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Revue française d'histoire d'outre-

mer

Les comptoirs fortifiés de la Côte d'Ivoire (1843-1871)


Paul Atger

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Atger Paul. Les comptoirs fortifiés de la Côte d'Ivoire (1843-1871). In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 47, n°168-
169, troisième et quatrième trimestres 1960. pp. 427-474;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.1960.1326

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1960_num_47_168_1326

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LES COMPTOIRS FORTIFIES

DE LA COTE D'IVOIRE

(1843-1871)

îlesAprès
qui avaient
le retour
faitàd'elle
la France
au xvme
en siècle
1814 deunequelques-unes
des grandes des
coloniales, ses intérêts commerciaux en Afrique
se limitaient à Saint-Louis et à Gorée. Saint-Louis,
petite ville insulaire dans l'estuaire du Sénégal, était entrepôt
de la gomme. Gorée, îlot rocheux au sud du Cap Vert, était
celui de l'arachide, de l'ivoire, du poivre et des peaux que
les marchands allaient chercher jusqu'à la rivière de Sierra
Leone. C'était aussi le siège du gouverneur du Sénégal. Un peu
plus tard ce devait être le point d'attache de la station navale
des Côtes occidentales d'Afrique, chargée de poursuivre les
négriers. Rares étaient les navires de commerce français qui
s'aventuraient au-delà de Sierra Leone, rares aussi les
de la station dans le golfe de Guinée.
En 1838 le ministre de la Marine, poussé par Victor Calvé,
directeur de la Compagnie de Galam, par la Chambre de
de Bordeaux et par un officier de marine qui s'intéressait
vivement aux questions commerciales — Bouët-Willaumez 1 —
entreprit d'étendre le commerce français sur les rivages du
golfe. Le 31 octobre, l'amiral Montagnes de la Roque, chef
de la station, remettait au lieutenant de vaisseau Bouët,
commandant la canonnière-brick la Malouine, des instructions
pour une mission de six mois. Il devait explorer le littoral
depuis Galinas jusqu'au cap Lopez, rechercher les bases des
négriers, leur faire la chasse, étudier surtout les possibilités
1. Edouard Bouët, fils adoptif de l'amiral Willaumez, prit le nom de
Bouët-Willaumez lorsqu'il devint lui-même amiral.
— 428 —

de substituer à la traite un commerce normal. Une place était


réservée à bord de la Malouine au capitaine au long cours
Broquant chargé par la Chambre de commerce de Bordeaux
d'une enquête économique : voir quelles denrées tropicales
pourraient être achetées aux différents points de la Côte ;
quelles marchandises européennes étaient le plus demandées
en échange ; étudier les usages commerciaux ; repérer les lieux
propices à l'établissement de comptoirs fortifiés. Bouët
conclure des traités avec les chefs locaux.
La Malouine mit à la voile le 9 novembre 1838 et revint
à Gorée au début de mai suivant. Elle avait jeté l'ancre devant
tous les rivages où des Européens venaient faire du troc et
devant tous les forts — danois, hollandais, espagnols, portugais
ou anglais, occupés ou abandonnés — - qui avaient été édifiés
au temps de la traite. Une commission commerciale de cinq
membres avait été constituée à bord mais dont le mal de
mer avait réduit beaucoup l'activité. Elle avait pu néanmoins
faire des relevés hydrographiques et topographiques et recueillir
auprès des Africains et des trafiquants européens des
des marchandises troquées. La richesse ou la pauvreté
de chaque secteur côtier avait été observée, de même les poids,
mesures et monnaies. Bouët avait signé deux traités d'amitié
avec les frères Blackvill de Garroway 1 et avec le roi Denis
du Gabon, qui consentaient à céder à la France les terrains
nécessaires à des installations militaires et commerciales.
Bouët et Broquant consignèrent chacun dans leur rapport
leurs observations 2. Seule une photocopie de celui de Bouët
est consultable aux Archives d'Abidjan. Le nombre et le pavillon
des navires européens et américains qu'il avait rencontrés, la
description de leur cargaison dont il avait eu soin de se faire
remettre des échantillons était une première vue générale.
Les noms des peuples visités, les détails des tatouages qui
permettaient de les distinguer, des appréciations sur leur
leur activité, leur richesse ou leur misère, étaient une
autre vue. Il calculait les quantités et précisait les qualités
des produits qu'ils pouvaient offrir, les marchandises qu'ils
demandaient en échange et leur provenance, américaine, alle-

1. Au Cap des Palmes en Libéria, près de l'embouchure du Cavally.


2. Archives Nationales, section Outre-Mer, Sénégal III, 5 b.
— 429 —

mande, hollandaise ou anglaise, rarement française. Mais bien


qu'il s'intéressât particulièrement aux questions commerciales
et qu'il eût poussé le ministère à entreprendre cette
il présentait ses conclusions sous une forme un peu
dubitative.
Le commerce des esclaves disparaîtrait si les nations
s'entendaient pour confier à leur marine de guerre
des opérations combinées de police sur l'ensemble du littoral
et si les commerçants demandaient aux Africains les produits
de leur sol. L'abolition de la traite devait entraîner le
de l'agriculture. Bouët citait en exemple « la partie
du littoral comprise entre le cap des Palmes et celui des Trois
Pointes, jadis côte exclusive de l'ivoire dont elle avait pris
le nom [qui] s'était trouvée produire rapidement et à la demande
des traitants, quantité de camwood x et d'huile de palme,
richesses dont naguère encore elle ignorait l'existence dans son
propre sein ».
Le commerce licite pouvait se développer et la France qui
n'envoyait pas même une douzaine de navires chaque année
au golfe de Guinée, pouvait y prendre la première place si
elle tirait la leçon des expériences faites par les Hollandais,
les Danois et les Anglais : la libre concurrence était « un
destructeur de tout gain considérable ». Elle empêchait
la création de courants commerciaux nouveaux. Quelle que
fût leur nationalité, les marchands cherchaient moins à ouvrir
des marchés qu'à attirer la clientèle traditionnelle de leurs
concurrents. Ils ne cherchaient pas davantage à créer des
débouchés pour l'industrie de leur patrie. Tous achetaient les
marchandises de troc là où elles étaient au meilleur compte :
le tabac venait d'Amérique, les alcools de Hollande ou
les tissus, les armes et la poudre d'Angleterre. De
France seulement quelques articles de verroterie et des

De même que l'association des marines européennes devait


faire disparaître la traite, de même l'association des
et du gouvernement assurerait le succès du commerce
français, et donc élargirait les débouchés de l'industrie
Une seule société par actions, au capital de plusieurs

1. Bois de teinture rouge.


revue d'histoire d'octre-mer 29
— 430 —

millions, tiendrait « le commerce de troc sur toute l'Afrique


occidentale ». Elle établirait aux points les plus avantageux
des factoreries qui auraient chacune un ou deux caboteurs
pour exploiter les environs. Elle posséderait « bon nombre
de navires » partant de France, qui ravitailleraient les
et « feraient une cueillette générale tout le long de la
côte ». Ainsi pas de vaine concurrence. Les commandes annuelles
aux industriels français seraient assez importantes pour les
encourager à se spécialiser dans la production de marchandises
conformes aux goûts africains imitées des échantillons que
Bouët rapportait. La station navale lancerait « ses bâtiments
de guerre en avant-garde pour asseoir le système des
et prêterait à la compagnie « quelques canons et quelques
soldats noirs ».
Pour commencer l'expérience, Bouët conseillait d'établir des
comptoirs fortifiés en trois endroits : à Garroway où la marine
se ravitaillerait facilement en eau, à Assinie où avait existé
un poste français et au Gabon dont la rade était comparable
à celle de Brest.
« Sans ces mesures, d'une exécution difficile mais non
peut-être la France est condamnée longtemps encore
à jouer le rôle de vivandière de l'Afrique et ses rares vaisseaux
doivent continuer à s'y montrer les porte-faix des
anglaises et américaines. » Telle était la conclusion de
Bouët. Si le ministre adoptait ces vues, il conviendrait que
ce fût dans leur ensemble.

I. — La Fondation. Le milieu physique et humain.

C'est quatre ans seulement après l'exploration de la Malouine


que le ministre de la Marine et des Colonies décida de
des garnisons et de construire des fortifications en trois
points du littoral africain : Garroway, Assinie et le Gabon.
En 1839 les rapports de Bouët et de Broquant l avaient été
transmis pour avis aux Chambres de commerce des pnn-

1. Les rapports de Bouët et de Broquant portent le même titre :


Esquisse commerciale de la Côte d'Afrique depuis Galinas jusqu'au Gabon.
Arch. Nat., section O.-M., Sénégal III, 5 b.
— 431 —

cipaux ports. Seule celle de Rouen fit savoir que l'industrie


textile normande pouvait fournir à des prix avantageux, des
tissus semblables aux échantillons présentés a.
Seule la Chambre de commerce de Bordeaux 2 proposa la
formation d'une association commerciale privilégiée qui
pavillon français avec une marque distinctive. Elle
la concession gratuite de terrains et de bâtiments à Gorée
ainsi qu'à Garroway, à Grand-Bassam et au Gabon où elle
serait seule autorisée à faire du commerce à terre, le troc sur
rade restant libre. Toutes les autres Chambres de commerce
prétendirent soit que Bouët faisait preuve d'un optimisme
exagéré, soit que l'huile de palme, principal produit de traite
sur les rivages du golfe de Guinée, ne trouverait pas d'acheteurs
en France, soit que l'industrie française ne pourrait pas livrer
les marchandises de troc désirables aux prix indiqués. Le
directeur des Colonies, Filleau Saint-Hilaire, serait volontiers
entré dans les vues de Bordeaux si les autres Chambres de
commerce n'avaient pas élevé des protestations véhémentes
contre les atteintes projetées au régime de la libre concurrence 3.
Au début de l'année 1842, l'affaire semblait classée sans
suite pratique ait été donnée à l'exploration de la Malouine.
Entre temps Bouët lui-même avait été promu au grade de
capitaine de corvette et placé au commandement de la station
navale. A ce titre il avait pu envoyer une seconde fois la
Malouine, commandée par le lieutenant de vaisseau Fleuriot
de Langle et deux autres canonnières Y Aigle et V Alouette, en
croisière dans le golfe de Guinée. Fleuriot de Langle avait
conclu avec le roi Peter et les chefs de Grand-Bassam un traité
qui concédait des terrains à bâtir à la France 4. Bouët-Willaumez
ne désespérait pas de conduire le gouvernement à créer les points
d'appui qui lui semblaient indispensables à la flotte et au
français.

Politique
ch.1. ii,Arch.
à paraître.
et Nat.,
commerce
Section
dansO.-M.,
le golfe
Sénégal
de Guinée
III, 5 deb, 1838
cité par
à 1871,
B. Schnapper,
lre partie,

2. Arch. Nat,, Section O.-M., Sénégal XIII, 13 a.


3. Id.
4. Archives de l'A.O.F. (à Dakar), 5932, Recueil des traités relatifs
à la Côte d'Ivoire. Ils ont été publiés par Amon d'Aby, La Côte d'Ivoire
dans la cité africaine, Paris, 1951, in-8°, p. 173 à 177. (On citera désormais
les archives de l'A.O.F. sous le sigle : A.O.F.).
— 432 —

Assez brusquement, par ordonnance du 29 décembre 1842 1,


sans même consulter les Chambres alors en vacances, le roi
Louis-Philippe accorda 150.000 francs de crédits
pour la construction de trois forts provisoires à Garroway,
à Assinie et au Gabon. Les raisons de cette décision précipitée
n'étaient plus commerciales mais politiques : l'Angleterre qui
avait cédé plusieurs de ses forts de la Côte d'Or à une société
commerciale privée venait de les lui reprendre et procédait
à leur réfection. Il ne fallait pas que la France se laissât
par les entreprises britanniques. Le matériel nécessaire
à l'édification des forts fut préparé par les arsenaux de Brest
et de Toulon 2 pour que seuls des travaux de terrassement
et d'assemblage fussent nécessaires sur place. Chaque fortin
devait se réduire à une enceinte de troncs et de fascines munie
de redoutes d'angle pour une petite pièce d'artillerie, entourant
un blockhaus en bois et quatre baraques en planches dont trois
serviraient de cantonnement aux vingt-cinq hommes de la
garnison et une d'entrepôt commercial.
Pendant que ces préparatifs matériels étaient conduits à
bonne fin en France, la Malouine partait une nouvelle fois
pour le golfe de Guinée (23 mai 1843) emportant le lieutenant
Parent, directeur du génie du Sénégal qui était chargé de
choisir l'emplacement des blockhaus et d'élaborer des
en vue de leur installation.
Celle-ci a fait l'objet de plusieurs récits imprimés qu'il serait
superflu de répéter ici 3. On rappellera seulement que Fleuriot
de Langle, qui commandait l'expédition, conclut un traité le
3 juillet 1843 4 avec le roi d' Assinie, Attacla, et que le fort
qui fut inauguré à cet endroit le 29 juillet prit le nom de Fort
Joinville. On rappellera aussi qu'alarmé par une menace
anglaise sur Assinie, Bouët-Willaumez détourna sur Grand-
Bassam l'expédition prévue pour Garroway et que le fort qui

