travaille avec le National Distillers and Chemical à un
programme de production à bas prix d'alcool, par construction
génétique d'un organisme capable de produire, à partir du manioc,
de l'alcool, mélangé ensuite avec de l'essence pour obtenir un
mélange carburant, substitut à l'essence. Actuellement, Cetus est
parvenu à obtenir une bactérie capable de convertir le manioc en
amidon, et une autre bactérie capable de convertir l'amidon en
alcool. Le but des recherches actuelles est d'obtenir une seule
bactérie capable d'accomplir les deux fonctions à la fois.
General Electric a mis au point un procédé grâce auquel un
plasmide pourrait introduire dans la bactérie Pseudomonas des
instructions qui permettraient à celle-ci de digérer la plupart des
hydrocarbures contenus dans le pétrole brut.
Ces entreprises produisant des outils vivants, telles Cetus,
Genentech, Biogen, sont convoités par plusieurs compagnies
pétrolières dont la Standard Oil of California et Indiana Standard.

344
Ainsi, bien au-delà de la seule santé, le discours codifié s'impose
comme la langue absolue de communication universelle entre les
hommes, comme la seule langue vivante : vie comme un objet, vie
comme outil.
Dans la vie sans bruit, les marchandises parlent, les hommes se
taisent et consomment. La société industrielle s'achève et les
concepts de vie et d'objet deviennent flous.
Et d'abord la sexualité, coeur de la vie avant le Code : puisque le
clonage annule la reproduction sexuée, puisqu'il est le retour au
mode de reproduction des protozoaires, à la forme pure de la
parenté, il réalise le rêve de l'homme de s'engendrer lui-même, de
devenir son propre enfant en même temps qu'un autre, d'être le
même qu'il consomme, de vivre au-delà de la mort, de ne plus être
confondu avec sa seule existence mais d'être la matrice d'une
multitude d'existences potentielles. La sexualité et la hiérarchie des
âges s'annulent.
Puis l'économie se brouille : l'Ordre des Codes dissout la
distinction entre l'homme et ses productions, donc entre toutes les
catégories de l'économie politique : il n'y a plus de consommateur et
de producteur, de naturel et d'artificiel, de marchand et de non
marchand. Par exemple, l'enfant voulu consciemment est une
production en même temps qu'une consommation, un artefact en
même temps qu'une vie. Le cœur d'un accidenté greffé sur un
malade cardiaque, le cœur d'un clone sont à la fois du vivant et de
l'artificiel, du marchand et du non marchand. Être malade devient
une consommation, être soigné un travail. Dans un cas on paie pour
avoir droit à la douleur comme moyen de différence. Dans l'autre, on
est payé pour produire des informations sur soi-même.
Toute l'économie s'organise autour de ces copies de vie. L'homme
devient production et consommation, marchandise consommatrice et
outil vivant.
Peut-être est-il même pensable, au bout du temps, de produire
l'homme lui-même comme un consommateur spécifique sur un
marché, en mettant ses désirs en instructions codées, d'abord dans
les miroirs puis dans le code génétique lui-même, un peu comme le

345
besoin d'énergie est programmé dans le plan d'une machine ou
d'une automobile.
La consommation de copies devient le résultat d'un travail et un
moyen de vivre. Devenue nécessité génétique, elle renvoie toujours
à la nécessité de différenciation du capitalisme. Il faut éviter d'être
semblable, c'est-à-dire d'être mangeable par un autre ; il faut
consommer des anormalités artificielles, des différences volontaires
en souvenir terrifié du cannibalisme proliférant.
Le travail industriel, dont l'homme est expulsé, devient le royaume
de quelques chimères et robots, artefacts et programmes, vie-outil.
Robot producteur de vie, chimère productrice de conscience. Ainsi le
Kennedy Institute de Georgetown's University déclare dans son
rapport sur le génie génétique : « Des chimères et des parahumains
pourraient légitimement être fabriqués pour faire des travaux
dangereux ou dévalorisants 17 ». Ou encore : « La société pourrait
avoir besoin de produire des gens ayant une résistance
exceptionnelle pour remplir des rôles particuliers, par exemple des
gens de petite taille pour des vols dans l'espace 17 ».
Il n'y a plus alors de crise possible : dans la dissolution du travail,
dans la confusion entre vie, objet et outil, le producteur ainsi produit,
vivant a-humain, devient un élément du capital ; et sa rémunération
est entretien d'un capital et non plus reproduction de la force de
travail. Si le travail vivant n'est plus du travail humain, si prothèses
biologiques, enzymes et chimères, vie sans conscience et sans
classe produisent de la valeur sans recevoir de salaire, alors se
bouleverse le schéma de l'économie politique et la loi de valeur :
marchandise comme les autres, l'homme s'échange, consommé par
des marchandises, donc à reproduire comme une marchandise et
non plus comme une force de travail en lutte. Il ne produit plus de la
valeur mais il réalise la valeur produite par des chimères, des vies-
outils.
Ainsi le capitalisme laisse la place à une totalité consommatrice
d'elle-même, où la valorisation est inséparable de la production et où
l'Ordre des Codes devient un ordre socialement possible. Premier
monde, depuis le cannibalisme, sans représentation, la conjuration

