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SECTEUR INFORMEL ET EMPLOI : L'ENSEIGNEMENT DES PAYS SOUS-

DÉVELOPPÉS

Bruno Lautier

Armand Colin | « Revue Tiers Monde »

2013/2 n°214 | pages 151 à 167


ISSN 1293-8882
ISBN 9782200928797
DOI 10.3917/rtm.214.0151
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-2-page-151.htm
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BRUNO LAUTIER, UN SOCIOLOGUE ENGAGÉ

SECTEUR INFORMEL ET EMPLOI :


L’ENSEIGNEMENT DES PAYS SOUS-DÉVELOPPÉS*
Bruno Lautier

L’augmentation présente du chômage ne laisse plus place qu’à des degrés plus
ou moins forts de pessimisme ; selon les paramètres que l’on introduira dans tel
ou tel modèle que l’on fera « tourner », les prévisions concernant le chômage
en 1988 oscilleront entre 2,8 et 3,5 millions de demandeurs d’emploi, jamais
moins. Cette sorte de fatalisme des économistes de l’emploi, qui héritent des
contraintes (de productivité, de compétitivité et de change en particulier), sans
parvenir à imposer l’emploi comme contrainte, pousse à déplacer l’enjeu ; faire
du nombre d’emplois créés ou détruits l’unique enjeu d’une lutte pour l’emploi,
c’est se condamner, dans les circonstances actuelles, à arriver toujours trop tard.
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C’est aussi – et sans doute surtout – dans la question des formes d’emploi que
se situent les enjeux majeurs, au moins parce que, sur cette question, le débat
n’est pas immédiatement clos, parce qu’existe une ouverture, si ténue soit-elle.
Une raison suffisante de cette mise en exergue des formes d’emploi est leur place
prépondérante dans la détermination des flux d’emploi, eux-mêmes à la base
de l’évolution du chômage.
La question des formes d’emploi a été, ces dernières années, développée à
l’occasion de deux débats différents. Celui qui concerne les formes précaires ou,
plus largement, les « formes particulières d’emploi » (intérim, contrats à durée
déterminée, travail en régie et certaines formes de sous-traitance d’exécution)
tout d’abord ; le débat sur le secteur informel ensuite. Ces deux débats ont été
menés presque indépendamment l’un de l’autre. Le premier, centré sur l’analyse
des pratiques des firmes, a montré comment celles-ci, jouant sur la division,
tentaient d’atteindre une flexibilisation de la gestion de leur collectif de travail,
contournant ainsi la législation.

* Cet texte a été publié une première fois dans : Lautier R., 1984, « Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays
sous-développés », Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 28, pp. 77-92.

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Bruno Lautier

Le débat sur le secteur informel a très tôt été orienté autour de l’idée
que son développement pourrait être un élément de solution aux problèmes
tant de l’emploi que de la crise du procès de travail et, en même temps,
préfigurer l’emploi de l’après-crise. Ce débat est obscurci par des problèmes
méthodologiques apparemment insurmontables, qui tiennent aussi bien à la
définition du secteur informel qu’à son importance réelle et à sa mesure. Le
problème de définition apparaît dès que l’on fait la liste des vocables que l’on
assimile ou substitue à celui du secteur informel : économie souterraine, occulte,
non officielle, immergée, non apparente, non marchande ; tiers secteur, travail
noir, atypique, fantôme. Quant aux évaluations chiffrées, elles varient parfois
du simple au décuple1 et la répétition d’un chiffre lancé plus ou moins au hasard
est souvent le seul fondement de sa pertinence2 . Mon propos n’est pas d’ajouter
une typologie ou une évaluation de plus à une liste déjà longue. En tentant de
contourner cet obstacle méthodologique, il est de discuter la thèse selon laquelle
le développement du secteur informel, d’un côté, pourrait être une solution
au problème de l’emploi et, de l’autre, est de toute façon rendu inéluctable
par la montée du chômage et le caractère de plus en plus « hétéronome » du
travail. Cette thèse, défendue par des auteurs aussi divers que A. Sauvy, A. Gorz,
A. Mine ou P. Rosanvallon, est affirmée sans être démontrée. Et rien, en raison
des problèmes méthodologiques évoqués plus haut, ne permet de dire si les signes
d’accroissement du secteur informel en France préfigurent « l’après-crise » ou
« l’économie de demain », ou s’ils ne sont au contraire que les manifestations
marginales de la déformation lente d’une structure des emplois qui resterait –
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de façon dominante – semblable à celle qui prévaut depuis une génération.
Plutôt que d’opposer des affirmations à d’autres affirmations, mieux vaut
interroger une des bases des discours sur le secteur informel et l’emploi :
l’analogie avec les pays sous-développés. Plusieurs raisons militent en faveur
de cette démarche. Tout d’abord (Hugon, 1980), le secteur informel a été
l’occasion d’un renversement unique des flux internationaux en matière de
théorie économique ; pour la première fois, les concepts, les méthodes d’analyse
utilisés à propos des pays développés ont été dérivés des études menées à propos
des pays sous-développés par des chercheurs qui, de plus en plus, sont des
ressortissants de ces pays. Cette transposition, unique, n’est pas seulement le
signe d’un blocage de la recherche dans les pays développés, mais révèle que les
phénomènes de mobilisation salariale continuent à jouer un rôle essentiel dans
les mécanismes d’emploi.

1. On trouvera un « survey » (excluant l’économie domestique) des définitions et évaluations de l’économie informelle dans
Barthélemy (1982).
2. Pour une critique des évaluations peu rigoureuses, voir Duchêne (1981).

