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Notes sur l'être et le temps

chez saint Augustin

Ce serait peu de dire que saint Augustin a connu le texte de 1' Exode
{III, 14), où Dieu se nomme lui-même<( Je suis )l, puis<< Qui Est)>, il en a
été hanté. Non qu'il en ait parlé un très grand nombre de fois, car au
regard de son œuvre immense tout ce qu'il a dit semblerait court, mais
il en a parlé, dans ses traités, ses grandes œuvres théologiques ou ses
sermons, en des occasions toujours décisives et il l'a fait en termes qui ne
permettent pas de douter que, pour lui, ce point décidait en effet de tout.
Dans un même texte de !'Écriture, Dieu s'est nommé, pour Moïse qui
lui demandait son nom, d'abord Qui sum, ensuite Qui est (Exod., III, 14).
La cause est donc entendue : Dieu, c'est<< Est >l. Augustin a si peu hésité
sur ce point que, faisant deux fois au moins violence au langage, il a usé
du verbe est comme d'un substantif. Une première fois, dans les Confes-
sions, Augustin dit de Dieu qu' <<il n'est pas de telle ou telle manière, mais
qu'il est Est »1 . Une deuxième fois, commentant le Qui est, misit me ad
vos de l'Exode, Augustin déclare que Dieu est de telle manière qu'au
prix de lui tout le reste n'est pas, sur quoi il ajoute: <1 Car il est Est, comme

1. « ••• per quem (sc.'Spiritum Sanctum) videmus, quia bonum est, quidquid aliquo modo est:
ab illo enim est, qui non aliquo modo est, sed est est. • S. AUGUSTIN, Conf., XIII, 3r, 46. Nous
suivons ici l'édition de M. Skutella (Teubner, Leipzig, x934). P. de Labriolle donnait pour ce
passage, d'accord avec les Mauristes (MIGNE, P.L., t. 32, c. 865) : I< qui non aliquo modo est.
sed quod est, est.• Pourtant, les mêmes Mauristes signalaient déjà en note que quatre manuscrits
donnaient« sed est est•. Dans son excellente édition des Confessions, R. Knoll (suivi par nous
dans L'esprit de la philosophie médiévale, z• éd., Paris, J. Vrin, 1944, p. 53, n. z) adoptait pour
le même passage la leçon • sed est, est •. La lecture préférée par Skutella nous semble meilleure
que cette affirmation réitérée, d'autant plus qu'elle est confirmée par le texte que nous allons
citer. En relisant notre note, qui date de 1931, nous constatons combien nous étions encore
loin, à cette époque, de discerner clairement ce qui fait l'originalité de la doctrine thomiste
de l'être dans l'ensemble de la philosophie chrétienne. Avec un sens déjà juste de ce que signifie
l'esse thomiste (op. cit., p. 54-55), nous le confondions encore dans la masse d'un platonisme
chrétien trop libéralement interprêté à sa lumière. En fait, sauf peut-être le curieux te:iitte de
saint Jérôme cité p. 54, n. 2, il n'est pas une seule des formules patristiques ou médiévale!!
rapportées dans ces pages, qui ne relève de l' ~ essentialisme • platonicien. Solitude de saint
Thomas d'Aquin.
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le bien des biens est le Bien >>2 • Aucun doute n'est ici possible : Dieu se
nomme Est parce qu'il est l'Est de tout ce qui est, comme il se nomme
le Bien, parce qu'il est le bien de tous les biens.
Quel sens convient-il de donner à ce nom? En d'autres termes, que
signifie le nom, Est ? Cette deuxième question est si étroitement liée
à la première dans la pensée d'Augustin lui-même, qu'on doit couper ses
textes pour en tirer deux réponses à deux questions. Chaque fois, à notre
connaissance, qu'il commente ce texte de l' Exode pour rappeler que Dieu
est Est, Augustin ajoute aussitôt ce que ce nom signifie : Dieu est vraiment
( vere est), c'est-à-dire, il est immuable. On accumulerait aisément ici les
textes, tant ils sont nombreux, mais sans grand profit, tant chacun d'eux
est clair et explicite. A vrai dire, un seul suffirait dans la perfection de sa
netteté : Esse nomen est incommutabilitatis3 • Il est en effet exact de dire,
que, dans la pensée d'Augustin, les deux termes (( être )) et << immuable >~
sont rigoureusement synonymes : 1' être étant proportionnel à l'immu-
tabilité, chaque chose mérite le nom d'être pour autant qu'elle est
immuable, cela seul étant << vraiment être » qui jouit d'une parfaite
immutabilité.
Pour identifier ainsi Dieu à l'immuable, Augustin pouvait assurément
invoquer des textes de l':Ëcriture aussi nets en ce sens que celui de !'Exode
l'était dans le sien. Combien de fois n'a-t-il pas cité ce que dit des cieux
le Ps. IOI, 27-28 : mutabis eos, et mutabuntur; tu autem idem ipse es?
Mais, précisément, ce Dieu qui ne change pas se trouve identifié, par
!'Écriture même, à l'idem ipse4 et ce qui est ((lui-même le même >> évoque
irrésistiblement, dans l'esprit d'un lecteur de Plotin, cette identité de
soi-même à soi qui définit à la fois l'essence de l'être et celle du platonisme.
Dire que Dieu se nomme Est et dire que Dieu se nomme !'Immutabilité,
c'est dire la même chose; ·mais dire que Dieu se nomme !'Immutabilité,
ou l':Ëternité, et dire qu'il se nomme ({ Le même », c'est encore une fois·
dire la même chose, 0 in id ipsum ! s'écrie Augustin; c'est-à-dire : 0 en
Dieu! En effet, ainsi que lui-même l'ajoute bientôt : ((Tu es éminemment

2. « Est euim est, sicut bonorum bonum, bonum esL "Saint AUGUSTIN, Enarr. in Ps., I34r
4, P.L.,t. 3ï, c. Iï4I. Ce texte ne peut être interprété que d'une seule manière et l'on ne peut
qu'y voir une confinnation de la leçon adoptée par l\L Skutella pour Conf., XIII, 31, 46. Tout
ce commentaire d' Exod.,' 3, q est d'ailleurs à lire comme frappant témoignage de l'essentia-
lisme augustinien, notamment : «quia verum esse, inconmmtabile esse est, quod ille solus est. ~·
Ajouter, dans le même texte, art. 6. c. r742·I]+J, tout Je développement sur le double nom de
Dieu.
3. Saint AuGuSTrn, Sermo VII, n. 7, P.L., t. 38, c. 66. On trouvera plusieurs autres textes
de même sens dans Le thomisme, 5e éd., Paris, J. \'rin, 1945, p. 75·77, et dans l'Introduction
à l'étude de saint Augustin, 2• éd., Paris, J. Vrin, 19~3, p. 27-28. On pourrait en ajouter d'autres
encore, par e..'temple, outre celui qui vient d'être cité dans la note précédente, In Joan. Evang.,
tr. 38, 8, ro; P.L., t. 35, c. r68o, Enarr. in Ps. 1or, Io et q; P.L., t. 37, c. r3ro-13n et r3q-
r315.
4. Ps. 101, 28, cité dans Conf. I, 6, ro; XI, 13, r6; XII, u, 13; XIII, 18, 22. D'où le nom·
divin de semper idem, dans Conf., VII, 21, 27, et Soliloq. II, r, I; P.L., t. 32, c. 885,
NOTES SUR L'fiTRE ET LE TEMPS 207

id ipsum, toi qui ne changes pas ))5 • Et il est bien vrai qu'ici encore Augustin
pense citer et commenter une parole de l'Écriture, mais la distance du
commentaire au texte est cette fois telle qu'on ne peut se méprendre sur
le sens de ce qui se passe. In pace in idipsum dormiam et requiescam, disait
le Ps. 4, 9. Pour avoir lu dans cet id ipsum, décalque du To mh6 des
Septante, l'immuable identité à soi-même de l'être vraiment être, il faut
qu'Augustin ait trouvé dans la lecture de la Bible une irrésistible provo-
cation à se souvenir de Platon.
On ne saurait donc s'étonner de lire, dans un texte dont l'influence
sur le développement de la spéculation chrétienne sera durable et profonde,
que Dieu doit être conçu, selon ce que !'Écriture même enseigne, comme
les Grecs avaient déjà conçu l'être digne de ce nom:« Car Il est sans aucun
doute substantia, ou, s'il vaut mieux le nommer ainsi, il est cette essentia,
que les Grecs nomment ovula. De même en effet que sapientia vient de
sapere et que scientia vient de scire, de même aussi essentia vient d' essi:.
Et qui donc « est » plus que Celui qui a dit à Moïse son serviteur : Ego
sum qui sum; et, dices filiis Israël: Qui est, misit me ad vos» ? Ainsi, l'ovaia
platonicienne devient, dans sa traduction latine d' essentia, la désignation
propre de l'être véritable qu'est l'être divin. Cette essentia, c'est, on
l'entend bien, l'immutabilité même : << Car les autres soi-disant essences,
ou substances, comportent des accidents qui causent en elles des modifi-
cations plus ou moins importantes, mais, à Dieu, il ne saurait arriver
rien de tel. Et c'est pourquoi il n'y a qu'une seule substance ou essence
immuable, qui est Dieu, à qui convient suprêmement et très véridiquement
l'être même (ipsum esse), d'où lui vient le nom d'essence qu'on lui donne
( unde essentia nominata est). En effet, ce qui change ne possède pas
l'être même, et ce qui pourrait changer, même s'il ne change pas, pourrait

