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Bruno LAUTIER (2013) - Secteur Informel Et Emploi
Bruno LAUTIER (2013) - Secteur Informel Et Emploi
DÉVELOPPÉS
Bruno Lautier
L’augmentation présente du chômage ne laisse plus place qu’à des degrés plus
ou moins forts de pessimisme ; selon les paramètres que l’on introduira dans tel
ou tel modèle que l’on fera « tourner », les prévisions concernant le chômage
en 1988 oscilleront entre 2,8 et 3,5 millions de demandeurs d’emploi, jamais
moins. Cette sorte de fatalisme des économistes de l’emploi, qui héritent des
contraintes (de productivité, de compétitivité et de change en particulier), sans
parvenir à imposer l’emploi comme contrainte, pousse à déplacer l’enjeu ; faire
du nombre d’emplois créés ou détruits l’unique enjeu d’une lutte pour l’emploi,
c’est se condamner, dans les circonstances actuelles, à arriver toujours trop tard.
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* Cet texte a été publié une première fois dans : Lautier R., 1984, « Secteur informel et emploi : l’enseignement des pays
sous-développés », Critiques de l’économie politique, nouvelle série n° 28, pp. 77-92.
Le débat sur le secteur informel a très tôt été orienté autour de l’idée
que son développement pourrait être un élément de solution aux problèmes
tant de l’emploi que de la crise du procès de travail et, en même temps,
préfigurer l’emploi de l’après-crise. Ce débat est obscurci par des problèmes
méthodologiques apparemment insurmontables, qui tiennent aussi bien à la
définition du secteur informel qu’à son importance réelle et à sa mesure. Le
problème de définition apparaît dès que l’on fait la liste des vocables que l’on
assimile ou substitue à celui du secteur informel : économie souterraine, occulte,
non officielle, immergée, non apparente, non marchande ; tiers secteur, travail
noir, atypique, fantôme. Quant aux évaluations chiffrées, elles varient parfois
du simple au décuple1 et la répétition d’un chiffre lancé plus ou moins au hasard
est souvent le seul fondement de sa pertinence2 . Mon propos n’est pas d’ajouter
une typologie ou une évaluation de plus à une liste déjà longue. En tentant de
contourner cet obstacle méthodologique, il est de discuter la thèse selon laquelle
le développement du secteur informel, d’un côté, pourrait être une solution
au problème de l’emploi et, de l’autre, est de toute façon rendu inéluctable
par la montée du chômage et le caractère de plus en plus « hétéronome » du
travail. Cette thèse, défendue par des auteurs aussi divers que A. Sauvy, A. Gorz,
A. Mine ou P. Rosanvallon, est affirmée sans être démontrée. Et rien, en raison
des problèmes méthodologiques évoqués plus haut, ne permet de dire si les signes
d’accroissement du secteur informel en France préfigurent « l’après-crise » ou
« l’économie de demain », ou s’ils ne sont au contraire que les manifestations
marginales de la déformation lente d’une structure des emplois qui resterait –
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1. On trouvera un « survey » (excluant l’économie domestique) des définitions et évaluations de l’économie informelle dans
Barthélemy (1982).
2. Pour une critique des évaluations peu rigoureuses, voir Duchêne (1981).
3. Les établissements de 1 à 9 salariés ont créé 450 000 emplois de 1973 à 1980, alors que ceux de plus de 500 en perdaient
400 000. L’industrie a perdu 850 000 emplois de 1974 à 1981, le tertiaire en créant 1 300 000 (INSEE, 1984).
4. Cette idée, dont on peut trouver des racines dans de nombreux ouvrages de Illich (peut-être lui aussi fasciné par l’apparente
« convivialité » du secteur informel mexicain), se retrouve chez de nombreux auteurs. Voir par exemple Minc (1982, p. 179) :
« La masse d’initiatives, d’intelligence, d’innovations qui s’expriment à l’ombre de l’économie souterraine peut sans difficulté
risquer la comparaison avec la créativité dont témoignent les deux sphères économiques officielles, État et marché. Le ressort
capitaliste, qui fait souvent défaut à l’économie classique, s’y est même réfugié à l’état brut ».
5. Selon l’expression de Pierre Rosanvallon (1981, p. 113).
6. « L’émergence d’un mode de consommation plus frugal », comme le dit élégamment Échanges et Projets (1980, p. 244).
7. Du fait, en particulier, de la montée de l’endettement liée à l’accession à la propriété du logement.
l’emploi indépendant ; celui-ci peut en effet générer des emplois dans certains
secteurs : réparation, second œuvre du bâtiment en particulier ; si, effectivement,
l’initiative personnelle, l’adaptabilité, détonnent avec les rigidités de la grande
entreprise, reste à savoir si ce type d’emplois est un substitut aux emplois du
secteur formel, ou s’il est très lié au développement du secteur formel lui-même.
