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École pratique des hautes études.

4e section, Sciences historiques


et philologiques

Les chefs de travaux dans l'ancienne Égypte


Jean-Louis de Cénival

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de Cénival Jean-Louis. Les chefs de travaux dans l'ancienne Égypte. In: École pratique des hautes études. 4e section,
Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1962-1963. 1962. pp. 225-231;

doi : 10.3406/ephe.1962.4704

http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1962_num_1_1_4704

Document généré le 15/06/2016


LES CHEFS DE TRAVAUX

DANS L'ANCIENNE EGYPTE (1)

par Jean-Louis de Cénival

Les chefs des travaux, ou maîtres d'œuvre, sont attestés


pendant toute l'histoire de l'Egypte ancienne, depuis la fin de la
IIIe dynastie jusqu'à l'époque ptolémaïque au moins. Ils portent
un titre que l'on transcrit soit mr ktf, soit imy-r (variante ri)
kd ou kiWt. La première transcription est préférable d'une part
parce qu'elle reproduit plus exactement l'écriture habituelle en
hiéroglyphes, d'autre part, parce qu'elle a plus de chances de
restituer la structure consonnantique du mot tel qu'il était
prononcé par exemple au Nouvel Empire : l'élément mr trouve
peut-être son origine (ce n'est pas prouvé) dans l'expression
imy-r, mais sa prononciation ne devait pas comprendre d'autres
consonnes que le m et le r; l'élément ht est probablement un
collectif plutôt qu'un pluriel (hwt).
Les sources ne permettent pas de définir la fonction avec
exactitude; on peut néanmoins affirmer que les mr kd étaient
chargés de diriger les travaux de construction : construction
de temples surtout, mais aussi de palais, de canaux, de statues
colossales et même parfois de tombes de particuliers. Leurs
responsabilités s'étendaient aussi à l'extraction et au transport

(1) Cette thèse, déposée le 6 mai 1962 par M. Georges Posener, directeur
d'études, a valu à M. Jean-Louis de Cénival, par délibération du conseil de la
Section ers date du 17 juin 1962, rendue sur le rapport de MM .Jacques J. Clère
et Michel Malinine, le titre d'élève diplômé de la IVe section de l'École pratique
des Hautes Études.
15.
226 POSITIONS DES THÈSES

des pierres quand celles-ci étaient de dimensions considérables,


et à la décoration des édifices. Selon certains textes, ils jouaient
quelquefois le rôle de nos architectes, c'est-à-dire qu'ils
établissaient sur papyrus le plan des bâtiments projetés ; mais leur
fonction consistait surtout dans l'organisation technique et
économique de l'entreprise et dans la surveillance de l'exécution. Elle
tenait donc plus de celle de nos entrepreneurs et ingénieurs des
travaux publics que de celle de nos architectes.
L'étude de leur place dans l'administration et la société forme
le sujet principal de la thèse. Cette place varie sensiblement
suivant les époques de l'histoire égyptienne, mais quelques traits
constants se dégagent cependant; ils reflètent les grands
principes, assez stables, de l'organisation des travaux publics :
— Il n'a jamais existé en Egypte de bureau spécialisé dans
cette organisation (pas de « ministère des travaux publics »);
les mr kit sont donc rarement des hommes qui se consacrent
exclusivement à ces occupations ; ils sont surtout choisis dans les
différentes branches de l'administration qui participent aux
entreprises.
— Étant donné que les constructions utilisent une main-
d'œuvre abondante et des moyens économiques importants,
leurs organisateurs doivent avoir des pouvoirs et des
responsabilités étendus : dans chaque branche, on les trouvera donc
seulement aux postes les plus élevés, autrement dit ils font partie de la
grande aristocratie (sauf à Basse Époque). En ceci ils diffèrent
des autres responsables des œuvres d'art comme sculpteurs,
peintres, orfèvres, etc. qui restent des artisans.
— Les constructions publiques, surtout celles des temples,
sont un monopole du roi. Lui seul peut décider d'ériger des
« maisons » pour ses pères les dieux. Le clergé des temples ne
peut pas avoir de politique de construction indépendante. Les
chefs des travaux sont donc toujours des fonctionnaires royaux,
même quand ils portent le titre de chef des travaux de tel dieu,
comme c'est souvent le cas au Nouvel Empire. Le nom du dieu
ne fait que spécifier le temple où ils ont travaillé pour le compte
du roi. Cependant ce principe s'écarte de plus en plus de la réalité
à partir de la deuxième moitié du Nouvel Empire.
Ces traits de base à peu près constants trouvent des
applications sensiblement différentes suivant les époques, au gré des
modifications dans les structures administratives et sociales.
De leur côté, les variations de la situation des chefs des travaux
permettent de préciser ces modifications.
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IL L'ANCIEN EMPIRE

