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Exp 2015 0001
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Maïssa Bey
Mireille Rosello
Expressions maghrébines, Volume 14, Numéro 1, été 2015, pp. 7-21 (Article)
Access provided at 8 Jan 2020 09:21 GMT from Universite du Quebec a Montreal (+1 other institution account)
Comment s’inventer un père
écrivain : Albert Camus chez Maïssa
Bey
Mireille Rosello
Universiteit van Amsterdam
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Certes, quelques modèles font exception. La théorie postcoloniale, par exemple, a
popularisé la figure de l’auteur de l’ancienne colonie qui « répond » au colonisateur dans
sa langue, la langue « adverse », comme le dit Assia Djebar (Ashcroft et al 2002 : 243).
Malek Alloula (1981) a préféré imaginer un « retour à l’envoyeur » de cartes postales
dont il soulignait, pour « eux » ou pour « nous », la violence coloniale.
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Voir notamment « le cri » vu par les yeux de la petite fille au moment où sa mère
apprend la mort de son époux (Bey 1998 : 15-21).
Comment s’inventer un père écrivain… 11
paternelles qui ont dominé son imaginaire. De même que Judith Butler a
pu reprendre la question de George Steiner, et demander ce qu’il serait
advenu si le père de la psychanalyse avait choisi Antigone plutôt
qu’Œdipe4, un futur impensé de l’histoire littéraire et culturelle apparaît
si l’on se dit que Freud aurait pu avoir un père moudjahid tué par le
colonisateur dont il parlait la langue. Dans le cas de Bey, les éléments
qui nous aident à fabriquer des mythes de l’influence ne sont donc pas
radicalement nouveaux : les pères, les mères et les frères jouent un rôle
primordial. Mais ces éléments apparemment familiers sont réorganisés
par des formes de citations ou d’allusions qui nous forcent à prendre
conscience que Bey recrée un puzzle tout à fait personnel avec ces
éléments pré-découpés.
Par exemple, comment décrire le rôle d’Albert Camus dans les récits
de Bey ? Je voudrais rapprocher ici deux portraits qui nous laissent
imaginer une figure de père à la fois modèle et trahi, ou plutôt désiré en
tant qu’alter ego, mais aussi traité comme celui dont la mort libère de
certaines contraintes, et surtout que l’on peut inventer avant de s’en
réclamer.
Mon premier exemple est tiré d’Au commencement était la mer, le
premier roman publié par Bey en 1996. Le « je » est une jeune femme,
Nadia. Sa chambre à coucher est aussi un endroit où elle lit et écrit, son
« île » comme elle dit (Bey 2012 : 136). Elle a placé un objet au-dessus
de son lieu de travail, si bien que ce qu’elle voit de son bureau et de son
lit est un portrait de Camus : « Sur le mur, au-dessus du bureau, Camus,
figé dans une éternité noire et blanche, plisse les yeux dans un sourire qui
se veut rassurant » (120).
Il y a, au mur, l’image d’un homme muet et immobile. Il a donc déjà
deux points en commun avec le père mort, qui n’a plus rien à dire et dont
le pouvoir ne peut être que symbolisé par le type de souvenir que l’on
veut bien garder de lui. La photographie « noire et blanche » nous
rappelle que le medium choisi pour représenter ce visage l’ancre dans le
passé révolu. Et le choix du mot « figé » transforme le personnage en
statue ou en être humain désormais incapable de se mouvoir. Camus
n’est pourtant ni indifférent ni surtout hostile. Il est un témoin dont le
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Voir Steiner 1996 et Butler 2000 : « In George Steiner’s study of the historical
appropriations of Antigone, he poses a controversial question he does not pursue : What
would happen if psychoanalysis were to have taken Antigone rather than Oedipus as
its point of departure » (Butler 2000 : 57).
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sourire discret (seuls les yeux sourient), aurait une intention très claire
pour la narratrice : ce sourire se « veut » rassurant. Rassurant suppose
que l’homme ne juge pas, qu’il espère que tout se passera bien mais en
même temps, la phrase suggère qu’il n’y croit pas lui-même et souhaite
encourager la jeune fille dans ce qui doit être une épreuve.
Le père biologique n’a donc pas été choisi comme figure tutélaire. Sa
mort prématurée est due ici à un accident et la jeune fille lui a préféré un
« Roumi » algérien. Le texte (ou du moins le récit que fait la narratrice)
suggère cependant qu’il n’y a ici aucune volonté de trahison : en fait
c’est la jeune femme qui a été trahie « par son père, par la mort de son
père ressentie comme un abandon inacceptable » (41).
Dans le roman, le père n’est donc jamais oublié. Mais son influence
est à présent multiple et surtout inventée par chaque membre de la
famille. Le lien que chacun entretient avec l’idée de son souvenir est
différent. Le texte nous donne à voir des façons d’honorer le père qui
pourraient aussi être interprétées comme des trahisons. Dans la pièce
commune, la photo du père fait pendant à celle de Camus dans la
chambre de la jeune fille, accréditant la thèse qu’ils sont, quelque part,
interchangeables ou du moins inscrits dans le même paradigme.