346
n'y passe plus par le spectacle mais par le stockage de prothèses de
vie.
Tout l'ordre politique se pense alors dans le contrôle des codes,
dans le contrôle de conformité à la copie organisé par le stockage
des objets et dans la normalisation codée des déviants. Si le
stockage des objets-vie ne suffit pas, ou pour ceux qui n'ont pas les
moyens de conjurer ainsi leur peur, la prothèse de normalité
neurologique peut s'intérioriser, simple extension de l'usage de
prothèses codées.
Le neurologue américain Delgado, extrémiste de l'Ordre des
Codes, suggère d'autosurveiller le comportement d'individus jugés
prédestinés à la déviance, en implantant des microprocesseurs de
type DCS dans la zone frontale de leur cerveau afin de surveiller à
distance leur agressivité et de libérer automatiquement un calmant si
nécessaire. Cette prescription d'autoséparateur du mal social est
fondée sur un calcul purement économique d'efficacité comparée :
l'implantation de cette prothèse codée coûte 6 000 dollars, alors que
le même déviant incarcéré après un acte illégal coûte 5 000 dollars
par an à la communauté, sans compter les pertes liées à son crime.
Quand détruire l'agressivité devient l'outil de l'Ordre, le
neurobiologiste et le bio-ingénieur se substituent au médecin,
s'arrogent le pouvoir d'étouffer les bruits, de faire taire.
Mais là encore, l'informatique n'est qu'une science de transition
entre la Machine et le Code ; la prothèse génétique débouche sur un
contrôle politique beaucoup plus large, par normalisation génétique ;
par élimination, un jour pensable, des mots de la phrase de vie
porteurs de pulsions de violence ou de désirs de conquête.
Tout savoir sur la société se traduit dans le système de signes de
codes. Tout discours sur le pouvoir devient un discours sur les
conflits de phrases de vie. Il ne faut pas s'en étonner : cette fois
encore, un discours ne s'entend que dans la mesure où il parle la
langue du temps où il est produit, et une pensée perd sa force quand
l'ordre de vie qui l'inspire s'efface. Alors elle cesse peu à peu d'être
vraie, sans pour autant cesser de l'avoir été. Par exemple, le
christianisme est une représentation du monde cohérente dans

347
l'Ordre des Dieux, le Traité de Delamare ne se lit que dans l'Ordre
des Corps, le Capital ou la Richesse des nations n'ont de sens que
dans l'Ordre des Machines.
Aujourd'hui, le langage dominant est celui des Codes et c'est avec
lui qu'il faut comprendre le Mal et la mise en ordre. Ainsi, les théories
sociales les plus novatrices s'expriment nécessairement dans l'ordre
à venir, celui des Codes. Elles ne peuvent être que des théories des
signes. Les autres ne sont que des répétitions amnésiques de
travaux déjà achevés.
Les plus avancées de ces idéologies, encore simples traductions
du libéralisme théorique de l'ordre antérieur, oripeaux de la nouvelle
droite, s'élaborent dans la sociobiologie.
Selon ces premiers travaux, la société n'est qu'un conflit de
territoire entre familles de gènes. L'altruisme, fondement de toute
société organisée, s'explique génétiquement par le désir d'aider
autrui, fût-ce au prix d'un sacrifice personnel, de risquer sa vie pour
porter secours, d'accomplir un travail non payé pour aider d'autres
individus, pour se défendre contre l'agression génétique, pour
organiser la survie de ses propres gènes en défendant ses
descendants et ses parents ; selon l'expression d'Hamilton, l'objectif
de l'altruisme est « l'ajustement global » d'un individu et de sa
parenté au processus de sélection naturelle. Il n'a lieu que si le
bénéfice pour la transmission de ses gènes, obtenu par un acte
altruiste au bénéfice d'un parent, est supérieur au coût subi.
L'altruisme est donc le comportement que les nécessités de la survie
génétique exigent d'un égoïsme éclairé.
Trivers 47 et Wilson généralisent le principe hamiltonien de
l'ajustement global au-delà du cercle restreint de la famille : selon
Trivers, un individu risque aussi sa vie pour un étranger s'il pense
qu'il existe une possibilité qu'un jour cet étranger, ou l'un de ses
parents, sauve à son tour la vie d'un des siens ou aide à sa survie.
Aussi cet « altruisme réciproque », comme l'appelle Trivers, forme la
plus puissante d'ordre social, ne peut exister que parmi les espèces
animales ayant une durée de vie assez longue et une mémoire
assez grande pour enregistrer les dettes contractées et savoir les

