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Une Épistémologie Qui Fait La Part Belle À La Liberté Du Sujet...
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SUJET : LA CARDIOPHÉNOMÉNOLOGIE DANS LE CREUSET
CRÉATEUR DE LA NEUROPHÉNOMÉNOLOGIE
Natalie Depraz
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Natalie DeprAz
Université de Rouen-Normandie (ERIAC)
Archives-Husserl (ENS-CNRS)
Introduction
l’avancée pionnière de la neurophénoménologie fut initialement
proposée par Francisco Varela dans son article « Neurophenomenology : A
Methodological remedy for the hard problem » en 1996. Cette nouvelle
approche méthodologique consiste à mettre en œuvre, dans une perspective
heuristique, des « contraintes génératives mutuelles » entre nos expériences
subjectives, inscrites dans le temps de la conscience, et la neurodynamique
subpersonnelle à l’œuvre dans le cerveau et s’articulant en phases1. la
fécondité de cette nouvelle méthodologie phénoménologico-scientifique, qui
s’attache à articuler de façon productive des données en première personne
et en troisième personne, a été présentée, à l’exemple emblématique du
temps conscient vécu et neurodynamique, dans l’article phare de F. Varela,
« the specious present : A Neurophenomenology of time Consciousness »,
issu du colloque de Bordeaux de 1991 et paru initialement dans le volume
Naturalizing Phenomenology édité par J. petitot, F. J. Varela, B. pachoud,
1. Francisco J. VArelA, « Neurophenomenology : A Methodological remedy for the hard
problem », Journal of Consciousness Studies, vol. 3, nº 4, 1996, p. 330-349.
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et J.-M. roy2. Antoine lutz, à l’exemple de la perception visuelle d’une
image stéréoscopique, a prolongé ce premier pas dans l’article correspon-
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dant à une thèse menée sous la direction de F. Varela, intitulé : « guiding the
study of Brain Dynamics by using First-person Data : synchrony patterns
Correlate with Ongoing Conscious states during a simple Visual task », qui
fut publié en 2002 dans la revue PNAS3.
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Ce qui est en jeu spécifiquement dans ce nouveau paradigme épisté-
mologique ancré phénoménologiquement, c’est l’interface productive entre
des données et des catégories phénoménologiques descriptives, d’une part,
neurodynamiques subpersonnelles, d’autre part. un pas significatif y est
franchi, ce faisant, au delà du « connectivisme » ou « connexionnisme »,
qui se contente de « corréler » formellement et statiquement ces deux plans
sans en dégager la productivité à la fois expérientielle et catégorielle.
Ainsi, l’expression de « contraintes génératives mutuelles », expression
emblématique de la méthodologie en jeu, désigne cette coproductivité
entre les données-catégories en première personne et en troisième personne,
qui sont par là réciproquement modifiées, à savoir, tout à la fois, selon un
double mouvement interactif, enrichies et contraintes les unes par les
autres.
un exemple, pour saisir concrètement ce qui est en jeu : le vécu temporel
du sujet, appréhendé à travers l’expérience et la catégorisation du présent
vivant chez husserl, selon la dynamique d’enchaînement bien connue des
phases de rétention, d’impression et de protention, se trouve affiné dans sa
structure par la mise en jeu de la temporalité neuro-dynamique, laquelle
procure des données plus fines situées à l’échelle de la milliseconde, ce qui
donne lieu à des microphases repérables objectivement dans des mesures et
permet d’opérer une description affinée des phases du présent vivant en sous-
phases. On pourra ainsi décrire plus précisément le moment d’attente proten-
tionnelle du sujet en faisant ressortir des microséquences (d’amorce,
2. Francisco J. VArelA, « the specious present : A Neurophenomenology of time
Consciousness », dans Jean petitOt, Francisco J. VArelA, Bernard pAChOuD et Jean-Michel
rOY (éd.), Naturalizing Phenomenology : Issues in Contemporary Phenomenology and
Cognitive Science, stanford, stanford university press, 1999, p. 266-314 (trad. fr. :
Naturaliser la phénoménologie, paris, CNrs Éditions, 2002).
3. Antoine lutz, Jean-philippe lAChAux, Jacques MArtiNerie et Francisco J. VArelA,
« guiding the study of Brain Dynamics by using First-person Data : synchrony patterns
Correlate with Ongoing Conscious states during a simple Visual task », Proceedings of the
National Academy of Sciences, vol. 99, nº 3, 2002, p. 1586-1591.
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d’ouverture maintenue, de tension variable) au sein même de la protention.
inversement, le moment neurodynamique de synchronisation neuronale
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lors de l’attente juste avant l’émergence du percept visuel donne une indica-
tion pauvre de ce qui est en jeu pour le sujet, au-delà d’une activité cérébrale
marquée et plus intense. la vertu de la description du vécu protentionnel est
d’identifier des propriétés plus précises du vécu, par exemple une propriété
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cognitive, si la protention engage une concentration attentionnelle, ou une
propriété affective, si le sujet est anxieux, ce que ne révèle pas le moment
neurodynamique correspondant. Dans l’article paru en 1997 dans la revue
de phénoménologie Alter, intitulé « the Naturalization of phenomenology
as the transcendence of Nature », F. Varela nomme ces « contraintes généra-
tives mutuelles » à la source de l’intégration complexe des données neurolo-
giques et vécues, des « passages génératifs », ce qui accentue encore la
dynamique créatrice de sens qui résulte d’une telle intégration des données
première et troisième personne. C’est dans ce même article, et ce n’est
évidemment pas anodin, que – je le mentionne en passant car ce n’est pas
mon thème principal ici même si l’enjeu est crucial – le paradigme de la
naturalisation de la phénoménologie, à l’encontre d’une entente étroite de
la naturalisation entendue comme retombée dans un empirisme réduction-
niste, est clairement précisé comme une « phénoménalisation » de la nature,
et non comme une phénoménologie empirique destituée de sa dimension
transcendantale4.
