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Alain RABATEL et Laurence ROSIER (dir.

), « Les défis de
l’écriture inclusive », Le discours et la langue 11 (1), 2019,
187 p.
Compte rendu par Josiane Boutet
Dans Langage et société 2020/3 (N° 171) , pages 220 à 223
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735126644
DOI 10.3917/ls.171.0220
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Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska et Jean-Marc Sarale
Petite grammaire alphabétique du dialogisme
Paris, Classiques Garnier, 2019, 424 p.
Compte rendu de Michèle Monte, université de Toulon

Cet ouvrage de plus de 400 pages se compose d’une précieuse introduc-


tion théorique, puis de 42 entrées d’une dizaine de pages chacune, qui
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vont d’ « actualisation nominale » à « thème/rhème », chacune dotée
d’une petite bibliographie spécifique, la bibliographie principale se trou-
vant à la fin de l’introduction. Le livre se termine par un glossaire, un
index des noms propres et un index des notions.
Pensé pour être facile à consulter, l’ouvrage n’en présente pas moins
un très grand intérêt théorique, bien explicité dans l’introduction. Il
repose en effet sur la conviction, illustrée par le choix non métapho-
rique du terme « grammaire » dans son titre, que le dialogisme n’est
pas simplement un principe explicatif général du fonctionnement des
discours mais qu’il est marqué dans la langue par des éléments qui sont
« spécifiquement consacré[s] à [son] expression » (p. 400) et donc qu’il
est inhérent au signifié de certains morphèmes (et ne saurait être neu-
tralisé, sinon par des éléments contextuels) appelés « marqueurs de dia-
logisme ». L’ouvrage fait également le départ entre ces marqueurs et des
éléments qui peuvent devenir dialogiques dans certains contextes, et qui
sont appelés « signaux de dialogisme ». Ce choix théorique consistant à
s’intéresser au dialogisme en langue amène les auteurs à se centrer sur le
niveau méso-textuel syntaxique des énoncés et sur le niveau micro-tex-
tuel lexico-sémantique des mots. Dans cet ouvrage, ce sont les manifes-
tations lexico-syntaxiques de l’interdiscours telles que la nominalisation,
l’emploi de puisque, le recours au clivage ou la tournure ce N qui qui sont
au centre des analyses.
L’introduction présente tout d’abord une définition des trois formes
de dialogisme : dialogisme interdiscursif, interlocutif – sous ses deux
volets anticipatif et responsif – et intralocutif. Elle énonce aussi les trois
modes de présence d’un énoncé enchâssé (e) dans un énoncé enchâssant

© Langage & Société n° 171 – 2020/3


206 / COMPTES RENDUS

(E) : la citation, la reformulation et le détournement, qui seront détail-


lés aux entrées respectives. La variabilité des formes de reprise de (e)
dans (E) amène les auteurs à préciser que « ce qui se manifeste dans
l’énoncé dialogique (E), ce n’est pas directement l’énoncé (e) avec lequel
il interagit mais sa représentation R » (p. 21). L’énoncé (e) est ainsi « l’élé-
ment inférable à partir des traces laissées dans l’énoncé (E) » (p. 21), qui
peuvent allier la représentation R de l’énonciation [e] au marquage de
l’interaction ou ne présenter qu’une seule de ces manifestations. Le dia-
logisme peut concerner les locuteurs – lorsque c’est la matérialité sonore
ou graphique de l’énoncé (e) qui est visée – mais touche le plus souvent
les énonciateurs, c’est-à-dire les instances qui actualisent l’énoncé dans
ses dimension déictique et modale.
Une première famille d’entrées, dues à Jean-Marc Sarale, concerne
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le lexique et l’actualisation nominale. Les deux entrées « dialogisme de
la nomination » traitent l’une du fonctionnement discursif et l’autre
des marques morphologiques (mots-valises notamment) ou rhétoriques
(antonomase, paronomase) de ce dialogisme. Riches en exemples par-
lants bien contextualisés, elles synthétisent de nombreuses réflexions sur
la circulation des mots et les conflits de catégorisation. Elles sont com-
plétées par une entrée sur la nominalisation très bien structurée. On
peut inclure dans cette famille les entrées « gloses de mots » et « moda-
lisations par discours autre » dues à Jacques Bres. Les entrées consacrées
aux différentes catégories de déterminants font, quant à elles, le point
sur le potentiel dialogique de chacun d’entre eux à partir de leur séman-
tisme propre. Les analyses très fines – je mentionnerai notamment la
description de un certain et tel – sont solidement ancrées dans la défini-
tion du dialogisme comme représentation de (e) dans (E) et, ce faisant,
dépassent les analyses impressionnistes des grammaires descriptives qui
se sont intéressées à ces emplois en les qualifiant souvent de stylistiques.
Une autre famille d’entrées, rédigée par Aleksandra Nowakowska,
traite des énoncés syntaxiquement marqués du point de vue de la répar-
tition thème/rhème : le potentiel dialogique des clivées et pseudo-clivées,
des dislocations, du passif et de l’insistance pronominale y est analysé en
détail. D’autres entrées, dues à la même autrice ou à Jacques Bres, s’in-
téressent au premier chef à l’interaction dialogale (dialogue explicite ou
non dans le cas de dialogisme anticipatif) à travers les énoncés en écho,
les interrogations, et les confirmations. Si l’on y ajoute les deux entrées
sur la négation, on dispose ainsi d’une analyse précise et nuancée (je
pense notamment aux pages sur le clivage non contrastif, sur est-ce que,
COMPTES RENDUS / 207

sur la dislocation gauche d’un superlatif relatif) des manifestations du


dialogisme dans les modalités d’énonciation et d’énoncé.
D’autres entrées, dues à Jacques Bres, s’intéressent aux enjeux énon-
ciatifs de l’emploi de certains connecteurs (causaux, concessifs ou de
renchérissement) parmi les plus fréquents et de structures syntaxiques
telles que les complétives à l’initiale de phrase, les relatives et les si P. Ces
entrées reprennent de façon synthétique des savoirs maintenant stabili-
sés (les repères bibliographiques permettront de remonter aux sources) et
les complètent par des analyses contextualisées qui pourront nourrir des
travaux en sémantique discursive et analyse de discours.
Les entrées sur les tiroirs verbaux du conditionnel, du futur et de
l’imparfait donnent, quant à elles, une vue synthétique du travail mené
par Bres depuis de longues années et dispersé dans de nombreux articles.
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Certaines figures énonciatives – ironie, prolepse, détournement, refor-
mulation – font également l’objet d’une entrée qui conjugue clarté et
rigueur. C’est ainsi que l’entrée « ironie » donne trois critères de défini-
tion – l’implicitation de l’énonciation antérieure, la discordance co(n)
textuelle de l’énoncé, la prise en charge feinte –, puis examine le type
d’éléments linguistiques mis en jeu, la cible visée et le but pragmatique.
L’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité et les auteurs affirment s’être
concentrés sur les marqueurs à la fois les plus fréquents et les plus indis-
cutables. On n’y trouvera pas de description de l’apposition, de l’excla-
mation ou de figures de style comme l’hypallage. Néanmoins, il montre
avec clarté que le dialogisme inscrit dans la langue touche aussi bien
le lexique que les morphèmes grammaticaux, la syntaxe ou ce qui est
traditionnellement analysé comme figure de rhétorique. L’ouvrage, bien
qu’écrit à plusieurs mains, témoigne d’une belle cohérence, signe d’un
vrai travail collectif. Il plaide pour une prise en compte de l’énonciation
à tous les niveaux de l’analyse linguistique. Il se signale aussi par la clarté
de ses formulations et la richesse de ses exemples, tous authentiques et
analysés en profondeur, relevant du discours journalistique, littéraire,
conversationnel, ou médié par ordinateur.
Ayant opté pour une forme dictionnairique peu propice au débat, la
Petite grammaire alphabétique du dialogisme n’entre pas en dialogue avec
d’autres approches, qu’elles soient ou non dialogiques, mais la présenta-
tion très claire de ses partis pris théoriques rend possible la mise en dis-
cussion ainsi que la comparaison, sur tel ou tel point précis, avec d’autres
cadres théoriques (je pense notamment à l’analyse de l’ironie en termes
de posture énonciative par Alain Rabatel ou aux travaux de Laurent
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Gosselin sur le temps et l’aspect). Les auteurs assument l’héritage des


