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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU

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SUJET : LA CARDIOPHÉNOMÉNOLOGIE DANS LE CREUSET
CRÉATEUR DE LA NEUROPHÉNOMÉNOLOGIE
Natalie Depraz
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Institut Catholique de Paris | « Transversalités »

2018/3 N° 146 | pages 25 à 44


ISSN 1286-9449
ISBN 9791094264195
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-transversalites-2018-3-page-25.htm
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Pour citer cet article :


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Natalie Depraz, « Une épistémologie qui fait part belle à la liberté du sujet : la
cardiophénoménologie dans le creuset créateur de la neurophénoménologie »,
Transversalités 2018/3 (N° 146), p. 25-44.
DOI 10.3917/trans.146.0025
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Transversalités, Juillet-sept. 2018, n° 146, p. 25-44

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE


À LA LIBERTÉ DU SUJET :
LA CARDIOPHÉNOMÉNOLOGIE DANS
LE CREUSET CRÉATEUR
DE LA NEUROPHÉNOMÉNOLOGIE

Natalie DeprAz
Université de Rouen-Normandie (ERIAC)
Archives-Husserl (ENS-CNRS)

Introduction
l’avancée  pionnière  de  la  neurophénoménologie  fut  initialement
proposée par Francisco Varela dans son article « Neurophenomenology : A
Methodological remedy for the hard problem » en 1996. Cette nouvelle
approche méthodologique consiste à mettre en œuvre, dans une perspective
heuristique, des « contraintes génératives mutuelles » entre nos expériences
subjectives, inscrites dans le temps de la conscience, et la neurodynamique
subpersonnelle  à  l’œuvre  dans  le  cerveau  et  s’articulant  en  phases1.  la
fécondité de cette nouvelle méthodologie phénoménologico-scientifique, qui
s’attache à articuler de façon productive des données en première personne
et  en  troisième  personne,  a  été  présentée,  à  l’exemple  emblématique  du
temps conscient vécu et neurodynamique, dans l’article phare de F. Varela,
« the specious present : A Neurophenomenology of time Consciousness »,
issu du colloque de Bordeaux de 1991 et paru initialement dans le volume
Naturalizing Phenomenology édité par J. petitot, F. J. Varela, B. pachoud,

1. Francisco J. VArelA, « Neurophenomenology : A Methodological remedy for the hard
problem », Journal of Consciousness Studies, vol. 3, nº 4, 1996, p. 330-349.

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et J.-M. roy2. Antoine lutz, à l’exemple de la perception visuelle d’une
image stéréoscopique, a prolongé ce premier pas dans l’article correspon-

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dant à une thèse menée sous la direction de F. Varela, intitulé : « guiding the
study of Brain Dynamics by using First-person Data : synchrony patterns
Correlate with Ongoing Conscious states during a simple Visual task », qui
fut publié en 2002 dans la revue PNAS3.
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Ce qui est en jeu spécifiquement dans ce nouveau paradigme épisté-
mologique ancré phénoménologiquement, c’est l’interface productive entre
des données et des catégories phénoménologiques descriptives, d’une part,
neurodynamiques subpersonnelles, d’autre part. un pas significatif y est
franchi, ce faisant, au delà du « connectivisme » ou « connexionnisme »,
qui se contente de « corréler » formellement et statiquement ces deux plans
sans  en  dégager  la  productivité  à  la  fois  expérientielle  et  catégorielle.
Ainsi, l’expression de « contraintes génératives mutuelles », expression
emblématique  de  la  méthodologie  en  jeu,  désigne  cette  coproductivité
entre les données-catégories en première personne et en troisième personne,
qui sont par là réciproquement modifiées, à savoir, tout à la fois, selon un
double  mouvement  interactif,  enrichies  et contraintes  les  unes  par  les
autres.
un exemple, pour saisir concrètement ce qui est en jeu : le vécu temporel
du sujet, appréhendé à travers l’expérience et la catégorisation du présent
vivant chez husserl, selon la dynamique d’enchaînement bien connue des
phases de rétention, d’impression et de protention, se trouve affiné dans sa
structure par la mise en jeu de la temporalité neuro-dynamique, laquelle
procure des données plus fines situées à l’échelle de la milliseconde, ce qui
donne lieu à des microphases repérables objectivement dans des mesures et
permet d’opérer une description affinée des phases du présent vivant en sous-
phases. On pourra ainsi décrire plus précisément le moment d’attente proten-
tionnelle  du  sujet  en  faisant  ressortir  des  microséquences  (d’amorce,

2. Francisco  J.  VArelA,  «  the  specious  present : A  Neurophenomenology  of  time
Consciousness », dans Jean petitOt, Francisco J. VArelA, Bernard pAChOuD et Jean-Michel
rOY (éd.),  Naturalizing Phenomenology : Issues in Contemporary Phenomenology and
Cognitive Science,  stanford,  stanford  university  press,  1999,  p.  266-314  (trad.  fr. :
Naturaliser la phénoménologie, paris, CNrs Éditions, 2002).
3. Antoine lutz, Jean-philippe lAChAux, Jacques MArtiNerie et Francisco J. VArelA,
« guiding the study of Brain Dynamics by using First-person Data : synchrony patterns
Correlate with Ongoing Conscious states during a simple Visual task », Proceedings of the
National Academy of Sciences, vol. 99, nº 3, 2002, p. 1586-1591.

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d’ouverture maintenue, de tension variable) au sein même de la protention.
inversement,  le  moment  neurodynamique  de  synchronisation  neuronale

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lors de l’attente juste avant l’émergence du percept visuel donne une indica-
tion pauvre de ce qui est en jeu pour le sujet, au-delà d’une activité cérébrale
marquée et plus intense. la vertu de la description du vécu protentionnel est
d’identifier des propriétés plus précises du vécu, par exemple une propriété
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cognitive, si la protention engage une concentration attentionnelle, ou une
propriété affective, si le sujet est anxieux, ce que ne révèle pas le moment
neurodynamique correspondant. Dans l’article paru en 1997 dans la revue
de phénoménologie Alter, intitulé « the Naturalization of phenomenology
as the transcendence of Nature », F. Varela nomme ces « contraintes généra-
tives mutuelles » à la source de l’intégration complexe des données neurolo-
giques  et  vécues,  des  «  passages  génératifs  »,  ce  qui  accentue  encore  la
dynamique créatrice de sens qui résulte d’une telle intégration des données
première  et  troisième  personne.  C’est  dans  ce  même  article,  et  ce  n’est
évidemment pas anodin, que – je le mentionne en passant car ce n’est pas
mon thème principal ici même si l’enjeu est crucial – le paradigme de la
naturalisation de la phénoménologie, à l’encontre d’une entente étroite de
la naturalisation entendue comme retombée dans un empirisme réduction-
niste, est clairement précisé comme une « phénoménalisation » de la nature,
et non comme une phénoménologie empirique destituée de sa dimension
transcendantale4.
À  travers  cette  présentation  synthétique,  on  perçoit  combien  l’épisté-
mologie de la neurophénoménologie fait la part belle au sujet et à ses vécus,
en leur accordant un statut producteur, voire créateur vis-à-vis des données
objectives.  en  ce  sens,  elle  libère  l’objectivité  scientifique  de  son  cadre
réductionniste et l’ouvre à la coproductivité des dimensions subjective et
objective. la figure de la liberté qui en ressort n’est donc pas tant celle,
kantienne, d’une autonomie morale et métaphysique arc-boutée contre la
nécessité déterministe de la nature et des sciences que celle d’une dynamique
génératrice  de  sens  et  créatrice  de  nouvelles  possibilités,  à  la  mesure  de
l’autopoïèse qui fut le maître-mot de l’épistémologie du vivant que fonda
Francisco Varela dans les années 1960 et dans le sillage de laquelle s’inscrit
la neurophénoménologie dans les années 1990.