5. Ps. IOI, 28: «Tu autem idem ipse es, et anni tui non deficient. • Affirmation conjointe de
l'immutabilité et de l'éternité de Dieu, l'immutabilité se présentant ici comme l'identité à
soi-même. Cité dans Conf. I, 6, IO; XI, 13, 16; XII, II, 13; XIII, 18, 22. Reparait, incorporé
au développement:« et ut te, qui es semper idem ... », Conf. VII, 21, 27 (Cf.« Deus semper idem,
noverim me noverim te. Oratum est•>. Sol. II, 1, 1, P.L., t. 32, c. 885). La formule semper idem
devient ainsi, dans la langue d'Augustin, le nom d'un véritable attribut essentiel de Dieu.
Enarr. in Ps., 101, 12 ; Conf., IX, 4, 1 r. Et plus loin, dans le récit de la contemplation d'Ostie:
• erigentes nos ardentiore affectu in id ipsum ... », op. cit., IX, IO, 24. - Pour l'équivalence
d'immutabilité et d '« éternité '' (car ce qui ne peut changer est du même coup éternel} :
Aetemitas ipsa Dei substantia est. •> Enarr. in Ps., 101, 10; P.L.,t. 37, c. 131r.
La ressemblance interne de l'être créé est en effet le substitut de l'unité parfaite qui lui
fait défaut. A quoi tient l'unité de l'espèce, sinon à la ressemblance des indh·idus qui la compo-
sent ? De même pour chaque individu pris en soi : de la terre, de l'eau, de l'air, du feu ne sont
tels, par suite ne « sont •,que parce que toutes leurs parties sont semblables : «in seipsis singulis
non essent, nisi partes inter se similes haberent. • Voir le long développement de De genesi
liber imperfectus, 16, 59 ; P.L., t. 34, c. 243. - !)ensemble des questions touchées dans cet
essai a été abordé, d'un point de vue différent, et avec profondeur, dans le travail d'Henri-
Irénée MARRou, L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin, Montréal, institut
d'Études médiévales, 1950.
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être ce qu'il n'était pas auparavant. Ainsi, pour cela seul que Dieu,
non seulement ne change pas, mais encore ne peut pas changer, il est
permis de dire, en toute vérité et sans aucune réserve, qu'il est »6 .
Cette incorporation de l'ova{a. platonicienne à l'héritage de la philo-
sophie chrétienne est un fait si gros de conséquences, qu'il ne sera pas
excessif de l'observer une deuxième fois : « On se gardera de cette erreur
d'autant plus vite et plus facilement, qu'on aura mieux compris ce que
Dieu dit par son ange, lorsqu'il envoya Moïse aux enfants d'Israël : Ego
sum, qui sum (Exod., III, 14). Comme, en effet, Dieu est l'essence suprême
( essentia suprema), c'est-à-dire comme il est au suprême degré (hoc est
summe sit) et que par conséquent il est immuable (et ideo immutabilis
sit), lorsqu'il créa les choses, il leur donna d'être (esse dedit), mais non
pas d'être au suprême degré, ainsi que lui-même est ; et il leur a <lonné
d'être, les unes plus, les autres moins ( et aliis dedit esse amplius, aliis
minus), de sorte qu'il a ordonné les natures des essences selon des degrés.
De même en effet que le nom de sapientia vient de sapere, celui d' essentia
vient d'esse. Nom nouveau à la vérité, qui n'appartient pas à l'usage des
anciens auteurs latins, mais dont on se sert désormais de nos jours, afin
que notre langue dispose, elle aussi, d'un mot pour désigner ce que les
Grecs nomment oùa{a. On l'a, en effet rendu mot pour mot, et l'on a dit
essentia n7 .
Il serait vain de commenter un tel texte : il contient toute la doctrine
et son commentaire irait à l'infini. Une fois encore, tout est là, et tout y
est donné ensemble. Le texte fondamental de !'Exode y sert de base à
l'édifice entier. Le sum de !'Écriture y est identifié à I'essentia pure et
simple qui, à son tour, est identifiée à l'immutabilité. Au-dessous de cet
Est absolu, s'ordonnent hiérarchiquement les autres essentiae, selon
qu'elles sont << plus ou moins n, mais elles lui doivent toutes ce qu'elles

6. Saint AUGFSTIN', De Trinitate, V, 2, 3; P.L., t. 42, c. 912. I,orsqu'on lit dans Conf. I,, 6,
IO : « Summus enim es et non mutaris », il faut donc entendre qu'être au suprême degré et
être immuable, c'est la même chose.
η Saint AUGUSTIN, I>e civitate Dei, XII, 2 ; P.L., t. 41, c. 350. Sur l'identité de l'être et de
l'immuable, ,·oir par exemple: «Id enim vere est, quod incommutabiliter manet. » Conf. VII, l r,
n. - « Quid sit ipsum esse, dicat cordi, intus dicat, in tus loquatur; homo interior audiat,
mens capiat ,·ere esse : est enim semper eodem modo esse ; ... res enim quaelibet, prorsus
qualicumque exccllentia, si mutabilis est, non vere est; non enim est ibi vernm esse, ubi e;ot
et non esse.» In Joan. emngclium, 38, IO, t. 35, c. 1680. - «Ille enim summe ac primitus est,
qui omnino incommutabilis est, et qui plenissime dicere potuit : Fgo sum qui sum; et, Diccs
eis, qui est, misit me ad 1.'0S (Exod. III, lf). »De doctrina Christiana, I, 32, 35. - «Hoc dices cis,
inquit, Qui est, misit me. Ita enim ille est, ut in ejus comparatione ea quae facta sunt, non sint.
Illo non comparato, sunt ; quoniam ab illo sunt ; illi autem comparata, non sunt, quia vernm
esse, incommutabile esse est, quod ille solus est. Est enim est, sicut bonornm bonum, bonum est. »
Enarr. in Ps., r3+, +; t. 17, c. 174r. - '' Quid est hoc? o Deus, o Domine noster, quid ,·ocaris?
Est vocor, dixit. Qnid est, Est vocor? Quia maneo in aeternum, quia mutari non possum. Ea
enim quae mutantur, non sunt, quia non permanent. Quod enim est, manet. Quod autem mu-
tatur, fuit aliquid et aliquid erit : non tamen est, quia mutabile est. Ergo incommutabilitas
Dei isto vocabulo se clignata est intimare. Ego sum qui sum. » Sermo VII, 3, 4; t. 38 ; c. 6r.
NOTES SUR L'~TRE ET LE TEMPS 209