1. Annales maritimes, Revue coloniale, 1843. T. Ier, p. 567, cité par


B. ScHNAPPER.
2. P. Masson, Marseille et l'expansion coloniale de la France ; essai
d'histoire coloniale, Marseille, 1906, in-8°, p. 347 et suivantes.
3. Fondation d'Assinie : Revue coloniale, 1843, t. Ier, pp. 320-333 ;
fondation de Grand-Bassam, id., 1844, II, 326-335 ; L* Hecquard, Voyages
sur la Côte et à l'intérieur de l'Afrique occidentale, Paris, 1853, in-8° ;
F. J. Clozel, Dix ans à la Côte d'Ivoire, Paris, 1906, in-8°.
4. A.O.F., 5 G 32.
— 433 —

y fut bâti du 17 août au 28 septembre, prit le nom de Fort


Nemours. On remarquera enfin que le moment choisi était
le pire de l'année, celui des pluies et des fortes barres, ce qui
explique la perte d'une partie du matériel et la mort de quatre
matelots. Il s'agissait à tout prix d'aller plus vite que les Anglais.
La même erreur devait être répétée pour la même raison en 1887
quand Treich-Laplène fut envoyé en exploration en forêt en
pleine saison des pluies.
L'exploration de la Malouine en 1838 et 1839 avait eu un
double aspect politique et commercial. L'installation des forts
en 1843 avait été dictée par des impératifs politiques mais les
conditions physiques et humaines n'avaient donné lieu à aucune
enquête. Sachant qu'elles allaient exercer une influence
sur la vie des comptoirs, le ministre de la Marine
et des Colonies s'était contenté de choisir Grand-Bassam et
Assinie à titre d'expérience x et c'est une des raisons pour
lesquelles il avait décidé la fabrication de maisons démontables
et éventuellement déménageables.
Mais le provisoire devint vite définitif. Les forts français
n'eurent rien de comparable avec ceux qu'avaient construits
les Hollandais, les Danois et les Anglais à El Mina, Christian-
borg ou Cape Coast. La courtine épaisse et blanchie à la chaux
de ces derniers, leurs salles voûtées, leurs ponts levis, leurs
canons alignés par dizaines dans toutes les directions
le respect. Ils étaient aussi luxueusement meublés et
même les domestiques de leurs gouverneurs jouissaient, dans
les annexes solidement bâties, d'un confort que ne connurent
jamais les commandants particuliers français. C'est mal installés
dans de simples baraquements prétentieusement appelés «
modèles » 2, vulnérables au feu et proie des termites, que
les commandants français apprirent à connaître les rigueurs
du climat, les divisions ethniques et l'anarchie politique de
la Côte d'Ivoire.
A ce propos, une précision s'impose ici. En 1839 Bouët
appelait « Côte d'Ivoire » toute la fraction du littoral située

1. Archives d'Abidjan, III, 8, 80. Le ministre de la Marine au


du Sénégal, 22 décembre 1843. (Désormais les archives de la Côte
d'Ivoire à Abidjan seront désignées sous l'indicatif d'Abidjan.)
2. Abidjan, III, 8, 80. Accusé de réception, non daté, de ces « maisons
modèles ».
— 434 —

entre le cap des Palmes et Assinie, qui correspond à peu de


chose près aux rivages de la République de la Côte d'Ivoire
actuelle ; puis pendant de longues années cette expression ne
fut plus guère utilisée : Grand-Bassam et Assinie portèrent le
nom d' « Établissements français de la Côte d'Or ». A partir
de Petit-Bassam commençait la Côte des Jack-Jacks, suivie
de la Côte des Lahous puis de la Côte des Krous. Aucune
ne s'appliquait à l'ensemble du littoral sur lequel voulait
s'exercer l'influence française. En 1893 seulement, pour
de la colonie britannique de Gold Coast le territoire
dévolu à son administration, le gouverneur Binger décida de
revenir à la terminologie de Bouët. On continuera à employer
ici l'expression « Côte d'Ivoire » chaque fois qu'il sera
de parler de l'ensemble du rivage de l'embouchure
de Cavally à l'Apollonie, réservant à la région de Grand-Bassam
et d' Assinie la dénomination de « Côte d'Or ».

La Nature.
Les difficultés les plus frappantes que rencontrèrent les
Français installés à Grand-Bassam et à Assinie leur furent
opposées par la nature. Elles subsistent aujourd'hui mais
l'expérience acquise et les progrès réalisés les rendent moins
redoutables qu'elles ne l'étaient à l'époque de la navigation
à voile et de la médecine empirique. Les fonctionnaires, les
commerçants et les soldats qui vécurent en Côte d'Ivoire peu
après 1843 eurent tout à apprendre des caprices de la barre et
des cours d'eau, des « mystères » de la forêt et des causes
du paludisme, de la dysenterie, ou de la fièvre jaune. Ils
beaucoup d'erreurs qu'ils payèrent chèrement.
Le rivage de la Côte d'Ivoire a deux aspects différents. De
l'embouchure du Cavally à Fresco, il est élevé, rocheux et
découpé ; il présente une succession de récifs et de criques au
fond desquelles on trouve parfois une petite plage ; au delà
de Fresco il devient bas et rectiligne. C'est un simple cordon
littoral maintenu en place par un réseau de plantes rampantes
poussant à l'ombre des cocotiers, qui sépare la mer des grandes
lagunes.
L'accès au rivage et la pénétration dans les rivières sont
partout difficiles. De grosses vagues déferlantes, connues sous
— 435 —

le nom de barre 1 dont la hauteur varie avec les saisons et atteint


son maximum (six à huit mètres) de juillet à septembre, se
forment au large et viennent se briser sur le rivage avec fracas.
Ce phénomène compliquait les opérations commerciales.
continuelle des voiliers sur la houle rendait toujours
difficiles le chargement et le déchargement en mer : ils n'étaient
possibles qu'un jour sur trois en saison humide et deux jours
sur trois en saison sèche 2.
Les hauts fonds de sable qui obstruent parfois l'embouchure
des rivières empêchaient l'aménagement de ports d'estuaire.
Seuls les vapeurs à fond plat et à faible tirant d'eau pouvaient
franchir l'obstacle sans danger 2. Encore convenait-il d'opérer
un sondage avant chaque passage car les chenaux navigables
sont déplacés de jour en jour par Faction combinée du courant
fluvial et de la marée. La faiblesse des vents dans les zones
des calmes équatoriaux empêchait généralement les voiliers
de triompher de la force du courant fluvial à la montée ; à la
sortie, au contraire; ils étaient emportés vers les bancs de sable
où ils s'échouaient.
Ce n'est pas tout. Les tempêtes ou tornades sont fréquentes.
Si les grands vents du large assez forts pour rejeter un navire
sur la crête sont rares et si à quelques centaines de mètres du
rivage les capitaines se sentaient toujours en sécurité, les
violentes et de courte durée, sont très dangereuses
pour les piroguiers qui s'aventurent en mer. Un simple coup
de vent compromettait toujours les opérations commerciales.
Il existe quatre grandes lagunes sur le littoral de la Côte
d'Ivoire, mais Bouët ne le savait pas. Il fallut attendre les
explorations du lieutenant Hecquard et de Gournet 4 en 1850
pour constater que la rivière de Grand-Bassam et la rivière
à'Assinie n'étaient pas des estuaires. Les quatre lagunes
à l'origine un seul vaste lac. Mais les alluvions déversées
pendant des siècles par le Rio Fresco, le Bandama et la Comoé
(ou Akba) ont fini par combler certaines parties isolant les
1. On trouve de nombreuses descriptions et des tentatives
de la barre dans Abidjan, III, 1. Rapports de Thévenard (1847),
de Monléon (1854) et de Souriau (1862).
2. Abidjan, photocopie du rapport de Monléon, 20 septembre 1854.
3. Id.
4. Arch. Nat., Section O.-M., Sénégal, XIII, 14 c, 3. — Rapports
de Gourmet, cités par B. Schnapper et L* Hecquard, Voyages.
— 436 —

lagunes actuelles l'une de l'autre. Celle de Fresco est presque


totalement obstruée. Celle de Lahou, longue de soixante
large de douze kilomètres, est partagée en deux bras
parallèles par l'île Brignan. Le Bandama, descendu des pays
baoulé et sénoufo, y déverse ses eaux et la fait communiquer
avec l'Océan à proximité de l'îlot rocheux de Lozoua. La lagune
Ebrié serait une véritable mer intérieure si les eaux, souvent
agitées, n'étaient douces ou à peine saumâtres. Elle a cent
quinze kilomètres de long et sa largeur varie de quelques
centaines de mètres à sept ou huit kilomètres. Sa côte
très découpée présente une succession de criques et
de baies qui rappellent tantôt une calanque provençale tantôt
l'estuaire de la Gironde. La plus longue de ces baies, étranglée
en son milieu, remonte à quarante kilomètres vers le nord : c'est
la double lagune d'Aghien et de Potou. Enfin c'est dans l'Ebrié.
à proximité de Grand-Bassam, que se déverse la Comoé (ou
Akba). La dernière lagune a, elle aussi, deux bras : celui qui est
parallèle à la côte et dans lequel se déverse la Tanoé s'appelle
la lagune Tendo ; celui qui remonte vers le nord et dans lequel
aboutit la Bia s'appelle la lagune Aby. Les quatre lagunes
sont navigables par les bateaux calant d'1 mètre à 1 m. 20
au plus. En choisissant sans le savoir le débouché de deux d'entre
elles sur la mer pour y édifier les comptoirs français, Bouët
avait fait preuve de beaucoup d'intuition. Pendant de longues
années, les ambitions des commerçants français devaient se
borner à rechercher la clientèle de tous les riverains des
lagunes.
Les bateaux qui parcouraient les lagunes pouvaient
remonter les cours des fleuves sur quelques lieues. La
plupart tarissent en saison sèche et sont difficilement
en saison humide. Ce sont des fleuves côtiers. Leur lit
étroit, incertain, encombré de roseaux et de raphia, est
barré par le tronc d'un gros arbre écroulé qui a entraîné
dans sa chute un enchevêtrement de branches et de lianes.
Les autres, en particulier l'Akba et le Bandama, ne tarissent
jamais et sont navigables en toute saison. Ils sont néanmoins
de mauvaises voies d'accès vers l'intérieur du continent.
A quelques dizaines de kilomètres de la côte ils se resserrent
en gorges étroites et dévalent la bordure du plateau africain
par des rapides. Ceux de la Comoé qui furent reconnus par le
— 437 —

lieutenant Hecquard x sont à Alépé, à 28 kilomètres de la mer ;


jusqu'en 1887 aucun commerçant français ne s'aventura au delà.
Ceux du Bandama, au sud de Tiassalé, à Broubrou, restèrent
inaccessibles aux Français jusqu'en 1894. Les commandants
des forts et les amiraux de la Station puis de la Division navale
ont beaucoup parlé de ces fleuves, mais ils ont fait peu d'efforts
pour les explorer. En 1838 Bouët croyait que la rivière d'Assinie
sortait d'un lac situé à vingt lieues du rivage. Presque quarante
ans après, en 1873 1, Fleuriot de Langle pensait encore que
toutes les rivières de la Côte d'Ivoire étaient les émissaires
d'un vaste lac, le lac Glé, qui recueillait les eaux descendues
des montagnes de Kong. Il fallut attendre les explorations
de Treich-Laplène et de Binger de 1887 à 1889 pour acquérir
une connaissance plus exacte de la réalité : ni le lac Glé ni les
montagnes de Kong n'existent 2.
La Côte d'Ivoire était depuis longtemps réputée insalubre.
Les marins anglais l'appelaient the white mans grave. La
et l'humidité sont les deux constantes du climat ; la
entre les températures diurnes qui ne descendent
au-dessous de 20° que pendant la courte période de janvier
où souffle l'harmattan est insignifiante : l'air est toujours moite
et les rosées sont si abondantes que chaque matin en saison
sèche les herbages et les feuillages sont aussi trempés qu'après
une averse. Le sol est spongieux : marécages, mares et
où pullulent les larves d'insectes très divers, abondent
partout.
La santé des commerçants et des soldats français fut soumise
à des dures épreuves. Les rapports des commandants
comportaient toujours une rubrique sur l'état sanitaire
des Comptoirs : en période normale elle était consacrée aux
miasmes délétères et aux miasmes paludéens, générateurs de
coliques sèches, de coliques hépatiques et de fièvres. Et
elle était accompagnée des actes de décès des
de la fièvre jaune : en 1852 3 un tiers de la population
européenne de Grand-Bassam en mourait ; en 1857 4 sur les
1. Lt Hecquard, Voyages.
2. Fleuriot de Langle, « Croisière sur la Côte d'Afrique », Le Tour
du Monde, 2e trimestre de 1873, cité par Clozel.
3. A. O. F., 2 B 31, f° 102, cité par B. Schnapper.
4. Arch. Nat., Section O.-M., Gorée et dépendances, I, 2 a, rapport
d'inspection de Protêt, n° 124, du 25 août 1857.
— 438 —

cinquante Européens des comptoirs, trente-deux mouraient et


dix devaient être rapatriés. En 1863 1 les deux médecins des
postes figuraient parmi les victimes. Après 1871 le ministre
de la Marine s'opposa longtemps au débarquement en Côte
d'Or, même pour une journée 2, des équipages des navires
qui apportaient les coutumes données aux souverains. La rigueur
du climat explique aussi bien « l'apathie naturelle de la race
noire » 3 que la nervosité de beaucoup d'Européens et leurs échecs.
Ceux qui, comme Treich-Laplène et Brétignère, firent preuve
d'assez de caractère pour dominer leur fatigue et accomplir
coûte que coûte leur tâche, moururent à trente ans, ou moins.
L'humidité et la chaleur conviennent au développement de
la grande forêt tropicale qui couvre tout l'arrière-pays côtier.
Longtemps les Français n'osèrent pas s'y aventurer et le
à la traverser fut Treich-Laplène en 1887. Il suffit de
lire les descriptions faites par les commandants particuliers
et de les comparer à la réalité pour mesurer à quel point elle
les intimidait et combien ils la connaissaient mal. A les croire,
la forêt serait si dense que jamais le moindre rayon de soleil
ne viendrait frapper le sol où s'attache une moisissure fétide.
Il serait impossible de cheminer dans le sous-bois constitué
de buissons, de lianes et de racines aériennes entrelacées sans
frayer son chemin au coupe-coupe. Il serait impossible de s'y
orienter et même de deviner approximativement la position
du soleil et l'heure. L'obscurité régnerait continuellement au
ras du sol.
C'est faux. Si la végétation est réellement impénétrable dans
la plantation récemment abandonnée où la forêt est en voie
de reconstitution, elle l'est beaucoup moins dans la grande
forêt primaire. Ce qui rend la marche pénible ou le portage
difficile, ce sont les troncs d'arbres écroulés qu'il faut
ou les lianes fines et invisibles qui traînent au ras du sol
et dans lesquelles on trébuche. Mais partout l'éléphant
des pistes où l'homme peut facilement circuler. On ne
se perd pas en forêt et on y accomplit facilement des étapes
journalières d'une trentaine de kilomètres.