C’est à ce propos que la référence aux pays sous-développés est particulièrement
éclairante.
c) Le caractère de plus en plus « hétéronome »8 du travail. L’idée selon laquelle
le travail dans le secteur informel présenterait des caractéristiques de plus
grande autonomie, voire de convivialité, que le travail dans le secteur formel est
avancée par Gershuny, Gorz, Rosanvallon, Minc. Elle serait à la base du caractère
inéluctable du développement du secteur informel, en particulier en ce qui
concerne l’activité des associations et le travail indépendant (le travail salarié au
noir n’étant, à l’évidence, guère convivial). À l’origine de cette idée, on trouve
deux arguments. D’un côté, et surtout à cause des changements techniques, le
fait que le travailleur est irréversiblement coupé des conditions de maîtrise de
son propre procès de travail, individuellement ou collectivement. Un contrôle
des cadences de travail ou une « recomposition des tâches » ne changeraient
rien à l’affaire : la reconquête de la maîtrise du procès du travail est désormais
impossible. Le développement du secteur informel – sous condition de la baisse
forte de la durée du travail – permettrait d’y trouver une sorte de compensation
à un travail dans le secteur formel qui reste nécessaire (et dans lequel l’objectif à
rechercher est la maximisation de la productivité).
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8. Selon l’expression employée par A. Gorz (1980). J’ai déjà discuté ce type d’analyses dans Lautier (1982, 5e partie) et serai
donc très bref sur ce point.
9. L’évolution de la revue Autrement paraît significative des glissements successifs d’un de ces discours à l’autre.
10. Voir Marx (1867) paragraphes 8 (sur le travail à domicile) et 9 (sur la législation de fabrique), chapitre XV, section 4, livre I.
11. L’auteur poursuit : « Nous n’avons pas ici à décrire le processus de cette réduction, comme si elle pouvait être programmée »,
ce qui est prudent, mais laisse le problème entier.
12. « Ne cessent en effet de se multiplier les initiatives qui visent à assumer des services collectifs sans passer par les règles
et les procédures de la Sécurité sociale : assistance aux vieillards, crèches spontanées, associations d’animation, réseaux
d’entraide... Elles traduisent toutes des besoins dont les individus n’attendent plus de les voir satisfaits à travers l’énorme machine
bureaucratique du welfare. » (Idem, p. 181).
13. Programme régional de l’emploi pour l’Amérique latine et les Caraïbes (dépendant du Bureau international du travail).
14. Dans le cadre limité de cet article, je me bornerai à quelques références, touchant les moins inaccessibles au lecteur français
des documents utilisés.
15. Sur ces deux points, voir López Castaño, Henao et Sierra (1982). Les fluctuations de l’emploi dans le secteur informel sont de
même sens, mais d’amplitude plus forte, que celles de l’emploi dans le secteur formel (Idem, p. 185). Cependant, les données
s’arrêtent à 1980, et il n’est pas exclu que certains emplois « à compte propre » aient vu augmenter leur nombre durant la crise
de 1980-1981 (Henao, Sierra, 1984, p. 99).
16. La protection sociale n’est pas absente des micro-entreprises : pour ce qui concerne celles de moins de 5 actifs, 45 % des
salariés y perçoivent des congés payés, les primes légales et les indemnités de départ (« cesantias ») et sont couverts par la
Sécurité sociale (Ayala, 1982, t. 2, p. 3243).
17. 56,7 % selon une enquête (non encore publiée) de C. Zorro Sanchez et M. Hernandez Sabogal, du SENA, portant sur Bogota.
supérieur à celui du secteur formel, mais tout cela dans un cadre marchand, peu
« convivial »18 .
Il faut alors renverser la problématique, et voir dans le couple : secteur formel-
secteur informel un unique système d’emplois, qui est l’objet de stratégies actives
tant des travailleurs individuels que des familles, mais aussi des firmes du secteur
formel et de l’État. Mais le secteur informel n’est aucunement le moyen de
« réguler » les dysfonctions de l’emploi dans le secteur formel. L’idée d’un
« repartage » de l’espace social est, ici, un non-sens, parce que le développement
des deux secteurs est conjoint, manifeste une imbrication très forte. Celle-ci ne
repose pas tant sur des relations marchandes entre les deux secteurs que sur des
stratégies de mobilité des actifs.
18. Sauf, et ce n’est pas mince, en ce qui concerne l’intensité du travail. Mais celle-ci n’est pas mesurable, et l’on n’a que des
présomptions de ce qu’elle est plus faible dans le secteur informel que dans le secteur formel (nombre et durée des pauses, estimations
lors d’interviews).