À travers cette présentation synthétique, on perçoit combien l’épisté-
mologie de la neurophénoménologie fait la part belle au sujet et à ses vécus,
en leur accordant un statut producteur, voire créateur vis-à-vis des données
objectives. en ce sens, elle libère l’objectivité scientifique de son cadre
réductionniste et l’ouvre à la coproductivité des dimensions subjective et
objective. la figure de la liberté qui en ressort n’est donc pas tant celle,
kantienne, d’une autonomie morale et métaphysique arc-boutée contre la
nécessité déterministe de la nature et des sciences que celle d’une dynamique
génératrice de sens et créatrice de nouvelles possibilités, à la mesure de
l’autopoïèse qui fut le maître-mot de l’épistémologie du vivant que fonda
Francisco Varela dans les années 1960 et dans le sillage de laquelle s’inscrit
la neurophénoménologie dans les années 1990.
4. Francisco J. VArelA, « the Naturalization of phenomenology as the transcendence
of Nature », Alter. Revue de phénoménologie, nº 5, « Veille, rêve, sommeil », 1997.
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Dans cette contribution, je m’inscris dans la filiation de l’avancée de la
neurophénoménologie et de la figure du sujet créateur de nouvelles possibi-
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lités qu’elle révèle. en effet, le programme de recherche que je pilote,
intitulé la cardiophénoménologie5, se présente comme un affinement de la
neurophénoménologie : en permettant sa mise en œuvre effective, il révèle
sa fécondité et – ce sera ici l’enjeu spécifique de ce parcours – fait émerger
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une figure elle-même affinée de liberté subjective.
pour cerner le passage de la neuro- à la cardiophénoménologie, identi-
fions ce qui paraît être l’obstacle majeur à la mise en œuvre concrète et
effective des contraintes génératives qui sont le gond sur lequel tourne la
neurophénoménologie, et dont la fécondité heuristique à titre d’hypothèse
est incontestable. l’obstacle est le suivant : il y a une différence d’échelle
entre des catégories philosophiques, données a priori, transtemporelles, qui
décrivent par exemple la structure générique de l’expérience vécue du
temps, le « présent vivant », articulé en protention, impression et rétention
d’une part et, d’autre part, une neurodynamique subpersonnelle qui, de
fait, se produit à l’insu du sujet et est objectivement mesurée en millise-
condes. la différence méthodologique entre les deux dynamiques se double
à mon sens d’une discontinuité ontologique, qui tient à leur incommensu-
rabilité temporelle, ce qui rend malaisée, voire impossible leur articulation
concrète. en observant chacune, notamment leur caractère respectivement
a priori et subpersonnel, on se rend compte qu’on a en réalité affaire à deux
approches en troisième personne, philosophique a priori d’une part, expéri-
mentale-empirique d’autre part, que l’on peut certes relier en structure,
mais pas dans leur réalité expérientielle concrète. l’hypothèse de la cardio-
phénoménologie ressort directement de l’identification de cet obstacle.
5. pour de premiers pas concernant ce paradigme, cf. Natalie DeprAz, « the rainbow
of emotions : At the Crossroads of Neurobiology and phenomenology », Continental
Philosophy Review, nº 41, 2008, p. 237-259. plusieurs éléments de cette hypothèse ont été
présentés au Collège de France, lors d’un colloque organisé par Bernard Andrieu et Alain
Berthoz, « le corps en acte » (22-23 sept. 2008), à l’occasion d’une conférence intitulée « le
cœur : corps du corps », ainsi qu’à tours en 2009 (23-24 juin), lors des Journées Psychiatrie,
Phénoménologie et Philosophie de l’esprit (thomas Desmidt, org.) consacrées à « Émotions
et psychiatre ». l’hypothèse fut aussi présentée à Berlin les 10-13 octobre 2013 dans le cadre
de la Conférence Mind and Life : « european Conference on personal and societal Change
from the Contemplative perspective », lors d’une conférence intitulée « On Becoming
surprised : An experiential Cardio-phenomenology of Depression » (powerpoint disponible).
enfin, la thèse de la cardiophénoménologie est exposée dès 2015 dans Natalie DeprAz et
thomas DesMiDt, « Cardiophénoménologie », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg,
nº 38 (La naturalisation de la phénoménologie vingt ans après), 2015, p. 47-84.
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Je vais présenter une double série d’arguments, d’une part opératoires
pragmatiques, principalement expérientiel et méthodologique, d’autre part
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théoriques, essentiellement cognitif et à portée ontologique, en faveur de
cette dernière approche, qui permettent d’enrichir et de rendre effectif le
paradigme neurophénoménologique, mais aussi de dévoiler le mode
spécifique d’affranchissement du sujet qu’elle permet, dans sa dimension non
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seulement méthodologique et expérientielle, mais aussi proprement ontolo-
gique.