1. Abidjan, III, 8, 80.


2. Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, I, 10. Le ministre au commandant
de la Station navale, du 17 septembre 1880.
3. Esquisse commerciale de Bouët. (Phocopie à Abidjan).
— 439 —

La forêt laissait croire à la fertilité extraordinaire des sols


tropicaux. La hauteur des arbres, l'immensité de leurs troncs,
la variété des essences, frappaient les imaginations. Pourtant,
outre la sève des palmiers qui servait à la fabrication d'une
boisson alcoolisée, le bangui, les Africains n'en tiraient que
deux produits de commerce, le bois de teinture et l'huile de
palme. Lorsque l'abolition de la traite et la guerre de Sécession
surtout, conduisirent les Européens à tenter de produire les
denrées tropicales aux sources mêmes de la main-d'œuvre,
c'est-à-dire en Afrique, ils constatèrent que le sol était moins
productif qu'ils ne l'avaient cru. Le seul Français qui entreprit
là culture du cotonnier à proximité des forts de Grand-Bassam
et d'Assinie en 1864, Reinhard, échoua 1.

Les Populations.
Les Français n'avaient qu'une connaissance très imparfaite
des populations chez lesquelles ils s'installaient et avec lesquelles
ils devaient entretenir des relations politiques et commerciales.
Ce qui les frappa surtout ce fut l'abondance des villages côtiers,
la multiplicité des dialectes et la grande variété des tatouages.
Ils donnèrent deux explications de la densité du peuplement
sur le littoral : la mer avait attiré tous ceux qui cherchaient
à se procurer à bon compte les marchandises offertes par les
navigateurs européens et la forêt avait servi de refuge à de
nombreux peuples vaincus. Mais ils ne cherchaient pas à vérifier
l'exactitude de leurs hypothèses. Aujourd'hui encore, si l'on
excepte celle des Agnis 2 de la région d'Aboisso et de Krind-
jabo, l'histoire de ces peuples d'après leurs traditions orales,
reste à faire.
Pour la commodité de l'exposé et en notant bien que c'est
opérer une classification assez arbitraire et contestable, on
peut rassembler en trois groupes les peuples du rivage et de
son arrière-pays immédiat : les Krous installés entre le Cavally
et Fresco ; les Kouakouas tout autour de la lagune Ebrié

1. Chr. Scheffer, Instructions générales données de 1763 à 1870 aux


gouverneurs et ordonnateurs des Etablissements français en Afrique
Paris, 1921, 2 vol. in-8°, t. II, 1865, Fleuriot de Langle.
2. Rd P. Mouëzzi, Assinie et le royaume de Krindjabo, Histoire et
coutumes, 2e éd., Paris, 1954, in-8°.
— 440 —

et de celle de Lahou ; les Agnis-Achantis autour de la lagune


Aby.
Les Krous représentaient en 1843 le groupe le mieux connu.
Ils parlaient deux dialectes différents, le bakoué à proximité
de Saint-André (Sassandra) et le nanakrou dans la région du
Bas-Cavally. L'origine de leur nom était discutée : certains
y voyaient un mot indigène, d'autres la déformation du
anglais « crew » qui signifie équipage, car le service en
mer sur les bateaux marchands était leur principale ressource.
Bouët décrivait ainsi les services qu'ils rendaient x : « Malgré
leur caractère mendiant et intéressé, -les Krous sont une race
d'hommes précieux sur les navires en traite surtout aux points
de la côte où le capitaine ne peut descendre à terre en personne
et c'est presque la généralité en Afrique. Il est des Krous qui
ne veulent traiter que devant leur pays ; d'autres qui
volontiers quelques lieues plus au Sud à bord du navire
troqueur et remontent ensuite la Côte en pirogue ; d'autres
enfin se dépaysent complètement, s'embarquent sur des navires,
en traite comme matelots et descendent aussi au Sud qu'on
le veut ; tels sont en particulier les Krous du Cap des Palmes
et du Cavally. Ils sont généralement laborieux, actifs, fidèles
une fois embarqués... Le Krouman, parle une espèce de patois,
mélangé d'anglais, d'espagnol et de français où cependant
l'anglais domine presque exclusivement. » Leurs villages étaient
très nombreux ; faute d'en retenir tous les noms les
avaient pris l'habitude de les grouper par trois et
à chaque groupe de trois un nom unique précédé des
épithètes « grand », « moyen » ou « half », « petit » ou « lower »
ou « piquiny » 2. Les villages krous les plus fréquentés étaient
d'Ouest en Est : Grand-Cavally (Bliéron), Tabou, Bashar
Wappoo, Half-Béréby et San Pedro dans le pays du Bas-
Cavally ; ainsi que Victory, Rock Town ou Tapiaca, Grand et
Petit Drewin et Sassandra dans le pays des Bakoués. Les
Krous appelaient indistinctement « Bushmen » tous les voisins
du Nord.
On groupait sous le nom de Kouakouas tous les peuples
de la lagune Ebrié. Ils n'avaient entre eux qu'un carac-
1. Esquisse commerciale, de Bouët.
2. Bouët-Willaumez, Commerce et Traite des esclaves aux Côtes
de l'Afrique, Paris, 1868, in-8°.
— 441 —

tère commun ; ils étaient des vaincus refoulés à une date


1, de nature méfiante, qui cachaient leurs villages dans
la forêt ou les plantaient sur quelque escarpement. Cependant
ceux de la côte, les Jack-Jacks et les Lahous, avaient évolué
au contact des Européens.
Les Jack-Jacks ou Alladians, installés sur le cordon littoral
au sud de la lagune Ebrié, étaient des pêcheurs, des producteurs
de sel et des négociants. Leurs villages étaient toujours
dédoublés, la majeure partie de la population était
installée au bord de la mer dans le village principal ; une
minorité vivait dans le village secondaire au bord de la lagune ;
la distance de l'un à l'autre variait de cinq à douze kilomètres.
L'autorité politique appartenait à une dizaine de chefs très
riches. Les principaux points de traite des Européens qui
n'étaient pas autorisés à passer la nuit à terre étaient les
suivants : Half-Jack (plus tard appelé Jaquesville), Grand-
Jack, Adjacouti ou Treetown et Krafïî. Les Jack-Jacks
pour le peuple le plus riche de la Côte d'Ivoire qui
l'or pour l'enterrer. Ils en vendaient très peu aux
Européens.
Les Européens appelaient « Lahous » les divers peuples
sur le pourtour de la lagune du même nom : Avikams de
Fresco, et Néyaux de Sassandra sur le rivage maritime ; Didas,
Godiés et Kouadias à l'intérieur. Les principales
de ce secteur où les Hollandais avaient naguère pratiqué
la traite des nègres étaient les suivantes : Jack-Lahou, Grand-
Lahou, « le plus beau village de la Côte d'Afrique sans
», affirmait Bouët ; Petit-Lahou sur une île de la lagune,
Fresco ou Francis Cove, les trois villages de Trépon, et, enfin,
Sassandra.
Les rivages septentrionaux de la lagune Ebrié étaient partagés
entre les Boubourys et les Ebriés. Ces derniers vivaient à l'Est
de Dabou. C'était des agriculteurs et des pêcheurs très
vivant nus 2, ennemis naturels des Apolloniens de Grand-
Bassam qui leur achetaient leur huile mais qui les exploitaient.
Ils étaient toujours endettés et leurs créanciers ne reculaient

1. G. Joseph, La Côte d'Ivoire, le pays et les habitants, Paris, 1917,


in-8°, p. 107.
2. A. Swanzy, « Trade in Western Africa with or without British
Protection », Journal of the Royal Society of Arts, vol. 22, April, 1874.
— 442 —

devant aucune brutalité pour recouvrer leur dû. Ce fut une des
premières constatations en 1843 du commandant de Fort-
Nemours, Pellegrin x. Alors commençait un long cycle de
représailles et de contre-représailles et de désordres de toutes
sortes. Leurs villages, entre autres Passé, Niangon, Amanou,
Abidjan sur la baie du Banco, Abra au confluent de la lagune
Potou, Vitrier sur une île en face de Grand-Bassam étaient de
modestes bourgades dont les chefs se donnaient de l'importance
en entretenant avec leurs voisins des palabres sans fin. Le monde
Ebrié était le monde de l'anarchie 2.
Les Boubourys vivaient à l'ouest de Dabou dans la vaste
palmeraie naturelle d'Adjoukrou qui s'étend jusqu'à la baie
de Cosrou. Ils tiraient leur nom de leur village principal perché
sur une éminence à un quart d'heure du bord de l'eau. Venus
on ne sait d'où, très différents de leurs voisins avec lesquels
ils refusaient tout métissage, ils servaient de courtiers entre
les Jack-Jacks et les peuples de l'intérieur : Abidjis, Baoulés
Golos et Agnis 3. Ils étaient cruels. A Toupa le fromager à
l'ombre duquel était construite la case de leur roi, témoignait
des sacrifices humains dont ils n'abandonnèrent que très
la pratique : à chaque branche pendait un crâne 4.
Ils avaient deux gros marchés, Toupa et Tiegba, le premier
bâti sur une éminence au fond d'une crique étroite et profonde,
le second curieusement perché sur un îlot à l'entrée de la baie
de Cosrou ; le centre commercial occupait la majeure partie
de l'île et faute d'espace, les deux mille habitants avaient
leurs cases sur pilotis.
A la diversité des Kouakouas on peut opposer la cohésion
relative du groupe Agnis-Achantis. Venus de l'Est au
xvine siècle, les Agnis-Achantis avaient occupé un vaste
limité à l'Est par la confédération Achanti de Koumassi,
au Nord par le huitième parallèle 5, à l'Ouest par le bassin

1. Abidjan, VII, 3, 1. Rapport Pellegrin, 1er août 1844.


2. On trouve de nombreux commentaires sur les désordres de l' Ebrié
aux Archives de l'A. O. F. à Dakar, et aux Archives de la Côte d'Ivoire
à Abidjan, VII, 3, 1, rapports de Pellegrin, Monléon et Gouriau, VII, 3, 8,
et A. O. F., 5 G 35, rapports de Pradier et de Charles Bour.
3. En 1864 Souriau cite ces noms en pensant qu'ils s'appliquent à de
gros villages.
4. Abidjan, III, 3, 80, rapport Souriau.
5. G. Joseph, op. cit., p. 105.
— 443 —

du Bandama. Au Sud ils s'étaient heurtés longtemps à d'autres


peuples qui les empêchaient d'accéder à la mer et ils n'avaient
pu occuper une mince frange littorale entre Assinie et Grand
Bassam qu'une vingtaine d'années seulement avant l'arrivée
des Français. Les deux seuls peuples Agnis-Achantis auxquels
les Français avaient affaire étaient les Agms du Sanwi et les
Apolloniens.
Lors de l'arrivée des Français le Sanwi avait pour roi Attacla
auquel succéda en 1844 1 son neveu Amatifou qui régna
1886. De sa capitale, Krindjabo, située dans une boucle
de la Bia à quatre kilomètres au nord de son confluent avec
la lagune Aby, il exerçait sa suzeraineté sur les villages riverains
de cette lagune et sur ceux qui bordaient les cours inférieurs
de l'Akba, de la Bia et de la Tanoé. Au Nord, les gens de Bettié
représentaient des sujets indociles mais au delà, les autres
peuples Agnis-Achantis, ceux de F Indénié, ceux du Morénou,
ceux de l'Abron, ceux du Baoulé et ceux de Koumassi,
de bonnes relations avec lui. Ses sujets étaient peu
nombreux. Il pouvait armer à peine quatre mille guerriers 2.
Sa puissance était limitée et il était obligé d'accepter la
d'étrangers sur ses terres. Les Apolloniens, de très beaux
hommes qui se signalaient par la coloration foncée de leur
peau, leur taille élancée et leurs attaches fines, émigraient
volontiers chez lui 3. Une colonie s'était d'abord installée à
Grand-Bassam en 1811. Le roi Peter était lui-même Apollo-
nien. Le mouvement migratoire continuait au moment de
l'arrivée des Français, donnant lieu quelquefois à des
assez vifs, et son ampleur devait croître à partir de 1868,
quand les comptoirs anglais d'Apollonie furent cédés
aux Hollandais. Alors que les Agnis étaient surtout
des agriculteurs, les Apolloniens vivaient essentiellement de
pêche et de commerce. Un autre groupe étranger était celui
des Abourés, installés dans la savane marécageuse qui s'étend
entre Assinie et Grand-Bassam. C'était un peuple querelleur,
belliqueux, qui avait su résister à la pression des Agnis. Il vivait
de pêche et de la production du sel qu'il vendait aux gens de

1. A. O. F., 5 G 38. Traité avec Amatifou, reprise, modifiée, de celui


qui avait été passé précédemment.
2. Abidjan, VII, 3, 1. Rapport du commandant Boyer, 26 octobre 1844.
3. Abidjan, VII, 3, 1. Rapport du commandant Thévenard, 1847.
— 444 —

l'intérieur. La population se concentrait surtout dans trois gros


villages : Impérié ou Akapless (déformation de l'anglais Aka-
place) sur le rivage, Yaou et Bonoua à l'intérieur.
Les peuples avec lesquels les Français établissaient des
étaient donc très divers. Partout la souveraineté était
partagée entre des rois et des chefs, sans qu'il fut possible de
connaître exactement les attributions de chacun. Par la suite
les commandants particuliers ne comprirent jamais
quelle était l'organisation politique africaine et le
de la Marine ne parvint pas davantage à leur donner des
instructions qui tinssent compte des réalités locales.

IL — Les difficultés politiques.