ont d'être. Enfin, l'essentia latine déclare ouvertement la filiation qui la


relie à l'avala grecque. Tout se passe comme si le Dieu chrétien assumait
ici l'héritage de 1'aVTO Kae· av-ro de Platon.
Définir« ce qui est vraiment être », c'est définir du même coup cc ce qui
n'est pas vraiment être ». Du moins est-ce dire dans quelle direction il
convient d'en chercher la définition. Mais avant de nous engager dans cette
voie, précisons jusqu'où Augustin suit le platonisme et à quel endroit
il s'en sépare. Ce qu'il y a d'authentiquement platonicien dans sa pensée,
c'est sa notion de l'être en tant qu'elle le conçoit comme 1' cc identique à
soi», comme« le même» et, par conséquent, comme l'éternel et l'immuable.
Ce que l'on nommerait, non sans anachronisme, son ontologie, reste fidèle
à la tradition de Platon et de Plotin. En revanche, sa théologie diffère
profondément de celle de ses prédécesseurs. S'il y a eu des penseurs
chrétiens pour s'engager, à la suite de Platon et de Plotin, dans la recherche
d'un cc au-delà de l'être », Augustin n'est pas de ce nombre. La leçon de
!'Exode n'a pas été perdue pour lui. Dieu lui-même ayant déclaré qu'il
se nomme cc Qui est», il est l'Ètre, et comme il n'y a rien au-dessus de Dieu,
il n'y a rien à chercher au-dessus de l'Ètre. Assurément, Augustin n'est
pas insensible aux arguments qui établissent la prééminence de l'Un et
du Bien; on peut même dire qu'il les accepte, pourvu que cette préémi-
nence leur soit commune avec celle de l'Ètre et, finalement, se confonde
avec elle. On ne saurait trop louer les patientes recherches des historiens
qui découvrent sans cesse chez Augustin la trace de nouvelles influences
plotiniennes, mais il ne faut pas qu'une multiplicité d'analogies particu-
lières offusque l'évidence des différences fondamentales. Quand bien même
on accorderait, ce qui n'est aucunement certain, que le Bien et l'Un
occupent dans les théologies de Platon et de Plotin la même place que
Dieu dans la théologie d'Augustin, il resterait encore que le Dieu d'Augus-
tin est, à la fois et indissolublement, l'Un, le Bien et l'Ètre. Pour passer
des premières théologies à la deuxième, il faut ramener l'Un et le Bien
sur le plan de l'Ètre ; pour passer de la deuxième aux deux premières,
il faut hausser l'ova{a au plan de l'È77ÉKEWU TYJ'> ova{a,;. De toute manière,
l'intervention de 1' Exode provoque ici une révolution métaphysique,
dont les conséquences vont affecter le statut de l'existant.
Si l'on attribue le nom d' cc être » à ce qui n'est pas Dieu, une première
difficulté se fait jour aussitôt. Refuser ce titre à ce qui n'est pas Dieu,
c'est impossible, car cela reviendrait à faire de tout le reste un pur néant.
Comment, alors, pourrait-on encore en parler ? Accorder ce titre à ce
qui n'est pas Dieu, c'est pareillement impossible, car cela reviendrait
à confondre tout le reste avec Dieu. Il faut donc admettre que ce reste
mérite plus ou moins le titre d'être, sans le mériter tout à fait. Comme le
dit Augustin lui-même, parlant des choses finies, il suffit de les regarder
pour voir qu'elles ne << sont >> pas tout à fait, mais que ce n'est pas non
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plus tout à fait qu'elles ne« sont pas». Sur quoi, formulant aussitôt toute
sa métaphysique de l'être créé en deux lignes, il complète ainsi sa pensée :
« Elles sont, à la vérité, puisque c'est par Toi qu'elles sont; mais elles
ne sont pas, parce qu'elles ne sont pas ce que Tu es; cela seul, en effet,
est vraiment, qui demeure immuablement »8 .
Il suit d'abord de là que, chez Augustin comme chez Platon, l'être est
une grandeur variable et susceptible de plus ou de moins. Ce trait, commun
à toute la lignée platonicienne, mérite par là même d'être noté. Le verum
ens d'Augustin est l'héritier direct de 1'ovTWS' ov de Platon et, chez tous
les augustiniens du Moyen Age, sa réapparition créera au moins une forte
présomption de platonisme. Mais en quel sens ce qui n'est pas vraiment
non-être, mérite-t-il qu'on en dise : il est ? Augustin lui-même vient de le
suggérer. Ces choses, dit-il à Dieu, on voit qu'elles sont, puisque c'est
par Toi qu'elles sont : esse quidem, quoniam abs te sunt. Entendons par
là qu'elles ne peuvent pas complètement manquer d'être, puisque 1' «est»
qu'elles possèdent leur vient de Dieu. Or, Dieu est l'Ètre ; il est 1'essentia
au sens plein du terme, et c'est même à ce titre qu'il fait esse tout le reste:
summa essentia esse facit omne quod est, unde et essentia dicitur 9 • Ainsi
1'essentia produit de 1' esse qui, à son tour, prend le nom d' essentia en vertu
de l'esse que Dieu lui donne. Cette dépendance permet de prévoir que, si
la créature mérite à quelque degré le titre d'être, c'est pour autant qu'elle
participe aux attributs propres de « Celui qui est >>.
Elle n'y participe encore que faiblement. L'état de la créature dispersée
dans le temps, avec le mélange d'être et de néant qui le caractérise,
correspond à peu près à ce que l'on a nommé plus tard 1' « existence ».
A l'époque d'Augustin, le mot ne se rencontre pas encore, du moins en
ce sens défini. Bien loin de connoter le changement, le verbe sisto, qui en
est l'origine, signifie s'arrêter. En composition avec ex, qui marque l'idée
de sortir, il forme exsisto, qui signifie sortir de, naître, et par conséquent
apparaître ou se manifester10 . Il ne semble pas qu' existentia appartienne
à la langue classique ; s'il s'y rencontre, ce doit être une rareté et la date
dè sa première apparition semble assez tardive. On ne sait donc pas au

8. Conf., \'II, r r, r 7 : « Et inspexi caetera infra te et vidi nec omnino esse nec omnino non
esse : esse quidcm, quoniam abs te sunt, non esse autem, quoniam id quod es non sunt. •
9. Saint AUGUSTIN, De vera religione, XI, 22 ; P.L., t. 34, c. 132. Noter la nuance intéressante
qu'introduit cet autre texte : « Deus per quem omnia, quae per se non essent, tendunt esse. •
Soliloq., 1, r, 2; P.L., t. 32, c. 869. Cet effort du créé vers l'être n'aboutit pas complètement en
cette \'ic.
10. I,es dictionnaires classiques donnent tous une abondante moisson d'exemples, dont
certains reviennent souvent, au mot existere. La transition du sens primitif au sens d'esse y
semble parfois facile. Ainsi, CICÉRON, De ofjîciis, I, 107 : " In animis exsistunt varietates • :
dans les âmes, il se manifeste des variétés. Si elles s'y manifestent, il y en a, elles y sont. Comme
le dit excellemment Forcellini, au par. 2 de l'article qu'il consacre à ce verbe : • saepe ponitur
pro esse, ita tamen, ut aliquem motum adsignificet exeuntis apparentisve. •
NOTES SUR L'P.TRE ET LE TEMPS 2!I

juste quand il est né. Il se pourrait que Chalcidius y fût pour quelque
chose11 , mais il apparaît, tout près de saint Augustin, dans les écrits de
Candide 1' Arien et de son adversaire Marius Victorin us. Chez Candide,
particulièrement, existentia et ses dérivés, dont tel n'a même pas survécu,
se rencontrent plusieurs fois, accompagnés de définitions précises qui ne
laissent place à aucun doute. Il s'agit bien alors du sens usuel de notre
moderne « exister n12 • Plus fidèle à l'usage classique, Augustin ne semble
pas avoir versé dans ces nouveautés. Je n'oserais affirmer, mais je le
crois, qu' existentia n'appartient pas à son vocabulaire. E ssentia, nous
l'avons vu, fait encore à ce professeur de rhétorique l'impression d'un
néologisme, bien que Sénèque s'en fût jadis accommodé13 • Esse peut signi-
fier chez lui ce que nous nommons exister, comme lorsqu'il dit que tous
les êtres aiment esse et que la nature refugit non esse14 ; mais il peut
signifier aussi, dans un sens inspiré de Plotin, être un15 ; enfin et surtout,
comme nous en avons déjà vu de nombreuses preuves, il peut signifier
l'être vrai, c'est-à-dire immuable, qui possède par là l'essentia propre-