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quand je suis concentrée ou immergée dans un bon roman. De telles
expériences sont quotidiennes et préconscientes : elles ont lieu en moi et pour
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moi, mais sans moi. sans que j’en aie du moins une conscience expresse ou
réfléchie. Je peux pourtant y avoir accès aisément si j’y porte mon attention,
quoiqu’elles requièrent aussi parfois un peu d’exercice. À vrai dire, elles se
produisent au bord de ma conscience diffuse, entre sensation et sentiment6,
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comme lorsque je sens confusément mon rythme cardiaque augmenter à la
pensée de la rencontre avec un ami cher, ou lorsque je me rappelle ce rêve
intense de l’autre nuit7.
B. L’argument méthodologique
le programme de recherche de la cardiophénoménologie prend appui, on
l’a dit, sur la méthode innovante de la neurophénoménologie et propose d’en
assurer la validité effective en l’affinant. en effet, l’approche neurophéno-
ménologique met en relation des données en troisième personne (extraites
de la neurodynamique) et des catégories en troisième personne (extraites de
l’analyse conceptuelle – générique – du présent vivant husserlien).
l’expérience, par exemple du temps vécu, que décrit et analyse la
philosophie phénoménologique, est une expérience structurelle, celle de la
structure dynamique du présent vivant, et non une expérience vécue
spécifiée, située hic et nunc, comme le serait l’expérience que je pourrais
vous proposer de faire en décrivant finement le moment précis où vous vous
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êtes assis dans cette salle : la sensation de contact avec la chaise, lisse, froide,
agréable ou non, mais aussi la tension musculaire à peine perceptible dans
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vos jambes avant le contact, et puis, une fois assis, le relâchement de votre
corps et le contact de votre dos avec le dossier (aise, soulagement), ou la gêne
ressentie au moment d’étendre vos jambes si l’espace manque.
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tandis que l’approche husserlienne est générique et a priori, l’approche
en première personne exige la référence à l’expérience spécifiée d’un sujet
singulier, laquelle se réalise par exemple dans le cadre d’un entretien
d’explicitation micro-phénoménologique, qui permet de dépasser l’expé-
rience subjective spontanée pour décrire les microséquences de l’expé-
rience préconsciente. entre la phénoménologie philosophique, qui use de
concepts a priori et décrit-analyse par là des structures génériques de l’expé-
rience subjective, et la microphénoménologie, expérientielle, qui tire sa
validité de l’expérience singulière d’un sujet donné, source réelle d’établis-
sement possible de schèmes singularisés de l’expérience, il y a une différence
évidente de niveau descriptif8.
la cardiophénoménologie, de ce point de vue, identifie les deux aspects
préconscients de mon expérience organique et vécue à l’aide, d’une part, de
marqueurs physiologiques mesurés, d’autre part d’entretiens microphéno-
ménologiques et de leur analyse, qui permettent d’extraire des traits fins de
l’expérience vécue9. Dans le programme actuel, elle est mise en œuvre sur
une expérience de surprise qui sollicite le pli préconscient (organique-vécu)
« cardial » (cardiaque-affectif) du sujet. Cette expérimentation-expérience
de sursaut-surprise interne se situe sur une échelle temporelle d’une à deux
secondes, produit une synchronisation du temps organique physiologique et
du temps interne émotionnel et cognitif, entre des données vécues issues des
8. À propos de ces deux ententes de la phénoménologie, cf. Natalie DeprAz, Francisco
J. VArelA et pierre VerMersCh, On becoming Aware. A Pragmatics of Experiencing,
Amsterdam – Boston, John Benjamins, 2003, introduction ; Natalie DeprAz, « lire et écrire
en phénoménologue : sartre et l’accès au vécu “en première personne” », dans Natalie
DeprAz et Noémie pArANt (éd.), L’écriture et la lecture : des phénomènes miroir ? L’exemple
de Sartre, rouen, purh, coll. « Cahiers de l’eriAC : rencontres philosophiques », nº 2,
2011 ; Natalie DeprAz, « D’une science descriptive de l’expérience en première personne :
pour une phénoménologie expérientielle », Studia Phaenomenologica. Romanian Journal for
Phenomenology, vol. 13 (« On the proper use of phenomenology. paul ricœur Centenary »),
2013.
9. Natalie DeprAz, Maria gYeMANt et thomas DesMiDt, « A First-person Analysis using
third-person Data as a generative Method : A Case study of surprise in Depression »,
Constructivist Foundations, vol. 12, nº 2, 2017, p. 192-218.
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analyses microphénoménologiques d’une part, et la dynamique temporelle
physiologique du rythme et de la fréquence cardiaques d’autre part. On
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obtient ainsi des contraintes génératives raffinées, qui opèrent au croisement
préconscient d’un niveau subjectif vécu authentiquement en première
personne et d’un niveau physiologique organique en troisième personne mais
conscientisable, à savoir accessible à la conscience immédiate du sujet.