En fondant les comptoirs de Grand-Bassam et d' Assinie,


les Français pouvaient prétendre qu'ils renouaient des liens
anciens avec les habitants. En 1685 la Compagnie de Guinée
avait tenté de faire la troque de l'or sur le littoral 1. De
novembre 1687 à février 1688 la frégate la Tempête, commandée
par Ducasse, y avait accompli une mission semblable à celle
de la Malouine. Ducasse avait même laissé à Issiny (Assinie)
six Français dont les Pères Gonsalvès et Cerisier, Dominicains,
et il avait ramené en France comme otages deux jeunes gens
nommés Banga et Aniaba. Ce dernier acquit quelque célébrité,
puisqu'il fut reçu à la Cour, qu'il fut baptisé par Bossuet et
qu'il servit comme capitaine de cavalerie en Picardie. En 1692
le chevalier d'Amon avait conclu un traité avec le roi d' Assinie
autorisant la France à bâtir des ports et à introduire des esclaves
pour le travail des mines. A son tour il avait laissé à terre
quatre hommes et quelques marchandises. En 1701, il avait
ramené Aniaba dans son pays et fait bâtir le fort Saint-
Louis où il avait installé les Pères Loyer et Villard ainsi qu'une
garnison de trente hommes. Mais deux ou trois ans plus tard
l'entreprise avait été abandonnée.
Pendant les guerres coloniales franco-anglaises du xvme siècle
et celles de la Révolution, puis celles de l'Empire, le minis-

1. P. Roussier, L'Etablissement d' Issiny (1687-1702), Paris, 1935,


— 445 —

tère de la Marine ne s'était plus intéressé aux rivages du


golfe de Guinée. Seuls les Hollandais et les Anglais *
les avaient fréquentés régulièrement. Les premiers avaient
fondé un comptoir à Grand-Lahou puis l'avaient abandonné
lors de l'abolition de la traite des esclaves. Les seconds, en
pratiquant la troque sous voile, avaient gagné la confiance
des Krous et surtout des Jack-Jacks qui, après leur avoir
fourni l'ivoire au xvme siècle, les ravitaillaient en bois rouge
pour la teinturerie et en huile de palme pour la savonnerie
et le graissage des machines. Si la France avait quelques droits
historiques sur la Côte d'Ivoire toute trace de son influence
avait pratiquement disparu en 1843.
Les Agnis d'Assinie et les Apolloniens de Grand-Bassam ne
pouvaient avoir aucun souvenir de l'occupation française en
raison de leur immigration récente sur le bord des lagunes.
Bouët lui-même ignorait à peu près tout des entreprises qui
avaient précédé sa mission sur la Malouine. Le ministère de
la Marine avait omis de lui montrer les archives qui auraient
pu le renseigner. Il décrivait dans son rapport 2 : « Après Grand-
Bassam, en offrant les mêmes ressources de traite vient la
rivière d'Assinie où jadis les Français avaient un établissement
considérable ; je n'ai rien pu recueillir de positif à cet égard,
il paraît que les habitants, jaloux de la puissance du fort, se
décidèrent à le réduire, forcèrent la garnison à abandonner
la place et démolirent les fortifications. » Bouët se trompait
puisque la garnison avait été rembarquée sur l'ordre de
Louis XIV et non chassée. Fleuriot de Langle qui disposait
de la Relation du voyage du royaume a"1 Issiny 3 écrite en 1714
par le R. P. Loyer, avait fait figurer dans le texte du traité i
conclu avec Attacla, un souvenir de cette occupation ancienne :
« Le Roi, les chefs et le peuple d'Assinie se rappellent l'amitié
et l'alliance qui a existé de tous temps avec la nation française,
amitié qui avait porté les anciens chefs du pays à faire des
concessions de terrain aux Français, avec le droit d'y bâtir
des forts, droit dont ils ont déjà usé... »
L'influence française était donc réduite à peu de chose,

1. Esquisse Commerciale.
2. Esquisse Commerciale.
3. P. Roussier, op. cit., pp. 121-235.
4. A. O. F., 5 G 32 et Amon d'Aby, op. cit., pp. 169-171.
revue d'histoire d'oltre-mer 30
— 446 —

tandis que les marques de l'influence anglaise étaient partout


visibles : c'était la langue anglaise que l'on employait dans
les transactions ; la dernière phrase du traité avec Peter 1 de
Grand-Bassam commençait même ainsi : « le dit traité lu et
relu au Roi en français et en anglais ». C'était le yard qui
servait d'unité de mesure, le shilling était la pièce de monnaie
la plus commune. Cette influence anglaise devait longtemps
contrebalancer l'influence française et jusqu'en 1893, les
particuliers, puis les résidents de France,
les Anglais comme de véritables ennemis.
En 1843, les droits de la France étaient encore mal établis.
Pendant l'expédition de la Malouine Bouët n'avait pas conclu
de traité avec les chefs de la Côte d'Or comme il l'avait fait
avec ceux de Garroway et du Gabon. Trois ans après le roi Peter
de Grand-Bassam avait accepté le protectorat offert par Fleu-
riot de Langle, le 5 février 1842. Mais Attacla avait attendu
l'arrivée devant Assinie des vaisseaux qui apportaient de
France le matériel et la garnison de Fort- Joinville pour accepter
l'alliance qui lui était offerte.
Les deux traités présentaient un certain nombre de traits
communs. Les rois et les chefs cédaient à la France « la
pleine et entière de leurs territoires ». Les Français
seuls étaient autorisés à y arborer leur pavillon et à y faire
des constructions. Dans ce but deux terrains d'un mille carré
chacun leur étaient cédés en toute propriété, par chacun des
deux souverains. Ceux-ci promettaient par ailleurs de respecter
la liberté du commerce et de laisser le représentant de la
France arbitrer les différends entre sujets français et sujets
indigènes. En échange de ces concessions la France leur
la protection et un cadeau, qui avait fait l'objet d'une
longue tractation et qui leur serait remis le jour de la
du traité. Le roi Attacla avait par ailleurs obtenu un
cadeau régulier appelé « coutume » renouvelable chaque année.
Peter n'avait pas tardé à réclamer le bénéfice de la même
mesure qui lui fut accordée par un nouveau traité le
7 mars 1844 2.
L'avenir des entreprises françaises devait dépendre de la

1. Amon d'Aby, op. cit., pp. 173-175.


2. A. O. F., 5 G 32 et Amon d'Aby, op. cit., p. 176.
— 447 —

façon dont seraient interprétés ces traités dont les termes


étaient très vagues. Pour que l'entente fût durable il eut fallu
que les droits et les devoirs des deux parties fussent précisés
sans équivoque et que chacune trouvât intérêt à respecter
les accords conclus. Ce ne fut pas le cas. Les rois africains
attendaient une aide dans leurs querelles avec leurs voisins,
ou avec leurs sujets indociles. Les Français pensaient qu'ils
auraient la liberté d'aller où ils le désireraient pour acheter
ou pour vendre. Mais le ministre de la Marine donna ordre
aux commandants particuliers de ne pas intervenir dans les
affaires locales * et Attacla et Peter ne purent pas ou ne
pas assurer la liberté de circulation sur les lagunes et
les rivières. Il semble bien que toutes les difficultés provinrent
d'une double méconnaissance des réalités africaines : le ministre
de la Marine croyait à l'existence de souverains africains maîtres
de véritables Etats ; il croyait aussi à la possibilité d'opérer
une distinction entre affaires politiques et affaires commerciales.
Or les Etats n'étaient que des chefferies dont les souverains
réglaient dans des palabres confus des affaires

L'abandon de souveraineté consenti à la France par Peter


et Attacla aurait pu donner la direction des affaires politiques
de Grand-Bassam et du Sanwi aux commandants particuliers.
Ils auraient pu soit intervenir dans les affaires intérieures des
royaumes, soit même en prendre la direction. Ils reçurent l'ordre
de l'éviter. Dans les instructions au gouverneur du Sénégal
le 22 décembre 1843 2, le ministre de la Marine releva un
nombre de contradictions dans les traités conclus en Côte
d'Or : si les rois avaient aliéné totalement leur souveraineté,
leur royaume tout entier aurait appartenu à la France. Or les
Français n'étaient autorisés à bâtir que sur un espace de deux
milles carrés. Il fallait conclure que les souverains restaient
maîtres de leurs royaumes et de leurs sujets. Les commandants
particuliers devaient donc se garder d'intervenir dans les
affaires de politique intérieure qui relevaient de la « souveraineté
interne ». Ce que les rois avaient aliéné c'était simplement
leur « souveraineté externe », en renonçant à conclure des
1. Abidjan, III, 3, 1, le ministre au gouverneur du Sénégal, 22
1843.
2. Id. et Ch. Scheffer, Instructions, II, 22 décembre 1843.
— 448 —

alliances avec d'autres nations que la France. Par suite les


commandants particuliers devaient contrôler leur politique
extérieure, et par exemple, celui d'Assinie était autorisé à
interdire la navigation sur « le marigot d'Assinie » qui
vers l'Apollonie anglaise. Le ministre ne précisait pas la
conduite à suivre en cas de rébellion de leurs sujets contre
les alliés de la France, ou en cas de conflit entre ceux-ci et
d'autres souverains africains.
De 1843 à 1871, ces instructions ne se révélèrent efficaces
que dans un seul cas x : en 1857 des guerriers apolloniens,
encadrés par des déserteurs de l'armée anglaise, vinrent piller
le royaume de Amatifou, successeur d'Attacla. A titre de
représailles, Amatifou fit arrêter ceux des Apolloniens installés
dans le Sanwi qui avaient des dettes envers ses sujets. La
convention franco-anglaise du 27 septembre 1858 2 mit fin au
conflit. Tout différend nouveau entre Agnis et Apolloniens
serait tranché par les représentants de la France et de
Celui des deux rois dont les sujets seraient reconnus
coupables verserait 20 onces d'or à la puissance européenne
dont il dépendait. L'intervention de sujets anglais, puis les
protestations du gouverneur de Cape Coast auprès d'Amatifou
avaient donc conduit le représentant de la France à s'occuper
de l'affaire. C'était typiquement un problème de souveraineté
externe dans lequel une autre nation européenne était partie.
Dans les autres cas où les commandants particuliers eurent
à rétablir l'ordre avec ou sans l'appui de la Station navale
(qui devint la Division navale à partir de 1845), la distinction
entre souveraineté externe et interne fut plus difficile à opérer.
En avril 1844, un voilier anglais, YAshantee, faisait naufrage
à proximité d'Assinie et la factorerie française achetait sa
cargaison 3. Elle la faisait débarquer sous la surveillance de
soldats par les habitants d'Akaville qui ne résistèrent pas à la
tentation de piller. Les soldats s'énervèrent, et firent usage
de leurs armes, tuant deux débardeurs. Le lendemain les gens
d'Akaville coupèrent les communications par la plage entre
Grand-Bassam et Assinie. Un messager qui se rendait d'un

1. Id., VII, 8, 80.


2. Abidjan, III, 8, 80.
1er3. août
Id., 1844.
VII, 3, 1. Rapport de Pellegrin, commandant de Fort-Nemours,
— 449 —

poste à l'autre dut rebrousser chemin. Akaville relevait


de l'autorité d' Attacla qui avait promis de laisser
les Français circuler librement. C'était un problème de
interne relevant de la compétence du roi de Krind-
jabo. Mais Boyer, commandant supérieur des Etablissements
de la Côte d'Or, sachant le peu d'autorité qu'il avait sur les
gens d'Akapless, préféra négocier directement avec le roi Aka :
le 22 avril 1844, il concluait un traité avec lui 1. Aka promettait
de laisser les Français circuler librement sur ses terres et de
leur concéder des terrains à bâtir. En échange il bénéficierait
de la protection de la France, et d'une coutume, il conserverait
aussi le droit de commercer avec les navires anglais et en cas
de naufrage, recevrait le tiers des objets sauvés. Cinq ans après
il violait le traité en interdisant aux agents de la factorerie
Régis de naviguer sur l'Akba. Bouët-Willaumez intervenait 2,
détruisait le village de Yaou, frappait les gens de l'Akapless
d'une amende et bloquait la Comoé jusqu'à son paiement
La petite canonnière Guet JV' Dar était envoyée en
patrouille sur les rivages de la lagune Tendo et de la lagune
Ebrié pendant que le lieutenant Hecquard tentait de remonter
l'Akba et de rejoindre le bassin du Niger, mais il devait
chemin à Kottocrou devant l'hostilité des populations.
Boullay, commandant du Fort-Nemours, profitait de ces
démonstrations de puissance pour conduire les chefs ébriés
et boubourys ainsi que plusieurs chefs jack-jacks et lahous
à conclure des traités 3 qui ne leur octroyaient d'ailleurs pas
le bénéfice d'une coutume. Le Guet N'Dar était affecté à la
police des lagunes et le ministère de la Marine autorisait Régis
à prendre à l'arsenal de Toulon deux canons, quinze fusils
et les matelots nécessaires pour armer sa chaloupe à vapeur
Y Argus 4. La France traitait ainsi directement avec les Abourés
et les Ebriés sur lesquels Peter et Attacla prétendaient régner
en 1843. Loin d'aider ses alliés à étendre leur autorité elle
reconnaissait en fait l'indépendance de certains de leurs sujets,
contribuant au morcellement de la souveraineté. Alors que le
ministère de la Marine, avait d'abord donné l'ordre à ses repré-

1. A. O. F., 5 G 32, Amon d'Aby, op. cit., p. 173.


2. Clozel, Dix ans à la Côte d'Ivoire, p. 260.
3. A. O. F., 5 G 32, pièces 43 à 53.
4. P. Masson, op. cit.
— 450 —

sentants de ne pas intervenir dans les affaires indigènes, il en


arrivait à mettre un commerçant en mesure de faire la police.
De qui relevait la police de l'Akba en 1850 ? D'Amatifou,
le plus fidèle des alliés, de Coquet, commandant à Assinie,
d'Isnard, agent de commerce ou des trois à la fois ?
Dans l'Ebrié l'unité devait se réaliser bientôt pour un moment
seulement, contre la France. Les incidents commencèrent en
juillet 1850 à propos d'un esclave que le roi Peter voulait
1. Le malheureux parvenait à s'échapper et cherchait
refuge au blockhaus mais un tirailleur se laissait soudoyer et
rendait au roi sa victime qui était immolée et mangée. Ce
n'était pas même une affaire de souveraineté interne, c'était
une affaire domestique. Cependant le commandant Boullay,
déjà mécontent de Peter, qui préférait les marchandises des
vaisseaux anglais à celles de la factorerie française, estima qu'il
ne pouvait tolérer un acte aussi barbare ; il condamna le roi
de Grand-Bassam à une amende de 20 onces d'or, 32 bœufs,
30 moutons, l'obligea à construire une route, à lui livrer des
otages, en particulier son fils et lui interdit de commercer
avec les Anglais 2.
Privé déjà par le blocus de l'Akba d'une partie de ses
habituelles, Peter se rapprocha de ses ennemis ébriés,
peu satisfaits de leurs traités qui ne leur octroyaient pas de
coutume. Régis se vit bientôt obligé de leur verser des droits
de passage pour envoyer ses chaloupes au delà de leurs
3. Enhardis par ce succès les gens de Abata proférèrent
des menaces contre les équipages du Guet N'Dar : Baudin,
successeur de Bouët au commandement de la Division navale,
vint bloquer le village et le condamner à une amende. Le
de son départ, le 25 août 1843, mille deux cents guerriers
ébriés se lancèrent à l'assaut du poste français 4. Ils furent
repoussés mais le commerce de l'huile fut entièrement paralysé.
Ce ne fut ni Martin des Pallières, commandant à Grand-Bassam
et par ailleurs frère d'un commandant établi au même endroit,
ni Baudin, ni même le contre-amiral Charner, ministre de la

