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LS 164 0165sociolinguistique
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© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 19/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.173.60.187)
Josiane Boutet
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Professeur émérite université Paris-Sorbonne,
directrice de la revue Langage & Société
boutet@msh-paris.fr
1. La pensée divergente
Comment se construisent les connaissances en sciences humaines et
sociales ? Quelles parts occupent la créativité, l’imagination dans l’élabo-
ration de ces savoirs ? Dans son article en débat de 20181, James Costa
se situe clairement dans ce qu’on nomme en épistémologie « la pensée
divergente », celle qui fait des pas de côté, qui conduit à voir les choses
sous un autre angle que celui fréquemment adopté dans une discipline,
qui oblige à se décentrer, qui construit des analogies surprenantes ou des
comparaisons inédites. Personnellement, j’ai toujours encouragé et sou-
tenu cette forme de pensée divergente, contre les pensées de la reproduc-
tion et du modèle. Cependant, jusqu’où peut-on aller dans la divergence
scientifique ? Comment faire face à la dispersion intellectuelle qui peut
en résulter, voire à l’éclatement du champ ?
Costa se propose de repenser l’épistémologie de la sociolinguistique
à l’aune de ce qui lui semble le changement contemporain le plus radi-
cal, à savoir le changement climatique. Il lui semble en particulier que
ce dernier nécessite de revisiter ce que la pensée européenne a séparé
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le langage en société, et le langage tout autant que le social ». (p. 178)
Que, en tant que citoyen, militant politique ou associatif, on sou-
haite repenser le social en 2018, y intégrer des dimensions exclues est
une position éminemment défendable et la pensée occidentale aurait
sans doute ainsi à puiser aux pensées dites autrefois primitives, dans
lesquelles humains, animaux ou arbres sont intégrés dans un vaste sys-
tème de communication. J’ajouterai cependant que de telles préoccu-
pations sont présentes de longue date dans la pensée de l’écologie poli-
tique : qu’on réécoute René Dumont durant la campagne présidentielle
de 1974 et son fameux slogan « changer de société et non changer la
société »2. Que cette critique implique la sociolinguistique, me parait en
revanche difficile à comprendre du fait même de l’objet de cette disci-
pline, les langues, le langage et la communication en sociétés.
de travail, par les groupes de pairs, etc. Elle traverse toutes les métho-
dologies et théories sociologiques. Mais est-elle la question centrale en
sociolinguistique ? L’ensemble des travaux internationaux ne plaide pas
pour une réponse positive à cette question.
Quant à la critique selon laquelle la sociolinguistique est « huma-
no-centrée », elle est surprenante et paradoxale : la sociolinguistique ne
peut que l’être, précisément parce qu’elle traite d’une spécificité des êtres
humains, leurs langues, que ne partagent aucun non-humain : car s’il y a
de la communication et du langage chez tous les êtres vivants, animaux,
végétaux, il n’y a de langues doublement articulées que chez les humains3.
D’un point de vue de sociolinguiste ou de linguiste tout court,
prendre en compte l’ensemble de ces entités soulève deux questions. La
première concerne la relation entre la communication en général et la
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spécificité de la communication humaine. On sait depuis longtemps
que les animaux communiquent entre eux et y compris entre espèces
distinctes. Il est exact que les travaux sur la communication impliquant
le monde végétal sont plus récents (par exemple, Wohlleben 2017 ;
Kohn 20174). Les moyens de la communication chez les animaux sont
très variés : les abeilles communiquent entre elles au moyen de mouve-
ments ou danses orientés par rapport au soleil ; beaucoup d’animaux,
d’insectes et de plantes communiquent par l’olfaction ; les oiseaux, les
mammifères marins, les chimpanzés communiquent par des sons. Les
humains eux-mêmes ne communiquent pas que par des langues mais
aussi par des systèmes gestuels, qui peuvent être ritualisés comme les
gestes codés chez les Maras (gangs d’Amérique centrale), ou encore
par des signaux comme la fumée chez les Indiens d’Amérique latine,
etc. Mais seuls les humains combinent tous ces moyens entre eux et
ont agencé les productions sonores en des langues doublement articu-
lées. Les moyens de la communication dans le domaine du vivant sont
3. Les travaux de l’éthologue rennais Alban Lemasson sur les singes Mones de Campbell
ont permis de montrer les caractéristiques précises des vocalisations dans cette espèce :
par exemple, 6 cris principaux d’alarme qui sont combinés en des séries plus ou moins
longues. L’éthologue en conclu à un véritable langage chez ces singes, mais pas pour
autant à des langues. Voir Lemasson A., Jubin R., Bec P. et Hausberger M., (2017),
“Factors of influence and social correlates of parturition in captive Campbell’s mon-
keys: case study and breeding data”, American Journal of Primatology 79(5). En ligne :
<https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/ajp.22632>.
4. On pourra lire une passionnante analyse critique de ce livre par Pierre Macherey,
en particulier sur cette question d’un au-delà de l’humain en anthropolo-
gie (beyond the Human). En ligne : <http://philolarge.hypotheses.org/1821>,
consulté le 8 décembre 2017.