A la IVe dynastie, on sait que tous les principaux postes de


l'administration sont occupés par des membres de la famille
royale. C'est donc surtout parmi les princes que sont choisis
les chefs des travaux. Cette structure « patriarcale » de
l'administration est abandonnée au début de la Ve dynastie, surtout à
partir du règne de Néferirkarê, quand elle est remplacée par une
bureaucratie spécialisée; on trouve alors les chefs des travaux
surtout dans les branches suivantes :
a. Les bureaux du vizir; c'est le cas le plus fréquent; les mr krf
commencent alors leur carrière comme scribe de ces bureaux
(sgb ss), puis deviennent sous-chef, chef des scribes (s*b sfyd sS,
ssb mr ss) et enfin S;b ^d mr (contrôleur? des canaux?). A partir
de là, ils peuvent parvenir à la direction des principaux services :
greniers, trésor, travaux publics, etc., et enfin au vizirat.
b. L'armée ou plus exactement le personnel des expéditions;
ce sont alors le plus souvent des fils du roi qui, après avoir
commencé « à la base » comme simples matelots, passent par les
grades de chef de section, chef d'équipage, etc., pour parvenir à
celui de chancelier du dieu, c'est-à-dire d'amiral de la flotte royale,
puis de chef des travaux. Ils doivent être spécialisés dans le
transport et l'installation des grands monolithes.
c. Les techniciens du bâtiments; certains gravissent les
échelons depuis les charges de simple maçon jusqu'à celles de chef
des maçons du roi et parviennent au poste de mr kst (et même de
vizir).
d. Les décorateurs, formés sans doute comme simples artisans,
qui deviennent grand chef des artisans (titre qui implique la
grande-prêtrise du dieu Ptah).
Tous ces départs au bas de l'échelle professionnelle indiquent
un mode de formation plutôt qu'une démocratisation profonde
du système administratif.
e. Les vizirs, qui, même quand ils ne sont pas passés par une
des filières qu'on vient d'énumérer, ont d'importantes
responsabilités dans la conduite des travaux et sont donc souvent (mais
pas toujours?) mr kit.
Dans la deuxième moitié de la VIe dynastie, la noblesse
provinciale prend de plus en plus le pas sur l'aristocratie
administrative; il s'ensuit une raréfaction des chefs des travaux dans les
hautes couches de la société et sans doute leur disparition au
228 POSITIONS DES THÈSES

cours de la Première Période Intermédiaire. Ce phénomène est


parallèle à la « féodalisation » de la noblesse, qui abandonne
progressivement les capacités et les responsabilités techniques
à des couches subalternes de la société. C'est probablement à
cette époque qu'apparaissent les directeurs (brp) des travaux
(attestés sûrement à partir de la XIIe dynastie seulement); leur
niveau social est assez bas.

III. LE MOYEN EMPIRE

Les chefs des travaux réapparaissent dès le début du Moyen


Empire, mais, pour cette époque, notre documentation, centrée
sur la noblesse provinciale (tombes des nomarques) et la petite
bourgeoisie (stèles d'Abydos), ne nous en fait connaître qu'un
nombre limité (une quinzaine seulement alors que plus de 80
sont attestés pour l'Ancien Empire et à peu près 140 pour le
Nouvel Empire). On ne peut donc se faire une idée précise de la
position des mr kit. Une bonne partie d'entre eux est choisie,
au Moyen Empire, parmi les cadres de l'administration de la
chancellerie qui semble avoir les principales responsabilités dans
la conduite des travaux publics (chef de la chancellerie,
lieutenant de la chancellerie, chef des chanceliers). D'autres, toujours à
l'intérieur de la chancellerie, sont d'anciens directeurs des
travaux sortis du rang.

