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L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE AU

CONFLUENT DE LA MODERNITÉ ET
DE LA POSTMODERNITÉ
Guylaine DESCHAMPS

Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 2, no 3, novembre 1994, pp. 11-16.

Résumé

L’auteure, par le présent article, entend réfléchir sur le statut réservé à l’expérience
religieuse et à la théologie dans la modernité et dans la postmodernité. Dans un
premier temps, elle se propose de brosser un tableau général des questions posées à
la religion par modernité et la postmodernité. Par la suite, elle cherche à identifier
de quelle façon les « demandes de sens théologiques » d’aujourd’hui sont au diapa-
son et s’orientent en fonction des structures modernes et postmodernes
d’articulation du sens.

Abstract

Through this article, the author will reflect on the importance given to theology and
religious experience in modern and postmodern contexts. She will begin by an over-
view of the religious questions raised by modernity and postmodernity, and then
will try to show today’s «demands for theological meanings» correspond to, and are
oriented toward, the modern and postmodern structures of the articulation of mean-
ing.

derrière ces regards biaisés, on se refuse


à prendre au sérieux l'expérience reli-

É tudier en théologie n'est pas tou-


jours une activité de tout repos.
Du regard de compassion à
l’ironie ouverte ou au mépris à peine
dissimulé, il n'y a qu'un pas que plu-
gieuse. Or la théologie (qui, quoi qu'on
en dise, se veut une science) le fait et, en
conséquence, elle se voit contrainte de
réfléchir sur le bouleversement qui tra-
verse notre fin de siècle et que reflète, de
sieurs franchissent. Tout se passe comme façon saisissante, le débat modernité-
si la théologie ne pouvait être, aujour- postmodernité. Traditionnellement, la
d'hui, qu'un refuge pour quelques attar- théologie s'est définie comme une ré-
dés à peine capables de penser. En fait, flexion historique sur la foi et ses conte-

1
nus, se donnant comme objet particulier Afin de cerner le problème dans lequel
l'intelligence critique du contenu de la est plongé le questionnement théologi-
foi, dans le but de rendre l'expérience que à l'heure actuelle, le présent essai
religieuse pleinement significative1. Au- propose une réflexion sur le statut de la
jourd'hui, elle poursuit cet horizon de religion et de l'expérience religieuse
sens en se comprenant comme discours dans la modernité et dans la postmoder-
qui recherche l'aide de la raison pour nité. En brossant tout d'abord un tableau
édifier la compréhension qu'il a de lui- général des questions posées à la reli-
même2. C'est en vertu de cette compré- gion, je cernerai brièvement les méca-
hension qu'elle a d'elle-même que la nismes de transformation et d'adaptation
théologie se voit contrainte de réfléchir qu'ont développés les Québécois
sur son statut dans le contexte actuel. La croyants pour répondre à une modernité
modernité, déjà, avait forcé la théologie et à une postmodernité, ayant changé
à changer sa façon de penser les rapports pour de bon le cadre dans lequel peut
foi-raison; quand la postmodernité criti- s'inscrire l'expérience religieuse contem-
que de l'intérieur la crédibilité de la rai- poraine.
son, la théologie se voit contrainte de
réfléchir à nouveau sur la validité de son LA MODERNITÉ, LA POSTMO-
discours. Elle qui, encore aujourd'hui, DERNITÉ ET LE DEVENIR DE LA
s'efforce de redéfinir les rapports foi- RELIGION
raison, afin de tenir compte des catégo-
ries épistémiques introduites par la mo- Par delà les querelles intestines,
dernité, doit maintenant se redéfinir par le débat modernité-postmodernité pro-
rapport à une raison elle-même critiquée voque un véritable bouleversement épis-
de l'intérieur. On comprendra alors témologique qui touche tout l'édifice du
qu'une étudiante en théologie ne puisse savoir. En ce qui a trait à la discipline
esquiver les questions posées à la reli- théologique, ce débat se révèle de la plus
gion et à la théologie par la modernité et haute importance, puisqu'il soulève à
la postmodernité, et qu'elle cherche à nouveau la question du devenir de la
repérer les demandes de sens exigées par religion et du statut à accorder à l'expé-
la prise en compte de l'expérience reli- rience religieuse. La modernité procla-
gieuse dans ce contexte. À cause de son mait l'exclusion du religieux au nom de
caractère scientifique, la théologie ne la Raison; la postmodernité condamne le
peut se faire aujourd'hui en dehors d'une caractère instrumental qu'a endossé la
réflexion sur le contexte social dans le- Raison moderne et réhabilite cette autre
quel elle s'inscrit. Son objet est appelé à instance qu'elle nomme pudiquement
varier en fonction des conceptions domi- l’« Autre de la Raison », expression par
nantes d'une société en quête de sens. laquelle elle signifie une volonté cher-
chant à réouvrir d'autres instances ra-
À CAUSE DE SON CARACTÈRE tionnelles, occultées par la dimension
SCIENTIFIQUE, LA THÉOLOGIE NE technique de la Raison. Après la « mort
PEUT SE FAIRE AUJOURD’HUI EN de Dieu », nous assistons à la « mort du
DEHORS D’UNE RÉFLEXION SUR Sujet », tant du « Sujet des transcendan-
LE CONTEXTE SOCIAL DANS LE- ces a-historiques (Dieu, l'Être de l'onto-
QUEL ELLE S’INSCRIT théologie) 3 [que] celui des transcendan-
ces immanentes (Raison, État, Histoire,