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précisons ce que sont ces deux versants du pli préconscient : 1) quatre
mesures physiologiques permettent d’obtenir des indications objectives,
susceptibles de se relier aux aspects du processus vécu, corporel, cognitif et
émotionnel de la surprise-sursaut: la fréquence du rythme cardiaque et respira-
toire, l’augmentation de la température du corps, l’afflux du sang dans le
cerveau. le niveau psycho-physiologique, dont la microtemporalité (une à
deux secondes) est moins infraperceptive que le temps neurologique (en
millisecondes), offre ainsi des données en continuité organique préconsciente
avec l’expérience vécue ; 2) l’approche microphénoménologique offre des
micro-sous-catégories de surprise, non des macrocatégories a priori. par
exemple, la catégorie générique de « protention » se « micrologise » en
différents aspects: une « attente ouverte tranquille », une « tension anxieuse »,
ou un processus anticipatif de « se réjouir par avance » ; la catégorie de
« l’impression » se décrit plus finement en « sursaut d’horreur », lors d’une
perception visuelle focalisée par exemple sur une image qui montre les yeux
bleus gris mort d’un bébé, selon un micromécanisme récurrent vision-sursaut-
émotion qui questionne par ailleurs l’idée courante en psychologie d’une
surprise entendue comme émotion primaire. Cette microdescription est rendue
possible par la référence rigoureuse à une expérience hic et nunc d’un moment
spécifié de surprise. pour accéder à un tel moment, la technique de l’entretien
d’explicitation est précieuse, qui cible un moment singulier et installe le sujet
à nouveau dans le vécu de ce moment grâce à sa mise en évocation. Ce
micromécanisme visuo-moteur-affectif, apparu à plusieurs reprises au gré des
entretiens, pourrait révéler un schème expérientiel de la surprise10.
10. Notons que cette technique permet aussi de se référer autrement à des textes philoso-
phiques phénoménologiques, en adoptant un regard expérientiel intuitif : le texte, après
avoir été analysé dans sa visée argumentative et conceptuelle, est alors relu en scrutant l’expé-
rience sensible qu’il décrit et permet à la lectrice, au lecteur, de ré-effectuer l’expérience ainsi
identifiée par une référence à son propre vécu de cette expérience. par exemple : edmund
husserl décrit au § 20 d’Expérience et jugement la déception qu’éprouve le sujet lors de la
vision du côté arrière d’une boule de billard, rouge et lisse à l’avant, et qu’il découvre soudain
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À côté de ces arguments opératoires pragmatiques, expérientiel et
méthodologique, liés à la mise en œuvre de la cardiophénoménologie, on
peut à présent faire valoir des arguments cognitif-énactif et ontologique qui
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confèrent au sujet un rôle effectivement moteur et reconfigurent sa relation
à l’objectivité scientifique dans le sens d’une transformation cardiale.
verte et bosselée à l’arrière. husserl y illustre l’échec de la visée de remplissement perceptif
par le sujet, soit sa connaissance contrariée et du coup défaillante de la boule de billard. une
fois restituée l’argument théorique qui accompagne et sous-tend l’exemple choisi par l’auteur
(la connaissance en échec), on peut réinvestir cette activité visuelle en effectuant soi-même
l’expérience. et plutôt que d’y voir un échec de la connaissance de l’objet, je serai sensible
à l’effet de nouveauté suscité par la perception du côté arrière: je vis alors un sentiment d’éton-
nement associé au choc du changement de couleur et de texture, ce qui engendre un sentiment
d’étrangeté devant ce curieux objet.
11. Francisco J. VArelA, Principles of Biological Autonomy, New York, elsevier North
holland, 1980/1987.
12. Francisco J. VArelA, evan thOMpsON et eleanor rOsCh, L’inscription corporelle de
l’esprit (1989), paris, seuil, 1991.
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énactive : la cognition ne procède pas du seul fonctionnement cérébral
(comme dans l’hypothèse cognitiviste connexionniste), mais de l’interaction
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du cerveau avec le corps vivant et vécu et avec le contexte de vie où
s’inscrit l’histoire de l’individu. la cognition se trouve redéfinie comme
résultant du couplage structurel d’un sujet ancré dans son corps et son
monde, qui agit en coconstruisant le monde autour de lui. Depuis ce cadre
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autopoïétique et énactif initial, on considérera que les états conscients d’une
part et la dynamique du cerveau d’autre part sont des dimensions irréducti-
bles et coémergentes, comme le revendique F. Varela en tant que neurophé-
noménologue. il y a là une transposition méthodologique et cognitive
cohérente du cadre énactif initial sur le terrain de la neurophénoménologie.
en me fondant sur cette conception radicalement non réductionniste,
selon laquelle la cognition ne peut être réduite au cerveau mais correspond
à l’interaction globale entre le cerveau, le corps et le contexte, je souhaite
faire un pas de plus. Je défends l’idée que, davantage que le seul cerveau,
qui régit matériellement le corps et son contexte immédiat et détermine une
approche fonctionnaliste formelle de la cognition, le cœur propose l’expé-
rience la plus globale et fondamentale de nous-mêmes en tant que sujets
incarnés présents à nous-mêmes, i. e. en tant que sujets qui « énactons » à
la fois corporellement et affectivement la cognition. en portant l’attention
sur la psychophysiologie du cœur, je cherche donc à déconstruire définiti-
vement la dichotomie rémanente entre l’esprit et le cerveau, c’est-à-dire la
discontinuité résiduelle entre les plans phénoménal et biologique.
en effet, mettre en avant un système centré sur le cœur revient à inscrire
la dynamique cardiaque-émotionnelle du vivant dans ces avancées énactives.
le cœur, recevant la faveur des versants expérimentaux (cardiaque
organique) comme phénoménologique (affectif vécu), fait émerger la
cognition depuis le pli cardiaque-affectif, ce qui met en scène une cognition
renouvelée, élargie, libérée : cardiale. Cette dynamique cardiale révèle
l’unité expérientielle du vivant et défait des propositions cognitives duales
cerveau-esprit.