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

Ensuite, l’étude des pays sous-développés révèle une certaine indépendance


entre l’évolution de la population active et le chômage : bien que le rythme
de développement du secteur formel n’ait pas permis d’absorber les migrants
issus de l’agriculture, cela ne s’est pas traduit principalement par une hausse
du chômage (pourtant en général au moins double de celui que connaissent
les pays développés), mais par un gonflement du secteur informel. Le débat est
alors polarisé sur deux questions : une telle absorption est-elle envisageable dans
les pays développés ? Et le secteur informel est-il autre chose qu’un ensemble
« d’activités de survie », un masque au chômage ouvert ?
Enfin, cette analogie avec les pays sous-développés est riche d’enseignements
par les difficultés mêmes qu’elle soulève. Le secteur informel ne peut y être
compris que s’il est replacé à l’intérieur de l’ensemble des flux d’emplois et des
mécanismes de structuration de l’emploi. Or, cette place n’est pas la même dans
les pays développés ; et, paradoxalement, la référence aux pays sous-développés
nous en apprend plus sur le fonctionnement de l’emploi dans le secteur formel
des pays développés que sur leur secteur informel.
Après un retour sur les raisons le plus souvent avancées militant en faveur
du développement du secteur informel, cet article étudiera un exemple de pays
sous-développé, la Colombie. Cet exemple permet de réfuter le dualisme et le
misérabilisme qui dominent encore dans les analyses du secteur informel en
économie de développement, en particulier celles qui font de ce secteur un
simple masque du sous-emploi. Sur la base de cet exemple, je conclurai par
l’examen de la pertinence du parallèle que l’on peut faire entre pays développés
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et sous-développés en ce qui concerne l’éventuelle solution au problème de
l’emploi que représenterait le développement du secteur informel.

RAISONS ET CONDITIONS DU DÉVELOPPEMENT DU SECTEUR INFORMEL


DANS LES PAYS DÉVELOPPÉS : LA CONFUSION DU DÉBAT
On peut regrouper les raisons qui poussent à prédire un développement
du secteur informel sous trois rubriques :
a) Les blocages qui apparaissent dans le fonctionnement du secteur formel.
Depuis dix ans, les deux tendances majeures de l’évolution de l’emploi sont la
déconcentration et la désindustrialisation3 . La déconcentration, l’augmentation
de la part relative des petits établissements dans l’emploi total, reçoit des expli-
cations très diverses (chute accentuée de la production de biens intermédiaires,
changements techniques qui modifient le problème des économies d’échelle,

3. Les établissements de 1 à 9 salariés ont créé 450 000 emplois de 1973 à 1980, alors que ceux de plus de 500 en perdaient
400 000. L’industrie a perdu 850 000 emplois de 1974 à 1981, le tertiaire en créant 1 300 000 (INSEE, 1984).

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tertiarisation elle-même, par exemple). Mais une de ces explications renvoie au


secteur informel : la recherche d’une gestion flexible de l’emploi par les firmes,
et le blocage de l’initiative individuelle qui se manifesterait dans les plus grandes
de celles-ci. De ce point de vue, le secteur informel apparaît très supérieur aux
formes particulières d’emploi ; celles-ci sont étroitement réglementées, souvent
coûteuses, et ne permettent en rien de suivre les modifications de la demande
sociale. Le secteur informel, en revanche, par la capacité d’initiative qui s’y
manifeste, par la possibilité de suivre, voire de précéder l’évolution du marché,
serait le moyen de restaurer une flexibilité d’ensemble, contraignant en retour
les grandes firmes4 . La déconcentration actuellement observée ne serait alors
qu’une étape dans un processus plus vaste.
Ce type d’argument se mêle aux discussions sur la signification de la
tertiarisation de l’emploi. Depuis l’article maintenant classique de Jay Gershuny
(1979) est souvent avancée l’idée selon laquelle le développement du secteur
informel repose sur la croissance des prix relatifs des services marchands, elle-
même conséquence de cette tertiarisation, des faibles hausses de productivité
dans les services alors que les salaires sont alignés sur ceux de l’industrie. Le
développement du secteur informel dans les services (marchands, domestiques,
d’entraide) serait alors à la fois possible (il peut être aussi productif que le secteur
formel) et souhaitable (moins onéreux pour les ménages, il permettrait aussi de
libérer des capitaux à destination de l’industrie).
Le problème est, bien sûr, que cette flexibilité du secteur informel est
fortement liée à son caractère « non officiel », en particulier en ce qui concerne
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l’observation de la réglementation des salaires et de la couverture sociale. Comme
il est difficile de revendiquer la fin de cette réglementation, les partisans du
développement du secteur informel se bornent à des formules vagues, telle celle
de Gershuny, pour qui il s’agit « d’exploiter les éléments les plus positifs et
atténuer les aspects les plus critiquables du secteur informel » (Idem, p. 49). Ce
qui, concrètement, ne peut ramener qu’à deux cas de figure : soit on laisse se
développer le travail noir, on pousse au bénévolat, mais c’est l’État qui finance la
couverture sociale, voire un complément de revenu direct des actifs du secteur
informel. Cette solution ne va guère dans le sens de la réduction de la « demande
d’État »5 que permettrait le développement du secteur informel. Soit on suppose
que l’activité dans le secteur informel est le fait d’actifs du secteur formel, et
qui y ont une couverture sociale, et s’adonnent donc à une double activité ; la

4. Cette idée, dont on peut trouver des racines dans de nombreux ouvrages de Illich (peut-être lui aussi fasciné par l’apparente
« convivialité » du secteur informel mexicain), se retrouve chez de nombreux auteurs. Voir par exemple Minc (1982, p. 179) :
« La masse d’initiatives, d’intelligence, d’innovations qui s’expriment à l’ombre de l’économie souterraine peut sans difficulté
risquer la comparaison avec la créativité dont témoignent les deux sphères économiques officielles, État et marché. Le ressort
capitaliste, qui fait souvent défaut à l’économie classique, s’y est même réfugié à l’état brut ».
5. Selon l’expression de Pierre Rosanvallon (1981, p. 113).