2
Science, Progrès) »4. Cependant, malgré té8. En fait, la tension entre expérience et
leurs oppositions, la modernité et la raison qui habite depuis des siècles la
postmodernité, se rejoignent dans l'op- théologie semble loin de s'apaiser à l'au-
position qu'elles voient entre la dimen- be de la postmodernité.
sion religieuse et la rationalité. La mo-
dernité reléguait l'expérience religieuse à Pour comprendre en quoi le débat
l'irrationalité; la postmodernité, quant à modernité-postmodernité soulève à nou-
elle, la confine à la seule rationalité es- veau la question du statut de l'expérience
thétique 5 . La rationalité esthétique se religieuse, il faut d'abord savoir quel a
présente comme le pivot critique de la été l'impact de la modernité sur la reli-
modernité, figure inversée de la rationa- gion chrétienne. La modernité, comprise
lité cognitive instrumentale des Lumiè- ici comme révolution industrielle et ré-
res. [...] chez de nombreux philosophes volution démocratique, concrétisa les
postmodernes, la rationalité esthétique idées nées des Lumières des XVIIe et
constitue l'alternative aux apories de la XVIIIe siècles, et produisit une nouvelle
modernité, et c'est son statut d'oubliée culture que l'on peut résumer par le rejet
de la modernité qui lui octroie le droit à des valeurs et des institutions tradition-
la critique. C’est à partir d'elle que nelles au nom de la Raison, principe
pourrait se refaire l'unité perdue de l'ex- émancipateur de l'espèce humaine9. Par
périence, l'unité perdue de la raison et ailleurs, l'entrée dans la modernité se fit
de la pensée. Le but de la revalorisation synonyme de sécularisation; l'autonomi-
de la rationalité esthétique par la philo- sation des différents champs du savoir,
sophie et la théologie consisterait par l'autonomisation de l'individu, la sortie
conséquent à repenser l'unité de l'expé- du paradigme de l'Être et l'entrée dans le
rience et de la raison, rendue impossible paradigme du Sujet firent éclater l'unité
par les paradigmes de la modernité 6 . médiévale du savoir que détenait le
Dans ce contexte, l'expérience religieuse christianisme en Occident. L'individu,
s'assimile à une expérience esthétique, dorénavant émancipé, centré sur lui-
elle se fait le réceptacle d'un sens qui se même (paradigme du sujet), s'adressant à
dévoile, qui se manifeste, tel le sens sa propre raison, n'avait plus recours aux
d'une œuvre d'art. La religion devient solutions traditionnelles pour compren-
ainsi l'« Autre de la Raison »; les énon- dre le monde. De fait, le christianisme,
cés théologiques, maintenant soumis à la sous la pression des catégories séculières
sphère esthétique, n'ont plus le devoir de produites par le procès de rationalisation,
justifier leur prétention à la validité (leur se devait alors de légitimer son discours
vérité) de manière argumentative et dis- à l'intérieur de ces mêmes catégories, et
cursive 7 . En mettant à l'avant-scène la la révolution kantienne instaura pour de
dimension esthétique de la vérité, la pen- bon une critique radicale du pouvoir et
sée postmoderne libère le concept de des limites de la raison humaine indé-
vérité de l'espace normatif qui l'encadrait pendamment de l'expérience. Kant, ré-
jusqu'alors. Plus besoin de vérification duisant les prétentions métaphysiques à
pratique ou cognitive, puisque la vérité la sphère du pratique, leur accordant
(ou la validité) de l'expérience esthétique comme seules assises de légitimité une
(ou de l'expérience religieuse) et des certaine pertinence morale, semblait ôter
énoncés qui en découlent relèvent main- du même coup toute prétention à une
tenant de la sincérité ou de l'authentici- Vérité pouvant expliquer le monde à