11. Dans sa traduction latine du Timée, Chalcidius, Tep ÔÈ ovTw<; ovT' (52 c) se trouve rendu
par : • At enim vere existentium rerum ... • (cap. 26 ; éd. MULLACH, Fragmenta philosophorum
graecorum, Paris, Didot, 1881, t. II, p. 180), La formule célèbre du Timée, qui énumère comme
principes antérieurs au ciel ov 7'f! Ka{ xwpav KaL ï'ÉVf!<1LV (5z d), c'est-à-dire l'être, le lieu et
le devenir, est traduit par Chalcidius (cap. 27, ibid.) : « existens, locum, generationem. » A
moins d'un contre-sens invraisemblable par sa taille, existens est pris ici au sens d'être. Dans
le passage de Timée, 52 b, où Platon dit que ce qui n'est pas quelque part n'est rien du tout,
Chalcidius traduit &uôÈv Elvm par « nùnime existere •>, ce qui correspond exactement à notre
•ne pas exister•. (MULLACH, op. cit., p. 180). Il est encore plus curieux que, dans son Commen-
taire, ayant à paraphraser Tpla ... a1l7'à oVTa (35 a), il ait rendu ce dernier mot par « existentia •
(MULLACH, op. cit., p. 186, cap. 28). Comme si des «êtres• et des « existants •, c'était pour lui
la même chose. Existere tend donc nettement à prendre chez lui le sens d' «esse •. Cf. In T imaeum,
ch. 328, p. 251. Je n'ai pas trouvé chez Chalcidius d'exemple du substantü « existcntia • ..
12. • Differt autem exsistentia ab exsistentialitate, quoniam exsistentia jam in eo est, ut
sit jam esse ei : at vero exsistentialitas potentia est, ut possit esse, quod nondum est. l\Iulto
magis autem differt exsistentia a substantia, quoniam exsistentia ipsum esse est, et solum est,
et non in alio non esse, sed ipsum unum et solum esse ; substantia vero non solum habet esse,
sed et quale, et aliquid esse : subjacet enim, in se positis qualitatibus et idcirco dicitur subjec-
tum. • CANDIDUS ARIANUS, De gencratione divina, 2 ; P.L., t. 8, c. 1014. Au début de ce même
traité, on rencontre cette riche gamme de dérivés : « Nulla enim neque substantia neque subs-
tantialitas, neque existens neque existentitas, neque existcntia neque existentialitas... •
Op. cit., l; c. 1013. Notons au passage, que pour Candide, l'être n'est pas antérieur à Dieu :
• Est enim (se. Deus) esse solum. • Op. cit., 3, c. 1015. Plus néoplatonicien que Candide, Marius
Victorinus élève au contraire Dieu au-dessus de I' « existentia • (l>e generatinne Verbi divini,
c. 2; P.L., t. 8, c. 1021) et c'est Jésus-Christ qu'il identifie à l'existence : «Hic Jesus Christus,
ante omnia quae sunt, et quae vere sunt, prima et omnis exsistentia, prima et omnis intel-
ligentia. • Ibid. Noter le curieux commentaire : • Romani '1'tpo> Tov 0€ov, apud Deum dicunt,
quasi ad intus, vel penitus intus, id est in Dei existentia : et hoc verum. • Op. cit., 20, c. 1030.
lJ. SÉNÈQUE, Ad Lucilium, ep. 58, 5-6.
14. De civ. Dei, XI, 27, 1 ; P.L., t. 41, c. 340-341. Cf. De libcro arbitrio, III, 6, 18; P.L., t. 32,
c. 1279-1280; et III, 8, 22, c. 1281-1282.
n. • Nihil est autem esse, quam unum esse. !taque in quantum quidque unitatem adipis-
citur, in tantum est. •De moribus manichaewum, II, 6, 8; P.L., t. 32, c. 1348.
212 ÉTIENNE GILSON

ment dite. Exsistere conserve chez lui son sens classique16 , avec, parfois,
l'ambiguïté elle-même classique à laquelle est due la naissance de notre
moderne << exister ))17 . En somme, sauf peut être tempus, Augustin n'a
pas eu de nom pour le monde de la yÉvwL~. Ce qui s'oppose chez lui à
1' esse de 1' essentia véritable, c'est cette approximation de l'être dont il
répète qu'elle est « plus ou moins » et que, sans être vraiment néant, elle
n'est pas « vraiment 11.
A défaut de la nommer, comment la décrire ? Rien n'est plus difficile,
car ce qui définit la créature comme telle, c'est-à-dire son état même
de créature, c'est précisément tout ce qui, en elle, n'est pas. On ne voit
peut-être pas toujours assez nettement comment le problème se pose aux
yeux d'Augustin. S'il n'y a qu'une seule Essentia digne de ce nom, tout
ce qui n'est pas elle relève, si l'on peut dire, du néant. Que signifie «créer
de rien », sinon que Dieu n'a pas tiré les choses de lui-même ? Les deux
formules reviennent exactement au même, puisque ce qui n'est pas l'Être
ne peut être que le néant18 .
Cette inclusion fatale du néant dans l'être créé se manifeste brutalement
à l'homme par le fait de sa propre mort. Encore faut-il envisager ce fait
tel qu'il est, car non seulement l'homme mourra, mais, tandis qu'il est, il
ne cesse pas un instant de mourir. La formule des Confessions, r, 6, 7 :
in istam dico vitam mortalem an mortem vitalem n'est pas seulement un
effet de style, elle dit exactement ce qu'Augustin veut dire : en quelque
moment de sa vie qu'il se trouve, le vivant constate qu'il est déjà en partie
mort. En ce sens, il est littéralement vrai que le vivant ne cesse de mourir,
à moins qu'on le tienne pour un perpétuel mourant qui, tant bien que mal,
continue de vivre. Pour l'adulte qui cherche à s'en souvenir, son enfance
est déjà morte et lui-même· n'est qu'un survivant : Et ecce infantia mea
olim mortua est et ego vivo19 . C'est que changer, c'est devenir autre, et
devenir autre est cesser d'être ce que l'on était. Or, comme le dit Augustin
lui-même, si ce qui est n'est plus ce qu'il était, c'est qu'il a subi une mort :
mors quaedam ibi jacta est, et l'on peut dire de tout vivant qu'il n'en finit
pas de mourir. Ses cheveux noirs meurent quand des cheveux blancs les
remplacent, sa beauté meurt quand l'âge le flétrit, sa vigueur meurt quand

16. Exemple typique : « ••• Stupentes quod ex homine Syro, docto prius graeciae facundiae,
post in latina etiam dictor mirabilis extitisset. » Conf., IV, 14, 2r.
17. Exemple : « et quam multi jam dies nostri et patrum nostrorum per hodiernum tuum
transierunt, et ex illo acceperunt modos et utcumque extiterunt, et transibunt adhuc alii et
accipient et utcumque existent.» Conf. I, 6, ro. Cet utcumque, pour lequel la traduction Labriolle
ne nous est d'aucun secours, ne peut guère signifier que • de quelque manière », peut-être même
• vaille que vaille • car il est certainement péjoratif. Il semble donc bien qu' exsistere couvre
ici, avec l'apparition de ces jours à l'être, leur mode propre d' " exister •.Même remarque en
ce qui concerne le « quidquid existit in praesentia »de Conf., IV, rr, 17.
18. Contra ]ulianum op. imperf., V, 31 ; t. 45, c. 1470; et V, 45, c. 148r.
19. Conf., I, 6, g.
NOTES SUR L'~TRE ET LE TEMPS 213

la maladie le touche, chacun de ses mouvements meurt lorsqu'il s'arrête


et sa parole meurt chaque fois qu'il cesse de parler20 comme son silence
meurt chaque fois qu'il prend la parole. Bref, le rouable est un néant sans
cesse rétabli provisoirement dans l'être ou de l'être perpétuellement
rongé par son propre néant.
On comprend par là sous quel aspect se posent pour Augustin, les pro-
blèmes relatifs à l'être en devenir. La notion de créature pose à l'esprit
deux questions différentes, selon qu'on se demande pourquoi elle est,
c'est-à-dire comment elle accède à l'existence, ou pourquoi elle n'est pas
« vraiment ». Puisqu'il identifie l'être au vere esse, Augustin n'a pas à se
poser de problème sur la créature en tant qu'elle est. Le scandale intel-
lectuel n'est pas que de l'être soit, cela est au contraire tout naturel,
mais il est scandaleux que de l'être ne soit pas « vraiment ». Or, en tant
précisément que créature, c'est-à-dire produite ex nihilo, il est de l'essence
même de l'être fini qu'il ne soit pas << vraiment >>.
C'est pourquoi le problème de la création se pose, chez Augustin,
sous la forme particulière que l'on sait. Elle a surpris plusieurs de ses
interprètes21 , parce que leur pensée suit une autre ligne que la sienne.
Ce qui nous frappe, dans la vue du monde créé, c'est d'abord le fait qu'il
« est », et c'est justement pour expliquer qu'il soit, que nous invoquons
un acte créateur, cause première de l'être créé; ce qui frappe Augustin,
dans la vue de ce même monde, c'est au contraire le fait qu'il n'est pas
« vraiment », et c'est pour expliquer ce manque d'être que lui-même fait
appel à l'acte créateur. Non pas, bien entendu, que Dieu ait créé du néant;
le soutenir serait dire une absurdité, mais l'être qu'il a créé est mêlé de
non-être, précisément en tant que créé. D'où la constatation bien connue,
dont la fulgurante simplicité n'est pas sans déconcerter ses interprètes :
il suffit de regarder le monde pour voir qu'il est créé. Lui-même le proclame :
ecce sunt caelum et terra, clamant, quod jacta sint. Comment le ciel et la terre
se déclarent-ils créés ? C'est très simple : mutantur enim atque variantur.
En effet, pour autant qu'il s'agit d'établir que le monde est créé, l'argu-
ment suffit. Supposons en effet qu'un être soit, sans avoir été créé, il n'y
aura en lui nulle trace de néant originel, rien en lui qui soit après n'avoir
pas été, bref, aucun changement22 • Ainsi, c'est en tant qu'il n'est pas,