1. A. O. F., 5 G 32, pièce 26.


2. A. O. F. 5 G 38, pièce 24.
3. Abidjan, III, 8, 80, Plaintes des agents de la factorerie, du
27 avril 1853.
4. Id.
— 451 —

Marine et des Colonies, qui décidèrent de la conduite à tenir,


mais Régis. Persuadé que Baudin était complice de ses
il monta à Paris pour lever le masque 1. Il demanda la
construction de deux nouveaux forts sur l'Akba et sur l'Ebrié
et l'affectation permanente d'une nouvelle canonnière à la
colonie pour surveiller les Ebriés et contraindre les Jack-Jacks
à ravitailler la factorerie française. Le ministre entra dans ses
vues et envoya directement de France la canonnière Grand-
Bassam et une compagnie d'infanterie.
Entre temps Martin des Pallières avait pris l'offensive et
capturé Peter. Baudin accompagna personnellement les
venus de France et la bataille d'Éboué à laquelle
trois vaisseaux de guerre et 700 soldats français, mit
fin à la rébellion. Mais un seul fort fut construit au fond de
la baie de Dabou pour contenir les Boubourys et surveiller
les Jack-Jacks, par Faidherbe, alors capitaine du génie. La
Côte d'Ivoire lui déplut et il ne comprit pas que la forêt
offrir plus de ressources que la steppe et que Grand-
Bassam était un aussi bon point de départ que Saint-Louis
pour gagner la boucle du Niger. Il devait être le premier des
gouverneurs du Sénégal à préconiser l'abandon des comptoirs
de la Côte d'Or. Martin des Pallières profita de la présence des
forces françaises pour faire passer les riverains de la lagune
Potou sous le protectorat de la France, et conclure de nouveaux
traités avec les chefs Jack-Jacks 2.
Depuis dix ans, le seul bénéfice que retirait Peter de son
alliance était représenté par douze pièces d'étoffe assorties,
les douze barils de poudre de 12,5 kg, les douze fusils à un coup,
les douze chapeaux et les soixante kilos de tabac de sa
Par contre lorsqu'en 1844 les gens d'Akba avaient pillé
trois de ses chaloupes, le commandant du fort ne l'avait pas
aidé à se faire restituer les marchandises volées 3. Puis il s'était
vu interdire le commerce sur l'Akba et le commerce avec les
Anglais. Il n'avait pu compter sur aucun appui pour
sa puissance et se faire obéir de ses sujets, et à sa mort
en 1854, sa faible autorité fut encore morcellée : l'adminis-

1. P. Masson, op. cit.


2. A. O. F. 5 G 32, pièces 15 à 19.
3. Abidjan, VII, 3, 1. Rapports de Pellegrin du 1er août 1844 et de
Boyer du 26 octobre 1844.
— 452 —

tration de Grand-Bassam fut partagée entre trois chefs 1. Le


quartier apollonien, le quartier Agni et le quartier de la
eurent chacun le sien. Le refus de la France d'intervenir
dans les affaires indigènes contribuait simplement à accroître
le morcellement politique de l'Afrique.
Parallèlement aux traités conclus avec les riverains des
lagunes, d'autres l'étaient avec les chefs de villages maritimes :
Fleuriot de Langle, en mission navale sur la côte, faisait accepter
le protectorat de la France aux chefs de San Pedro (mars 1844),
Petit Béréby, Tabou (juillet 1844), Basha (juillet 1845) 2.
En 1868, devenu à son tour commandant de la Division navale,
il laissait le commandant Crespin en mission navale sur le
Renaudin, répondre favorablement à la demande de
présentée par le roi des Krous, Mané, souverain de la
portion du rivage située entre la baie de Grand-Bouboury, et
la rivière Nahno 3. Mais le gouvernement français refusait la
ratification de ce dernier traité 4. En 1869, l'installation de postes
douaniers dans leurs villages permettait au roi de Half-Jack
et à celui de Piquiny-Bassam de recevoir une coutume 5.
En 1871, la souveraineté française s'exerçait théoriquement
sur l'ensemble de la Côte d'Ivoire, exception faite de quelques
secteurs de la Côte des Krous, et au delà du Cavally sur le
territoire de Garroway. Mais seuls les chefs des villages où les
Français étaient effectivement installés percevaient
une coutume. L'habitude était d'ailleurs prise de la
verser en numéraire et non pas en nature.
En étendant son influence politique sur l'ensemble du littoral
de la Côte d'Ivoire, la France pouvait prétendre qu'elle avait
mis un frein aux ambitions de l'Angleterre, mais ses liens avec
ses protégés étaient ténus. La plupart de ses alliés n'avaient
vu qu'une fois dans leur vie un représentant officiel du Roi
ou de l'Empereur des Français. C'était le jour où, contre
liqueurs, quelques coupons de tissu ou un orgue de Bar-

1. Abidjan, Photocopies. — Rapport de Monléon, 1854 ; les chefs se


nomment : Assama, Kakov, et Hébi.
2. Archives des Affaires Etrangères (désormais abrégées en A. E.).
Mémoires et documents. Afrique, vol. 13, p. 330, amiral Fleuriot de Langle
au ministre de la Marine, 1er avril 1868. — Copie.
3. A. E., Mém. et doc, Afrique, vol. 13, id.
4. Ch. Schefff.r, II, Instructions à l'amiral Bourgois, 1870.
5. F. O. M., Gabon, 1-8 b.
— 453 —

barie, ils avaient fait abandon de leur souveraineté. Puis,


selon une habitude acquise depuis longtemps, ils avaient
à faire flotter sur leurs villages 1' « Union Jack » et non
le drapeau tricolore chaque fois qu'un voilier se présentait.
La France ne tirait aucun profit de ses annexions en Côte
d'Or. Par contre, elle désirait acquérir la Gambie dont la
entre ses possessions du Sénégal et de Casamance la gênait.
Après deux années de séjour à Dabou, Faidherbe avait été
muté au Sénégal. Une année de lutte contre les Maures Trarza
lui avait permis de contrôler tout le cours inférieur du fleuve
depuis Médine. Il avait fondé Dakar, occupé la vallée du
Saloum et établi Pinet-Laprade en Casamance. Il avait
qu'il était plus facile de parcourir des centaines de
dans les steppes des environs de Saint-Louis et de Dakar
que dix kilomètres dans les forêts au nord de Grand-Bassam.
Or il voulait constituer un empire colonial. Le Sénégal pouvait
se prêter à une telle entreprise mais non la Côte d'Or. Il
d'abandonner les comptoirs de la Côte d'Or à l'Angleterre
en échange de la Gambie 1.
Le ministère de la Marine trouva la suggestion heureuse et
fit entreprendre des pourparlers à Londres en 1865. Ils
en longueur car l'Angleterre menait parallèlement des
négociations avec la Hollande en vue de regrouper les
respectives des deux puissances dans la région de Cape
Coast et d'El Mina. En 1867, les Anglais s'installèrent à El Mina
et les Hollandais en Apollonie, devenant ainsi les voisins des
Français. Les propositions faites par les Français ne
plus d'intérêt immédiat pour les Anglais mais le
de la Marine continua à considérer les comptoirs français
de la Côte d'Or comme une monnaie d'échange possible. Pour
ménager l'avenir le commandant supérieur Martin signait avec
le hollandais Scher une convention qui fixait la frontière entre
les possessions respectives sur la Tanoé 2.

1. Arch. Nat., Section O.-M., Afrique, VI, 15, 17, 21. On trouve dans
ce dossier l'ensemble des pièces relatives aux négociations pour l'échange
de la Gambie jusqu'en 1874. La pièce 15 a retrace l'histoire des
de 1864, date de la proposition de Faidherbe, à novembre 1871.
2. A. E., Mémoires..., vol. 4. pièces 135 à 137. — Arch. Nat., Section
O.-M., Gabon, I, 11 a.
— 454 —

III. — Les difficultés économiques


ET l'ÉCHEC DES COMPTOIRS FORTIFIÉS.

Bouët pensait en 1839 x que la création des comptoirs


fortifiés aurait une double conséquence sur l'agriculture
et sur l'industrie française : les Africains qui, pendant
des siècles, avaient surtout vendu leurs semblables, seraient
obligés de développer leur agriculture pour échanger les
de leur sol contre les denrées offertes par les blancs, dont
ils ne pourraient plus se passer. Les industriels français, assurés
que la grande compagnie dont ils préconisaient la création,
leur ferait des commandes annuelles abondantes, se mettraient
à fabriquer quantité d'articles de troque.
On aurait pu croire qu'intéressé par la lutte contre la traite
des esclaves, Bouët aurait recommandé la création de comptoirs
fortifiés là où elle avait prospéré et où elle survivait, au
par exemple. Il n'en fut rien. La traite avait été toujours
insignifiante aux endroits où furent édifiés les comptoirs
2. Ce qu'il y avait d'intéressant à Grand-Bassam, c'était
l'huile de palme ; à Assinie, c'était l'or. Et l'intérêt de ces
deux comptoirs était accru par leur situation à proximité des
forts anglais dont il convenait de contrebalancer l'influence.
Bouët avait recommandé la création d'un comptoir à Grand-
Bassam. Le ministre de la Marine avait préféré Assinie mais
il n'avait pas refusé au dernier moment l'édification dans le
village de Peter du fort prévu pour Garroway 3. Sur le choix
de l'emplacement des comptoirs, le ministère suivit donc ses
recommandations.
Il n'en fut pas de même pour leur régime commercial.
que le rapport de Bouët était à l'étude, deux
de Marseille, Victor et Louis Régis, alors associés aux
frères Borelly qui troquaient déjà l'huile de palme à Lagos
et au Dahomey, avaient obtenu l'autorisation d'installer un
comptoir dans l'ancien fort français de Ouida 4. Il s'agissait

1. Esquisse commerciale.
2. Bouët-Willaumez, Commerce et traite des esclaves...
H. Scheffer, op. cit., t. II, Lettre de Bouët-Willaumez du 20 mai 1847.
i. P. Masson, op. cit.
— 455 —

d'une opération à la fois commerciale et politique. Ils savaient


que le royaume de Ouida pouvait être un gros producteur
d'huile de palme. Ils tenaient surtout à démontrer que la
protection de l'État et la création de compagnies à monopole
n'étaient pas nécessaires pour faire de bonnes affaires sur la
côte du golfe de Guinée. Car ils redoutaient que l'instauration
d'un régime préférentiel en Côte d'Or et au Gabon, selon les
vœux de Bouët et de la Chambre de commerce de Bordeaux,
ne conduisit l'Angleterre à établir la réciprocité à Lagos.
L'opposition de la Chambre de commerce de Marseille au projet
présenté par celle de Bordeaux amena le ministre à établir une
franchise absolue dans les comptoirs français l.
Les marchandises étrangères purent être introduites
aussi bien par les agents de commerce français que par
les étrangers. Seules les marchandises de provenance française
ou à destination de la France devaient être transportées sous
pavillon tricolore. Le ministre insista seulement sur le fait
que ce régime était établi à titre expérimental et qu'il pourrait
être ultérieurement modifié 2. Il n'accorda qu'un avantage aux
commerçants français ; ils pouvaient bénéficier de l'appui
de l'administration pour leur installation et de sa
constante ; en d'autres termes ils pouvaient construire
des établissements commerciaux à l'abri des forts, droit qui
n'était pas accordé aux étrangers. Ces dispositions permirent
donc l'instauration de nouvelles pratiques commerciales sans
faire disparaître les anciennes. A côté du commerce traditionnel
sur rade, pratiqué surtout par les Anglais, qui conservèrent le
droit de jeter l'ancre devant les comptoirs français, se développa
le commerce à terre réservé aux seuls Français. La Côte d'Ivoire
devint un terrain de compétition commerciale entre Français
et Anglais dont les méthodes furent radicalement différentes,
sous le régime de la libre concurrence dont Bouët avait souhaité
l'abolition.
La Troque sous voile.