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expérimentations encore plus récentes montrent que l’activation du cerveau
en réponse aux battements du cœur augmente ou diminue en fonction de l’état
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interne, émotionnel ou cognitif, du sujet. Dans le cas de personnes dépressives
par exemple, une telle activation cœur-cerveau diminue nettement en même
temps que l’autoperception effective des battements cardiaques13. pour un sujet
en train de penser à elle-même ou à lui-même, l’activation du cerveau en
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réponse à ses battements cardiaques augmente et cette activation a lieu dans
le réseau par défaut impliqué dans la conscience de soi14.
Dans le sillage de cette extension du système cognitif, je défends l’idée
que l’interaction entre le cerveau et le cœur est centrale pour rendre compte
de l’expérience émotionnelle. pour ce faire, je prends appui sur des
arguments croisés en première et en troisième personne. en effet, avec le
cœur, ce sont ces deux aspects, vécu et organique, qui se donnent conjoin-
tement à nous. Mais comment opère concrètement une telle rythmique
cardiale, cardiaque-affective, laquelle tisse ensemble des aspects objectif et
subjectif du vivant qui semblent discontinus si l’on suit l’écart explicatif
entre le cerveau et la conscience ?
Notons d’abord l’homologie entre la dynamique neuro-organique et la
dynamique cardiovasculaire : de même que les réseaux corporel et cérébral
interagissent ensemble et avec l’environnement proche via le circuit des nerfs
afférent-efférent, de même la pompe du cœur impulse une double circula-
tion intégrée, du sang dans tout le corps, et de l’air via la respiration qui crée
l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur. sur la base de cette dynamique
homologue, on peut identifier différentes interfaces qui interrompent la
dualité de l’organique et du vécu et où opère le continuum préconscient du
cœur : (1) la pulsation cardiaque, (2) le rythme respiratoire et (3) le vécu
affectif-corporel.
1. La pulsation cardiaque
elle opère à trois niveaux, physiologique, préconscient conscientisable,
et organico-émotionnel : a. en tant que muscle, le cœur opère comme un
13. Janneke terhAAr, Filipa Campos ViOlA, karl Jürgen Bär et stefan DeBeNer,
« heartbeat evoked potentials Mirror Altered Body perception in Depressed patients »,
Clinical Neurophysiology, vol. 123, nº 10, 2012, p. 1950-1957.
14. Mariana BABO-reBelO, Craig riChter et Catherine tAllON-BAuDrY, « Neural
responses to heartbeats in the Default Network encode the self in spontaneous thoughts »,
The Journal of Neuroscience, vol. 36, nº 30, 2016, p. 7829-7840.
35
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mécanisme de contraction et de dilatation – une pompe – qui fait circuler le
sang dans le corps : les artères, partant des ventricules du cœur, distribuent
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le sang dans tout le corps, et les veines ramènent le sang des vaisseaux
capillaires au cœur. le rythme de pulsation du cœur se caractérise par un
double mouvement, du centre à la périphérie et vice-versa ; b. Cette pulsation
cardiaque fonctionne de façon automatique (en moi) mais je peux aisément
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y avoir accès en prenant mon pouls (ou celui d’autrui) ; c. la vitesse du
rythme cardiaque (accélération/décélération) se relie aux variations émotion-
nelles (anxiété, joie/calme, apathie) : je sens que je rougis, et la température
de mon visage augmente lorsque j’ai honte ou que je suis jalouse ; je sens
une sueur froide couler sur mon front lorsque soudain je suis anxieuse ou
dégoûtée. il y a une forte continuité entre les phénomènes physiologiques
de mon cœur – le réseau systémique de circulation sanguine – et ses manifes-
tations vécues émotionnelles.
Bref, la description systémique des pulsations cardiaques manifeste leur
situation clé à l’intersection des plans organique physiologique et psycho-
phénoménologique.
Mais la recherche neuroscientifique récente montre aussi que diverses
régions du cerveau sont des composantes clé de l’émergence des émotions,
incluant le système limbique (l’hippocampe, l’amygdale, le cortex
cingulaire). On pourrait donc demander : n’y a-t-il pas incompatibilité entre
un modèle de régulations émotionnelles neurophysiologiques centré par le
cerveau et un modèle des fluctuations psychoaffectives et cardiophysiolo-
giques centré par le cœur ? pas nécessairement, si du moins on fait l’hypo-
thèse que le fonctionnement du cerveau et celui du cœur sont homologues.
Comment ? D’un côté, les nerfs efférents et afférents produisent un double
mouvement, de la commande cérébrale aux organes périphériques, et vice-
versa ; d’un autre côté, la circularité du système de la circulation sanguine
répond à la fois à la tonicité corporelle et à la dynamique affective. Ces deux
systèmes existent en parallèle de façon intégrée, chacun jouant son rôle.