travaux de Oswald Ducrot et Jean-Claude Anscombre sur l’argumenta-
tion dans la langue tout en l’infléchissant notablement grâce à la prise
en compte du contexte interactionnel et/ou historique des énoncés étu-
diés, ce qui est un apport inestimable. On aimerait qu’un tel ouvrage
invite à des recherches comparatives sur les formes que peut prendre
dans diverses langues la grammaticalisation de cette altérité.

Collectif Piment (Célia Potiron, Christiano Soglo, Binetou Sylla,


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Rhoda Tchokokam)
Le dérangeur. Petit lexique en voie de décolonisation
Marseille, Hors d’atteinte, 2020, 144 p.
Compte-rendu de Marie-Anne Paveau, université Paris 13

Il y a en France une longue tradition de dictionnaires polémiques : la


lexicographie profane constitue un genre éditorial reconnu et prolifique,
depuis le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. On ne compte plus
les ouvrages proposant des définitions plaisantes ou critiques de clichés,
mots à la mode, termes politiquement corrects, mots rares ou valorisés.
Ils constituent un véritable métadiscours lexical qui a toute son impor-
tance dans la circulation des discours et des idées. Dans cette tradition,
cet ouvrage se positionne sur le racisme anti-Noir·es. Issu d’émissions
radiophoniques sur la radio FM Rinse, l’ouvrage est construit à par-
tir d’une position lexicographique politique, qui se donne comme une
« sousveillance noire » : « Définir, c’est proposer une vision du monde.
Selon l’endroit où on se situe socialement, politiquement, géographi-
quement, cette vision peut être déformée pour asseoir une domination.
En détournant le regard depuis les marges, nous nous inscrivons dans
une tradition de sousveillance noire, ce type de surveillance « d’en bas »
que la chercheuse canadienne Simone Browne décrit comme un moyen
de lutter contre la surveillance anti-Noirs en s’appropriant et en détour-
nant les outils de contrôle social pour y échapper. » (« Avant-propos »)
Les quatre auteur·es se situent dans une critique de la lexicographie
savante, où « un dictionnaire a le pouvoir de définir des concepts hors
du champ d’expertise des auteurs lexicographes sans que leur objectivité
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ne soit interrogée ». Ils précisent que le titre de l’ouvrage est « embléma-


tique de son contenu, à l’intersection de la pédagogie, du sarcasme, de
l’esprit critique et du lyrisme ». Ielles lui assignent la mission de décon-
struire l’image d’une « expérience noire monolithique en France» et de
permettre aux « Afro-descendants du continent africain et de ses dias-
poras », « d’exister dans [leurs] propres termes et non à travers ceux des
autres » (« Avant-propos »).
Les 40 entrées du dictionnaire concernent toutes la question noire
sous différents aspects et dans une perspective critique par rapport à
la persistance du système colonial (comme l’indique le sous-titre). On
peut y repérer quatre catégories : notions, réalités sociohistoriques, noms
propres de lieux et de personnes, termes conniventiels. Les mots sont
définis selon différents genres de discours, sérieux, ironiques ou ludiques.
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Parmi les notions figure par exemple allié, traitée de manière ironique
à travers la figure fictive d’Aurore, « végane et antispéciste », qui arbore
« fièrement son pin’s #TouchePasAMonPoteDiakité » et qui choisit la
date d’« une journée de mobilisation internationale contre la guerre au
Congo pour organiser une nouvelle manifestation contre les violences
faites aux lapins ». Cette pseudodéfinition ludique a des objectifs poli-
tiques. L’entrée colère est au contraire longue et détaillée, avec des appuis
sur l’actualité (les émeutes de 2005), la presse militante (l’hebdomadaire
lundimatin), les SHS (Audre Lorde, Patricia Hill Collins) et des réfé-
rences militantes reconnues (Angela Davis, Aimé Césaire, Frantz Fanon).
Il en est de même pour les entrées Diversité, Enfant ou Victimisation.
L’entrée Race en revanche fait l’objet d’un traitement humoristique : la
définition est constituée de plusieurs centaines d’occurrences du mot en
capitale sur trois pages, entrecoupées des phrases suivantes : « Enlever
race de la constitution ne supprimera pas le racisme », « Interdire les
statistiques ethniques ne le fera jamais non plus », « Les races biologiques
n’existent pas, les races sociales existent », « Accepter leur existence ne
fait pas de nous des racialistes ». L’entrée anti-Blanc est définie de même
par un long « Hahahahahahahahahahaha » assorti d’une note expliquant
que le racisme est un système fondé sur une asymétrie entre dominant·e
et dominé·e. La définition est alors de l’ordre du jeu de mots, appuyé sur
une culture commune. Dans l’ensemble des définitions de notions, c’est
donc le point de vue subjectif du militantisme antiraciste noir qui est
adopté, le point de vue analytique savant étant mis de côté.
Certaines entrées concernent les realia liés à la question noire.
L’entrée Békés définit les Blanc·hes de Martinique comme une caste
210 / COMPTES RENDUS