4. Francisco J. VArelA, « the Naturalization of phenomenology as the transcendence
of Nature », Alter. Revue de phénoménologie, nº 5, « Veille, rêve, sommeil », 1997.

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Dans cette contribution, je m’inscris dans la filiation de l’avancée de la
neurophénoménologie et de la figure du sujet créateur de nouvelles possibi-

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lités  qu’elle  révèle.  en  effet,  le  programme  de  recherche  que  je  pilote,
intitulé la cardiophénoménologie5, se présente comme un affinement de la
neurophénoménologie : en permettant sa mise en œuvre effective, il révèle
sa fécondité et – ce sera ici l’enjeu spécifique de ce parcours – fait émerger
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une figure elle-même affinée de liberté subjective.
pour cerner le passage de la neuro- à la cardiophénoménologie, identi-
fions ce qui paraît être l’obstacle majeur à la mise en œuvre concrète et
effective des contraintes génératives qui sont le gond sur lequel tourne la
neurophénoménologie, et dont la fécondité heuristique à titre d’hypothèse
est incontestable. l’obstacle est le suivant : il y a une différence d’échelle
entre des catégories philosophiques, données a priori, transtemporelles, qui
décrivent  par  exemple  la  structure  générique  de  l’expérience  vécue  du
temps, le « présent vivant », articulé en protention, impression et rétention
d’une  part  et,  d’autre  part,  une  neurodynamique  subpersonnelle  qui,  de
fait, se produit à l’insu du sujet et est objectivement mesurée en millise-
condes. la différence méthodologique entre les deux dynamiques se double
à mon sens d’une discontinuité ontologique, qui tient à leur incommensu-
rabilité temporelle, ce qui rend malaisée, voire impossible leur articulation
concrète. en observant chacune, notamment leur caractère respectivement
a priori et subpersonnel, on se rend compte qu’on a en réalité affaire à deux
approches en troisième personne, philosophique a priori d’une part, expéri-
mentale-empirique  d’autre  part,  que  l’on  peut  certes  relier  en  structure,
mais pas dans leur réalité expérientielle concrète. l’hypothèse de la cardio-
phénoménologie ressort directement de l’identification de cet obstacle.

5. pour de premiers pas concernant ce paradigme, cf. Natalie DeprAz, « the rainbow
of  emotions : At  the  Crossroads  of  Neurobiology  and  phenomenology  »,  Continental
Philosophy Review, nº 41, 2008, p. 237-259. plusieurs éléments de cette hypothèse ont été
présentés au Collège de France, lors d’un colloque organisé par Bernard Andrieu et Alain
Berthoz, « le corps en acte » (22-23 sept. 2008), à l’occasion d’une conférence intitulée « le
cœur : corps du corps », ainsi qu’à tours en 2009 (23-24 juin), lors des Journées Psychiatrie,
Phénoménologie et Philosophie de l’esprit (thomas Desmidt, org.) consacrées à « Émotions
et psychiatre ». l’hypothèse fut aussi présentée à Berlin les 10-13 octobre 2013 dans le cadre
de la Conférence Mind and Life : « european Conference on personal and societal Change
from  the  Contemplative  perspective  »,  lors  d’une  conférence  intitulée  «  On  Becoming
surprised : An experiential Cardio-phenomenology of Depression » (powerpoint disponible).
enfin, la thèse de la cardiophénoménologie est exposée dès 2015 dans Natalie DeprAz et
thomas DesMiDt, « Cardiophénoménologie », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg,
nº 38 (La naturalisation de la phénoménologie vingt ans après), 2015, p. 47-84.

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Je vais présenter une double série d’arguments, d’une part opératoires
pragmatiques, principalement expérientiel et méthodologique, d’autre part

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théoriques, essentiellement cognitif et à portée ontologique, en faveur de
cette dernière approche, qui permettent d’enrichir et de rendre effectif le
paradigme  neurophénoménologique,  mais  aussi  de  dévoiler  le  mode
spécifique d’affranchissement du sujet qu’elle permet, dans sa dimension non
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seulement méthodologique et expérientielle, mais aussi proprement ontolo-
gique.

I. Arguments opératoires pragmatiques: la liberté de la méthode comme


cogénérativité réellement effectuée
A. L’argument expérientiel
Avec  la  cardiophénoménologie,  on  met  effectivement  en  œuvre  des
contraintes génératives mutuelles entre deux aspects, physiologique et vécu,
plus  précisément,  cardiaque  et  affectif,  d’une  seule  et  même  expérience
préconsciente,  que  je  nomme  «  cardiale  »,  et  qui  offre  une  continuité
organique-vécue et une médiation expérientielle préconsciente formée par
le pli organique-vécu du sujet. Cette continuité descriptive préconsciente
offre une charnière effective à la distinction irréductible entre des catégo-
ries descriptives a priori et des catégories neurodynamiques, de sorte que la
continuité phénoménale et descriptive peut émerger et que des corrélations
opératoires entre physiologie et conscience peuvent apparaître. en appliquant
des  contraintes  génératives  sur  une  expérience  unitaire  préconsciente,
organique  (battements  du  cœur)  et vécue  (émotionnelle),  on  propose
d’emblée une suture qui comble l’écart avant même de le poser, puis de le
creuser : on part d’un pli organique-vécu à l’intérieur du sujet, plutôt que de
sa coupure ontologique.
en  effet,  autant  je  sens  mon  cœur  battre,  autant  je  ne  sens  pas  mes
neurones s’activer. Je possède une sensation spontanée immédiate de mon
cœur : je sens mon pouls lorsque je place mon pouce sur mon poignet ou au
niveau de ma gorge. Mon cœur pulse dans mon front ou mes tempes quand
j’ai mal à la tête, je le sens battre plus vite quand je suis anxieuse ou après
un effort, ralentir lorsque je médite ou que je prie ; les battements de mon
cœur s’accélèrent quand j’ai bu trop de café ou quand je tombe amoureuse,
lorsque j’attends avec appréhension un entretien d’embauche, ou bien avant
une conférence ; ils ralentissent spontanément lorsque le sommeil me prend,

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quand  je  suis  concentrée  ou  immergée  dans  un  bon  roman.  De  telles
expériences sont quotidiennes et préconscientes : elles ont lieu en moi et pour

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moi, mais sans moi. sans que j’en aie du moins une conscience expresse ou
réfléchie. Je peux pourtant y avoir accès aisément si j’y porte mon attention,
quoiqu’elles requièrent aussi parfois un peu d’exercice. À vrai dire, elles se
produisent au bord de ma conscience diffuse, entre sensation et sentiment6,
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comme lorsque je sens confusément mon rythme cardiaque augmenter à la
pensée de la rencontre avec un ami cher, ou lorsque je me rappelle ce rêve
intense de l’autre nuit7.