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donc très variés, par les mouvements dans l’espace, par l’olfaction, à dis-
tance par des codes, par des sons (aussi bien chez les animaux que chez
les humains). Mais les langues parlées, rendues possibles par un réamé-
nagement fonctionnel de l’appareil articulatoire et par la combinatoire
infinie des sons entre eux, sont proprement humaines.
De ce fait, d’un point de vue de linguiste, que veut dire réunir
« toutes ces entités pour repenser le social et la société du xxie siècle » ? En
quoi vouloir diluer la spécificité de la communication humaine au sein
de toutes les formes de communication non humaines permettrait-elle
de concevoir autrement le social et les sociétés ? Et s’il s’agit seulement
de réhabiliter les formes non humaines de communication, il me semble
que la discipline de l’éthologie le fait plutôt bien depuis des décennies :
les travaux de Karl von Frisch sur les danses des abeilles datent des
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années 1940.
La seconde question, qui découle de la première, concerne le lien
entre les langues et les entités. Des décennies de travaux d’ethnologues,
ethnolinguistes ou anthropologues nous ont appris que la catégorisation,
la distinction et les frontières entre humain et non humain sont émi-
nemment variables selon les sociétés. Au plan strictement linguistique,
la façon dont les humains, par leurs différentes langues, ont construit
des distinctions entre ces dites entités du monde – animaux, humains,
objets, objets rituels et sacrés, notions, etc. – aboutit à des résultats fort
distincts. Au plan grammatical et sémantique, les catégories d’animé et
de non animé sont loin d’être universelles et unifiées selon les sociétés,
les cultures et les langues. Là où le français ne répartit les entités qu’en
deux classes (masculin et féminin) sans prendre en compte le critère
« animé/non animé », d’autres langues, dites à classes, peuvent tout à
fait regrouper en une même classe morphologique des humains et des
non humains comme « le feu, la violence, l’eau et les femmes ». Là où les
langues romanes distinguent deux genres grammaticaux, plus ou moins
liés à la division sexuelle quand ils réfèrent à de l’humain, l’anglais ajoute
un neutre ; tandis qu’en hongrois il n’y a pas d’expression du genre gram-
matical. Dans les langues à ergatif comme le basque, l’objet d’un verbe
transitif et le sujet d’un verbe intransitif recevront la même marque mor-
phologie, là où le français peut effacer un agent humain du processus et
dire « l’immeuble se construit » ou « la pierre roule », etc. Autrement
dit, les humains ont donné des réponses différentes à la catégorisation
des entités du monde, en les réunissant en classes, en les séparant, en les
distribuant différemment.
SUR L’ÉTENDUE DE LA SOCIOLINGUISTIQUE / 169
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Je mentionnerai qu’en cette même année 1974, le sociolinguiste
Lluis Aracil, qui deviendra l’un des fondateurs de l’École catalane de
sociolinguistique, était intervenu sur ces mêmes questions d’épistémolo-
gie de la discipline au VIIIe Congrès mondial de sociologie à Toronto5,
dont le thème était « Science and revolution in contemporary socie-
ties ». Lui aussi se posait la question de l’avenir et de l’étendue de la
sociolinguistique et partageait avec Hymes le projet ambitieux que la
sociolinguistique devienne une science majeure en sciences humaines
et sociales du fait, disait-il, que son objet est « l’utilisation du langage et
des langues » : « On peut prévoir sans risques que si les sociolinguistes
de notre temps font bien leur travail, leurs réalisations domineront et
révolutionneront tout le champ des sciences sociales. Les ramifications
de la sociolinguistique dans des domaines contigus sont si nombreuses
et intriquées que nous ne pouvons avoir qu’un aperçu des répercussions
à long terme de nos modestes travaux. » (1977 : 14)
Qu’en est-il quarante ans plus tard de ces ambitions épistémolo-
giques de Hymes et de Aracil ? La sociolinguistique a-t-elle irrigué, voire
révolutionné les sciences sociales ? La réponse est clairement négative :
la sociolinguistique n’est pas devenue une discipline phare en sciences
humaines et sociales ni se s’est éteinte après avoir imposé partout une
conception sociologique du langage. Si elle n’a pas répondu aux prévi-
sions de ses pères fondateurs, elle est cependant devenue une discipline
à part entière ayant brillamment réussi à s’autonomiser face aux cou-
rants structuraliste et générativiste qui dominaient totalement le champ
5. Cette communication de 1974 fut traduite en 1977 par Pierre Achard dans le second
numéro de Langage & Société, revue tout juste créée.