raciste qui conserve l’ensemble des biens hérités de l’esclavage et


concentre les pouvoirs. L’article Bumidom (Bureau pour le développe-
ment des migrations dans les départements d’Outre-mer) montre com-
ment l’administration française a fonctionné de manière coloniale en
gérant les migrations des Antillais vers la France de 1963 à 1981. On
trouve aussi une entrée Chlordécone, qui décrit la contamination durable
du sol des Antilles par ce pesticide nocif pour l’humain. Du côté cultu-
rel, l’article Zouk décrit la stigmatisation de cette musique en France, où
elle est encore considérée comme simpliste et exotique.
Trois patronymes apparaissent (Aya Nakamura, Bilal et Rosa Parks) et
trois toponymes (Fort-de-France–Douala–Paris, Montreuil et Vertières).
Contrairement aux définitions traditionnelles des noms propres, consi-
dérés comme des désignateurs rigides pourvus de simples référents, celles
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du Dérangeur leur attribuent de riches signifiés, adoptant une approche
sémantique du nom propre. L’entrée Aya Nakamura, par exemple,
nom de la chanteuse française de R&B, est l’occasion de décrire la
place des femmes noires dans la musique populaire française depuis les
années 1980, notamment leur difficulté à être reconnues par l’establi-
shment musical et la critique. L’entrée Rosa Parks est de type métalexi-
cographique, portant sur l’usage de ce nom dans l’espace médiatique
et public en France, alors que les figures noires françaises peinent à s’y
faire reconnaître. Les toponymes sont utilisés dans le dictionnaire de
la même manière polémique et politique : Montreuil y figure à cause
de son importante population malienne, l’article montrant comment
le malien est devenu un des stéréotypes racistes français ; l’entrée Fort-
de-France–Douala–Paris comporte trois versions du même texte, en
créole, camfranglais et français standard, destinées à montrer dans un
esprit très sociolinguistique que ce dernier n’est finalement qu’une
variété dominante.
La dernière catégorie, les termes conniventiels, est sans doute la plus
intéressante sur le plan linguistique. Le Dérangeur présente en effet des
mots et expressions qui circulent dans les milieux afrodescendants et
qui émergent parfois dans le militantisme antiraciste, mais qui restent
inconnus du grand public, ou peu acceptables à cause de leur charge
idéologique. L’ouvrage propose donc des savoirs lexicographiques nou-
veaux via des définitions inédites. C’est ainsi le cas de Babtou-compatible,
qui caractérise ironiquement une femme noire dont les canons de beauté
seraient validés par les Blancs bien que elle soit noire. On lira aussi la
définition de black love, terme issu de la communauté noire étatsunienne
COMPTES RENDUS / 211

passé récemment « dans le vocabulaire des millennials noirs français


et connectés, conscients des enjeux de justice sociale », ou de nègre de
maison, terme également issu des États-Unis, proposé à l’origine par
Malcolm X (House negro) pour désigner une personne noire si proche
du maître blanc qu’elle apparaît comme traître à sa communauté. Aussi
de l’anglais étasunien, précisément de Toni Morrison, Regard blanc
(White gaze) est défini comme regard « porté par ceux qui se considèrent
comme blancs sur ceux qui ne le sont pas. C’est le regard de l’Occiden-
tal sur le reste du monde, du dominant sur le dominé, du dit “civilisé”
sur le dit “sauvage”[…] ». Exemple un peu différent, l’entrée ONPPRD
est un néologisme des auteur·es : l’On-ne-peut-plus-rien-dire est défini
comme « une espèce originaire de France métropolitaine, habitant en
zone urbaine et fréquentant les milieux culturels les plus prestigieux »,
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revendiquant la « liberté d’importuner » et se plaignant de la « tyrannie
des minorités ».
Loin d’être anecdotique, Le Dérangeur constitue une contribu-
tion importante aux débats sur la race et le racisme qui commencent
à agiter les intellectuel·les et les universitaires en France : les discours et
recherches qui intègrent la race et son vocabulaire déclenchent en effet
des réactions vives entre panique et indignation, qui montrent que les
mots du militantisme antiraciste décolonial contiennent une véritable
charge insurrectionnelle.

Carmen Alén Garabato et Henri Boyer


Le marché et la langue occitane au xxie siècle :
microactes glottopolitiques contre substitution
Limoges, Lambert-Lucas, 2020, 140 p.
Compte rendu de James Costa, université Sorbonne Nouvelle –
UMR LaCiTO

Le marché et la langue occitane au xxie siècle est un livre qui a de nom-


breux mérites, dont le moindre n’est pas d’avoir su faire dialoguer la
sociolinguistique occitano-catalane avec la sociolinguistique critique
intéressée par les questions d’économie politique, et particulièrement
de marchandisation des langues. L’ouvrage se propose d’étudier
212 / COMPTES RENDUS

les « micro-actes glottopolitiques », cette partie de la politique linguistique


qui est selon les auteurs « le fait d’acteurs agissant sur le terrain de leur
activité sociale (professionnelle singulièrement) sans forcément s’intégrer
à un réseau » (p. 17). Parmi ces micro-actes, les auteurs s’intéressent
plus particulièrement aux « pratiques de nomination identitaire » (p. 17)
comme manière de s’inscrire dans (et de lutter contre) un ensemble
d’actes relevant d’idéologies diglossiques. Ici, les pratiques interrogées,
ce sont les usages de l’occitan dans le commerce et l’entreprise dans la
région Occitanie : quel sens revêtent-ils pour les personnes qui font le
choix de l’occitan ? Est-ce l’indice d’une folklorisation avancée, ou est-ce
qu’il se joue autre chose ? Pour répondre à ces interrogations, qui sont
développées tout au long du livre, cette étude s’appuie sur une enquête
(ECO OC) de plusieurs mois, menée à partir de 2017 dans diverses
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parties de la région Occitanie.
Les premiers chapitres posent un certain nombre de préalables théo-
riques et historiques sur les questions de patrimonialisation, d’identité
et de politique linguistique, et sur l’état de délitement avancé de l’occi-
tan dans le sud de ce qui est aujourd’hui la France. Le second chapitre
pointe ainsi à la fois une érosion des pratiques et un maintien d’opinions
favorables concernant l’occitan – des positions confirmées par la récente
enquête sociolinguistique menée dans la région Occitanie et parue au
moment où les auteurs finissaient la rédaction du livre (p. 105). Il appa-
raît clairement que, sauf peut-être dans quelques cas isolés, la pratique
de l’occitan comme langue d’une communauté linguistique appartient
désormais au passé. Le chapitre 3 aborde la question de l’occitan dans le
commerce, notamment à travers les différentes initiatives militantes qui
ont cherché à promouvoir ce type d’usage depuis les années 2000 dans
le cadre de stratégies de « glocalisation » (p. 40). L’usage de l’occitan
constitue dans ce cas, pour Boyer et Garabato, un identitème, notion
qui en quelque sorte sert de fil conducteur à l’ensemble de l’ouvrage.
Un identitème, pour les auteurs, est un signe qui renvoie de manière
stable à une catégorie identitaire. En ce sens, l’usage de l’occitan permet
certes d’indexer de l’authentique, mais aussi par contrecoup de créer un
rapport de confiance (p. 36).
Le chapitre 4 présente l’enquête ECO OC (l’occitan face au mar-
ché), qui « s’était fixé comme objectif de faire un état des lieux concer-
nant la présence de la langue et de la culture occitanes dans le monde
du commerce (noms des entreprises, noms des produits, publicité…) »
(p. 49). Ce projet part d’un constat selon lequel « on peut observer
COMPTES RENDUS / 213