Cependant, notons que le système cérébral est plus orienté vers l’action, la
primauté étant donnée à son objectivation finalisée dans notre comportement,
en lien avec sa portée cognitive ; en revanche, le système cardiaque résonne
avec la dynamique corporelle de l’organisme vivant et met au jour une
cognition incarnée affective.
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2. Le rythme respiratoire
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Basse continue de la circulation sanguine et de l’interaction respiratoire,
le système du cœur tient ensemble le mouvement rythmique intra- et inter-
organique. la circulation du sang, intracorporelle, entre en couplage avec
la respiration interactive moi-autrui : toutes deux coémergent dans une
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dynamique intra-/inter-subjective, couplant altérité interne et intersubjecti-
vité.
en effet, si la fonction pulsatile de la circulation sanguine opère dans le
corps, le rythme cardiaque se manifeste aussi à travers le rythme respiratoire
et implique via l’organe pulmonaire le monde extérieur, notamment les
sensations olfactives. On sait que l’inspire et l’expire sont le rythme de fond
de l’être vivant. la respiration est régulière, incessante et préconsciente,
toujours présente sans que jamais j’aie besoin d’y faire attention. D’ailleurs,
ce mode involontaire d’activité caractérise en général les organes internes :
foie, estomac, intestin. Davantage : ces derniers opèrent en moi à mon insu,
sans que mon corps ait un signal de leur présence. exemple : avoir
conscience de son foie, c’est le sentir, mais, le sentir, c’est ressentir une
certaine douleur ou, du moins, une gêne, qui peut prendre la forme d’un
gonflement. Mais nous n’avons pas une conscience sensible aisée des
organes internes, et c’est ce qui rend leur guérison difficile, car le sujet, ne
les sentant pas, ne se rend pas compte, souvent, qu’ils sont malades. l’organe
du cœur, en revanche, présente une autre caractéristique : c’est la respiration
qui en est l’indice sensible et irréfutable.
Aussi la respiration fournit-elle l’expression organique directe de la
synergie intersubjective intérieur/extérieur qui fait l’amplitude intersubjec-
tive, moi-autrui, de la subjectivité. lorsque nous respirons, nous prenons
littéralement de l’autre en nous (nous l’accueillons) et nous faisons sortir
dehors quelque chose de nous (nous l’expulsons, l’offrons à autrui). la
respiration est orchestrée par le cœur, cet organe qui fait l’émergence de la
relation moi-autrui. Ainsi, l’émergence organique de schèmes sensori-
cardiaques récurrents inspire-expire construit notre relation au monde, ce qui
prolonge heureusement ce qu’a tôt montré F. Varela : comment les structures
cognitives émergent des schèmes sensori-moteurs récurrents du sujet
vivant15.
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les systèmes du cerveau et du cœur ne sont pas seulement parallèles au
sens d’homologues. ils sont mutuellement contraignants, au sens que Varela
donne à cette expression dans son modèle de la réciprocité générative des
approches en première et en troisième personne de la cognition. À cet
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égard, il y a un avantage évident à un modèle dont le centre est le cœur. il
s’agit, comme pour le corps, d’une réalité dont la forme est une pliure : faite
des deux versants du pli, objectif et subjectif, physique et vécu. indiquons
que, en allemand, deux termes rendent cette distinction, autant pour le
corps que pour le cœur : Körper et Leib nomment le « corps physique » et
le « corps vécu-vivant », réalité double que le français rend par le seul terme
de « corps » ; Herz et Gemüt identifient respectivement le cœur-organe
physique16 et le cœur-foyer affectif17, deux aspects d’une réalité que dit le
seul mot « cœur » en français18. en revanche, le système-cerveau est unilaté-
ralement physique et objectif, en troisième personne, vis-à-vis de quoi la
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conscience ne peut apparaître, au mieux, que dans sa dimension subjective
« corrélative » (quoiqu’irréductible)19.
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De même que le pli du corps (Körper/Leib) atteste de la relation expérien-
tielle entre les aspects physique et vécu, de même le pli du cœur
(Herz/Gemüt) articule ses aspects organique et émotionnel. plus avant, le
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système-cœur approfondit la complexité du système-corps, en reliant, via le
système limbique et la physiologie de la circulation sanguine, les aspects
neuronaux subpersonnels des mécanismes émotionnels, et les aspects
phénoménaux, vécus et expressifs des affects. pour montrer concrètement
comment le système-cœur lie par avance les dimensions physique et
phénoménale, on pourrait explorer l’autorégulation inhérente au système
thymique et sa capacité à accroître l’immunité, non en résistant aux
agressions de l’extérieur, mais en les accueillant comme des parts de son
thumos. sur ce terrain, Francisco Varela aura tôt montré la continuité autoré-
gulatrice du système immunologique20.