20. ln Joan. Euang., tr. 38, cap. 8, a. 10; P.L., t. 35, c. 1680.
2I. Voir les réflexions de A. Gardeil, et nos propres perplexités, dans Introduction à l'étude
de saint Augustin, 2• éd., p. 266, n. 2. Kous nous étonnions, en somme, qu'Augustin n'ait pas
compris la notion de création comme Thomas d'Aquin. Mais l'cssentia d'Augustin n'est pas
l'esse de Thomas d'Aquin. Or tel être telle création. Si Augustin conçoit la création « comme
une sorte de formation•, c'est précisément parce que, dans une doctrine où l'être est l'immuable,
créer consiste surtout à faire de l'être en stabilisant le muable, c'est-à-dire en le « formant •.
22. Conf., X, 4, 6. Aussi la création explique bien l'être des créatures, mais c'est dans la mesure
où elles ne sont pas que les créatures requièrent une e.xplication. Leur double aspect est parfai-
tement formulé en ces termes : " Et inspexi cetera infra te et vidi nee omuino esse nec omuino
ÉTIENNE GILSON

que l'être fini s'avère créature; c'est donc ce qui, en lui, n'est pas« vrai-
ment », qui suffit à situer son origine dans un acte de création.
De quelque manière qu'on pose le problème, on se trouve donc ramené
à la même solution. Si l'on admet de nommer« existence>> cette condition
propre à la créature, où le non-être se mêle sans cesse à l'être, on devra
dire que l'existence, en tant qu'elle se distingue de l'être, s'explique
en fin de compte par la notion de néant. Une fois de plus, comme il est
de règle dans la tradition platonicienne, un être n'existe que dans la
mesure où il n'est pas. Or, l'existence ainsi entendue se révèle sous deux
aspects différents, selon qu'on la considère dans l'essence, spatiale ou non,
d'un certain être, ou selon qu'on la considère dans le temps. L'être d' Au-
gustin, c'est l'Id lpsum. Ce qui s'oppose au Même, c'est l'Autre sous toutes
ses formes. Il est donc nécessaire que tous les problèmes qui, dans une
métaphysique de l'exister, se posent en termes d'essence et d'existence,
se transposent ici en termes du Même et de 1' Autre23 • Le même est ce
qui est ; là où il s'y mêle de l'autre, l'être cesse d'être « vraiment » pour
faire place au devenir.
La situation concrète de l'existant peut donc se décrire comme une
relation, sans cesse changeante, entre sa dispersion naturelle et l'être
vrai qui la recueille sans cesse pour l'empêcher de se perdre dans un
éparpillement illimité. L'être impose au devenir des limites (modos) ;
le devenir se sent perpétuellement protégé contre la dispersion totale qui
le menace et dans laquelle, de lui-même, il tend perpétuellement à sombrer.
Colligens me a dispersione in qua frustratim discissus sum, dit Augustin 24 •
Le recueillement ontologique est donc, pour le devenir, le seul salut contre
le néant, et c'est pourquoi, les énergies intermédiaires entre l'être et le
non-être se multiplient dans sa doctrine, pour assurer le maximum d'être
à ce qui, sans vraiment n' (( être pas >>, n'est pourtant pas « vraiment n.
Augustin lui-même n'a jamais donné, sur ce point, un tableau d'en-
semble de sa doctrine, il invoque ces intermédiaires selon que l'occasion
le demande. Deux semblent pourtant avoir hanté sa pensée, parce qu'ils
remédient aux deux insuffisances fondamentales de l'être fini, qui sont
le manque d'identité et le manque de stabilité.

non esse : esse quidem, quoniam ahs te sunt, non esse autem, quoniam id quod es non sunt. Id
enim vere est, qnod incommutabiliter manct •. Conf., \ïl, 11, 17. Augustin commente ici le
Ps. 99, 3, 5 : «~on ipsa nos fecimus, sed fecit nos qui manet in aetemum. •Conf., IX, ro, 25.
23. La remarque vaut pour tout platonisme authentique, à commencer par ceux de Platon
et de Plotin. Elle a été faite par R. Amou: • I.'oùa{a étant ce par quoi un être est, et l'irE'pOTT/>
ce par quoi il n'est pa.'l les autres êtres, on retrom·e sous d'autres vocables la distinctio>i entre
l'essence et l'existence. • Le désir de Dieu dans la philnsophit• de Plotin, p. r37, n. r. Sous une
autre forme, Le Thomisme, 5• éd., p. 75. Entendons, comme il \'a de soi, non pas qu'on retrouve
la distinction d'essence et d'existence dans le problème classique de eodcm et diverso, mais que
celui-ci est, dans le platonisme de !' essentia, l'équivalent de ce qu'est celle-là dans une métaphy-
sique de l'esse.
24. Conf., II, r, r.
NOTES SUR L'ETRE ET LE TEMPS 215

Être, c'est d'abord être soi-même en tant que soi-même. Il y a donc,


à la racine de l'être vrai, comme une identité qualitative de soi à soi.
Privilège de l'Essentia, qui est Dieu, cette identité manque dans la Créa-
ture. Or, elle ne lui fait défaut que parce que la créature, pour être vaille
que vaille, doit d'abord être tirée du néant. En ce sens, le néant correspond
donc à ce qui, étant le contraire du même, est de l'autre comme par défi-
nition. D'autre part, dire qu'une chose est la même qu'une autre, c'est
dire qu'elle lui est identique, et l'identité est le suprême degré de la res-
semblance, n'étant que le point où la ressemblance atteint pour ainsi
dire sa limite. Ce qui recommande ici la notion de ressemblance, c'est
précisément son aptitude à jouer le rôle d'intermédiaire, car l'identité
ne souffre pas de degrés, mais la ressemblance en comporte. Marquons
immédiatement ses termes extrêmes : l'Ètre, identité et ressemblance
parfaite; le néant, altérité et dissemblance totale. Nommons enfin ce
qui, sans être le néant absolu, s'en rapproche le plus possible. C'est la
matière. La matière est donc aussi ce qui se rapproche le plus possible
de la dissemblance totale. Un peu plus dépourvue de ressemblance, elle
s'évanouirait dans le néant, elle cesserait d'exister. Si donc il y a de l'être
qui, sans être« vraiment», n'est pas rien, mais est si complètement rongé
par le non-être qu'il ne soit presque rien, c'est bien la matière dont la
dissemblance n'est qu'un autre nom. Par conséquent, tout ce qui est
ressemblance, et cause de ressemblance, est du même coup force produc-
trice d'être. Entre Dieu, Essentia strictement identique à soi-même, et
la dissemblance quasi totale de la matière, s'étageront donc les êtres qui,
bien qu'ils ne soient pas « vraiment », comportent assez de ressemblance
essentielle entre leurs parties composantes, pour qu'on puisse légitime-
ment en dire, ils «sont>>. Dans un monde comme celui du devenir, où le
même admet un mélange d'autre, la ressemblance est le succédané de
l'identité.
Le platonisme pouvait en cela servir Augustin, qui s'en est effective-
ment servi, mais s'il a montré tant de faveurs à 1' oµoio'TT)~ platonicienne,
c'est que, par une autre de ces rencontres merveilleuses qui, à force de
se renouveler, ont fini par le presque persuader que Platon avait lu la
Bible, il la retrouvait dans !'Écriture. C'est Dieu lui-même qui l'a dit :
Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram ( Gen., r, 26).
Il y a donc une ressemblance de Dieu, qui lui-même est l'Ètre. Il y a donc
une Ressemblance en soi, qui, pour être telle, c'est-à-dire pour être ressem-
blance absolue, doit être un identique. Il y en a une, en effet, et c'est le
Verbe, Être lui-même parce qu'il est la ressemblance totale de l'Ètre.
Le Verbe augustinien n'est donc pas une ressemblance participée, mais
la Ressemblance même, celle à laquelle toutes les autres participent.
Inventant ici, à la suggestion de !'Écriture, une Idée platonicienne que
Platon lui-même n'avait pas connue, Augustin pose donc une Ressem-
216 ÉTIENNE GILSON