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

condition pour que le développement d’un secteur informel « d’autoservices


collectifs » soit associé à une diminution du chômage (le secteur formel devant
absorber les travailleurs des institutions auxquels on a substitué ces services) est
une très forte réduction de la durée du travail, que M. Bosquet (1981) fixe aux
alentours de vingt heures par semaine. Même si l’on admet, avec cet auteur, que
les « raisons profondes » de la lenteur de la baisse de la durée du travail « sont
d’ordre essentiellement idéologique », le développement du secteur informel ne
paraît guère être une solution aux problèmes actuels de l’emploi.
b) Le développement du chômage. L’idée selon laquelle le secteur informel
permettrait de contrebattre la montée du chômage est très liée à ce qui précède.
Ou bien la thèse soutenue est que le développement du secteur informel
permettrait de faire baisser les taux d’activité, ce qui impliquerait que des
individus « choisissent » l’activité domestique, l’entraide, le bénévolat, plutôt
que le salariat explicite. Outre le problème déjà évoqué de la couverture sociale,
cela implique à l’évidence une baisse des revenus monétaires des ménages
et un changement dans la consommation6 . Mais, plus largement, il s’agit de
s’interroger sur les conditions de cette flexibilité à la baisse des taux d’activité.
Dans les conditions actuelles (en particulier du fait des disparités de salaires
entre les sexes) elle toucherait – si elle était possible – d’abord les femmes ; ce
qui, implicitement, renvoie à un modèle familial centré sur la femme au foyer
et rend – sans qu’on ose s’avouer ce discours – les femmes responsables de la
montée du chômage.
Et, plus généralement, c’est la possibilité de cette flexion des taux d’activité
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qui est à interroger. Les « effets de cliquet » qui caractérisent les taux d’activité
sont maintenant bien connus ; les causes en sont d’un côté dans la politique
d’emploi des firmes (qui sont actives dans le « pompage » de la population
statistiquement inactive) ; et, de l’autre, dans le lien entre hausse de l’activité et
transformation irréversible de la structure de la consommation7 . Cette question,
qui sera reprise plus loin, constitue la pierre d’achoppement du discours sur le
développement du secteur informel.
Ou bien l’on soutient que le secteur informel est plus apte à créer des
emplois que le secteur formel. En ce cas, puisqu’il s’agit bien « d’emplois », il
ne peut s’agir que de travail noir ou d’emplois indépendants. Pour le travail
noir, on ne peut se contenter de citer éternellement les mêmes exemples : les
« bresciani » de la sidérurgie italienne et les confectionneurs du Sentier. Les
premiers ne sont guère « informels », même si les unités de production sont de
taille réduite ; et la réussite des seconds repose d’abord sur la fraude à la Sécurité
sociale assortie d’un chantage lié à l’absence de papiers des immigrés. Reste

6. « L’émergence d’un mode de consommation plus frugal », comme le dit élégamment Échanges et Projets (1980, p. 244).
7. Du fait, en particulier, de la montée de l’endettement liée à l’accession à la propriété du logement.

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l’emploi indépendant ; celui-ci peut en effet générer des emplois dans certains
secteurs : réparation, second œuvre du bâtiment en particulier ; si, effectivement,
l’initiative personnelle, l’adaptabilité, détonnent avec les rigidités de la grande
entreprise, reste à savoir si ce type d’emplois est un substitut aux emplois du
secteur formel, ou s’il est très lié au développement du secteur formel lui-même.
C’est à ce propos que la référence aux pays sous-développés est particulièrement
éclairante.
c) Le caractère de plus en plus « hétéronome »8 du travail. L’idée selon laquelle
le travail dans le secteur informel présenterait des caractéristiques de plus
grande autonomie, voire de convivialité, que le travail dans le secteur formel est
avancée par Gershuny, Gorz, Rosanvallon, Minc. Elle serait à la base du caractère
inéluctable du développement du secteur informel, en particulier en ce qui
concerne l’activité des associations et le travail indépendant (le travail salarié au
noir n’étant, à l’évidence, guère convivial). À l’origine de cette idée, on trouve
deux arguments. D’un côté, et surtout à cause des changements techniques, le
fait que le travailleur est irréversiblement coupé des conditions de maîtrise de
son propre procès de travail, individuellement ou collectivement. Un contrôle
des cadences de travail ou une « recomposition des tâches » ne changeraient
rien à l’affaire : la reconquête de la maîtrise du procès du travail est désormais
impossible. Le développement du secteur informel – sous condition de la baisse
forte de la durée du travail – permettrait d’y trouver une sorte de compensation
à un travail dans le secteur formel qui reste nécessaire (et dans lequel l’objectif à
rechercher est la maximisation de la productivité).
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De l’autre côté on trouve l’argument selon lequel existent de « vigoureux courants
culturels et sociologiques » (Gershuny, 1979, p. 49) qui poussent au développement
du secteur informel. Certes, ces courants existent, mais ils sont extrêmement divers,
voire opposés, allant du mot d’ordre « changer la vie » à « small is beautiful » et,
plus récemment un discours néo-entrepreneurial qui, prenant acte de l’échec des
solutions collectives (politiques et syndicales) aux situations individuelles, propose
l’apologie de la débrouillardise comme solution à la fois individuelle et sociale au
problème du travail9 . Cet argument est partiellement fondé, comme le premier : la
« crise du travail » a des racines profondes (qui seront évoquées plus loin), qui sont
liées au fait qu’historiquement le procès de travail de type tayloriste et fordiste n’est
socialement accepté (ce qui semble être à la base des hausses de productivité qu’il
engendre) que par la première, et une partie de la seconde, génération de salariés
inscrits dans ce cadre.

8. Selon l’expression employée par A. Gorz (1980). J’ai déjà discuté ce type d’analyses dans Lautier (1982, 5e partie) et serai
donc très bref sur ce point.
9. L’évolution de la revue Autrement paraît significative des glissements successifs d’un de ces discours à l’autre.