depuis quelques années une timide mais bien réelle reconquête d’usages
de la langue d’oc dans le monde de l’économie et du commerce », et de
citer pour preuve notamment le monde du vin, de la bière, ou encore
des entreprises de pâtes artisanales. Ce constat est également appuyé par
une comparaison avec des enquêtes menées par Henri Boyer en 1982 et
Alen Garabato en 2007 dans la région de Béziers. Ce chapitre permet de
constater une augmentation notable de l’utilisation de termes en occitan
ou indexant l’occitanité (basés sur oc-, occit-, etc.). Mais surtout, face à
la saturation de l’usage de dérivés de « oc- » on constate que pour la pre-
mière fois depuis les années 1970, sur la période post-2011, les noms en
occitan prennent nettement le pas sur les noms basés sur « oc- ». Avec un
bémol cependant, ces mots occitans se révèlent assez pauvres dans leur
étendue, avec de nombreux dérivés de mots basiques comme ostal (mai-
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son), aquí (ici) ou solelh (soleil). Pourtant, les auteurs estiment qu’il se
passe quelque chose en termes de choix, comme semble l’indiquer l’utili-
sation de plus en plus fréquente de choix graphiques normés. Ainsi, l’ar-
ticle défini masculin lo, qui fonctionne lui-même comme un identitème,
est-il de plus en plus utilisé sous sa forme normée (par opposition à la
graphie lou, calquée sur les choix graphiques du français). Les entretiens
présentés à la fin du chapitre permettent de constater une forte impré-
gnation linguistique occitane à l’origine de ces choix, une présence de
l’occitan qui persiste ou se renforce du fait de l’activité militante.
Le chapitre 5 analyse plus précisément quelques-uns des entretiens
menés lors de l’enquête, pour proposer l’hypothèse selon laquelle l’uti-
lisation de l’occitan dans l’économie ne constitue pas une marchandi-
sation ou une folklorisation de la langue, mais « une autre modalité de
sortie (de suspension ?) du “conflit” » (p. 94) diglossique. Il s’agit à mon
sens de l’hypothèse la plus forte ou audacieuse du livre : elle constitue
une évolution radicale par rapport au modèle traditionnel de la sociolin-
guistique occitano-catalane. Les usages patrimoniaux constituent selon
cette hypothèse une manière de « contrecarrer (délibérément ou pas)
l’idéologie diglossique dont [le conflit linguistique] se nourrit, toujours en
vigueur » (p. 96) et de renverser la haine de soi (auto-òdi) encore très pré-
sente en Occitanie, par la manifestation d’un attachement à des usages,
à des origines, et à une histoire faite d’interdictions et de répression.
Une forme de Volèm viure al país du xxie siècle en quelque sorte, nourrie
de pensée écologique et porteuse d’un rapport renouvelé avec le lieu
qui ne prenne pas une forme organique comme dans les discours natio-
nalistes classiques ? Ainsi, cette « patrimonialisation dynamique […]
214 / COMPTES RENDUS

confère à la langue dominée un sursaut de considération et de fonction-


nalité sociales bien réel sur la voie d’une certaine normalisation, même
si la normalisation au sens plein du terme reste largement de l’ordre de
l’utopie » (p. 104).
Cette hypothèse forte fait de cet ouvrage un incontournable pour
quiconque s’intéresse aux questions de minorisation et de résistance lin-
guistique, en suggérant que la normalisation linguistique peut prendre
des voies inattendues. Cette proposition est également un signe que le
militantisme linguistique peut aboutir à des résultats loin des objectifs
d’origine des mouvements de revitalisation linguistique, confirmant
ainsi qu’il est impossible de prédire quelles seront les conséquences de
ces types de mouvements sociaux. Ce livre confirme ainsi que, du fait de
sa longue durée (plus de 160 ans) et du nombre d’études qui lui ont été
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consacrées, le cas occitan reste unique dans l’étude des mouvements de
revitalisation de langues minorisées.

Roselyne Koren
Rhétorique et éthique. Du jugement de valeur
Paris, Classiques Garnier, 2019, 324 p.
Compte rendu de Marie-Anne Paveau, université Paris 13

Roselyne Koren publie ici une importante synthèse de ses travaux sur
l’éthique du discours, menés depuis la sortie de son premier ouvrage, Les
enjeux éthiques de l’écriture de presse en 19961. Après plus d’une trentaine
d’articles et de collectifs publiés sur cette question depuis vingt-cinq ans,
elle élabore dans cet ouvrage de plus de 300 pages une proposition pour
repenser la rhétorique, l’argumentation et la définition du savoir à l’aune
de la question éthique.
La thèse centrale de Roselyne Koren, si l’on se risque à la formu-
ler de manière lapidaire, est la validation d’un discours évaluatif fondé
sur les valeurs défendues subjectivement par un·e locuteur·rice, appuyé
sur un questionnement éthique et déployé au sein d’une argumenta-
tion rhétorique. L’auteure défend en effet un engagement éthique

1. R. Koren, Les enjeux éthique de l’écriture de presse et la mise en mots du terrorisme, Paris,
L’Harmattan, 1996.
COMPTES RENDUS / 215

des énonciateur·rice·s, en particulier les chercheur·es, qui passe par la


validation de leurs positions, au nom d’une rationalité informée par
des valeurs.
L’ouvrage se compose de deux parties : la première, « Prises de posi-
tion épistémiques », est consacrée à la définition d’une approche éthique
de la rhétorique, et la seconde, « Deux études de cas emblématiques »,
est dévolue à des analyses de discours médiatiques concernant la respon-
sabilité énonciative et l’application de la règle de justice.
Dans la première partie, Koren défend l’idée d’une rhétorique qui
ne serait pas une entreprise de rationalisation au moyen de techniques
argumentatives par un sujet neutre visant à l’objectivité, mais un « tra-
vail de rationalisation de l’opinion soumise à autrui et donc comme
une demande de légitimation de la prise de position du proposant par
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son ou ses auditoires ou opposants » (p. 38). S’appuyant sur les travaux
de Chaïm Perelman, elle considère que le sujet de l’éthique, qu’il soit
locuteur·rice ou allocutaire, est un sujet individuel, une personne, doté
d’une liberté de pensée et d’actes, qui évolue certes dans son environ-
nement historique et social, mais dont l’équipement philosophique et
éthique est essentiellement constitué de valeurs choisies et assumées en
tant qu’individu. L’échange argumentatif est donc principalement mar-
qué par l’intersubjectivité. Les valeurs sont définies comme des « sources
d’énergie permettant à un individu autonome et responsable de se mesu-
rer à des questionnements existentiels et de tenter de les résoudre » et
comme des « forces qui configurent les modèles idéaux dont nous aspi-
rons à nous rapprocher » (p. 47-48). Koren souhaite donc réhabiliter le
jugement de valeur en ce sens, et défendre à partir de là la légitimation
de l’engagement éthique. Dans la section « Apologie et réhabilitation du
jugement de valeur », elle s’appuie entre autres sur le continuum entre
fait et valeur défendu par Hilary Putnam2, et sur les positions des phi-
losophes Pascal Engel et Claudine Tiercelin3 pour intégrer la notion de
vérité à sa définition du jugement de valeur, et, partant, de la rationalité
éthique. Elle aboutit à une définition des valeurs liée à l’activité critique :
« Le fondement des valeurs et des choix qu’elles entraînent sera conçu
ici comme un fondement par la délibération critique interactive » qui