blance grâce à qui tout le semblable se ressemble, comme c'est par la


Justice en soi que tout ce qui l'est doit d'être juste. « Il y a la Chasteté
en soi, à laquelle les âmes participent pour être chastes; et la Sagesse
en soi, à laquelle les âmes participent pour être sages ; et la Beauté en soi,
à laquelle tout participe pour être beau »; disons donc pareillement,
qu'il y a « une Ressemblance en soi à laquelle tout participe pour être
semblable ))25 . Entre le Verbe, dont la Ressemblance au Père est si parfaite
qu'il en réalise plénièrement et parfaitement la nature, et le quasi-néant
de la matière créée, s'étageront ainsi les essences hiérarchisées, chacune
se définissant par le degré de ressemblance à l'Ètre qu'elle possède. Ces
essences seront de toutes sortes, définies qu'elles sont par leur formule
intelligible (ratio), c'est-à-dire chacune par son Idée propre, qui n'est elle-
même que l'un des types de participation possibles à la Ressemblance en
soi. Unes et essentiellement identiques dans le Verbe lui-même, ces Idées
se multiplient en quelque sorte dans la matière qu'elles informent, pro-
duisant par là ces mixtures de même et d'autre que sont les créatures.
D'où leur vient, en effet, ce qu'elles ont d'être, sinon de ce qu'elles ont
d'unité ? Et à quoi tient leur unité, sinon à leur ressemblance ? Les espèces
ne << sont », en tant qu'espèces, que par la ressemblance mutuelle des
individus qui les composent. Les pierres, les animaux, les hommes, les
anges même se ressemblent, et c'est pourquoi nous pouvons désigner
chacun de ces êtres du nom de son espèce. ~fais prenons à part l'un
quelconque de ces individus. Si l'on dit : ceci est de la terre, c'est parce
que toutes ses parties sont semblables, que leur tout « est n de la terre.
Il en va de même du feu, de l'air et de l'eau: ce qui, clans une masse d'eau
quelconque, en diffère, n' << est » pas de l'eau. Ce qu'il est, il le doit à sa
ressemblance avec l'élément dont, en vertu de cette ressemblance même,
il porte à juste titre le nom.' Ce qui est vrai des corps inanimés, l'est aussi
des plantes et des animaux : ils ne << seraient >> pas si, les parties qui les
composent ne se ressemblant pas entre elles, chacune d'elles n'était pas
de la même nature qu'eux : in seipsis singulis non essent, nisi partes inter
se similes haberent. Il est vrai que, dans le règne des êtres vivants, la
ressemblance entre les parties se fait plus lâche, mais c'est précisément
en quoi consiste leur beauté. D'où l'amitié mutuelle des âmes dont les
mœurs se ressemblent, mais aussi, et d'abord, le bonheur d'une âme
dont les actes et les vertus se ressemblent, car c'est en cette constance
interne de 1' être semblable à soi que résident à la fois son « être >> et son
unité. Ainsi, dans un univers de choses multiples mais semblables, tout
est fait par la Ressemblance suprême, dont la participation explique seule
que chaque chose soit, quoi qu'elle soit. C'est pourquoi cette Ressemblance
est aussi Sagesse, et comme ici-bas l'âme raisonnable seule participe à la

25. De genesi lib. imp., r6, 58 ; P.L., t. 34, c. 242.


NOTES SUR L'ETRE ET LE TEMPS 217

Sagesse par la connaissance, elle seule est faite, non seulement par la
Ressemblance, mais à la Ressemblance : ad similitudinem nostram 26 •
Le deuxième aspect sous lequel se présente le mélange de l'être et du
non-être correspond, au lieu de la juxtaposition de ses parties, à leur
succession dans le temps. Tout se passe comme si, incapable de subsister
totalement à la fois dans l'immutabilité de son essence, l'être se mon-
nayait pour ainsi dire en parties dont l'une ne peut exister sans qu'une
autre ne disparaisse pour lui faire place. On assiste alors au phénomène,
que nous avons déjà noté, de la mort de l'être, et non pas seulement de la
mort finale qui l'anéantit totalement, mais aussi de cette mort fragmen-
taire qui, condition de son changement perpétuel, rend seule possible
sa durée même. L'Essentia est, parce qu'elle ne change pas, mais les
essences ne sont, dans la mesure où cela leur est possible, que pour autant
qu'elles sont créées de rien, c'est-à-dire pour autant qu'elles changent.
Elles ne << sont >> pas leur être, elles le reçoivent, et comme leur accession
à l'être est déjà un événement, leur durée entière reste une succession
d'événements.
Le langage même fait défaut pour parler de ces choses. Des êtres qui
naissent, on dit qu'ils commencent d'être. Ce n'est pas exact, car s'ils
« étaient », ils ne commenceraient pas. Disons donc, quasi esse incipiunt :
ils commencent d' <c être pour ainsi dire»; ou encore, disons qu'ils naissent
et qu'ils tendent à être : oriuntur et tendunt esse; mais plus ils se hâtent
de croître, afin d'être, plus ils se hâtent de ne plus être et se précipitent
vers leur fin27 • Tel est le problème que pose ce que l'on pourrait nommer
l' « être-dans-le-temps », et qui assume une forme particulièrement aiguë
dans le rapport de l'homme à l'objet de son désir. Car ce que l'homme veut,
c'est cc être », c'est-à-dire, demeurer. Il s'empare donc des objets comme
s'ils« étaient», c'est-à-dire comme s'ils étaient stables, en quoi son appétit
même de stabilité le trompe, car ils ne le sont pas. L'antinomie entre les
besoins du cœur et la nature de son objet fait ici tout le drame, car ce
cœur assoiffé de repos voudrait se reposer dans ce qu'il aime, mais ce qu'il
aime ne repose jamais et passe sans retour. C'est que, selon la parole célèbre
d'Augustin et l'on doit ici la prendre en toute sa force, l'homme peut dire à
Dieu : <<Tu nous a créés en marche vers toi, et notre cœur est sans repos,
jusqu'à ce qu'il repose en toi »28 • En attendant, point de repos pour l'homme
ni pour les choses, car tout ce qui n'est pas Dieu, ou en Dieu, est dans le
temps. Or, la question n'est pas de savoir si un temps est long ou court.

26. Nous co=entons ici la suite du texte précédent, 16, 59, c. 243. Nous ne conservons du
développement que ce qui en intéresse directement la notion augustinienne de l'être créé. La
distinction entre imago et similitudo relève d'une exégèse qui, philosophiquement parlant,
n'ajouterait rien à la doctrine.
27. Conf., IV, IO, 15.
28. « ••• Quia fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te•, Conf., I,
1, I. Noter la double présence de la racine quies dans• inquietum •et• requiescat •.
:218 ÉTIENNE GILSON

Quelle que soit sa longueur, il est divisible, et si bref soit-il, il le reste.


Le devenir dans le temps s'oppose donc à l'immutabilité de l'être, telle-
ment qu'il ne puisse y avoir entre eux aucune commune mesure. Ils sont
littéralement << incomparables », car l'être est du « totalement présent »,
au lieu « qu'aucun temps ne peut être totalement présent »29 • Cela même
que notre expérience connaît comme présent, change et passe ; l'instant,
<:omme son nom l'indique, est de l'instable et nous ne saurions aucunement
nous figurer l'éternel, puisqu'il faudrait pour cela nous représenter cette
merveille : un présent qui ne suit aucun passé et n'attend aucun avenir.
A Dieu, qui n'est jamais « autre n puisqu'il est tout, et qui n'est jamais
« autrement » puisqu'il est immuable30 , s'oppose donc point pour point
<:e qui est en partie autre que soi-même et qui, tant qu'il dure dans le
temps, ne cesse jamais d'être autrement.
Ce n'est pourtant là qu'un aspect du problème, car s'il est vrai que ce
qui passe n' « est n pas31 , c'est seulement en ce sens qu'il n'est pas
<< vraiment », non en ce sens qu'il ne soit « vraiment pas ». Ici encore,

le créateur a inclus dans sa création les intermédiaires qu'il fallait, après


l'avoir sauvée de l'alter de la dissemblance, pour la sauver de l'aliter du
temps, mais la question n'est pas exactement la même, selon qu'on la
pose à propos du temps cosmique ou à propos du temps humain.
Toutes choses << fuient et passent », donc elles ne « sont n pas. Ainsi,
l'univers se présente comme un champ de carnage où le temps dévore
continuellement ses enfants. Pourtant, nous l'avons dit, l'homme assoiffé
de repos voudrait retenir ce qu'il aime et que le temps ne cesse de lui
enlever avant de l'emporter à son tour. Si l'homme veut retenir ce qu'il
aime, c'est donc qu'il aime 1' cr être» et le non-être qu'il déteste se présente
à lui comme un mal. Le problème du mal, qui a si longtemps tourmenté
le cœur d'Augustin, n'est d·onc que l'une des transpositions du problème
de l'être. L'Essentia est, il ne devrait donc pas y avoir de devenir.
L'Essentia est immuable, il ne devrait donc pas y avoir de mutabilité et,
s'il y en a, elle est le mal.
A moins, faut-il ajouter, que comme la dispersion ruineuse del' «autre'"
celle de 1' << autrement », ne soit sauvée par quelque force capable de
recueillir dans l'unité les temps qui semblent perdus. L'éternité résout
pour elle-même le problème, puisque tout lui est présent, y compris ce
que nous nommons passé ou avenir. Vu de sa permanence immuable,
le monde entier du devenir, dont elle est d'ailleurs la cause, apparaît
donc comme un tout, par rapport auquel seul les parties qui le composent
trouvent leur sens. De même que l' << autre » est nécessaire pour qu'une

