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Les niveaux de conscience

chez Paulo Freire


PAR GAUTHIER TOLINI · PUBLIÉ 09/02/2019 · MIS À JOUR 09/02/2019
Références : « Les niveaux de conscience chez Paulo Freire [I]»,
IRESMO, 1er février 2019.
Note : il s’agit d’un extrait de l’ouvrage Ação cultural para a liberdade e
outros escritos, Buenos Aires, Tierra Nueva, 1975 ; Rio de Janeiro, Paz
e Terra, 1976.

Les niveaux de conscience chez


Paulo Freire [I]
En nous proposant une analyse des niveaux de conscience, nous
souhaiterions souligner depuis le début, que si, d’un côté, nous ne
sommes pas en train d’absolutiser la conscience, et de manière
générale, la super-structure, de l’autre côté, nous n’absolutisons
pas l’infra-structure. Nous sommes, au contraire, en train de
chercher à comprendre les différents niveaux de conscience dans
leur relation dialectique avec les conditions matérielles de la société,
pour cela même, ils ne déterminent pas les conditions sociales, mais
ils n’en sont pas une simple copie. Nous avons déjà insisté là-dessus
dans d’autres travaux, que la structure sociale, comme un tout, est,
en dernière analyse, non la somme (ni non plus la juxtaposition) de
l’infra-structure avec la super-structure, mais la dialectisation entre
les deux.

De là, le rôle que peut jouer la culture dans le processus de


libération des classes opprimées est indiscutable.

De cette manière, en cherchant à discerner, en termes relatifs, les


caractéristiques fondamentales de la configuration historico-
culturelle à laquelle ces différents niveaux de conscience
correspondent nous espérons ne pas être compris comme si on était
en train de sombrer dans une des absolutisations mentionnée ci-
dessus.

D’un autre côté, notre intention n’est pas de tenter une étude des
origines et de l’évolution historique de la conscience, ce pour quoi,
surtout, nous nous sentons pas les compétences, mais d’essayer de
produire une analyse introductive aux niveaux de conscience dans la
réalité latino-américaine. (…)

Nous allons commencer par effectuer quelques considérations


générales au sujet de ce que nous appelons la « culture du
silence », dans laquelle on trouve des formes particulières de
conscience dominée.

En dépit de l’évidence, peut être il n’est pas trop d’affirmer que le


constat de la culture du silence implique la reconnaissance d’une
culture dominante et que toutes deux, qui ne se génèrent pas elles-
mêmes, mais se constituent dans les structures de la domination.
La culture du silence, aussi bien pour les dominés que pour les
dominants, se situe dans une relation dialectique et non
d’opposition symétrique à la culture dominante.

D’un autre côté, tout ce qui compose la culture du silence n’est pas
une pure reproduction idéologique de la culture dominante. En elle,
il y a aussi quelque chose de propre aux opprimés dans lequel ils
s’emmurent (…) pour se défendre, pour se préserver, pour survivre.
De là, la nécessité déjà soulignée que les leaders révolutionnaires
connaissent non seulement la faiblesse de cette culture, mais
également son potentiel de révolte.

Un des aspects qui a été discutés dans l’analyse de la culture du


silence, c’est celui de la relation entre le « Premier monde » et le
Tiers monde. Le Premier est le monde qui parle, qui impose, qui
envahie ; l’autre dans des moments différents de ses relations
dialectiques avec lui est le monde qui écoute, qui suit, qui se
rebelle, qui est assimilé ou récupéré, qui se rebelle de nouveau, qui
fait la révolution, qui se libère, sans que cette séquence soit
quelque chose de prédéterminée.

En tant que monde qui « parle », le Premier monde, en lui-même,


et son Tiers monde – le monde des classes et des groupes sociaux
dominés, avec sa culture du silence également- et le Tiers monde
comme totalité dépendante, a, dans son intimité, son Premier
monde – le monde de ses classes dominantes, en relation de
subordination au Premier monde du Premier monde qui sont les
classes dominantes des sociétés de la métropole. Dans ce sens, il y
a une certaine différence entre les classes dominantes du Premier
monde et les classes dominantes du Tiers monde, comme les
classes entre les classes et groupes dominés de chacun de ces
mondes. (…)

Une des formes de la conscience dominée dans ces sociétés


dépendantes, se caractérise par sa quasi-adhérence à la réalité
objective et sa quasi-immersion dans la réalité. A ce niveau, comme
nous l’avons souligné dans Pédagogie des opprimés, la conscience
dominée ne prend pas suffisamment de distance avec la réalité afin
de l’objectiver et de la connaître de manière critique.