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des sciences du langage dans les années 1970. En 2018, nous ne sommes
plus dans la phase pionnière de construction d’un champ nouveau où
il fallait imposer de nouvelles façons de faire de la linguistique, où un
champ était à construire, une façon de travailler à inventer, des notions
à élaborer. En France, la sociolinguistique a désormais droit de cité à
l’Université, dans les formations, et plusieurs générations de sociolin-
guistes ont été formées. La sociolinguistique s’est implantée institution-
nellement en France comme dans le monde entier : cursus universitaires,
thèses, collections d’ouvrages, book reviews, associations dont le Réseau
francophone de sociolinguistique, colloques, laboratoires de recherche,
contrats de recherche le plus souvent désormais internationaux,
revues, dont Language in Society, International Journal of the Sociology
of Language, Journal of Sociolinguistics, Sociolinguistica ; en France, Les
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Carnets de sociolinguistique, Glottopol, Langage & Société. Au plan insti-
tutionnel, l’implantation universitaire de la sociolinguistique lui confère
un pouvoir certain, même si bien entendu des chantiers restent ouverts
(par exemple, la prise en compte d’une perspective sociolinguistique et
de la variation dans l’enseignement primaire et secondaire, la place de
la sociolinguistique dans les concours de recrutement, etc.).
Au plan scientifique, les sociolinguistes ont beaucoup écrit, ont pro-
duit des connaissances sur des terrains ou des objets parfois inédits : on
peut penser dans le domaine du plurilinguisme aux notions de glot-
tophagie de Louis-Jean Calvet (1974) reprise et modifiée par Philippe
Blanchet avec la glottophobie (2016), au code switching, aux contextua-
tional cues de John J. Gumperz (1982) ; on peut évoquer la notion de
pratiques langagières désormais banalisée et présente dans l’ensemble des
sciences humaines et sociales. Les sociolinguistes ont contribué à leur
façon à faire avancer le débat d’idées, tant dans les sciences du langage
(entre autres, sur la question de « la » langue, des contacts, du multilin-
guisme) que dans leurs domaines d’intervention sociale comme l’école,
l’immigration, le travail, les villes.
Deux phénomènes me semblent de nature à freiner ou à faire obs-
tacle au pouvoir potentiel de la sociolinguistique, du moins en France :
c’est d’une part un combat inégal avec les sciences positivistes et d’autre
part un réel danger de dispersion intellectuelle.
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gement linguistique ; les politiques urbaines et la gestion des multilin-
guismes ; les communications au travail et l’intervention dans les lieux
de travail ; les politiques éducatives ; la linguistique légale ; les langues
et le langage dans l’économie globalisée ; les langues et le langage dans
l’économie de la connaissance ; les langues et le langage dans les nou-
veaux trajets migratoires ; les langues et le langage dans les nouveaux
territoires urbains, etc.
Face à l’implémentation technologique, la sociolinguistique est
selon moi en capacité de faire de l’implémentation sociale, c’est-à-dire
de contribuer à la transformation sociale du point de vue précis, volon-
tairement et consciemment partiel qui est le nôtre : celui du langage et
des langues en sociétés. Nous l’avons fait depuis quarante ans ; nous ne
l’avons sans doute qu’insuffisamment montré et valorisé. En ouvrant
de nouveaux chantiers de recherche en prises avec les questions réelles
du monde réel, nous affirmons et développons systématiquement
notre puissance d’agir, notre pouvoir d’action sur le réel des sociétés et
de leurs transformations actuelles.
La dispersion intellectuelle
Depuis quarante ans, la transformation du monde universitaire français
a conduit à une augmentation démographique des enseignants-cher-
cheurs qui, de façon toute objective, modifie nécessairement le champ
de départ qui fut le nôtre. Il s’ensuit quasiment automatiquement, une
très grande diversification des problématiques, des méthodologies, des
objets de recherche, des modes d’intervention. Si l’impact et la diffusion
de la sociolinguistique, comme je l’ai montré au plan institutionnel, se
sont accrus du seul fait de l’augmentation quantitative des chercheurs
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constat similaire au colloque du RFS à Corte en 2013, celui d’un épar-
pillement intellectuel de la sociolinguistique, émiettement auquel fait
aussi référence Costa dans son article de 2018. Pour Wieviorka, face à
l’éparpillement en SHS, il faudrait « restructurer le champ, aider à ce que
se construise les grands axes qui vont organiser le débat »8.
Comment se recentrer, dégager ces « grands axes », trouver les moyens
de construire un champ plus cohérent, plus unifié ? Ma position est
qu’on peut et qu’on devrait unifier le champ de la sociolinguistique sans
pour autant l’uniformiser ; qu’on doit maintenir les idiosyncrasies néces-
saires à la libre circulation de la pensée tout en créant les conditions d’un
débat entre les différentes options théoriques qui existent aujourd’hui.
Une piste de travail parmi d’autres serait d’établir de façon collective
un état proprement intellectuel des travaux des sociolinguistes, français
comme internationaux :
– Quelles sont les connaissances produites par la sociolinguistique,
sur les langues en contexte, les usages, les situations plurilingues que
nous pouvons considérer aujourd’hui comme fondamentales et parta-
gées – même si elles continuent d’être discutées, à l’instar de la notion de
diglossie de Robert Lafont à Charles A. Ferguson ?
– Quels sont les apports spécifiques des sociolinguistes à la connais-
sance des langues et du langage, apports que d’autres disciplines et que
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nous avons accumulé comme connaissances et ce que sont nos acquis
propres. De là pourrions-nous collectivement tirer un poids et une puis-
sance sociale certains.
Références bibliographiques
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ils communiquent, Paris, Les Arènes.