2. H. Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris/Tel-Aviv, Éditions


de L’éclat, [2002] 2004, trad. M. Caveribère et J.-P. Cometti,.
3. P. Engel & C. Tiercelin, « Non les valeurs de la démocratie ne sont pas vides ! »,
Le Monde, 21/11/2015.
216 / COMPTES RENDUS

s’effectue « dans les procédures de négociation de la distance et d’éven-


tuels accords entre diverses opinions » (p. 124).
Dans la seconde partie consacrée à des cas pratiques, Koren déve-
loppe d’abord la notion de responsabilité énonciative à partir de celle de
subjectivité du langage posée dès les années 1950 par Émile Benveniste.
Se livrant à une « critique éthique de la conception du sujet de l’AD »
(p. 154), elle plaide en effet pour une intégration du sujet vu comme un
individu responsable et autonome dans l’analyse du discours, à rebours
des travaux fondateurs de la discipline, qui posent au contraire un sujet
profondément déterminé par les idéologies. Elle s’appuie pour cela
notamment sur les travaux de Sophie Moirand et Alain Rabatel, et tra-
vaille à justifier, à partir d’articles des quotidiens Libération et Le Monde
à propos du terrorisme, l’hypothèse que « la responsabilité discursive
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et argumentative est une strate intrinsèque de tout acte de langage »
(p. 204). Elle consacre la fin de son ouvrage à la notion de règle de justice
établie par Perelman dans le cadre de la Nouvelle rhétorique, et propose
de la revisiter, de manière à faire droit à une « quête éthique du juste et
de l’équitable » (p. 275). Pour la chercheuse en effet « la suspension de
l’acte de juger n’est pas une garantie d’équité ni de neutralité absolue,
mais un choix aussi réfutable que les autres ; il peut être nécessaire d’éva-
luer et de trancher lorsqu’agir est une nécessité vitale » (p. 277).
L’ouvrage de Koren propose une vision et une pratique de l’analyse
du discours appuyée sur une conception du sujet individuel, conscient
et responsable, qui la détache de ses fondations, en particulier poli-
tiques. L’analyse du discours était née, dans le contexte français des
années 1960, de la volonté de modifier la définition du sujet volontaire
et intentionnel de la psychologie et de la philosophie dans leurs cou-
rants dominants ; elle a construit un dispositif d’analyse linguistique
dans lequel le sujet n’est pas à la source du sens, à partir des données de
la philosophie marxiste et de la psychanalyse, dispositif qui accorde une
place prépondérante à la dimension collective et politique du discours.
Les propositions de Roselyne Koren constituent-elles une nouvelle étape
dans la définition du sujet parlant, ou font-elles revenir les fantômes
d’un sujet prémarxiste qui saurait ce qu’il dit et pourrait contrôler son
discours grâce au questionnement de sa subjectivité ? On laissera les lec-
teur·rice.s en juger.
COMPTES RENDUS / 217

Simona Pekarek Doehler, Johannes Wagner


et Esther González-Martínez (dir.)
Longitudinal Studies on the Organization of Social Interaction
Londres, Palgrave Macmillan, 2018, 364 p.
Compte rendu par Lucien Tisserand, université Sorbonne Nouvelle

L’analyse conversationnelle est régulièrement taxée, de même que l’eth-


nométhodologie dont elle s’inspire, de pratique de recherche « localiste »
et « particulariste » (Ogien 2010). Cet a priori n’est certainement pas
sans rapport avec deux tendances des études en analyse conversationnelle
d’inspiration ethnométhodologique (ci-après EMCA) sur lesquelles le trio
éditorial porte un regard critique en introduction de l’ouvrage. D’abord,
à quelques exceptions près qui sont rapportées avec justesse, les études en
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EMCA ont majoritairement rendu compte des pratiques telles qu’elles
sont maîtrisées par des membres considérés comme déjà compétents et
telles qu’elles sont relativement bien institutionnalisées ou stabilisées
dans le groupe social. Des phénomènes ordinaires et omniprésents ont
ainsi été sous-étudiés : le changement de pratiques, le développement
d’une compétence, l’apprentissage. Ensuite, la « mentalité analytique »
développée par l’EMCA rendrait surtout compte d’activités accomplies
à l’intérieur des frontières d’une seule interaction. Or, de nombreuses
activités sont réalisées à travers plusieurs rencontres.
Aussi l’ouvrage entend-il amorcer une inversion de ces deux ten-
dances, en rassemblant des études dans plusieurs pays et plusieurs lan-
gues, ayant pour point de départ la constitution d’un corpus ordonné
chronologiquement en vue de répondre à ces enjeux théoriques et à des
défis méthodologiques jusqu’ici négligés. Certains phénomènes sont
décrits sur plusieurs années (Søren W. Eskildsen et Johannes Wagner),
plusieurs mois (Evelyne Berger et Simona Pekarek Doehler), plusieurs
semaines (Spencer Hazel) ou plusieurs jours (Wayne A. Beach et al.).
Parmi les défis à relever, l’établissement d’une comparabilité des pra-
tiques, des ressources et des cadres participatifs lorsque l’on cherche à
retracer une transformation de ceux-ci. La variabilité dans le temps pour-
rait aussi ne pas être distinguée de la variabilité des situations, appelant
une quantification des analyses séquentielles réalisées. Il y a également
la question du biais du point de vue étique de l’analyste pouvant rendre
compte de phénomènes à partir de données dont ne disposent pas les
interactants qui, de leur point de vue émique, devraient reconnaître
218 / COMPTES RENDUS

le changement d’une pratique ou l’accroissement de la compétence inte-


ractionnelle d’un ou une de leurs membres.
Deux distinctions dans les questions de recherche segmentent
l’ouvrage. D’un côté, une distinction entre une même activité répétée
dans le temps (chapitres 2 à 7, 9 et 11) et une activité qui traverse plu-
sieurs rencontres (chapitres 8 à 11), ces approches n’étant bien entendu
pas exclusives. Par ailleurs, une distinction entre d’une part la documen-
tation d’un accroissement des compétences individuelles d’un ou une
participante adulte ou enfant (chapitres 2 à 7), en milieu familial (par-
tie II) ou scolaire (partie III), et d’autre part la documentation des trans-
formations et l’historicisation des pratiques d’un groupe en contexte de
travail (partie IV) ou non (partie V).
Le chapitre 2 d’Anna Filipi se focalise sur l’usage de yes par une
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enfant de 10 à 24 mois dans des séquences d’interpellation (summons)
et de questions fermées. En cherchant des instances de ces séquences
plutôt que des instances de yes, l’auteure prend en compte la dimension
multimodale dans la réalisation des tours ainsi que le rôle des parents
qui marquent l’accomplissement séquentiel attendu. Ainsi, dans les
interpellations, l’apprentissage ne s’arrête pas au yes mais à la maîtrise
par l’enfant du fait qu’il s’agit d’une pré-séquence qui en projette une
autre adjacente.
Le chapitre 3 de Berger et Pekarek Doehler analyse la progression
quantitative et qualitative des récits produits par une fille au pair de
français langue seconde dans la famille l’accueillant. Au fur et à mesure,
l’étude montre comment la pratique du récit se fera à son initiative. Peu
à peu, la maîtrise des techniques propres à ce genre discursif (suspens,
positionnement...) permet de complexifier celui-ci et de lui faire accom-
plir de nouvelles fonctions dans l’interaction.
Les chapitres 4 (John Hellerman) et 5 (Eskildsen et Wagner) mobi-
lisent tous deux des corpus de cours d’anglais pour adultes allophones.
Hellerman montre comment une apprenante doit apprendre les formes
que prennent les interactions scolaires afin de pouvoir apprendre la
langue. Eskildsen et Wagner se focalisent sur des schémas multimodaux
de pointages associés aux réalisations des verbes say, tell et ask. Ils pro-
posent une analyse où les schémas de pointage se simplifient à mesure
que la réalisation verbale montre une maîtrise de plus en plus complexe
de la syntaxe et l’indexicalité de ces verbes, ce qui permet de réaliser des
actions autres que des réparations.
COMPTES RENDUS / 219