IV. LE NOUVEL EMPIRE

La documentation, muette pour la Deuxième Période


Intermédiaire, redevient abondante dès le début de la XVIIIe dynastie,
où la situation se révèle très différente de ce qu'elle était au Moyen
Empire. Si la chancellerie joue encore un rôle important au début
de cette période, elle est rapidement remplacée dans la conduite
des travaux par d'autres administrations :
a. Les greniers qui, dans la première moitié de la XVIIIe
dynastie, semblent bien être les principaux dispensateurs des moyens
économiques principaux pour les travaux (notamment les
matières précieuses), mais qui se voient ensuite supplantés par le
trésor.
b. Le trésor; on y trouve, d'une part, des hommes qui, passant
par la charge de scribe du trésor, deviennent chef du trésor
central (« ministre des finances >>) et, à ce titre, chef des travaux;
d'autre part, des chefs des travaux qui appartiennent à d'autres
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administrations, mais qui reçoivent la direction d'un trésor local


et disposent ainsi des moyens nécessaires à leurs activités.
Enfin d'autres mr kit, qui sont toujours de hauts fonctionnaires,
sont nommés chef des deux maisons de l'or et de l'argent. Ce
titre ne correspond pas à une fonction précise, mais sert à
expliciter le fait qu'ils sont responsables des métaux précieux utilisés
pour la décoration des édifices qu'ils ont à construire.
c. Les domaines; on y observe un double phénomène : d'une
part, on rencontre des grands chefs des domaines ou des chefs
de domaines importants qui deviennent chefs des travaux effectués
dans les domaines qu'ils administrent ; d'autre part, on trouve des
chefs des travaux qui sont nommés chefs d'un domaine d'un
temple où ils font des constructions. Cette charge accroît leurs
pouvoirs économiques en vue des travaux, elle leur permet de les
payer.
d. L'armée, qui parallèlement à ses tâches proprement
militaires, fournit aux travaux publics une abondante main-d'œuvre ;
peuvent devenir chefs des travaux, d'une part, les cadres
administratifs, c'est-à-dire les scribes des recrues (qui ont en principe
été auparavant scribes de l'armée puis chefs des scribes de
l'armée), d'autre part, les cadres « combattants », à partir du grade de
chef de corps (grade précédant celui de général) ou ceux de la
police (chefs des mdsyw).
e. Le clergé où l'on trouve deux possibilités comme on l'a vu
déjà pour le trésor et les domaines : des prêtres importants
(surtout les grands prêtres d'Amon, de Ptah ou de Rê) qui deviennent
chefs des travaux et des chefs des travaux qui reçoivent en
récompense de leurs services une charge de prêtre ou de conducteur
de fête dans le temple où ils travaillent. Ces nominations à des
charges administratives ou religieuses plus ou moins honorifiques
sont, avec les dons en nature (matières précieuses, vêtements,
rentes alimentaires, biens fonciers) et la faculté de déposer des
statues à leur effigie dans les temples construits, les modes les
plus courants de rétribution de ces fonctionnaires.
/. Les cadres subalternes de la construction; certains chefs des
travaux, d'un niveau social moins élevé que la plupart de ceux
qui ont été évoqués plus haut, sont d'anciens chefs maçons
(mr ikdw) qui appartiennent à peu près au même milieu que les
plus favorisés des artisans : sculpteurs, orfèvres, etc. D'autres
sont d'anciens supérieurs des travaux (kry ht) ; ces derniers sont
des chefs des sculpteurs ou des carriers à qui la direction de
travaux sur des statues colossales ou des obélisques, par exemple,
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a été confiée; ils semblent jouer un peu le rôle des directeurs des
travaux (fyrp kit) du Moyen Empire. Ceux-ci ont peut-être disparu
au Nouvel Empire, car, si le titre existe encore, il a l'air le plus
souvent d'être une simple périphrase pour celui de chef des
travaux. Finalement on pourrait classer dans la catégorie / les
hommes qui encadrent les ouvriers travaillant dans la nécropole
royale : scribes de la nécropole et chefs d'équipe, qui appartiennent
au milieu d'artisans que nous ont révélés les fouilles de Dêr el-
Médineh ; ce sont généralement d'anciens manoeuvres ou graveurs
et beaucoup d'entre eux reçoivent à titre plus ou moins
honorifique la distinction de chef des travaux.
Entre la XVIIIe dynastie et l'époque ramesside, on observe
une nette évolution. A cette époque, des transformations
profondes se produisent dans la société et l'administration. On observe
notamment une spécialisation progressive des cadres entraînant
(ou entraînée par) une baisse des capacités techniques de la
haute administration et un abaissement corrélatif du niveau
social des cadres techniques; le phénomène rappelle celui que
l'on observe à la VIe dynastie, mais il est plus lent et moins grave.
On note aussi un cloisonnement des différents corps sociaux qui
se manifeste principalement dans le clergé; la société cléricale
se ferme (surtout et plus rapidement aux niveaux subalternes)
et affirme de plus en plus son indépendance vis-à-vis du pouvoir
central.
La proportion des grands fonctionnaires parmi les chefs des
travaux diminue donc; par exemple, à la XVIIIe dynastie la
plupart des chefs du trésor connus sont chefs des travaux;
à l'époque ramesside, on trouve surtout des chefs des travaux
à qui sont confiés des trésors locaux. Dans l'armée, les chefs des
travaux sont surtout des chefs des recrues, à la XVIIIe dynastie;
plus tard, ils sont choisis parmi les cadres proprement militaires :
généraux, chefs de la police et, de plus en plus, chef de corps.
Les liens entre les chefs des travaux qui travaillent dans un temple
et le clergé de ce temple deviennent de plus en plus étroits, leurs
liens avec le pouvoir central de plus en plus lâches.