3
partir de la religion et réduisit toute pré- voir médiéval. Par le fait même, elle
tention holistique (discours sur le tout) enlève toute prétention de vérité au dis-
qu'auraient pu revendiquer le christia- cours théologique, et lui laisse, comme
nisme et la théologie chrétienne. En fait, seules assises de légitimité, la sphère de
plus on avançait dans la modernité, plus la subjectivité, du privé. La deuxième
le rapport entre la foi et la raison était étape du mouvement de la sécularisation
compris comme un effacement progres- signifie, pour la religion, la perte de la
sif de la religion elle-même et de l'expé- fonction sociale d'intégration désormais
rience religieuse. La rationalisation qui assumée par l'éthique séculière de façon
se caractérisait principalement par le intersubjective. Il y a ainsi disparition
désenchantement du monde (Max We- pure et simple de l'éthique religieuse; le
ber), par la décomposition pure et simple domaine éthique, les prescriptions mora-
des conceptions métaphysico-religieuses les, relevant maintenant du consensus
du monde (qui confondait encore le vrai, social établi par le langage. La troisième
le bien, le beau), conduisit à la différen- étape de la sécularisation provoque la
ciation des sphères de connaissance disparition pure et simple de l'expérience
(théorique, pratique, esthétique), et ren- religieuse et de ses contenus. En faisant
dit de fait impossible toute théorie de la disparaître la fonction sociale de la reli-
connaissance unifiée et, donc, toute inté- gion, les contenus de cette dernière
gration sociale que pouvait tenter d'exer- s'évanouissent 12 . Bref, que l'on soit à
cer jusqu'alors la religion chrétienne. l'aube de la modernité ou à son déclin tel
Plus besoin de se référer à Dieu ni à la que le proclament les théories postmo-
révélation chrétienne pour vivre, pour se dernes, force est de constater que la reli-
comprendre ou pour comprendre le gion se révèle désormais impuissante à
monde. La valorisation du consensus et expliquer le monde. Tout au plus peut-
de l'opinion publique l'emporte sur l'au- elle survivre dans la sphère du privé et
torité de l'Église. L'homme devient auto- de la subjectivité. La modernité sonne le
nome en se libérant de ses tutelles tradi- glas du « royaume théologique ». En fait,
tionnelles. la religion comme système, comme insti-
tution et comme discours, disparaît bel et
Jürgen Habermas rend bien bien avec l'effacement de sa fonction
compte de cette situation en plaçant la sociale et tout discours théologique est
sécularisation au confluent d'un triple relégué soit à l'oubli, soit à l'irrationalité.
processus de transformation de la socié-
té10. Dans un premier temps, la rationali- EN FAIT, PLUS ON AVANÇAIT DANS
sation des images du monde mythique LA MODERNITÉ, PLUS LE RAPPORT
(duquel procède la religion chrétienne) ENTRE LA FOI ET LA RAISON ÉTAIT
provoque l'érosion épistémologique du COMPRIS COMME UN EFFACE-
fondement même de toute conception MENT PROGRESSIF DE LA RELI-
religieuse et métaphysique du monde GION ELLE-MÊME ET DE
(une conception du monde étant ici à L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE
comprendre comme un cadre totalisant
de concepts fondamentaux à l'intérieur
Cependant, certains événements
duquel toute expérience est interprétée,
historiques, comme la Première Guerre
et dont il n'est pas possible au sujet de
mondiale, poussèrent certains penseurs à
s'extraire11) et fait éclater l'unité du sa-
se demander si le rationalisme, poussé à