Nous appelons cette forme de conscience « semi-intransitive ».


Dans sa quasi-immerson dans la réalité, cette modalité de la
conscience ne parvient pas à capter de nombreux défis du contexte
ou les perçois de manière distordue. Sa semi-intransitivité
comprend une certaine oblitération qui lui est imposée par les
conditions objectives. De là, dans cette vision de fond, les données
qui se détachent le plus facilement, c’est ce qui se dit au sujet des
problèmes vitaux, dont la raison d’être, de manière générale, est
toujours trouvée hors de la réalité concrète. C’est qu’à ce niveau de
quasi-immersion, on ne distingue pas facilement ce que nous
appelons la « perception structurelle » des faits, qui implique la
compréhension véritable de la raison d’être de ceux-ci. De cette
manière, l’explication des problèmes se trouvent toujours hors de la
réalité, soit dans des signes divins, soit dans le destin, ou bien aussi
dans l’infériorité naturelle des hommes et des femmes dont la
conscience se situe à ce niveau. La semi-intransitivité est
nécessairement associée au fatalisme, encore que cela ne soit pas
une particularité exclusive de la semi-intransitivité. De quelque
manière, si l’explication des situations problématiques se trouve
dans un quelconque pouvoir supérieur ou dans une « incapacité
naturelle » des êtres humains, il est évident, alors que l’action de
ceux-ci, comme réponse à ces situations problématiques, n’est pas
orientée dans le sens d’une transformation de la réalité, mais au
contraire se tourne vers le pouvoir supérieur qui est à l’origine des
situations aussi bien que de l’infériorité naturelle. Son action a un
caractère magico-défensif ou magico-thérapeutique. (…)

Rien de ce que nous disons sur la semi-intransitivité signifie,


cependant, que les hommes et les femmes, dont la conscience se
situe à ce niveau, soient incapables de dépasser la compréhension
magique des faits, soient incapables de refaire la lecture de leur
réalité, comprenant alors que leur indigence a d’autres causes que
celles admises jusque là. Au contraire, l’expérience a montré que
plus rapidement que ce que l’on croit, cette relecture devient
possible, même si entre le moment de la relecture et de
l’engagement dans une forme d’action cohérente avec elle, il y a
beaucoup à faire.

Parfois, le dévoilement d’une partie au moins des raisons des faits


que la relecture de la réalité offre conduit les individus qui la font à
un état d’inquiétude qui effraie les éducateurs qui ont été conduit là
par des sentiments humanitaires, et non par une option politique
claire.
Dans de telles situations, ces éducateurs comprennent, comment,
en peu de temps, ils ont été dépassés par ceux dont ils prétendaient
être les éducateurs. Ils comprennent qu’en dépit du fait qu’ils
sachent lire et écrire, ils étaient politiquement des analphabètes.

Certains de ces « effrayés » renoncent au travail initié, d’autres


acceptent le défi que cette relecture leur impose, ils refont
entièrement leur lecture du monde et ils abandonnent le
spontanéisme humanitaire et deviennent réellement des militants.
Ils s’alphabétisent politiquement comme les analphabètes qu’ils
prétendaient alphabétiser. (…)

Cette transition historique [ici Freire se réfère à l’histoire du Brésil]


correspond à une nouvelle forme de conscience populaire – la
« transitive-naïve ». Si au niveau de la « semi-intransitivité », se
sont les problèmes vitaux qui se détachent le plus facilement, au
niveau de la transitivité naïve la capacité de captation s’amplifie et
ce qui avant n’était pas perçu commence à l’être, mais également
ce qui était compris d’une certaine manière l’est maintenant d’une
autre manière.