B. L’argument méthodologique
le programme de recherche de la cardiophénoménologie prend appui, on
l’a dit, sur la méthode innovante de la neurophénoménologie et propose d’en
assurer la validité effective en l’affinant. en effet, l’approche neurophéno-
ménologique met en relation des données en troisième personne (extraites
de la neurodynamique) et des catégories en troisième personne (extraites de
l’analyse conceptuelle – générique – du présent vivant husserlien).
l’expérience,  par  exemple  du  temps  vécu,  que  décrit  et  analyse  la
philosophie phénoménologique, est une expérience structurelle, celle de la
structure  dynamique  du  présent  vivant,  et  non  une  expérience  vécue
spécifiée, située hic et nunc, comme le serait l’expérience que je pourrais
vous proposer de faire en décrivant finement le moment précis où vous vous

6. Natalie DeprAz, Lucidité du corps. De l’empirisme transcendantal en phénoménologie,


Dordrecht, kluwer, 2001 ; « Moving without Moving : A First person experiential phenome-
nological Approach », dans helena De preester (éd.), Moving Imagination. Explorations
of Gesture and Inner Movement, Amsterdam, John Benjamins, 2013.
7. Notons que – ceci est une remarque terminologique conceptuelle en passant –, pour
qualifier  une  telle  expérience  subjective,  il  me  paraît  inadéquat  de  la  qualifier  de  «  pré-
réfléchie », même si ce terme est aujourd’hui devenu courant. en effet, on renvoie par là à
un vécu non réfléchi mais qui ne peut l’être selon la téléologie du préfixe « pré » que depuis
la  logique  de  la  réflexion.  Or,  la  réflexion  est  un  acte  spécifique,  qui  correspond  à  un
mouvement interne de retour du sujet sur lui-même. et tous les actes conscients ne sont pas
des mouvements de retour sur soi. par exemple, l’attention est un acte conscient d’accen-
tuation, de focalisation (ciblage) ou d’ouverture panoramique du champ perceptif. On ne dira
pas pour autant que ces modalités attentionnelles de conscience sont en attente nécessaire de
réflexion : ils ont leur régime propre de conscience. Bref, la (pré-)réflexion n’est pas le modèle
de la préconscience. C’est pourquoi, je préfère l’adjectif plus ouvert de « préconscient », qui
ne  préjuge  pas  d’un  modèle  déterminé  de  conscience.  Cf.  à  ce  propos,  Natalie  DeprAz,
recension de l’ouvrage de Dan zahavi, Subjectivity and Selfhood. Investigating the First-
Person Perspective, Alter. Revue de phénoménologie, nº 17, 2009.

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU SUJET…

êtes assis dans cette salle : la sensation de contact avec la chaise, lisse, froide,
agréable ou non, mais aussi la tension musculaire à peine perceptible dans

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vos jambes avant le contact, et puis, une fois assis, le relâchement de votre
corps et le contact de votre dos avec le dossier (aise, soulagement), ou la gêne
ressentie au moment d’étendre vos jambes si l’espace manque.
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tandis que l’approche husserlienne est générique et a priori, l’approche
en première personne exige la référence à l’expérience spécifiée d’un sujet
singulier,  laquelle  se  réalise  par  exemple  dans  le  cadre  d’un  entretien
d’explicitation micro-phénoménologique, qui permet de dépasser l’expé-
rience  subjective  spontanée  pour  décrire  les  microséquences  de  l’expé-
rience préconsciente. entre la phénoménologie philosophique, qui use de
concepts a priori et décrit-analyse par là des structures génériques de l’expé-
rience  subjective,  et  la  microphénoménologie,  expérientielle,  qui  tire  sa
validité de l’expérience singulière d’un sujet donné, source réelle d’établis-
sement possible de schèmes singularisés de l’expérience, il y a une différence
évidente de niveau descriptif8.
la cardiophénoménologie, de ce point de vue, identifie les deux aspects
préconscients de mon expérience organique et vécue à l’aide, d’une part, de
marqueurs physiologiques mesurés, d’autre part d’entretiens microphéno-
ménologiques et de leur analyse, qui permettent d’extraire des traits fins de
l’expérience vécue9. Dans le programme actuel, elle est mise en œuvre sur
une expérience de surprise qui sollicite le pli préconscient (organique-vécu)
« cardial » (cardiaque-affectif) du sujet. Cette expérimentation-expérience
de sursaut-surprise interne se situe sur une échelle temporelle d’une à deux
secondes, produit une synchronisation du temps organique physiologique et
du temps interne émotionnel et cognitif, entre des données vécues issues des

8. À propos de ces deux ententes de la phénoménologie, cf. Natalie DeprAz, Francisco
J.  VArelA et  pierre  VerMersCh,  On becoming Aware. A Pragmatics of Experiencing,
Amsterdam – Boston, John Benjamins, 2003, introduction ; Natalie DeprAz, « lire et écrire
en  phénoménologue :  sartre  et  l’accès  au  vécu  “en  première  personne”  »,  dans  Natalie
DeprAz et Noémie pArANt (éd.), L’écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemple
de Sartre, rouen, purh, coll. « Cahiers de l’eriAC : rencontres philosophiques », nº 2,
2011 ; Natalie DeprAz, « D’une science descriptive de l’expérience en première personne :
pour une phénoménologie expérientielle », Studia Phaenomenologica. Romanian Journal for
Phenomenology, vol. 13 (« On the proper use of phenomenology. paul ricœur Centenary »),
2013.
9. Natalie DeprAz, Maria gYeMANt et thomas DesMiDt, « A First-person Analysis using
third-person  Data  as  a  generative  Method : A  Case  study  of  surprise  in  Depression  »,
Constructivist Foundations, vol. 12, nº 2, 2017, p. 192-218.