4
l'extrême tel qu’on l'avait connu, ne religion refait surface. La postmodernité
conduisait pas à la dictature d'une raison proclame haut et fort le rejet de la Rai-
folle qui réifiait l'existence humaine et son en vertu d'un « Autre de la Raison »,
menaçait en fait de la détruire. L'expé- principe non « contaminé » par les effets
rience d'une modernisation dangereuse
pour elle-même mit à l'ordre du jour EN FAISANT DE L’EXPÉRIENCE RE-
certaines orientations de la pensée que LIGIEUSE UNE EXPÉRIENCE ESTHÉ-
l'on peut ranger sous le nom de postmo- TIQUE, ET DONC INDIVIDUELLE, LA
dernité (l'expression postmoderne est ici THÉOLOGIE POSTMODERNE EN-
à comprendre dans le sens que lui a don- FERME ENCORE PLUS RADICALE-
né Jean-François Lyotard, dans La MENT LE RELIGIEUX DANS LA
condition postmoderne, expression qui SPHÈRE DU PRIVÉ
désigne une société et une culture où
pervers de la raison totalitaire. Nombre
« les grands récits légitimateurs ont per-
de théologiens se jetèrent sur ce diagnos-
du toute crédibilité »).
tic et présentèrent la Religion comme cet
« Autre de la Raison » qui pourrait four-
Que l'on conçoive la postmoder-
nir le lieu paradigmatique d'expérience
nité comme la pleine sortie de la moder-
qui permettrait à la théologie de se re-
nité et l'arrivée d'un nouvel âge bénéfi-
penser en fonction de l'expérience in-
que pour l'humanité, ou tout simplement
contournable de la postmodernité. Cette
comme un prolongement de cette mo-
dernière lui permettrait de revenir à une
dernité, une sorte d'hypermodernité, pour
raison unifiée à l'intérieur de laquelle
parler comme Alain Touraine ou Antho-
tout discours a droit à sa « différence » et
ny Giddens, cette dernière, dans sa dé-
où tous les discours sont égaux, puisque
concertante polysémie, se range cepen-
le relativisme est de mise. Cependant, ce
dant volontiers sous la bannière de ce
nouveau règne théologique postmoderne
que je qualifierai de « pleine sortie du
se voit aussi contraint d'abdiquer son
logocentrisme », c'est-à-dire un discrédit
exigence propre (tout comme il dut le
de la notion d'universalité propre aux
faire sous la modernité). En faisant de
Lumières, une accréditation du pluralis-
l'expérience religieuse une expérience
me et du relativisme, un effondrement
esthétique, et donc individuelle, la théo-
des grands récits qui structuraient l'ima-
logie postmoderne enferme encore plus
ginaire occidental, autant d'éléments qui,
radicalement le religieux dans la sphère
en ce qui concerne notre problématique,
du privé. Toute intégration sociale de la
caractérisent « la sortie de la religion ».
part de la religion semble reléguée aux
L'homme s'émancipe maintenant par
oubliettes.
rapport aux religions de la raison moder-
ne elle-même, par rapport aux idéologies
L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE
modernes « où les obligations supérieu-
CONTEMPORAINE
res envers Dieu n'ont fait qu'être transfé-
rées à la sphère humaine profane » 13 .
De ce qui précède, on peut faci-
Singularité, pluralisme, individualisme,
lement comprendre que la modernité et
communauté d'affects, revalorisation de
la postmodernité ont changé pour de bon
la rationalité esthétique, autant d'élé-
le cadre par lequel l'expérience religieu-
ments constitutifs du postmodernisme.
se pouvait s'articuler. Cette dernière se
Et c'est ici que la problématique de la
définit maintenant à l'intérieur des gran-