Le commerce sur rade resta le seul pratiqué du Cavally


aux villages des Jack-Jacks et continua devant Grand-Bassam,

1. SCHEFFER, Op. Cit., t. II, p. 148.


2. Abidjan, VII, 3, 1, lettre du ministre du 22 décembre 1843.
— 456 —

Akaville et Assinie. Dès le xvie siècle les capitaines des voiliers


avaient remarqué que lorsqu'ils débarquaient des marchandises,
le pillage ou le massacre étaient à redouter. La tentation était
forte de se saisir à bon compte des richesses qu'ils
; d'autant plus qu'ils savaient que les représailles du
navire en rade seraient inefficaces : un bombardement
que des dégâts matériels sans lendemain dans un village
de terre et de bois aussi facile à reconstruire qu'à détruire,
un débarquement entraînait plus de pertes pour l'assaillant
que pour le défenseur, qui pouvait abattre les hommes en
difficulté dans le passage de la barre.
L'habitude avait été prise de transformer le bateau lui-même
en comptoir. Les marchandises étaient rangées en bon ordre
sur le pont : à l'arrière les marchandises riches (étoffes de luxe
ou fusils) à n'échanger que contre de l'or, de l'huile ou des
« scrivellos » (dents de plus de 20 livres) ; à l'avant, la
pacotille habituelle de traite à utiliser dans des transactions
de peu de valeur. Un coup de canon annonçait la volonté de
traiter. A ce signal les noirs prenaient la mer et se rendaient
au bateau où on ne les laissait accéder qu'en nombre facilement
contrôlable et en bon ordre de façon à pouvoir procéder
à leur évacuation en cas de nécessité. Ils visitaient les
étalages, indiquaient les objets de leur convoitise puis
tel ou tel produit en échange : le marchandage qui est
une méthode commerciale chez les noirs 1 durait souvent toute
la journée. De part et d'autre on exagérait démesurément ses
prétentions en sachant bien qu'au coucher du soleil on
à une entente sur des prix raisonnables. L'échange
ne pouvait cependant pas s'opérer immédiatement ; le noir
apportait rarement à bord les marchandises qu'il voulait
échanger ; souvent il ne les possédait même pas et devait se
les procurer à terre au prix d'un nouveau marchandage avec
ses compatriotes 2. Il fallait beaucoup de patience pour faire
du commerce sur les côtes du golfe de Guinée et ne pas hésiter
à rester à l'ancre des semaines entières. Il n'était pas rare de
rester loin d'Europe pendant plusieurs années.
Peu à peu une confiance réciproque s'était établie entre

1. Esquisse commerciale.
2. Abidjan, VII, 31. Rapport Pellegrin.
— 457 —

Européens et Africains. En 1843 les capitaines des navires


évitaient les longs palabres pour les transactions modestes et
consentaient du crédit pour favoriser les grosses transactions :
contre promesse de livraison d'une quantité déterminée de
marchandises à une date fixée, ils cédaient une partie de leur
cargaison à de gros commerçants indigènes qu'ils appelaient
leurs traitants, puis ils levaient l'ancre et allaient procéder de
la même façon en d'autres points de la côte. En somme, à
l'aller ils vidaient progressivement leur cale qu'ils ne
de produits africains qu'au retour. En 1852 une
anglaise mit en service des bateaux à vapeur aux horaires
réguliers et cela bouleversa encore quelque peu les pratiques.
Certains capitaines prirent l'habitude de se faire livrer des
marchandises de traite par les paquebots et de leur confier
du fret, restant parfois à l'ancre au même point plusieurs
années de suite. Leur voilier devenait une simple factorerie
installée sur l'eau. A partir de 1860 la baisse du cours de l'huile
sur le marché européen les amena à réduire le crédit et leurs
affaires devinrent moins brillantes.
La nature des produits échangés variait d'un lieu à l'autre x.
Les Krous ne pouvaient fournir que du riz, des bois de
des peaux et de l'ivoire. On ne leur livrait que des étoffes
de seconde qualité, des articles de parfumerie, du fer en barre,
des chaudrons et de la poudre. Pour obtenir des fusils ils devaient
se procurer du camwood, bois de teinture d'un magnifique
rouge, de l'or et de l'huile. Mais ils n'en avaient jamais en
abondance. Si leurs secteurs côtiers restaient très fréquentés,
c'est surtout parce qu'ils fournissaient beaucoup d'hommes
d'équipage.
Les Neyaux de Sassandra, les Avikams de Lahou et les Jack-
Jacks étaient beaucoup plus riches. En 1843 Bouët remarquait
que l'huile de palme avait supplanté l'ivoire dans ce secteur ;
mais on y trouvait aussi de la cire, des peaux et de l'or. Ici
chaque bateau était assuré de faire de bonnes affaires quel que
fût le nombre de ses concurrents déjà à l'ancre, si sa cargaison
plaisait et si la qualité en était bonne. Les tissus devaient être
de premier choix, les fusils devaient avoir un canon long et

1. Sauf indication contraire, ces renseignements sont extraits de Y


commerciale.
— 458 —

même rayé ; les alcools devaient être forts ; le tabac et la poudre


luxueusement emballés. En 1843 le roi Peter refusait les tissus
que lui remettait le lieutenant de vaisseau Kerhallet comme
cadeau et proclamait qu'ils étaient tout juste bons pour ses
esclaves 1.
Traitants.
On appelait « subrécargues » des capitaines européens
qui assuraient ce genre de commerce pour le compte de
sociétés de Bristol 2, de Liverpool et accessoirement de
Hambourg. Les seuls Africains auxquels ils avaient affaire
étaient des traitants. On appelait ainsi les hommes qui étaient
parvenus à monopoliser le rôle de courtier ou le rôle
entre les Européens et leurs compatriotes. Ils étaient
souvent très riches, confortablement installés 3 dans des
qui n'auraient pas déparé la France ou l'Angleterre,
précédées d'une véranda et entourées d'entrepôts où ils
leurs réserves. Ils étaient en général chefs de village,
quelquefois aussi, comme Mané, souverain de toute une portion
de côte. Leur situation politique leur permettait non seulement
de disposer gratuitement d'une abondante main-d'œuvre 4,
mais aussi d'empêcher les populations immédiatement voisines
comme les caravaniers qui venaient de loin, de négocier
avec les Européens. Leur marché était ouvert à qui
voulait le fréquenter mais l'accès à leur fraction du rivage
était jalousement gardé.
On n'a aucun détail sur les caravanes qui venaient vers
eux. On sait seulement que l'or du Soudan aboutissait à Lahou
et à Cosrou. Des renseignements abondent par contre sur le
commerce local de l'huîle 5 et des palmistes en particulier dans
le voisinage de la lagune Ebrié. L'huile était fabriquée dans
les villages situés au nord de la lagune et des femmes
dans des récipients de fortune aux marchés de Cosrou,
Tiegba et Toupa. Là des Jack-Jacks l'achetaient et la mettaient
dans des tonneaux procurés par des armateurs européens et
1. A. O. F., 5 G 1.
2. On appelait les subrécargues : Bristoliens ou Bristolships.
3. Bouët fut frappé en 1839 par la cave bien garnie de Kakaoka en
Appolonie.
4. Abidjan, VII, 3, 7 et VII, 3, 8. Rapports du résident Desailles.
5. Id., photocopies. Rapport de Souriau.
— 459 —

qu'ils chargeaient sur leurs pirogues pour la traversée de


l'Ebrié. Ils les roulaient ensuite sur de mauvais sentiers longs
de 6 à 10 kilomètres à travers le cordon littoral puis les
sur des baleinières pour la traversée de la barre.
la baleinière chavirait et il ne leur restait pas d'autre
solution que de pousser le tonneau à la nage jusqu'au bateau.
Les traitants ne songeaient pas à modifier ce système de
rudimentaire et épuisant. Leur main-d'œuvre prise soit
parmi leurs captifs soit parmi leurs sujets ou les membres de
leur famille ne leur coûtait que la nourriture qui a toujours
été bon marché en Afrique.
Mode de transactions : Les pièces d'or et d'argent et en
le shilling anglais, le dollar américain et la piastre
beaucoup plus que le franc étaient admises dans les transactions.
Mais l'unité de valeur des marchandises toujours livrées par
paquets était la barre. On constituait des paquets de la valeur
d'une, deux, trois barres ou davantage. Leur contenu variait à
l'infini et il n'était pas rare qu'il fût complété par quelques
pièces de monnaie. En somme elles servaient simplement de
complément dans des opérations de troc.
L'unité de mesure était le krou, variable lui-même suivant
la nature de la marchandise et suivant les lieux. Un krou
de riz n'avait jamais le même contenu qu'un krou d'huile et
celui-ci, dont la capacité était d'une quinzaine de kilogrammes
à Cavally où les oléagineux étaient rares, atteignait 28 kgs 500
à Fresco et 42 kgs à Grand Jack *. Si le commerce reposait sur
la confiance réciproque il était accompagné cependant de
assez variables. Les Africains toujours endettés 2 savaient
que des représailles étaient possibles de la part d'un aviso de
la station navale anglaise de Cape Coast ou de la station
navale française de Gorée. Ils savaient aussi que leurs enfants
dont ils confiaient fréquemment l'éducation à leurs créanciers 3
qui les conduisaient en Europe, pourraient servir d'otages.
Bouët avait recommandé ce système de garantie.
Volume des échanges et bénéfices : Le volume des échanges
ainsi réalisés sur l'ensemble de la côte, de Bliéron à Petit-
Bassam, est impossible à estimer. Dix à vingt voiliers, jaugeant
1. Abidjan, III, 8, 80. Rapport de Charles Bour, janvier 1886.
2. Id., photocopies. Rapport Monléon.
3. Esquisse commerciale.
— 460 —

de cinquante à sept cents tonneaux, étaient en permanence


au mouillage. Le seul commerce de Jack-Jacks dépassait
5.000 tonneaux d'huile en 1864 1. Elle était achetée 250 francs
la tonne, livrée à bord et revendue plus de 1.000 francs en
Europe.
Les bénéfices réalisés de part et d'autre étaient très
Les Européens considéraient comme moyen un
de 100 % 2. Celui des traitants était certainement supérieur
à ce taux si l'on en juge par l'exemple suivant : après le pillage
en 1849, de trois de ses chaloupes dont le contenu avait été
acheté pour 14 onces d'or à un marchand européen, le roi Peter
de Grand-Bassam réclamait 40 onces en dédommagement. La
différence entre ces deux chiffres, soit 27 onces, correspondait
au bénéfice qu'il escomptait, voisin de 300 % 3.
Le commerce sur rade présentait un gros inconvénient :
il arrivait qu'un traitant disparût avec les marchandises qu'on
lui avait avancées. Mais il avait l'avantage de réduire au
les frais généraux. Le « subrécargue » ne s'occupait que
de ce qui se passait sur son pont et dans sa cale. Les opérations
de chargement, de déchargement et de transport des
ou des produits, européens aux lieux de consommation
africains depuis leur lieu de production, relevaient uniquement
des traitants.
La Troque à terre.

Le commerce sur rade était un commerce routinier aux


bien établies : les subrécargues se contentaient de
aux demandes d'une clientèle régulière qui avait accès
à leur bord. Le commerce à terre au contraire, représenta une
nouveauté : à partir de 1843 les agents des factoreries allèrent
eux-mêmes vers le client et cherchèrent toujours à élargir le
champ de leurs affaires. Par suite une factorerie, dont les frais
généraux étaient plus élevés que ceux d'un bateau à l'ancre
mais qui obtenait les produits tropicaux à des prix plus bas,
nécessita une organisation matérielle compliquée et un
varié.
Il eut paru normal que les maisons de commerce de Gorée
1. Abidjan, photocopies. Rapport Souriau, 1864.
2. Abidjan, VII, 3. 1. Rapport du commandant Boyer, 26 octobre 1844.
3. Id. Rapport du commandant Pellegrin, 1er août 1844.
— 461 —

et de Saint-Louis fussent les premières à répondre aux


du gouvernement. Ce ne fut pas le cas ; les commerçants
qui tentèrent fortune à la Côte d'Or vinrent tous de France
jusqu'en 1868. A cette date un Anglais aussi s'installa. Par
suite du rejet des propositions formulées par la Chambre de
commerce de Bordeaux, aucune société par actions importante
ne se constitua pour exploiter les ressources de Grand-Bassam
et d'Assinie. Ce furent des commerçants relativement modestes
qui se laissèrent tenter par des comptoirs où le gouvernement
leur offrait gratuitement son aide pour le débarquement de
leur matériel. Il mettait un baraquement à leur disposition.
Ils n'avaient à acquitter ni taxes de port, ni patentes, ni droits
de douane.
Le pionnier fut Victor Régis qui installa une factorerie dans
chaque poste en 1843, n'y iît pas d'investissements importants,
réalisa des bénéfices substantiels, quoique moins élevés qu'il
ne l'eût souhaité et préféra les réinvestir dans le transport
de la main-d'œuvre africaine vers les Antilles 1. Il se retira
en 1857. Pendant quelques années il eut pour concurrents
Renard et L'Heureux du Havre, attirés par la publicité faite
après l'exploration des lagunes en 1849 et 1850 ; ils firent
faillite à la suite des malversations de leurs agents 2. De 1862
à 1864, la maison Marchand frères et Huyssens de Dunkerque,
dont le chef débarqua en pleine épidémie de fièvre jaune pour
mourir quelques jours après, fit des affaires peu brillantes 3.
En 1862 également un jeune négociant de La Rochelle, Arthur
Verdier, débarqua à Grand-Bassam une maison préfabriquée
et quelques marchandises. Un incendie le ruina l'année
mais il trouva des capitaux en Hollande et se réinstalla
à Grand-Bassam et à Assinie en 1864 4. Il devait faire preuve
de beaucoup de persévérance pour se maintenir. En 1864 les
agents de la maison Reinhard et compagnie du Havre
les possibilités de cultiver le coton à Assinie, achetèrent
un peu d'huile à Grand-Bassam puis renoncèrent à leur
A partir de 1868, par suite d'un changement dans les

1. Abidjan, photocopies. Rapports de Souriau.


2. Id.
3. Id.
4. Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, XV, 4. Rapport d'A. Verdier au
président de la Chambre de commerce de La Rochelle, 12 décembre 1872.
rbvue d'histoire d'outre-mer 31
— 462 —

dispositions relatives aux étrangers, Andrew Swanzy de Londres


installa une factorerie dans chacun des comptoirs.
Tantôt profitant des expériences faites en d'autres points
du littoral africain, tantôt improvisant, les directeurs des
mirent lentement au point un système commercial
assez complexe. Le premier problème à résoudre fut celui de
l'embarquement et du débarquement des marchandises. La
barre rendait toujours difficile les transbordements. On mettait
des marchandises légères dans des tonneaux que des nageurs
krous poussaient devant eux. Si ces tonneaux étaient un peu
trop lourds, ils flottaient entre deux eaux. Les nageurs en
perdaient le contrôle et le courant côtier les entraînait vers
l'Est ou le courant de rivière vers le large 1. Dès 1844 on
inventa à Assinie un système de va-et-vient : un chaland, un
radeau ou une bouée restaient mouillées à quelques mètres
en arrière des brisants. Un ensemble de cordages, de câbles et
de poulies le reliaient à la fois au bateau ancré plus au large,
et à la factorerie sur la plage. Les marchandises accrochées
aux cordages passaient du bateau au radeau, puis à la
par-dessus les vagues. On évitait ainsi les pertes et les
avaries provoquées par l'humidité. Cependant ce système n'était
utilisable que pour les colis légers et il ne fonctionnait
que lorsque les cordages étaient neufs ; or ils
très vite. L'emploi de grandes pirogues dites « baleinières
de barre » montées par une vingtaine de Krous, de laptots
du Sénégal ou de Minas d'Accra resta toujours indispensable
pour le transbordement du matériel lourd. Le 22 novembre 1849,
après le bombardement de Yaou, Bouët-Willaumez inaugura
une station de pilotage 2 à l'entrée de l'Akba. Tout navire
de moins de 5 mètres de tirant d'eau pouvait appeler le pilote
pour être conduit en lagune. Mais plusieurs voiliers qui entrèrent
facilement durent se faire remorquer par un navire de guerre
pour ressortir et l'entreprise fut abandonnée. Les factoreries
utilisèrent toujours des voiliers pour leur ravitaillement en
marchandises lourdes. Quand la barre était mauvaise ils
ancrés au large, ce que ne pouvaient pas faire les
soumis aux horaires réguliers du service postal.
1. Abidjan, VII, 3, 1. Rapport de Pellegrin, commandant de Forl-
Nemours, 1er août 1844.
2. là., VII, 3, 2.
— 463 —