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analyses microphénoménologiques d’une part, et la dynamique temporelle
physiologique  du  rythme  et  de  la  fréquence  cardiaques  d’autre  part.  On

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obtient ainsi des contraintes génératives raffinées, qui opèrent au croisement
préconscient  d’un  niveau  subjectif  vécu  authentiquement  en  première
personne et d’un niveau physiologique organique en troisième personne mais
conscientisable, à savoir accessible à la conscience immédiate du sujet.
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précisons ce que sont ces deux versants du pli préconscient : 1) quatre
mesures  physiologiques  permettent  d’obtenir  des  indications  objectives,
susceptibles de se relier aux aspects du processus vécu, corporel, cognitif et
émotionnel de la surprise-sursaut: la fréquence du rythme cardiaque et respira-
toire,  l’augmentation  de  la  température  du  corps,  l’afflux  du  sang  dans  le
cerveau. le niveau psycho-physiologique, dont la microtemporalité (une à
deux  secondes)  est  moins  infraperceptive  que  le  temps  neurologique  (en
millisecondes), offre ainsi des données en continuité organique préconsciente
avec  l’expérience  vécue ;  2)  l’approche  microphénoménologique  offre  des
micro-sous-catégories  de  surprise,  non  des  macrocatégories  a  priori.  par
exemple,  la  catégorie  générique  de  «  protention  »  se  «  micrologise  »  en
différents aspects: une « attente ouverte tranquille », une « tension anxieuse »,
ou  un  processus  anticipatif  de  «  se  réjouir  par  avance  » ;  la  catégorie  de
« l’impression » se décrit plus finement en « sursaut d’horreur », lors d’une
perception visuelle focalisée par exemple sur une image qui montre les yeux
bleus gris mort d’un bébé, selon un micromécanisme récurrent vision-sursaut-
émotion  qui  questionne  par  ailleurs  l’idée  courante  en  psychologie  d’une
surprise entendue comme émotion primaire. Cette microdescription est rendue
possible par la référence rigoureuse à une expérience hic et nunc d’un moment
spécifié de surprise. pour accéder à un tel moment, la technique de l’entretien
d’explicitation est précieuse, qui cible un moment singulier et installe le sujet
à  nouveau  dans  le  vécu  de  ce  moment  grâce  à  sa  mise  en  évocation.  Ce
micromécanisme visuo-moteur-affectif, apparu à plusieurs reprises au gré des
entretiens, pourrait révéler un schème expérientiel de la surprise10.

10. Notons que cette technique permet aussi de se référer autrement à des textes philoso-
phiques  phénoménologiques,  en  adoptant  un  regard  expérientiel  intuitif :  le  texte,  après
avoir été analysé dans sa visée argumentative et conceptuelle, est alors relu en scrutant l’expé-
rience sensible qu’il décrit et permet à la lectrice, au lecteur, de ré-effectuer l’expérience ainsi
identifiée par une référence à son propre vécu de cette expérience. par exemple : edmund
husserl décrit au § 20 d’Expérience et jugement la déception qu’éprouve le sujet lors de la
vision du côté arrière d’une boule de billard, rouge et lisse à l’avant, et qu’il découvre soudain 

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU SUJET…

II. Arguments théoriques : l’unification du sujet et l’émergence d’une


liberté cardiale

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À  côté  de  ces  arguments  opératoires  pragmatiques,  expérientiel  et
méthodologique, liés à la mise en œuvre de la cardiophénoménologie, on
peut à présent faire valoir des arguments cognitif-énactif et ontologique qui
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confèrent au sujet un rôle effectivement moteur et reconfigurent sa relation
à l’objectivité scientifique dans le sens d’une transformation cardiale.

A. L’inscription cardiale (cardiaque-affective) de la cognition énactive


incarnée
Depuis les années 1940, les sciences cognitives interrogent les relations
entre corps, esprit, cerveau, conscience et environnement, selon des options
plus  ou  moins  réductionnistes,  de  l’éliminativisme  qui  réduit  l’esprit  au
cerveau et le corps au comportement, jusqu’à l’énaction, l’approche la plus
dynamique et systémique du phénomène corporel vivant.
Notre système cognitif, composé d’hypothèses, d’idées, de pensées et de
croyances, permet la sélection et la collecte des informations. Cette vision
du système cognitif se limite à ses aspects rationnels et à ses interactions
fonctionnelles avec l’environnement. elle ne fait pas droit à la composante
corporelle, à la fois organique et ressentie, ni à la dynamique émotionnelle
du sujet vivant. Or, ces dimensions sont parties intégrantes de la cognition.
À  la  suite  de  Francisco  Varela  dans  Principles of Biological Autonomy
(1980)11, puis dans L’inscription corporelle de l’esprit (1989-1991)12, qui
établit la coconstruction du corps vivant et de l’environnement reliées via
leur couplage autopoïétique, je souhaite élargir la portée du système cognitif.
pour  Varela,  ce  dernier  inclut  une  dimension  corporelle,  contextuelle  et

verte et bosselée à l’arrière. husserl y illustre l’échec de la visée de remplissement perceptif
par le sujet, soit sa connaissance contrariée et du coup défaillante de la boule de billard. une
fois restituée l’argument théorique qui accompagne et sous-tend l’exemple choisi par l’auteur
(la connaissance en échec), on peut réinvestir cette activité visuelle en effectuant soi-même
l’expérience. et plutôt que d’y voir un échec de la connaissance de l’objet, je serai sensible
à l’effet de nouveauté suscité par la perception du côté arrière: je vis alors un sentiment d’éton-
nement associé au choc du changement de couleur et de texture, ce qui engendre un sentiment
d’étrangeté devant ce curieux objet.
11. Francisco J. VArelA, Principles of Biological Autonomy, New York, elsevier North
holland, 1980/1987.
12. Francisco J. VArelA, evan thOMpsON et eleanor rOsCh, L’inscription corporelle de
l’esprit (1989), paris, seuil, 1991.

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énactive :  la  cognition  ne  procède  pas  du  seul  fonctionnement  cérébral
(comme dans l’hypothèse cognitiviste connexionniste), mais de l’interaction

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du  cerveau  avec  le  corps  vivant  et  vécu  et  avec  le  contexte  de  vie  où
s’inscrit l’histoire de l’individu. la cognition se trouve redéfinie comme
résultant  du  couplage  structurel  d’un  sujet  ancré  dans  son  corps  et  son
monde, qui agit en coconstruisant le monde autour de lui. Depuis ce cadre
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autopoïétique et énactif initial, on considérera que les états conscients d’une
part et la dynamique du cerveau d’autre part sont des dimensions irréducti-
bles et coémergentes, comme le revendique F. Varela en tant que neurophé-
noménologue.  il  y  a  là  une  transposition  méthodologique  et  cognitive
cohérente du cadre énactif initial sur le terrain de la neurophénoménologie.
en  me  fondant  sur  cette  conception  radicalement  non  réductionniste,
selon laquelle la cognition ne peut être réduite au cerveau mais correspond
à l’interaction globale entre le cerveau, le corps et le contexte, je souhaite
faire un pas de plus. Je défends l’idée que, davantage que le seul cerveau,
qui régit matériellement le corps et son contexte immédiat et détermine une
approche fonctionnaliste formelle de la cognition, le cœur propose l’expé-
rience la plus globale et fondamentale de nous-mêmes en tant que sujets
incarnés présents à nous-mêmes, i. e. en tant que sujets qui « énactons » à
la fois corporellement et affectivement la cognition. en portant l’attention
sur la psychophysiologie du cœur, je cherche donc à déconstruire définiti-
vement la dichotomie rémanente entre l’esprit et le cerveau, c’est-à-dire la
discontinuité résiduelle entre les plans phénoménal et biologique.
en effet, mettre en avant un système centré sur le cœur revient à inscrire
la dynamique cardiaque-émotionnelle du vivant dans ces avancées énactives.
le  cœur,  recevant  la  faveur  des  versants  expérimentaux  (cardiaque
organique)  comme  phénoménologique  (affectif  vécu),  fait  émerger  la
cognition depuis le pli cardiaque-affectif, ce qui met en scène une cognition
renouvelée,  élargie,  libérée :  cardiale.  Cette  dynamique  cardiale  révèle
l’unité expérientielle du vivant et défait des propositions cognitives duales
cerveau-esprit.