Ces trois interfaces – pulsation cardiaque, rythme respiratoire et pliure
corporelle-affective – proposent des médiations internes au problème encore
très actuel du « gouffre explicatif ». Alors que certaines propositions en
philosophie de l’esprit21 et en phénoménologie reconnaissent l’irréductibi-
lité de la conscience par rapport aux réseaux neurobiologiques, ou bien
19. Certes, le système nerveux n’est pas entièrement exclu du pli Leib/Körper. Certains
dispositifs techniques de neuro-feedbacks (cf. Jean-philippe lAChAux et al., « A Blueprint
for real-time Functional Mapping via human intracranial recordings », PLOS ONE, 10,
e1094, 2007) manifestent une interaction probable entre le toucher-touchant, la propriocep-
tion et la commande cérébrale. Cf. à ce propos, Michel BitBOl, La conscience a-t-elle une
origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, paris,
Flammarion, 2014, chapitre 12. Mais cette résonance du cerveau à la fonction tactile vécu
du corps reste une hypothèse qui ne peut être confirmée et révélée qu’en troisième personne,
via un dispositif technique, c’est-à-dire pas par le sujet lui-même, qui subit l’indication et ne
saurait être à l’initiative. De plus, cette interaction résulte d’une construction via une
médiation de neuro-feedback, c’est-à-dire une procédure qui se produit à l’insu du sujet.
Comme l’indique l’auteur lui-même (op. cit., p. 560), qui cite Maurice Merleau-ponty, « je
ne sais pas comment cela se fait dans la machine nerveuse » (L’œil et l’esprit, paris,
gallimard, 1964, p. 19). et : « le cerveau est bien le grand absent de n’importe quel sentir »
(op. cit., p. 562).
20. Francisco J. VArelA, « the Body’s self », dans Daniel gOleMAN (éd.), Healing
Emotions, Boston, shambhala, 1997.
21. David J. ChAlMers, « Facing up to the problem of Consciousness », Journal of
Consciousness Studies, vol. 2, nº 3, 1995, p. 200-219 (disponible à : http://consc.net/papers/
facing.html) et The Conscious Mind : In Search of a Fundamental Theory, New York,
Oxford university press, 1996.
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soutiennent que les vécus conscients sont susceptibles de générer à partir
d’eux une dynamique neuronale22, aucune ne prend en considération le
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fonctionnement du cœur. l’analyse des émotions d’Antonio Damasio se
contente de prendre appui sur leur dynamique neuronale et à découvrir une
continuité avec les expériences émotionnelles23. une tentative remarquable
d’un autre ordre, celle de henri pickard, consiste à considérer (selon une
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perspective jamesienne réinterprétée) que les émotions sont identiques aux
changements physiologiques que subit le corps24.
Ma proposition accueille ces approches intégratives énactives lato sensu.
Je cherche à m’y articuler positivement. lorsque Francisco Varela et moi-
même commencions d’explorer l’intérêt du cœur comme centre fonctionnel
légitime de la cognition, complémentaire, voire plus intégratif que le cerveau
lui-même, en nous interrogeant sur son absence de prise en considération,
on nous répondit – du côté des scientifiques – que le cœur est un simple
muscle, bien pauvre en comparaison de la complexité du cerveau ; ou bien
– du côté des philosophes –, que sa signification affective, symbolique, voire
spirituelle est purement (et bienheureusement) métaphorique.
Or, par son fonctionnement à la fois organique et symbolique, le système-
cœur apporte quelque chose de plus, que le système-cerveau, en raison de
sa complexité analytique, ne possède pas : une structure synthétique relation-
nelle, ancrée d’une part dans la continuité expérientielle de l’organique et
du vécu, impliquant d’autre part la structure intersubjective de l’expérience
affective25.
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ontologique, en faveur de l’importance du système cardial source du système
cognitif.
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il s’énonce ainsi : si le cerveau contrôle le corps et, du coup, le cœur
organe du corps, d’une autre façon, le cœur est un organe unique qui
possède une autonomie insigne. On sait que les contractions cardiaques,
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durant les trois premières semaines de la vie de l’embryon, ont lieu sponta-
nément de façon autonome, avant toute réaction nerveuse et cérébrale. À la
différence de tous les autres organes, le cœur, durant ces premières semaines,
ne fonctionne pas en réaction aux stimulations du système nerveux : il
s’auto-organise indépendamment du cerveau, avant même que celui-ci soit
fonctionnel. le cœur ne dépend donc pas des stimulations cérébrales. le
contrôle du cerveau n’intervient qu’après plusieurs mois de vie. il y a une
« dynamique préneurale » du vivant, qui confère au cœur une primauté
centrale dans la croissance organique, et à laquelle le cerveau va d’ailleurs
s’allier ultérieurement.
De façon remarquable, le phénoménologue Maurice Merleau-ponty,
dans son cours La Nature professé au Collège de France dans les années
195026, défend cette thèse : la croissance de l’organisme ressortit à une
« dynamique préneurale », antérieure et plus fondamentale que l’émergence
du système nerveux :
l’embryon serait intégré bien avant l’apparition du système nerveux. la
phase préneurale est bien antérieure […]. le système nerveux n’est pas
l’explication dernière […] le système nerveux émerge à partir d’une
dynamique préneurale. […] l’excitation nerveuse, quand elle se produit, ne
peut pas jouer un rôle appréciable dans l’organisation du système nerveux.
Cette organisation n’est pas tant due au fonctionnement du neurone qu’à la
croissance de l’organisme total. le système préneural d’intégration
« enjambe » le fonctionnement nerveux et il ne cesse pas avec son appari-
tion. le système nerveux n’est donc pas l’explication dernière. […] pour que
le neurone remplisse sa fonction de conduction, il faut que les tissus nerveux
soient irrigués par les vaisseaux sanguins, or il y a croissance avant cette
vascularisation. il faut donc admettre une potentialité intrinsèque de
croissance, un système dynamique réagissant à son entourage à la manière
de l’organisme, et qui replace la fonction de conduction comme étant une
conséquence et non comme le principe de ce système37.