Une factorerie était à la fois un entrepôt provisoire pour les


produits d'exportation et pour les marchandises à vendre dans
les villages ; c'était en même temps un magasin de vente en
gros et au détail. Elle était dirigée par un agent européen
intéressé à ses bénéfices 1. La vente en gros était assurée par
les principaux chefs de village et parfois par de véritables
coopératives d'achat, formées par des particuliers qui
pour se procurer à bon compte les marchandises
qu'ils destinaient moins à leur usage personnel qu'à la
revente 2.
Comme Bouët l'avait prévu, sous le régime de la libre
les bateaux français restèrent « les portefaix des
anglaises et américaines ». Il suffit d'établir la liste
des produits de troc qu'il énumérait en 1839 dans son rapport
et de la comparer à celle que dressa Verdier 3 cinquante-cinq ans
plus tard pour constater la similitude. Par ordre d'importance,
les produits vendus aux indigènes étaient les suivants : tissus
de Manchester dont les coupons avaient la largeur voulue pour
des vêtements drapés et des coloris spécialement étudiés pour
la mode africaine, aussi capricieuse que la mode parisienne ;
poudre également anglaise ; fusils à silex anglais, allemand ou
danois ; alcools hollandais, allemands ou américains meilleur
marché que les produits similaires français ; tabac de Virginie
en feuilles ; coutellerie, armes blanches et machettes de Shef-
field et Birmingham ; acier suédois. La France ne vendait que
des marchandises de peu de valeur : liqueurs, savon, parfums,
miroirs, chaudrons, fil, cuvettes émaillées. A Assinie ces
étaient échangées contre de la poudre d'or ; à Grand-
Bassam contre de l'huile et des palmistes.
Chaque factorerie disposait d'un débarcadère ou wharf sur
la lagune. Ses chalands, ses chaloupes et ses vapeurs venaient
y charger les marchandises nécessaires aux échanges dans les
villages. Régis ravitaillait les chefs de Grand-Bassam, Assinie,
Krindjabo et Alépé 4. En 1847 le commandant d'Assinie, Thé-
venard, affirmait qu'il avait conclu avec eux des contrats et
s'était engagé à ne rien vendre à leurs sujets et à leurs clients

1. Daumas, agent de Régis au Dahomey, devint son concurrent.


2. Abidjan, VII, 3, 2. Rapport de Pellegrin.
3. A. Verdier, Trente-cinq années de lutte, chap. ier.
4. Abidjan, VII, 3, 1. Rapport du commandant Thévenard, 1847.
— 464 —

habituels sans passer par leur intermédiaire 1. Quand un navire


de guerre entrait en lagune le gérant de la factorerie
toujours dans ses tournées et en profitait pour acheter
de l'huile dans les villages visités. En 1854 Régis ouvrit une
troisième factorerie à Dabou.
Le système des sous-factoreries fut mis au point par Verdier
et Swanzy. C'était en général des chalands avariés ancrés au
fond d'une baie ou des cases louées à un chef de village. Les
plus lointaines furent installées à Toupa sur l'Ebrié, à Alépé
sur l'Akba et à Aboisso sur la Bia. Chacune des deux maisons
de commerce en avait une dizaine en 1871. Leurs gérants
étaient parfois des Africains mais le cas était rare car il
d'avoir un minimum d'instruction pour tenir un registre
ou une caisse ; or, l'administration n'ouvrit aucune école dans
les comptoirs avant 1886 2 et les missionnaires catholiques
français ne s'établirent en Côte d'Ivoire qu'en 1894 3. La
des gérants furent donc des Libériens ou des mulâtres
de Sierra Leone ou de Gold Coast, anciens élèves des écoles
missionnaires, anciens « boys » ou employés de commerce de
leur pays d'origine d'où ils avaient fui, poursuivis pour vol,
abus de confiance ou escroquerie. On les surveillait de près
mais ils étaient aptes à rendre de grands services, car, tout en
imitant les manières européennes, ils connaissaient
les coutumes des noirs. Leur salaire en nature 4,
aux transactions qu'ils opéraient, leur permettait de
traiter parallèlement des affaires à leur compte et à celui de
leur patron.
Les transactions s'opéraient sensiblement de la même façon
à terre que sur rade aux pays des Krous et des Jack-Jacks.
Une différence est cependant à noter : l'emploi d'une monnaie
locale, la manille, dans la lagune Ebrié. Il s'agissait d'un
fait d'un alliage de cuivre et d'étain pesant environ
1. Id., VII, 3, 2.
2. Sur l'école d'Assinie on trouve des renseignements dans Verdier,
Trente-cinq années ; dans Brétignère, Aux temps héroïques de la Côte
d'Ivoire ; dans A. O. F., 5 G 37 ; dans Abidjan, VII, 3, 5 à VII, 3, 13.
Le dossier VII, 3, 7 signale tous les abus de Verdier.
3. Dans un rapport de 1870 (Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, I, 8b)
Bourgois parle « de tentatives éphémères d'évangélisation de 1840 et
de 1850 à 1852 ».
4. A. E., Mém. et documents, Afrique, vol. 7. Compte rendu d'une
enquête faite par Villeneuve, 28 janvier 1883.
— 465 —

140 grammes et fabriqué en Angleterre où on l'achetait pour 22


ou 23 centimes 1. Les cauris, par contre, abondamment utilisés
au Soudan et au Dahomey, ne se rencontraient pas en Côte
d'Ivoire.
Les factoreries bénéficiaient de l'appui matériel de l'Etat.
Leurs agents étaient en contact permanent avec les indigènes
dont ils connaissaient beaucoup mieux que les subrécargues
les coutumes et les besoins. Elles auraient dû faire au commerce
sur rade une concurrence ruineuse et le commerce français
aurait dû éliminer le commerce anglais. Ce fut presque le
contraire qui se produisit pour des raisons de politique locale
et de politique générale. Sur le plan local les traitants
les Français comme des concurrents et des ennemis
plutôt que comme des fournisseurs et des amis parce qu'ils
troublaient les habitudes acquises. Sur un plan plus général
le maintien du libre-échange joua en faveur des positions déjà
solidement établies des Anglais.
Les traitants qui étaient les seuls Africains avec lesquels
les subrécargues faisaient du commerce ne représentaient que
le dernier maillon d'une longue chaîne de commerçants
L'huile vendue par les Jack-Jacks était récoltée par
les Boubourys ou les Ebriés ; l'or vendu par les gens de Grand-
Bassam ou d'Assinie provenait du Soudan ou de quarante
lieues au nord de Maféré 2 dans le royaume de Krindjabo.
Il était livré aux traitants par des « colporteurs » que l'on
peut-être improprement des « caravaniers » puisqu'ils se
déplaçaient à pied et sans animaux. Les factoreries cherchèrent
à commercer directement avec les producteurs d'huile et les
caravaniers en se passant de l'intermédiaire des traitants. Il en
résulta entre eux une rivalité constante, parfois sourde, parfois
explosive.
Les traitants faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour
les caravaniers de parvenir aux comptoirs. Une caravane
ne comprenait jamais plus d'une quinzaine de personnes : un
chef, sa famille et ses domestiques. Il ne fallait pas être plus
nombreux pour trouver à se ravitailler en route car rares étaient

1. A. Verdier, Trente-cinq années de lutte aux colonies, ch. v.


2. H. G. Bevijn, « Some aspects of the Gold Coast economy about 1880 »,
in Proceedings oféth annual Conf. West Africa Inst. Soc. and Econ. Research,
1956, pp. 68-73.
— 466 —

les villages africains qui pouvaient accueillir une vingtaine


d'hôtes. Il arrivait aux caravaniers d'utiliser les cours d'eau
mais ils ne pouvaient alors échapper aux rançons que leur
infligeaient les villages riverains. Le plus souvent ils allaient
à pied, un petit paquet de marchandises riches peu
et facilement dissimulables posé sur la tête. Ils
jalousement le secret de la route suivie, passant par
les villages reconnus accueillants et se détournant de ceux qui
leur imposaient de trop grosses rançons. Les Achantis de
Koumassi parvenaient à Krindjabo par la vallée de la Tanoé
et les rivages de la lagune Tendo. Le trajet pouvait être fait
en douze jours ; celui de Koumassi à Cape Coast n'en demandait
que huit. Cette différence était sans importance pour des gens
qui restaient absents de chez eux pendant trois mois. Ce qui
comptait c'est que l'accès à la mer leur était permis en
anglais tandis qu'il leur était refusé en territoire sous
protectorat français. Amatifou les arrêtait avant qu'ils ne
à la mer 1. Ils se ravitaillaient donc à meilleur compte
à Cape Coast qu'à Krindjabo. Seules les hostilités fréquentes
de leur confédération avec les Anglais les conduisaient en
français. Les caravanes de Bettié, de l' Indénié, du Bon-
doukou, du Morénou et de Kong descendaient la vallée de
l'Akba et rejoignaient parfois celle de la Bia pour aboutir
à Aboisso. Enfin les Bambaras du Soudan traversaient le pays
Baoulé pour aboutir à Epey sur la lagune Potou 2. C'est en
vain que les Français cherchaient à entrer en contact avec
eux. Il aurait fallu remonter les fleuves au delà des rapides,
frayer des routes en forêt et les surveiller. Amatifou envoyait
ses porte-cannes aux souverains voisins et procurait des guides
aux caravanes pour qu'elles viennent chez lui. Sa réputation,
ainsi que Treiche-Laplène s'en rendit compte en 1887 et 1889,
s'étendait jusqu'à Bondoukou et jusqu'à Kong.
Si le contrôle du transport de l'or, facilement dissimulable,
était impossible, celui du transport de l'huile paraissait facile.
Les agents des factoreries pensèrent très tôt qu'il leur serait
aisé de détourner sur Grand-Bassam la majeure partie de la
production de l'Ebrié. Le palmier à huile pousse naturelle-

1. Abidjan, VII, 3, 2. Rapport de Thévenard, 1847.


%. Id. Rapport de Pellegrin.
— 467 —

ment en Côte d'Ivoire, en association avec beaucoup d'autres


arbres sur une bande de soixante à quatre-vingts kilomètres
au bord de la mer. En certains endroits assez rares on trouve
jusqu'à deux cents palmiers à l'hectare ; beaucoup plus
il n'y en a qu'une ou deux douzaines. Chaque arbre
sept à dix régimes par an à partir de sa quatrième année
et le poids de ceux-ci varie de cinq kilos sur un arbre jeune à
quinze ou vingt kilos sur un arbre adulte. Exceptionnellement
ils dépassent trente kilos. Les fruits passent en mûrissant du
vert clair au noir puis au rouge vermeil. Autour d'un noyau
épais le péricarpe n'a que quelques millimètres d'épaisseur,
mais il contient de soixante à soixante-dix pour cent de matière
grasse.
En 1843 seules les populations privées des ressources de la
pêche ou du commerce avec les Européens exploitaient les
palmeraies. La récolte réalisée était toujours inférieure à la
récolte possible. Elle se faisait à tout moment mais les mois
de grosse production étaient ceux de juillet, août ou septembre.
La fabrication de l'huile nécessitait toute une série
1 : détacher les fruits de la partie fibreuse du régime après
avoir laissé celui-ci sécher quelques jours ; procéder à une
première ébullition puis laisser fermenter ; la pulpe se
alors aisément du noyau ; refaire bouillir cette pulpe :
une partie de l'huile venait surnager à la surface du chaudron ;
on la recueillait en écumant ; une autre restait mêlée à la pulpe
qu'on pressait à chaud dans un chiffon ou entre deux nattes.
Ces procédés aussi primitifs s'accompagnaient nécessairement
de gros déchets. Le noyau lui-même ou palmiste — dont
l'amande est riche en matière grasse — était parfois cassé entre
deux pierres pour que le contenu en fût vendu ; beaucoup
plus souvent il servait de combustible. La production d'huile
abondante surtout autour de la lagune Ebrié et dans la région
de Lahou était bien inférieure à celle qui aurait été possible.
L'Africain ne travaillait jamais régulièrement dans le simple
but de s'enrichir mais seulement en vue de satisfaire des besoins
immédiats lorsqu'il avait un achat à faire. A l'arrivée des
Français toute l'huile produite était achetée par les Jack-Jacks
qui la revendaient aux subrécargues.