V. LA BASSE ÉPOQUE

Entre la fin du Nouvel Empire et le début de la Basse Époque,


il n'y a pas de rupture brusque; on assiste simplement à
l'aboutissement de l'évolution observée à l'époque ramesside et qui peut
être considérée comme achevée dès le début de l'époque saïte
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au moins. Bien que les sources soient moins nombreuses, cette


continuité et l'homogénéité des documents permettent de se
faire une idée assez précise de la position des mr krf. Les travaux
sont souvent menés sous le patronage de membres de
l'aristocratie, faisant plus ou moins partie de l'entourage royal; mais,
abandonnant à des subalternes les responsabilités techniques, ces
nobles portent même rarement le titre de chef des travaux. On
trouve ce titre essentiellement chez deux catégories de
personnages :
a. Les militaires, non plus les généraux mais les chefs de
corps.
b. Les prêtres ; c'est de loin le cas le plus fréquent (dans l'état
de notre documentation du moins). Naturellement les membres
de l'aristocratie possèdent tous des charges de prêtres, les plus
élevées en général, mais les prêtres qui détiennent dorénavant
les titres de chef des travaux sont d'une espèce bien différente :
ils sont fym ntr, ou it ntr, ou wlb d'un temple. Enfermés
héréditairement dans la société de ce temple, ils ne détiennent plus de
titres qui les mettent en rapport avec le pouvoir central. Ce fait
aide à comprendre que l'architecture ptolémaïque, plus que la
sculpture par exemple, se soit développée en vase clos, suivant
les traditions purement égyptiennes conservées dans les temples,
à l'abri des innovations hellénistiques adoptées dans l'entourage
des rois macédoniens.
La réunion de la documentation concernant les chefs des
travaux permet enfin, en la classant par ordre chronologique et
topographique, de mettre en rapport de nombreux sanctuaires
conservés ou attestés dans les textes, avec les hommes qui les
ont construits. Ainsi se trouve facilitée la tâche des historiens de
l'art qui voudraient trouver dans ces monuments la trace de leurs
auteurs.

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