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

Mais reste à montrer pourquoi, et comment, le développement du secteur


informel serait une solution au problème du travail « hétéronome ». On a vu
qu’un problème clé restait celui de l’abaissement massif de la durée du travail ;
un autre est la mesure dans laquelle l’activité dans le secteur informel pourrait se
substituer au travail salarié comme pôle des relations sociales, voire de définition
de l’identité sociale. Enfin, pour toutes les activités où le secteur informel serait
en concurrence avec le secteur formel, on voit mal comment le premier résisterait
au second tout en préservant la « convivialité ».

On voit que cet ensemble, extrêmement hétéroclite, de discours, converge


sur un point : la possibilité d’une substitution du secteur informel au
secteur formel. Pour des raisons multiples, cette possibilité serait
actuellement plus grande qu’il y a quelques années, ce qui fonderait
le caractère nouveau des termes du problème et permettrait d’avancer
que « l’après-crise est commencée ».
On peut tout d’abord mettre en doute le caractère nouveau de ce dévelop-
pement du « secteur informel ». Marx, par exemple10 , mais aussi de multiples
auteurs du siècle passé (de Villermé à Pelloutier) montrent abondamment
comment les employeurs cherchaient déjà à échapper à la réglementation sociale
en développant le travail noir ou à domicile ; et les SCOP ont beaucoup d’an-
cêtres. Le problème est alors d’analyser le mouvement de « démarginalisation »,
la tendance à la « formalisation » qui apparaît historiquement plus forte que
la tendance inverse. Plus que des mouvements successifs, les tendances à la
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formalisation et à « l’informalisation » apparaissent comme des mouvements
simultanés. La production capitaliste s’est toujours développée sur deux bases :
d’un côté, une production spécifiquement capitaliste, avec bouleversement du
procès de travail, et cadre légal strict. Et, de l’autre, une production indirecte-
ment (du putting out du XVIIIe siècle à la confection clandestine contemporaine)
ou pas du tout soumise au capital. Mais cette seconde catégorie d’activités
est progressivement réinsérée dans le cadre capitaliste (qu’il s’agisse de travail
à domicile, de services aux entreprises ou aux ménages) tandis que d’autres
apparaissent aux marges. Certes, il n’existe pas de théorisation globale de ce
phénomène de bourgeonnement-réinsertion des activités informelles, mais
seulement des éléments d’explication ; par exemple, le rôle de la technique et de
la variation du prix relatif des moyens de production (comme dans le cas de la
machine à coudre, à la fin du siècle dernier, qui a permis une forte croissance du
travail à domicile) ; ou encore la politique de l’État qui, dans certaines périodes,
tend à favoriser l’homogénéisation des conditions de reproduction de la force
de travail, et non à d’autres (en vue de développer la mobilité ou par peur

10. Voir Marx (1867) paragraphes 8 (sur le travail à domicile) et 9 (sur la législation de fabrique), chapitre XV, section 4, livre I.

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d’une extinction physique de la classe ouvrière dans le premier cas) ; ou enfin


le rôle du degré de concentration des firmes du secteur formel. Le caractère
permanent de ces phénomènes d’extériorisation-réinsertion ne permet pas
de fonder les affirmations normatives qui fleurissent depuis quelques années
sur la nécessité de développer le secteur informel pour résoudre le problème
de l’emploi. Ces affirmations apparaissent beaucoup plus comme un élément
d’un dispositif politique que comme le résultat des éventuelles spécificités de la
période contemporaine.
Ensuite, l’idée d’une substitution possible du secteur informel au secteur
formel repose sur une vision de l’espace social en termes de découpage. À un
découpage en deux, il faut substituer un découpage en trois ; de la dichotomie :
État-marché, passer à la trilogie : État, marché, tiers secteur. Le problème est
alors que le secteur informel est largement marchand, et un « tiers secteur » ni
marchand ni étatique ne peut être que domestique, associatif ou de voisinage. Il
ne pourrait se constituer que sur la base d’éléments des deux autres secteurs, qui
s’en détacheraient. Quelles seraient alors les forces sociales qui permettraient un
tel processus ? Pas l’État, puisque « l’État ne peut être le moyen de la réduction
de demande d’État » (Rosanvallon, 1981, p. 115)11 . Pas le marché, si tant est
que « le marché » est l’état naturel de la société (Minc, 1982, p. 180) et que le
développement du secteur informel est un moyen de redynamiser le marché.
Ne reste alors plus qu’un appel incantatoire aux initiatives individuelles12 qui ne
se fonde sur aucune estimation précise de leur impact réel et qui, pour ce qui
concerne le travail domestique, fait largement l’impasse sur le fait qu’il reste,
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dans son énorme majorité, féminin.
Devant cette succession de questions irrésolues, d’affirmations gratuites, d’im-
passes logiques et de contradictions internes, l’appel à la comparaison internationale
devient un moyen privilégié de l’argumentation. Puisque, dans de nombreux pays,
le secteur informel semble plus développé qu’en France, et puisque la crise y semble
mieux supportée (ou, du moins, semble moins grave dans ses effets que ce que
donnerait à penser l’observation de leurs indicateurs macro-économiques), cela
serait une preuve a contrario que le développement du secteur informel est une
solution à la crise, particulièrement en ce qui concerne l’emploi.
Les pays les plus souvent cités à l’appui de cette thèse sont de quatre types. L’Italie
d’abord, proche et aisément comparable, mais où le secteur informel pris comme
point de comparaison est essentiellement le travail noir. Certains pays de l’Est,

11. L’auteur poursuit : « Nous n’avons pas ici à décrire le processus de cette réduction, comme si elle pouvait être programmée »,
ce qui est prudent, mais laisse le problème entier.
12. « Ne cessent en effet de se multiplier les initiatives qui visent à assumer des services collectifs sans passer par les règles
et les procédures de la Sécurité sociale : assistance aux vieillards, crèches spontanées, associations d’animation, réseaux
d’entraide... Elles traduisent toutes des besoins dont les individus n’attendent plus de les voir satisfaits à travers l’énorme machine
bureaucratique du welfare. » (Idem, p. 181).