1. Abidjan, photocopies. Rapport Souriau.


— 468 —

Les agents des factoreries d'Assinie déplorèrent de passer


par l'intermédiaire du roi de Krindjabo pour se procurer de
l'or ; mais comme il était respectueux de son traité et les laissait
circuler librement, il n'y eut pas de conflit avec lui. A Grand-
Bassam et dans son arrière-pays au contraire la lutte contre
les monopoles des traitants fut souvent rude. En 1843 les gens
de Grand-Bassam interdisaient à ceux des autres villages
de la factorerie. Celle-ci aurait été pillée si son agent,
Isnard, avait cherché à vendre des marchandises à d'autres
que les traitants habituels dont Peter était le principal.
par cette situation, le 22 mars 1844 les Ebriés du village
d'Akba pillèrent trois chaloupes de Peter et capturèrent leurs
équipages. Il entreprit la guerre contre eux, parvint à libérer
les prisonniers mais non à se faire restituer les marchandises
volées. Il usa alors de diplomatie et les invita à un palabre
dans le village neutre d'Abra. Les Ebriés lui reprochèrent de
s'être érigé en courtier obligatoire entre les Français et eux ;
il leur reprocha d'empêcher les caravanes de parvenir jusqu'à
lui. Les deux parties se mirent d'accord pour laisser les pirogues
circuler librement sur la lagune 1.
Isnard commença à acheter directement l'huile aux Ebriés.
Cependant les savonneries de Marseille n'en voulurent pas
parce qu'elle donnait un savon jaune, invendable en France,
et Régis se vit obligé de la vendre à Hambourg ou à
En 1852 l'industriel Rouquier trouva un procédé pour
blanchir le savon fabriqué avec l'huile de palme 2. Régis voulut
alors acheter toute la production de la palmeraie d'Adjoukrou.
La guerre de l'Ebrié commençait. Nous avons vu comment
il prit la peine d'aller à Paris pour convaincre le ministre
dans ses vues. La construction du fort de Dabou lui donna
quelqu'espoir et lui-même y installa une factorerie. Mais ni
les Boubourys, ni les Jack-Jacks ne voulurent commercer avec
lui. Les Jack-Jacks qui se souciaient peu de la peine de leurs
« boys » chargés de rouler les tonneaux à travers le cordon
littoral et de leur faire passer la barre, endettés envers les
subrécargues qui conservaient comme otages leurs enfants et
les faisaient élever en Angleterre, ne voyaient aucune raison

1. Abidjan, VII, 3. 1. Rapport de Pellegrin, 1er août 1844.


2. P. Masson, op. cit.
— 469 —

de modifier des habitudes commerciales qui avaient assuré


leur fortune. Les Boubourys, endettés envers les Jack-Jacks
et craignant de justes représailles de leur part, agirent de
même. Il aurait fallu employer la force pour contraindre les
uns et les autres à faire des livraisons à la factorerie française.
Mais le gouvernement du Second Empire, au moment même
où il concluait avec l'Angleterre un traité de libre-échange,
ne pouvait prendre une telle mesure qui aurait été considérée
comme un acte d'hostilité envers les subrécargues travaillant
pour des maisons de Bristol et de Liverpool.
Pendant plusieurs années Régis profita du moindre incident
pour renouveler ses réclamations. Comme devait le faire plus
tard Verdier, il se présentait en patriote qui se ruinait pour
conserver une colonie à la France 1. Mais le ministre
aux amiraux de la Station navale de n'utiliser la force
que pour punir les insultes au drapeau français et les violences
commises envers des Français 2. Quand Régis fut persuadé que
le gouvernement n'emploierait pas la marine de guerre pour
la réalisation de ses idées, il songea à faire lui-même la police
en Côte d'Ivoire. Il proposa de créer une compagnie à
semblable à celle que la Chambre de commerce de
aurait voulu fonder en 1842 : elle battrait pavillon
français ; elle aurait ses canons et ses fusils ; elle recruterait
sur place une milice ; elle aurait une flotte de vapeurs
par l'Etat, qui assurerait le service postal sur le
littoral africain. Pour ne pas renier les idées âprement
treize ans plus tôt par son frère et lui, Régis ajoutait
qu'elle autoriserait de petits commerçants à faire des affaires
sous sa protection3. Il essuya un refus et liquida ses comptoirs.

Le ministère de la Marine faisait procéder à de nombreuses


enquêtes pour comprendre les causes du marasme des comptoirs
et lui trouver un remède. En 1854 le commandant de la Divi-

1. P. Masson, op. cit.


2. Scheffer op. cit., t. II, 21 mars 1863, ministre à amiral Besse ;
1863, instructions à l'amiral Besse et à l'amiral Lafïon de Ladébat.
3. P. Masson, op. cit.
sion navale Monléon 1 estimait que tout le mal provenait du
laisser-aller commun des agents de l'Etat et des
: les forts étaient délabrés, la canonnière le Marigot
inutilisable et trop souvent des chirurgiens exerçaient par
intérim le commandement des forts. Us n'avaient pas le temps
de s'occuper des affaires commerciales. Des cinq factoreries
de Régis et de Renard, seule celle de Régis à Grand-Bassam
disposait au moment de son enquête d'un stock de
assez varié pour répondre aux demandes de la clientèle
africaine. Aucune n'avait les chaloupes nécessaires pour aller
chercher l'huile dans les nombreux villages disposés à en
vendre. Monléon proposait de remplacer le matériel vétusté
par du matériel neuf, d'installer un remorqueur à vapeur à
l'entrée de l'Akba pour permettre aux voiliers d'accéder au
débarcadère de la lagune et de passer des traités avec tous les
chefs de village d'Assinie à Lahou, pour créer une colonie
française homogène. Ces mesures lui paraissaient suffisantes.
En 1861 le capitaine de vaisseau Rouchange 2 pensait qu'il
était indispensable de créer une société par actions pour le
commerce de l'huile. Elle installerait des agents à Grand-
Bassam, à Assinie, à Krindjabo, à Alépé et à Dabou. Un vapeur
les ravitaillerait en marchandises de traite. Chacune
d'un assez grand nombre de pirogues montées par des
Krous pour faire de la traite dans les villages environnants.
En 1862 le capitaine de génie Souriau écrivait dans son
rapport 3 : « Nos petits traitants préfèrent aller glaner à Lagos
et à Ouida sur les marchés déjà ouverts par les Anglais. Ils
n'ont pas les avances nécessaires ni la quantité de
voulue pour créer de nouveaux courants commerciaux.
Le grand commerce s'est désintéressé jusqu'ici de la Côte
d'Ivoire. Les établissements de la Côte d'Or ne peuvent s'élever
qu'entre les mains d'une maison puissante qui ferait des avances
aux chefs de village. » Et à son tour il préconisait la création
de nouvelles factoreries, ravitaillées par une flotte de voiliers
venant de France, qui pourraient décharger en lagune sans
perte de temps, grâce à l'aide d'un remorqueur à vapeur.
La plupart des enquêteurs recommandaient donc de prendre
1. Abidjan, photocopies.
2. Abidjan, III, 8, 80.
3. Id., photocopies.
— 471 —

les mesures nécessaires pour que le commerce en Côte d'Ivoire


fût fait par de grosses sociétés disposant de moyens puissants ;
les capitalistes de Marseille ou de Bordeaux sollicitaient l'octroi
de privilèges avant d'investir des capitaux importants sur le
littoral africain et en Côte d'Or. Mais le ministre de la Marine
continua à penser que la libre concurrence était la meilleure
garantie des bas prix dont le maintien était indispensable au
développement du commerce en Afrique 1.
Puisque les commerçants français dédaignaient les comptoirs
d'Assinie et de Grand-Bassam, le Gouvernement décida de les
ouvrir aux négociants étrangers. En 1864 le seul commerçant
européen à y faire des affaires était Arthur Verdier qui
pour le compte de la maison Bauman Van Biscovel de
Rotterdam 2. En 1867 Fleuriot de Langle qui commandait la
Division navale l'obligeait à changer de raison sociale s'il
voulait continuer à bénéficier des avantages consentis au
commerce français 3. La maison hollandaise prit le nom de
son gérant 4 et le frère d'Arthur Verdier, Etienne Verdier,
vint fonder deux nouveaux comptoirs pour le compte de la
maison P. W. Morsh de La Rochelle 5. Les capitaux hollandais
restèrent ; des capitaux français s'y ajoutèrent simplement.
Il n'y avait pas de raison d'interdire en principe ce qu'on
tolérait en fait : le décret du 12 septembre 1868 6 ouvrit les
comptoirs français de la Côte d'Or aux pavillons de toutes
les nationalités et institua un droit uniforme de 4 % à l'entrée
et à la sortie sur toutes les marchandises quelle que fût leur
provenance ou leur destination. Seul Andrew Swanzy de
Londres, qui avait déjà des factoreries en Sierra Leone, en
Gold Coast, à Ouida et même en Afrique du Sud, profita de
la circonstance pour en installer deux nouvelles à Assinie et
à Grand-Bassam.
Les Chambres venaient de supprimer les subventions au
budget des colonies 7. Celles-ci devaient recueillir sur place les
ressources nécessaires à leur défense et à leur administration.

1. Scheffer, op. cit., t. II, Didelot, 10 octobre 1861.


2. Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, XV, 4.
3. Id., lettre de Fleuriot de Langle, 4 décembre 1867.
4. Id., Gabon, I, 8b. Rapport de l'amiral Bourgois, 2 mai 1872.
5. Id.
6. Id., Gabon, I, 8a, Instructions à l'amiral Duperie.
7. Scheffer, op. cit., t. II, Dauriac, 1867.
— 472 —

Les droits de douane perçus à Half-Jack, à Petit-Bassam,


à Grand-Bassam et à Assinie furent insufïisants. Comme par
ailleurs les négociations avec l'Angleterre au sujet de la Gambie
n'aboutissaient pas, au début de 1870 le ministre de la Marine
donna à l'amiral Bourgois les instructions suivantes x : « Je
vous prie d'étudier l'abandon total ou partiel de
et des postes militaires existant dans nos établissements
de la Côte d'Or et du Gabon qui coûtent annuellement à l'État
une somme de 470.000 francs. »

La défaite de Sedan en septembre précipita la décision.


Par la dépêche du 7 novembre 1870 2, le Gouvernement de
la Défense Nationale chargea l'amiral Bourgois de préparer
l'évacuation des comptoirs de la Côte d'Or tout en préservant
la souveraineté théorique de la France. Il fallait éviter d'aliéner
les droits qu'elle avait acquis et qui pourraient servir un jour
de monnaie d'échange pour l'acquisition de la Gambie.
L'amiral Bourgois chargea les commandants des forts,
et Legigon 3 de renouveler et de modifier les traités conclus
avec les rois et les chefs d'Assinie, d'Akapless, de grand-Bassam
et de Dabou. Contre le doublement de la coutume qui leur
était consentie ceux-ci promirent de conserver le drapeau
de le faire respecter et de protéger eux-mêmes les
établis.
Par ailleurs Swanzy et Verdier obtinrent l'autorisation
leurs agents et leurs stocks dans les forts. Swanzy loua
celui d'Assinie et Verdier celui de Grand-Bassam. Celui de
Dabou devait être abandonné. Cette installation des
dans les locaux du gouvernement donna lieu à un contrat :
le loyer annuel était fixé à 200 francs, l'entretien des bâtiments
étant à la charge des locataires. Ceux-ci auraient droit à un
préavis de six mois dans le cas où le gouvernement déciderait
de réoccuper les comptoirs. Ils deviendraient pleinement pro-

1. Id., II, Bourgois, 1870.


2. A. E., Mémoires et documents. Afrique, vol. 4. Rapport de l'amiral
Bourgois du 15 février 1872, et A. O. F., Gabon, I, 8b.
3. A. E., id.,
— 473 —

priétaires si cette réoccupation n'était pas effectuée après un


délai de cinq ans *.
Les trois cents officiers, soldats, commis et chirurgiens des
postes furent rembarques le 24 janvier 1871 2 et laissèrent une
demi-douzaine d'agents de commerce s'installer dans les locaux
qu'ils abandonnaient. L'expérience des comptoirs fortifiés
par un échec.
Le jour de l'évacuation la situation politique et commerciale
se présentait de la façon suivante : à Krindjabo le roi Amatifou
pouvait être considéré comme un allié fidèle capable de faire
régner l'ordre à l'intérieur de ses États. Mais il subissait la
pression des Achantis, qui cherchaient à accéder à la mer et
celle des Apolloniens qui se mêlaient en nombre croissant à
ses sujets depuis la cession de leur pays par les Anglais aux
Hollandais 3. Dans l'Akapless le nouveau souverain Amogoua
était d'un loyalisme plus douteux : c'était un traitant enrichi
et sans scrupule ; son intérêt immédiat l'avait conduit à
le maintien et le doublement de sa coutume mais on
craindre qu'il ne fermât la vallée de l'Akba ou
les communications entre les deux comptoirs s'il y
trouvait intérêt. A Grand-Bassam les trois chefs qui se
le village étaient très différents l'un de l'autre 4.
Cuméa était un vieillard sur le déclin ; Bled, aussi riche
était décidé à maintenir de bonnes relations avec les
Français qui avaient assuré sa prospérité. Il était le chef du
parti modéré. Say, ancien élève du lycée Charlemagne, était
un « évolué », infatué de son importance, qui était rentré dans
son pays pour s'y endetter autant auprès de ses compatriotes
qu'auprès des Européens. Il était devenu un agitateur politique
qui espérait échapper à ses créanciers en semant le trouble.
Quant au chef de Dabou, dit chef des Débrémons, nul
que ses sujets ne l'avaient respecté depuis quinze ans que
par crainte des canons et des fantassins du fort et que le départ
des Français allait marquer la fin de sa suprématie. Sur la

1. A. O. F., 5 G 35, pièces 38 à 42. Contrats de location.


2. Il a été impossible de retrouver le récit de l'évacuation.
3. Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, XV, 4. Verdier au ministre,
15 octobre 1871.
4. A. E., vol. 4. Rapport Bourgois, 15 février 1871. — Arch. Nat.,
Section O.-M., Gabon, I, 9 b. Rapport Bourgois du 2 avril 1872.
— 474 —

côte des Jack-Jacks la richesse et la puissance des traitants


commençaient à décliner. L'huile minérale des Etats-Unis faisait
concurrence depuis une dizaine d'années sur les marchés
aux huiles végétales des pays tropicaux et le prix de
celles-ci baissait régulièrement. Les Jack-Jacks s'étaient déjà
rapprochés de la France en acceptant la création d'un poste
douanier dans leurs villages x.
Leurs marchés semblaient maintenant accessibles à Verdier
et Swanzy. Le premier avait fait entrer en lagune Ebrié la
goélette La Louise car ses baleinières ne suffisaient plus au
transport de toute l'huile recueillie par ses agents et par ses
traitants 2. Le second venait de commander deux vapeurs en
Angleterre pour les mêmes raisons.
Les chefs indigènes et les commerçants européens savaient
qu'un aviso de la Division navale viendrait une fois par an
apporter les coutumes dues, montrer le pavillon français et
rappeler ainsi que la Côte d'Ivoire restait française. Dans le
cas où les chefs n'auraient pas tenu leurs engagements, ils ne
recevraient pas de coutume et s'exposeraient à un
Cependant la témérité des négociants qui restaient,
étonnait les officiers qui se retiraient. Ils savaient que pour
faire respecter la France pendant vingt-huit ans ils avaient dû
souvent employer la force. Comment de simples commerçants
parviendraient-ils à se maintenir ? Le commerce sans
concevable au Dahomey où il existait une organisation
politique cohérente, paraissait voué à l'échec en Côte d'Ivoire.

Paul Atceu.
1. Arch. Nat., Section O.-M., Gabon, 1, 8 b.
2. ïd., Gabon, XV, '..

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