Il n’y a pas, cependant, de frontière rigide entre une modalité et


une autre de conscience. Ainsi, dans beaucoup de cas, la conscience
semi-intransitive continue d’être présente, au sein de la transitive-
naïve. (…)

De cette manière, la conscience transitive émerge comme


conscience ingénue, tellement dominée à l’intérieur, mais
indiscutablement plus en alerte concernant la raison d’être de sa
propre ambiguïté.

D’un autre côté, l’immersion de la conscience populaire, même


encore naïvement transitive, provoque le développement de la
conscience des classes dominantes. C’est que la transitivité naïve
annonce, dans les masses populaires immergées, la constitution de
la conscience de classe dominée qui s’assume comme « classe pour
soi ». De cette manière, comme il y a un moment de surprise dans
les classes populaires quand elles commencent à voir ce
qu’auparavant elles ne voyaient pas, il y a un étonnement
correspondant dans les classes dominantes quand elles
comprennent qu’elles sont en train d’être dévoilées par les masses.
Cette double révélation provoque de l’anxiété chez les uns et les
autres.

Les masses populaires deviennent anxieuses du fait de la liberté, du


dépassement du silence dans laquelle elles ont toujours été. Les
classes dominantes, elles par maintient, du « statut quo » vers
lequel elles inclinent en fonction du degré de pression des classes
populaires, des réformes structurelles qui n’affectent pas le système
dans son essence.

Dans le processus de transition, le caractère prépondérant de la


« société fermée » va graduellement céder la place à un plus grand
dynamisme dans toutes les dimensions de la vie sociale. Les
contradictions remontent à la surface et les conflits dans lesquels la
conscience populaire s’éduque et se fait plus exigeante se
multiplient, provoquant ainsi une plus grande appréhension dans les
classes dominantes.

(…)

D’un autre côté, la phase de transition génère également un


nouveau style politique, le populisme, sachant que les anciens
modèles, ceux de la « société fermée » ne sont pas adéquats à la
nouvelle étape, celle de l’émergence populaire.

(…) [Le populisme] répond à la présence des masses populaires, qui


commencent à sortir de leur silence de manière naïve, mais sa
réponse est manipulatrice. Si la manipulation populiste, cependant,
stimule les protestations et les exigences, elle stimule aussi un
processus de dévoilement de la réalité. C’est là un des aspects du
caractère ambiguë du populisme. Manipulateur, mais en même
temps, un facteur de mobilisation démocratique.

Ainsi, le nouveau style d’action politique, dans les sociétés en


transition, ne se résume pas au rôle manipulateur de ses leaders qui
font la médiation entre les masses populaires et les oligarques. Ce
n’est pas le populisme qui provoque l’émergence des masses
populaires, mais c’est l’apparition de celles-ci, dans des conditions
politiques historiques, qui le rend possible, et non un nouveau style
politique.

De cette manière, indépendamment des intentions de leur leaders,


le populisme fini par renforcer la participation des masses
populaires qui dans ce processus deviennent conscientes de leur
état d’exploitées.

Les sociétés qui expérimentent l’accentuation de ce moment


historique vivent un climat pré-révolutionnaire, dont le contraire est
le coup d’État. Et la plus ou moins grande violence de celui-là
dépend non du caractère plus ou moins humanitaire de celles-ci ou
de celles-là des forces armées, mais du niveau où se trouve la lutte
des classes dans la société.

La conscience et ses états


La conscience se reflète et s’oriente vers le monde qu’elle connaît :
c’est le processus d’adaptation. La conscience est temporelle.
L’homme est conscient et, dans la mesure où il connaît, il tend à
s’engager dans la réalité.

Le premier état de la conscience est la conscience intransitive (on a


choisi ce terme en relation avec la notion grammaticale de verbe
intransitif : à savoir celui qui ne laisse pas passer son action vers un
autre). Il existe dans cet état une espèce de quasi-engagement
avec la réalité. La conscience intransitive, cependant, n’est pas la
conscience fermée. Elle résulte d’un rétrécissement du pouvoir de
captation de la conscience. C’est une sécurité de ne pas voir ou
entendre les défis qui sont au-delà de l’orbite végétative de
l’homme. Plus on se distancie de la captation de la réalité, plus on
s’approche de la captation magique ou superstitieuse de la réalité.