Le chapitre 6 de Timothy Koschmann et al. montre comment, en l’es-


pace d’un an, la réalisation à plusieurs d’un même problème de mathé-
matiques demande une coordination et une reconnaissance des diffé-
rentes propositions de méthodes et d’unités pratiques pour interpréter le
problème et le résoudre.
Le chapitre 7 de Hanh thi Nguyen se focalise sur les changements
dans le design du tour initial pour trois activités langagières représen-
tatives en pharmacie. Grâce à la construction rigoureuse d’un corpus
d’analyses séquentielles mêlant les entraînements par simulation et la
pratique en stage professionnel, l’auteure montre que des troubles inte-
ractionnels sur le terrain peuvent constituer un événement déclencheur
jouant un rôle dans la réalisation de conduites normées et attendues qui
avaient été abandonnées après avoir été maîtrisées pendant la formation.
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Le chapitre 8 de Liisa Voutilainen et al. explore le caractère longitu-
dinal inhérent à l’activité de psychothérapie, notamment dans sa dimen-
sion émique. Dans cet exemple d’étude mêlant continuité et répétitivité
d’une activité, les résultats montrent la centralité d’une séquence propre
à ce contexte (la réinterprétation) afin d’aboutir à la reconnaissance d’une
solution à un problème dans la thérapie.
Le chapitre 9 de Hazel montre comment d’une répétition à l’autre
et pour un même passage du script, une troupe de théâtre analyse des
problèmes interactionnels qui ont émergé entre les acteurs et actrices.
Afin de produire de l’ordinaire le plus naturel possible, les participants
rendent manifeste la compréhension des normes sociales qui régissent
les interactions.
Le chapitre 10 de Lorenza Mondada traite des réunions municipales
« participatives » visant à dresser le cahier des charges et la conception
d’un projet urbain. Ici encore, continuité et répétitivité dans le temps
sont mises en relation afin de montrer comment, notamment grâce à un
format de tour particulier, les citoyens exercent un contrôle de l’histori-
cisation cohérente des réunions publiques qui se succèdent.
Le chapitre 11 de Beach et al. étudie un corpus d’appels télépho-
niques qui retrace l’accompagnement par une famille du cancer de l’un
de ses membres. Les analyses montrent comment différentes versions
d’un récit rendent compte de différents rôles des membres de la famille
et les buts pratiques que remplit ainsi chaque design récipiendaire.
Outre les sociolinguistes intéressés par les transformations indi-
viduelles et collectives des pratiques sociales et l’accueil d’un nouveau
membre dans un groupe social, cet ouvrage (notamment sa première
220 / COMPTES RENDUS

moitié) intéressera probablement les acquisitionnistes, l’analyse séquen-


tielle sur des corpus longitudinaux montrant comment l’enfant développe
« une connaissance des pratiques sociales qui n’était alors pas accessible
aux autres paradigmes de recherche » (Filipi, p. 62). En constatant que
le défi de la comparabilité séquentielle des pratiques en transformation
est régulièrement résolu par le recours à une conception culturellement
située de l’action, les études longitudinales conduiront probablement à
se poser de nouveau la question de la place de l’ethnographie en analyse
conversationnelle (Moerman 1988), l’ethnométhodologie s’étant fon-
dée sur le fait que « produire de l’invariance » est un problème pratique
pour les membres avant d’être un problème pour l’analyste.

Références citées
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Moerman M. (1988), Talking Culture: Ethnography and Conversation Ana-
lysis, Philadelphie, University of Pennsylvania Press.
Ogien A. (2010), « Unité et variété de l’ethnométhodologie ». Cahiers d’eth-
nométhodologie 4, p. 7-19.

Alain Rabatel et Laurence Rosier (dir.)


« Les défis de l’écriture inclusive »
Le discours et la langue 11 (1), 2019, 187 p.
Compte rendu par Josiane Boutet, université Paris Sorbonne

Après l’irruption brutale de l’écriture inclusive dans les champs


médiatiques et politiques français en septembre 20174, les coordonna-
teurs de ce numéro se proposent de « mettre en avant des travaux à la
fois comparatifs, grammaticaux et néologiques, afin de cerner de façon

4. C’est en partie l’éditeur scolaire Hatier qui a déchaîné les passions, dont celle de
l’Académie française, en appliquant l’écriture inclusive dans son nouveau manuel de
CE2, Questionner le monde, et en produisant des titres de chapitres comme : « Les
agriculteurs.rices ; Les artisan.e.s au fil du temps », dont la lisibilité pouvait de façon
légitime interroger pour des scolaires de 8 ans. Ayant été moi-même auteure de
manuels scolaires chez cet éditeur, j’avais demandé aux auteures de ce manuel décrié les
raisons de leur choix : c’était principalement parce que, rédigeant un livre d’éducation
civique elles souhaitaient mettre ainsi en avant la dimension citoyenne de l’inclusivité.
COMPTES RENDUS / 221

sereine mais complexe tout ce qui se joue sous l’étiquette réductrice


d’“écriture inclusive” » (p. 10). Pour ce faire, outre l’introduction de
Laurence Rosier et de Alain Rabatel, le numéro se compose de 8 articles
(je ne rendrai pas compte ici de quatre d’entre eux : Bernard Cerquiglini,
Dan van Raemdonck, Patrick Charaudeau et Laure Gardelle).
Dans « Quelle écriture pour quelle justice ? “Écriture inclusive” et
politique linguistique », Jean-Marie Klinkenberg situe l’écriture inclusive
dans une problématique politique plus large, celle de la lutte contre les
exclusions. Il rappelle qu’en 2017, c’est essentiellement sur la technique
du point médian que les débats se sont focalisés, alors que l’inclusivité
renvoie à d’autres phénomènes, comme la féminisation lexicale que le
Québec implantera dès 1973 ou que la Belgique francophone imposera
en 1993. Citant les travaux de Marie-Louise Moreau et Anne Dister5,
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il souligne combien les pratiques ont évolué depuis des décennies, en
dépit des réticences ou critiques violentes, et que « l’épisode de 2017
n’est donc qu’une des étapes dans cette longue marche qu’est l’équité par
le langage ». Il plaide pour une politique linguistique qui prendrait place
dans une politique sociale et non pas culturelle. Car le combat pour
l’égalité langagière n’est qu’un paragraphe dans « le long livre des luttes
pour la justice ». Rosier dans « “Touche pas à ma langue” : réformes,
polémiques, et violence verbale sur fond d’enjeux idéologiques », replace
les violences verbales qui ont surgi à l’automne 2017 en France dans
une histoire des débats autour des réformes visant la langue, que ce soit
l’orthographe, la féminisation des noms de métier, l’introduction de la
notion de prédicat dans la grammaire scolaire, l’écriture inclusive. Elle
rappelle la violence et la haine lors des débats sur la féminisation des
noms de métier dans les années 1980 en France, dont la virulence des
attaques de deux intellectuels, Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss.
L’article de My Alpheratz « Français inclusif : du discours à la
langue ? », est particulièrement central puisqu’il analyse les différents
procédés morphologiques et syntaxiques innovants à l’œuvre dans les
pratiques des scripteurs, comme : « ellui » pour renvoyer au féminin
« elle » et au masculin « lui » ; « les copaines » ; un accord de majorité
dans « Trois femmes et un homme sont les grandes gagnantes de cette
édition » ; un néologisme à base grecque « Liberté, Égalité, Adelphité ».
Il montre qu’il s’agit d’un ensemble de variations au sein du français écrit