La photo de son père est accrochée au mur. Juste au-dessus d’un meuble, dans
la salle à manger. Au milieu. Présent à tous les repas. Le cadre est doré et le
verre, sur le visage de son père, met des reflets aigus. Un cadre soigneusement
épousseté chaque jour par le chiffon attentif de sa mère. Effacée la clarté de ses
yeux. Effacé aussi le sourire, à peine un pli aux commissures des lèvres.
(103)
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L’auteur affirme cependant dans une note : « L’expression est empruntée à Giorgio de
Chirico (cité par Paul Éluard) : Il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui
marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures » (Bey 2004b :
17). L’intertextualité du titre est donc non-dite.
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– Si, interrompit Dorian ; vous admettez, Harry, que les femmes donnent aux
hommes l’or même de leurs vies.
– Possible, ajouta-t-il, mais elles exigent invariablement en retour [de la toute
petite monnaie]. Là est l’ennui. Les femmes comme quelque spirituel Français
l’a dit, nous inspirent le désir de faire des chefs-d’œuvre, mais nous empêchent
toujours d’en venir à bout7.
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En général, Bey cite l’édition française publiée par Gallimard en 1996 mais, dans ce
cas, aucune note ne renvoie à un numéro de page. L’allusion semble toutefois trop proche
de la version originale pour que la ressemblance soit une coïncidence. Todd écrit : « Also
in October, he wrote his friends that he was being invited out to many social occasions,
although he did not know why, and would utter a few paradoxes and be done with it, such
as a maxim he had invented about women : ‘They inspire in us the desire to create
masterpieces, and prevent us from finishing them’ » (1997 : 57).
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J’ai légèrement modifié la traduction. Voir aussi Wilde : « – You must admit, Harry,
that women give to men the gold of their lives. / – Possibly –, he sighed, – but they
invariably want it back in such very small change. That is the worry. Women, as some
witty Frenchman once put it, inspire us with the desire to do masterpieces and always
prevent us from carrying them out » (2005 : 168).
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Camus est celui qui appartient aux deux rives et qui sert de passeur
de mots, la seule forme de liberté que Nadia revendique, mais une liberté
dont le roman nous avertit qu’elle est interdite, peut-être passible de
mort. À la fin du récit, lorsque Nadia raconte à son frère ce qu’il lui est
arrivé, il essaiera, une dernière fois, désespérément, de la faire taire :
« Elle court, lève les bras au ciel. Et c’est alors, alors seulement, que son
frère lui jette la première pierre » (147).
Certes, on peut difficilement voir dans ce dénouement une victoire
de la liberté d’expression. La « première » pierre semble donner raison à
l’imagination de Claire Etcherelli qui commence sa postface par ces
mots : « Cette forme drapée de noir qui va bientôt s’affaisser, lapidée par
son propre frère» (151). Mais le fait est que le texte de Bey n’a pas laissé
Djamel avoir le dernier mot. La fin du récit voit Nadia debout, en train de
courir devant son frère.
Camus, l’écrivain dans son cadre, n’était pas là pour servir de maître,
de modèle ou même de leader politique, mais pour marquer la place d’un
père idéal dont la parole servirait de garantie au désir de liberté de sa fille
littéraire. C’est une figure à la fois idéalisée mais aussi trahie, inventée
après coup pour les besoins de la cause, qui est de servir de témoin du
présent qu’il n’a pas connu. Le père du portrait sait que sa fille a mis un
terme à une histoire possible, sous ses yeux, seule et sans aide. Il est
donc complice mais aussi impuissant. Il sait qu’il aurait pu être l’obstacle
qui aurait empêché sa fille de mener à bien son chef-d’œuvre.
Djamel, d’ailleurs, ne s’y était pas trompé. Après tout, ce jeune
homme perdu, qui cherche vainement sa voix parmi ceux qui prêchent,
est aussi en manque de père, et il n’a pas su, comme sa sœur, réinventer
un lien unique avec l’idée de l’héritage. Il ne fait qu’obéir aux vivants
qui parlent plus fort que les portraits. À première vue, la forme que prend
sa relation au père est l’antithèse de celle qu’a choisie sa sœur : il semble
tuer tous les pères possibles, le sien et celui que Nadia s’est inventé et
approprié :
Ainsi Djamel a décidé de passer aux actes. Puisqu’il ne peut pas la contraindre,
elle. Il faut qu’il l’atteigne. Là où cela fait le plus mal.
Détruire, disent-ils, tout ce qui est illicite : les photos, les livres, l’art, la beauté
[…].
Dans la salle à manger, en face d’elle lorsqu’elle s’assoit, elle lève les yeux et
découvre une tache plus claire à l’endroit où était accrochée la photo de son
père.
(136-137)
Mais on avait, entre nous, changé quelques mots. Par exemple, au lieu de dire
« Le jour de gloire est arrivé » nous, on disait « La soupe est prête, venez
manger ». Sur le même air. Mais doucement. Personne ne comprenait ce qu’on
chantait. C’était notre façon à nous de résister. C’était la guerre des mots. Je ne
sais plus qui en a eu l’idée.
(14)
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