29. Conf., XI, II, 13. Cf. XI, 14, 17, où il est montré qu'aucuns temps, si longs soient-ils
ne peuvent être coéternels à Dieu, puisque "si permanerent, non essent tempora •.
30. « ... et vere te esse, qui semper idem esses, ex nulla parte nulloque motu alter aut
aliter. .. • Conf., VII, 20, 26. Rapporter «alter• à «pars • et• aliter •à •motus •.
3x. • ... nec sunt, quia fugiunt et praetereunt •, Conf., XI, 6, 8.
NOTES SUR L'ilTRE ET LE TEMPS 219

essence qui n'est pas « vraiment » soit possible, de même l' « autrement >>
est requis pour qu'existe le « quasi-être >> du devenir. Si les êtres qui ne
« sont » pas, existent pourtant, c'est-à-dire paraissent, durent un temps,
puis disparaissent, c'est qu'ils ont dans l'histoire une place qui leur est
assignée et à laquelle ils accèdent selon les lois du nombre et de l'ordre,
qui sont celles même de la Sagesse. Cette« mesure>> de durée qu'ils reçoi-
vent, ils l'ont en vue du tout, non en vue d'eux-mêmes. Lorsque nous
lisons un poème, ou que nous l'entendons lire, qui de nous voudrait
arrêter la syllabe qui passe et l'empêcher ainsi de périr ? C'est tout le
contraire qui arrive. Nous pressons la syllabe de passer pour entendre
le mot, et les mots de passer pour comprendre la phrase, et les phrases
de passer, pour comprendre le poème dont la beauté nous ravit. Cette
beauté, pourtant, de la mort de combien de syllabes n'est-elle pas faite!
Ainsi du monde qui dure, car le temps passe, oui, mais il ne passe pas
en vain : non vacant tempora, nec otiose volvuntur per sensus nostros32 •
Pour éliminer le mal physique, même ce plus cruel pour tous qu'est pour
nous la mort d'un ami très cher, il faut donc avant tout ne pas aimer
pour elle-même une syllabe qui n'avait droit d'être aimée qu'à sa place
dans l'ensemble du poème, et, au contraire, aimer les parties dans le tout,
les instants dans l'éternité33 .
Telle est donc la justification de l'existence. Ce qui rend possible ce
rachat du temps, c'est d'abord la connaissance qui, grâce à la mémoire,
peut maintenir dans une sorte de présent ce qu'elle sauve de la perdition
du devenir; ce qui le justifie, s'il est nécessaire, c'est la droiture d'un amour
qui élimine jusqu'à l'apparence même du mal, en aimant ce qu'il aime,
du monde qui passe, en Dieu qui ne passe pas. Là est la joie, tout le reste
est souffrance : « Car de quelque côté qu'elle se tourne, c'est pour sa
douleur que l'âme de l'homme se fixe ailleurs qu'en Toi, même lorsqu'elle
se fixe, hors de Toi et hors de soi, sur des êtres beaux, qui ne seraient
pourtant rien sans Toi »34 • A la plainte perpétuelle de l'homme, que tout
passe, Dieu fait donc entendre sa réponse : «Et moi, est-ce que je passe35 ? n
C'est du point de vue de l'Être seul qu'on peut justifier le devenir.
Le changement le plus difficile à justifier, pour l'homme, c'est le sien,
car il ne veut pas seulement que les êtres qu'il aime lui restent, il s'aime
lui-même, et il ne veut pas passer. Or, non seulement il passera, mais il
ne cesse de passer, et dans l'instant même qu'il dure, une sorte de disper-
sion fatale l'empêche continuellement de se recueillir, afin d' « être » enfin

32. Conf., IV, 8, I3. Cf. IV, 9, I4 et VII, I5, 21. Sur le nombre et la mesure, cf. Sap., II,
:ZI : •Omnia in mensura et numero et pondere disposuisti •>, et Introduction à l'étude de saint
Augiistin, 2• éd., p. 250.
33. Conf., IV, IO, I5 à IV, I2, 18.
34. Conf., IV, IO, 15.
35. Conf., IV, II, I6.
220 ÉTIENNE GILSON

ce qu'il est. Augustin a éprouvé jusqu'à l'angoisse, et une angoisse quasi


permanente, cette incapacité primitive de se fixer en soi-même dont
l'homme souffre, comme si l'existant aspirait à « être » sans jamais y
parvenir. Il dérive « en morceaux » au fil du temps comme un glaçon
qui s'effrite et se reforme au gré des chocs et des rencontres, sans loi ni
forme, de sorte qu'on n'en peut jamais dire ni qu'il est, ni qu'il est là.
Pourtant, lui aussi a une « forme », dans laquelle il peut et doit espérer
se fixer. Augustin ne l'ignore pas : Et stabo atque solidabor in te, forma
mea veritate tua36 • L'erreur fondamentale de l'existant n'est-elle pas
précisément de chercher dans l'existence, qui n'existe que par ce qu'elle
a de non-être, de quoi se transformer en être ? Ce n'est pas en soi que
l'existant peut se fixer, mais dans « Celui qui Est », quia, si non manebo
in illo, nec in me potero37 : à moins de me fixer en lui, je ne me fixerai pas
non plus en moi. J.l!ihi autem inhaererc Dco bonum est, dit !'Écriture.
Voilà le secret, voilà le salut.
Pour que ce salut fût possible, Dieu a ménagé le secours qu'il fallait,
et à quel prix ! Pour que le flux du temps pût accéder à la stabilité de
l'éternité, l'Ètre lui-même s'est incarné dans le devenir. Une fois de plus,
cette merveille est l'œuvre du Verbe, car« il s'est fait chair et il a habité
parmi nous >> ( ] oan., I, 14). Entre tous les aspects de l'Incarnation, nous
ne devons retenir ici que ce rachat du temps, que Dieu lui-même, en
l'assumant après l'avoir créé, a commencé de rassembler pour le recueillir
de sa dispersion et le sauver dans cette éternité qui n'est qu'un autre
nom de l'Être. D'abord, par son exemple, car le Christ, venu du Père,
reste pour chacun de nous une invitation à retourner avec lui au Père38 ,
mais aussi comme puissance agissante, et seule efficace, de récollection
du devenir humain dans la stabilité de l'éternel.
Qu'est-ce en effet que le· Verbe créateur, sinon une Parole immobile
qui produit un discours morcelé dans le temps ? Tout ce qui se dit succes-
sivement en ce monde à mesure que passent les événements et les êtres
est éternellement proféré en Dieu, à la fois et immuablement. La diffi-
cnlté n'est pas, aux yeux d'Augustin, qu'il y ait de 1' être, mais qu'il y
ait dans 1' ètre cette absence de réalité que le changement implique, ou
plutôt, qui est le changement même. Pourquoi cet hybride d'être et de
néant que nous sommes ?
Chaque fois qu'il y songe, Augustin se sent au contact du mystère des
mystères et pris d'angoisse à la pensée que s'il pouvait le percer
une seconde, le reste serait clair. l\Iais ici tous les principes se fondent
en une seule réponse, où l'on sent qu'ils coïncident sans que l'entende-