B. Un argument homologique : interactions entre système cardiaque,


système cérébral et expérience de soi
Des études neurophysiologiques récentes montrent une influence réciproque
du cerveau, du cœur et des processus internes, cognitifs et émotionnels. Des

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU SUJET…

expérimentations encore plus récentes montrent que l’activation du cerveau
en réponse aux battements du cœur augmente ou diminue en fonction de l’état

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interne, émotionnel ou cognitif, du sujet. Dans le cas de personnes dépressives
par exemple, une telle activation cœur-cerveau diminue nettement en même
temps que l’autoperception effective des battements cardiaques13. pour un sujet
en train de penser à elle-même ou à lui-même, l’activation du cerveau en
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réponse à ses battements cardiaques augmente et cette activation a lieu dans
le réseau par défaut impliqué dans la conscience de soi14.
Dans le sillage de cette extension du système cognitif, je défends l’idée
que l’interaction entre le cerveau et le cœur est centrale pour rendre compte
de  l’expérience  émotionnelle.  pour  ce  faire,  je  prends  appui  sur  des
arguments croisés en première et en troisième personne. en effet, avec le
cœur, ce sont ces deux aspects, vécu et organique, qui se donnent conjoin-
tement  à  nous.  Mais  comment  opère  concrètement  une  telle  rythmique
cardiale, cardiaque-affective, laquelle tisse ensemble des aspects objectif et
subjectif du vivant qui semblent discontinus si l’on suit l’écart explicatif
entre le cerveau et la conscience ?
Notons d’abord l’homologie entre la dynamique neuro-organique et la
dynamique cardiovasculaire : de même que les réseaux corporel et cérébral
interagissent ensemble et avec l’environnement proche via le circuit des nerfs
afférent-efférent, de même la pompe du cœur impulse une double circula-
tion intégrée, du sang dans tout le corps, et de l’air via la respiration qui crée
l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur. sur la base de cette dynamique
homologue,  on  peut  identifier  différentes  interfaces  qui  interrompent  la
dualité de l’organique et du vécu et où opère le continuum préconscient du
cœur : (1) la pulsation cardiaque, (2) le rythme respiratoire et (3) le vécu
affectif-corporel.

1. La pulsation cardiaque
elle opère à trois niveaux, physiologique, préconscient conscientisable,
et organico-émotionnel : a. en tant que muscle, le cœur opère comme un

13.  Janneke  terhAAr,  Filipa  Campos  ViOlA,  karl  Jürgen  Bär et  stefan  DeBeNer,
«  heartbeat  evoked  potentials  Mirror Altered  Body  perception  in  Depressed  patients  »,
Clinical Neurophysiology, vol. 123, nº 10, 2012, p. 1950-1957.
14.  Mariana  BABO-reBelO,  Craig  riChter et  Catherine  tAllON-BAuDrY,  «  Neural
responses to heartbeats in the Default Network encode the self in spontaneous thoughts »,
The Journal of Neuroscience, vol. 36, nº 30, 2016, p. 7829-7840.

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mécanisme de contraction et de dilatation – une pompe – qui fait circuler le
sang dans le corps : les artères, partant des ventricules du cœur, distribuent

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le  sang  dans  tout  le  corps,  et  les  veines  ramènent  le  sang  des  vaisseaux
capillaires au cœur. le rythme de pulsation du cœur se caractérise par un
double mouvement, du centre à la périphérie et vice-versa ; b. Cette pulsation
cardiaque fonctionne de façon automatique (en moi) mais je peux aisément
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y avoir accès en prenant mon pouls (ou celui d’autrui) ; c. la vitesse du
rythme cardiaque (accélération/décélération) se relie aux variations émotion-
nelles (anxiété, joie/calme, apathie) : je sens que je rougis, et la température
de mon visage augmente lorsque j’ai honte ou que je suis jalouse ; je sens
une sueur froide couler sur mon front lorsque soudain je suis anxieuse ou
dégoûtée. il y a une forte continuité entre les phénomènes physiologiques
de mon cœur – le réseau systémique de circulation sanguine – et ses manifes-
tations vécues émotionnelles.
Bref, la description systémique des pulsations cardiaques manifeste leur
situation clé à l’intersection des plans organique physiologique et psycho-
phénoménologique.
Mais la recherche neuroscientifique récente montre aussi que diverses
régions du cerveau sont des composantes clé de l’émergence des émotions,
incluant  le  système  limbique  (l’hippocampe,  l’amygdale,  le  cortex
cingulaire). On pourrait donc demander : n’y a-t-il pas incompatibilité entre
un modèle de régulations émotionnelles neurophysiologiques centré par le
cerveau et un modèle des fluctuations psychoaffectives et cardiophysiolo-
giques centré par le cœur ? pas nécessairement, si du moins on fait l’hypo-
thèse que le fonctionnement du cerveau et celui du cœur sont homologues.
Comment ? D’un côté, les nerfs efférents et afférents produisent un double
mouvement, de la commande cérébrale aux organes périphériques, et vice-
versa ; d’un autre côté, la circularité du système de la circulation sanguine
répond à la fois à la tonicité corporelle et à la dynamique affective. Ces deux
systèmes existent en parallèle de façon intégrée, chacun jouant son rôle.
Cependant, notons que le système cérébral est plus orienté vers l’action, la
primauté étant donnée à son objectivation finalisée dans notre comportement,
en lien avec sa portée cognitive ; en revanche, le système cardiaque résonne
avec  la  dynamique  corporelle  de  l’organisme  vivant  et  met  au  jour  une
cognition incarnée affective.