5. Entre autres, Féminiser ? Vraiment pas sorcier ! La féminisation des noms de métiers,
fonctions, grades et titres, Louvain-la-Neuve, De Boeck/Duculot, 2009.
222 / COMPTES RENDUS

que le grammairien peut décrire et conceptualiser6. Ces variations sont


en train de créer un genre neutre au sein du français. Ces phénomènes
sont pour l’instant en discours, et l’auteur se demande si un processus de
grammatisation s’opérera progressivement, les faisant alors passer dans
la langue : « L’observation des statuts successifs du français inclusif,
d’inexistant à notion pensable, puis de notion pensable à notion incar-
née en discours, et finalement conceptualisée et décrite par des spécia-
listes, fait désormais de cette notion linguistique une variété du français
dont nous ne pouvons préjuger le succès ou l’éviction, mais qui illustre
désormais une étape de l’histoire de notre langue. » (p. 71)
Dans « La rédaction non sexiste en Suisse : pluralité des discours et
des pratiques », Daniel Elmiger, Eva Schaeffer-Lacroix et Verena Tunger
nous apportent un éclairage passionnant sur l’inclusivité, en décentrant
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la perspective vers un pays, la Suisse, où d’une part la question de la
représentation des femmes dans le langage administratif est débattue
et entérinée dans des dispositions légales depuis les années 1980, et
où d’autre part ces pratiques s’inscrivent dans un contexte plurilingue.
L’auteur et les auteures rendent compte d’un vaste projet visant à décrire
les pratiques et leur évolution à partir de l’analyse d’un corpus de textes
de l’administration fédérale (de 1849 à 2014, soit 240 millions de mots
pour le français) et conjointement à partir d’entretiens à propos du lan-
gage non sexiste auprès de professionnels et professionnelles de la rédac-
tion et de la traduction.
Comme le montrent l’ensemble des auteurs et auteures de ce dossier,
l’écriture inclusive renvoie plus largement aux relations entre les langues,
le genre, les sociétés et le politique. C’est une problématique à laquelle
la revue Langage & Société s’est intéressée dès ses origines puisque c’est
en 1977 que se crée en son sein le groupe de travail « Femmes et lan-
gage », conduit par la regrettée Dolores Jaulin. Puis des publications sui-
vront : l’article fondamental d’Anne-Marie Houdebine7, « La différence
sexuelle et la langue » (1979, n° 7) ; l’article de Claire Michard8 et celui
de Houdebine en 2003 (n° 106) ; celui d’Anne Dister et de Marie-Louise

6. Voir sa Grammaire du français inclusif, Chateauroux, Vents Solars, 2018.


7. Houdebine dirigea en 1984 la commission ministérielle sur la féminisation des noms
de métiers ; une initiative de la ministre du Droit des femmes Yvette Roudy et que
présida Benoîte Groult, dans le premier gouvernement de François Mitterrand.
8. Michard et Caroline Ribery avaient de façon très précoce et innovante posé la ques-
tion du sexisme dans la langue : Michard C. et Ribery C. (1982), Sexisme et sciences
humaines. Pratique linguistique du rapport de sexage, Villeneuve-d’Ascq, Presses
Universitaires du Septentrion (réédition en 2008).
COMPTES RENDUS / 223

Moreau en 2006 sur la féminisation des noms de métier dans les débats
politiques en Belgique (n° 115) ; celui d’Edwige Khaznadar en 2007
(n° 119) ; celui de Pierre Fiala et Gabrielle Varro en 2007 qui relèvent
les différentes innovations linguistiques de ce qui se nommera plus tard
« écriture inclusive » et font de très intéressantes propositions (n° 121-
122). Enfin, deux dossiers dirigés par Luca Greco furent consacrés à ces
questions en 2014 et 2015 (n° 148, n° 152). En plusieurs décennies, de
très nombreux travaux ont été produits avec une évolution de la façon
de poser les questions – la plus notable étant de passer du sexe au genre
–, et avec la stabilisation d’une formulation, « écriture inclusive », pour
parler de la mixité linguistique, de l’égalité, de la parité, du sexisme lin-
guistique, de l’écriture non sexiste, etc., depuis longtemps étudiés9.
Ce dossier souligne avec pertinence que l’inclusivité a une histoire,
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qu’elle se conçoit et se réalise de façon différente dans les pays franco-
phones, que les pratiques sont elles aussi diverses et qu’elles évoluent.
Aussi la récente livraison de la revue Le discours et la langue est-elle la
bienvenue, nous invitant à considérer l’écriture inclusive dans une pers-
pective large, « épistémologique, théorique, didactique et pratique ».

Wim Remysen et Sandrine Tailleur


L’individu et sa langue. Hommage à France Martineau
Québec, Les presses de l’université Laval, 2020, 302 p.
Compte rendu par Laurence Arrighi, université de Moncton

Le développement et le rayonnement de la recherche en linguistique sur


la francophonie canadienne doit énormément à la professeure France
Martineau à laquelle cet ouvrage rend hommage. Martineau est l’autrice
de nombre d’études aux thématiques variées : histoire de la langue, mobi-
lités au sein de la Franco-Amérique, contact des groupes linguistiques,
etc. Elle a aussi soutenu des activités de publication, contribué à la ren-
contre de chercheurs et chercheuses d’horizons différents et enclenché

9. Parmi les travaux récents, on peut noter la thèse de Julie Abbou, L’antisexisme linguis-
tique dans les brochures libertaires : pratiques d’écriture et métadiscours, thèse de doctorat,
université Aix-Marseille, 2011.
224 / COMPTES RENDUS