348
rendre à un membre de la famille génétique du créancier. Autrement
dit, l'ordre social est un mode d'organisation de la survie des gènes
et il augmente avec l'espérance de vie et la capacité mnémonique
de l'espèce concernée. Pour ces raisons, il est maximal chez
l'homme. Wilson écrit : « L'homme a intensifié ces caractères des
vertébrés en y ajoutant des qualités uniques, qui lui sont propres. Ce
faisant, il est parvenu à un niveau de coopération extraordinaire,
sans (ou presque) consentir de sacrifices sur le plan de la survie des
individus et de la reproduction 52. »
Avec la sociobiologie, un monde invisible continue de gouverner le
monde visible, et la société est le lien d'un conflit entre génotypes
dans l'appropriation de l'espace nécessaire à leur reproduction. Ainsi
s'annoncent l'élaboration d'un droit de propriété sur l'espace
génétiquement nécessaire et l'expression de théories critiques sur
ce droit de propriété : le génotype de valeur est celui qui saura
préserver son acquis, l'améliorer.
Mais la sociobiologie ne voit pas que le conflit de génotypes
devient un conflit d'objets-vie. En même temps, l'homme disparaît
comme objet et comme sujet : le vrai sujet de l'histoire devient le
gène et il faut une nouvelle théorie de l'observation pour en évaluer
le savoir. L'homme est mort.
Menace alors, danger majeur, la crise absolue : comment
maintenir l'adaptabilité du patrimoine génétique quand l'homme est
produit comme objet consommable, usable ? La copie
consommatrice, la vie-outil élimine en effet toute capacité de manger
le hasard, le mal créateur d'un nouvel ordre. L'adaptabilité disparue,
l'artefact s'installe, la vie se cristallise, l'homme part en fumée.
Si l'Ordre de vie se fige dans l'uniformité, se profile quelque chose
comme une crise d'un genre nouveau, une crise de répétition, un
cancer de l'ordre, la fin du Code.
Voici que, dans les anecdotes de nos pouvoirs, dans la barbarie
de nos enfances, se termine peut-être l'immense parcours de la vie
et de la mort, par la mort de la vie.
Quand la représentation majeure du réel, le langage, vient au
premier plan du savoir, la mort du sacré, l'impuissance de la police,

349
l'ignorance de la clinique ouvrent à la béance du cannibalisme des
marchandises. Il devient possible d'en finir avec le spectacle
commencé avec Cronos, ruse de l'ordre, et dont jamais le pouvoir ne
s'est défait. Un nouveau temps s'invente. Temps de l'homme-objet,
temps de l'objet-homme.
Forme pure, abstraite, l'Ordre des Codes s'installe. Le monde n'y
est plus qu'une juxtaposition d'objets biologiques équivalents, se
produisant et s'échangeant les uns contre les autres, marché absolu
d'organes, de corps, de vies. Comme le tératome des laboratoires,
vie insensée où les organes d'une souris se développent et se
juxtaposent sans s'organiser en un corps unique, toutes les vies se
juxtaposent, tout devient vie insensée, monstre à l'échelle planétaire,
géotératome.
Histoire de fous racontée par un fou ? Peut-être. Pas plus fou
cependant que le pithécanthrope mangeant ses morts, que les
Barbelognostiques avortant pour manger leurs foetus avec du miel.
Pas plus fou que les Flagellants se suicidant à coups de fouet pour
éviter la peste, que les paysans flamands se disputant à prix d'or la
graisse des filles mères pendues, vendues par les bourreaux. Pas
plus fou que les technocrates d'IG-Farben tuant 150 femmes par
jour pour expérimenter de nouveaux somnifères.
« Une vie de fous dans un monde de loups », chante Julos
Beaucarne.
Faut-il encore chercher l'espérance, faut-il encore discerner
quelque chose comme un choix, entre produire l'a-norme et servir la
norme, entre accepter la mort et l'oublier, entre penser la création et
surveiller sa solitude ? Peut-être.
Mais là n'est pas le plus urgent. L'heure n'est pas encore à la
réponse rassurante, ni locale, ni globale, mais à la conscience de la
mort qu'il nous reste à vivre.
Quand le monde va vers l'indifférence absolue, quand s'éloignent
les éternités et que se dissolvent les citadelles, repenser les batailles
à mener, c'est d'abord surveiller le sens du savoir ; faire de la
politique, c'est d'abord désigner la ruse du temps.