5
des lignes modernes et postmodernes qui et sociétés modernes qui en est le corol-
délimitent notre horizon culturel et qui laire), afin de pouvoir prendre en comp-
n'ont plus grand-chose à voir avec l'ex- te à frais nouveaux la question des pro-
périence religieuse traditionnelle où l'au- ductions religieuses de la modernité14.
torité de l'Église encadrait toute interpré-
tation de l'expérience croyante. La théo- De l'avis de certains sociologues
logie s'efforce depuis nombre d'années contemporains, la modernité qui procla-
d'intégrer ces changements dans son mait « de droit » l'exclusion du religieux
discours, ses méthodes et sa pratique. sous l'assaut de la sécularisation occi-
dentale s'est avérée incapable de définir
En cette fin de siècle, où le débat convenablement les croyances contem-
modernité-postmodernité semble le slo- poraines15. Les croyances sont d'ailleurs
gan à la mode, tout ce qui touche de près multiples : « il n'y a pas seulement une
ou de loin à la « réalité religieuse » sem- modalité traditionnelle d'être religieux,
ble plus problématique que jamais, que celle que nous ont enseignée les sociétés
ce soit du point de vue de la sociologie d'autrefois qualifiées de chrétienté, il
ou de la théologie. Danièle Hervieu- peut et doit aussi y avoir des modalités
Léger nous dit d'ailleurs que : modernes, voire postmodernes, dont les
sources sont différentes »16.
Il y a vingt-cinq ans, lorsqu’on
entreprenait de s'initier à la sociologie Bref, les transformations reli-
religieuse, les choses étaient relative- gieuses chez les Québécois sont au dia-
ment simples. Il s'agissait pour l'essen- pason des changements sociaux et cultu-
tiel d'entrer dans l'analyse de la perte rels qui ont traversé la civilisation occi-
contemporaine de la religion. [...] Vingt dentale. La sécularisation quasi instanta-
ans plus tard, le paysage de la recherche née qui a eu lieu après la Révolution
apparaît étonnamment modifié [...]: d'un tranquille, l'effondrement de la pratique
côté, les institutions religieuses conti- religieuse coutumière et le pluralisme
nuent de perdre leur capacité sociale et religieux ont changé du tout au tout le
culturelle d'imposition et de régulation panorama religieux du Québec et inté-
des croyances et des pratiques et le phé- ressent de très près l'enseignement uni-
nomène du «bricolage croyant» n 'épar- versitaire de la théologie. Certes, comme
gne même pas les plus zélés de leurs le souligne Raymond Lemieux, les Qué-
fidèles; d'un autre côté, la croyance pro- bécois n'emploient pas les mots moder-
lifère, réemployant librement sous des nes et postmodernes pour souligner les
formes syncrétiques souvent inattendues changements qui s'effectuent dans leur
les ressources symboliques offertes par horizon de « croyants », mais on peut
les grandes traditions religieuses [...]. très bien voir les structures modernes et
Le paradoxe religieux de la modernité postmodernes à l'action dans la produc-
dérive non de l'échec de cette modernité, tion de leur identité et de leur sociabili-
mais des contradictions structurelles que té17. C'est à travers les histoires de vie,
le déploiement de celle-ci ne cesse de les récits individuels qui prolifèrent à la
susciter. Il fallait donc rompre avec le suite de l’effondrement des grands récits
paradigme de l'incompatibilité entre légitimateurs, tel le récit chrétien en par-
religion et modernité (et avec l'opposi- ticulier, que l'on peut observer les multi-
tion stricte entre sociétés traditionnelles ples changements intervenus chez la