le renouveau des recherches sur cette francophonie canadienne qui lui


tient tant à cœur.
Martineau, par-delà ses qualités de chercheuse, est aussi et avant tout
une personne qui a du cœur. Ce cœur puissant mais discret se décèle
dans la façon dont elle aborde ses sujets d’étude. C’est par le dénomi-
nateur commun de l’attention portée aux personnes, à l’individu, que
Wim Remysen et Sandrine Tailleur ont choisi de fédérer un ensemble
de textes qui ainsi, outre l’intérêt de chacun, forme un tout, toujours
appréciable quand on est face à une publication collective. Ce faisant,
l’ouvrage se structure autour de quelques thématiques chères à la cher-
cheuse : l’usage, l’écrit, l’oral et les parcours individuels, à partir de la
thématique englobante de l’individu.
Si l’intérêt pour l’individu a désormais sa place en linguistique, il
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faut avoir en tête que l’attention pour « le locuteur » ou « la locutrice »
comme personne est assez récente. Bien longtemps, ces dernier·es furent
restreint·e à un fournisseur·se de données destinées à valider une théorie
ou à être un reflet de son rang au sein de sa communauté. Martineau
fut de ces chercheur·es qui les premier·es ont mis en évidence le poids de
la personnalité, de l’agentivité, des relations interindividuelles face à la
question de la variation et du changement linguistiques.
Ce sont précisément deux réflexions sur le rôle de l’individu dans
l’évolution de la langue qui occupent la première partie de l’ouvrage.
Hélène Blondeau, à partir des nombreux travaux consacrés au français
parlé à Montréal, illustre comment des recherches longitudinales sur
la variation intra-individuelle (le suivi de cohortes) participent à une
meilleure compréhension des mécanismes du changement linguistique.
Gilles Siouffi pour sa part envisage « quelques inflexions historiques »
qu’a connu la notion d’usage dans le domaine francophone influant sur
la vision qu’on se fait de la langue et le travail que l’on fait sur elle. Les
écrits des remarqueurs dès l’époque moderne montrent le fléchissement
de la notion d’usage à celle de bon usage, devenu en Europe le « fonde-
ment à des processus de standardisation [et] à la constitution de « tra-
ditions nationales » (p. 50). Ainsi, alors que la notion de bon usage s’est
imposée essentiellement dans le but de contrecarrer ce que l’usage avait
de trop changeant, Siouffi propose de réfléchir à la place qu’il convient
d’accorder à l’usager dans les méthodes de la linguistique synchronique
et diachronique.
Ratifiant l’appel de Siouffi, c’est l’usager·e comme scripteur·rice, dans
sa pratique individuelle – des « voix de papier », comme les a joliment
COMPTES RENDUS / 225

appelées Martineau – qui fournit le matériau des études de la deuxième


partie. À un corpus d’éloges funèbres d’Ursulines de Québec et de la
Nouvelle-Orléans rédigés entre 1685 et 1727, Sylvie Dubois teste une
hypothèse émise par Martineau concernant le rôle de l’élite dans la trans-
mission des normes linguistiques de France vers la Nouvelle-France.
À travers les destins de femmes que Dubois s’applique à reconstruire,
on note un accès privilégié aux réseaux culturels français permettant la
familiarisation, l’adoption et la diffusion des nouveaux usages prescrip-
tifs développés en France, considérée comme la référence absolue. Face
à des pratiques scripturales qui s’appliquent à suivre la norme, il existe
aussi des usages écrits fort idiosyncratiques. C’est par le « poste d’ob-
servation » que constituent les lettres échangées dans le cercle familial
par des scripteur·rices peu lettré·es, qu’Agnès Steuckardt, Sybille Grosse,
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Beatrice Dal Bo, Lena Sowada regardent « [c]omment l’individu fait
[…] de ce commun social […], une production discursive à nulle autre
pareille » (p. 103). Ce sont les formules de clôture utilisées par des sol-
dats de la Grande Guerre, formules ritualisées s’il en est, qui sont ici
au centre de l’étude. Les autrices retracent les origines de ces formules,
en décrivent les modalités puis exposent comment on s’y prend, quand
on est malhabile avec les conventions écrites, pour rompre un rapport
intime instauré par un cœur de lettre où fût mis de l’avant vécu, person-
nalité et affects. La contribution suivante met l’emphase sur une suite de
lettres adressée à un journal louisianais dédié à la défense de la langue
française à la fin du xixe siècle. Des travaux antérieurs d’Émilie Urbain
sur les discours sur la langue produits dans la presse francophone loui-
sianaise l’avaient conduite à mettre au jour des discours où la littératie
et l’érudition jouent un rôle central dans l’édification de l’autorité dis-
cursive et la légitimation des revendications sociales et politiques d’un
groupe. A contrario, dans le corpus étudié, celle qui signe Margoton met
l’illettrisme au centre de la construction discursive de son éthos et de
celle de la communauté cadienne à laquelle elle s’identifie. Les valeurs
qui sous-tendent cette tactique témoignent des relations complexes et
hiérarchisées des différents groupes constituant la Louisiane francophone
de l’après-guerre de Sécession. L’analyse montre tout l’intérêt des corpus
archivistiques comme source d’une sociolinguistique critique et histo-
rique permettant d’étudier, dans le passé, la complexité des relations
entre pratiques langagières, hiérarchisation sociale, raciale et pouvoir.
La langue orale constitue le thème des articles de la troisième par-
tie de l’ouvrage. À partir de données géolinguistiques recueillies par
226 / COMPTES RENDUS

des enquêtes participatives menées en ligne, Mathieu Avanzi et André


Thibault étudient la distribution géographique de la prononciation
d’une série de schibboleths, ces signes de reconnaissance vocaux que
constituent dans le français laurentien certaines paires de voyelles dans
certaines positions. L’observation du comportement de [ɔ] / [o] par
exemple permet de poser l’existence d’aires dialectales dans l’Est du
Canada. Resserrant la lunette, Raymond Mougeon, Françoise Mougeon
et Katherine Rehner s’intéressent à la variation sociolinguistique au sein
d’une même famille. Conscients du caractère essentialiste des catégo-
ries sociodémographiques prédéterminées de la recherche variationniste,
les trois sociolinguistes adoptent une approche mixte où des données
qualitatives sur l’identité individuelle sont aussi prises en compte. Cela
permet de mettre en regard les pratiques individuelles avec les parcours
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singuliers de 8 personnes des 3 familles étudiées. C’est toujours avec un
regard qui reconnaît l’individualité des pratiques que Françoise Gadet et
Anaïs Moreno Kerdreux étudient les effets de la proximité entre interlo-
cuteurs sur l’utilisation de marqueurs discursifs. À l’instar de la contri-
bution précédente, les chercheuses rompent avec un grand précepte de
la recherche sociolinguistique post-labovienne attachée à contrer le para-
doxe de l’observateur. L’un des corpus saisis par les chercheuses permet
d’illustrer tout l’apport heuristique de données dont le recueil a misé sur
la proximité enquêteur-enquêté.
La dernière partie propose enfin deux portraits, un exercice désor-
mais prisé des sociolinguistes. Robert Papen offre non seulement un très
beau portrait d’un Métis de l’Ouest canadien, « hors de l’ordinaire »,
Antoine Fracasonne/Ferguson, mais aussi une réflexion touchante sur
le travail de terrain du sociolinguiste. La rencontre Papen-Ferguson, qui
dura trois heures à la fin du doctorat du premier, a influé sur une vie de
chercheur et nourri un attachement profond à la communauté métisse.
Enfin, Carmen LeBlanc étudie un homme et son parler dans différents
contextes de prise de parole. Son étude montre comment Paul, d’origine
acadienne, construit son identité de conteur à l’humour aiguisé à l’aide
de ce que la chercheuse appelle des traits paralinguistiques (vouvoie-
ment, autocorrection, emploi de synonymes). Une telle étude du style
linguistique requiert chez l’analyste une attention accrue aux éléments
non verbaux.
Chacun à sa façon, les textes rassemblés ici participent à l’ouverture
des recherches vers des avenues moins balisées de la sociolinguistique.
Pour suivre un tel chemin, France Martineau a su montrer l’exemple.

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