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU SUJET…

2. Le rythme respiratoire

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Basse continue de la circulation sanguine et de l’interaction respiratoire,
le système du cœur tient ensemble le mouvement rythmique intra- et inter-
organique. la circulation du sang, intracorporelle, entre en couplage avec
la  respiration  interactive  moi-autrui :  toutes  deux  coémergent  dans  une
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dynamique intra-/inter-subjective, couplant altérité interne et intersubjecti-
vité.
en effet, si la fonction pulsatile de la circulation sanguine opère dans le
corps, le rythme cardiaque se manifeste aussi à travers le rythme respiratoire
et  implique  via l’organe  pulmonaire  le  monde  extérieur,  notamment  les
sensations olfactives. On sait que l’inspire et l’expire sont le rythme de fond
de l’être vivant. la respiration est régulière, incessante et préconsciente,
toujours présente sans que jamais j’aie besoin d’y faire attention. D’ailleurs,
ce mode involontaire d’activité caractérise en général les organes internes :
foie, estomac, intestin. Davantage : ces derniers opèrent en moi à mon insu,
sans  que  mon  corps  ait  un  signal  de  leur  présence.  exemple :  avoir
conscience de son foie, c’est le sentir, mais, le sentir, c’est ressentir une
certaine douleur ou, du moins, une gêne, qui peut prendre la forme d’un
gonflement.  Mais  nous  n’avons  pas  une  conscience  sensible  aisée  des
organes internes, et c’est ce qui rend leur guérison difficile, car le sujet, ne
les sentant pas, ne se rend pas compte, souvent, qu’ils sont malades. l’organe
du cœur, en revanche, présente une autre caractéristique : c’est la respiration
qui en est l’indice sensible et irréfutable.
Aussi  la  respiration  fournit-elle  l’expression  organique  directe  de  la
synergie intersubjective intérieur/extérieur qui fait l’amplitude intersubjec-
tive, moi-autrui, de la subjectivité. lorsque nous respirons, nous prenons
littéralement de l’autre en nous (nous l’accueillons) et nous faisons sortir
dehors  quelque  chose  de  nous  (nous  l’expulsons,  l’offrons  à  autrui).  la
respiration est orchestrée par le cœur, cet organe qui fait l’émergence de la
relation  moi-autrui. Ainsi,  l’émergence  organique  de  schèmes  sensori-
cardiaques récurrents inspire-expire construit notre relation au monde, ce qui
prolonge heureusement ce qu’a tôt montré F. Varela : comment les structures
cognitives  émergent  des  schèmes  sensori-moteurs  récurrents  du  sujet
vivant15.

15. Francisco J. VArelA, evan thOMpsON et eleanor rOsCh, L’inscription corporelle de


l’esprit, op. cit.

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3. La pliure corporelle-affective du cœur

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les systèmes du cerveau et du cœur ne sont pas seulement parallèles au
sens d’homologues. ils sont mutuellement contraignants, au sens que Varela
donne à cette expression dans son modèle de la réciprocité générative des
approches  en  première  et  en  troisième  personne  de  la  cognition.  À  cet
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égard, il y a un avantage évident à un modèle dont le centre est le cœur. il
s’agit, comme pour le corps, d’une réalité dont la forme est une pliure : faite
des deux versants du pli, objectif et subjectif, physique et vécu. indiquons
que,  en  allemand,  deux  termes  rendent  cette  distinction,  autant  pour  le
corps que pour le cœur : Körper et Leib nomment le « corps physique » et
le « corps vécu-vivant », réalité double que le français rend par le seul terme
de  «  corps  » ;  Herz et  Gemüt identifient  respectivement  le  cœur-organe
physique16 et le cœur-foyer affectif17, deux aspects d’une réalité que dit le
seul mot « cœur » en français18. en revanche, le système-cerveau est unilaté-
ralement physique et objectif, en troisième personne, vis-à-vis de quoi la

16. Cf. par exemple John A. e. eYster et edith C. sWArthOut, « experimental Determi-


nation of the influence of Abnormal Cardiac rhythms of the Mechanical efficiency of the
heart », Archives of Internal Medicine (Chicago), vol. 25, nº 3, 1920, p. 317-324, ou Arnold
gesell, « On relation of pulse pressure to renal Function », Am J Physiol, nº 32, 1913,
p. 70.
17. À propos du terme allemand Gemüt, qui désigne globalement le foyer de l’affecti-
vité de la personne et l’intelligence du cœur, cf. immanuel kANt, L’anthropologie d’un point
de vue pragmatique (1798),  §  87 ;  cf.  aussi  edmund  husserl,  Studien zur Struktur des
Bewußtseins (1908-1914), et georg strAsser, Das Gemüt, utrecht, uitgererij het spectrum,
1956  (trad.  anglaise  par  robert  e.  Wood :  Phenomenology of Feeling. An Essay on the
Phenomenon of the Heart, pittsburgh, Duquesne university press, 1977). Cf. aussi l’intui-
tion remarquable mentionnée plus haut de paul ricœur dans sa Philosophie de la volonté.
2. Finitude et culpabilité, paris, seuil, coll. « points », 1960, 2009, chapitre 4 « la fragilité
affective », p. 125-126 : « le cœur serait le moment fragile par excellence […] une philoso-
phie du cœur est-elle possible, qui ne soit pas rechute au pathétique […] ? » (p. 125) et, pour
une équivalence avec thumos, p. 153-183; Natalie DeprAz aussi, « Délimitations de l’émotion.
Approche d’une phénoménologie du cœur », Alter. Revue de phénoménologie, nº 7 (« Émotion
et affectivité »), 1999, p. 121-148, en particulier p. 143 sq. et p. 124 : « la singularité cardiale
de la mobilité émotionnelle ».
18. C’est aussi le cas en anglais, où un seul mot (« heart ») embrasse l’unité de la
personne, aussi bien affective que physiologique (embryo-génétique, neuronal, cellulaire
et musculaire). De même en grec ancien, où le terme καρδία a donné le préfixe « cardio »,
et signifie aussi bien l’organe corporel que l’affect psychique. Cf. Anatole BAillY, Abrégé
du dictionnaire grec-français (1895),  paris,  hachette,  1901,  article  καρδία,  cœur :  1.
(Anatomie) organe du corps. ex : « Πάσχω τὴν καρδίαν » : « Je souffre du cœur » ; 2. siège
des passions ou des facultés de l’âme, de l’intelligence. ex : « ἐκ βάθους καρδίας » : « du
fond du cœur ».

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conscience ne peut apparaître, au mieux, que dans sa dimension subjective
« corrélative » (quoiqu’irréductible)19.

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De même que le pli du corps (Körper/Leib) atteste de la relation expérien-
tielle  entre  les  aspects  physique  et  vécu,  de  même  le  pli  du  cœur
(Herz/Gemüt) articule ses aspects organique et émotionnel. plus avant, le
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système-cœur approfondit la complexité du système-corps, en reliant, via le
système limbique et la physiologie de la circulation sanguine, les aspects
neuronaux  subpersonnels  des  mécanismes  émotionnels,  et  les  aspects
phénoménaux, vécus et expressifs des affects. pour montrer concrètement
comment  le  système-cœur  lie  par  avance  les  dimensions  physique  et
phénoménale, on pourrait explorer l’autorégulation inhérente au système
thymique  et  sa  capacité  à  accroître  l’immunité,  non  en  résistant  aux
agressions de l’extérieur, mais en les accueillant comme des parts de son
thumos. sur ce terrain, Francisco Varela aura tôt montré la continuité autoré-
gulatrice du système immunologique20.
Ces trois interfaces – pulsation cardiaque, rythme respiratoire et pliure
corporelle-affective – proposent des médiations internes au problème encore
très  actuel  du  «  gouffre  explicatif  ». Alors  que  certaines  propositions  en
philosophie de l’esprit21 et en phénoménologie reconnaissent l’irréductibi-
lité  de  la  conscience  par  rapport  aux  réseaux  neurobiologiques, ou  bien