6
clientèle qui frappe aujourd'hui aux por- derne. Constamment en quête de sens, ils
tes de la Faculté de théologie. Une en- ne trouvent pourtant pas de réponses
quête maison qui a été menée par la Fa- vraiment satisfaisantes dans le discours
culté de théologie de l'Université Laval théologique que leur propose leur Fa-
en 1982 auprès de ses étudiants et ses
étudiantes, qui révélait déjà l'importance EN FAIT, TOUT SE PASSE
du développement personnel dans leur COMME SI LA RELIGION AU
motivation à entreprendre des études en QUÉBEC AVAIT MIGRÉ DU
théologie18, montre bien que les désirs de DOMAINE DE L’INSTITUTION À
ces derniers sont portés par les structures CELUI DE L’EXPÉRIENCE
modernes et postmodernes d'articulation culté et relativisent chacune des réponses
du sens : quête de sens, autonomie, utili- qui leur sont offertes. Il en résulte un
té (« je crois cela parce que cela m'est effritement des discours théologiques
utile »), croissance personnelle; telles traditionnels qui favorise la prolifération
sont les motivations qui conduisent les de « petits récits » multiples et infini-
universitaires à venir étudier en théolo- ment variés d'une clientèle en quête de
gie. L'expérience individuelle apparaît sens qui ne peut se contenter d'un
nécessairement ici comme la clef de « sens » donné d'avance. « La théologie,
voûte de la motivation : comme acte de langage situé dans cette
fin de siècle, remarque Anne Fortin-
Dans le développement des pra- Melkevik, se situe donc d’emblée au
tiques techniques et la valorisation des confluent de la construction argumenta-
performances individuelles, les grands tive de l'identité sociale et de la cons-
récits, les mythes, les traditions qui mo- truction narrative de l’identité religieu-
bilisaient autrefois la conscience com- se »20. Et Raymond Lemieux va dans le
mune se sont effrités. Cet affaissement même sens lorsqu'il note:
des « grands récitatifs », dont Jean-
François Lyotard (1979) fait une carac- Si l'expérience majeure du sujet
téristique de l'accès à la postmodernité, est celle de l'insatisfaction, le laissant en
laisse l'individu seul avec lui-même, sans quête de lui-même dans un interminable
repère dans une culture qui ne lui offre procès d'institutionnalisation, c’est bien
pas de signifiants communs incontesta- que la culture ne peut plus présenter
bles19. d'adéquation entre ses structures collec-
tives et ses appropriations individuelles.
En fait, tout se passe comme si la La rupture est consommée entre l'imagi-
religion au Québec avait migré du do- naire collectif et l'imaginaire personnel.
maine de l'institution à celui de l'expé- Le premier, éclaté, est diffusé en bribes
rience. L'autonomie, trait fondamental de par les institutions traditionnelles et les
la modernité, revient constamment dans mass-media; le second, impuissant, est
tous les discours. En même temps, on incapable de se donner cohérence et
sent chez les étudiants de la Faculté de stabilité définitive. La subjectivité exa-
théologie un certain dépassement de cet- cerbée se manifeste dans un incessant
te référence moderne : un certain relati- voyage de l'un à l'autre. De l'individu à
visme, un «désenchantement », un désir la collectivité, du vécu à l'institution, on
de retour à des rationalités autres que le est donc en présence d'un vide sémanti-
totalitarisme technique de la raison mo- que, d'un véritable espace de non-sens