350
Depuis vingt siècles, malgré nos batailles et nos luttes, rien n'a
changé, sinon la langue dans laquelle nous parlons du cannibalisme.
Malgré nos efforts pour croire en nous-mêmes, ni prêtre, ni policier,
ni médecin n'ont jamais été autre chose que des gardiens de plus en
plus amnésiques de l'Ordre cannibale.
On refusera sans doute, sur un détail ou un fait, le discours
d'ensemble de ce livre : il est possible que quelques exemples se
révèlent mal fondés. Il est certain que d'autres seront bientôt
dépassés par les progrès du savoir. Et pourtant, je crois avoir
démontré que tout se passe comme si, au-delà des masques
rassurants et des dictatures menaçantes, des Carnavals et des
Carêmes, l'Ordre cannibale était toujours là, comme si la traduction
de l'homme en objet de consommation était inévitablement
impliquée par toute l'histoire des rapports entre l'Homme et le Mal,
comme si, en voulant retarder la mort des hommes, on provoquait la
mort de l'Homme.
Faut-il alors refuser ce livre et ce qu'il énonce ou refuser cet avenir
et ce qu'il annonce, faut-il contester l'histoire ou résister à l'avenir?
J'aurai réussi si j'ai provoqué l'envie de faire l'un et l'autre, car le
rejet de l'un est la condition du rejet de l'autre. Le succès le plus
extrême d'une théorie ne se juge pas, en effet, à sa réfutabilité, mais
bien à sa réfutation : au fait que, produisant un sens logique du
passé et dessinant avec ce sens un futur cohérent, elle aide à
refuser cet avenir, à détruire tout ce qui en nous le produit, annulant
du même coup la représentation du passé qui le sous-tend.
Nous n'éviterons d'avoir été cannibales qu'en cessant de le
devenir. Nous ne cesserons de le devenir qu'en désignant l'Ordre
cannibale lui-même, jusqu'ici indépassé, comme le Mal, à traiter
comme tel.
Ainsi peut changer l'homme, rebelle contre le savoir par le savoir.
Ainsi peut espérer l'homme, rebelle contre l'avenir par l'avenir. Seul.
En n'acceptant pas les formes abominables de l'avenir et en
témoignant du sens intolérable du passé qui les implique, il peut
encore entendre la leçon de la vie menacée de mort, se résigner à la

351
dure rébellion, et manger en lui-même la violence pour renverser
l'ordre de vie.
Et comprendre – c'est-à-dire manger – la plus enfouie des paroles
d'Ézechiel (XXXIX, 17-20) :
« Dis aux oiseaux, à tout ce qui a des ailes
Et à toutes les bêtes des champs :
Réunissez-vous, rassemblez-vous de toutes parts
Pour le sacrifice où j'immole pour vous des victimes
Grand sacrifice sur les montagnes d'Israël !
Vous mangerez de la chair et vous boirez du sang
Vous mangerez la chair des héros
Et vous boirez le sang des princes de la Terre
Béliers, agneaux, boucs,
Taureaux engraissés sur le Basan
Vous mangerez de la graisse jusqu'à vous en rassasier
Et vous boirez du sang jusqu'à vous enivrer
A ce festin de victimes que j'immolerai pour vous
Vous vous rassasierez à ma table de la chair des chevaux et des
cavaliers
De la chair des héros et de tous les hommes de guerre. »

352
REMERCIEMENTS
La production d'un livre procède aussi de l'Ordre cannibale :
manger des signes pour en produire d'autres. Signes vus, entendus,
lus, rêvés.
Jane Auzenet et Jean-François Blondeau-Patissier m'ont fourni
une partie des sources historiques. Les étudiants de mes séminaires
à l'Université Paris IX-Dauphine m'ont incité par leurs remarques à
approfondir certains points.
René Alleau, Joël de Rosnay et David Perrin ainsi que Jacques
Robin, les docteurs Janine Defrance, Fabienne Attali-Bondard,
Daniel Bondard et Jean-Louis Labeyrie, Nathalie Coppinger, ont relu
avec grande exigence les passages renvoyant à leur domaine
propre de recherches. Brigitte Rapp a assuré le secrétariat de la
quasi-totalité des versions successives de ce texte. Nickie Golse et
Martine Kaufmann ont assuré une impitoyable relecture de la
dernière version et mis au point les intitulés bibliographiques. Enfin,
Claude Durand, qui a cru dès le début à ce travail, l'a accompagné
de sa confiance, puis de sa rigoureuse relecture du livre terminé.
Qu'ils en soient tous remerciés. Avec l'Invisible, sans qui rien ne
vivrait, jamais.

353
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