19. Certes, le système nerveux n’est pas entièrement exclu du pli Leib/Körper. Certains
dispositifs techniques de neuro-feedbacks (cf. Jean-philippe lAChAux et al., « A Blueprint
for real-time Functional Mapping via human intracranial recordings », PLOS ONE, 10,
e1094, 2007) manifestent une interaction probable entre le toucher-touchant, la propriocep-
tion et la commande cérébrale. Cf. à ce propos, Michel BitBOl, La conscience a-t-elle une
origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, paris,
Flammarion, 2014, chapitre 12. Mais cette résonance du cerveau à la fonction tactile vécu
du corps reste une hypothèse qui ne peut être confirmée et révélée qu’en troisième personne,
via un dispositif technique, c’est-à-dire pas par le sujet lui-même, qui subit l’indication et ne
saurait  être  à  l’initiative.  De  plus,  cette  interaction  résulte  d’une  construction  via une
médiation de neuro-feedback, c’est-à-dire une procédure qui se produit à l’insu du sujet.
Comme l’indique l’auteur lui-même (op. cit., p. 560), qui cite Maurice Merleau-ponty, « je
ne  sais  pas  comment  cela  se  fait  dans  la  machine  nerveuse  »  (L’œil et l’esprit,  paris,
gallimard, 1964, p. 19). et : « le cerveau est bien le grand absent de n’importe quel sentir »
(op. cit., p. 562).
20.  Francisco  J.  VArelA,  « the  Body’s  self  »,  dans  Daniel  gOleMAN (éd.), Healing
Emotions, Boston, shambhala, 1997.
21. David J. ChAlMers, « Facing up to the problem of Consciousness », Journal of
Consciousness Studies, vol. 2, nº 3, 1995, p. 200-219 (disponible à : http://consc.net/papers/
facing.html)  et  The Conscious Mind : In Search of a Fundamental Theory,  New  York,
Oxford university press, 1996.

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soutiennent que les vécus conscients sont susceptibles de générer à partir
d’eux  une  dynamique  neuronale22,  aucune  ne  prend  en  considération  le

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fonctionnement  du  cœur.  l’analyse  des  émotions  d’Antonio  Damasio  se
contente de prendre appui sur leur dynamique neuronale et à découvrir une
continuité avec les expériences émotionnelles23. une tentative remarquable
d’un autre ordre, celle de henri pickard, consiste à considérer (selon une
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perspective jamesienne réinterprétée) que les émotions sont identiques aux
changements physiologiques que subit le corps24.
Ma proposition accueille ces approches intégratives énactives lato sensu.
Je cherche à m’y articuler positivement. lorsque Francisco Varela et moi-
même commencions d’explorer l’intérêt du cœur comme centre fonctionnel
légitime de la cognition, complémentaire, voire plus intégratif que le cerveau
lui-même, en nous interrogeant sur son absence de prise en considération,
on nous répondit – du côté des scientifiques – que le cœur est un simple
muscle, bien pauvre en comparaison de la complexité du cerveau ; ou bien
– du côté des philosophes –, que sa signification affective, symbolique, voire
spirituelle est purement (et bienheureusement) métaphorique.
Or, par son fonctionnement à la fois organique et symbolique, le système-
cœur apporte quelque chose de plus, que le système-cerveau, en raison de
sa complexité analytique, ne possède pas : une structure synthétique relation-
nelle, ancrée d’une part dans la continuité expérientielle de l’organique et
du vécu, impliquant d’autre part la structure intersubjective de l’expérience
affective25.

C. L’argument embryogénétique à portée ontologique : le système-cœur


moteur libérateur de la croissance de l’organisme
Ce rôle ancrant du cœur est plus visible encore sur le plan embryogéné-
tique,  plan  qui  nous  fournit  un  dernier  argument,  plus  radical,  à  portée

22. Jean-Michel rOY et al., Naturaliser la phénoménologie, op. cit., introduction.


23. Antonio DAMAsiO, Descartes’ Error : Emotion, Reason, and the Human Brain, New
York, harper, 1994 ; The Feeling of What Happens : Body and Emotion in the Making of
Consciousness, New York, harcourt Brace & Co., 1999 ; Looking for Spinoza : Joy, Sorrow,
and the Feeling Brain, New York, harvest Books, 2003.
24. henri piCkArD, « emotions and other minds », dans Anthony hAtziMOYsis (éd.),
Philosophy and the Emotions, royal institute of philosophy supplement, nº 52, london,
Cambridge university press, 2003.
25. pour plus de détails, Natalie DeprAz, « the rainbow of emotions », art. cit.

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ontologique, en faveur de l’importance du système cardial source du système
cognitif.

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il s’énonce ainsi : si le cerveau contrôle le corps et, du coup, le cœur
organe  du  corps,  d’une  autre  façon,  le  cœur  est  un  organe  unique  qui
possède  une  autonomie  insigne.  On  sait  que  les  contractions  cardiaques,
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durant les trois premières semaines de la vie de l’embryon, ont lieu sponta-
nément de façon autonome, avant toute réaction nerveuse et cérébrale. À la
différence de tous les autres organes, le cœur, durant ces premières semaines,
ne  fonctionne  pas  en  réaction  aux  stimulations  du  système  nerveux :  il
s’auto-organise indépendamment du cerveau, avant même que celui-ci soit
fonctionnel. le cœur ne dépend donc pas des stimulations cérébrales. le
contrôle du cerveau n’intervient qu’après plusieurs mois de vie. il y a une
«  dynamique  préneurale  »  du  vivant,  qui  confère  au  cœur  une  primauté
centrale dans la croissance organique, et à laquelle le cerveau va d’ailleurs
s’allier ultérieurement.
De  façon  remarquable,  le  phénoménologue  Maurice  Merleau-ponty,
dans son cours La Nature professé au Collège de France dans les années
195026,  défend  cette  thèse :  la  croissance  de  l’organisme  ressortit  à  une
« dynamique préneurale », antérieure et plus fondamentale que l’émergence
du système nerveux :
l’embryon  serait  intégré  bien  avant  l’apparition  du  système  nerveux.  la
phase  préneurale  est  bien  antérieure  […].  le  système  nerveux  n’est  pas
l’explication  dernière  […]  le  système  nerveux  émerge  à  partir  d’une
dynamique préneurale. […] l’excitation nerveuse, quand elle se produit, ne
peut pas jouer un rôle appréciable dans l’organisation du système nerveux.
Cette organisation n’est pas tant due au fonctionnement du neurone qu’à la
croissance  de  l’organisme  total.  le  système  préneural  d’intégration
« enjambe » le fonctionnement nerveux et il ne cesse pas avec son appari-
tion. le système nerveux n’est donc pas l’explication dernière. […] pour que
le neurone remplisse sa fonction de conduction, il faut que les tissus nerveux
soient irrigués par les vaisseaux sanguins, or il y a croissance avant cette
vascularisation.  il  faut  donc  admettre  une  potentialité  intrinsèque  de
croissance, un système dynamique réagissant à son entourage à la manière
de l’organisme, et qui replace la fonction de conduction comme étant une
conséquence et non comme le principe de ce système37.