7
que tente sans cesse de combler la se confrontant à la modernité et à la
croyance21. postmodernité de diverses façons. Cer-
tains théologiens ont adopté les catégo-
À cheval entre la modernité et la ries de la modernité, tentant de reformu-
postmodernité, la clientèle de la Faculté ler leur foi en rapport avec les cosmolo-
de théologie rejette la dimension instru- gies scientifiques. D'autres ont politisé
mentale du grand récit de la Raison mo- leurs discours et ont développé une théo-
derne et y oppose un récit individuel, logie morale ou une éthique politique et
centré sur le vécu, l'expérience. Sans sociale; d'autres encore ont sécularisé
refuser d'emblée la structure normative leurs discours, tentant de faire le lien
(l'Autorité) des grands récits religieux, entre la culture moderne et la théologie,
cette clientèle ne l'aborde plus du tout de en réfléchissant sur les conditions de
façon traditionnelle. La théologie doit possibilité de l'acte théologique qui de-
s'adapter. vait répondre à des demandes de sens de
plus en plus précises, qu'elles soient
Dans ce contexte, il est certes lé- d'ordre spirituel, social, politique ou au-
gitime de se demander comment la théo- tres. D'autres, enfin, ont tenté d'accéder à
logie, qui se conçoit depuis des siècles une vue d'ensemble de la théologie, ten-
comme « savoir » à transmettre, peut tant de définir une théologie propre, une,
répondre aux narrations individuelles qui autonome, qui intégrerait la rationalité
prolifèrent à un tel point que tout dis- différenciée qui prévaut depuis Kant.
cours pour être entendu doit satisfaire
une multitude d'individus et de récits? La Quoi qu'il en soit, tout se passe
théologie peut-elle répondre à tous ces de façon déchirante pour la théologie.
désirs sans se transformer elle-même Encore en train de réagir aux cadres con-
profondément? Se contente-t-elle de ceptuels de la modernité, qui proclamait
réagir sans pouvoir, dans le pluralisme l'impossibilité de droit de la religion, et
actuel, inscrire vraiment la tradition non seulement de fait, et tentant d'enfan-
qu'elle a élaborée au fil des siècles? ter de façon douloureuse un nouveau
Qu'est-ce qui peut constituer la vérité rapport foi-raison, la théologie se voit
d'un énoncé théologique dans le plura- aujourd'hui confrontée aux logiques
lisme contemporain 22 ? La théologie postmodernes qui, rejetant cette moder-
peut-elle jouer sur tous les fronts : se nité, réduisent l'expérience religieuse à
légitimer à l'égard de la modernité, s'ar- l'expérience esthétique. Il semble en ef-
ticuler dans le pluralisme postmoderne, fet que la théologie puisse se com-
répondre aux narrations individuelles et prendre beaucoup plus facilement en
garder, à l'intérieur de tout cela, son ca- dehors des paradigmes de la modernité.
ractère propre? Cela la pousse parfois à retourner en
arrière à la recherche du paradigme per-
En fait, dans sa confrontation à la du. Le discours théologique est ainsi
modernité et plus récemment, à la post- traversé de part en part par une multitude
modernité, la théologie a pris de multi- de paradigmes qui découlent en fait de
ples visages (et quelques masques?). Elle l'éclatement culturel contemporain. Dans
a déployé une pluralité de méthodes pour tous les cas, ce qui se joue, c'est la capa-
se comprendre elle-même dans la tour- cité pour la théologie de comprendre
mente épistémologique, les théologiens l'humain, le monde, la vie, et de faire

8
sens pour des individus de plus en plus « vide sémantique » qui est le propre de
autonomes. La théologie doit assumer le l'objet religieux dans la culture contem-
défi épistémologique contemporain qui poraine. Elle n'arrive plus à répondre aux
devient sien lorsque l'on se demande à désirs multiples. On le sent, la théologie
quelle condition penser la religion au- ressemble plutôt aujourd'hui à un colosse
jourd'hui? Quelles ont été ou seront les aux pieds d'argile balayé par les vents
conséquences d'une trop grande assimi- contraires de la modernité et de la post-
lation de la religion à la modernité? modernité.
Quelles seront les conséquences et les
apories en théologie d'une esthétisation
de la religion? À cela, je n'ai pas de ré-
ponses. Aux confluents de la modernité Guylaine DESCHAMPS
et de la postmodernité, la théologie n'ar- Deuxième cycle,
rive pas à cerner de façon satisfaisante le Théologie, Université Laval

1 Voir Dictionnaire de théologie fondamentale (sous la direction de René Latourelle et Rino Fisichella),
Montréal, Éditions Bellarmin; Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 1326.