19. Cela sur la base d’un mécanisme spécifique, celui de la « cesantia », sorte d’indemnité de chômage forfaitaire donnée au salarié
qui quitte l’entreprise, quel qu’en soit le motif. La « cesantia » correspond à un mois de salaire par année d’ancienneté, mais dépasse
en fait ce montant, à cause du mode de calcul qui permet au salarié de jouer sur les taux anticipés d’inflation. Pour plus de détails,
voir Ocampo et Villar (1982), où les auteurs montrent en particulier (p. 17) comment ce système est à l’origine d’une accélération des
flux de mobilité du secteur formel vers le secteur informel de 1972 à 1980, Les « cesantias » sont aussi une base de l’acquisition de
logements, ce qui explique (López Castaño, Henao, Sierra, 1982, p. 191) qu’il y ait 50 % des salariés du secteur formel propriétaires de
leur logement, contre 30 % de ceux du secteur informel.
moyenne proche de 40 %20 . Ceci éclaire un peu le débat sur la position de classe
des travailleurs du secteur informel21 ; même si on ne peut les assimiler de but
en blanc à la classe ouvrière – ou salariale en général –, il n’en demeure pas
moins que ces travailleurs ne représentent pas, de façon dominante, un vivier
de petits entrepreneurs schumpeteriens parmi lequel la politique économique
pourrait opérer une sélection (par le biais du crédit ou de la formation) afin
de « formaliser » le secteur informel ; les liens entre les deux secteurs sont la
base de la stratégie collective familiale, ce qui se confirme quand on observe les
comportements d’épargne. On peut reconstituer une « stratégie type » qui serait
celle-ci : la famille « envoie » un ou deux de ses membres faire un apprentissage
dans le secteur informel, puis organise leur passage vers le secteur formel.
La constitution d’une épargne à partir de celui-ci, et la rapide « usure » des
travailleurs permettent et imposent un retour vers le secteur informel, comme
indépendant ou petit entrepreneur, ce qui à son tour permettra l’embauche
d’un parent ou ami comme apprenti ou salarié22 .
Cette stratégie type est celle qui « réussit », et n’est pas statistiquement
majoritaire. L’échec se manifeste de deux façons : soit par l’immobilisation dans
le secteur formel23 , soit par une retombée dans le petit commerce de détail, avec
des revenus très faibles.
Ce schéma, exagérément simplifié, montre pourtant la place que tiennent ces
stratégies dans la détermination des formes des relations entre secteur formel et
secteur informel. D’un côté, le type de mobilité constitué permet aux entreprises
du secteur formel de renouveler les flux d’alimentation en main-d’œuvre tout
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20. Sur tous ces points, voir Ayala (1982, chapitre 3).
21. Voir à ce propos le débat entre H. López Castaño (1982) et U. Ayala (1981).
22. Selon Ulpiano Ayala (1982, p. 3237, chapitre 3, t. 2), 68 % des emplois sont trouvés « à la suite d’informations d’origine
exclusivement familiale ou amicale ». Dans les entreprises de 2 à 10 actifs, 29 % de la main-d’œuvre appartiennent à la famille
de l’entrepreneur ; celui-ci emploie dans 55 % des cas au moins un membre de sa famille.
23. Les « chefs de famille » forment 49 % de la main-d’œuvre du secteur formel, contre 54 % dans le secteur informel (López
Castaño, Henao, Sierra, 1982, p. 197) ; la différence semble faible, mais l’âge moyen des premiers est nettement inférieur à
celui des seconds, ce qui limite cette impression de forte immobilisation dans l’emploi formel.
24. Ce qui n’est pas le cas dans la réparation, mais aussi dans certaines activités de production-commercialisation, comme le
poisson (Londoño, Saldarriaga, 1983).
25. Ces taux sont, pour les hommes, de 67,5 % en 1975 et 72,1 % en 1980 ; et, pour les femmes, de 33,7 % et 38,6 %.
26. Ce mécanisme est déduit d’une comparaison entre les grandes villes. Celles – comme Medellín – où ces relations sont très
intenses manifestent une plus grande inélasticité à la baisse des taux d’activité quand l’emploi total décroît.
27. Pour reprendre la métaphore proposée par R. Salais.
28. En France, en 1981 (INSEE, 1984, p. 61), 75,4 % des entrées en chômage avaient pour origine la perte d’emploi ; parmi ces
75,4 %, la moitié étaient dues à des fins de travaux précaires (30,3 % pour les CDD et 7,2 % pour l’intérim).
29. Comme en témoignent les demandes réitérées du patronat colombien pour modifier le système de « cesantias » qu’il ne
maîtrise plus du tout, et qui apparaît très coûteux, en termes directs, mais aussi en termes de « fuite » de travailleurs qualifiés.
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30. Comme en témoigne le rôle déjà relevé des emplois précaires dans la mise en chômage, ou encore le fait que parmi les cinq régions
où le chômage a le plus augmenté de 1974 à 1981 en France, on en trouve deux (Poitou-Charentes et Basse-Normandie) qui sont
également parmi les cinq régions où l’emploi a le plus augmenté (INSEE, 1984, pp. 38 et 67).
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