26. Maurice MerleAu-pONtY, La nature, paris, seuil, 1968-1995.
37. Ibid., p. 191-192.

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D’ailleurs, à l’appui, l’auteur renvoie aux études de deux embryologistes,
g. e. Coghill (1929)28 et A. gesell (1945)29, qu’il cite abondamment30 :

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À neuf semaines et demie, les principaux aspects de l’électrocardiogramme
humain se présentent de la même façon qu’à l’état adulte. Or, à cette date,
il n’y a pas de contrôle nerveux du cœur. gesell retrouve ici les idées de g.
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e. Coghill, et parle d’une « morphogénèse dynamique » qui envelopperait
les faits intégrés ou non par le système nerveux31.
Merleau-ponty  souligne  dans  ces  pages  comment  le  cœur  est  la
dimension  intégrative  la  plus  complète  de  l’organisation  de  l’être  vivant
durant sa phase précoce de croissance.

Conclusion
résumons-nous : le cœur, d’un point de vue anatomique, est un organe
du  corps,  de  même  que  le  cerveau.  D’un  point  de  vue  fonctionnel en
revanche, le cœur joue un rôle moteur dans la circulation du sang du centre
à la périphérie de l’organisme et vice-versa, en synergie avec les poumons
qui, via le rythme respiratoire, contribuent à l’oxygénation de l’organisme
et, en particulier aussi, du cerveau. le cœur rythme donc l’afflux sanguin
dans tout le corps, cerveau compris, en interaction avec les poumons, et joue
un rôle crucial dans l’émergence corporelle des fluctuations émotionnelles.
Dès lors, la cardiophénoménologie offre une épistémologie intégrative
où :
1)  le  cœur  est  le  centre  de  la  circulation  sanguine  dans  le  corps  et,
notamment, dans le cerveau ;
2) il est la source corporelle dynamique de l’émergence émotionnelle ;

28. george e. COghill, Anatomy and the Problem of Behavior, New York – london,


Macmillan, 1929.
29. Arnold  gesell et  Catherine  s.  AMAtruDA,  L’embryologie du comportement : les
débuts de la pensée humaine, paris, puF, 1953. texte américain original : Embryology of
Behavior: The Beginnings of the Human Mind, New York, harper and row, 1945, Mac keith,
1988.
30. Maurice MerleAu-pONtY, La nature, op. cit., p. 188, note 4, et p. 195, note 1. le texte
de  george  e.  COghill,  Anatomy and the Problem of Behavior, est  cité  dans  l’édition
Macmillan New York – london de 1929, p. 39, et celui de Arnold gesell et Catherine strunk
Amatruda dans la traduction française de 1953, L’embryologie du comportement : les débuts
de la pensée humaine, paris, puF.
31. Maurice MerleAu-pONtY, La nature, op. cit., p. 197.

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UNE ÉPISTÉMOLOGIE QUI FAIT PART BELLE À LA LIBERTÉ DU SUJET…

3) il mobilise dans la croissance du sujet l’interaction avec le cerveau.

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Ces arguments, qui explicitent les relations entre le cœur, le corps et le
cerveau, permettent de légitimer la conception d’un système cognitif élargi,
non seulement énactif corporel et environnemental, mais aussi cardial.
Au-delà  du  statut  fonctionnel,  embryologique  et  énactif  du  cœur,  ce
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dernier  joue,  on  l’a  vu,  un  rôle  méthodologique :  depuis  la  physiologie
organique préconsciente du muscle cardiaque irrigant l’organisme émerge la
dimension émotionnelle, qui lui reste cependant irréductible, comme le vécu
l’est  aux  sensations  corporelles.  là  où  la  neurologie  de  l’amygdale-
hippocampe identifie des zones cérébrales de l’émotion, lesquelles sont le lieu
de résultats subpersonnels sans continuité possible avec le vécu affectif. le
plan neuronal, en effet, est subconscient, troisième personne inaccessible à
la  conscience  et  ontologiquement  disjointe.  l’existence  de  dispositifs  de
neurofeedbacks,  qui  peuvent  certes  impliquer  la  commande  cérébrale  et
reconstruire un lien actif entre le cerveau central et la périphérie corporelle
tactile, restent des médiations qui se font en nous sans nous. Bref, l’unité de
l’expérience du sujet se joue au niveau préconscient, organique et affectif, qui
seul permet une circulation émergente entre première et troisième personne.
Au lieu de la seule interaction corps-cerveau, je propose donc un cadre
intégrant  plus  articulé,  structuré  par  l’interaction  corps-cœur-cerveau.
l’inclusion  du  cœur  a  pour  avantage  de  nommer  explicitement le  pôle
émotionnel, tout en le reliant au corps d’une part (le rythme cardiovasculaire
de la pompe musculaire qu’est le cœur), et au cerveau d’autre part (les zones
de l’hippocampe et de l’amygdale, connues comme étant les zones cérébrales
de l’émotion).
On  pourrait  objecter  que  l’hypothèse  d’un  centre-cœur  est  inutile,
l’émotion se distribuant de façon satisfaisante et complète entre son ancrage
corporel cardiaque et sa manifestation cérébrale amygdalienne. Mais il y a
une spécificité des émotions, qui les rend irréductibles au corps cardiaque
et au cerveau amygdalien tout en sollicitant une relation avec eux. le cœur
a une fonction : il apporte quelque chose de singulier et de complémentaire
aux deux autres systèmes dans la compréhension des émotions, sans être
pour autant un simple « supplément d’âme », comme il a pu être pensé dans
la pensée antique, platon, et classique, Descartes. De quoi s’agit-il ?
le  cœur  est  le  liant  de  deux  dimensions  souvent  considérées  comme
injoignables, l’organique et le vécu. il propose un cas assez exemplaire de

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DOssier

ce lien. Ainsi, la cardiophénoménologie tient dans cette dimension intégra-
tive : elle relie la composante cardiovasculaire (troisième personne) et la

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composante  émotionnelle  vécue  (première  personne),  ces  deux  aspects,
expérimental  et  expérientiel,  étant  les  deux  côtés  d’une  même  réalité
préconsciente, où opère notamment le cœur.
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le sujet de la neurophénoménologie énactive, exerçant sa liberté cogéné-
rative  vis-à-vis  des  données  objectives  et  se  trouvant  réciproquement
contraint par elles s’ancre avec la cardiophénoménologie dans son centre
cardial,  où  joue  le  pli  interne  affectif-cardiaque,  et  y  actualise  son  être
unifié de sujet cardial.

Natalie DeprAz

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