36. Conf., XI, 30, 40; peut-être, mais non certainement, un souvenir de Philip., IV, 1, ou
de I Thess., III, S.
37. Conf., \'II, II, 17. Le texte suivant de !'Écriture est pris du Ps., 72, 28.
38. Conf., IV, Iz, 17,
NOTES SUR L'~TRE ET LE TEMPS 221

ment réussisse à voir comment : «C'est dans ce Principe, mon Dieu, que
tu as fait le ciel et la terre, dans ton Verbe, dans ton Fils, dans ta Vertu,
dans ta Sagesse, dans ta Vérité; par une parole pour nous déconcertante
et un acte qui ne l'est pas moins. Comment le comprendre ? Comment
l'exprimer ? Qu'est ceci que je vois luire par instants et qui touche
mon cœur sans le blesser? Je le redoute et je l'aime. En tant que je ne
lui ressemble pas, je le redoute ; en tant que je lui ressemble, je l'aime.
La Sagesse, oui, c'est la Sagesse même que je vois luire par instants! C'est
elle qui déchire alors mon nuage, mais à peine l'ai-je perdue de vue, il
m'enveloppe de nouveau dans son obscurité et m'accable sous le poids
de mes peines n39 • Puisque Augustin lui-même vient de choisir pour nous,
essayons de nous tourner avec lui vers la Sagesse.
On peut le faire avec d'autant moins de scrupules que la notion de
sapientia est comme le lien de toutes les autres. Il n'en saurait être autre-
ment puisque, dans son acception concrète et plénière, la Sagesse est le
Verbe du Père, c'est-à-dire Jésus-Christ. Ainsi l'enseigne le premier cha-
pitre de l'évangile de saint Jean, dont Augustin n'a jamais cessé d'ensei-
gner l'esprit et même la lettre. Tout a été fait dans le Verbe, et puisqu'il
est écrit (Ps. 103, 24) : Omnia in Sapientia fecisti, c'est bien le Verbe qui
est la Sagesse. En lui tout est d'abord éternellement, sous forme d'Idées
qui sont vivantes comme l'est le Verbe lui-même. Pour atteindre le cœur
même de la doctrine d'Augustin, il faut donc juger de toutes choses, en
quelque état qu'on les trouve, du point de vue de ce qui est et reste leur
état premier, parfait, éternel et immuable, c'est-à-dire les Idées divines.
C'est selon ces Idées que le Verbe les a faites; elles-mêmes ne sont pas les
Idées divines, mais elles sont d'autant plus parfaitement qu'elles ressem-
blent plus étroitement à leurs divins modèles. En ce sens, elles sont plus
véritablement, elles ont plus véritablement l'être, dans leurs Idées qu'elles
ne l'ont en elle-même, mais ceci n'est vrai que parce que les Idées de Dieu
sont de Dieu.
Il faut donc se représenter tous les êtres comme des participations
dispersées d'une vie une et immuable, qui est le Verbe, ou la Sagesse
divine elle-même : « Mais là les choses n'ont pas été et ne seront pas ;
elles sont, seulement ; et toutes choses y sont vie, et toutes choses sont
l'un, et l'un est vie »40 • Il n'y a donc pour les créatures qu'un seul moyen
de se racheter du devenir et de se libérer de l'angoisse du temps, c'est
de se rattacher au Verbe et, en adhérant à lui, de participer à sa vie,
à son unité, à sa stabilité. Nous sommes dans le devenir et séparés de
lui, mais c'est justement pour cela que le Verbe s'est fait chair. En s'atta-
chant au Christ né de la chair, l'homme peut, avec la grâce de Dieu, par-

39. Conf., XI, 9, II.


40. De Trinitate, IV, I, 3; P.L., 42, 888.
222 ÉTIENNE GILSON

venir jusqu'au Christ, fils unique du Père, le Verbe Dieu avec Dieu,
par qui toutes choses ont été faites et qui est la lumière des hommes
comme il est leur vie. Cette notion de Jésus-Christ réconciliateur de sa
propre création, passage de lui-même comme sagesse incarnée à lui-même
comme sagesse éternelle, ce sera, au Moyen Age, l'enseignement même
de saint Bonaventure, son Christocentrisme. Augustin en fait déjà le centre
de sa doctrine et, en ce sens, il ne peut y en avoir de plus absolument
chrétienne, parce que l'on n'y peut résoudre aucun problème sans en
appeler finalement au Fils de Dieu, le Christ.
On le constate d'abord si l'on considère Jésus-Christ comme Fils du
Père, c'est-à-dire comme Verbe. Ses créatures sont multiples et muables,
mais puisque l'altérité, la pluralité et la mutabilité sont des manques
d'être, Dieu n'aurait rien créé, il n'aurait produit aucun être, s'il n'avait
pas assigné des limites à cette dispersion. Un des soucis constants de saint
Augustin est de mettre ce fait en évidence. Dieu a créé de l'être, c'est-à-
dire de !'incomplètement multiple et muable ; il a contenu ses créatures
par des limites et des liens sans lesquels elles se seraient aussitôt perdues
dans la dispersion. Les notions auxquelles Augustin fait appel afin de
définir ces forces faiseuses d'unité et d'être sont nombreuses, mais
plus peut-être par leurs noms que par leurs concepts. Entre d'autres
choix possibles, on pourrait en considérer à part trois principales : la
forme, la mesure et le nombre, mais leur étude entraînerait une nouvelle
prise en considération de l'ensemble de la doctrine. A la fois profondé-
ment enracinées dans la philosophie de Plotin, pour qui Dieu lui-même
était la mesure de toutes choses 41 et dans la doctrine de saint Paul, pour
qui le Christ est la vraie Sagesse42 . L'une quelconque de ces notions peut
servir de centre pour une systématisation possible de l'augustinisme,
mais de telles reconstructions ne nous rendent que la formule technique
d'une intuition fondamentale, que l'on dirait primitive et dont se sont
nourries des philosophies d'ailleurs différentes. C'est celle d'une incom-
patibilité foncière avec soi-même dont souffre toute durée. Elle lui inflige
le déchirement de se sentir juste assez réelle pour savoir qu'elle n'est pas
vraiment et pour aspirer passionnément à une plénitude qu'elle se sait
incapable de se donner. Alors s'élève du fond du temps l'appel au Sauveur,
qui engrange les moissons passagères dans les greniers de 1'éternité.
En effet, le temps est ennemi de l'unité et ami de la mort. De là, chez
presque tous les hommes, une sorte de mîsochromie liée à certaines de
leurs tendances fondamentales, notamment l'amour de l'être comme distinct
de l'existence. Mais l'existence étant le seul mode d'être accessible à l'homme,

4r. PLOT~, Enn., I, 8, 2 et VI, 6, 18,


42. De beata vita, IV, 34, Contra academicos, III, 20, 43. Cette notion chrétienne du Christ
comme sagesse, déjà présente chez saint Paul, se retrouvera cl1ez saint Thomas d'Aquin, In 1
Sent., Prol., avec référence à I ad Corinth., I, 24 et 30.
NOTES SUR L'~TRE ET LE TEMPS 223

on le voit faire un effort sans cesse repris afin de transcender 1'existence


en se libérant du temps. Une telle entreprise est nécessairement vouée à
l'échec, car l'homme ne pourrait réussir qu'en transcendant la condition
humaine. Pour éviter le désespoir, la mythologie, la philosophie et la religion
lui offrent chacune ses ressources43, mais aucune grande doctrine religieuse
n'a poursuivi cet effort de rachat du temps, avec plus de constance, de
profondeur et de succès que la philosophie chrétienne de saint Augustin.
Étienne GILSON.

43. Mircea ELIADE, Le mythe de l'éternel retour. ArchétJ•Pes et répétition, Paris, Gallimard
(Les essais, XXXIV), 1949. Cette très remarquable Introduction à une philosophie de l'histoire,
permet d'intégrer l'augustinisme à un immense ensemble doctrinal qui inclut les mythes
primitifs et le marxisme. !,es chapitres II: I.a régénération du temps•, et IV:• La terreur de
l'histoire •, invitent fréquemment à faire retour sur saint Augustin. Même le chap. 1, p. 30 :
«Le symbolisme du centre •, où il est rappelé que le golgotha passa longtemps pour le centre
du monde, pourrait être illustré par de nombreu,.x témoignages empruntés aux Pères et allll:
scolastiques. Aux yeux de tout chrétien, d'ailleurs, c'est vrai. Dans son remarquable essai sur
L'ambit-alence du temps de l'histoire chez sai11t Augustin {voir plus haut note 5). Henri-Irénée
Marron a fortement (et très justement) souligné cette notion pessimiste du temps que n'anéantit
pas • une conclusion optimiste sur la vue d'ensemble de l'histoire ~ (p. 35-36). Il s'étonne à
bon droit que cet aspect de la pensée augustinienne, • si vigoureusement et si fréquemment
affirmé, [ait] été soit négligé, soit curieusement minimisé par ses commentateurs récents t
(p. 4-5). Exception est faite pour le P. 1\1. Pontet, L'exégèse de S. Augustin prédicateur (coll.
Théologie, VII) Paris, 1945. L'excuse de ces commentateurs • • est que, chez saint Augustin
lui-même, le temps n'est jamais là que comme ce qui doit être transcendé. Les techniques
de rédemption du temps bouchent la vue. Elles occupent d'autant plus de place que, dans une
doctrine où Dieu est l'éternité même, le mieux qu'on puisse dire du temps est qu'il est un
moindre bien, et comme une tache sur la pureté de l'être, que la vie chrétienne a pour objet
d'effacer.

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