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

ensuite (URSS, Hongrie, Pologne), où le développement du secteur informel semble


très étroitement lié à l’existence de la planification et d’une réglementation très
spécifique. Certains pays d’Afrique (Tunisie, Sénégal, Kenya sont les plus souvent
cités), où l’importance des liens familiaux (voire des rapports de castes) et le très
faible développement de l’industrie biaisent le problème. Certains pays d’Amérique
latine enfin, en particulier depuis le développement d’un programme de recherches
par le Prealc13 depuis une quinzaine d’années.
Au sein de ces derniers pays, la Colombie me semble être le meilleur exemple
pour discuter des limites de l’appel à la référence aux pays sous-développés dans
le débat sur le secteur informel. D’abord parce que ce pays présente des structures
de son économie urbaine beaucoup moins hétérogènes que d’autres, le Brésil par
exemple. Ensuite parce que, si le secteur informel est très important, il coexiste
néanmoins avec un secteur formel développé (et qui n’est pas entièrement
polarisé sur quelques branches). De plus, le secteur informel est l’objet de
politiques économiques actives, qui peuvent servir de point de référence. Enfin,
la Colombie est probablement le pays du monde où le secteur informel est le
mieux connu, tant sont abondantes les enquêtes très détaillées, les débats entre
chercheurs nationaux et la recherche théorique sur ce point14 .

LA RÉFÉRENCE AUX PAYS SOUS-DÉVELOPPÉS DANS LE DÉBAT SUR LE


SECTEUR INFORMEL ET L’EMPLOI : L’EXEMPLE DE LA COLOMBIE
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La référence au secteur informel en Amérique latine, et particulièrement en
Colombie, est de plus en plus utilisée pour réfuter les thèses dualistes (Mathias,
1983), en particulier parce que l’activité du secteur informel est très liée à celle du
secteur formel et que les revenus dans les deux secteurs sont très proches. Mais,
au-delà de ce point pourtant fondamental, il semble que l’étude du secteur informel
permette de mieux appréhender le problème des flux, entre inactivité et activité
d’une part, entre les deux secteurs d’autre part, et de préciser le lien entre secteur
informel et chômage. Cette dynamique, extrêmement vivace, n’est en aucun cas le
signe de l’entrée dans une ère post-industrielle, mais n’est pas non plus le signe d’un
« retard ». C’est ce caractère original qui permet de préciser les enseignements que
l’on peut tirer d’une telle référence, après avoir procédé à une sommaire description
des caractéristiques du secteur informel en Colombie.

13. Programme régional de l’emploi pour l’Amérique latine et les Caraïbes (dépendant du Bureau international du travail).
14. Dans le cadre limité de cet article, je me bornerai à quelques références, touchant les moins inaccessibles au lecteur français
des documents utilisés.

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Bruno Lautier

Un secteur en pleine forme


La plupart des textes colombiens sur le secteur informel proposent immédiate-
ment une mise en garde contre le terme utilisé et le dualisme implicite qu’il véhicule,
pour continuer en disant que ce terme de secteur informel s’étant imposé, il est
plus pratique de l’utiliser. En fait, les critères de repérage sont d’abord la taille de
l’entreprise (on n’inclut dans le secteur informel que les « micro-entreprises », de
moins de 10 ou moins de 5 salariés selon les cas), puis le fait que les travailleurs
soient « non protégés » (non affiliés à l’Institut de sécurité sociale) ; les travailleurs
indépendants sont inclus dans ce secteur. Ces critères de repérage (surtout quand le
premier seul est utilisé) limitent d’emblée les possibilités de comparaison avec la
situation française. La nomenclature des activités concernées est d’abord ternaire
(commerce de rue ou de boutique, fabrication, réparation), et s’affine par des
divisions selon les produits ou les services. L’emploi dans le secteur informel dans
les quatre plus grandes villes représente de 50 à 75 % de l’emploi total selon les
villes pour l’emploi « non protégé », autour de 35 % dans chaque ville pour les
seuls « travailleurs à compte propre » ; et, surtout, l’informalité (repérée par la
non-protection) est croissante : 57,9 % en moyenne de l’emploi total en 1975,
64,8 % en 1980 (Henao, Sierra, 1984, pp. 86 et 89).
Quelques caractéristiques de l’emploi dans le secteur informel peuvent être
brièvement citées :
– il n’existe aucune corrélation positive entre l’intensité des courants migratoires
de la campagne vers la ville et le « degré d’informalité » de l’emploi ; la
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corrélation semble plutôt négative ;
– il existe une corrélation positive forte entre emploi informel et taux de
croissance global de la production (et, donc, emploi total), ce qui tend à
montrer que le secteur informel n’est nullement un refuge à chômeurs15 ;
– à égalité de conditions, les revenus dans le secteur informel sont supérieurs
à ceux du secteur formel, en moyenne. L’égalité de conditions est définie
en prenant en compte d’un côté (secteur formel) la formation initiale plus
longue et l’intensité du travail plus forte, de l’autre la formation sur le tas et
la plus longue durée du travail. La différence (aux alentours de 20 %) des
revenus peut être interprétée comme d’un côté la perception d’une rente
(correspondant à l’achat d’un atelier ou d’un emplacement de vente), de

15. Sur ces deux points, voir López Castaño, Henao et Sierra (1982). Les fluctuations de l’emploi dans le secteur informel sont de
même sens, mais d’amplitude plus forte, que celles de l’emploi dans le secteur formel (Idem, p. 185). Cependant, les données
s’arrêtent à 1980, et il n’est pas exclu que certains emplois « à compte propre » aient vu augmenter leur nombre durant la crise
de 1980-1981 (Henao, Sierra, 1984, p. 99).