26. Maurice MerleAu-pONtY, La nature, paris, seuil, 1968-1995.
37. Ibid., p. 191-192.
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D’ailleurs, à l’appui, l’auteur renvoie aux études de deux embryologistes,
g. e. Coghill (1929)28 et A. gesell (1945)29, qu’il cite abondamment30 :
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À neuf semaines et demie, les principaux aspects de l’électrocardiogramme
humain se présentent de la même façon qu’à l’état adulte. Or, à cette date,
il n’y a pas de contrôle nerveux du cœur. gesell retrouve ici les idées de g.
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e. Coghill, et parle d’une « morphogénèse dynamique » qui envelopperait
les faits intégrés ou non par le système nerveux31.
Merleau-ponty souligne dans ces pages comment le cœur est la
dimension intégrative la plus complète de l’organisation de l’être vivant
durant sa phase précoce de croissance.
Conclusion
résumons-nous : le cœur, d’un point de vue anatomique, est un organe
du corps, de même que le cerveau. D’un point de vue fonctionnel en
revanche, le cœur joue un rôle moteur dans la circulation du sang du centre
à la périphérie de l’organisme et vice-versa, en synergie avec les poumons
qui, via le rythme respiratoire, contribuent à l’oxygénation de l’organisme
et, en particulier aussi, du cerveau. le cœur rythme donc l’afflux sanguin
dans tout le corps, cerveau compris, en interaction avec les poumons, et joue
un rôle crucial dans l’émergence corporelle des fluctuations émotionnelles.
Dès lors, la cardiophénoménologie offre une épistémologie intégrative
où :
1) le cœur est le centre de la circulation sanguine dans le corps et,
notamment, dans le cerveau ;
2) il est la source corporelle dynamique de l’émergence émotionnelle ;
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3) il mobilise dans la croissance du sujet l’interaction avec le cerveau.
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Ces arguments, qui explicitent les relations entre le cœur, le corps et le
cerveau, permettent de légitimer la conception d’un système cognitif élargi,
non seulement énactif corporel et environnemental, mais aussi cardial.
Au-delà du statut fonctionnel, embryologique et énactif du cœur, ce
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dernier joue, on l’a vu, un rôle méthodologique : depuis la physiologie
organique préconsciente du muscle cardiaque irrigant l’organisme émerge la
dimension émotionnelle, qui lui reste cependant irréductible, comme le vécu
l’est aux sensations corporelles. là où la neurologie de l’amygdale-
hippocampe identifie des zones cérébrales de l’émotion, lesquelles sont le lieu
de résultats subpersonnels sans continuité possible avec le vécu affectif. le
plan neuronal, en effet, est subconscient, troisième personne inaccessible à
la conscience et ontologiquement disjointe. l’existence de dispositifs de
neurofeedbacks, qui peuvent certes impliquer la commande cérébrale et
reconstruire un lien actif entre le cerveau central et la périphérie corporelle
tactile, restent des médiations qui se font en nous sans nous. Bref, l’unité de
l’expérience du sujet se joue au niveau préconscient, organique et affectif, qui
seul permet une circulation émergente entre première et troisième personne.
Au lieu de la seule interaction corps-cerveau, je propose donc un cadre
intégrant plus articulé, structuré par l’interaction corps-cœur-cerveau.
l’inclusion du cœur a pour avantage de nommer explicitement le pôle
émotionnel, tout en le reliant au corps d’une part (le rythme cardiovasculaire
de la pompe musculaire qu’est le cœur), et au cerveau d’autre part (les zones
de l’hippocampe et de l’amygdale, connues comme étant les zones cérébrales
de l’émotion).
On pourrait objecter que l’hypothèse d’un centre-cœur est inutile,
l’émotion se distribuant de façon satisfaisante et complète entre son ancrage
corporel cardiaque et sa manifestation cérébrale amygdalienne. Mais il y a
une spécificité des émotions, qui les rend irréductibles au corps cardiaque
et au cerveau amygdalien tout en sollicitant une relation avec eux. le cœur
a une fonction : il apporte quelque chose de singulier et de complémentaire
aux deux autres systèmes dans la compréhension des émotions, sans être
pour autant un simple « supplément d’âme », comme il a pu être pensé dans
la pensée antique, platon, et classique, Descartes. De quoi s’agit-il ?
le cœur est le liant de deux dimensions souvent considérées comme
injoignables, l’organique et le vécu. il propose un cas assez exemplaire de
43
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ce lien. Ainsi, la cardiophénoménologie tient dans cette dimension intégra-
tive : elle relie la composante cardiovasculaire (troisième personne) et la
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composante émotionnelle vécue (première personne), ces deux aspects,
expérimental et expérientiel, étant les deux côtés d’une même réalité
préconsciente, où opère notamment le cœur.
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le sujet de la neurophénoménologie énactive, exerçant sa liberté cogéné-
rative vis-à-vis des données objectives et se trouvant réciproquement
contraint par elles s’ancre avec la cardiophénoménologie dans son centre
cardial, où joue le pli interne affectif-cardiaque, et y actualise son être
unifié de sujet cardial.
Natalie DeprAz
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