2 Voir FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Pour une théorie rationnelle de l’herméneutique en théologie »,


Thèse de doctorat, Sorbonne (Paris IV), avril 1991, pp. 113 et 121; et LADRIÈRE, Jean, L’articulation du
sens. II : les langages de la foi, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cogitation Fidei », 1984.

3 Le terme ontothéologie réfère ici à une certaine ontologie classique (soit une partie de la métaphysique
qui s’applique à l’être en tant qu’être, indépendamment de ses déterminations particulières) infléchie en un
sens théologique où l’être est identifié à Dieu.

4 LACELLE, Élizabeth J., « Introduction : Postmodernité/Postmodernisme », Studies in religion/Sciences


Religieuses, XXII, 1994, p. 407.

5 Voir FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Pour une théorie rationnelle de l’herméneutique en théologie », op.
cit., p. 79.

6 FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Relecture du rapport théologie/philosophie : le statut du paradigme es-


thétique dans la théologie postmoderne », Studies in Religion/Sciences Religieuses, XXII, 1992, pp. 381-
382.

7 Voir FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Le statut de la religion dans la modernité selon David Tracy et
Jürgen Habermas », Studies in Religion/Sciences Religieuses, XXII, 1994, p. 455.

8 Idem, pp. 422-423.

9 Voir BAUM, Gregory, « La modernité. Perspectives sociologiques », Concilium, 244, 1992, p. 15; Voir
aussi GEFFRÉ, Claude et Jean-Pierre JOSSUA, « Éditorial. Pour une interprétation théologique de la mo-
dernité », Concilium, 244, 1992, p. 7.

10 Je me réfèrerai ici à HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, tome I, rationalité de


l’agir et rationalisation de la société, « L’espace du politique », Paris, fayard, 1987, pp. 200-275.

11 Idem, p. 74.

12 Voir FORTIN-MELKEVIK, Anne, « L’exclusion réciproque de la modernité et de la religion chez des


penseurs contemporains : Jürgen Habermas et Marcel Gauchet », Concilium, 244, 1992, pp. 80-81.

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13 LACELLE, Élizabeth J., op. cit., pp. 399-400.

14 HERVIEU-LÉGER, Danièle, « Religion, objet perdu et reconstruit : un parcours de recherche », dans


MÉNARD, Guy, Construire l’objet religieux, « Religiologique », 9, Montréal, Université du Québec à
Montréal, 1994, pp. 31-34.

15 Je me réfère ici à MÉNARD, Guy, Construire l’objet religieux; voir aussi Les croyances des Québé-
cois : esquisses pour une approche empirique (sous la direction de Raymond Lemieux et Micheline Milot),
« Cahier de recherches en sciences de la religion », no 11, Québec, Groupe de recherche en science de la
religion Université Laval, 1992, 383 p.

16 LEMIEUX, Raymond, « Les croyances : nébuleuses ou univers organisé? », Les croyances des Québé-
cois, op, cit., p. 34.

17 Voir LEMIEUX, Raymond, « Histoires de vie et postmodernité religieuses », Les croyances des Québé-
cois, op. cit., pp. 190-191.

18 Voir FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Théologie, Université et espaces publics. Quelle théologie pour
une culture? », Théologiques, vol. 2/1, 1994, pp. 133-134.

19 LEMIEUX, Raymond, « Les croyances : nébuleuses ou univers organisé? », op.cit., p. 24.

20 FORTIN-MELKEVIK, Anne, « théologie, université et espaces publics… », op. cit., p. 132.

21 LEMIEUX, Raymond, « Histoires de vie et postmodernité religieuses », op. cit., p. 223.

22 Cf. FORTIN-MELKEVIK, Anne, « Vérité et pluralisme chez David Tracy. Comment fonder la vérité
d’une interprétation en théologie dans le contexte d’une société pluraliste? », dans Pluralisme culturel et foi
chrétienne. Actes du Congrès de la Société canadienne de théologie (sous la direction de Camil Ménard et
Florent Villeneuve), « Héritage et projet », 50, Montréal, Fides, 1993, pp. 107-123.

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