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

l’autre comme compensation à l’inexistence d’assurances sociales (López


Castaño, 1981a)16 ;
– l’emploi dans le secteur informel n’est pas transitoire. Pour le commerce de
rue, par exemple, l’ancienneté moyenne dans l’emploi est de 12 à 15 ans, et cet
emploi suit dans quatre cas sur cinq un autre emploi, rarement rural (moins
d’une fois sur cinq), mais souvent (un cas sur deux environ)17 situé dans le
secteur formel. De plus, les revenus dans ces activités croissent linéairement
avec l’ancienneté dans l’emploi (ce qui tend à montrer que l’expérience joue
un très grand rôle dans la détermination du revenu) ;
– la gestion des entreprises du secteur informel, même si elle ne répond pas aux
normes comptables, peut être extrêmement complexe. Par exemple, la moitié
des journaux est vendue à crédit, ce qui implique des calculs d’intérêt au jour
le jour pour chaque client ;
– le procès de travail – dans la fabrication – n’est pas nécessairement plus
« moderne » dans le secteur formel que dans le secteur informel. Par exemple,
dans la fabrication de meubles (López Castaño, 1981b), on trouve des
établissements de plus de 100 salariés avec une coopération simple (chaque
ouvrier effectuant la totalité du procès de travail, avec des outils qui lui
appartiennent), et d’autres avec deux ou trois actifs, mais une technique
avancée ;
– la sous-traitance d’exécution, contrairement à une hypothèse tentante, paraît
peu développée. En particulier, dans la confection (où elle est apparemment
très développée en Asie du Sud-Est) moins d’un tiers des firmes grandes et
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moyennes ont recours à la sous-traitance, et jamais pour plus de 25 % de la
valeur du produit. La vente directe au client ou au détaillant est très largement
dominante, ce qui renforce l’idée d’une active résistance du secteur informel
(Morawetz, 1982) ;
– enfin, le syndicalisme existe de façon significative dans le secteur informel,
souvent là où l’on s’attend le moins à le trouver ; par exemple, les syndicats
de vendeurs de journaux ou de billets de loterie ont mené à bien des grèves
ces dernières années.
On pourrait multiplier ce type de remarques, pour conforter les conclusions
suivantes : à part une petite partie du commerce de rue (détaillants de cigarettes,
cireurs), le secteur informel ne peut être qualifié « d’activité de survie ». Il a une
dynamique propre très forte, génère des emplois et des revenus à un rythme

16. La protection sociale n’est pas absente des micro-entreprises : pour ce qui concerne celles de moins de 5 actifs, 45 % des
salariés y perçoivent des congés payés, les primes légales et les indemnités de départ (« cesantias ») et sont couverts par la
Sécurité sociale (Ayala, 1982, t. 2, p. 3243).
17. 56,7 % selon une enquête (non encore publiée) de C. Zorro Sanchez et M. Hernandez Sabogal, du SENA, portant sur Bogota.

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supérieur à celui du secteur formel, mais tout cela dans un cadre marchand, peu
« convivial »18 .
Il faut alors renverser la problématique, et voir dans le couple : secteur formel-
secteur informel un unique système d’emplois, qui est l’objet de stratégies actives
tant des travailleurs individuels que des familles, mais aussi des firmes du secteur
formel et de l’État. Mais le secteur informel n’est aucunement le moyen de
« réguler » les dysfonctions de l’emploi dans le secteur formel. L’idée d’un
« repartage » de l’espace social est, ici, un non-sens, parce que le développement
des deux secteurs est conjoint, manifeste une imbrication très forte. Celle-ci ne
repose pas tant sur des relations marchandes entre les deux secteurs que sur des
stratégies de mobilité des actifs.

Activité et mobilité : les enseignements de l’exemple colombien


L’étude des stratégies de mobilité nous montre d’abord à quel point il est
nécessaire de les prendre en compte pour arriver à comprendre les mécanismes
d’emploi ; ceux-ci ne sont pas simplement subis ; ils sont le produit de conflits,
larvés ou ouverts, qui ne sont pas réductibles à une série de calculs individuels.
Les stratégies de mobilité concernent d’abord les mouvements du secteur
informel vers le secteur formel, pour ce qui est des apprentis et des jeunes salariés.
Puis, le mouvement inverse. Le passage par le secteur formel apparaît comme
le moyen de constituer une épargne19 , mais sa relative brièveté est imposée par
l’intensité du travail. Ces stratégies sont collectives, mettant en jeu la famille et un
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cercle restreint d’amis ; cela se révèle d’abord au niveau de la composition du revenu
familial, où apparaît clairement la tentative de combiner différentes sources de
revenus, en fonction, notamment, de la composition par âges et sexes de la famille :
28 % des ménages ont des revenus qui combinent à la fois revenus salariaux et non
salariaux, et, des 72 % restants, la moitié voient leur revenu provenir à la fois de
« micro-entreprises » (moins de 5 actifs) et d’entreprises plus grandes.
Ce phénomène est particulièrement net pour les ménages où le « chef
de famille » est un travailleur indépendant ou un « entrepreneur » ; dans
respectivement 46 % et 30 % des cas, le revenu salarial d’un autre membre
de la famille représente 20 % au moins du total du revenu familial, avec une

18. Sauf, et ce n’est pas mince, en ce qui concerne l’intensité du travail. Mais celle-ci n’est pas mesurable, et l’on n’a que des
présomptions de ce qu’elle est plus faible dans le secteur informel que dans le secteur formel (nombre et durée des pauses, estimations
lors d’interviews).
19. Cela sur la base d’un mécanisme spécifique, celui de la « cesantia », sorte d’indemnité de chômage forfaitaire donnée au salarié
qui quitte l’entreprise, quel qu’en soit le motif. La « cesantia » correspond à un mois de salaire par année d’ancienneté, mais dépasse
en fait ce montant, à cause du mode de calcul qui permet au salarié de jouer sur les taux anticipés d’inflation. Pour plus de détails,
voir Ocampo et Villar (1982), où les auteurs montrent en particulier (p. 17) comment ce système est à l’origine d’une accélération des
flux de mobilité du secteur formel vers le secteur informel de 1972 à 1980, Les « cesantias » sont aussi une base de l’acquisition de
logements, ce qui explique (López Castaño, Henao, Sierra, 1982, p. 191) qu’il y ait 50 % des salariés du secteur formel propriétaires de
leur logement, contre 30 % de ceux du secteur informel.