L’intransitivité produit une conscience magique. Les causes que l’on


attribue aux défis échappent à la critique et deviennent des
superstitions.

Si une communauté subit un changement, par exemple


économique, la conscience est promue et se transforme en
transitivité. Dans un premier moment, cette conscience est naïve.
Une grande partie de celle-ci est magique. Ce passage est
automatique, mais celui vers la conscience critique ne l’est pas. Il
ne s’effectue qu’avec un processus éducatif de conscientisation. Ce
passage exige un travail de promotion et de critique. Si on
n’effectue pas ce processus éducatif, on intensifie seulement le
développement industriel ou technologique et la conscience sera
niée et se transformera en une conscience fanatique. Ce fanatisme
est propre à l’homme des masses.

Dans la conscience naïve, il y a une recherche d’engagement, dans


la critique, il y a un engagement, et dans le fanatisme, il y a une
remise de soi irrationnelle.

La conscience intransitive répond à un défi avec des actions


magiques parce que la compréhension est magique. Généralement
en nous tous, il existe quelque chose comme une conscience
magique, l’important est de la dépasser…

Caractéristiques de la conscience naïve


1. Elle révèle une certaine simplicité, elle tend à la simplification,
dans l’interprétation des problèmes, en effet, elle aborde un défi de
manière simpliste ou avec simplicité. Elle n’approfondie pas la
causalité du fait lui-même. Ses conclusions sont rapides et
superficielles.
2. Il y a également une tendance à considérer que le passé a été
meilleur. Par exemple : les parents qui se plaignent de la conduite
des enfants, en la comparant à ce qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient
jeunes.

3. Elle tend à accepter les formes grégaires ou massificatrices des


comportements. Cette tendance peut conduire à une conscience
fanatique.

4. Elle sous estime les hommes simples.

5. Elle imperméable à la recherche. Elle se satisfait de ses propres


expériences. Toute conception scientifique est pour elle un jeu de
langage. Ses explications sont magiques.

6. Elle est fragile dans la discussion des problèmes. Le naïf part du


principe qu’il sait tout. Il prétend gagner la discussion avec des
arguments fragiles. Il est polémique, il ne prétend pas clarifier. Sa
discussion est faîte davantage d’émotion que de critique : elle ne
recherche pas la vérité ; il s’agit de l’imposer et de trouver des
moyens historiques pour convaincre de ses idées. Il est curieux de
voir comment les auditeurs se laissent mener, par le geste et la
parole. Il s’agit de se disputer davantage, pour gagner davantage.

7. Elle a un fort contenu passionnel. Elle peut sombrer dans le


fanatisme et le sectarisme.

8. Elle présente une forte tendance à la compréhension magique.

9. Elle dit que la réalité est statique et non modifiable.

Caractéristique de la conscience critique


1. Elle a un désir de profondeur dans l’analyse des problèmes. Elle
ne se satisfait pas des apparences. Elle peut se reconnaître
dépourvue de moyens pour l’analyse de problèmes.

2. Elle reconnaît que la réalité est changeable

3. Elle remplace les situations ou les explications magiques par des


principes authentiques de causalité
4. Elle tente de vérifier ou de tester les découvertes. Elle est
toujours disposée à effectuer des révisions.

5. Au moment d’examiner un fait, elle fait son possible pour se


délivrer des préconceptions. Non seulement dans la captation du
fait, mais également dans l’analyse et la solution.

6. Elle repousse des positions quiétistes. Elle est intensément


inquiète. Plus elle devient critique, plus elle reconnaît dans sa
quiétude l’inquiétude, et vice-versa. Elle sait qu’elle est dans la
mesure et n’est pas dans le paraître. L’essentiel pour paraître
quelque chose, c’est d’être quelque chose. C’est la base de
l’authenticité.

7. Elle repousse tout transfère de responsabilité et d’autorité et


accepte la délégation de celles-ci.

8. Elle recherche, elle investigue, elle force, elle choque.

9. Elle aime le dialogue, elle se nourrit de lui.

10. Face à la nouveauté, elle ne repousse pas l’ancien pour être


ancien, elle n’accepte pas le nouveau pour le nouveau, mais elle les
accepte dans la mesure où ils sont valides. »

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