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

moyenne proche de 40 %20 . Ceci éclaire un peu le débat sur la position de classe
des travailleurs du secteur informel21 ; même si on ne peut les assimiler de but
en blanc à la classe ouvrière – ou salariale en général –, il n’en demeure pas
moins que ces travailleurs ne représentent pas, de façon dominante, un vivier
de petits entrepreneurs schumpeteriens parmi lequel la politique économique
pourrait opérer une sélection (par le biais du crédit ou de la formation) afin
de « formaliser » le secteur informel ; les liens entre les deux secteurs sont la
base de la stratégie collective familiale, ce qui se confirme quand on observe les
comportements d’épargne. On peut reconstituer une « stratégie type » qui serait
celle-ci : la famille « envoie » un ou deux de ses membres faire un apprentissage
dans le secteur informel, puis organise leur passage vers le secteur formel.
La constitution d’une épargne à partir de celui-ci, et la rapide « usure » des
travailleurs permettent et imposent un retour vers le secteur informel, comme
indépendant ou petit entrepreneur, ce qui à son tour permettra l’embauche
d’un parent ou ami comme apprenti ou salarié22 .
Cette stratégie type est celle qui « réussit », et n’est pas statistiquement
majoritaire. L’échec se manifeste de deux façons : soit par l’immobilisation dans
le secteur formel23 , soit par une retombée dans le petit commerce de détail, avec
des revenus très faibles.
Ce schéma, exagérément simplifié, montre pourtant la place que tiennent ces
stratégies dans la détermination des formes des relations entre secteur formel et
secteur informel. D’un côté, le type de mobilité constitué permet aux entreprises
du secteur formel de renouveler les flux d’alimentation en main-d’œuvre tout
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en ménageant une possibilité de gestion, politique et sociale, du « rejet » hors
du secteur formel et en soustrayant une grande partie du coût de reproduction
des travailleurs au capital variable proprement dit.
De l’autre côté, et en personnalisant la représentation, il apparaît que les
firmes du secteur formel laissent la charge au secteur informel de prospecter un
élargissement du marché, de conquérir de nouvelles zones. Quand les conditions
techniques, mais aussi au niveau du financement de l’investissement et de la
stabilité prévisible de la demande, sont remplies24 , elles tentent de s’emparer du
marché de deux façons bien distinctes ; soit en se soumettant indirectement les

20. Sur tous ces points, voir Ayala (1982, chapitre 3).
21. Voir à ce propos le débat entre H. López Castaño (1982) et U. Ayala (1981).
22. Selon Ulpiano Ayala (1982, p. 3237, chapitre 3, t. 2), 68 % des emplois sont trouvés « à la suite d’informations d’origine
exclusivement familiale ou amicale ». Dans les entreprises de 2 à 10 actifs, 29 % de la main-d’œuvre appartiennent à la famille
de l’entrepreneur ; celui-ci emploie dans 55 % des cas au moins un membre de sa famille.
23. Les « chefs de famille » forment 49 % de la main-d’œuvre du secteur formel, contre 54 % dans le secteur informel (López
Castaño, Henao, Sierra, 1982, p. 197) ; la différence semble faible, mais l’âge moyen des premiers est nettement inférieur à
celui des seconds, ce qui limite cette impression de forte immobilisation dans l’emploi formel.
24. Ce qui n’est pas le cas dans la réparation, mais aussi dans certaines activités de production-commercialisation, comme le
poisson (Londoño, Saldarriaga, 1983).

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travailleurs indépendants en les transformant en quasi-salariés, ce qui peut dans


certains cas s’interpréter en termes de soumission formelle du travail au capital
(cas d’une partie du commerce, comme la vente des journaux, et d’une partie
de la confection) ; soit en tentant d’éliminer le secteur informel, comme dans le
cas de la construction de supermarchés.
Face à ce mouvement, les travailleurs du secteur informel ont des attitudes très
différentes. Contraints, dans la fabrication en particulier, de changer rapidement
de types de produits, leur survie (et l’augmentation de leur durée du travail) est la
condition d’aboutissement de toute une stratégie familiale. Mais, quand ils tombent
sous la dépendance d’une firme du secteur formel, ils revendiquent la reconnaissance
de cette dépendance, particulièrement par la constitution de syndicats.
Ces mouvements sont à l’origine d’une asymétrie croissante en ce qui
concerne la flexion des taux d’activité. Ceux-ci sont en hausse constante, tant
pour les hommes que pour les femmes (Henao, Sierra, 1984, p. 36)25 et, surtout,
la flexibilité à la baisse des taux d’activité diminue (en cas de baisse de l’emploi
total) en fonction du degré d’intensité des relations entre secteur formel et
secteur informel (Idem, pp. 40-44)26 .
Le secteur informel joue un rôle clé à la fois dans la phase « d’aspiration » de la
pompe aspirante-refoulante qu’est l’emploi27 et dans le fait que le « refoulement »
se fasse de plus en plus dans la population statistiquement active. Le type de
stratégie décrit plus haut, qui ne se situe pas à court terme, semble jouer un rôle
clé dans le phénomène d’immobilisation dans l’activité.
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Le développement du secteur informel en Colombie se traduit par une
accélération des flux de mobilité, à la fois vers ce secteur et vers le secteur formel.
Si, comme cela a été noté plus haut, l’emploi dans le secteur informel n’est pas
lié positivement au chômage ou à l’immigration d’origine rurale, en revanche le
simple ralentissement de la hausse de l’emploi dans le secteur informel est très
lié à la hausse du taux de chômage. En première analyse, le secteur informel en
Colombie joue un rôle analogue à celui des formes particulières d’emploi – et
particulièrement des contrats à durée déterminée – dans les entrées en chômage
en France28 . Mais le rôle du secteur informel est plus complexe, puisqu’il offre
aux firmes du secteur formel la possibilité d’organiser les flux de main-d’œuvre
à un moindre coût, mais leur ôte en retour la maîtrise complète de ces flux29 .

25. Ces taux sont, pour les hommes, de 67,5 % en 1975 et 72,1 % en 1980 ; et, pour les femmes, de 33,7 % et 38,6 %.
26. Ce mécanisme est déduit d’une comparaison entre les grandes villes. Celles – comme Medellín – où ces relations sont très
intenses manifestent une plus grande inélasticité à la baisse des taux d’activité quand l’emploi total décroît.
27. Pour reprendre la métaphore proposée par R. Salais.
28. En France, en 1981 (INSEE, 1984, p. 61), 75,4 % des entrées en chômage avaient pour origine la perte d’emploi ; parmi ces
75,4 %, la moitié étaient dues à des fins de travaux précaires (30,3 % pour les CDD et 7,2 % pour l’intérim).
29. Comme en témoignent les demandes réitérées du patronat colombien pour modifier le système de « cesantias » qu’il ne
maîtrise plus du tout, et qui apparaît très coûteux, en termes directs, mais aussi en termes de « fuite » de travailleurs qualifiés.

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Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays sous-développés

CONCLUSIONS : LES LIMITES DE L’ANALOGIE


L’étude du secteur informel en Amérique latine présente une grande impor-
tance pour faire avancer un débat, celui qui porte sur l’emploi dans les pays
sous-développés, encore englué dans le dualisme.
Elle est également importante pour analyser les mécanismes de l’emploi
en France ; mais les conclusions que l’on peut tirer de ce parallèle sont des
conclusions a contrario. Le développement du secteur informel, pour les raisons
mêmes qui font qu’il apparaît comme limitant le chômage dans un pays comme
la Colombie, ne peut pas être conçu comme une solution au problème de
l’emploi en France.
Trois types d’arguments vont dans le sens de la réfutation des analogies que
l’on peut opérer entre les deux types de situations. Le premier concerne les
conditions mêmes de possibilité de développement du secteur informel. Un
tel secteur, qui soit à la fois souple dans son fonctionnement et n’ait pas une
productivité fortement inférieure à celle du secteur formel, ne peut se concevoir
comme constitué sur la base du simple rejet depuis le secteur formel. La mise
en évidence des conditions de la mobilité d’un secteur à l’autre est essentielle.
Certaines de ces conditions peuvent apparaître comme « micro-économiques »
(les stratégies des agents) mais elles sont en même temps très liées aux mécanismes
de formation du revenu et au type de protection sociale qui dépassent ce niveau
micro-économique. En particulier la tendance à l’homogénéisation des revenus
(prestations sociales comprises) entre les deux secteurs apparaît comme la
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condition première de ce type de mobilité. Développer le secteur informel
pour pallier les effets du chômage en France n’aurait de sens que si ce type de
conditions de mobilité était rempli, ce qui n’est pas le cas.
Ensuite, l’idée d’un redécoupage de l’espace social en faveur du secteur
informel s’oppose aux conclusions que l’on peut tirer de cet exemple. Tant au
niveau des familles que des firmes ou de l’État, l’interdépendance entre les deux
secteurs apparaît étroite, leur développement conjoint, même si – en termes de
secteurs d’activité – la frontière entre les deux secteurs est mouvante.
Enfin, le développement du secteur informel paraît bien loin d’être le signe
du passage à une société « post-industrielle » ou « post-salariale ». Il est plutôt
le signe d’une mobilisation salariale extrêmement rapide, dont il est lui-même
une cause d’accélération. Dans des pays comme la France, chaque vague de
mobilisation salariale – depuis six ou sept générations – a été suivie d’une phase
de fixation dans l’emploi salarié et le mode de vie urbain (sur la base de la
consommation de marchandises), puis d’une déformation structurelle de la
division sociale du travail qui permettait à une nouvelle vague de mobilisation
de « pousser vers le haut » la précédente.

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Bruno Lautier

C’est en l’absence de ce mécanisme, et, en particulier, en l’absence de la phase


de « fixation » préalable à une mobilité à l’intérieur du salariat, que se constitue le
secteur informel dans les pays sous-développés. L’image de flexibilité, de souplesse
qu’offre ce dernier peut paraître séduisante dans une période où les « rigidités »
de toutes sortes sont de plus en plus mises en avant comme cause du chômage.
Mais, d’un côté, la « flexibilisation » de l’emploi n’est aucunement le gage d’une
amélioration de la situation de l’emploi30 . Et, d’un autre côté, sauf à imaginer une
coercition politique extrêmement violente, base d’une « société à deux vitesses »,
le développement massif du secteur informel en France ne paraît pas pouvoir être
socialement accepté dans les conditions actuelles. Les discours normatifs sur la
nécessité de développer le secteur informel sont donc plus qu’ambigus. Se présentant
comme solution à un problème social majeur, ils sont d’abord des éléments d’un
discours politique dont il faut mettre en lumière les implications.

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30. Comme en témoigne le rôle déjà relevé des emplois précaires dans la mise en chômage, ou encore le fait que parmi les cinq régions
où le chômage a le plus augmenté de 1974 à 1981 en France, on en trouve deux (Poitou-Charentes et Basse-Normandie) qui sont
également parmi les cinq régions où l’emploi a le plus augmenté (INSEE, 1984, pp. 38 et 67).

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